18
Trois mythes sur une dualité artistique : association et dissociation Les androgynes Mais après tout, qu’est-ce donc qu’un sujet ? Inutile de perdre du temps, la question est tranchée, car la science y a répondu depuis longtemps. La science : la vraie science, l’essence de la science, ce qui fonde la science. Or si la science relève de ce que les grecs nommaient le Logos, ce qui fonde le Logos est le Muthos. Revenons donc au vrai discours scientifique, celui qui fonde la science et qui est donc de l’ordre du MuthosQue nous dit le grand récit scientifique ? Ecoutons la science : on a beau être dieu, on n’en est pas moins narcissique. Ainsi les dieux (de l’Olympe) ont-ils créé un animal spécial, destiné à leur rendre hommage (c’est l’hommage qui fait l’homme, et le propre de l’homme c’est l’hommage j Lauxerois) Mais qu’on ne s’y trompe pas. Ces individus destinés à rendre hommage étaient les androgynes, les premiers êtres de l’humanité (ceux qui rendent hommage), par opposition à l’animalité. Dia deux : une figure des androgynes Ceux-ci avaient une « forme ronde, avec un dos et des flancs arrondis, quatre mains, autant de jambes, deux visages tout à fait pareils sur un cou rond 1 », et une vigueur extraordinaire, car pour qu’ils rendissent un bel hommage aux dieux, ceux-ci les avaient nantis d’une « vigueur extraordinaire » Avec une telle vigueur, les androgynes ne tardèrent pas à défier les dieux, au lieu de leur rendre hommage. Ceux-ci tinrent conseil, car détruire les androgynes revenait du même coup à « anéantir les hommages et le culte que les hommes 1 PLATON, Le Banquet, trad. E. Chambry, Paris, Fammarion, 1992, p. 54.

gillesboudinet.i.g.f.unblog.frgillesboudinet.i.g.f.unblog.fr/.../01/texte-seance-4.docx · Web viewC’est bien une valeur souvent prêtée aux arts : le beau, relie les hommes dans

  • Upload
    dothuan

  • View
    215

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: gillesboudinet.i.g.f.unblog.frgillesboudinet.i.g.f.unblog.fr/.../01/texte-seance-4.docx · Web viewC’est bien une valeur souvent prêtée aux arts : le beau, relie les hommes dans

Trois mythes sur une dualité artistique : association et dissociation

Les androgynesMais après tout, qu’est-ce donc qu’un sujet ?Inutile de perdre du temps, la question est tranchée, car la science y a répondu depuis longtemps. La science : la vraie science, l’essence de la science, ce qui fonde la science. Or si la science relève de ce que les grecs nommaient le Logos, ce qui fonde le Logos est le Muthos.

Revenons donc au vrai discours scientifique, celui qui fonde la science et qui est donc de l’ordre du Muthos…

Que nous dit le grand récit scientifique ?

Ecoutons la science : on a beau être dieu, on n’en est pas moins narcissique. Ainsi les dieux (de l’Olympe) ont-ils créé un animal spécial, destiné à leur rendre hommage (c’est l’hommage qui fait l’homme, et le propre de l’homme c’est l’hommage j Lauxerois)

Mais qu’on ne s’y trompe pas. Ces individus destinés à rendre hommage étaient les androgynes, les premiers êtres de l’humanité (ceux qui rendent hommage), par opposition à l’animalité.

Dia deux : une figure des androgynes

Ceux-ci avaient une « forme ronde, avec un dos et des flancs arrondis, quatre mains, autant de jambes, deux visages tout à fait pareils sur un cou rond 1 », et une vigueur extraordinaire, car pour qu’ils rendissent un bel hommage aux dieux, ceux-ci les avaient nantis d’une « vigueur extraordinaire »

Avec une telle vigueur, les androgynes ne tardèrent pas à défier les dieux, au lieu de leur rendre hommage. Ceux-ci tinrent conseil, car détruire les androgynes revenait du même coup à « anéantir les hommages et le culte que les hommes rendent aux dieux 2 ». La solution proposée par Jupiter (Zeus 3), afin de maintenir cette possibilité d’hommage, fut d’affaiblir les androgynes en les coupant en deux.

Mais « quand le corps eut été ainsi divisé, chacun, regrettant sa moitié, allait à elle ; et, s’embrassant et s’élançant les uns les autres avec le désir de se fondre ensemble, les hommes mourraient de faim et d’inaction, parce qu’ils ne voulaient rien faire les uns sans les autres 4 ». C’est ainsi que, dans ce lien fusionnel qui compensait la première séparation, la race de ceux destinés à rendre hommage s’éteignait. Il fallait maintenir un principe de différenciation entre les moitiés d’androgyne, les empêcher de s’abandonner à une fusion mortifère. Zeus trouve la solution en inventant la sexualité et ses différences constitutives : « il transpose les organes de la génération sur le devant [...] et par là fit que les hommes engendrèrent les uns dans les autres, c’est-à-dire le mâle dans la femelle 5 ».

La fabrication de ceux qui rendent hommage, autrement dit des hommes, s’écrirait dès la parole platonicienne d’Aristophane, dans le drame d’une séparation, selon le coup de glaive 1 PLATON, Le Banquet, trad. E. Chambry, Paris, Fammarion, 1992, p. 54.2 Ibid. 3 Notons que le texte du Banquet se réfère alors à la désignation romaine de Zeus. 4 Ibid., p. 55.5 Ibid.

Page 2: gillesboudinet.i.g.f.unblog.frgillesboudinet.i.g.f.unblog.fr/.../01/texte-seance-4.docx · Web viewC’est bien une valeur souvent prêtée aux arts : le beau, relie les hommes dans

de Jupiter, faisant que nous sommes à tout jamais dissociés, en manque d’une unité première…

On aura reconnu là, par exemple, toute la thèse que reprendra la psychanalyse sur la fusion initiale à la mère : une fusion qui, à suivre notamment la psychanalyse, sera l’objet d’un deuil nécessaire afin que l’être « passe au dehors ». La question de la formation du sujet devient déjà située dans ce passage, dans cette dissociation au regard de la fusion initiale.

Le sort des petits humains pourrait sembler aussi tragique que celui des androgynes d’Aristophane : sommés à être coupés, séparés de leur fusion initiale ─ dont la toute-puissance porte atteinte au dieu paternel et à l’hommage que celui-ci attend ─, contraints en leur dissociation de se relier à d’autre(s) moitié(s), d’essayer de trouver une identité, mais tout en conservant leur incomplétude, leur faiblesse, déjà pour permettre au monde de ceux qui rendent hommage de se pérenniser, de se reproduire et de continuer ainsi à rendre hommage... Le drame constitutif des humains s’inscrirait ainsi dans la violence fondatrice du coup d’épée jupitérien.

Dès lors, la quête des demi-androgynes peut se comprendre sur le mode d’un effort de réparation de la séparation, d’une lutte pour compenser le deuil d’une fusion originelle et d’une unité perdue que les Dieux ont empêchées.

Mais si la situation est grave, elle n’est pas désespérée : on a inventé un « machin » (au sens de C. Lévi-Strauss) auquel on va s’assujettir, et qui va cautériser la violence de la dissociation jupitérienne.

S’assujettir : c’est devenir sujet.

Mais quel est ce « machin » ? Or le mythe se prête à désigner l’instance de cette réparation : une instance à laquelle le demi-androgyne va s’assujettir, en devenant ainsi un sujet de la culture.

Aristophane déclare en effet que chacun « de nous est donc comme une tessère d’hospitalité, puisque nous avons été coupés comme des soles et que d’un nous sommes devenus deux 6 ». La tessère d’hospitalité désigne un osselet partagé en deux parties dont l’une était gardée par une famille et l’autre remise à son hôte lors de son départ. Ceci permettait ensuite aux personnes concernées ou à leurs descendants de se reconnaître en emboîtant les parties de la tessère, en renouant ainsi les liens d’hospitalité. Ce fonctionnement, ici basé sur la dette du lien d’hospitalité, toujours indissociable d’un hommage au lien premier et aux générations passées qui l’ont établi, retrouve celui du sumbolon. Ce dernier désigne un tesson de poterie fracturée permettant à son porteur, membre d’une société secrète, de reconnaître ses pairs en l’emboîtant avec les tessons tenus par ces derniers. Que ce soit la tessère d’hospitalité ou le sumbolon, l’instance à laquelle s’assujettit le demi-androgyne, condamné à être irrémédiablement séparé de son autre moitié, coupé en deux « comme une sole », se donne déjà à être saisie dans l’univers codifié du symbole : du coup d’épée au codage de la tessère, de l’unité naturelle de l’androgyne à l’humanisation culturelle par sé-paration et ré-paration du sumbolon. Le symbole devient le lieu où se transpose et se cautérise, notamment dans les ré-emboîtements qu’il permet, la violence de la dissociation jupitérienne et les passions lui étant liées.

6 PLATON, op. cit., p. 56.

Page 3: gillesboudinet.i.g.f.unblog.frgillesboudinet.i.g.f.unblog.fr/.../01/texte-seance-4.docx · Web viewC’est bien une valeur souvent prêtée aux arts : le beau, relie les hommes dans

Mais qu’entendre par symbole ? Rien d’autre que les langages (pas les langues), ce que le philosophe E Cassirer nommait les « formes symboliques » qui fondent la culture et vers lesquels l’éducation propose de conduire l’in-fans qui ne parle pas encore.

Mais comment les langages, dont ceux des arts, réparent-ils la violence de la dissociation ?

Pourtant, il n’y pas qu’un seul fonctionnement du symbole, ou plutôt qu’un seul type de rapport entre les formes symboliques, dont les arts, et le sujet. De même que le symbolon suppose une séparation et une unification, on peut en effet identifier deux grands fonctionnements, qui sont au centre des arts.

soit on va interdire la dissociation, la dénier, la voiler par de grandes unités sécurisantes, on va imposer de l’unité, de la synthèse…

Ainsi, les grands systèmes théoriques, ou idéologiques, ce que Jean-François Lyotard nomme les « grands récits », qui cherchent à fournir un modèle particulier de compréhension du monde. On pourrait évoquer ici la parole nietzschéenne sur « l’oubli de ce monde primitif » de la séparation, oubli par lequel « le sujet « vit avec quelque repos, quelque sécurité et quelque conséquence : s’il pouvait sortir un seul instant des murs du cachot de cette croyance, c’en serait fait de sa ‘‘conscience de soi’’ 7 ». C’est bien une valeur souvent prêtée aux arts : le beau, relie les hommes dans une même unité. On a ici une polarité de rassemblement, que je nomme « de synthèse ». Par exemple, pour la musique, le plain-chant imposé par l’Antiphonaire grégorien avait pour but de véhiculer auprès des fidèles l’image d’une unité induite par une même ligne mélodique. Ici, on pourrait parler d’une polarisation synthétique ou unificatrice de la forme musicale, alors en adéquation avec la polarisation synthétique cherchée par le « grand récit » du christianisme

Soit au contraire, les formes symboliques vont transposer la dissociation, la mettre en scène. Ces formes vont davantage se polariser sur un espace de dissociation. Tel peut être le cas du 7 NIETZSCHE, F., Le Livre du philosophe, trad. A. Kremer Marietti, Paris, Aubier, 1969, pp. 187, 189, souligné par l’auteur.

Page 4: gillesboudinet.i.g.f.unblog.frgillesboudinet.i.g.f.unblog.fr/.../01/texte-seance-4.docx · Web viewC’est bien une valeur souvent prêtée aux arts : le beau, relie les hommes dans

carnaval, qui rompt avec l’unité de l’ordre social pour, au contraire, mettre en scène des inversions d’identité et de statut, doublées de transe, de folie collective 8..Ici, la blessure de la dissociation n’est plus oubliée, « refoulée » en étant voilée par son contraire. Elle est en fait mise en scène, « sublimée » ou transportée dans une représentation symbolique qui trouve alors une polarité diérétique. Pour revenir à Friedrich Nietzsche, il est possible de reconnaître sur ce point le rôle que celui-ci attribue au chœur dionysiaque dans la tragédie attique, « miroir que l’homme 9 » se tend à lui-même, qui « ne cesse de se décharger dans un monde apollinien d’images constamment renouvelées 10 » et qui « représente […] la dislocation de l’individu 11».

Donc unifier ou dissocier, se confronter à des formes unificatrices ou de l’informe qui nous met hors de soi, qui dissocie.

Second mythe (qui n’est pas un mythe, mais une analyse qui s’appuie sur la mythologie)

Deuxième mythe : Dionysos et Apollon Il faut revenir à la Naissance de la Tragédie : Nietzsche. 1872Ecoutons morceau Nietzsche

8 Certes, l’efficace politique du carnaval réside dans sa propre limitation et sa propre fin, l’énantiomorphose, où la dissociation est soudainement levée au profit d’un retour à l’unité du système social initial qui se trouve alors réaffirmée de façon d’autant forte qu’elle a survécu à sa rupture carnavalesque. Pourtant, ce retour à l’unité, pour ainsi dire la synthèse, est alors extérieur à la forme même du rite carnavalesque qui n’a fait que contenir la dissociation en la mettant en scène dans un espace-temps limité. 9 NIETZSCHE, F., La Naissance de la Tragédie, trad. M. Haar, P. Lacoue-Labarthe, J-L. Nancy, Paris, Gallimard, 1989, p. 58.10 Ibid., p. 59.11 Ibid., p. 61. On relèvera toutefois que pour F. Nietzsche, cette dislocation revient à renouer avec une force primitive, proche de la volonté schopenhauerienne : celle de « l’être originaire ».

Page 5: gillesboudinet.i.g.f.unblog.frgillesboudinet.i.g.f.unblog.fr/.../01/texte-seance-4.docx · Web viewC’est bien une valeur souvent prêtée aux arts : le beau, relie les hommes dans

Pour le philosophe, la tragédie grecque recèle la clef de notre civilisation. Cette tragédie se comprend comme la première tragédie athénienne, dite attique.Celle-ci mettait en scène un conflit, ce qui correspond à l’esprit tragique, entre deux instances.C’est selon Nietzsche ce conflit dont devait témoigner la tragédie, celle-ci remplissant une fonction anthropologique en renvoyant, comme un miroir aux spectateurs les conflits qui le fondent, on anticipe, conflits entre cs et ics. Ces deux instances mises en scène étaient d’une part la côté rationnel, formalisé, stable de la pièce, son développement logique. Elle était exprimée par le stable, la certitude des paroles. C’était la part apollinienne, dieu au regard solaire de l’architecture, de la stabilité, de l’unité ordonnée et construite, de la belle forme. On pourrait dire que c’était le dieu de la synthèse ordonnée et des grammaires.

D’autre part, si les paroles et le jeu des acteurs représentaient la part logique du développement hirozontal de la pièce, il se dialectisait au niveau vertical avec une part musicale : le chœur et les percussions au bas de la scène qui surgissaient entre les mots, dans l’inter-dit, déconstruisaient ces des derniers. Cette épaisseur désordonnée du choeur et des percussions s’opposait à la belle stabilité formelle apollinienne : c’était la part de la musique des passions, sauvages, déconstruisantes, représentée par le dieu de l’ivresse, de la transe, du ressourcement constant : Dionysos. Dinoysos qui dans l’oeuvre de Nietzche se nommera ensuite Zarathoustra,  puis le « ça »

Exemple de Œdipe de G. Enescu

Mais pour nietzsche ce conflit entre D et A a été éradiqué par Euripide qui a supprimé l’orchestre du théätre, euripide n’étant que le pâle valet de l’optimisme scientifico-rationnel de socrate pour lequel tout pour être beau doit être rationnel. Cette éviction du dionysiaque aurait suspendu l’esprit tragique pour annoncer un enfermement de la civilisation sur la toute-puissance de la pensée rationnelle, ce qui la conduira à sa perte. Il faudrait ainsi, écrit Nietzsshe à son époque, qui est celle de la révolution industrielle, réintroduire Dionysos…

Page 6: gillesboudinet.i.g.f.unblog.frgillesboudinet.i.g.f.unblog.fr/.../01/texte-seance-4.docx · Web viewC’est bien une valeur souvent prêtée aux arts : le beau, relie les hommes dans

Mais retenons l’idée que la tragédie, et l’art plus généralement, se joue toujours sur cette dualité entre constructions formelles, belles formes qui unifient et sécurisent, et force expressives qui déconstruisent, dissocient

Contiuons à décliner cette dualité et voyons ceci au niveau d’un troisème mythe qui est celui d’un personnage très proche de Dionysos : Pan….

Suivons ce mythe tel qu’il est rappelé par Ovide dans ses Métamorphoses….

Troisième mythe pan et Eros

Il faut se souvenir que ce mythe est alors enchâssé dans une autre fable narrée par Hermès. Io était une jeune prêtresse dont s’éprit Zeus qui avait pourtant une autre épouse, Héra, jalouse et possessive. Zeus fut obligé de transformer Io en génisse d'une éclatante blancheur afin qu’Héra ne soupçonnât pas l’infidélité de son mari. Toutefois l’épouse trahie, qui n'était pas dupe de la métamorphose de Io, demanda à Zeus de lui offrir la génisse.

La garde de l’animal fut alors confiée à la vigilance d’Argus, monstre aux cent yeux. Zeus demanda à Hermès d'arracher la prisonnière à son gardien. Argus avait attaché Io à un olivier

Page 7: gillesboudinet.i.g.f.unblog.frgillesboudinet.i.g.f.unblog.fr/.../01/texte-seance-4.docx · Web viewC’est bien une valeur souvent prêtée aux arts : le beau, relie les hommes dans

afin de mieux la surveiller. Arriva Hermès qui, pour tuer Argus, devait déjà l’endormir, jusqu’à ce que chacun de ses yeux fût clos. Pour ceci, selon les versions du mythe, soit il lui joua un air sur une flûte qui se nomme la syrinx, soit il lui raconta l’histoire de la Naïade Syrinx, histoire qui est celle de Pan.

Pan signifie le Tout.

Aussi est-ce parce que son corps est marqué par une fusion avec une totalité naturelle, humaine, animale, homme et bouc, que Pan effraie, qu’il génère la « pan-ique » au sens étymologique du terme. Le dieu fuit l’Olympe, où sa laideur monstrueuse dérange, pour errer en nomade à l’extérieur des limites civilisatrices des cités, pour côtoyer les satyres, les bergers et chevriers qui, comme lui, vivent en osmose avec la nature, avec les animaux.

Tout, et partout, toujours hors de soi, Pan n’a pas corps propre et peut ainsi affirmer son immortalité au regard des corps humains circonscrits, eux, dans leur entité morphologique, culturelle et mortelle. Pourtant, Pan va unifier son corps par la musique. Ce qui signifie qu’il va affirmer sa part humaine par rapport à sa part bouc. Tout commence avec l’épisode de Syrinx.

Syrinx est une belle Naïade qui avait, pour citer le texte ovidien, bien des fois « échappé aux poursuites des satyres et de tous les dieux qui habitaient les forêts ombreuses et les campagnes fertiles ».

Mais, lorsqu’elle « revenait de la colline du Lycée », Pan l’aperçoit. Face aux sollicitations du dieu,

« insensible à ses prières, la nymphe s’enfuit à travers champs jusqu'à ce qu’elle arrivât aux eaux paisibles du Ladon sablonneux ; le fleuve-dieu. Là, arrêtée dans sa course par les ondes, elle avait supplié ses fluides sœurs de la métamorphoser ; à l’instant où Pan croyait déjà saisir Syrinx, au lieu du corps de la nymphe, il n’avait tenu dans ses bras que des roseaux des marais ; Tandis qu’il exhalait ses soupirs, l’air agité à travers leurs chalumeaux avait produit un son léger, semblable à une plainte ; le dieu charmé par cette découverte et par ces sons

Page 8: gillesboudinet.i.g.f.unblog.frgillesboudinet.i.g.f.unblog.fr/.../01/texte-seance-4.docx · Web viewC’est bien une valeur souvent prêtée aux arts : le beau, relie les hommes dans

mélodieux, s’était écrié : ‘‘Voilà qui me permettra de m’entretenir avec toi à tout jamais’’. Et c’est ainsi qu’en rapprochant des roseaux de longueur inégale, joints avec de la cire, il avait conservé le nom de la nymphe ».

Telle fut l’origine de la flûte appelée la syrinx, mais telle fut peut-être aussi l’origine de la musique dont s’empare le faune. Les eaux du fleuve ont arrêté à la fois la course de Pan après Syrinx et le corps même de celle-ci qui quitte, par l’intervention des Ondes, son apparence de nymphe. Cette scène de la métamorphose de syrinx est pour ainsi dire en miroir où la propre transformation de la naïade prépare celle du faune. Pan va continuer ses aventures, mais en s’enveloppant à chaque fois des ritournelles qu’il joue sur son inséparable syrinx qui devient son signe identitaire. Pourtant, il va connaître un bien étrange destin, puisqu’à suivre Plutarque, il meurt. L’annonce de la mort du dieu a donné lieu à diverses interprétations. Mais si Pan est devenu mortel, c’est qu’il a pris corps, qu’il s’est humanisé. Si vous êtes un dieu, même dispersé partout, même avec des jambes et des cornes de bouc, ne prenez jamais une identité humaine, vous en préirez.

Ainsi Pan a-t-il intégré une enveloppe corporelle, périssable, pour devenir un sujet de la culture, lui qui était à l’origine le Tout de la nature. Devenir sujet de la culture, c’est aussi entrer dans les langages, dans la symbolisation qui a été soufflée par les roseaux, dès que Pan a été contraint de renoncer à une fusion avec Syrinx au sein de l’élément liquide du Ladon.

Avec Pan séparé à tout jamais de la naïade et sortant du Ladon pour entendre les voix des roseaux On peut reconnaître ici la métaphore du nouveau-né qui passe de l’eau à l’air, probablement en éprouvant lui aussi une séparation fondatrice (c’était tellement bien quand nous étions fœtus). Et c’est peut-être cette séparation qu’il va essayer de réparer en entrant dans les langages, dans la symbolisation qui se présentent alors à lui. Ces langages sont à chercher du côté des voix des roseaux dans le mythe, ou du côté de la voix maternelle qui va envelopper le nourrisson, lui faire éprouver des émotions, en lui donnant aussi une pré-compréhension de son moi et de ce qui est de l’ordre de l’autre.

Or pour revenir à Pan, on peut en fait repérer deux types de symbolisation, où s’engage le Faune, et qui correspondent aux deux premiers visages d’Eros. Il s’agit des deux Eros que distingue Pausanias dans le Banquet : (deux temples d’Aphrodite à Athènes) l’Eros céleste, médiateur tourné vers les Idées désintéressées, où se reconnaît la part humaine de Pan, et l’Eros vulgaire, visant la concupiscence charnelle et l’obtention du plaisir immédiat, où se situe la part bouc du dieu.

Voyons ceci de plus près :

L’Eros céleste correspond à une mise en symbolisation qui porte le désir. Il serait aisé d’affirmer que Pan entre dans la symbolisation musicale par ce qu’il désire Syrinx dont il a été contraint de faire le deuil. Mais la chronologie du mythe laisse deviner le contraire. Il

Page 9: gillesboudinet.i.g.f.unblog.frgillesboudinet.i.g.f.unblog.fr/.../01/texte-seance-4.docx · Web viewC’est bien une valeur souvent prêtée aux arts : le beau, relie les hommes dans

éprouve un deuil, soupire, puis imite les roseaux pour faire de la musique en désirant ainsi syrinx.

C’est en fait parce qu’il a été déjà été confronté à des « signifiants » -formes- sonores, le chant des roseaux qui a répondu à son soupir, que Pan a pu inscrire la trame de son désir

« Tu as perdu ta naïade, alors imite-nous, assujettis-toi à notre langage, et deviens sujet de notre monde, et tu vas peut-être la retrouver »

Mais Pan est pour ainsi dire piégé par le langage que lui soufflent les roseaux et qui va porter son désir. En effet, il s’y assujettit, devenant ainsi sujet de la culture (des roseaux), mais la promesse des roseaux, celle de retrouver Syrinx, est à tout jamais différée, sans cesse reportée.

D’ailleurs, le texte ovidien se garde bien de préciser si la Naïade s’est métamorphosée en un seul roseau parmi ceux que tient dans ses bras le pauvre Faune, ou si elle s’incarne dans la totalité de la gerbe. Dès lors, Pan aura beau souffler dans son instrument, il sait que Syrinx y est, mais sans en connaître l’emplacement exact. Jamais, il ne pourra savoir si la note jouée sur tel ou tel tuyau correspond à sa Naïade. Ainsi pourra-t-il cumuler ritournelle sur ritournelle, rajouter toujours de nouvelles formes à la trame de son désir incessamment prolongé.

Ici, la course du désir se donne dans un continuum de formes musicales qui se succèdent, tout en laissant miroiter un accomplissement final dont l’issue est cependant sans cesse ajournée, ce qui ne fait que relancer le désir. Le temps est celui d’une succession orientée vers une sotériologie, une fin espérée, mais toujours ajournée, et répond au chronos. C’est ainsi que Pan va cumuler inlassablement ritournelles sur ritournelles, en cumulant des formes musicales qu’il ne cesse créer, ce continuum se traduit par une adhésion croissante au continuum de la culture musicale que lui ont soufflé les roseaux.

Non sans contredire l’image traditionnelle de Pan, ce continuum est à chercher du côté de l’ordre apollinien, à savoir des systèmes formels construits, cumulés et transmissibles, et que Pan lui-même va lui-même transmettre. Ovide note qu’il il « vantait aux jeunes nymphes son talent musical et modulait des airs légers sur ses roseaux enduits de cire 12 ».

12 OVIDE, op. cit.

Page 10: gillesboudinet.i.g.f.unblog.frgillesboudinet.i.g.f.unblog.fr/.../01/texte-seance-4.docx · Web viewC’est bien une valeur souvent prêtée aux arts : le beau, relie les hommes dans

Et c’est aussi par ces formes sonores dont il s’enveloppe constamment que Pan va donner forme (humaine) et identité à son corps. Ici s’affirme la part humaine de Pan

Tel est le premier mode de symbolisation, celui de l’Eros céleste, orienté sur un point inaccessible, syrinx, toujours repoussé, conduisant à s’élever sans cesse vers une connaissance musicale de plus en plus aboutie, et toujours reportée. On retrouve d’ailleurs ici l’esprit de ce qu’on nomma la musique des sphères, appliquées à courir après la musica mundana qui se jouerait dans les vibrations sonores entre les étoiles.

Toutefois, par son report constant de la satisfaction, ce continuum risque aussi d’épuiser les propres forces du désir qui s’y véhiculent, et ne laisser que la résignation totale à un manque sans espoir de combler celui-ci, sans possibilité avérée d’accéder au désiré.

C’est ainsi que Pan va aussi utiliser une autre stratégie. Celle-ci consiste pour ainsi dire à piéger le propre piège du désir. Il s’agit cette fois-ci de dénier le manque ou le deuil de la Naïade, pour jouir directement du matériau sonore ou musical.

L’impossible « signifié » promis ou désiré au bout de la chaîne, Syrinx, est comme rabattu sur le « signifiant » sonore, sur le plaisir direct de la forme sonore. Dès lors, le désir n’est plus en manque, mais bien plutôt pris dans un bouclage qui le métamorphose en jouissance immédiate. Ainsi Pan ne va-t-il pas épuiser ses forces à différer son manque de Syrinx. En même temps, il va éprouver une jubilation immédiate à même la matière sonore. Tel est l’Eros vulgaire, celui de la jouissance directe, où se retrouve cette fois-ci le dionysiaque. Il ne « connait pas de règles », et cherche que l’intérêt du plaisir immédiat. Il est intéressé.

Ce qui prime n’est plus la transmission de formes musicales qui ordonnent le corps, mais le contraire : un oubli de la quête du désir au profit d’une jouissance directe, un oubli même du manque ou de la perte pour s’enivrer des sons, immédiatement. Ici, le temps n’est plus le

Page 11: gillesboudinet.i.g.f.unblog.frgillesboudinet.i.g.f.unblog.fr/.../01/texte-seance-4.docx · Web viewC’est bien une valeur souvent prêtée aux arts : le beau, relie les hommes dans

chronos, mais l’opportunité d’un plaisir immédiat qui relève plus du kairos. Dans ce cas, on se défait du corps construit, on retrouve le dé-cor des origines. Tel est le principe même de la transe.

Pan affirme alors sa part non plus humaine, mais animale de bouc. Si une musique correspond à ceci, à ce dé-cor, ce sera la musique de transe, précisément une musique dont, des danses des vignerons pour fouler le vin en s’en enivrant aux techno-parades, on retrouve la répétition obsédante, et une structure qui traverse nombre de musiques populaires. Ici, on ne vise pas un point inaccessible toujours reporté, mais un intérêt immédiat de satisfaction, de jouissance. On oublie la dureté du monde et ses injustices, on « s’éclate » au sens premier du terme.

On retrouve deux formes de musique, de symbolisation musicale, autour de ce qui enracine la musique le rapport sensuel au corps, un rapport gouverné par les deux visages d’Eros, le céleste et le vulgaire.

Or cette thèse induite par les deux Eros chez Platon se connecte avec le premier grand texte consacré à une politique de l’éducation musicale à proprement parler. Il s’agit du livre VIII de la Politique d’Aristote.

En fait, Aristote distingue deux usages de la musique, et deux directions que doit suivre l’éducation musicale. Le premier est celui d’une élévation de l’âme par un noble loisir.

« la musique peut produire un certain effet sur le ‘‘caractère’’ de l’âme ; et, si elle peut le faire, il faut évidemment, pousser les jeunes vers la musique et leur donner cette formation »

Bref, il s’agit ici d’un désintérêt, non finalisé sur une satisfaction immédiate, destiné « aux grandes âmes ou à ceux qui sont destinés à le devenir », et qui permet de s’élever plus vers les Idées. Le second, répond au contraire à un intérêt immédiat : celui d’un délassement et d’un plaisir direct, dont ont besoin les hommes du peuples, ceux qui ne sont pas cultivés, à savoir les travailleurs, les esclaves.

Page 12: gillesboudinet.i.g.f.unblog.frgillesboudinet.i.g.f.unblog.fr/.../01/texte-seance-4.docx · Web viewC’est bien une valeur souvent prêtée aux arts : le beau, relie les hommes dans

« comme il y a deux genres de spectateurs, les hommes libres et cultivés, d’une part et, de l’autre, le public vulgaire, composé de travailleurs manuels, d’ouvriers salariés ou de gens de la même espèce, il faut accorder aussi à ces gens-là des concours et des spectacles pour leur délassement ».

Bien évidemment, la terminologie employée par Aristote à propos des hommes « libres » permet de découvrir en quoi cette double conception de la musique, le « céleste et le vulgaire », s’articule avec la répartition sociale des activités et donc des statuts dans la société grecque. Cette classification de l’activité, dite « art » est celle des arts libéraux et des arts mécaniques.

Les arts libéraux sont ceux des hommes libres, à savoir ceux qui sont affranchis de toute contrainte matérielle pour vivre (puisque les esclaves le font pour eux). Ce sont ceux qui peuvent dès lors passer leur temps pour grandir leur âme, pour mener des activités désintéressées dans l’immédiat, afin de savoir plus pour savoir plus et ainsi de suite, afin de désirer savoir tout en reportant toujours leur désir de savoir, comme à la fin du banquet Socrate qui renonce aux avances charnelles d’alcibiade pour dire qu’il préfère l’amour désintéressé des idées. Ainsi pan cumulant une culture musicale sans cesse augmentée en courant après Syrinx à tout jamais inaccessible. Ce temps libre se nomme la scholè, ce que les romains traduiront par l’otium.

A l’inverse les arts mécaniques correspondent à une activité intéressé, on travaille pour vivre, pour gagner sa vie, l’activité ne vise plus les pures idées célestes, elle vise les affaires, ou le dur labeur des salariés et esclaves. Cet intérêt immédiat est le contraire du désintérêt propre à la scholè, ou de l’otium, ce qui d’ailleurs donne le mot « nec-otium ».

Ainsi, parce qu’elle fait appel à une sensualité sonore du corps, la musique en appelle bien, fondamentalement à l’Eros. Mais cet Eros dans le monde humain se clive selon deux visages ; le céleste et le vulgaire, deux visages qui déterminent des modes différents de symbolisation d’où naîtront les formes « académiques » et celles « populaires ». Au-delà, deux sphères de répartition de l’activité et des statuts des hommes : le libéral et le mécanique C’est bien autour des deux Eros que s’organise le clivage social des enseignements musicaux et artistiques.

Mais d’où faut-il partir en éducation artistique : de l’éros vulgaire ou céleste ?