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Gilles Boudinet Définir un champ culturel, entre Cultures émergentes et patrimoine Les modernes et les anciens serait-on tenté de dire. Bien évidemment, derrière ce vocable, on sera tenté de reconnaître tout ce qui passe à propos de l’intégration dans les conservatoires des genres dits actuels ou amplifiés, qui ne faisaient pas partie de la culture académique. La problématique est de taille, on aura d’une part la question des arts non académiques, dont la prise en compte donne des complexe de culpabilité aux directeurs de conservatoire, du moins aux élus (il faut ouvrir le conservatoire aux quartiers), et celle de transmettre un fondement universel de l’humanisme, de la culture, telle qu’on rattaché celle-ci à la tradition académique. Je ne peux répondre à ce débat, mais tenter de l’étayer au niveau de son histoire, histoire qui est celle de la notion de culture. Et si je ne peux y répondre, je peux relancer ce débat , car ce qui fait débat, c’est le débat lui-même. Le problème est qu’aujourd’hui, la beau modèle binaire, qui ressemble un peu à Dionysos et Apollon devient de plus en plus difficile à discerner Donc, il faut le rappeler, tel est l’objet de cette leçon. Ensuite (autre séance), nous le confronterons à la société contemporaine, dite « postmoderne » Aujourd’hui, je vais proposer diverses variations du modèle bianire - Essence mythologique : les deux Eros - Musiques populaires et académiques - Bourdieu et adorno - Fichte et Durkheim Les fondements érotiques de la sociologie de la musique (et de l’art) ; les deux Eros Pour ceci regardons le mythe de pan tel que le rappelle ovide. Pan signifie le Tout.

gillesboudinet.i.g.f.unblog.frgillesboudinet.i.g.f.unblog.fr/files/2016/03/texte-cnsm... · Web viewPour introduire ces deux conceptions, les propos du philosophe Johann Gottlieb

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Gilles Boudinet

Définir un champ culturel, entre Cultures émergentes et patrimoine

Les modernes et les anciens serait-on tenté de dire. Bien évidemment, derrière ce vocable, on sera tenté de reconnaître tout ce qui passe à propos de l’intégration dans les conservatoires des genres dits actuels ou amplifiés, qui ne faisaient pas partie de la culture académique.

La problématique est de taille, on aura d’une part la question des arts non académiques, dont la prise en compte donne des complexe de culpabilité aux directeurs de conservatoire, du moins aux élus (il faut ouvrir le conservatoire aux quartiers), et celle de transmettre un fondement universel de l’humanisme, de la culture, telle qu’on rattaché celle-ci à la tradition académique.

Je ne peux répondre à ce débat, mais tenter de l’étayer au niveau de son histoire, histoire qui est celle de la notion de culture. Et si je ne peux y répondre, je peux relancer ce débat , car ce qui fait débat, c’est le débat lui-même.

Le problème est qu’aujourd’hui, la beau modèle binaire, qui ressemble un peu à Dionysos et Apollon devient de plus en plus difficile à discerner

Donc, il faut le rappeler, tel est l’objet de cette leçon. Ensuite (autre séance), nous le confronterons à la société contemporaine, dite « postmoderne »

Aujourd’hui, je vais proposer diverses variations du modèle bianire

· Essence mythologique : les deux Eros

· Musiques populaires et académiques

· Bourdieu et adorno

· Fichte et Durkheim

Les fondements érotiques de la sociologie de la musique (et de l’art) ; les deux Eros

Pour ceci regardons le mythe de pan tel que le rappelle ovide. Pan signifie le Tout.

Aussi est-ce parce que son corps est marqué par une fusion avec une totalité naturelle, humaine, animale, végétale, que Pan effraie, qu’il génère la « pan-ique » au sens étymologique du terme. Le dieu fuit l’Olympe, où sa laideur monstrueuse dérange, pour errer en nomade à l’extérieur des limites civilisatrices des cités, pour côtoyer les satyres, les bergers et chevriers qui, comme lui, vivent en osmose avec la nature, avec les animaux.

Tout, et partout, toujours hors de soi, Pan n’a pas corps propre et peut ainsi affirmer son immortalité au regard des corps humains circonscrits, eux, dans leur entité morphologique, culturelle et mortelle.

Pourtant, Pan va unifier son corps par la musique. Tout commence avec l’épisode de Syrinx.

Cette dernière, en effet, avait, pour citer le texte ovidien, bien des fois « échappé aux poursuites des satyres et de tous les dieux qui habitaient les forêts ombreuses et les campagnes fertiles ». Mais, lorsqu’elle « revenait de la colline du Lycée », Pan l’aperçoit. Face aux sollicitations du dieu,

« insensible à ses prières, la nymphe s’enfuit à travers champs jusqu'à ce qu’elle arrivât aux eaux paisibles du Ladon sablonneux ; le fleuve-dieu. Là, arrêtée dans sa course par les ondes, elle avait supplié ses fluides sœurs de la métamorphoser ; à l’instant où Pan croyait déjà saisir Syrinx, au lieu du corps de la nymphe, il n’avait tenu dans ses bras que des roseaux des marais ; Tandis qu’il exhalait ses soupirs, l’air agité à travers leurs chalumeaux avait produit un son léger, semblable à une plainte ; le dieu charmé par cette découverte et par ces sons mélodieux, s’était écrié : ‘‘Voilà qui me permettra de m’entretenir avec toi à tout jamais’’. Et c’est ainsi qu’en rapprochant des roseaux de longueur inégale, joints avec de la cire, il avait conservé le nom de la nymphe ».

Pan va continuer ses aventures, mais en s’enveloppant à chaque fois des ritournelles qu’il joue sur son inséparable syrinx qui devient son signe identitaire. Pourtant, il va connaître un bien étrange destin, puisqu’à suivre Plutarque, il meurt. L’annonce de la mort du dieu a donné lieu à diverses interprétations. Mais si Pan est devenu mortel, c’est qu’il a pris corps, qu’il s’est humanisé. Si vous êtes un dieu, même dispersé partout, même avec des jambes et des cornes de bouc, ne prenez jamais une identité humaine, vous en préirez.

Ainsi Pan a-t-il intégré une enveloppe corporelle, périssable, pour devenir un sujet de la culture, lui qui était à l’origine le Tout de la nature. Devenir sujet de la culture, c’est aussi entrer dans les langages, dans la symbolisation qui a été soufflée par les roseaux, dès que Pan a été contraint de renoncer à une fusion avec Syrinx au sein de l’élément liquide du Ladon.

Avec Pan séparé à tout jamais de la naïade et sortant du Ladon pour entendre les voix des roseaux On peut reconnaître ici la métaphore du nouveau-né qui passe de l’eau à l’air, probablement en éprouvant lui aussi une séparation fondatrice (c’était tellement bien quand nous étions fœtus). Et c’est peut-être cette séparation qu’il va essayer de réparer en entrant dans les langages, dans la symbolisation qui se présentent alors à lui. Ces langages sont à chercher du côté des voix des roseaux dans le mythe, ou du côté de la voix maternelle qui va envelopper le nourrisson, lui faire éprouver des émotions, en lui donnant aussi une pré-compréhension de son moi et de ce qui est de l’ordre de l’autre.

Or pour revenir à Pan, on peut en fait repérer deux types de symbolisation, où s’engage le Faune, et qui correspondent aux deux premiers visages d’Eros. Il s’agit des deux Eros que distingue Pausanias dans le Banquet : l’Eros céleste, médiateur tourné vers les Idées désintéressées, où se reconnaît la part humaine de Pan, et l’Eros vulgaire, visant la concupiscence charnelle et l’obtention du plaisir immédiat, où se situe la part bouc du dieu.

Voyons ceci de plus près :

L’Eros céleste correspond à une mise en symbolisation qui porte le désir. Il serait aisé d’affirmer que Pan entre dans la symbolisation musicale par ce qu’il désire Syrinx dont il a été contraint de faire le deuil. Mais la chronologie du mythe laisse deviner le contraire. Il éprouve un deuil, soupire, puis imite les roseaux pour faire de la musique en désirant ainsi syrinx.

C’est en fait parce qu’il a été déjà été confronté à des « signifiants » -formes- sonores, le chant des roseaux qui a répondu à son soupir, que Pan a pu inscrire la trame de son désir

« Tu as perdu ta naïade, alors imite-nous, assujettis-toi à notre langage, et deviens sujet de notre monde, et tu vas peut-être la retrouver »

Mais Pan est pour ainsi dire piégé par le langage que lui soufflent les roseaux et qui va porter son désir. En effet, il s’y assujettit, devenant ainsi sujet de la culture (des roseaux), mais la promesse des roseaux, celle de retrouver Syrinx, est à tout jamais différée, sans cesse reportée.

D’ailleurs, le texte ovidien se garde bien de préciser si la Naïade s’est métamorphosée en un seul roseau parmi ceux que tient dans ses bras le pauvre Faune, ou si elle s’incarne dans la totalité de la gerbe. Dès lors, Pan aura beau souffler dans son instrument, il sait que Syrinx y est, mais sans en connaître l’emplacement exact. Jamais, il ne pourra savoir si la note jouée sur tel ou tel tuyau correspond à sa Naïade. Ainsi pourra-t-il cumuler ritournelle sur ritournelle, rajouter toujours de nouvelles formes à la trame de son désir incessamment prolongé.

Ici, la course du désir se donne dans un continuum de formes musicales qui se succèdent, tout en laissant miroiter un accomplissement final dont l’issue est cependant sans cesse ajournée, ce qui ne fait que relancer le désir. Le temps est celui d’une succession orientée vers une sotériologie, une fin espérée, mais toujours ajournée, et répond au chronos. C’est ainsi que Pan va cumuler inlassablement ritournelles sur ritournelles, en cumulant des formes musicales qu’il ne cesse créer, ce continuum se traduit par une adhésion croissante au continuum de la culture musicale que lui ont soufflé les roseaux.

Non sans contredire l’image traditionnelle de Pan, ce continuum est à chercher du côté de l’ordre apollinien, à savoir des systèmes formels construits, cumulés et transmissibles, et que Pan lui-même va lui-même transmettre. Ovide note qu’il il « vantait aux jeunes nymphes son talent musical et modulait des airs légers sur ses roseaux enduits de cire [footnoteRef:1] ». [1: OVIDE, op. cit. ]

Et c’est aussi par ces formes sonores dont il s’enveloppe constamment que Pan va donner forme (humaine) et identité à son corps.

Tel est le premier mode de symbolisation, celui de l’Eros céleste, orienté sur un point inaccessible, syrinx, toujours repoussé, conduisant à s’élever sans cesse vers une connaissance musicale de plus en plus aboutie, et toujours reportée. On retrouve d’ailleurs ici l’esprit de ce qu’on nomma la musique des sphères, appliquées à courir après la musica mundana qui se jouerait dans les vibrations sonores entre les étoiles.

Toutefois, par son report constant de la satisfaction, ce continuum risque aussi d’épuiser les propres forces du désir qui s’y véhiculent, et ne laisser que la résignation totale à un manque sans espoir de combler celui-ci, sans possibilité avérée d’accéder au désiré.

C’est ainsi que Pan va aussi utiliser une autre stratégie. Celle-ci consiste pour ainsi dire à piéger le propre piège du désir. Il s’agit cette fois-ci de dénier le manque ou le deuil de la Naïade, pour jouir directement du matériau sonore ou musical.

L’impossible « signifié » promis ou désiré au bout de la chaîne, Syrinx, est comme rabattu sur le « signifiant » sonore, sur le plaisir direct de la forme sonore. Dès lors, le désir n’est plus en manque, mais bien plutôt pris dans un bouclage qui le métamorphose en jouissance immédiate. Ainsi Pan ne va-t-il pas épuiser ses forces à différer son manque de Syrinx. En même temps, il va éprouver une jubilation immédiate à même la matière sonore. Tel est l’Eros vulgaire, celui de la jouissance directe, où se retrouve cette fois-ci le dionysiaque. Il ne « connait pas de règles », et cherche que l’intérêt du plaisir immédiat. Il est intéressé.

Ce qui prime n’est plus la transmission de formes musicales qui ordonnent le corps, mais le contraire : un oubli de la quête du désir au profit d’une jouissance directe, un oubli même du manque ou de la perte pour s’enivrer des sons, immédiatement. Ici, le temps n’est plus le chronos, mais l’opportunité d’un plaisir immédiat qui relève plus du kairos. Dans ce cas, on se défait du corps construit, on retrouve le dé-cor des origines. Tel est le principe même de la transe.

Pan affirme alors sa part animale de bouc. Mais il ne s’agit pas moins d’une symbolisation, à savoir d’une mise en scène d’une régression vers une antécédence, mais qui est toujours reconstituée, à l’instar des rites de carnaval où le sujet dénie le manque qui l’a symbolisé et corporalisé.

Avec ces deux Eros, on retrouve ici la distinction entre les arts libéraux (célestes) et mécaniques, que va poursuivre Aristote dans le chapitre VIII de sa Politique à propos de l’éducation musicale, peut-être aussi ce qui fonde la distinction entre les musiques populaires et celles dites « savantes », et la célèbre dualité de Dionysos et Apollon.

(texte ici plus long que le cours)

La distinction est lancée entre le populaire et le céleste, entre le vulgaire et l’éthéré, entre la jouissance immédiate des corps et l’intelligence réfléchie des âmes. « L’Eros de l’Aphrodite populaire, précise Pausanias, est véritablement populaire et ne connaît pas de règles ; c’est l’amour dont aiment les hommes vulgaires [footnoteRef:2] ». Ceux-ci « n’ont en vue que la jouissance et ne s’inquiètent pas de l’honnêteté [footnoteRef:3] ». Mais c’est aussi en termes de genre que cette distinction est précisée. Si l’amour vulgaire « s’adresse d’abord aux femmes aussi bien qu’aux garçons [footnoteRef:4] », celui céleste « ne procède que du sexe masculin […] naturellement plus fort et plus intelligent [footnoteRef:5] ». C’est sur la base de cette différenciation entre le vulgaire et le céleste, qu’Eryximaque prend ensuite la parole. Si pour celui-ci, « la nature corporelle est soumise aux deux Eros [footnoteRef:6] », la médecine [2:  Ibid., p. 44.] [3:  Ibid. ] [4:  Ibid.] [5:  Ibid.] [6:  Ibid., p. 49.]

« est la science des mouvements amoureux du corps relativement à la réplétion et à la vacuité, et celui qui discerne dans ces mouvements le bon et le mauvais amours est le médecin le plus habile et celui qui peut changer les dispositions du corps au point de substituer un amour à l’autre, et qui sait faire naître l’amour là où il n’est pas, mais devrait être, où l’ôter de là où il se trouve, est un bon praticien [footnoteRef:7] ». [7:  Ibid., p. 50.]

   Il s’agit d’un principe de concorde afin « d’établir l’amitié et l’amour entre les éléments les plus hostiles du corps [footnoteRef:8] ». Ce principe de concorde est précisément le même que celui de la musique. L’harmonie est formée « d’éléments auparavant opposés, l’aigu et le grave, mis d’accord ensuite par l’art musical [footnoteRef:9] ». [8:  Ibid.] [9:  Ibid.]

   En fait, si l’argumentation du Banquet distingue les deux visages d’Eros, elle vise à privilégier le céleste, à affirmer la suprématie de celui-ci sur le « vulgaire ». D’ailleurs, Socrate lui-même, à la fin, renonce aux tentations charnelles que lui propose Alcibiade pour leur préférer la sagesse des Idées. Or la musique, telle qu’Eryximaque l’envisage, ne saurait relever de la sphère « vulgaire ». Comme la médecine, elle permet d’harmoniser les contraires :

« Car qui dit harmonie dit consonance et qui dit consonance dit accord, et l’accord ne saurait résulter d’éléments opposés, tant qu’ils restent opposés ; et l’harmonie à son tour ne saurait résulter d’éléments opposés qui ne se mettent pas d’accord. De même que l’harmonie, le rythme est formé d’éléments d’abord opposés, ensuite accordés, les brèves et les longues. L’accord […], c’est la musique, comme plus haut la médecine, qui l’établit, en y mettant l’amour et la concorde, et l’on peut dire de la musique aussi qu’elle est la science de l’amour relativement à l’harmonie et au rythme [footnoteRef:10] ». [10:  Ibid., p. 51.]

   C’est ainsi que cette « science de l’amour » relève déjà de l’Eros céleste. Comme le précise Eryximaque :

« Ici, il n’y a pas double amour ; mais quand il faut mettre en œuvre à l’usage des hommes le rythme et l’harmonie, soit en inventant, ce qui s’appelle composition, soit en appliquant correctement les aires et les mètres inventés, ce qui s’appelle instruction […] nous retrouvons ici le principe qu’il faut complaire aux hommes sages et viser à rendre sages ceux qui ne le sont pas encore, et encourager leur amour, qui est l’amour honnête, l’amour céleste, l’amour de la muse Ourania [footnoteRef:11] ». [11:  Ibid.]

   Toutefois, à l’inverse de Pausanias, Eryximaque ne rejette pas radicalement l’autre amour. Les convives du banquet s’adonnent au discours philosophique, à l’amour propre à Aphrodite-ourania. Mais ils ne renoncent pas pour autant à la gourmandise des plaisirs de la table et de la chair qui, d’ailleurs, valurent probablement le hoquet d’Aristophane en le contraignant à différer son discours. Il s’agit plus de mesurer ou de régler l’Eros vulgaire que d’y renoncer. « Il ne faut jamais l’offrir qu’avec précaution, de manière à en goûter le plaisir sans aller jusqu’à l’incontinence [footnoteRef:12] ». De même, ajoute Eryximaque, « dans notre art il est difficile de bien régler les désirs de la gourmandise, de manière à jouir du plaisir sans se rendre malade [footnoteRef:13] ». Dès lors, il [12:  Ibid.] [13:  Ibid.]

« faut donc, et dans la musique et dans la médecine, et dans toutes choses, soit divines, soit humaines, pratiquer l’un et l’autre amour dans la mesure permise, puisqu’ils s’y rencontrent tous les deux [footnoteRef:14] ». [14:  Ibid.]

   La perspective du Banquet, dès les propos d’Eryximaque, confère ainsi à la musique un principe « d’amour réglé [footnoteRef:15] » par lequel celle-ci est déjà considérée selon le céleste. Telle est la condition pour qu’elle puisse doser « dans la mesure permise » la jouissance de l’Eros populaire. C’est également ainsi qu’elle apparaît éducative, précisément en visant « à rendre sage ceux qui ne le sont pas encore ». Dans ce cas, elle n’assure pas la concorde entre les deux Eros au titre d’un principe d’harmonisation qui leur serait extérieur. Bien à l’inverse, elle le fait parce qu’elle est ici posée selon son appartenance à l’ordre réglé de l’Eros céleste. A ce titre, elle ne peut que permettre une maîtrise des passions, du thumos, pour les faire adhérer à la partie céleste et raisonnable de l’âme, opposée aux instincts concupiscibles. [15:  Ibid.]

   En effet, la dualité de l’Eros vulgaire et de l’Eros céleste se prête à retrouver les deux composantes opposées de l’âme dont parle par ailleurs Platon. Dans le Phédon et La République, le philosophe oppose la composante du bas, « concupiscible », l’épithumia, à celle du haut, de la raison, le noûs. Mais Platon distingue une troisième composante, tierce, celle du thumos, du cri du cœur, irascible et empreint de colère potentielle. Aussi le thumos peut-il être influencé soit par l’épithumia, et rester une force aveugle, soit par le noûs pour devenir une force éclairée. L’éducation est alors ce qui permet au thumos de se mettre au service du noûs. Au thumos d’être un « auxiliaire naturel de la raison quand une mauvaise éducation ne l’a point corrompue [footnoteRef:16] ». Il appartient à la raison de commander, « puisqu’elle est sage et a charge de prévoyance pour l’âme tout entière, à la colère [le thumos] d’obéir et de seconder la raison [footnoteRef:17] ». Un rôle très privilégié est alors reconnu à la musique et à la gymnastique. Les deux participent d’un même projet : « pour le corps, nous avons la gymnastique et pour l’âme la musique[footnoteRef:18] ». Ainsi, [16:  PLATON, La République, trad. R. Baccou, Paris, Flammarion, 1966, p. 194.] [17:  Ibid., p. 195. ] [18:  Ibid., p. 126.]

« un mélange de musique et de gymnastique […] mettra d’accord ces deux parties [le noûs et le thumos], fortifiant et nourrissant l’une par de beaux discours et par les sciences, relâchant, apaisant, adoucissant l’autre par l’harmonie et par le rythme [footnoteRef:19] ». [19:  Ibid., p. 195.]

   Dès lors, « ces deux parties élevées de la sorte, réellement instruites de leur rôle et exercées à le remplir, commanderont à l’élément concupiscible [footnoteRef:20] ». Elles surveilleront celui-ci « de peur que, se rassasiant des prétendus plaisirs du corps, il ne s’accroisse, ne prenne vigueur [….] et ne bouleverse toute la vie de l’âme [footnoteRef:21] ». C’est donc, par la musique, un dressage du thumos qui prévaut, afin de le mettre au service du noûs. Cette domination, en constituant le grand objectif de l’éducation, se retrouve au centre de la paidéia. Or celle-ci, centrée sur les arts libéraux, sur les activités qui n’ont pas un intérêt matériel, concerne en fait ceux qui sont affranchis des obligations du travail, qui ont accès au temps libre. Il s’agit de la scholè, ce que les romains vont nommer l’otium dont le contraire est le nec-otium, le temps des affaires. Du même coup, cette scholè ne saurait concerner ceux qui sont contraints au travail, ou ceux qui appartiennent à la classe vénale des affaires. D’ailleurs, le parallèle entre les trois âmes et trois classes de la cité est avancé : « gens d’affaire, auxiliaires et classe délibérante [footnoteRef:22] ». [20:  Ibid.] [21:  Ibid.] [22:  Ibid., p. 196.]

   L’érotique céleste à laquelle le Banquet associe ainsi la musique, sur la base du clivage entre le « vulgaire » et le « céleste », semble en fait esquisser les prémices d’une répartition sociale du musical. Cette dernière va se retrouver particulièrement chez Aristote, dans le Livre VIII qui conclut La Politique et qui est consacré en très large part à l’éducation musicale.

   Le clivage social entre les travailleurs et les hommes libres est en effet poursuivi par Aristote. Celui-ci s’interroge sur le sens de la musique en éducation, en la référant au loisir, à ce qui prépare à « pouvoir jouir noblement du loisir [footnoteRef:23] ». De fait, la scholè ne s’adresse pas « à ceux qui travaillent, mais à ceux qui ont du loisir [footnoteRef:24] ». Les premiers œuvrent en effet « pour une fin qu’ils [n’ont] pas atteinte, à l’inverse du bonheur, du plaisir et des « actions les plus belles [footnoteRef:25] » auxquels ont accès les seconds. Mais le loisir n’en suppose pas moins une éducation. Il « faut aussi, en vue du temps de loisir passé à de nobles divertissements, apprendre les choses et recevoir une éducation [footnoteRef:26] ». La thématique de l’utilité de la musique en éducation ne saurait alors être envisagée, notamment pour la préparation aux arts mécaniques, aux affaires ou même à la politique. La musique dans l’éducation n’est pas [23:  ARISTOTE, La Politique, trad. J. Aubonnet, Paris, Gallimard, 1993, p. 261.] [24:  Ibid.] [25:  Ibid., p. 262.] [26:  Ibid.]

« une chose indispensable (de fait, elle n’a rien de tel), ni utile non plus comme l’est la grammaire pour traiter des affaires, tenir sa maison, s’instruire et se livrer à de multiples activités politiques [footnoteRef:27] ». [27:  Ibid.]

   En fait sa seule vocation est d’être « le noble passe-temps des hommes libres [footnoteRef:28] ». D’ailleurs, « chercher l’utile en tout ne sied absolument pas aux grandes âmes, ni aux hommes libres [footnoteRef:29] ». [28:  Ibid.] [29:  Ibid., p. 263.]

   La « nature de l’action de la musique [footnoteRef:30] » renvoie, selon Aristote, à trois fonctions qui légitiment sa place dans l’éducation : un moyen éducatif, un jeu, un noble divertissement. La musique a non seulement un rôle de lien social, un « plaisir commun [footnoteRef:31] », mais encore s’étend « jusqu’au caractère moral et à l’âme [footnoteRef:32] ». C’est alors la question de la mimèsis qui est posée : la musique imite les sentiments moraux, mais de façon privilégiée par rapport aux « domaines du sensible, tels ceux du toucher ou du goût [footnoteRef:33] » qui en sont incapables, ou aux arts visuels qui ne le font qu’à « un faible degré [footnoteRef:34] ». La thèse, qui par exemple traversera le romantisme allemand, de la musique comme le seul art ayant le privilège d’exprimer directement l’émotion semble se préfigurer ici. Aristote se réfère ainsi aux influences prêtées aux modes, comme le mixolydien, « triste et contraint [footnoteRef:35] », le phrygien, « qui « rend les auditeurs ‘‘enthousiastes’’ [footnoteRef:36] », ou « le juste milieu et le calme parfait [footnoteRef:37] » que procure le dorien. [30:  Ibid.] [31:  Ibid., p. 267.] [32:  Ibid.] [33:  Ibid., p. 268.] [34:  Ibid.] [35:  Ibid.] [36:  Ibid., p. 269.] [37:  Ibid.]

« Ainsi donc, tout cela montre clairement que la musique peut produire un certain effet sur le ‘‘caractère’’ de l’âme ; et, si elle peut le faire, il faut évidemment, pousser les jeunes vers la musique et leur donner cette formation [footnoteRef:38] ». [38:  Ibid.]

   Aristote peut dès lors s’interroger sur les modalités de l’éducation musicale. Celle-ci doit passer par la pratique, par la « participation personnelle à l’exécution [footnoteRef:39] ». En effet, il est « difficile de devenir bon juge d’activités auxquelles on n’a pas pris part [footnoteRef:40] ». Mais cette « pratique effective [footnoteRef:41] », nécessaire « pour porter un jugement sur un art [footnoteRef:42] », ne saurait concerner une activité à vocation professionnelle. Ne s’adressant qu’aux hommes libres, elle doit rester dans les principes des arts libéraux, dans l’espace de la scholè. [39:  Ibid.] [40:  Ibid.] [41:  Ibid., p. 270.] [42:  Ibid.]

« Voilà pourquoi on doit pratiquer cet art quand on est jeune ; puis, à un âge plus avancé, en abandonner la pratique, mais pouvoir alors en apprécier les belles œuvres et y prendre une vraie joie [footnoteRef:43] ». [43:  Ibid.]

   Ainsi, tout en ouvrant un débat qui peut sembler toujours très actuel dans le milieu des conservatoires et pour les enjeux de la formation musicale au sein des écoles spécialisées,

« on atteindrait ce résultat si les jeunes renonçaient à peiner sur les exercices préparant à des concours de professionnels et sur des œuvres d’une technique prodigieuse ou de pure virtuosité, qui ont récemment passé dans des concours, et des concours dans l’éducation [footnoteRef:44] ». [44:  Ibid.]

   Lorsqu’Aristote rejette la « formation technique [footnoteRef:45] », il s’agit de condamner toute visée à vocation professionnelle qui dégraderait le statut même de l’homme libre. Le musicien professionnel n’est qu’un travailleur au service du public. [45:  Ibid., p. 272.]

 « L’exécutant ne joue pas d’un instrument en vue de son propre perfectionnement, mais pour le plaisir de ses auditeurs, plaisir qui est vulgaire : c’est pourquoi nous jugeons ce genre d’activité digne, non pas des hommes libres, mais plutôt des travailleurs salariés ; et c’est précisément de vils professionnels qu’il s’agit alors, car le but, vers lequel ils tendent […] est mauvais ; en effet, le spectateur par sa vulgarité altère d’ordinaire la qualité de la musique, de sorte qu’il influe dans le même sens sur les professionnels qui se soucient de lui plaire, et dégrade aussi leurs corps par les mouvements qu’il impose [footnoteRef:46] ». [46:  Ibid.]

   L’éducation musicale se comprend alors comme un juste milieu, entre deux pôles non nobles qu’elle évite ainsi : celui de l’expertise technique du professionnel, et celui du « charme commun de la musique, dont jouissent aussi bien certains animaux que même une foule d’esclaves et de jeunes enfants [footnoteRef:47] ». [47:  Ibid., p. 270.]

   C’est ainsi qu’Aristote, en prenant pour principe « le juste milieu, le possible et le convenable [footnoteRef:48] », peut proposer tant les instruments que les modes qui conviennent à l’éducation musicale qu’il souhaite. Le philosophe bannit d’une part la cithare ou tout autre « instrument de professionnel [footnoteRef:49] », et d’autre part l’aulos, qui a « une influence, non pas moralisante (éthique), mais plutôt excitante (orgiastique) [footnoteRef:50] ». Ainsi, il y aurait des « chants éthiques (moralisants), dynamiques (pratiques), exaltants (enthousiastes) [footnoteRef:51] » qui définissent des fonctions différentes. Celles-ci permettent à Aristote de préciser sa conception de la musique de théâtre. Cette dernière doit satisfaire une double finalité, en quelque sorte céleste ou vulgaire, qui correspond à deux publics : [48:  Ibid., p. 275.] [49:  Ibid., p. 271.] [50:  Ibid.] [51:  Ibid., p. 272.]

« comme il y a deux genres de spectateurs, les hommes libres et cultivés, d’une part et, de l’autre, le public vulgaire, composé de travailleurs manuels, d’ouvriers salariés ou de gens de la même espèce, il faut accorder aussi à ces gens-là des concours et des spectacles pour leur délassement [footnoteRef:52] ». [52:  Ibid., p. 273.]

   Mais pour l’éducation, espace des hommes libres, on doit « utiliser des chants ‘‘éthiques’’ et les harmonies du même genre [footnoteRef:53] ». Tel est le dorien, mode plus mesuré et qui « a surtout un caractère viril […] il est évident que les mélodies doriennes conviennent mieux à l’éducation des plus jeunes [footnoteRef:54] ». [53:  Ibid., p. 274.] [54:  Ibid.]

   Avec la classe des hommes libres et cultivés, et celle des travailleurs, l’héritage des deux Eros se poursuit ici pleinement. Certes, le rôle de la musique consiste alors moins à mesurer ou à contenir le vulgaire, en tirant le thumos vers le noûs, qu’à satisfaire son public en le délassant, tout en contribuant, par ailleurs, à la culture des hommes libres. On devine que deux musiques se profilent : une musique « populaire », liée au divertissement des « travailleurs manuels », une musique « savante », voire « académique », destinée aux « grandes âmes » qui, d’ailleurs, ont le privilège exclusif de profiter de la scholè. Pourtant, la faveur n’en est pas moins accordée à la seconde et à l’Eros céleste. Il s’agit toujours de tendre vers le haut, vers le ciel, vers les astres, les dieux et les Idées. Mais, dans le même mouvement, il s’agit aussi de tendre vers une instance transcendantale dont l’inaccessibilité ne fait que prolonger le désir que porte Eros. C’est bien ce qu’analyse Jean-François Lyotard à propos de la leçon que, finalement, Socrate donne dans le Banquet à Alcibiade en en repoussant les avances. Comme le note J.-F. Lyotard, au « lieu de chercher la sagesse, ce qui est fou, Alcibiade ferait mieux […] de chercher pourquoi il cherche. Philosopher n’est pas désirer la sagesse, c’est désirer le désir [footnoteRef:55] ». [55:  LYOTARD, J.-F., Pourquoi philosopher ?, Paris, P.U.F., 2012, p. 38.]

Après les deux Eros, comparons leur héritage :

II musiques populaires et académiques

Musiques populaires et académiques

Pour reprendre les tableaux diffusés :

1) musiques populaires : transgression d’un genre académique

- au niveau de l’outil : instruments parodiés (ex washboard), façon d’utiliser les instruments parodiée (l’usage canonique est transgressé), scansion d’un espace de pauvreté où la « barrière » liée à un instrument est levée

- au niveau de la hiérarchie des musiciens : plus de structure pyramidale (orchestre symphonique), mais un jeu de la réponse leader/:groupe. Si la pyramide symbolise l’écriture, le dialogue leader/groupe indique une improvisation où un groupe se forge par le jeu de la répétition sa cohésion identitaire, en répondant au leader (à l’inverse du chef d’orchestre). Ici, à l’inverse de l’exécution d’un texte écrit, le travail de l’oreille, de l’oral, prime

2) La structure des musiques populaires

Principe premier : jeu de la réponse (leader/groupe), ce qui génère :

Des espaces harmoniques simples (5’, 3’)

Une dynamique de la répétition (alternance réponses/dialogue)

D’où :

· simplification de ces musiques qui permet un accès immédiat à la pratique « dès que tu sais faire 3 accords, tu peux faire du rock » (propos d’un enquêté dans mon ouvrage sur les pratqiues rock)

· impact, efficacité (pas d’ornements, « de l’énergie brute » disent les rockers)

· désenclavement de la grammaire harmonique (et de son pouvoir symbolique) : retour sur la mélodie, sur le voix propre du sujet (cf JJ thèse de JJ Rousseau )

· abolition de la fixité (partition écrite) au profit d’un espace ouvert où prédomine l’improvisation sur une base mélodique, avec une technique modale (cf gamme de blues) accessible à tous (il suffit d’être capable de combiner la gamme de blues pour entrer d’emblée dans l’improvisation blues)

· système de valeurs : non dans l’interprétation d’une « texte », mais dans l’improvisation ; effets de joute, création et combinaison de figures de style (les « stylèmes ») propres à la communauté concernée et servant de référence à celle-ci. (exemple ; les danseurs de hip-hop joutent et le meilleur sera celui qui pourra enchaîner le plus vite possible un ensemble de figures de bases, de stylèmes, comme « la toupie », etc…)

· retour sut le trame rythmique: répétition, transe, mise en œuvre du corps (par opposition à l’intellect)

· - travail sur le timbre, le « grain de la voix » (R. Barthes), avec une mise en scène des « bruits » du travail (le rythme des machines, de l’usine) alors réappropriés, dédramatisés.

3) en synthèse, pour comparer

Musique « académiques » Musique « populaires »

Espace écrit, réglé, hiérarchisé espace « ouvert », structure souple

d’un groupe qui joue pour lui-même

Exécution d’un texte improvisation

Architecture complexe trame simplifiée

Apprentissage long chacun peut rentrer

immédiatement dans le processus d’impro

travail « mental » travail empirique, primat du corps

clivage musicien expert/débutant/public pas de clivage : situation groupale

avec des processus de ralliement experts/débutants/

musiciens/ public

apprentissage de la « règle » au « faire » apprentissage empirique, tâtonnements, imitations

Tradition écrite tradition orale

On voit que cette confrontation du « populaire » et de « l’académique  pose un problème dès qu’on situe les deux pôles non en termes de genre –le genre classique, le genre rock- mais en termes de dispositif d’apprentissage. Si les formes populaires sont marquées par un apprentissage mimétique, oral, empirique, celui-ci peut-il être « didactisé » dans les référentiels du conservatoire ? On peut apprendre à lire une partition de rock, mais n’aura-t-on pas alors perdu ce qui spécifie le genre rock ? N’a-t-on pas affaire à deux modèles pédagogiques très différents, voire incompatibles ? Ou encore l’instituant n’est-il pas nié dès qu’il est institué ? L’institution des modèles populaires ne va –t-elle pas à leur encontre ?

Ces questionnements trouvent des prolongements dans les théories, très opposées, de P. Bourdieu et T.W. Adorno.

3 BOURDIEU ET ADORNO

Bourdieu

La sociologie de Pierre Bourdieu a alimenté nombre de considérations sur l’éducation et les pratiques culturelles. A la base, le schéma général est celui de cette bi-polarité alors posée entre « classes dominantes » et « dominées ». Les enquêtes de Bourdieu postulent que le jeu « latent » des institutions éducatives consiste à reproduire les inégalités et à servir ainsi la clase « dominante ». Ainsi, par exemple, l’école, sous couvert de formation démocratique, ne fait que reproduire les inégalités sociales « en favorisant les favorisés et en défavorisant les défavorisés ».

L’un des grands concepts de Bourdieu est la fameuse notion d’habitus. Chaque classe sociale chaque groupe social, chaque milieu a, pour citer Durkheim, « une façon de penser, de sentir et d’agir qui lui est propre ». On dira que chaque milieu a des valeurs propres qui lui servent de repères identificatoires, des savoirs, des attentes particulières. Tel est l’habitus.

De la sorte, la conception par habitus interdit a priori toute hiérarchisation. On ne peut pas dire que le savoir et les valeurs que va développer un maçon valent moins que les humanités que va s’approprier l’apprenti philosophe. Mais l’école ne valorise que le second savoir. On notera d’ailleurs que les travaux de Bourdieu se sont accompagnées en éducation d‘un grand débat sur les savoirs : y-a-t-il des savoirs, des univers de savoirs qui seraient prioritaires ou des rapports au savoir qui différeraient selon les milieux, selon les habitus?

Selon Bourdieu, les institutions éducatives et culturelles, l’école, le musées -je rajoute le conservatoire- ,ne transmettent que l’habitus académique , à savoir l’habitus de la classe bourgeoise Or cet habitus ne peut avoir de sens pour ceux qui ne relèvent pas de lui. Ainsi les institutions éducatives et culturelles ne font-elles que favoriser ceux qui partagent le même habitus qu’elles et rejeter les autres. Bourdieu parle ainsi de « violence symbolique » : « tout pouvoir est violence symbolique, toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition par un pouvoir arbitraire d’un arbitraire culture ».

Cette conception, vieille de 30 ans, me semble très problématique, et même dangereuse. D’une part, elle culpabilise le professeur en l’accusant d’être un complice de la domination. D’autre part, elle ne fait que le jeu de ce qu’elle dénonce en favorisant ou en légitimant le non accès à l’habitus dit « bourgeois » pour ceux issus d’habitus dits populaires.

Adorno

Adorno est lui aussi fidèle à un schéma bipolaire domination (le capitalisme d’avant-guerre)/ dominé. La thèse adornienne est que la domination cherche en fait à aliéner l’homme, et ceci au travers de l’économie capitaliste, de l’industrie, des usines….

Or, selon Adorno, cette aliénation correspond, dans la pure tradition marxiste, au monopole de l’appareil économique, technique, industriel dont s’est emparé, depuis la révolution industrielle, la bourgeoisie. Pourtant, note Adorno, il y a un domaine qui avait été relativement épargné par la domination. Il s’agit de ce qui était accordé à un désintérêt –donc non intéressant au niveau financier- et qui avait été légué par l’Aufklärung - les Lumières allemandes : la sphère artistique et la musique.

En fait l’œuvre d’art, et l’on se rappelle de ce que j’avais dit sur le sublime, a un pouvoir de stimuler l’esprit critique , tout simplement par ce qu’elle fait apparaître un autre, ce « contenu de vérité » dont parle Adorno. « Les œuvres d’art disent quelque chose et en même temps le cachent  ». L’art est « une énigme agaçante  », et non un mystère. On se résigne au mystère, on s’abandonne à la loi de son inaccessible secret. En revanche, l’énigme met la pensée en quête de la réponse. Pourtant cette dernière, avec les œuvres d’art, ne sera jamais donnée. « Les œuvres parlent à la manière des fées dans les contes : ‘‘Tu veux l’absolu, tu l’auras, mais il te sera cependant inaccessible’’ ». Pour le philosophe, toute œuvre d’art, digne de ce nom, et on a ici une posture normative –que je partage- fait apparaître une altérité, radicalement « irréconciliée » avec le monde et ce que celui-ci a « déjà approuvé ou préformé  ». Elle a alors une force de contestation. L’art est « antinomie de la réalité empirique qui s’oriente vers la négation déterminée de l’organisation du monde existant  ». Inconnu en soi, l’apparaissant que fait surgir l’œuvre n’a pas d’équivalent : il ne peut être échangé et s’affranchit ainsi de la valeur même de l’échange propre à la domination capitaliste. « L’art se transforme en idéologie lorsque, image du non-échangeable, il suggère l’idée que tout dans le monde ne serait pas échangeable ». Il rend possible autre chose, un autre rapport au monde. « Les œuvres d’art anticipent une praxis qui n’a pas encore commencé et dont personne ne serait capable de dire si elle avalise ses traites  ».

On se rend compte que les œuvres qui ont un tel pouvoir de mise en marche de la pensée, d’incitation à l’esprit critique, à la raison kantienne  ( c’est le fonctionnement de l’Eros Cémleste, appliqué à tendre vers un autre (syrrinx) sans y parveneir, sont finalement les grandes créations, ce que G. Snyders nomme les « grandes œuvres d’art », à savoir celles qui, éternellement, ne peuvent s’épuiser dans les interprétations, les analyses. Elles sont ce qui entretient un pouvoir vif de mise en pensée. On pourrait alors dire que ces œuvres sont celles du patrimoine, de la tradition puisqu’elles ne s’épuisent pas dans la tradition et qu’elles sont éternellement vives. Il y là, dans cette irréductibilité fondatrice de l’œuvre une conception « verticale » que défend Adorno : l’oeuvre comme fondement de la pensée, comme ferment de l’émancipation humaine.

Or si, selon Adorno, les œuvres étaient le dernier point de résistance dans un monde où l’industrie a tout capturé et tout aliéné. Mais un drame s’est produit avec l’industrie du disque, la radio: la domination a commencé à s’en prendre à la culture, à capturer l’art , à le marchandiser pour en faire un produit de consommation.

Or, loin d’un simple marché, la puissance illimitée de l’industrie culturelle a renversé le potentiel critique ou d’émancipation que pouvaient assurer les oeuvres pour en faire un matériau d’asservissement radical. Ceci, Précisément en diffusant des genres accommodés au format technique du disque, de la radio. Or cette industrie culturelle ne donne pas du côté « schoenberg », déjà parce qu’elle vise et fabrique un public de consommateurs à satisfaire, à ne pas déranger par l’énigme du « contenu de vérité » des œuvres d’art. C’est ainsi que cette industrie culturelle va récupérer ce qui plaît, et ce qu’on pourrait nommer les formes « populaires » (la java, le jazz, la chanson…)

On comprend le rejet d’Adorno envers les formes populaires, les musique faciles, ce qu’il perçoit dans le jazz, dans la variété. Bien évidemment, ce rejet est très sévère, et selon moi, surtout à propos du jazz, absolument injuste. En revanche, il ne me semble pas infondé si on l’applique au répertoire des émissions de variété, à certaines « compositions » des rappeurs « bling bling » dont la couverture médiatique me semble en proportion inverse avec leur capacité à pouvoir formuler une seule réflexion.

L’argument adornien peut se résumer ainsi : les musique de masse sont totalement aliénante parce que :

1) elles sont tonales, et transmettent l’idée de la hiérarchie tonale

2) elles sont répétitives et conditionnent ainsi l’humain aux rythmes du travail, des usines.

3) Elles ne créent aucune étrangeté, aucun sentiment de vertige sublime, condition de l’esprit critique. Elles sont régies par le principe de conformité à l’attente (la demande au sens économique) générée par l’industrie de la culture.

Aussi, si cette industrie culturelle a été imposée par le marché, par la domination de la classe bourgeoise, elle se retourné contre celle-ci et contre l’humanité. Car en fabriquant un matériau d’aliénation, d’une part l’industrie culturelle a aliéné les masses, mais elle s’est aussi aliénée à son propre objet. Ce qui est perdu, radicalement perdu, n’est autre que la capacité d’esprit critique.

Adorno et Bourdieu partent, finalement d’une même analyse ; la culture, au sens de société, est un lieu de domination, avec de jeux de dépossessions, d’aliénations.

Mais là où Bourdieu voit un habitus de la classe dominante, à savoir dans les grandes œuvres d’art, dans ce qui hérite des Lumières, Adorno situe au contraire l’héritage du seul point de résistance, de lieu de l’esprit critique, de ce qui pourrait contrecarrer la domination. On comprendra la côté très injonctif de l’esthétique adornienne qui appelle à transmettre ce point à retrouver cette tension vive et critique que garantissent les œuvres d’art, leur contenu de vérité questionnant. Là où Bourdieu avance un habitus qui doit être relativisé par rapport aux autres habitus dominés, Adorno rappelle l’inverse : la culture héritée des Lumières est en fait le seul lieu d’émancipation. Pour l’un il n’y a qu’un signe de la domination bourgeoise, pour l’autre ce qui garantit au contraire la lutte contre cette domination.

Finalement on voit ici s’affronter deux conceptions : celle d’une société générale composée d’habitus différents, et présupposant qu’on ne peut légitimer l’habitus alors conféré à de la classe bourgeoise, qui chercherait, par les appareils éducatifs, à imposer sa violence symbolique. Le modèle en transmission de la culture serait alors d’enseigner - mais comment le faire ?- au sein d’une seule institution donnée, tous les habitus. C’est le modèle horizontal. Faisons du rap, du classique, du rock et du baroque, mais comment concilier ceci ? En effet, ces différents modèles supposent aussi, dans leur jeu instituant, des modes d’apprentissage très différents. .

La seconde conception est au contraire celle de la « tradition », mais sur la mode adornien - qui récuserait ce terme-, en postulant qu’il y a un lieu d’humanisation et d’émancipation, absolument nécessaire et essentiel : celui de la pensée critique, alimentée par l’art, par les « grandes oeuvres », telle que cette pensée s’est engagée depuis les Lumières.

4 Fichte et Durkheim

Deux conceptions de la culture : « horizontale » et « verticale »

Pour introduire ces deux conceptions, les propos du philosophe Johann Gottlieb Fichte sont éclairants lorsqu’il parle de l‘idée de nation dans ses « Discours à la nation allemande ». Bien évidemment, il faut en relativiser les intitulés.

Fichte discerne d’une part la nation-contrat. Une nation, et l’on dira une culture, ne se constitue que par un pacte social de l’être-ensemble, que par un « contrat social » pour lequel on reconnaît immédiatement l’influence rousseauiste. Ici, on a une idée qui est celle du « cosmopolitisme » ;

Le contrat social peut alors fédérer, réunir toutes les particularités individuelles, toutes les micro-composantes individuelles liées à tel ou tel groupe, à telle ou telle classe, à telle ou telle « minorité ». On pourrait dire que, ici, la conception est celle d’un réseau, d’une modèle horizontal où peuvent se réunir toutes les micro-composantes des cultures liées aux groupes, aux familles, aux origines, pourvu qu’elles restent fédérées par un principe commun, qui est celui du contrat social. On mesure que, sous la condition de ce principe fédérateur, la vue est celle d’un englobement croissant de toutes les particularités culturelles . Cet englobement, selon Fichte, est le destin même de l’humanité où de plus en plus de cultures différentes vont être appelées à se métisser, à se rencontrer. On pourrait dire qu’il s’agit ici d’une vue fondée sur l’avenir, sur le progrès, sur une sotériologie universalisante, sur ce qu’on pourrait nommer une avancée vers la mondialisation.

Il reste toutefois à définir avec plus de précision ce principe commun. Nous le verrons plus tard, notamment avec Durkheim. Avançons tout de suite que le risque est ici celui d’une dispersion où « tout est dans tout », ou tout est confondu ou juxtaposé, bref, ce que Durkheim nommait l’anomie, à savoir un éclatement disparate en individualités « désocialisées ».

L’autre conception dont parle Fichte est celle de la « nation-génie ». Le regard n’est plus tournée vers le progrès au bénéfice d’un « métissage mondialisant », mais vers la tradition, vers ce qui fonde une culture, vers l’essence d’une nation, vers le sol fondateur d’une identité culturelle.

Quelque part, il ne s’agit pas d’adhérer ou de refuser un pacte ou un contrat destiné à lier diverses personnes, mais de considérer que, malgré nous, nous sommes jetés dans une histoire culturelle qui nous fonde, qui nous dépasse, et de porter alors l’accent sur les fondations de cette histoire. On retrouvera d’ailleurs là un large part le concept d’autorité envisagée par H. Arendt, que j’avais évoqué : l’autorité est l’élément fondateur du sol culturel où nous sommes, elle s’impose naturellement à nous, comme la langue maternelle.

On mesure d’emblée qu’ici la vue n’est pas « horizontale », mais « verticale », orientée sur la tradition, sur la transmission du sol fondateur qui particularise une identité culturelle. Le risque, bien évidemment, est celui d’une conception normative de ce sol, et d’une ségrégation envers ceux qui ne lui correspondraient pas.

Face à ces deux conceptions ; le progrès par extension « horizontale » et la tradition « verticale », on peut reconnaître les grands débats qui ont animé et continuent d’animer la question des méditations culturelles.

D’un côté, celui des partisans de l’horizontalité, dont la critique s’opère à l’encontre de ce qui garantissait la tradition, dont la tradition « académique », jugée comme sectaire, réactionnaire. On pourra par exemple évoquer J. Dubuffet et son petit pamphlet sur « l’asphyxiante culture ». Dubuffet en veut à « l’académie » pour préconiser une pratique immédiate de l’art pour tous par tous, à commencer par l’art brut. Peut-être là faut-il voir ce qu’on nomme les « arts populaires » ?

De l’autre coté, celui des partisans du modèle vertical. On pourra reconnaître les partisans d’un retour à l’autorité, à la fondation de la culture. Peut-être là, dans le dispositif de transmission de la tradition, dispositif marqué par l’écriture, faut-il voir ce qui est le propre des « arts académiques » ?

Les apports durkheimiens : la dynamique instituant/institué

Entre ces deux conceptions, il faudrait évoquer les travaux du sociologue français E. Durkheim, qui semblent fournir une instance médiatrice. Rappelons que Durkheim analyse la société française de son époque, à savoir de la fin du XIXème siècle.

Pour Durkheim, la société française, et même européenne, va dans le sens d’un éclatement, d’une diversification en sous-groupes culturels. Ceci provient :

-de la division du travail (thèse de D), où apparaissent des activités de plus en plus parcellaires, ponctuelles

- de phénomènes de migration des populations (exode rural, immigration de polonais dans e nord, etc ;;;)

Ainsi la société va dans le sens d’une division croissante, marquée par les groupes culturels de plus en plus diversifiés. Mais loin d’un danger, Durkheim, reprenant d’ailleurs là une idée d’Auguste Comte, voit là une garantie de richesse : « plus un corps est évolué, plus il est composé d’organes différents, il en va de même pour la société ». La vue de Durkheim sera celle d’une promotion des « cultures particulières » : celles du groupe ou du milieu d’appartenance, celles du milieu familial où l’enfant est destiné à vivre. Mais en même temps, encore faut-il que ces groupes puissent fonctionner ensemble pour former l’entité générale qu’est la société. Cette condition est assurée par ce que Durkheim nomme « la conscience collective ». C’est cette conscience collective qui nous permet d’être ensemble, qui définit une morale collective spécifique, bref une culture.

L’analyse de cette conscience collective mérite d’être retenue, car elle instaure une perpective dynamique entre la conception « horizontale » et celle « verticale ».

D’une part, cette conscience collective est le fruit de la coalescence des représentations sociales, des représentations propres à chaque groupe. Chaque groupe éprouve des besoins, forge des représentations qui lui sont propres. Ces besoins vont se regrouper dans un besoin plus général qui va ensuite se cristalliser comme fait de la conscience collective. On pourrait dire que ces représentations et besoins issus des groupes, des cultures particulières, ont une valeur instituante, et que cette valeur instituante se heurte aux valeurs instituées pour devenir ensuite une valeur instituée.

Ce serait donc le modèle horizontal, métissé, qui serait le ferment de l’institution culturelle. Mais ce ferment se solde finalement par une autorité verticale : la conscience collective. Quelque part, on pourra dire que, entre la culture d’appartenance et la culture de la tradition générale, entre la culture du milieu particulier, ce que je vais nommer la « vernaculaire » -(en référence à Labov) et la culture « académique », se joue un mouvement que Durkheim définit en termes d’instituant et d’institué.

La question : si la patrimoine est institué par définition, formalisé, la prise en compte de l’instituant ne peut se faire sans instituer celui-ci. Dès lors enseigner les cultures émergentes dans de l’institué c’est possible, mais une fois didactisées, prises dans la forme scolaire, elles deveniennent nécessairement instituée, et l’instituant reste au dehors, à moins de renoncer aux institutions….Paradoxe, mais ce qui importe n’est pas de la résoudre, mais de voir les enjeux qui l’ont dondé, depuis les deux Eros