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Gramática griega de Arnauld et Lanzelot.
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Y
"^GRAMMAIREGNRALE ET RAISONNE
DE PORT-ROYAL,PAR ARNAULD ET LANCELOTj
Prcde d'un Essai sur l'Origine et les Progrs
de la Langue Franoise
,
Par m. PETITOT, Inspecteur-Gnral de TUniversit Impriale;
Et suivie du Commentaire de M. Duclos, auquelon a ajout des Notes.
SECONDE DITION.
I
A PARIS,Chez BOSSilNGE et MASSQN, Libraires de S. A. I.
et R. Madame Mre, rue de Tournoii; N 6.
i8xo.
AUG - 1 1967
AVIS PRELIMINAIRE.
rLes progrs et la dcadence d'une languesont insparables des progrs et de la d-
cadence du got. Pour s'assurer de l'tat
d'une langue , il faut examiner si , depuis
sa fixation , l'on n'a point altr son g-
nie , en introduisant de mauvaises cons-
tructions, en inventant de nouveaux mots,
en dtournant l'acception des termes ad-
mis j en confondant les genres de style :
voil les signes auxquels on reconnot la
dcadence des langues. La syntaxe est lamme
,quoique la langue ait chang.
On trouvera dans Snque et dans Siliusdes morceaux aussi corrects
,quant la
syntaxe, que les passages les plus admirs
des Catilinaires et de l'Enide ; et cepen-
dant la langue de Snque et de Silius
n'toit plus celle de Cicron et de Virgile.
C'est sous ce rapport que j'ai considr la
langue franaise.
Oblig de parler d'une multitude d'au-
teursyj'ai d tre avare de citations. Je
les ai donc bornes celles qui toient
absolument ncessaires pour marquer les
cliangemens arrivs dans la langue. Quel-
quefois un grand crivain ne m'en a fourni
aucune, parce qu'il et t impossible de
rapporter un passage isol. J'ai plusieurs
fois cit des vers , moins souvent de la
prose. A peu d'exceptions prs ^ la proseperd tre offerte par fragmens 5 les beaux
vers n'ont point ce dsavantage.
La Grammaire gnrale de Port-Royal
n'est point faite pour l'enfance. Les deux
hommes clbres qui l'ont compose
,
l'ont destine la jeunesse. Lorsque l'on
possde les lmens des langues anciennes
et de sa propre langue, on a besoin, pour
se perfectionner , d'tudier les principes
gnraux de la Grammaire raisonn^e.
L'Essai que j'ai os joindre ce chef-
d^uvre, est fait dans la mme intention.Il a pour but d'indiquer le gnie de la
langue franoise , dont Arnauld et Lan-
celot ont fix les rgles gnrales.
ESSAI
ESSAISUR
UORIGINE ET LA FORMATION
D E
L L.\JsT,UE FRANOISE.
Jtlusieurs savans et quelques pliilosoplies
modernes ont fait des recherches sur Torigine
des langues. Les premiers , soit en tudiant les
hiroglyphes gyptiens , et les monumens les
plus anciens de l'Asie , soit en consultant les
voyageurs sur les divers idiomes du Nouveau-
Monde , ont march d'analogie en analogie,
et se sont flatts d'avoir trouv les traces d'une
langue primitive. Mais la diversit de leurs sys-
tmes, le peu d'accord de leurs opinions , mmedans les points o ils auroientpu se rapprocher
davantage , prouvent que , si leurs travaux ont
t de quelqu'utilit pour claircir des doutes
sur les peuples anciens, ils n'ont presque fait
A
faire aucun pas vers le but qu'on s'toit pro-
pos. Du moins leurs sentimens toient fcndssur quelques traditions historiques; on n'y trou-
voit point cette incertitude vague o l'on tombe
toujours lorsqu'on ne faisonne que par hypo-
thses. Les philosophe#ne furent point aussi
laborieux , et n'eurent pas le mme scrupule.En supposant une poque o les hommes furentdans Ftat naturel ^ vcurent isols dans les
dserts , il fut facile de composer en ide l'di-
fice de la socit. On calcula, sans peine, l'in-fluence que les besoins et les passions deshommes
avoient pu avoir sur la formation de l'ordre so-
cial. L'homme livr lui-mme , cherchant sa
nourriture dans les forts , souvent expos en-
manquer , fuyant devant tous les objets nou-
veaux qui se prsentent ses regards , impi-
toyable avec les tres plus foibles que lui, sur-
tout lorsque la faim le dvore , se fatigue enfin
de cette vie errante. Quelques rapprochemens
se font. L'esprit de famille s'introduit ; on se
runit pour la chasse. Bientt on sent qu'il est
plus avantageux d'lever des animaux , de les
multiplier, que de les faire prir aussitt qu'on
s'en est rendu matre. Les peuples pasteurs
se forment. Quelques hommes font des planta-
tions \ des voisins jaloux s'emparent du fruit de
(3)leurs travaux ; ils s'unissent pour les dfendre ,ils tracent des limites, et la proprit est recon-
nue. Telle est la gradation que les philosophes
ont imagine , en se bornant faire des conjec-
tures sur les commencemens de la socit, sans
consulter les traditions religieuses, ni les tra-
ditions historiques. De l, leur mtaphysique,
qui n'est fonde que sur des suppositions, leurs
systmes aussi faux en politique qu'en morale
et en littrature , l'ide d'un contrat par lequel
les hommes ont stipul leurs droits en se met-tant en socit^ de l aussi leurs erreurs sur
l'origine des langues.
En partant de cette hypothse, J. J. Rousseaua cpmpos , d'aprs son imagination ardente ,une thorie idale des langues primitives. Aprs
avoir fait passer les hommes l'tat de famille ,il cherche comment ils ont pu attacher des ides
diverses modifications de sons. Selon lui , si
les hommes n'avoient eu que des besoins, ils
auroient bien pu ne parler jamais. Les soins de
la famille , les dtails domestiques, la culture des
terres , la garde des troupeaux , enfin les rap-
ports ncessaires entre les individus , pouvoient
s'effectuer sans le secours de la parole. Les gestes
suffisoient. La socit mme pouvoit se former,et acqurir un certain degr de perfection ,
(4 )indpendamment de Texistence des langues; les
arts pouvoient natre dans cette runion d'hom-
mes muets , et le commerce pouvoit s'tablir
enti 'eux. Lespassionsseules, poursuitRousseau,
ont produit le langage des sons. Les besoins loi-
gnent les hommes plus qu'ils ne les rapprochent;
les passions les runissent; et pour donner quel-
que probabilit cette opinion , le philosophe
de Genve met l'amour au premier rang des
passions , car il et t absurde de dire que la
haine , la colre , l'envie pouvoient rapprocher
les hommes.
Il est assez difficile de se former l'ide 4'une
socit d'hommes sans passions , quand mmeonrloigneroitlemoinspossibledelW
(5)n'a-t-il pas remarqu que les sourds et muets
ne doivent cette facult qu' leurs instituteurs,
qui , eux-mmes , ne tirent leur mthode d'en-
seigner que d'une langue dj forme ?
Les besoins des hommes , leur foiblesse leurnaissance et pendant les premires annes de
leur vie , la tendresse des pres et des mres
pour leurs enfans , sont , avec la piti que Dieu
a grave dans nos curs , les moyens dont il
s'est servi , pour runir les humains , ds le
moment de la cration ^ moyens qui prouventassez l'incrdulit la plus obstine
,que la
destination des hommes fut d'tre en socit.
Rousseau (i) pense au contraire que l'homme
de la nature est sans commisration et sans
bienveillance pour ses semblables , et qu'il est
de son instinct , lorsqu'il veut pourvoir ses
besoins physiques , d'tre dans l'isolement le
plus absolu. C'est donner une bien mauvaise
ide de Vtat naturel que le philosophe sem-
bloit regretter. Mais o n'entranent pas l'es-
prit de systme et l'abus des talens ?
L'amour seul a donc , si l'on en croit Rous-
(i) Rousseau n'a point parl ainsi dans le Discours shr
Vingalit. On sait qu'il s'est souvenfr contredit.
(6)seau, runi les hommes et produit les languesprimitives. Passons l'application qu'il fait lui-
mme de cette thorie , et voyons si , malgr lecharme dont il cherche embellir son opinion
,
il ne tombe pas dans de nouvelles erreurs et
dans des contradictions auxquelles il ne peut
chapper.
Il l'ait une distinction entre la formation des
langues mridionales et la formation des langues
du nord. Au midi , les familles parses sur unvaste territoire o tous les fruits venoient sans
culture , o la douceur du climat dispensoit les
hommes de se vtir,o rien n'obligeoit au travail,
vivoient dans la plus douce scurit , et dans
l'ignorance de tous les maux. Ces mortels heu-
reux n'avoient pas besoin du langage des sons
pour exprimer des ides qu'ils ne se donnoient
pas la peine de former. Il est inutile d'observer
que , dans cet Eden imagin par Rousseau , les
hommes avoient se garantir des attaques desbtes froces qui y abondent , et qu'un soleil
brlant les dvoroit une partie de l'anne. Je
laisse sa brillante imagination s'exercer sur des
peintures riantes, et j'arrive l'poque o
les langues doivent 'leur origine l'amour.
No^erre auroit srement fait une scne de
pantomime trs -jolie sur ce sujet j mais je
(7)doTite qu'il et surpass Fauteur du Devin du
Village, >
Les puits creuss dans ce pays un peu aride ,toient les points de runion de la jeunesse,
ce L , dit Rousseau, se formrent les premiers
y> rendez-vous des deux sexes. Les jeunes filles
venoient chercher de Teau pour le mnage ;y> les jeunes hommes venoient abreuver leurs
33 troupeaux. L , des yeux accoutums aux
y> mmes objets ds l'enfance, commencrent 33 en voir de plus doux. Le cur s'mut ces
33 nouveaux objets ; un attrait inconnu le rendit
33 moins sauvage j il sentit le plaisir de n'tre
33 pas seul. L'eau devint insensiblement plus
33 ncessaire, le btail eut soifplus souvent 5 on
"3 arrivoit en hte, et Ton partoit regret. Dans
33 cet ge heureux o rien ne marquoit les
33 heures , o rien n'obligeoit les compter , le
33 temps n'avoit d'autre mesure que l'amusement
33 et l'ennui. Sous de vieux chnes vainqueurs
53 des ans , une ardente jeunesse oublioit par
33 degrs sa frocit ; ons'apprivoisoit peu peu
33 les uns les autres 5 en s'efforant de se faire
33 entendre , on apprit s'expliquer. L, se firent
3> les premires ftes, les pieds bndissoient de
33 joie , le geste empress ne suffisoit pins, la
33 voix l'accompagnoit d'accens passionns j le
(8) plaisir et le dsir , conrondus ensemble , se
35 faisoient sentir la fois. L, i'ut enfin le y rai
berceau des peuples ; et du pur cristal des
n fontaines sortirent \q%premiersfeu de Pa-
y> mour w.
Il ne manqneroit rien cette charmante
idylle , si lesJeux de l'amour qui sortent du
cristal des fontaines ne portoient pas l'em-
preinte de la reclierche et de Taffectation qu'on
reproche justement plusieurs crivains du dix-
huitime sicle. Examinons plus srieusement
les faits supposs par Rousseau, et n'oublions
pas que ces jeunes gens si dlicats, ces .jeunes
filles si coquettes , ne savent point parler.
L'amour, tel que vient de le peindre Rous-
seau , ne peut natre que dans une socit dj
perfectionne. Il a besoin,pour se dvelopper,
d'une dcence de murs , sans laquelle on ne
peut le concevoir. La vie sdentaire, les occupa-
tions paisibles , les soins maternels qui s'ten-
dent jusqu'aux dtails les plus minutieux , 1^^
modestie, la timidit , l'innocente coquetterie ,
qui peut s'y joindre , tout cela est ncessaire
pour donner aux jeunes filles le charme qui
inspire un amour dlicat. Quand on se ren-
contre on rougit 5 les yeux expriment ce que la
parole ne peut rendre j on cherche se revoir ;
(9)les entretiens se prolongent; les rendez-vous
se donnent sans qu'on s'en aperoive; on aime,
on est aim , et Thymen couronne enfin des
feux si purs. C'est ainsi que , dans La Gense ,
sont racontes avec une touchante simplicit les
amours de Jacob et de Racliel , et l'entrevue
du serviteur d'Abraham et de la jeune Rebecca,
qui dut un acte d'humanit le choix glorieux
qu'on fit d'elle pour Isaac.
L'espce de sauvages dont parle Rousseau ,
qui n'avoient pas mme l'usage de la 'parole,pouvoit-elle prouver et inspirer les sentimens
que je viens de dcrire ? A supposer qu'unepareille peuplade ait pu exister , les besoins
physiques n'toient-ils pas l'unique rgle de ses
liaisons grossires ?
Au lieu d'attribuer l'amour l'origine deslangues, Rousseau
,puisqu'il vouloit faire un
systme , n'auroit-il pas d dire que les pre-
mires paroles humaines furent produites par
des adorations l'tre-Suprme , par la com-
misration grave dans le cur de l'homme,
et par le besoin que le foible put avoir du fort ?
Ces sentimens doivent prcder l'amour. Le
systme n'et pas t plus juste , puisquq , commej'espre bientt le dmontrer, la facult de
parler nous a t donne lors de la cration \
( )
mais , en adoptant cette dernire hypothse , il
et t moins draisonnable. Ce qui pourroit
encore contribuer prouver Terreur dans la-
quelle est tomb Rousseau , c'est que la langue
des amans ne peut tre jamais une langue
usuelle. Tout le monde sait combien elle est
borne. Quoique les romanciers aient cherch
retendre , il n'en est pas moins vrai qu'elle
ne roule que sur un trs-petit nombre d'ides ,et qu'elle emploie les mmes expressions jusqu'
la satit. Ainsi les amans seuls auroient parl,
et le reste de la peuplade et t muet. Il yauroit eu , comme en Egypte , un langage mys- *
trieux qui n'auroit t compris que par les
initis , avec la seule diffrence, que les jeunes
garons et les jeunes filles auroient t les doc-
teurs, et les vieillards lesignorans. Je n'ai pas
besoin de pousser plus loin les consquences.
Mais , auroit-on pu dire Rousseau , vous
a^z suppos un pays o les hommes n'avoientpresqu'aucun besoin, puisque le climat toit
doux , et puisque la terre , sans tre cultive ,leur donnoit une subsistance abondante. Onpourroit, en adoptant la base de votre systme,
vous accorder que les hommes ont pu y vivrequelque temps sans parler. Comment appli-querez-vous votre thorie aux pays froids o
( )la nature ne donne ses bienfaits qu'aux travaux
obstins des hommes runis ? Rousseau a senti
toute la force que pouvoit avoir cette objection,
et il Ta prvenue, en convenant que , dans le
nord , les langues ont pu tre formes par les
besoins. D'aprs cette ide , il pense que dans
le midi, les premiers mots furent : aimez moi y
et dans le nord : aidez-moi. Del , il conclut
que les langues primitives du midi sont har-
monieuses et potiques , et celles du nord ,
dures et barbares. Il ajoute , en faveur des
langues mridionales,qu'elles sont pleines de
figures , et il s'exagre l'effet que devoit pro-
duire Mahomet , en annonant l'Alcoran dansla langue arabe.
Sans m'arrter la contradiction du systme
gnral, pos d'abord par Rousseau , et l'im-
mense exception qu'il a cru devoir y faire , j e mecontenterai d'observer que les langues les plus
anciennes du midi ne sont pas plus douces que
celles du nord. L'arabe , que Rousseau regarde
comme une langue loquente et cadence, estun des idiomes les plus rudes qui existent. Cha-que mot radical est compos de trois consonnes
,
sur lesquelles on met des signes qui ne se rap-portent qu' trois de nos voyelles. On sent quelleharmonie doit avoir une langue oii l'on cotnpte
( 12)
vingt-neuf consonnes. Quant au style figur
que Rousseau admire dans les crivains orien-
taux , et dont il se sert pour prouver que les
langues du midi ont d leur naissance aux
passions , il me suffira de rappeler que les
anciennes langues du nord toient pleines
d'images , et je ne citerai que les Po'mes d'Os-
sian qui sont connus de tout le monde.
Avant de discuter , avec soin , toutes les par-
ties de ce systme idal,j'aurois pu facilement
n'en point admettre la base. En effet, il est
fond sur 'opinion toujours soutenue par le
philosophe de G^nh^e, que l'homme n'est pas
n pour tre en socit5qu'il a exist une poque
o il vivoit dans l'isolement, et qu'en se rappro-
chant de ses semblables, en se donnant un gou-
vernement , il a fait un contrat o il a conserv
ce que Rousseau appelle ses droits naturels^ hy-
pothse dangereuse en politique , susceptible des
plus funestes interprtations , et qui peut don-
ner lieu d'horribles bouleversemens. Depuis
long-temps les bons esprits ont rejet cette sup-
position absurde , et se sont accords recon-
notre que l'homme est un tre sociable , et qu'il
n'a jamais pu vivre qu'en socit. Il m'auroit
donc suffi de nier la probabilit de l'hypothse 5
mais j'ai voulu prouver qu'en accordant, pour
( i3)
quelques instans, Rousseau, le principe d'o
il tire ses consquences , 41 toit possible de les
combattre , et de montrer , qu'avec l'imagina-
tion la plus vaste , le plus grand talent pour la
dialectique , on ne peut s'empcher de s'garef
lorsqu'on abandonne tous les sentiers battus
,
pour se prcipiter dans le vague des thories.
Comme les ouvrages de Rousseau sont plusgnralement lus que les livres moins bien crits
de Condorcet et de Condillac, j'ai cru devoir
examiner son systme,prfrablement ceux
de ces deux philosophes. Condorcet et Con-
dillac, employant la mme supposition , il estinutile de discuter les opinions qu'ils en font
driver. Condorcet admet , comme Rousseau ,Vtat de nature y suivi d'un rapprochement qui
a produit l'tat de socit. Condillac, plus cir-
conspect , parce qu'il toit charg de l'duca-
tion d'un prince catholique , semble croire aux
traditions de l'Ecriture 5 mais il suppose que
deux enfans ont t abandonns , qu'ils ont
vcu sans aucun secours \ et c'est sur ces deux
tres imaginaires qu'il fait l'essai de sa thorie 5
c'est , en d'autres termes ', admettre Vtat na-
turel .^ l'homme. Il sufft , comme je l'ai dit
,
de nier cette supposition dnue de preuves,
pour en dtruire les consquences.
( H)L*tat de socit et la facult donne
rhcmme d'exprimer ses ides par des paroles,
sont dpendans Tun de l'autre, et ne peuvent
se sparer. En prouvant que l'homme a parlds qu'il a t cr , on prouvera donc , en
mme temps , qu'il a toujours t en socit.J'admettrai encore une fois L'tat de nature
^
pour dmontrer l'impossibilit de ses cons-
quences. Je suppose que quelques hommes quiont toujours vcu dans l'isolement, se runis-
sent par leurs passions , comme le veut Rous-seau , ou par leurs besoins, comme le soutien-nent les autres philosophes modernes. Je con-
sens qu'ils puissent donner un nom l'arme dontils se servent la chasse , l'arbre sous lequel
ils dorment , l'animal contre lequel ils com-
battent : voil le substantif* physique trouv. Ils
pourront mme , aprs beaucoup de temps ,qualifier ces trois objet's , non point d'aprs
une ide mtaphysique , mais d'aprs les effets
que ces objets produisent sur la vue , le toucher,
l'ouie et l'odorat. Ainsi les adjectifs grand ypetit y dur , mou , pourront exister.
Mais comment les "hommes imagineront-ils
le verbe ? Le verbe tre , lorsqu'il ne sert que ff>
liaison au substantifet l'adjectif, ne sera point
leur usage. Au lieu de dire l'arbre estgrand y
( 5)
La pierre est dure , ils diront, Varbre grand ^la pierre dure.
Des milliers de sicles ne suffiront pas des
tres si peu difrens des animaux , et qui n'o-
bissent qu' un aveugle instinct, pour expri-
mer , d'aprs les premires rgles du verbe
,
Vactiouy soit de l'esprit, soit du corps, subdi-
vise en autant de parties qu'il y a de mouve-
mens aans l'homme. Pour rendre les mouve-
mens de courir , de marcher , de toucher , de
regarderypar les verbes les plus aiss trouver,
puisque l'action se renouvelle sans cesse , il faut
tre parvenu dfinir cette action. Or, quelles
oprations de l'esprit ne faut-il pas pour d-
finir? Il faut concevoir, juger, et raisonner (i).
Combien de fois le verbe n'est-il pias employ
dans ces trois oprations? Il est donc impos-
sible l'homme de faire aucune dfinition sans
le secours du verbe (2). Ainsi, le verbe seroit
absolument ncessaire l'invention du verbe5
(1) Le. discours o le verbe est employ , est le discours
d'un homme qui ne conoit pas seulement les choses , mais
qui en juge et qui les affirme. Gram, gn,
(2) L'objection des sourds-muets tombe -'d'elle-mme,
puisque, ds qu'ils sont avec des hommes qui parlent , ils
apprennent intrieurement une langue complte.
( 16)
Ol seroit forc , pour arriver aux lmens de
cette science , d'en connotre auparavan t la tho-
rie (i). Supposition inadmissible, qui prouve
que les partisans de Vtat natureL tombent
sans cesse dans un cercle vicieux , d'o ils ne
peuvent sortir. Donc le don de parler nous a tfait , lors de la cration, par Dieu, qui a voulu
que l'homme fut un tre pensant et sociable (2).
Je n'ai pas cit les plus grandes difficults
d'une langue ainsi forme. Des hommes , aussi
dpourvus d'intelligence, inventeront- ils ces
combinaisons admirables des verbes,
qui,
sous le nom de conjugaisons et de temps , ex-priment le prsent , le pass et l'avenir ? Je le
rpte, cette facult , dont jouit l'homme, d'ex-
primer ainsi les plus secrtes oprations de son
esprit, ne peut tre qu'un prsent de la Divinit.
(i) Dans le Discours sur l'ingalit , Rousseau , qui n'a-
voit pas encore fait le trait que je viens d'examiner , dit :
Q^ue laparole parat avoir tfort ncessaire pour tablir
la parole.
(2) Buffon pense quePKomme a toujours parl. L'homme,
y> dit-il , rend par un signe extrieur ce qui se passe au-de-
dans de lui j il communique sa pense par la parole ; ce
signe est commun toute l'espce humfiine ; l'homme-
sauvage parle comme l'homme polic , et tous deux plir-
lent naturellement et parlent pour se faire entendre .
Que
(17)Que dirai-je des substantifs qui expriment
des objets mtaphysiques , tels que raison y ju-
gement ^ bont y vertu , etc, , et des verbes qui
n'ont aucun rapport aux mouvemens de notre
corps , tels (\vxejuger , rflchir , penser , etc, ?
Je n'ai pas besoin de multiplier les dificults.
J'abandonne les liyppthses , et pour pousser
plus loin la conviction , je ne m'en rapporte
plus qu'aux objets qui existent , et qui frappent
continuellement nos yeux. C'est en les obser-
vant sous ce nouveau point de vue , que je
parviendrai donner la preuve incontestable
que les hommes ont toujours parl.
Tout tre existant dans l'univers , et dou du
sentiment , a des organes plus ou moins perfec-
tionns. Tous ces organes ont leur usage , soit
pour l'existence , soit pour la conservation ,soit pour la destination future de l'individu.
Si quelqu'un de ces tres a quelque organe im-
parfait , ou en est priv , l'exception confirme
la rgle gnrale , puisque l'individu supple
cet organe , ou perd , par cette privation
,
les avantages accords son espce (i).
(i) Quoiqu'un, monstre tout seul , dit Mallebranche , soit
un ouvrage imparfait, toutefois lorsqu'il est joint avec le
reste des cratures , il ne rend point le raide imparfait ou
indigne de la sagesse du Crateur.
B
( i8 )
Or personne ne peut rvoquer en doute querhomme ne reoive en naissant Torgane de laparole. Cet organe lui a t donn pour penser
et pour parler. L'inutilit de cet organe porte-
roit croire que riiomme seroit sorti imparfait
des mains du Crateur , et qu'il se seroit perfec-
tionn de lui-mme : cela contredit toute opi-
nion raisonnable ^ cela est dmenti par tous les
tres vivans que nous voyons profiter de la
totalit de leurs organes.
Ce qui a t accord au plus vil insecte , et
t refus l'homme ! La proposition est par
trop absurde.
L'bomme , naissant avec le don de la parole,
a donc toujours parl. S'il a toujours parl , il
a toujours t en socit. Utat naturel n'a
donc jamais exist.
Les savans ont remarqu que dans les plus
anciennes langues du nord , et principalement
dans le celte , les substantifs usuels ne s'expri-
moient que par un seul son. La langue arabe
qui , malgr son antiquit recule , n'a aucune
affinit avec le celte, en dilffe essentiellement
sous ce rapport. Presque tous les mots radi-
caux sont composs de trois consonnes , ce
qui suppose trois sons. Mais une espce de
mots qu'on peut regarder comme inhrente
^.
( i9)
i'tat social , puisqu'elle exprime la posses-
sion et la proprit , les pronoms possessifs ne
sont figurs que par une seule lettre qu'on
met Ja fin du nom substantif. Ainsi , pourrendre ces ides : Ma chambre , ta chambre ,sa chambre y on ajoute au mot CXa>^ q^^i signi-
fie chambre , les lettres (^^ et ^ , et l'oncrit (jr^, "^^^^5 ^t: '^^^. Il est croire que
les mots d'absolue ncessit ont t , dans leur
origine , trs-courts.
C'est aux savans examiner comment les
langues modernes se sont formes , l'poque
de la dcadence de l'empire romain , lorsque
les mmes provinces voyoient se succder unemultitude de nations barbaresi, lorsque les
peuples du nord et du midi se sont mls , au
milieu des plus grands dsastres que l'iiuma-
nit ait prouvs ; lorsqu'enfin tous ces hommes,
trangers Fun l'autre par leur ducation ,par leurs murs et par leurs gots , ont cou
fondu des idiomes barbares , avec les langues
harmonieuses de la Grce et de l'Italie.
Ils doivent sur-tout rechercher comment , du
sein de ce dsordre, put natre une langue mo- -
derne , qui , par sa clart , sa noble lgance
,
et par des chefs-d'uvres , s'est rpandue dans
B 2
l'Europe , et fait encore les dlices de tous ceux
qui connoisseiitoupeuvent cultiversalittrature.
Sans trop m'tendre sur cette recherche, plus
curieuse que vritablement utile pour la majo-
rit des lecteurs , je vais essayer de tracer ra-
pidement Torigine et la formation de la langue
franoise , ses progrs depuis le rgne de Fran-
ois i^% poque o elle commena se dpouil-
ler de ses formes barbares , jusqu' Pascal et
Racine qui Font fixe;j'indiquerai enfin les
causes de sa dcadence dans un temps o Ton
confondit tous les genres , o plusieurs au-
teurs adoptrent un nologisme inintelligible ^o se rpandirent sur la littrature , les mmes
erreurs et les mmes sophismes que sur la po-
litique.
Je serai oblig de parler en mme temps desprogrs de la langue italienne , parce qu'elle a
lamme origine que lantre, parce que, commeon va le voir , les deux langues se sont souvent
rapproches, parce qu'enfin les premiers au-
teurs franois ont pris pour modles les auteurs
italiens. La langue espagnole, quoique ne aussi
de la langue latine , n'a pas d sa perfection
aux mmes causes. La littrature des Arabes,
si clbre dans le moyen ge , a inspir les pre-
miers auteurs espagnols , et nous n'avons corn-
(21)
menc les connotre et les tudier qu'au
temps d'Anne d'Autriche. Je m'abstiendrai donc
de faire mention de leur langue , jusqu'au mo-
mento elle a pu influer sur la langue Franoise,
Lorsque les Romains eurentasservi les Gaules,
la langue latine s'y introduisit. Autun , et quel-
ques villes du midi devinrent le sige des bonnes
tudes 5 et cette contre , jusqu'alors barbare ,
produisit quelques crivains estims dans la
langue romaine. Mais le latin ne tarda pas
s'y corrompre par son mlange avec l'ancien
idiome gaulois. Les calamits que l'Europe
prouva lors de la chute de l'Empire d'occi-
dent, acclrrent cette dcadence. A la mmetpoque , l'Italie conquise par les Goths, perdit,
en peu de temps , la puret de son langage. En
vain les discours de Simmaque et les ouvrages
de Eoce donnrent quelque foible clat au
rgne de Thodoric , la langue vulgaire s'altra
en adoptant plusieurs expressions et plusieurs
tours trangers. L'expdition de Blisaire, qui
rtablit pour quelque temps un vain fantme
d'empire romain , ne fut d'aucune utilit pour
les lettres latines,puisque , dans ce sicle mal-
heureux , l'Italie fut plus que jamais en proie
aux invasions des Barbares.
Les Gaules conquises par les Francs ne con-^
servrent pas pins long-temps la langue qu^elIes
avoient reue des Romains. Sous la premire
race de nos rois, sous Charlemagne et sous
Louis le Dbonnaire, le langage du peuple fut
le roman rustique y c'est--dire un latin extr-
mement altr. Le tudesque , idiome des vain-
queurs , fut parl la cour et par les grands.
Sous Charles le Chauve , il commena se
former un langage compos de tudesque et de
latin,qui fut appel langue romane. C'est dans
ce temps que les Bndictins placent Torigine
des romans y c'est--dire des ouvrages crits
dans la langue nouvellement forme. Ce nomde roman a depuis t donn aux narrations
d'vnemens imagins. Le plus ancien monu-
ment de la langue romane est un trait entre
Charles le Chauve et Louis le Germanique , cit
par le prsident Hnault.
Les peuples de la France et de l'Italie toient
alors plongs dans l'ignorance la plus profonde;
aucune relation n'existoit entre les diffrentes
provinces ; les liens du commerce n'unissoient
point les hommes ; et les seuls ecclsiastiques ,chargs de rdiger en latin les actes publics
,
avoient conserv quelques connoissances litt-
raires. Les croisades tirrent l'Europe de cette
apathie , et tendirent les connoissances de ses
(23)hal3tans. Ces expditions lointaines , o les
peuples purent remarquer des usages nouveaux
pour eux , des inventions qui leur toient in-
connues ; les sites dlicieux de l'Asie mineure ,
lin climat doux , Taspect des monumens de Tan-
tiquit, durent dvelopper les facults intellec-
tuelles de ces conqurans , et leur inspirer du
got pour les arts agrables. On peut justementattribuer cette impulsion les talens oratoires de
saint Bernard qui , dans les plaines de Vzelay
,
harangua en franois des milliers d'auditeurs.
Un sicle qui produisit des hommes tels quePierre le Vnrable et Abailard , une femme
telle qu'Hloxse , n'toit pas un sicle entire-
ment barbare.
Constantinople toit Tunique sjour o les
belles-lettres se fussent conserves. Au milieudes horreurs qui souillent si souvent les fastes
de FEmpire , l'esprit de socit n'avoit point t
dtruit. Les institutions des premiers empereurs
chrtiens y subsistoient encore ; et, malgr la
corruption des murs, malgr les frquentes
rvolutions du palais, le peuple de Bisance avoit
conserv ce vernis d'lgance et d'urbanit qui
distingue les nations polices. Ces murs
toient absolument trangres aux peuples de
roccident. On cultivoit Constantinople les
( M )arts d'agrment; la posie et Tloq-uence ytoient honores ; et la langue grecque, quoi-
que dgnre , prtoit toujours aux ouvrages
d'esprit ses grces et son harmonie.
Lorsque Baudouin, comte de Flandre , aid
par les Gnois et par les Vnitiens , monta sur le
trne des Comnnes , les trois nations se fami-
liarisrent avec le peuple de Constantinople.
Pendant l'empire latin qui dura unpeu plus d'un
demi-sicle , il est croire qu'elles puisrent au
centre des arts et des belles-lettres , les germes
du got qu'elles dvelopprent dans la suite. Les
liens que les Franois contractrent avec les
familles grecques , la prfrence que les femmes
accordoient ces chevaliers dont elles aimoient
polir les manires un peu sauvages, la nces-
sit o ils toient d'apprendre la langue des
runions brillantes o ils taient admis, durent
leur faire sentir la duret et la barbarie de leur
idiome 5 et de ce mlange trop court d'un
peuple guerrier , avec une nation livre aux
arts paisibles , dut natre , pour la France qui
toit alors la mtropole de ces foibles dbris de
l'empire grec, un progrs rapide vers le perfec-
tionnement de la socit. Le commerce mari-
time que les Vnitiens tablirent entr'eux et
Constantinople qui se trouvoit l'entrept de tout
(25)le levant , contribua enrichir l'Italie , la
rendre moins barbare ; et le midi de la France
jouit des mmes avantages.
Les livres d'Aristote avoient t retrouvs
vers la fin du onzime sicle. Presque tous les
auteurs attribuent cette dcouverte Tintroduc-
tion dans la langue romane , de plusieurs mots
grecs que les Romains n'avoient pas adopts. Je
pense que le sjour des Franois dans la Grce ,
influa beaucoup plus sur cette variation de leur
langue. En effet, une rvolution de ce genre,
dans le langage d'un peuple, se fait plutt par
l'impulsion donne la multitude , que par les
efforts des savans ; et ce qui sert fonder cette
conjecture, relativement au peuple dontj e parle,
c'est qu' cette poque , les savans seuls toient
en tat de lire Aristote , tandis que le peuple
entier avoit des relations avec les vainqueurs
des Grecs. D'ailleurs , on sait qu'alors les livres
srieux toient crits en latin , langue inconnue
la multitude. Les mots grecs ne purent donc se
rpandre par ce moyen dans la langue vulgaire.
L'poque des croisades nous offre [es pre-
miers monumens de la posie franoise. Thi-
bault , comte de Champagne , et le chtelain
de Coucy chantrent leur amour dans cette
langue informe. L'un , gar par une passion
(2(5)
qui ne fut jamais partage , composa pour la
reine Blanche , mre de saint Louis , plusieurs
chansons qui ont t conserves. L'autre , qui
fit le malheur de la fameuse Gabriellede Vergy,
lui adressa aussi des vers. Leur idiome toit
bien peu propre exprimer de tels sentimens.
Tous les mots dont les terminaisons s'expri-
ment aujourd'hui par la syllabe ueil y finis-
soient par le son dur de oil. Ainsi , au lieu de
dire orgueil ^ accueil y sommeil y on disoit :
orgoil y accoil , sommoil. Les mots en eur se
terminoient en our; ainsi , au lieu de dire dou-
ceury douleur y on disoit : douceur y douleur {i).
On se permettoit de retrancher une partie desmots, ce qui rend ce jargon presque inintelli-
gible 'y enfin les verbes n'avoient pas de conju-
gaisons fixes , et chaque auteur se formoit des
rgles particulires.
Joinville crivit en prose l'histoire de la
guerre dans laquelle il s'toit signal. Son lan-
gage toit si peu intelligible , mme sous lergne de Franois i^', qu' cette poque on le
traduisit. Nous ne lisons plus aujourd'hui que
cette traduction. Le Roman de la Rose , attribu
(i) LesWns ge , agne , se prononoient comme aJge ^igne.
(^7) Guillaume de Lorris , et Jehan de Meliun,
fut aussi un monument littraire de ce temps.
Quoique le fonds de ce roman n'ait rien d'at-
tachant , ni d'ingnieux , il est encore trs-
recherch par les amateurs du vieux langage.
La France ne comptoit encore que ces auteurs
barbares, lorsque la langue italienne seformoit,
devenoit harmonieuse , et se prtoit l'enthou-
siasme de la posie. Au milieu des discordes des
Guelphes et des Gibelins, parmi les dissentions
d'une rpublique qui ne trouva le repos qu'en
recevant les lois des Mdicis , le Dante , citoyen
sditieux et pote nergique , dbrouilla le
chaos de l'idiome grossier que les Goths avoient
substitu la langue romaine. Ses pomes que
les Italiens mme ont peine comprendre au-jourd'hui
,parce qu'ils sont remplis d'allusions
aux vnemens dont il fut tmoin et auxquels
il prit part , firent les dlices de son temps
,
produisirent une rvolution favorable aux
lettres, et doivent tre considrs comme le
premier monument de la langue toscane. Plu-sieurs mots employs par ce pote , ont t
bannis, lorsque l'idiome italien s'est perfec-
tionn , et se retrouvent dans notre langue ;
cela prouve qu' cette poque le franois dif-
froit peu du langage de l'Italie.
l
( ^8 )
Les malheurs de la France , beaucoup plus
graves que ceux des Florentins , retardrent
les progrs de la littrature, et la formation
de la langue Franoise. Lorsqu'aprs les trou-
bles civils qui suivirent la captivit du roi Jean ,les peuples durent quelques annes de repos
la sagesse et la prudence de Charles v, les
lettres furent sur le point de renatre. Ce prince,
qui les aimoit , fit rassembler dans son palais
les livres les plus estims de son temps , et jeta
les fondemens de la bibliothque impriale ,
la plus complte,peut-tre , qui existe. Sous
son rgne , Froissard se distingua comme
pote et comme historien. Les chroniques de
cet auteur , qui ont t d'une si grande uti-
lit aux historiens franois , deviennent plus
intelligibles que les rcits de Joinville. On yremarque que la langue a fait des progrs sen-
sibles ; les rgles grammaticales sont moins
arbitraires , et Ton trouve mme une sorte d'l-gance.
Les posies de Froissard,parmi lesquelles
on distingue , sur-tout , les pastourelles , sont
presque toutes galantes;quelquefois elles sont
trop libres. Ce fut lui qui russit le premier
dans la ballade. Pour faire connotre le langage
de Froissard, je citerai quelques vers d'une
(29)pice intitule : la Prison d^amour. L'auteur
y peint la mort cruelle de Gabrielle de Vergy.
La chtelaine de Vergy
Et le chtelain de Coucy
,
Qui, outre mer, mourut de dol.
Tout pour la dame de Fayel.
Aprs la mort du Baceler (i) ,
On ne le peut , ni doit celer
,
Parce qu'on vouloit se vangier
Des vrais amans , on fit raangier
La dam' le cur de son ami.
Gabrielle , instruite de cette horreur , dit :
ce Jamais plus boire ne me faut,
35 Car sur mortel (2) si prcious ^
35 Si doux et si delicious,
Nul boire ne pourrai prendre 35.
On ne lui put puis faire entendre
Qu'elle voisist (3) manger , ni boire.
Cette matere (4) est toute voire (5).
On voit que la langue s'toit un peu adouciedu temps de Froissard. Au lieu de doel ^ on au-
(3o)
rat dit doil y sous le rgne de saint Louis. Les
verbes se conjuguent mieux , et la construction
devient directe , ce qui est le caractre de la
langue Franoise.
Mais l'Italie avoit fait de plus grands pas vers
la perfection du langage. Ptrarque y florissoit
dans le quatorzime sicle. Il adoucit les expres-
sions trop rudes dont s'toit servi le Dante 5 il
rendit les constructions plus claires , et il fixa
la syntaxe. Heureux si, en donnant la langue
italienne Tlgance qui lui est particulire , il
et banni les licences que le Dante avoit intro-
duites dans ses pomes. Quelques auteurs mo-
dernes ont attribu cette facult que les Ita-
liens se sont donne de faire des lisions, de
supprimer des syllabes entires , de syncoper les
temps des verbes , de multiplier les mots para-
sites , la facilit qu'ils eurent de perfectionner de
bonne heure leur langue. J'espre prouver au
contraire , quand j'aurai occasion d'en parler ,que l'absence des difficults dans la posie , est
la principale cause d'une prompte dcadence.
Aprs quatre sicles , on admire encore les
posies de Ptrarque. L'amour qui avoit t
peint par Virgile , avec tant de sensibilit et
d'nergie , prend , sous le pinceau de l'amant
de Laure , un coloris chevaleresque une rete-
(3i )
nue , et une dcence absolument inconnus aux
anciens. Si le got qui s'est form depuis
,
relve , dans Ptrarque , un retour trop frquentdes mmes ides et des mmes termes , un peud'affectation , des sentimens forcs , et quel-
ques traits de faux bel esprit , il ne peut man-
quer d'adopter ces odes charmantes qui ont t
imites dans toutes les langues, qui servent en-
core de modles aux posies amoureuses , et qui
ont rendu si fameuse la fontaine de Vaucluse,
Ptrarque passa une partie de sa vie la cour
du pape Clment vi qui rsidoit Avignon. Le
caractre des habitans du midi de laFrance avoit
plus d'un rapport avec celui des peuples de l'Ita-
lie. Le succs que les posies de Ptrarque ob-
tinrent en Languedoc et en Provence , adouct
lelangagede cesprovinces , mais ne le fixa point.
Ce patois s'enrichit de mots sonores , et seroit
peut-tre devenu la langue nationale , si quelque
pote clbre lui et assign des rgles , et l'et
pur (i). Il s'est conserv jusqu' prsent, et
n'a produit que quelques posies amoureuses
,
agrables par leur navet , et par la vivacit
des sentimens qui y dominent.
(i) On peut s'en former une ide en lisant ls posies de
Goudouli.
(30A cette poque, la langue Franoise toit par-
tage en deux dialectes 5 l'un se parloit dans le
nord de la France jusqu' la Loire , Fautre dans
le midi au-del de cptte rivire. Le premier
avoit toutes les terminaisons barbares que les
Francs avoient ajoutes aux mots latins. Il toit
rempli de sons dsagrables l'oreille , tels que
oi y oin y ouil y oil. Plusieurs de ces sons furent
adoucis lorsque la langue se forma 5 ceux qui
furent conservs , ayant t placs convenable-
ment , ont jet dans Je langage une varit que
n'a pas la langue italienne. Le dialecte du midi
toit beaucoup plus doux , sur-tout depuis que
ritalien s'y toit ml 5 mais il ne portoit pas ce
caractre particulier sans lequel une langue ne
peut ni s'tablir, ni se rpandre. Adoptanttoutes
les licences de la langue toscane, y joignant
celles qu'il avoit dj, il ne put jamais acqurir
ni cette noblesse qui convient aux ouvrages s-
rieux , ni cette lgance qui doit parer les ou-
vrages d'agrment , ni cette correction scrupu-
leuse, ncessaire dans le genre didactique. L'i-
diome du nord,par des causes diffrentes , par-
vint se former, et devint propre, par la suite
,
exprimer tous les sentimens , rendre toutes
les penses , peindre tous les tableaux , se
plier enfin tous les tons. Nos premiers auteurs
furent
(33)
furent obligs de lutter pniblement contre la
duret de la langue 5 et de cette lutte rsulta
un travail qui fut utile au perfectionnement du
langage. A force de tourmenter cet idiome l^ar-bare , on parvint l'adoucir ^ les efforts qu'on
faisoit pour crire avec une sorte d'lgance ,contribuoient rendre les penses plus nettes ,
les faire exprimer avec plus de clart. Onadmit plusieurs mots et plusieurs tournures de
la langue italienne; mais on ne les substitua
pas , ainsi que dans le midi , aux mots et aux
tournures de la langue nationale. On les adapta,
comme on put, au gnie .de la langue franoise;on les modifia pour leur faire perdre les traces
de leur origine ; et l'on conserva , sur-tout
,
les terminaisons qui , seules , suffisent pour
donner un langage un caractre particulier.
Le sjour continuel de la cour dans les lieux o
Ton parloit cette langue , servit aussi la r-
pandre et la fixer. Tout ceci explique pour-
quoi la langue du nord a prvalu sur la langue
du midi. Les observations que j'ai faites mesemblent suffire pour rpondre ceux qui ont
sembl regretter que le languedocien ne l'ait pas
emport sur \e picard. Peut-on s'lever en effet
contre la duret d'une langue , dans laquelle
furent crits nos cbefs-d'uvres , et qui sur-
C
(34)passe toutes les autres langues modernes, par
la clart , le nombre et l'harmonie que les
grands crivains du sicle de Louis xiv ont su
lui donner ?
Les efforts lents et pnibles que les auteurs
franois furent obligs de faire pour former
leur style , retardrent donc un succs qui , s'il
et t prmatur , n'auroit pas t aussi du-
rable. Tandis qu'en posie et en prose nous
n'avions que les pastourelles et les chroniques
de Froissard , la langue italienne , rendue po-
tique par Ptrarque , acquroit dans la prose
de Bocace une puret t une harmonie qui jus-
qu'alors lui avoient manqu. Les ouvrages de
cet auteur , fruits d'une imagination riante , et
quelquefois trop libre , sont crits d'un style
facile et correct. Ses priodes , souvent trop
longues,prsentent quelques obscurits ; mais
en gnral la grce et l'lgance sont ses ca-
ractres distinctifs. On auroit ignor le talentde Bocace pour peindre des tableaux srieux
,
et pour exprimer des sentimens nobles, si , dans
l'Introduction ses Nouvelles , il n'avoit fait
le rcit des effets de la peste du quatorzime
sicle qui lit le tour de l'Europe , la dvasta
,
et dont fut victime l fameuse Laure qui avoit
inspir Ptrarque. Ce morceau historique est
( 35 )
de la plus grande beaut. Il peut tre compar
tout ce que les anciens ont de plus parfait
dans ce genre. Le style est rapide et serr , les
descriptions pleines de vrit ; et les dsastres
de la contagion sont tracs avec tant d'art que
,
sans jamais faire natre le dgot , ils excitent
toujours le plus vif intrt. C'est donc Bocace
que les Italiens ont d la formation de leur
prose.
Les lumires se propageoient en Italie , par
la protection que les princes commenoient
leur accorder. En France , les dissentions poli-tiques qui troublrent le rgne de Charles vi ,
et les conqutes des Anglois qui rendirent si
orageux celui de Charles vu , retardrent les
progrs qu'avoient faits les belles-lettres sous le
rgne trop court de Charles v- Alain Chartier
fut presque le seul qui les cultiva avec quelque
succs. JProsateur et pote , ainsi que Froissard ,
il se distingua dans l'un et l'autre genre , et fut
successivement le secrtaire de deux rois. Deson temps , on le regardoit comme le pre de
l'loquence franoise ; maintenant il n'est lu
que par ceux qui font des recherches sur notre
ancien langage. Celui de ses ouvrages qui russit
le plus, est un Traitsur l'Esprance , Dans un
temps o les malheurs publics toient parvenus
C 2
(36) leur comble , le sujet seul de cet ouvrage
devoit en assurer le succs. Les posies d'Alaia
Chartier, comme toutes celles de ces temps
reculs , n'ont pour objet que d'exprimer les
passions de l'auteur. Presque toutes sont en
rimes redoubles 5 ce qui prouve que Chapelle
n'a point invent ce genre , qui ne convient
qu'aux pices lgres. En gnral , on remar-
que dans les ouvrages d'Alain Chartier, que la
langue acquiert de l'harmonie,que les cons-
tructions deviennent rgulires , et que la
syntaxe se rapproche de celle que nous avons
adopte depuis. Philippe de Commines,qui
vcut sous le rgne suivant, pawint aux pre-
mires dignits la cour d'un roi qui avoit assez
de pntration pour distinguer le mrite , mais
dont le caractre sombre et cruel rendoit sou-
vent cette distinction dangereuse pour ceux
qui en toient l'objet. Sans m'occuper cher-
cher si cet crivain s'toit vendu au duc de
Bourgogne , et avoit mrit , par cette trahison
,
le traitement affreux que lui t subir le fils de
Louis XI , je me bornerai faire quelques re-marques sur ses Mmoires.
C'est le seul ouvrage franois de ce temps-
l qu'on lise encore avec plaisir. La diction
est claire et intelligible ^ elle a mme une
( 37 )
sorte d*lgance inconnue aux auteurs con-
temporains. Philippe de Commines avoit tlong-temps dans l'intimit du roi ; il avoit puquelquefois pntrer dans les replis de cette
me sombre et dissimule ; enfin il avoit eupart l'administration publique et des ngo-
ciations importantes. Il rapporte donc des faits
dont lui seul a pu tre instruit. Sonlangage porte
toujours le caractre de la vrit. Les rcits
intressans qu'il offre aux lecteurs paroissent
faits sans art 5 il y rgne une grce et un ton
facile qui ne peuvent se trouver que dans un.
homme de la cour. Ses Mmoires servent en-core de guides tous ceux qui veulent s'ins-
truire fond des particularits du rgne de
Louis XT. On y remarque une rserve et uneretenue qui prouvent que , quoique l'auteur ait
crit la plus grande partie de son ouvrage aprs
la mort de ce monarque , il toit cependant
arrt involontairement par la crainte laquelle
il avoit t habitu. Cette contrainte lui a fait
chercher le moyen de s'exprimer en termes
dtourns, lorsqu'il craignoit d'attaquer ou des
hommes puissans , ou des opinions reues. C'estlui qui , le premier , a connu l'ar ide parler des
choses les plus dlicates , de manire ne pas
se compromettre. Il a introduit dans son style
1^
( 38 )
cette mesure dont nos bons auteurs se sont servi
depuis avec tant d'avantage, qui, pousse trop
loin dans le dix-huitime sicle , a dgnr en
subtilit et en finesse recherche 5 ce qui , avec
beaucoup d'autres causes, a contribu la
dcadence du langage.
Villon , comme Fa dit Boileau , dans ces sicles
grossiers
,
Dbrouilla Part confus de nos vieux romanciers.
Ses posies sont beaucoup moins lues que les
Mmoires de Philippe de Commines, parce que
leur objet ne prsente aucun intrt. Malgr
l'espce d'loge que notre grand critique parot
donner Villon , il y a peu de diffrence entre
ses ouvrages et ceux d'Alain Chartier. C'est -
peu-prs la mme poque que Ton place lapremire comdie o. nous nous soyons rap-
prochs du genre d'Aristophane et de Plaute.
Cette pice , qui a t rajeunie par l'abb
Brueys , est reste notre thtre sous le nomde YAvocat Patelin (1).
On commenoit s'occuper srieusement de
(1) Cette pice est d'un nomm Blanchet. Elle est inti-
tule : Ruses ei subtilits de maure Patelain^ avocat. Elle
est crite en petits vers. Quelques auteurs la placent sous
le rgne de Charles vi.
(39)
la Grammaire ; on fixoit les rgles encore incer-
taines de la langue Franoise , et l'on cherclioit
inventer des mthodes faciles pour enseigner
la langue latine 5 jon raisonnoit sur les diff-
rentes acceptions des mots ; on analysoit les pro-
positions 5 on dlnissoit les termes dont on se
servoit ; on donnoit aux parties du discours les
dnominations qui pouvoient leur convenir.
Despautre , notre plus ancien grammairien ,
fit alors sa Grammaire royale , qui fut con-
serve , pour l'instruction de la jeunesse , jus-
qu'au sicle de Louis xiv , et dont le plan est
si bien combin , qu'en la perfectionnant par
la suite , on n'osa presque rien changer aux
bases principales de l'ouvrage (1).
Une dcouverte qui eut une grande influence
sur les institutions politiques de l'Europe , ren-
dit la science familire un plus grand nom-
bre d'hommes , rpandit les ouvrages des an-
ciens, dont les copies toient trs -rares ^ et, par
son introduction en France , contribua , d'une
manire puissante , au perfectionnement du
( i) Scipion Dupleix donna plus de clart la Grammatica
regia de Despautre 5 on en fit parotre une dition pendant
la minorit de Louis xiv. La premire Grammaire fran-
oise , faite d'aprs Despautre, parut en 1649.
(4o)
larigage. L'art d'crire en caractres mobiles
,
et de multiplier avec rapidit les exemplaires
d'un livre , fut trouv par un peuple dont la
langue vulgaire n'toit pas encore forme , et
connu seulement en Europe par une rudition
pdantesque que le got n'avoit point pure.
L'Italie conserva la gloire littraire qu'elle
avoit acquise du temps de Ptrarque et de Bo-
cace. L'influence des Mdicis se faisoit sentir
Florence , et de toute part on voyoit les arts se
rpandre et se perfectionner. Dj tous les sa-
vans de Constantinople , aprs la chute de l'em-
pire grec , quittoient leur patrie pour se fixer
dans la Toscane. Ils y apportoient des connois-
sances nouvelles pour les peupleTs de l'occident.
Lonard Aretin crivit l'histoire dans le got
des anciens. On regretta qu'il se ft trop peuexerc dans la langue vulgaire, et qu'il et com-
pos en latin la plus grande partie de ses ou-
vrages. Ange Politien justifia la faveur dont iljouissoit la cour de Florence , par des posies
lUsoins agrables que celles de Ptrarque , maisd'un langage plus clair et plus correct. Pic de
la Mirandole, qui mourut trs-jeune, aprsavoir acquis cette multitude de connoissances
qu'on ne peut possder qu' un ge avanc , et
s'tre exerc dans presque tous les genres
,
(4i )illustra aussi cette belle poque de la littrature
italienne. Laurent de Mdicis lui-mme , ce
pacificateur de l'Italie , ce bienfaiteur de la
Toscane , cultiva les lettres au milieu des
grands travaux dont il toit accabl. Ce prince,
aussi aimable dans sa vie prive , que ferme et
intgre dans sa vie publique , faisant les dlices
du peuple dont l'administration lui toit con-
fie, joignant aux talens politiques de son aeul
,
cette affabilit et cette douceur qui assurent
des amis aux hommes puissans , ce prince con-
sacra ses loisirs l'tude des sciences et la
posie. Ses ouvrages qu'on a conservs , annon-
cent une me leve , et ce penchant pour les
femmes qui , lorsqu'il est rgl parla dcence,
donne aux murs une lgance et une politesse
qui tiennent la finesse du tact, et la dlica-
tesse du got d'un sexe , dont l'influence , bien,
dirige , fut toujours favorable aux progrs des
arts. Les posies de Laurent de Mdicis , la
protection dont il honora constamment les
bons crivains , lui valurent le titre de Pre
des lettres.
La France alors profita plus que jamais des
progrs que la littrature avoit faits Rome etdans la Toscane. Les Franois qui suivirent
Charles viii en Italie , trouvrent un peuple
( 40poli , dont le got toit form , dont le langage
toit fix, et qui toit parvenu un degr de
civilisation dont le reste de l'Europe toit en-
core trs-loign. Ds-lors, uae multitude de
relations s'tablit entre les deux peuples ; les
gens de lettres lirent des correspondances
utiles 5 il s'introduisit une espce de rivalit
o, long-temps encore, les Franois furent
infrieurs ceux qu'ils avoient pris pour mo-
dles. Du temps de Ptrarque , la langue fran-oise avoit emprunt plusieurs mots et plu-
sieurs constructions la langue italienne. J'ai
montr les effets du sjour de ce pote clbre
dans les provinces mridionales. A l'poquede la conqute de Charles viii , l'influence litt-
raire de l'Italie sur la France, fut beaucoup
plus forte j et les imitations que nos potes
firent des posies toscanes , frayrent la route
Clment Marot et Malherbe. Malgr l'har-
monie et la douceur d'une langue qui dvoient
sduire un peuple dont le langage toit encore
barbare , lorsque nous adoptmes de nouveaux
mots, lorsque nous perfectionnmes la tour-
nure de nos phrases , nous gardmes nos cons-
tructions directes, et nos terminaisons varies.
Le caractre particulier de la langue franois
lie changea point.
(43)
Cependant une cause trs-importante nuisit
long-temps aux progrs de la langue Iranoise.
Quoique nos auteurs eussent t porte de
connotre les chefs-d'uvres de l'antiquit , et
les heureux essais qui avoient t tents par les
Italiens , ils n'avoient pas su distinguer d'une
manire prcise les dilfrens genres de style.
On n'avoit pas fait un choix judicieux de mots
nobles que Ton pt employer , soit la posie
hroque , soit la haute loquence. En confon-
dant ainsi toutes les ressources de la langue, en
faisant entrer les termes familiers dans les dis-
cours et les crits les plus srieux , nous tions
parvenus nous exprimer d'une manire nave
et souvent agrable 5 mais nous ignorions les
moyens de donner la diction ce ton majes-
tueux et nergique qui convient aux grands
sujets. Nous avions obtenu des succs dans les
posies gaies et galantes , dans les mmoires
dont la familiarit fait le charme ; mais nous
n'avions point de grands pomes, point d'odes,
point d'histoires. On convenoit assez gnrale-ment que la langue d'un peuple , aussi vif que
brave,qui , comme le dit un historien ita-
lien (1) , consoloit les vaincus , en dpensant
(0 Machiavel , Ritratto dlia Francia,
( U )avec eux l'argent qu'il leur avoit enlev , devoit
tre propre des chansons de table , des
posies erotiques , aux traits d'une conversa-
tion foltre 5 mais on pensoit qu'elle ne pou-
voit se prter au genre noble dans lequel le
Dante et Ptrarque s'toient exercs.
La prose italienne , laquelle Bocace avoit
donn tant de grce et d'lgance , acquit plus
de force , et prit un caractre plus svre , lors-
qu'elle fut employe par Machiavel. Dans des
traits de politique , et dans une histoire , cet
crivain la rendit propre exprimer des ides
nergiques et neuves. Il la plia aux rgles du
raisonnement , et quelquefois il lui donna la
prcision et la vigueur de Tacite. Il fit aussi
quelques posies qui furent estimes. Mais il
toit rserv l'Arioste de porter cette langue
son plus haut degr de perfection. Convaincu
qu'il acquerroit plus de gloire , en crivant son
principal ouvrage dans la langue nationale , il
rejeta la proposition qui lui fut faite par le car-
dinal Bembo , de composer le Rolandfurieuxen vers latins. Par des comdies
,par des satires,
et par un pome o se trouvent runis , dansun ensemble peut-tre trop peu rgulier , tous
les genres de beauts potiques , il montra quel
parti il toit possible de tirer de la langue ita-
(45)lieiine. Elle fut alternativement douce , sonore,
hroque ; elle rendit avec la mme facilit lespassions fortes , l^s sensations gaies , les ta-
bleaux majestueux , et les portraits rians. Elle
devint descriptive , lorsque le pote vouloit
peindre;passionne , lorsqu'il vouloit mou-
voir ; vive et lgre dans la comdie , piquante
et ingnieuse dans la satire.
Franois i", dont le rgne fut si brillant et si
malheureux, protgea la littrature franoise,
et la langue fit de plus grands pas vers sa per-
fection. C'est sous ce rgne que se formrent
les semences des troubles qui ensanglantrent
les rgnes suivans , et qui rendirent moins
puissans les efforts du monarque pour faire
renatre les belles-lettres. Ce prince , dou de
toute la franchise d'un chevalier , n'opposa
un rival redoutable , et peu scrupuleux sur les
moyens d'arriver son but , que le courage et
la loyaut ^ et cette lutte ingale affoiblit pour
long-temps la France , qui ne se releva avec
clat que sous le rgne de Louis xiv. Dans les
intervalles trop courts de repos dont jouit
Franois i^% les ftes somptueuses qu'il donna,
les runions brillantes qu'il forma sa cour
,
la galanterie noble qui s'y introduisit , l'in-
fluence des femmes dont l'ducation, commen-
(46)oit tre moins nglige , et que Ton ne con-*
inoit plus dans des chteaux , firent contracter
l'habitude de s'exprimer avec grce j et la dli-
catesse se joignit la navet simple des rgnes
prcdens. L'esprit de socit prit naissance. La
culture des lettres n'appartint plus exclusive-
ment aux savans qui ne pouvoient s'empchei^
d'y mler du pdantisme. On s'en occupa dansies cercles 5 on se permit d'en juger ; le got
et la langue durent beaucoup cette heureuse
innovation.
Franois i" ne borna pas ses soins l'impul-
sion qu'il avoit donne aux personnes de sa cour.
Il fonda le Collge de France qui s'est conserv
jusqu' nos jours. Cet tablissement fut con-
sacr , ds son origine , perfectionner l'en-
seignement littraire qu'on recevoit dans les
collges de l'universit. L'tude du grec qui
avoit t nglige , fut cultive dans ce collge
,
et l'on y embrassa toutes les parties des sciences
et de la belle littrature.
Nos relations avec l'Italie continurent sous
ce rgne , et la langue franoise s'enrichit en-
core des trsors littraires ds la protection
claire des Mdicis et de la maison d'Est. Oncommena reconnotre , principalement dansles posies lgres , une diffrence marque
(47)dans la manire de s'exprimer des deux peuples.
Ls potes erotiques de Tltalie cherchoient
toujours mettre de l'esprit dans leurs produc-
tions; leurs penses avoient quelque chose de
subtil qui en affoiblissoit Peffet j ils se plaisoient
aux cliquetis de mots ; ils se bornoient trop
souvent flatter l'oreille; leur dlicatesse toit
recherche 3 ils tomboient enfin dans le dfaut
reproch Ovide, d'puiser une ide,- en la
retournant dans tous les sens. Clment Marot
,
que nous pouvons regarder comme notre pre-mier bon pote , prit une autre route. Il sut
badiner avec grce , et en vitant toute espce
d'affectation ; une dlicatesse fine et aimable
domina dans ses vers , mais elle ne fut jamais
pousse jusqu' cette quintessence de senti-
ment qui en dtruit le charme. Une sensibilitvive et naturelle chauffa seule son imagina-
tion , et l'on n'eut jamais lui reprocher le
dfaut de ces potes qui s'exaltent froid, et
remplacent par de grands mots les expressions
simples qui, plus que toutes les autres, con-
viennent aux passions.
Quelques vers de Marot suffiront pour don-
ner une ide de ce style qu'on a imit quel-
quefois depuis que la langue s'est forme , et
que pous aimons sur-tout dans les posies de La
( 48 )
Fontaine. Marot se plaint de rindiffrence de
sa matresse , et rappelle le temps o il toit
aim.
O sont ces yeux , lesquels me regardoyent
Souvent en ris , souvent avecque larmes?
O sont les mots qui m'ont fait tant d'alarmes ?
O est la bouche aussi qui m'appaisoit?
O est le cur qu'irrvocablement
M'avez donn ? O est semblablement
La blanche main qui bien fort m'arrtoyt
Quand de partir de vous besoin m'toyt ?
Hlas ! amans , hlas se peut-il faire
Qu'amour si grand se puisse ainsi dfaire ?
Je penseroy plutt que les ruisseaux
Feroyent aller en contremont leurs eaux ,
Considrant que de faict , ne pense
Ne l'ay encor , que je sache , offense.
Ces vers , qui respirent la plus douce navet
etla sensibilit la plus touchante, peuvent indi-
quer l'tat dans lequel toit notre posie. Onvoit que les potes n'avoient point adopt le
mlange rgl des rimes fminines et mascu-
lines , et que les hiatus toient permis. Nous
avions besoin de ces nouvelles rgles pour
donner la posie Tliarmonie que la langue
semble lui refuser , et de ces diificults qui ,
forant le pote un travail plus long , le met-
tent
(49)tent dans la ncessit de mrir ses ides et de
polir son style.
On se tromperoit si l'on croyoit que toutesles posies de Marot sont aussi agrables 'que
Tlgie dont je viens de citer un fragment. Il
s'gare presque toutes les fois qu'il veut quitter
le ton tendre ou badin , pour prendre celui
d'un genre plus lev.Sa traduction despseaumes
ne dut quelque succs qu' la circonstance dans
laquelle ils furent composs. L'enthousiasme
pour la rforme toit alors dans toute sa force.;
plusieurs seigneurs , et sur-tout plusieurs dames
de la cour avoient embrass la nouvelle secte.
Un des principaux reproches que les novateursntentoient la religion catholique , portoit
sur ce que l'Office divin se faisoit dans une
langue inconnue au peuple. Marot , qui pen-
choit un peu vers les opinions des protestans
,
essaya de traduire quelques chants de l'Eglise
en vers franois. La nouveaut , le nom trs-connu de l'auteur, firent russir cette tentative.
Elle ft mme natre parmi les femmes une sorted'engouement. Il toit piquant de voir le chantre
des amours , l'homme le plus loign du rigo-
risme de la morale chrtienne , s'emparer tout-
-coup de la harpe des prophtes , et s'exercer
dans un genre qui avoit si peu de rapport avecD
(5o)
ses autres pomes. Pendant un t , ce fut la
mode d'aller tous les soirs dans la promenade
du Pr-auX' Clercs (i) , pour chanter en chur
les pseaumes de Marot. Les femmes de la pre-
mire distinction se rendoient ces runions
nocturnes 5 et il est probable que le prtexte de
ces concerts , prtendus religieux , servit
couvrir quelques intrigues , ce qui ne manqua
pas d'y augmenter la foule.
Lorsque les causes de ce succs furent passes
,
on ft beaucoup moins de cas des pseaumes de
Marot. On remarqua que le pote n'avoit nirnergie , ni le beau dsordre , ni le coloris
brillant qui conviennent au genre lyrique.
Accoutum exprimer des sentimens dlicats ,tendres et nafs , il ne put prendre le ton inspir
et prophtique que Racine et Jean -Baptiste
Rousseau ont employ depuis avec tant de
succs.
Marot ne russit pas plus dans les pomes qui
exigent un plan suivi et raisonn , une certaine
lvation dans le langage. Son pome di*Hro
et Lander est de ce genre 5 et Ton y voit sou-
(1) Le Pr-aux- Clercs occupoit cette partie du bord de
l'eau o l'on a bti le quartier neuf du faubourg Saint-
Germain,
( 5i )
vent que le pote est au-dessous de lui-mme*
Il toit incapable de faire un ouvrage de longue
haleine. Un heureux badinage toit son carac-tre , et il ne put s'en loigner. Indpendam-
ment de cette cause , la langue n'avoit point
encore la noblesse et la dignit soutenues qu'elle
acquit dans le sicle suivant.
Chez tous les peuples , la prose s'est forme
plus tard que la posie. Il semble que , pour
bien possder cette aisance , ce nombre , cette
varit de tours qui caractrisent la bonne
prose , il faut s'tre rompu la versification ,et que les difficults du langage mesur sont
ncessaires pour perfectionner le langage ordi-
naire. Aussi Rabelais, contemporain de Marot
,
ne mrita-t-il pas les mmes loges. Sous levoile d'une bouffonnerie grossire, il fit inter-
venir dans son ouvrage tous les grands person-
nages du sicle oti il vcut. Il ne respecta ni les
murs , ni la religion ^ et le ton grotesque qu'il
avoit pris , put seul le soustraire aux perscu-
tions qu'il se seroit attires , s'il avoit eu l'air
de parler srieusement. En faisant continuel-lement des allusions malignes aux vnemens
et aux anecdotes qui n'ont t connues que des
contemporains , il obtint ce genre de succs que
les hommes accordent toujours la malignit,D 2
(52)Il est encore lu par quelques littrateurs qui se
flattent de Tentendre , et qui , pour faire unpetit nombre de rapprochemens curieux , ont
la patience et le courage de supporter les tur-
pitudes et les farces dgotantes dont son ou-
vrage est rempli.
L'anne de la mort de Marot vit natre le
Tasse. C'toit lui qu'il toit rserv de faire
prendre la langue italienne un essor qu'elle
n'avoit pas encore eu. L'Arioste avoit montr
l'tonnante varit de ses ressources ', le Trissin
l'avoit employe sans succs dansun longpome
pique 5 le Tasse seul sut l'lever et la sou-
tenir au ton de l'pope. Dans ce pote , elle est
presque comparable aux langues anciennes. Les
lgres traces de faux bel-esprit , que Boileau
appel oit avec raisondu clinquant , disparoissent
prs des beauts innombrables dont ce pome
tincelle. Expressions constamment justes et
nobles > tournures lgantes, suite heureuse de
penses , descriptions pittoresques , allgories
ingnieuses , on trouve dans cet ouvrage toutes
ces richesses; etce qui prouve jusqu' quelpoint
il mrite l'estime que tous les peuples lui ont
accorde , c'est qu'il se fait lire dans les traduc-
tions , preuve que l'Arioste n'a pu soutenir.
La langue italienne fut fixe cette poque.
(53)
Depuis ce temps elle a dgnr. Guarini , en
imitant, dans le Tastorjido , VAminte du Tasse,
tomba dans les dfauts que j'ai dj reprochs
aux Italiens. Il mit de la finesse et des subtilits
dans une pastorale ^ et sa versification lgante,
en couvrant une partie de ces dfauts , lui pro-
curaun grand nombre d'imitateurs. Marini , qui
vint aprs, panssa beaucoup plus loin ce got
vicieux. La prfrence accorde Topera sur
tous les autres genres de littrature , les impro-
visateurs qui abusoient de la facilit de faire des
vers, contriburent aussi la dcadence de la
langue italienne. On ne vit plus que quelquesauteurs qui se distingurent de loin en loin.
Parmi eux on peut placer Apostolo Zeno ,Mtastase , Maffei , et , de nos jours , Alfieri et
Pignotti.
Aprs l'poque o la Jrusalem dlivre r-
pandit tant d'clat sur la littrature italienne ,
finissent les rapports que nos auteurs avpient
eus pendant si long-temps avec les auteurs ita-
liens. La langue franoise se spare sans retour
de celle qui avoit contribu la former. Nous
n'imitons plus des auteurs que nous parvien-
drons bientt surpasser dans presque tous les
genres de littrature. Notre langue, marchant
grands pas vers sa fixation , et renforants
(54)chaque jour son caractre distinctf, n'a plus
besoin de s'appuyer sur une langue plus parfaite *
Elle lui laisse son harmonie trop monotone , ses
lisions , ses mots parasites , ses strophes , sa
posie sans rimes , ses inversions multiplies ,
pour adopter irrvocablement une harmonie
qui lui est propre, des difficults potiques sans
nombre , une construction toujours claire et
directe. Je vais donc cesser de faire des rap-
prochemens entre les deux langues , pour ne
plus m'occuper que des progrs de la langue
franoise.
Avant qu'on pt conduire cette langue au
degr de perfection oii elle arriva, plusieurs
obstacles retardrent encore sa marche pendant
quelque temps. J*ai dit que les disputes de re-
ligion avoient donn aux esprits une direction
contraire au bon got et au perfectionnement
des belles-lettres. Plusieurs hommes, dous degrands talens , et qui auroient pu honorer la
littrature , se consumrent dans l'tude de la
controverse , et contractrent l'habitude d'un
ton pdantesque et dogmatique. Une autrecause nuisit encore plus aux dveloppemens
heureux de la langue franoise. Ronsard avoit
remarqu que la diction de Marot ne pouvoit
se prter aux sujets nobles ;| et il en avoit con-
(55)clu qu'au lieu de chercher faire un choix
d'expressions releves , il falloit oprer une r-
volution dans la langue, en y introduisant les
richesses de la langue grecque et de la langue
latine (i). Les succs qu'il obtint, et qu'il dut
plutt quelques beaux vers pars dans ses
ouvrages, qu'aux innovations dangereuses qu'il
avoit os tenter , l'enivrrent au point qu'il ne
garda plus aucune mesure. Il hrissa ses crits
de mots nouveaux , et l'on vit la langue d'Ho-
mre et celle de Virgile., tronques et dfi-
gures dans un jargon barbare. Cet abus fut
heureusement port si loin, qu'on n'entendit
bientt plus le pote. Sa chute fut aussi prompt
que son succs.
Ronsard jouit d'une grande faveur auprs de
Charles ix , qui lui adressa souvent des vers. Il
parot que ce malheureux prince , entran
l'excs le plus affreux , par son inexprience et
(i) On trouve la preuve des grands succs de Ronsard
dans cette phrase de la Botie ^ auteur contemporain, ce Notre
3 posie Franoise est maintenant , non-seulement accous-
tre , mais^ comme il semble , faicte tout neufpar notre
Ronsard , qui , en cela } avance bien tant notre lan-
gue,que j'ose esprer que bientt les Grecs ni les Latins
33 n'auront gures , pour ce regard , devant nous , sinon
possible que le droit d'anesse . Disc, sur la Serv volont.
(56)par de perfides conseils , avoit un penchant
dcid pour les belles-lettres , et que , sans les
troubles qui dsolrent son rgne , il auroit
,
par une protection constante , second les
efforts de Franois i^". Quand il faisoit mau-
53 vais temps ou pluie , ou d*un extrme chaud,
dit Brantme j il envoyoit qurir messieurs
3> les potes , et l , passoit son temps avec eux 3>.
Que n'auroit-on pas d attendre d'un jeune
prince qui prfroit ainsi des amusemenf
frivoles la conversation des hommes instruits ?
Ce got pour la socit des gens de lettres lui
avoit t inspir par Amiot , son prcepteur,
qui nous devons une traduction de Plutarque.
ce Si n'est pas l'tude d'un roi, dit Amiot
33 Charles ix , de s'enfermer seul en un' tude,
33 avecque force livres , co^nme feroitun homme priv , mais bien de tenir toujours auprs de
33 lui gens de savoir et de vertu , prendre
33 plaisir en deviser et confrer souvent avec
33 eux , mettre en avant des propos sa table ,33 et en ses privs passe-temps, en ourvolon-
33 tiers lire et discourir ; l'accoustumance lui
33 en rend l'exercice peu peu si agrable et si
33 plaisant , qu'il trouve , puis aprs , tous les
33 autres propos fades , bas , et indignes de son
exaucement , et si fait qu'en peu d'annes
,
(57)>5 il devient sans peine bien savant et instruict
>> es choses dont il a plus faire en son gou-
33 vernement >>.
La traduction des Hommes Illustres et desOEuvres morales de Plutarque , est le premier
monument durable de notre prose , car les
Essais de Montaigne ne parurent que quelque
temps aprs. C'toient peut-tre les seuls ouH
vrages de Tantiquit qui pussent passer dans la
langue franoise telle qu'elle toit alors. Plu-
tarqugjpfct toujours simple et naf ^ ses rcits
portent le caractre d'une bonhomie agrable ,unie avec la plus profonde raison 5 et ses traits
de morale,pleins d'excellens principes sur la
politique , sur la socit , sur l'ducation , res-
semblent aune conversation d'amis, o l'auteur
cherche instruire en amusant. Notre prose
,
qui ne pouvoit encore se prter un style lev,
et qui toit propre peindre navement les
dtails de la vie prive, convenoit trs-bien pour
rendre les crits de Plutarque. C'est ce qui ex-
plique les causes de la prfrence^ que nous
donnons toujours la traduction d'Amiot sur
celle de Dacier. Ce grand travail fut achev pour
l'ducation de Charles ix , et avoit t entre-
pris par les ordres de Franois i", qui distingua
les talens d'Amiot , et qui fut son protecteur.
(58)Ecoutons Amiot lui-mme parler des motifs qui
l'ont dtermin , nous pourrons nous former en
mme temps une ide de sa manire d'crire.Il s'adresse toujours Charles jx :
ce Or , ayant eu ce grand heur que d'tre
?5 admis auprs do vous ds votre premire en-
>> fance, que vous n'aviez gures que quatre
>> ans, pourvous acheminer la connoissance de
^:> Dieu et des lettres,je me mis penser quels
>3 auteurs anciens seroient plus idoines et plus
5 propres votr estt , pour vous pr^oser
33 lire quand vous seriez venu en ge d'y pou-
voir prendre quelque goust ; et pour ce qu'il
3> me semble qu'aprs les sainctes lettres , la plus3> belle et la plus digne lecture qu'on sauroit
3> prsenter un jeune prince , toit les I^ies
3:> de Plutarque,je me mis revoir ce que j'en
avois commenc traduire en notre langue
,
: par le commandement de feu grand roi
3> Franois , mon premier bienfaiteur, que Dieu absolve, et parachevai l'uvre entier tant
5> votre service , il y a environ douze ou treize
?3 ans
.
Catherine de Mdicis, dont la fausse politique
influa beaucoup sur les malheurs de ses enfans
,
pEOtgea les lettres , et prouva son got clair
pour ceux qui les cultivoient , en levant aux
(59)premires dignits de Ttat le fameux chance-
lier de THpital. Elle avoit puis ce got dans
sa famille ,
(6o)
35 failloit , en toit banni et menac en crainte
w d'avoir pis, jusqu' ce qu'elle lui pardonnoit
> et faisoit grce , ainsi qu'elle y toit propre ,
en toute bonne de soi w. On voit que Catherinede Mdicis , malgr ses soins pour maintenir
la dcence dans sa cour , ne poussoit pas la
svrit trop loin , et que , sous le rapport de
la galanterie, elle avoit pour les autres , l'indul-
gence dont elle avoit peut-tre besoin pour
elle-mme.
Je n'examinerai point si elle n'avoit runi
autour d'elle , un si grand nombre de femmes
charmantes j que pour attirer dans son parti ,par des sductions adroites , les chefs des fac-
tions qu'elle vouloit dissoudre ^ il me suffit defaire observer que l'tiquette de sa cour, la
politesse qu'elle y introduisit , contriburent
purer la langue franoise.
Pendant les troubles des rgnes de Franois ii
et de Charles ix , au milieu des guerres civiles
et des fureurs de la Ligue , on ne vit pas sans
tonnement s'lever un homme qui , par la pro-fondeur de ses penses
, parles formes heureuses
dont il sut les revtir , donna un nouvel clat
la prose franoise. On ne trouvera point ex-traordinaire qu'en parlant de Montaigne , je
fasse mention des circonstances qui influrent
(6i)
sur son caractre, si bien dvelopp dans ses
Essais. J'ai pens, comme on a d souvent leremarquer V qu^iltoit utile de ne point sparer
les progrs de la langue Franoise , des causes
politiques qui lui ont fait prouver des varia-
tions. Or il n'est pas douteux que les vnemens
qui se passrent du temps de Montaigne, et
auxquels il prit part , n'aient contribu lui
donner la hardiesse d'expressions que nous
admirons encore dans son ouvrage.
Montaigne, en parlant toujours de lui-mme,
pntre dans les plus secrets replis du curhumain ^ il n'emploie aucun art , ne met aucun
ordre dans la distribution de ses ides , et il
passe alternativement d'un sujet un autre.Souvent l'objet de ses chapitres ne rpond point
au titre qu'il leur a donn. Malgr ce dsordre,
il plat encore gnralement. Son style fait
oublier la longueur de ses digressions. Ne quit-tant point le ton naf du sicle , il est souvent
familier , mais quelquefois il devient fort. Il
exprime d'une manire originale des ides
neuves ; il est pittoresque dans les descriptions ,
et quelques mots vieillis qui expriment nergi-
quement des penses que nous rendons aujour-
d'hui par des priphrases, ajoutent encore au
charme qu'on prouve en le lisant. Montaigne
( 62 )
avoit t habitu ds Fenfance , parler en
mme temps latin et Franois 5 de l viennentplusieurs tournures latines que Ton remarque
dans ses ouvrages. Les philosophes du dix-
huitime sicle se sont souvent appuys du
tmoignage de Montaigne 5 plusieurs ' mme ,et principalement J. J. Rousseau , se sont ap-
y propri ses ides , avec la seule prcaution derajeunir son style. Une considration qui n'apas encore t prsente , suffira pour Texcuser
d'avoir servi de modle ces crivains dange-
reux. On a remarqu que , pendant les grandescalamits qui ont dsol les nations certaines
poques , Fathisme s'toit rpandu, et que les
hommes s'toient ainsi privs de la seule conso-
lation qui reste dans le malheur. A Tpoquedsastreuse o vivoit Montaigne , tous les liens
de la socit toient rompus ; les grands du
royaume sacrifoient l'tat leur ambition , le
peuple toit divis en deux factions irrcon-
ciliables, les campagnes toient dvastes, l'in-
dustrie toit teinte , et la 'guerfe civile n 'toit
interrompue , pendant quelques instans , que
par des trves sanglantes. D'un ct , une secte
orgueilleuse vouloit tablir une rpublique au
sein de l'tat 5 de l'autre , une ligue puissante
et hypocrite cherchoit changer la dynastie
(63)
rgnante. Au milieu de ces flaux , une insen-sibilit produite par le dsespoir , s'empara de
quelques hommes, et les conduisit jusqu' m-
connotreun Dieu qui permettoit tant de crimes.
Le mme effet, n de la mme cause , avoit tremarqu la dcadence de l'empire romain.
Montaigne n'alla pas si loin. Dou d'un caractre
doux et tranquille, il se reposa swrVoreillerdu
doute ; il discuta alternativement le pour et le
contre , sans se permettre de tirer une conclu-
sion. Les philosophes du dix-huitime sicle, en
adoptant isolment quelques-unes de ses ides ,outrrent les consquences 5 ils s'enorgueillirent
adroitement d'tre les disciples d'un hommedont le nom toit justement respect.L'ami de Montaigne , la Boetie , qui mourut
jeune , et dont l'auteur des Essais parle d'une
manire attendrissante , laissa un ouvrage fortdangereux (1). Son Trait de la Servitude
volontaire est crit avec plus de noblesse et plus
de force que n'en avoit la prose de ce temps-l.
On y voit un jeune homme qui cherche r-pandre le feu sditieux dont il est consum.
Son style rpond la chaleur de son imagina-
(1) La Botie a aussi intitul son ouvrage : Le Contre un,
c'est--dire j le discours contre le gouvernement d'un seul.
(64)tion ; les mouvemens en sont rapides et varies;
et l'on remarque , dans ce petit ouvrage , les
premires traces de Floquence vive et serre
qui ne se perfectionna que dans le sicle sui-
vant. Le livre de la Botie a t runi aux
Essais de Montaigne, Dans les temps les plus
malheureux de la rvolution , les agitateurs du
peuple ont rajeuni ses ides , et n'ont fait que
trop souvent l'application de ses principes.
Charon fut l'lve de Montaigne. Il n'eut pas,
dans le style , la grce et l'abandon aimable de
son matre. Mais , comme la Botie, il crivitd'une manire plus forte et plus serre. On luireprocha de parler de la religion en philosophe
sceptique 5 quelques opinions hardies lui atti-
rrent des perscutions de la part des Jsuites.
Dans le sicle suivant , l'abb de Saint-Cyran,
grand jansniste, fit son apologie.
Avant de quitter l'poque funeste de nos
guerres civiles , et d'arriver aux temps heureux
o Henri iv rtablit la paix, je ne dois point
oublier de faire mention d'une princesse , aussi
belle qu'infortune , qui cultiva avec succs les
lettres franoises . Marie Stuard, reine deFrance,
au milieu des factions les plus animes contre
l'autorit royale , veuve la fleur de son ge
,
montant ensuite sur le trne d'Ecosse branl
depuis
( 5 )
depuis long-temps par une secte sombre et
cruelle ; trahie par tous ceux qui dvoient lui
tre le plus attachs , prcipite de ce trne , et
mourant sur Fchafaud, aprs une captivit de
dix-huit ans , a mrit , par ses malheurs inouis,
rintrt de la postrit. Parmi les maux qu'elleprouva , et les inquitudes cruelles dont elle
fut souvent tourmente , il parot qu'elle trouva
dans la littrature une douce consolation. Son
ducation en France avoit t perfectionnej
elle savoit les langues grecque et latine , et
parloit plusieurs langues vivantes. Mais la lan-
gue franoise toit celle qu'elle prleroit. Tout
le monde connot la chanson qu'elle composa
sur le vaisseau qui la portoit en Ecosse , oii elle
devoit tre si malheureuse , et les vux qu'elle
formoit pour qu'une tmpte la rejett sur les
ctes de France. Je citerai de cette princesse
une romance qui est moins rpandue, et qu'elle
fit aprs la mort de Franois ii son premier
mari.
En mon triste et doux chant
,
D'un ton fort lamentable.
Je jette un oeil touchant
De perte irrparable 5Et en soupirs cuisans
Je passe mes beaux ans.
E
{66)Fut-il un tel malheur
De dure destine
,
Ni si triste douleur
De dame infortune ,
Qui mon cur et mon il
Voi en bire et cercueil ?
Qui en mon doux printemps
Et fleur de ma jeunesse ,Toutes les peines sens
D'une extrme tristesse ;
Et en rien n'ai plaisir
Qu'en regret et dsir.
Si , en quelque sjour ,
Soit en bois , ou en pre y
Soit l'aube du jour ,
Ou soit sur la vespre jSans cesse mon cur sent
Le regret d'un absent.
Si je suis en repos ^
Sommeillant sur ma couche ,J'oy qu'il me tient propos ,
Je le sens qui me touche.
En labeur , en recoy
Toujours est prs de moi..
Mets , chanson , ici fin
A si triste complainte ,Dont sera le refrain :
Amoxir vraye et sans feinte
(67)J'ai cru devoir rapporter cette romance toute
entire, parce qu'elle m'a paru propre donner
une ide assez juste de la langue potique de
ce temps-l. Vous n'y trouvez point l'lgance
de Marot , mais vous remarquez que la versi-
fication s'est perfectionne , et que les rgles en
sont devenues plus difficiles. Les hiatus sont
plus rares , le rithme est plus harmonieu