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Grammaire Arnauld-Lanzelot

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Gramática griega de Arnauld et Lanzelot.

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  • Y

  • "^GRAMMAIREGNRALE ET RAISONNE

    DE PORT-ROYAL,PAR ARNAULD ET LANCELOTj

    Prcde d'un Essai sur l'Origine et les Progrs

    de la Langue Franoise

    ,

    Par m. PETITOT, Inspecteur-Gnral de TUniversit Impriale;

    Et suivie du Commentaire de M. Duclos, auquelon a ajout des Notes.

    SECONDE DITION.

    I

    A PARIS,Chez BOSSilNGE et MASSQN, Libraires de S. A. I.

    et R. Madame Mre, rue de Tournoii; N 6.

    i8xo.

  • AUG - 1 1967

  • AVIS PRELIMINAIRE.

    rLes progrs et la dcadence d'une languesont insparables des progrs et de la d-

    cadence du got. Pour s'assurer de l'tat

    d'une langue , il faut examiner si , depuis

    sa fixation , l'on n'a point altr son g-

    nie , en introduisant de mauvaises cons-

    tructions, en inventant de nouveaux mots,

    en dtournant l'acception des termes ad-

    mis j en confondant les genres de style :

    voil les signes auxquels on reconnot la

    dcadence des langues. La syntaxe est lamme

    ,quoique la langue ait chang.

    On trouvera dans Snque et dans Siliusdes morceaux aussi corrects

    ,quant la

    syntaxe, que les passages les plus admirs

    des Catilinaires et de l'Enide ; et cepen-

    dant la langue de Snque et de Silius

    n'toit plus celle de Cicron et de Virgile.

    C'est sous ce rapport que j'ai considr la

    langue franaise.

  • Oblig de parler d'une multitude d'au-

    teursyj'ai d tre avare de citations. Je

    les ai donc bornes celles qui toient

    absolument ncessaires pour marquer les

    cliangemens arrivs dans la langue. Quel-

    quefois un grand crivain ne m'en a fourni

    aucune, parce qu'il et t impossible de

    rapporter un passage isol. J'ai plusieurs

    fois cit des vers , moins souvent de la

    prose. A peu d'exceptions prs ^ la proseperd tre offerte par fragmens 5 les beaux

    vers n'ont point ce dsavantage.

    La Grammaire gnrale de Port-Royal

    n'est point faite pour l'enfance. Les deux

    hommes clbres qui l'ont compose

    ,

    l'ont destine la jeunesse. Lorsque l'on

    possde les lmens des langues anciennes

    et de sa propre langue, on a besoin, pour

    se perfectionner , d'tudier les principes

    gnraux de la Grammaire raisonn^e.

    L'Essai que j'ai os joindre ce chef-

    d^uvre, est fait dans la mme intention.Il a pour but d'indiquer le gnie de la

    langue franoise , dont Arnauld et Lan-

    celot ont fix les rgles gnrales.

    ESSAI

  • ESSAISUR

    UORIGINE ET LA FORMATION

    D E

    L L.\JsT,UE FRANOISE.

    Jtlusieurs savans et quelques pliilosoplies

    modernes ont fait des recherches sur Torigine

    des langues. Les premiers , soit en tudiant les

    hiroglyphes gyptiens , et les monumens les

    plus anciens de l'Asie , soit en consultant les

    voyageurs sur les divers idiomes du Nouveau-

    Monde , ont march d'analogie en analogie,

    et se sont flatts d'avoir trouv les traces d'une

    langue primitive. Mais la diversit de leurs sys-

    tmes, le peu d'accord de leurs opinions , mmedans les points o ils auroientpu se rapprocher

    davantage , prouvent que , si leurs travaux ont

    t de quelqu'utilit pour claircir des doutes

    sur les peuples anciens, ils n'ont presque fait

    A

  • faire aucun pas vers le but qu'on s'toit pro-

    pos. Du moins leurs sentimens toient fcndssur quelques traditions historiques; on n'y trou-

    voit point cette incertitude vague o l'on tombe

    toujours lorsqu'on ne faisonne que par hypo-

    thses. Les philosophe#ne furent point aussi

    laborieux , et n'eurent pas le mme scrupule.En supposant une poque o les hommes furentdans Ftat naturel ^ vcurent isols dans les

    dserts , il fut facile de composer en ide l'di-

    fice de la socit. On calcula, sans peine, l'in-fluence que les besoins et les passions deshommes

    avoient pu avoir sur la formation de l'ordre so-

    cial. L'homme livr lui-mme , cherchant sa

    nourriture dans les forts , souvent expos en-

    manquer , fuyant devant tous les objets nou-

    veaux qui se prsentent ses regards , impi-

    toyable avec les tres plus foibles que lui, sur-

    tout lorsque la faim le dvore , se fatigue enfin

    de cette vie errante. Quelques rapprochemens

    se font. L'esprit de famille s'introduit ; on se

    runit pour la chasse. Bientt on sent qu'il est

    plus avantageux d'lever des animaux , de les

    multiplier, que de les faire prir aussitt qu'on

    s'en est rendu matre. Les peuples pasteurs

    se forment. Quelques hommes font des planta-

    tions \ des voisins jaloux s'emparent du fruit de

  • (3)leurs travaux ; ils s'unissent pour les dfendre ,ils tracent des limites, et la proprit est recon-

    nue. Telle est la gradation que les philosophes

    ont imagine , en se bornant faire des conjec-

    tures sur les commencemens de la socit, sans

    consulter les traditions religieuses, ni les tra-

    ditions historiques. De l, leur mtaphysique,

    qui n'est fonde que sur des suppositions, leurs

    systmes aussi faux en politique qu'en morale

    et en littrature , l'ide d'un contrat par lequel

    les hommes ont stipul leurs droits en se met-tant en socit^ de l aussi leurs erreurs sur

    l'origine des langues.

    En partant de cette hypothse, J. J. Rousseaua cpmpos , d'aprs son imagination ardente ,une thorie idale des langues primitives. Aprs

    avoir fait passer les hommes l'tat de famille ,il cherche comment ils ont pu attacher des ides

    diverses modifications de sons. Selon lui , si

    les hommes n'avoient eu que des besoins, ils

    auroient bien pu ne parler jamais. Les soins de

    la famille , les dtails domestiques, la culture des

    terres , la garde des troupeaux , enfin les rap-

    ports ncessaires entre les individus , pouvoient

    s'effectuer sans le secours de la parole. Les gestes

    suffisoient. La socit mme pouvoit se former,et acqurir un certain degr de perfection ,

  • (4 )indpendamment de Texistence des langues; les

    arts pouvoient natre dans cette runion d'hom-

    mes muets , et le commerce pouvoit s'tablir

    enti 'eux. Lespassionsseules, poursuitRousseau,

    ont produit le langage des sons. Les besoins loi-

    gnent les hommes plus qu'ils ne les rapprochent;

    les passions les runissent; et pour donner quel-

    que probabilit cette opinion , le philosophe

    de Genve met l'amour au premier rang des

    passions , car il et t absurde de dire que la

    haine , la colre , l'envie pouvoient rapprocher

    les hommes.

    Il est assez difficile de se former l'ide 4'une

    socit d'hommes sans passions , quand mmeonrloigneroitlemoinspossibledelW

  • (5)n'a-t-il pas remarqu que les sourds et muets

    ne doivent cette facult qu' leurs instituteurs,

    qui , eux-mmes , ne tirent leur mthode d'en-

    seigner que d'une langue dj forme ?

    Les besoins des hommes , leur foiblesse leurnaissance et pendant les premires annes de

    leur vie , la tendresse des pres et des mres

    pour leurs enfans , sont , avec la piti que Dieu

    a grave dans nos curs , les moyens dont il

    s'est servi , pour runir les humains , ds le

    moment de la cration ^ moyens qui prouventassez l'incrdulit la plus obstine

    ,que la

    destination des hommes fut d'tre en socit.

    Rousseau (i) pense au contraire que l'homme

    de la nature est sans commisration et sans

    bienveillance pour ses semblables , et qu'il est

    de son instinct , lorsqu'il veut pourvoir ses

    besoins physiques , d'tre dans l'isolement le

    plus absolu. C'est donner une bien mauvaise

    ide de Vtat naturel que le philosophe sem-

    bloit regretter. Mais o n'entranent pas l'es-

    prit de systme et l'abus des talens ?

    L'amour seul a donc , si l'on en croit Rous-

    (i) Rousseau n'a point parl ainsi dans le Discours shr

    Vingalit. On sait qu'il s'est souvenfr contredit.

  • (6)seau, runi les hommes et produit les languesprimitives. Passons l'application qu'il fait lui-

    mme de cette thorie , et voyons si , malgr lecharme dont il cherche embellir son opinion

    ,

    il ne tombe pas dans de nouvelles erreurs et

    dans des contradictions auxquelles il ne peut

    chapper.

    Il l'ait une distinction entre la formation des

    langues mridionales et la formation des langues

    du nord. Au midi , les familles parses sur unvaste territoire o tous les fruits venoient sans

    culture , o la douceur du climat dispensoit les

    hommes de se vtir,o rien n'obligeoit au travail,

    vivoient dans la plus douce scurit , et dans

    l'ignorance de tous les maux. Ces mortels heu-

    reux n'avoient pas besoin du langage des sons

    pour exprimer des ides qu'ils ne se donnoient

    pas la peine de former. Il est inutile d'observer

    que , dans cet Eden imagin par Rousseau , les

    hommes avoient se garantir des attaques desbtes froces qui y abondent , et qu'un soleil

    brlant les dvoroit une partie de l'anne. Je

    laisse sa brillante imagination s'exercer sur des

    peintures riantes, et j'arrive l'poque o

    les langues doivent 'leur origine l'amour.

    No^erre auroit srement fait une scne de

    pantomime trs -jolie sur ce sujet j mais je

  • (7)doTite qu'il et surpass Fauteur du Devin du

    Village, >

    Les puits creuss dans ce pays un peu aride ,toient les points de runion de la jeunesse,

    ce L , dit Rousseau, se formrent les premiers

    y> rendez-vous des deux sexes. Les jeunes filles

    venoient chercher de Teau pour le mnage ;y> les jeunes hommes venoient abreuver leurs

    33 troupeaux. L , des yeux accoutums aux

    y> mmes objets ds l'enfance, commencrent 33 en voir de plus doux. Le cur s'mut ces

    33 nouveaux objets ; un attrait inconnu le rendit

    33 moins sauvage j il sentit le plaisir de n'tre

    33 pas seul. L'eau devint insensiblement plus

    33 ncessaire, le btail eut soifplus souvent 5 on

    "3 arrivoit en hte, et Ton partoit regret. Dans

    33 cet ge heureux o rien ne marquoit les

    33 heures , o rien n'obligeoit les compter , le

    33 temps n'avoit d'autre mesure que l'amusement

    33 et l'ennui. Sous de vieux chnes vainqueurs

    53 des ans , une ardente jeunesse oublioit par

    33 degrs sa frocit ; ons'apprivoisoit peu peu

    33 les uns les autres 5 en s'efforant de se faire

    33 entendre , on apprit s'expliquer. L, se firent

    3> les premires ftes, les pieds bndissoient de

    33 joie , le geste empress ne suffisoit pins, la

    33 voix l'accompagnoit d'accens passionns j le

  • (8) plaisir et le dsir , conrondus ensemble , se

    35 faisoient sentir la fois. L, i'ut enfin le y rai

    berceau des peuples ; et du pur cristal des

    n fontaines sortirent \q%premiersfeu de Pa-

    y> mour w.

    Il ne manqneroit rien cette charmante

    idylle , si lesJeux de l'amour qui sortent du

    cristal des fontaines ne portoient pas l'em-

    preinte de la reclierche et de Taffectation qu'on

    reproche justement plusieurs crivains du dix-

    huitime sicle. Examinons plus srieusement

    les faits supposs par Rousseau, et n'oublions

    pas que ces jeunes gens si dlicats, ces .jeunes

    filles si coquettes , ne savent point parler.

    L'amour, tel que vient de le peindre Rous-

    seau , ne peut natre que dans une socit dj

    perfectionne. Il a besoin,pour se dvelopper,

    d'une dcence de murs , sans laquelle on ne

    peut le concevoir. La vie sdentaire, les occupa-

    tions paisibles , les soins maternels qui s'ten-

    dent jusqu'aux dtails les plus minutieux , 1^^

    modestie, la timidit , l'innocente coquetterie ,

    qui peut s'y joindre , tout cela est ncessaire

    pour donner aux jeunes filles le charme qui

    inspire un amour dlicat. Quand on se ren-

    contre on rougit 5 les yeux expriment ce que la

    parole ne peut rendre j on cherche se revoir ;

  • (9)les entretiens se prolongent; les rendez-vous

    se donnent sans qu'on s'en aperoive; on aime,

    on est aim , et Thymen couronne enfin des

    feux si purs. C'est ainsi que , dans La Gense ,

    sont racontes avec une touchante simplicit les

    amours de Jacob et de Racliel , et l'entrevue

    du serviteur d'Abraham et de la jeune Rebecca,

    qui dut un acte d'humanit le choix glorieux

    qu'on fit d'elle pour Isaac.

    L'espce de sauvages dont parle Rousseau ,

    qui n'avoient pas mme l'usage de la 'parole,pouvoit-elle prouver et inspirer les sentimens

    que je viens de dcrire ? A supposer qu'unepareille peuplade ait pu exister , les besoins

    physiques n'toient-ils pas l'unique rgle de ses

    liaisons grossires ?

    Au lieu d'attribuer l'amour l'origine deslangues, Rousseau

    ,puisqu'il vouloit faire un

    systme , n'auroit-il pas d dire que les pre-

    mires paroles humaines furent produites par

    des adorations l'tre-Suprme , par la com-

    misration grave dans le cur de l'homme,

    et par le besoin que le foible put avoir du fort ?

    Ces sentimens doivent prcder l'amour. Le

    systme n'et pas t plus juste , puisquq , commej'espre bientt le dmontrer, la facult de

    parler nous a t donne lors de la cration \

  • ( )

    mais , en adoptant cette dernire hypothse , il

    et t moins draisonnable. Ce qui pourroit

    encore contribuer prouver Terreur dans la-

    quelle est tomb Rousseau , c'est que la langue

    des amans ne peut tre jamais une langue

    usuelle. Tout le monde sait combien elle est

    borne. Quoique les romanciers aient cherch

    retendre , il n'en est pas moins vrai qu'elle

    ne roule que sur un trs-petit nombre d'ides ,et qu'elle emploie les mmes expressions jusqu'

    la satit. Ainsi les amans seuls auroient parl,

    et le reste de la peuplade et t muet. Il yauroit eu , comme en Egypte , un langage mys- *

    trieux qui n'auroit t compris que par les

    initis , avec la seule diffrence, que les jeunes

    garons et les jeunes filles auroient t les doc-

    teurs, et les vieillards lesignorans. Je n'ai pas

    besoin de pousser plus loin les consquences.

    Mais , auroit-on pu dire Rousseau , vous

    a^z suppos un pays o les hommes n'avoientpresqu'aucun besoin, puisque le climat toit

    doux , et puisque la terre , sans tre cultive ,leur donnoit une subsistance abondante. Onpourroit, en adoptant la base de votre systme,

    vous accorder que les hommes ont pu y vivrequelque temps sans parler. Comment appli-querez-vous votre thorie aux pays froids o

  • ( )la nature ne donne ses bienfaits qu'aux travaux

    obstins des hommes runis ? Rousseau a senti

    toute la force que pouvoit avoir cette objection,

    et il Ta prvenue, en convenant que , dans le

    nord , les langues ont pu tre formes par les

    besoins. D'aprs cette ide , il pense que dans

    le midi, les premiers mots furent : aimez moi y

    et dans le nord : aidez-moi. Del , il conclut

    que les langues primitives du midi sont har-

    monieuses et potiques , et celles du nord ,

    dures et barbares. Il ajoute , en faveur des

    langues mridionales,qu'elles sont pleines de

    figures , et il s'exagre l'effet que devoit pro-

    duire Mahomet , en annonant l'Alcoran dansla langue arabe.

    Sans m'arrter la contradiction du systme

    gnral, pos d'abord par Rousseau , et l'im-

    mense exception qu'il a cru devoir y faire , j e mecontenterai d'observer que les langues les plus

    anciennes du midi ne sont pas plus douces que

    celles du nord. L'arabe , que Rousseau regarde

    comme une langue loquente et cadence, estun des idiomes les plus rudes qui existent. Cha-que mot radical est compos de trois consonnes

    ,

    sur lesquelles on met des signes qui ne se rap-portent qu' trois de nos voyelles. On sent quelleharmonie doit avoir une langue oii l'on cotnpte

  • ( 12)

    vingt-neuf consonnes. Quant au style figur

    que Rousseau admire dans les crivains orien-

    taux , et dont il se sert pour prouver que les

    langues du midi ont d leur naissance aux

    passions , il me suffira de rappeler que les

    anciennes langues du nord toient pleines

    d'images , et je ne citerai que les Po'mes d'Os-

    sian qui sont connus de tout le monde.

    Avant de discuter , avec soin , toutes les par-

    ties de ce systme idal,j'aurois pu facilement

    n'en point admettre la base. En effet, il est

    fond sur 'opinion toujours soutenue par le

    philosophe de G^nh^e, que l'homme n'est pas

    n pour tre en socit5qu'il a exist une poque

    o il vivoit dans l'isolement, et qu'en se rappro-

    chant de ses semblables, en se donnant un gou-

    vernement , il a fait un contrat o il a conserv

    ce que Rousseau appelle ses droits naturels^ hy-

    pothse dangereuse en politique , susceptible des

    plus funestes interprtations , et qui peut don-

    ner lieu d'horribles bouleversemens. Depuis

    long-temps les bons esprits ont rejet cette sup-

    position absurde , et se sont accords recon-

    notre que l'homme est un tre sociable , et qu'il

    n'a jamais pu vivre qu'en socit. Il m'auroit

    donc suffi de nier la probabilit de l'hypothse 5

    mais j'ai voulu prouver qu'en accordant, pour

  • ( i3)

    quelques instans, Rousseau, le principe d'o

    il tire ses consquences , 41 toit possible de les

    combattre , et de montrer , qu'avec l'imagina-

    tion la plus vaste , le plus grand talent pour la

    dialectique , on ne peut s'empcher de s'garef

    lorsqu'on abandonne tous les sentiers battus

    ,

    pour se prcipiter dans le vague des thories.

    Comme les ouvrages de Rousseau sont plusgnralement lus que les livres moins bien crits

    de Condorcet et de Condillac, j'ai cru devoir

    examiner son systme,prfrablement ceux

    de ces deux philosophes. Condorcet et Con-

    dillac, employant la mme supposition , il estinutile de discuter les opinions qu'ils en font

    driver. Condorcet admet , comme Rousseau ,Vtat de nature y suivi d'un rapprochement qui

    a produit l'tat de socit. Condillac, plus cir-

    conspect , parce qu'il toit charg de l'duca-

    tion d'un prince catholique , semble croire aux

    traditions de l'Ecriture 5 mais il suppose que

    deux enfans ont t abandonns , qu'ils ont

    vcu sans aucun secours \ et c'est sur ces deux

    tres imaginaires qu'il fait l'essai de sa thorie 5

    c'est , en d'autres termes ', admettre Vtat na-

    turel .^ l'homme. Il sufft , comme je l'ai dit

    ,

    de nier cette supposition dnue de preuves,

    pour en dtruire les consquences.

  • ( H)L*tat de socit et la facult donne

    rhcmme d'exprimer ses ides par des paroles,

    sont dpendans Tun de l'autre, et ne peuvent

    se sparer. En prouvant que l'homme a parlds qu'il a t cr , on prouvera donc , en

    mme temps , qu'il a toujours t en socit.J'admettrai encore une fois L'tat de nature

    ^

    pour dmontrer l'impossibilit de ses cons-

    quences. Je suppose que quelques hommes quiont toujours vcu dans l'isolement, se runis-

    sent par leurs passions , comme le veut Rous-seau , ou par leurs besoins, comme le soutien-nent les autres philosophes modernes. Je con-

    sens qu'ils puissent donner un nom l'arme dontils se servent la chasse , l'arbre sous lequel

    ils dorment , l'animal contre lequel ils com-

    battent : voil le substantif* physique trouv. Ils

    pourront mme , aprs beaucoup de temps ,qualifier ces trois objet's , non point d'aprs

    une ide mtaphysique , mais d'aprs les effets

    que ces objets produisent sur la vue , le toucher,

    l'ouie et l'odorat. Ainsi les adjectifs grand ypetit y dur , mou , pourront exister.

    Mais comment les "hommes imagineront-ils

    le verbe ? Le verbe tre , lorsqu'il ne sert que ff>

    liaison au substantifet l'adjectif, ne sera point

    leur usage. Au lieu de dire l'arbre estgrand y

  • ( 5)

    La pierre est dure , ils diront, Varbre grand ^la pierre dure.

    Des milliers de sicles ne suffiront pas des

    tres si peu difrens des animaux , et qui n'o-

    bissent qu' un aveugle instinct, pour expri-

    mer , d'aprs les premires rgles du verbe

    ,

    Vactiouy soit de l'esprit, soit du corps, subdi-

    vise en autant de parties qu'il y a de mouve-

    mens aans l'homme. Pour rendre les mouve-

    mens de courir , de marcher , de toucher , de

    regarderypar les verbes les plus aiss trouver,

    puisque l'action se renouvelle sans cesse , il faut

    tre parvenu dfinir cette action. Or, quelles

    oprations de l'esprit ne faut-il pas pour d-

    finir? Il faut concevoir, juger, et raisonner (i).

    Combien de fois le verbe n'est-il pias employ

    dans ces trois oprations? Il est donc impos-

    sible l'homme de faire aucune dfinition sans

    le secours du verbe (2). Ainsi, le verbe seroit

    absolument ncessaire l'invention du verbe5

    (1) Le. discours o le verbe est employ , est le discours

    d'un homme qui ne conoit pas seulement les choses , mais

    qui en juge et qui les affirme. Gram, gn,

    (2) L'objection des sourds-muets tombe -'d'elle-mme,

    puisque, ds qu'ils sont avec des hommes qui parlent , ils

    apprennent intrieurement une langue complte.

  • ( 16)

    Ol seroit forc , pour arriver aux lmens de

    cette science , d'en connotre auparavan t la tho-

    rie (i). Supposition inadmissible, qui prouve

    que les partisans de Vtat natureL tombent

    sans cesse dans un cercle vicieux , d'o ils ne

    peuvent sortir. Donc le don de parler nous a tfait , lors de la cration, par Dieu, qui a voulu

    que l'homme fut un tre pensant et sociable (2).

    Je n'ai pas cit les plus grandes difficults

    d'une langue ainsi forme. Des hommes , aussi

    dpourvus d'intelligence, inventeront- ils ces

    combinaisons admirables des verbes,

    qui,

    sous le nom de conjugaisons et de temps , ex-priment le prsent , le pass et l'avenir ? Je le

    rpte, cette facult , dont jouit l'homme, d'ex-

    primer ainsi les plus secrtes oprations de son

    esprit, ne peut tre qu'un prsent de la Divinit.

    (i) Dans le Discours sur l'ingalit , Rousseau , qui n'a-

    voit pas encore fait le trait que je viens d'examiner , dit :

    Q^ue laparole parat avoir tfort ncessaire pour tablir

    la parole.

    (2) Buffon pense quePKomme a toujours parl. L'homme,

    y> dit-il , rend par un signe extrieur ce qui se passe au-de-

    dans de lui j il communique sa pense par la parole ; ce

    signe est commun toute l'espce humfiine ; l'homme-

    sauvage parle comme l'homme polic , et tous deux plir-

    lent naturellement et parlent pour se faire entendre .

    Que

  • (17)Que dirai-je des substantifs qui expriment

    des objets mtaphysiques , tels que raison y ju-

    gement ^ bont y vertu , etc, , et des verbes qui

    n'ont aucun rapport aux mouvemens de notre

    corps , tels (\vxejuger , rflchir , penser , etc, ?

    Je n'ai pas besoin de multiplier les dificults.

    J'abandonne les liyppthses , et pour pousser

    plus loin la conviction , je ne m'en rapporte

    plus qu'aux objets qui existent , et qui frappent

    continuellement nos yeux. C'est en les obser-

    vant sous ce nouveau point de vue , que je

    parviendrai donner la preuve incontestable

    que les hommes ont toujours parl.

    Tout tre existant dans l'univers , et dou du

    sentiment , a des organes plus ou moins perfec-

    tionns. Tous ces organes ont leur usage , soit

    pour l'existence , soit pour la conservation ,soit pour la destination future de l'individu.

    Si quelqu'un de ces tres a quelque organe im-

    parfait , ou en est priv , l'exception confirme

    la rgle gnrale , puisque l'individu supple

    cet organe , ou perd , par cette privation

    ,

    les avantages accords son espce (i).

    (i) Quoiqu'un, monstre tout seul , dit Mallebranche , soit

    un ouvrage imparfait, toutefois lorsqu'il est joint avec le

    reste des cratures , il ne rend point le raide imparfait ou

    indigne de la sagesse du Crateur.

    B

  • ( i8 )

    Or personne ne peut rvoquer en doute querhomme ne reoive en naissant Torgane de laparole. Cet organe lui a t donn pour penser

    et pour parler. L'inutilit de cet organe porte-

    roit croire que riiomme seroit sorti imparfait

    des mains du Crateur , et qu'il se seroit perfec-

    tionn de lui-mme : cela contredit toute opi-

    nion raisonnable ^ cela est dmenti par tous les

    tres vivans que nous voyons profiter de la

    totalit de leurs organes.

    Ce qui a t accord au plus vil insecte , et

    t refus l'homme ! La proposition est par

    trop absurde.

    L'bomme , naissant avec le don de la parole,

    a donc toujours parl. S'il a toujours parl , il

    a toujours t en socit. Utat naturel n'a

    donc jamais exist.

    Les savans ont remarqu que dans les plus

    anciennes langues du nord , et principalement

    dans le celte , les substantifs usuels ne s'expri-

    moient que par un seul son. La langue arabe

    qui , malgr son antiquit recule , n'a aucune

    affinit avec le celte, en dilffe essentiellement

    sous ce rapport. Presque tous les mots radi-

    caux sont composs de trois consonnes , ce

    qui suppose trois sons. Mais une espce de

    mots qu'on peut regarder comme inhrente

    ^.

  • ( i9)

    i'tat social , puisqu'elle exprime la posses-

    sion et la proprit , les pronoms possessifs ne

    sont figurs que par une seule lettre qu'on

    met Ja fin du nom substantif. Ainsi , pourrendre ces ides : Ma chambre , ta chambre ,sa chambre y on ajoute au mot CXa>^ q^^i signi-

    fie chambre , les lettres (^^ et ^ , et l'oncrit (jr^, "^^^^5 ^t: '^^^. Il est croire que

    les mots d'absolue ncessit ont t , dans leur

    origine , trs-courts.

    C'est aux savans examiner comment les

    langues modernes se sont formes , l'poque

    de la dcadence de l'empire romain , lorsque

    les mmes provinces voyoient se succder unemultitude de nations barbaresi, lorsque les

    peuples du nord et du midi se sont mls , au

    milieu des plus grands dsastres que l'iiuma-

    nit ait prouvs ; lorsqu'enfin tous ces hommes,

    trangers Fun l'autre par leur ducation ,par leurs murs et par leurs gots , ont cou

    fondu des idiomes barbares , avec les langues

    harmonieuses de la Grce et de l'Italie.

    Ils doivent sur-tout rechercher comment , du

    sein de ce dsordre, put natre une langue mo- -

    derne , qui , par sa clart , sa noble lgance

    ,

    et par des chefs-d'uvres , s'est rpandue dans

    B 2

  • l'Europe , et fait encore les dlices de tous ceux

    qui connoisseiitoupeuvent cultiversalittrature.

    Sans trop m'tendre sur cette recherche, plus

    curieuse que vritablement utile pour la majo-

    rit des lecteurs , je vais essayer de tracer ra-

    pidement Torigine et la formation de la langue

    franoise , ses progrs depuis le rgne de Fran-

    ois i^% poque o elle commena se dpouil-

    ler de ses formes barbares , jusqu' Pascal et

    Racine qui Font fixe;j'indiquerai enfin les

    causes de sa dcadence dans un temps o Ton

    confondit tous les genres , o plusieurs au-

    teurs adoptrent un nologisme inintelligible ^o se rpandirent sur la littrature , les mmes

    erreurs et les mmes sophismes que sur la po-

    litique.

    Je serai oblig de parler en mme temps desprogrs de la langue italienne , parce qu'elle a

    lamme origine que lantre, parce que, commeon va le voir , les deux langues se sont souvent

    rapproches, parce qu'enfin les premiers au-

    teurs franois ont pris pour modles les auteurs

    italiens. La langue espagnole, quoique ne aussi

    de la langue latine , n'a pas d sa perfection

    aux mmes causes. La littrature des Arabes,

    si clbre dans le moyen ge , a inspir les pre-

    miers auteurs espagnols , et nous n'avons corn-

  • (21)

    menc les connotre et les tudier qu'au

    temps d'Anne d'Autriche. Je m'abstiendrai donc

    de faire mention de leur langue , jusqu'au mo-

    mento elle a pu influer sur la langue Franoise,

    Lorsque les Romains eurentasservi les Gaules,

    la langue latine s'y introduisit. Autun , et quel-

    ques villes du midi devinrent le sige des bonnes

    tudes 5 et cette contre , jusqu'alors barbare ,

    produisit quelques crivains estims dans la

    langue romaine. Mais le latin ne tarda pas

    s'y corrompre par son mlange avec l'ancien

    idiome gaulois. Les calamits que l'Europe

    prouva lors de la chute de l'Empire d'occi-

    dent, acclrrent cette dcadence. A la mmetpoque , l'Italie conquise par les Goths, perdit,

    en peu de temps , la puret de son langage. En

    vain les discours de Simmaque et les ouvrages

    de Eoce donnrent quelque foible clat au

    rgne de Thodoric , la langue vulgaire s'altra

    en adoptant plusieurs expressions et plusieurs

    tours trangers. L'expdition de Blisaire, qui

    rtablit pour quelque temps un vain fantme

    d'empire romain , ne fut d'aucune utilit pour

    les lettres latines,puisque , dans ce sicle mal-

    heureux , l'Italie fut plus que jamais en proie

    aux invasions des Barbares.

    Les Gaules conquises par les Francs ne con-^

  • servrent pas pins long-temps la langue qu^elIes

    avoient reue des Romains. Sous la premire

    race de nos rois, sous Charlemagne et sous

    Louis le Dbonnaire, le langage du peuple fut

    le roman rustique y c'est--dire un latin extr-

    mement altr. Le tudesque , idiome des vain-

    queurs , fut parl la cour et par les grands.

    Sous Charles le Chauve , il commena se

    former un langage compos de tudesque et de

    latin,qui fut appel langue romane. C'est dans

    ce temps que les Bndictins placent Torigine

    des romans y c'est--dire des ouvrages crits

    dans la langue nouvellement forme. Ce nomde roman a depuis t donn aux narrations

    d'vnemens imagins. Le plus ancien monu-

    ment de la langue romane est un trait entre

    Charles le Chauve et Louis le Germanique , cit

    par le prsident Hnault.

    Les peuples de la France et de l'Italie toient

    alors plongs dans l'ignorance la plus profonde;

    aucune relation n'existoit entre les diffrentes

    provinces ; les liens du commerce n'unissoient

    point les hommes ; et les seuls ecclsiastiques ,chargs de rdiger en latin les actes publics

    ,

    avoient conserv quelques connoissances litt-

    raires. Les croisades tirrent l'Europe de cette

    apathie , et tendirent les connoissances de ses

  • (23)hal3tans. Ces expditions lointaines , o les

    peuples purent remarquer des usages nouveaux

    pour eux , des inventions qui leur toient in-

    connues ; les sites dlicieux de l'Asie mineure ,

    lin climat doux , Taspect des monumens de Tan-

    tiquit, durent dvelopper les facults intellec-

    tuelles de ces conqurans , et leur inspirer du

    got pour les arts agrables. On peut justementattribuer cette impulsion les talens oratoires de

    saint Bernard qui , dans les plaines de Vzelay

    ,

    harangua en franois des milliers d'auditeurs.

    Un sicle qui produisit des hommes tels quePierre le Vnrable et Abailard , une femme

    telle qu'Hloxse , n'toit pas un sicle entire-

    ment barbare.

    Constantinople toit Tunique sjour o les

    belles-lettres se fussent conserves. Au milieudes horreurs qui souillent si souvent les fastes

    de FEmpire , l'esprit de socit n'avoit point t

    dtruit. Les institutions des premiers empereurs

    chrtiens y subsistoient encore ; et, malgr la

    corruption des murs, malgr les frquentes

    rvolutions du palais, le peuple de Bisance avoit

    conserv ce vernis d'lgance et d'urbanit qui

    distingue les nations polices. Ces murs

    toient absolument trangres aux peuples de

    roccident. On cultivoit Constantinople les

  • ( M )arts d'agrment; la posie et Tloq-uence ytoient honores ; et la langue grecque, quoi-

    que dgnre , prtoit toujours aux ouvrages

    d'esprit ses grces et son harmonie.

    Lorsque Baudouin, comte de Flandre , aid

    par les Gnois et par les Vnitiens , monta sur le

    trne des Comnnes , les trois nations se fami-

    liarisrent avec le peuple de Constantinople.

    Pendant l'empire latin qui dura unpeu plus d'un

    demi-sicle , il est croire qu'elles puisrent au

    centre des arts et des belles-lettres , les germes

    du got qu'elles dvelopprent dans la suite. Les

    liens que les Franois contractrent avec les

    familles grecques , la prfrence que les femmes

    accordoient ces chevaliers dont elles aimoient

    polir les manires un peu sauvages, la nces-

    sit o ils toient d'apprendre la langue des

    runions brillantes o ils taient admis, durent

    leur faire sentir la duret et la barbarie de leur

    idiome 5 et de ce mlange trop court d'un

    peuple guerrier , avec une nation livre aux

    arts paisibles , dut natre , pour la France qui

    toit alors la mtropole de ces foibles dbris de

    l'empire grec, un progrs rapide vers le perfec-

    tionnement de la socit. Le commerce mari-

    time que les Vnitiens tablirent entr'eux et

    Constantinople qui se trouvoit l'entrept de tout

  • (25)le levant , contribua enrichir l'Italie , la

    rendre moins barbare ; et le midi de la France

    jouit des mmes avantages.

    Les livres d'Aristote avoient t retrouvs

    vers la fin du onzime sicle. Presque tous les

    auteurs attribuent cette dcouverte Tintroduc-

    tion dans la langue romane , de plusieurs mots

    grecs que les Romains n'avoient pas adopts. Je

    pense que le sjour des Franois dans la Grce ,

    influa beaucoup plus sur cette variation de leur

    langue. En effet, une rvolution de ce genre,

    dans le langage d'un peuple, se fait plutt par

    l'impulsion donne la multitude , que par les

    efforts des savans ; et ce qui sert fonder cette

    conjecture, relativement au peuple dontj e parle,

    c'est qu' cette poque , les savans seuls toient

    en tat de lire Aristote , tandis que le peuple

    entier avoit des relations avec les vainqueurs

    des Grecs. D'ailleurs , on sait qu'alors les livres

    srieux toient crits en latin , langue inconnue

    la multitude. Les mots grecs ne purent donc se

    rpandre par ce moyen dans la langue vulgaire.

    L'poque des croisades nous offre [es pre-

    miers monumens de la posie franoise. Thi-

    bault , comte de Champagne , et le chtelain

    de Coucy chantrent leur amour dans cette

    langue informe. L'un , gar par une passion

  • (2(5)

    qui ne fut jamais partage , composa pour la

    reine Blanche , mre de saint Louis , plusieurs

    chansons qui ont t conserves. L'autre , qui

    fit le malheur de la fameuse Gabriellede Vergy,

    lui adressa aussi des vers. Leur idiome toit

    bien peu propre exprimer de tels sentimens.

    Tous les mots dont les terminaisons s'expri-

    ment aujourd'hui par la syllabe ueil y finis-

    soient par le son dur de oil. Ainsi , au lieu de

    dire orgueil ^ accueil y sommeil y on disoit :

    orgoil y accoil , sommoil. Les mots en eur se

    terminoient en our; ainsi , au lieu de dire dou-

    ceury douleur y on disoit : douceur y douleur {i).

    On se permettoit de retrancher une partie desmots, ce qui rend ce jargon presque inintelli-

    gible 'y enfin les verbes n'avoient pas de conju-

    gaisons fixes , et chaque auteur se formoit des

    rgles particulires.

    Joinville crivit en prose l'histoire de la

    guerre dans laquelle il s'toit signal. Son lan-

    gage toit si peu intelligible , mme sous lergne de Franois i^', qu' cette poque on le

    traduisit. Nous ne lisons plus aujourd'hui que

    cette traduction. Le Roman de la Rose , attribu

    (i) LesWns ge , agne , se prononoient comme aJge ^igne.

  • (^7) Guillaume de Lorris , et Jehan de Meliun,

    fut aussi un monument littraire de ce temps.

    Quoique le fonds de ce roman n'ait rien d'at-

    tachant , ni d'ingnieux , il est encore trs-

    recherch par les amateurs du vieux langage.

    La France ne comptoit encore que ces auteurs

    barbares, lorsque la langue italienne seformoit,

    devenoit harmonieuse , et se prtoit l'enthou-

    siasme de la posie. Au milieu des discordes des

    Guelphes et des Gibelins, parmi les dissentions

    d'une rpublique qui ne trouva le repos qu'en

    recevant les lois des Mdicis , le Dante , citoyen

    sditieux et pote nergique , dbrouilla le

    chaos de l'idiome grossier que les Goths avoient

    substitu la langue romaine. Ses pomes que

    les Italiens mme ont peine comprendre au-jourd'hui

    ,parce qu'ils sont remplis d'allusions

    aux vnemens dont il fut tmoin et auxquels

    il prit part , firent les dlices de son temps

    ,

    produisirent une rvolution favorable aux

    lettres, et doivent tre considrs comme le

    premier monument de la langue toscane. Plu-sieurs mots employs par ce pote , ont t

    bannis, lorsque l'idiome italien s'est perfec-

    tionn , et se retrouvent dans notre langue ;

    cela prouve qu' cette poque le franois dif-

    froit peu du langage de l'Italie.

    l

  • ( ^8 )

    Les malheurs de la France , beaucoup plus

    graves que ceux des Florentins , retardrent

    les progrs de la littrature, et la formation

    de la langue Franoise. Lorsqu'aprs les trou-

    bles civils qui suivirent la captivit du roi Jean ,les peuples durent quelques annes de repos

    la sagesse et la prudence de Charles v, les

    lettres furent sur le point de renatre. Ce prince,

    qui les aimoit , fit rassembler dans son palais

    les livres les plus estims de son temps , et jeta

    les fondemens de la bibliothque impriale ,

    la plus complte,peut-tre , qui existe. Sous

    son rgne , Froissard se distingua comme

    pote et comme historien. Les chroniques de

    cet auteur , qui ont t d'une si grande uti-

    lit aux historiens franois , deviennent plus

    intelligibles que les rcits de Joinville. On yremarque que la langue a fait des progrs sen-

    sibles ; les rgles grammaticales sont moins

    arbitraires , et Ton trouve mme une sorte d'l-gance.

    Les posies de Froissard,parmi lesquelles

    on distingue , sur-tout , les pastourelles , sont

    presque toutes galantes;quelquefois elles sont

    trop libres. Ce fut lui qui russit le premier

    dans la ballade. Pour faire connotre le langage

    de Froissard, je citerai quelques vers d'une

  • (29)pice intitule : la Prison d^amour. L'auteur

    y peint la mort cruelle de Gabrielle de Vergy.

    La chtelaine de Vergy

    Et le chtelain de Coucy

    ,

    Qui, outre mer, mourut de dol.

    Tout pour la dame de Fayel.

    Aprs la mort du Baceler (i) ,

    On ne le peut , ni doit celer

    ,

    Parce qu'on vouloit se vangier

    Des vrais amans , on fit raangier

    La dam' le cur de son ami.

    Gabrielle , instruite de cette horreur , dit :

    ce Jamais plus boire ne me faut,

    35 Car sur mortel (2) si prcious ^

    35 Si doux et si delicious,

    Nul boire ne pourrai prendre 35.

    On ne lui put puis faire entendre

    Qu'elle voisist (3) manger , ni boire.

    Cette matere (4) est toute voire (5).

    On voit que la langue s'toit un peu adouciedu temps de Froissard. Au lieu de doel ^ on au-

  • (3o)

    rat dit doil y sous le rgne de saint Louis. Les

    verbes se conjuguent mieux , et la construction

    devient directe , ce qui est le caractre de la

    langue Franoise.

    Mais l'Italie avoit fait de plus grands pas vers

    la perfection du langage. Ptrarque y florissoit

    dans le quatorzime sicle. Il adoucit les expres-

    sions trop rudes dont s'toit servi le Dante 5 il

    rendit les constructions plus claires , et il fixa

    la syntaxe. Heureux si, en donnant la langue

    italienne Tlgance qui lui est particulire , il

    et banni les licences que le Dante avoit intro-

    duites dans ses pomes. Quelques auteurs mo-

    dernes ont attribu cette facult que les Ita-

    liens se sont donne de faire des lisions, de

    supprimer des syllabes entires , de syncoper les

    temps des verbes , de multiplier les mots para-

    sites , la facilit qu'ils eurent de perfectionner de

    bonne heure leur langue. J'espre prouver au

    contraire , quand j'aurai occasion d'en parler ,que l'absence des difficults dans la posie , est

    la principale cause d'une prompte dcadence.

    Aprs quatre sicles , on admire encore les

    posies de Ptrarque. L'amour qui avoit t

    peint par Virgile , avec tant de sensibilit et

    d'nergie , prend , sous le pinceau de l'amant

    de Laure , un coloris chevaleresque une rete-

  • (3i )

    nue , et une dcence absolument inconnus aux

    anciens. Si le got qui s'est form depuis

    ,

    relve , dans Ptrarque , un retour trop frquentdes mmes ides et des mmes termes , un peud'affectation , des sentimens forcs , et quel-

    ques traits de faux bel esprit , il ne peut man-

    quer d'adopter ces odes charmantes qui ont t

    imites dans toutes les langues, qui servent en-

    core de modles aux posies amoureuses , et qui

    ont rendu si fameuse la fontaine de Vaucluse,

    Ptrarque passa une partie de sa vie la cour

    du pape Clment vi qui rsidoit Avignon. Le

    caractre des habitans du midi de laFrance avoit

    plus d'un rapport avec celui des peuples de l'Ita-

    lie. Le succs que les posies de Ptrarque ob-

    tinrent en Languedoc et en Provence , adouct

    lelangagede cesprovinces , mais ne le fixa point.

    Ce patois s'enrichit de mots sonores , et seroit

    peut-tre devenu la langue nationale , si quelque

    pote clbre lui et assign des rgles , et l'et

    pur (i). Il s'est conserv jusqu' prsent, et

    n'a produit que quelques posies amoureuses

    ,

    agrables par leur navet , et par la vivacit

    des sentimens qui y dominent.

    (i) On peut s'en former une ide en lisant ls posies de

    Goudouli.

  • (30A cette poque, la langue Franoise toit par-

    tage en deux dialectes 5 l'un se parloit dans le

    nord de la France jusqu' la Loire , Fautre dans

    le midi au-del de cptte rivire. Le premier

    avoit toutes les terminaisons barbares que les

    Francs avoient ajoutes aux mots latins. Il toit

    rempli de sons dsagrables l'oreille , tels que

    oi y oin y ouil y oil. Plusieurs de ces sons furent

    adoucis lorsque la langue se forma 5 ceux qui

    furent conservs , ayant t placs convenable-

    ment , ont jet dans Je langage une varit que

    n'a pas la langue italienne. Le dialecte du midi

    toit beaucoup plus doux , sur-tout depuis que

    ritalien s'y toit ml 5 mais il ne portoit pas ce

    caractre particulier sans lequel une langue ne

    peut ni s'tablir, ni se rpandre. Adoptanttoutes

    les licences de la langue toscane, y joignant

    celles qu'il avoit dj, il ne put jamais acqurir

    ni cette noblesse qui convient aux ouvrages s-

    rieux , ni cette lgance qui doit parer les ou-

    vrages d'agrment , ni cette correction scrupu-

    leuse, ncessaire dans le genre didactique. L'i-

    diome du nord,par des causes diffrentes , par-

    vint se former, et devint propre, par la suite

    ,

    exprimer tous les sentimens , rendre toutes

    les penses , peindre tous les tableaux , se

    plier enfin tous les tons. Nos premiers auteurs

    furent

  • (33)

    furent obligs de lutter pniblement contre la

    duret de la langue 5 et de cette lutte rsulta

    un travail qui fut utile au perfectionnement du

    langage. A force de tourmenter cet idiome l^ar-bare , on parvint l'adoucir ^ les efforts qu'on

    faisoit pour crire avec une sorte d'lgance ,contribuoient rendre les penses plus nettes ,

    les faire exprimer avec plus de clart. Onadmit plusieurs mots et plusieurs tournures de

    la langue italienne; mais on ne les substitua

    pas , ainsi que dans le midi , aux mots et aux

    tournures de la langue nationale. On les adapta,

    comme on put, au gnie .de la langue franoise;on les modifia pour leur faire perdre les traces

    de leur origine ; et l'on conserva , sur-tout

    ,

    les terminaisons qui , seules , suffisent pour

    donner un langage un caractre particulier.

    Le sjour continuel de la cour dans les lieux o

    Ton parloit cette langue , servit aussi la r-

    pandre et la fixer. Tout ceci explique pour-

    quoi la langue du nord a prvalu sur la langue

    du midi. Les observations que j'ai faites mesemblent suffire pour rpondre ceux qui ont

    sembl regretter que le languedocien ne l'ait pas

    emport sur \e picard. Peut-on s'lever en effet

    contre la duret d'une langue , dans laquelle

    furent crits nos cbefs-d'uvres , et qui sur-

    C

  • (34)passe toutes les autres langues modernes, par

    la clart , le nombre et l'harmonie que les

    grands crivains du sicle de Louis xiv ont su

    lui donner ?

    Les efforts lents et pnibles que les auteurs

    franois furent obligs de faire pour former

    leur style , retardrent donc un succs qui , s'il

    et t prmatur , n'auroit pas t aussi du-

    rable. Tandis qu'en posie et en prose nous

    n'avions que les pastourelles et les chroniques

    de Froissard , la langue italienne , rendue po-

    tique par Ptrarque , acquroit dans la prose

    de Bocace une puret t une harmonie qui jus-

    qu'alors lui avoient manqu. Les ouvrages de

    cet auteur , fruits d'une imagination riante , et

    quelquefois trop libre , sont crits d'un style

    facile et correct. Ses priodes , souvent trop

    longues,prsentent quelques obscurits ; mais

    en gnral la grce et l'lgance sont ses ca-

    ractres distinctifs. On auroit ignor le talentde Bocace pour peindre des tableaux srieux

    ,

    et pour exprimer des sentimens nobles, si , dans

    l'Introduction ses Nouvelles , il n'avoit fait

    le rcit des effets de la peste du quatorzime

    sicle qui lit le tour de l'Europe , la dvasta

    ,

    et dont fut victime l fameuse Laure qui avoit

    inspir Ptrarque. Ce morceau historique est

  • ( 35 )

    de la plus grande beaut. Il peut tre compar

    tout ce que les anciens ont de plus parfait

    dans ce genre. Le style est rapide et serr , les

    descriptions pleines de vrit ; et les dsastres

    de la contagion sont tracs avec tant d'art que

    ,

    sans jamais faire natre le dgot , ils excitent

    toujours le plus vif intrt. C'est donc Bocace

    que les Italiens ont d la formation de leur

    prose.

    Les lumires se propageoient en Italie , par

    la protection que les princes commenoient

    leur accorder. En France , les dissentions poli-tiques qui troublrent le rgne de Charles vi ,

    et les conqutes des Anglois qui rendirent si

    orageux celui de Charles vu , retardrent les

    progrs qu'avoient faits les belles-lettres sous le

    rgne trop court de Charles v- Alain Chartier

    fut presque le seul qui les cultiva avec quelque

    succs. JProsateur et pote , ainsi que Froissard ,

    il se distingua dans l'un et l'autre genre , et fut

    successivement le secrtaire de deux rois. Deson temps , on le regardoit comme le pre de

    l'loquence franoise ; maintenant il n'est lu

    que par ceux qui font des recherches sur notre

    ancien langage. Celui de ses ouvrages qui russit

    le plus, est un Traitsur l'Esprance , Dans un

    temps o les malheurs publics toient parvenus

    C 2

  • (36) leur comble , le sujet seul de cet ouvrage

    devoit en assurer le succs. Les posies d'Alaia

    Chartier, comme toutes celles de ces temps

    reculs , n'ont pour objet que d'exprimer les

    passions de l'auteur. Presque toutes sont en

    rimes redoubles 5 ce qui prouve que Chapelle

    n'a point invent ce genre , qui ne convient

    qu'aux pices lgres. En gnral , on remar-

    que dans les ouvrages d'Alain Chartier, que la

    langue acquiert de l'harmonie,que les cons-

    tructions deviennent rgulires , et que la

    syntaxe se rapproche de celle que nous avons

    adopte depuis. Philippe de Commines,qui

    vcut sous le rgne suivant, pawint aux pre-

    mires dignits la cour d'un roi qui avoit assez

    de pntration pour distinguer le mrite , mais

    dont le caractre sombre et cruel rendoit sou-

    vent cette distinction dangereuse pour ceux

    qui en toient l'objet. Sans m'occuper cher-

    cher si cet crivain s'toit vendu au duc de

    Bourgogne , et avoit mrit , par cette trahison

    ,

    le traitement affreux que lui t subir le fils de

    Louis XI , je me bornerai faire quelques re-marques sur ses Mmoires.

    C'est le seul ouvrage franois de ce temps-

    l qu'on lise encore avec plaisir. La diction

    est claire et intelligible ^ elle a mme une

  • ( 37 )

    sorte d*lgance inconnue aux auteurs con-

    temporains. Philippe de Commines avoit tlong-temps dans l'intimit du roi ; il avoit puquelquefois pntrer dans les replis de cette

    me sombre et dissimule ; enfin il avoit eupart l'administration publique et des ngo-

    ciations importantes. Il rapporte donc des faits

    dont lui seul a pu tre instruit. Sonlangage porte

    toujours le caractre de la vrit. Les rcits

    intressans qu'il offre aux lecteurs paroissent

    faits sans art 5 il y rgne une grce et un ton

    facile qui ne peuvent se trouver que dans un.

    homme de la cour. Ses Mmoires servent en-core de guides tous ceux qui veulent s'ins-

    truire fond des particularits du rgne de

    Louis XT. On y remarque une rserve et uneretenue qui prouvent que , quoique l'auteur ait

    crit la plus grande partie de son ouvrage aprs

    la mort de ce monarque , il toit cependant

    arrt involontairement par la crainte laquelle

    il avoit t habitu. Cette contrainte lui a fait

    chercher le moyen de s'exprimer en termes

    dtourns, lorsqu'il craignoit d'attaquer ou des

    hommes puissans , ou des opinions reues. C'estlui qui , le premier , a connu l'ar ide parler des

    choses les plus dlicates , de manire ne pas

    se compromettre. Il a introduit dans son style

    1^

  • ( 38 )

    cette mesure dont nos bons auteurs se sont servi

    depuis avec tant d'avantage, qui, pousse trop

    loin dans le dix-huitime sicle , a dgnr en

    subtilit et en finesse recherche 5 ce qui , avec

    beaucoup d'autres causes, a contribu la

    dcadence du langage.

    Villon , comme Fa dit Boileau , dans ces sicles

    grossiers

    ,

    Dbrouilla Part confus de nos vieux romanciers.

    Ses posies sont beaucoup moins lues que les

    Mmoires de Philippe de Commines, parce que

    leur objet ne prsente aucun intrt. Malgr

    l'espce d'loge que notre grand critique parot

    donner Villon , il y a peu de diffrence entre

    ses ouvrages et ceux d'Alain Chartier. C'est -

    peu-prs la mme poque que Ton place lapremire comdie o. nous nous soyons rap-

    prochs du genre d'Aristophane et de Plaute.

    Cette pice , qui a t rajeunie par l'abb

    Brueys , est reste notre thtre sous le nomde YAvocat Patelin (1).

    On commenoit s'occuper srieusement de

    (1) Cette pice est d'un nomm Blanchet. Elle est inti-

    tule : Ruses ei subtilits de maure Patelain^ avocat. Elle

    est crite en petits vers. Quelques auteurs la placent sous

    le rgne de Charles vi.

  • (39)

    la Grammaire ; on fixoit les rgles encore incer-

    taines de la langue Franoise , et l'on cherclioit

    inventer des mthodes faciles pour enseigner

    la langue latine 5 jon raisonnoit sur les diff-

    rentes acceptions des mots ; on analysoit les pro-

    positions 5 on dlnissoit les termes dont on se

    servoit ; on donnoit aux parties du discours les

    dnominations qui pouvoient leur convenir.

    Despautre , notre plus ancien grammairien ,

    fit alors sa Grammaire royale , qui fut con-

    serve , pour l'instruction de la jeunesse , jus-

    qu'au sicle de Louis xiv , et dont le plan est

    si bien combin , qu'en la perfectionnant par

    la suite , on n'osa presque rien changer aux

    bases principales de l'ouvrage (1).

    Une dcouverte qui eut une grande influence

    sur les institutions politiques de l'Europe , ren-

    dit la science familire un plus grand nom-

    bre d'hommes , rpandit les ouvrages des an-

    ciens, dont les copies toient trs -rares ^ et, par

    son introduction en France , contribua , d'une

    manire puissante , au perfectionnement du

    ( i) Scipion Dupleix donna plus de clart la Grammatica

    regia de Despautre 5 on en fit parotre une dition pendant

    la minorit de Louis xiv. La premire Grammaire fran-

    oise , faite d'aprs Despautre, parut en 1649.

  • (4o)

    larigage. L'art d'crire en caractres mobiles

    ,

    et de multiplier avec rapidit les exemplaires

    d'un livre , fut trouv par un peuple dont la

    langue vulgaire n'toit pas encore forme , et

    connu seulement en Europe par une rudition

    pdantesque que le got n'avoit point pure.

    L'Italie conserva la gloire littraire qu'elle

    avoit acquise du temps de Ptrarque et de Bo-

    cace. L'influence des Mdicis se faisoit sentir

    Florence , et de toute part on voyoit les arts se

    rpandre et se perfectionner. Dj tous les sa-

    vans de Constantinople , aprs la chute de l'em-

    pire grec , quittoient leur patrie pour se fixer

    dans la Toscane. Ils y apportoient des connois-

    sances nouvelles pour les peupleTs de l'occident.

    Lonard Aretin crivit l'histoire dans le got

    des anciens. On regretta qu'il se ft trop peuexerc dans la langue vulgaire, et qu'il et com-

    pos en latin la plus grande partie de ses ou-

    vrages. Ange Politien justifia la faveur dont iljouissoit la cour de Florence , par des posies

    lUsoins agrables que celles de Ptrarque , maisd'un langage plus clair et plus correct. Pic de

    la Mirandole, qui mourut trs-jeune, aprsavoir acquis cette multitude de connoissances

    qu'on ne peut possder qu' un ge avanc , et

    s'tre exerc dans presque tous les genres

    ,

  • (4i )illustra aussi cette belle poque de la littrature

    italienne. Laurent de Mdicis lui-mme , ce

    pacificateur de l'Italie , ce bienfaiteur de la

    Toscane , cultiva les lettres au milieu des

    grands travaux dont il toit accabl. Ce prince,

    aussi aimable dans sa vie prive , que ferme et

    intgre dans sa vie publique , faisant les dlices

    du peuple dont l'administration lui toit con-

    fie, joignant aux talens politiques de son aeul

    ,

    cette affabilit et cette douceur qui assurent

    des amis aux hommes puissans , ce prince con-

    sacra ses loisirs l'tude des sciences et la

    posie. Ses ouvrages qu'on a conservs , annon-

    cent une me leve , et ce penchant pour les

    femmes qui , lorsqu'il est rgl parla dcence,

    donne aux murs une lgance et une politesse

    qui tiennent la finesse du tact, et la dlica-

    tesse du got d'un sexe , dont l'influence , bien,

    dirige , fut toujours favorable aux progrs des

    arts. Les posies de Laurent de Mdicis , la

    protection dont il honora constamment les

    bons crivains , lui valurent le titre de Pre

    des lettres.

    La France alors profita plus que jamais des

    progrs que la littrature avoit faits Rome etdans la Toscane. Les Franois qui suivirent

    Charles viii en Italie , trouvrent un peuple

  • ( 40poli , dont le got toit form , dont le langage

    toit fix, et qui toit parvenu un degr de

    civilisation dont le reste de l'Europe toit en-

    core trs-loign. Ds-lors, uae multitude de

    relations s'tablit entre les deux peuples ; les

    gens de lettres lirent des correspondances

    utiles 5 il s'introduisit une espce de rivalit

    o, long-temps encore, les Franois furent

    infrieurs ceux qu'ils avoient pris pour mo-

    dles. Du temps de Ptrarque , la langue fran-oise avoit emprunt plusieurs mots et plu-

    sieurs constructions la langue italienne. J'ai

    montr les effets du sjour de ce pote clbre

    dans les provinces mridionales. A l'poquede la conqute de Charles viii , l'influence litt-

    raire de l'Italie sur la France, fut beaucoup

    plus forte j et les imitations que nos potes

    firent des posies toscanes , frayrent la route

    Clment Marot et Malherbe. Malgr l'har-

    monie et la douceur d'une langue qui dvoient

    sduire un peuple dont le langage toit encore

    barbare , lorsque nous adoptmes de nouveaux

    mots, lorsque nous perfectionnmes la tour-

    nure de nos phrases , nous gardmes nos cons-

    tructions directes, et nos terminaisons varies.

    Le caractre particulier de la langue franois

    lie changea point.

  • (43)

    Cependant une cause trs-importante nuisit

    long-temps aux progrs de la langue Iranoise.

    Quoique nos auteurs eussent t porte de

    connotre les chefs-d'uvres de l'antiquit , et

    les heureux essais qui avoient t tents par les

    Italiens , ils n'avoient pas su distinguer d'une

    manire prcise les dilfrens genres de style.

    On n'avoit pas fait un choix judicieux de mots

    nobles que Ton pt employer , soit la posie

    hroque , soit la haute loquence. En confon-

    dant ainsi toutes les ressources de la langue, en

    faisant entrer les termes familiers dans les dis-

    cours et les crits les plus srieux , nous tions

    parvenus nous exprimer d'une manire nave

    et souvent agrable 5 mais nous ignorions les

    moyens de donner la diction ce ton majes-

    tueux et nergique qui convient aux grands

    sujets. Nous avions obtenu des succs dans les

    posies gaies et galantes , dans les mmoires

    dont la familiarit fait le charme ; mais nous

    n'avions point de grands pomes, point d'odes,

    point d'histoires. On convenoit assez gnrale-ment que la langue d'un peuple , aussi vif que

    brave,qui , comme le dit un historien ita-

    lien (1) , consoloit les vaincus , en dpensant

    (0 Machiavel , Ritratto dlia Francia,

  • ( U )avec eux l'argent qu'il leur avoit enlev , devoit

    tre propre des chansons de table , des

    posies erotiques , aux traits d'une conversa-

    tion foltre 5 mais on pensoit qu'elle ne pou-

    voit se prter au genre noble dans lequel le

    Dante et Ptrarque s'toient exercs.

    La prose italienne , laquelle Bocace avoit

    donn tant de grce et d'lgance , acquit plus

    de force , et prit un caractre plus svre , lors-

    qu'elle fut employe par Machiavel. Dans des

    traits de politique , et dans une histoire , cet

    crivain la rendit propre exprimer des ides

    nergiques et neuves. Il la plia aux rgles du

    raisonnement , et quelquefois il lui donna la

    prcision et la vigueur de Tacite. Il fit aussi

    quelques posies qui furent estimes. Mais il

    toit rserv l'Arioste de porter cette langue

    son plus haut degr de perfection. Convaincu

    qu'il acquerroit plus de gloire , en crivant son

    principal ouvrage dans la langue nationale , il

    rejeta la proposition qui lui fut faite par le car-

    dinal Bembo , de composer le Rolandfurieuxen vers latins. Par des comdies

    ,par des satires,

    et par un pome o se trouvent runis , dansun ensemble peut-tre trop peu rgulier , tous

    les genres de beauts potiques , il montra quel

    parti il toit possible de tirer de la langue ita-

  • (45)lieiine. Elle fut alternativement douce , sonore,

    hroque ; elle rendit avec la mme facilit lespassions fortes , l^s sensations gaies , les ta-

    bleaux majestueux , et les portraits rians. Elle

    devint descriptive , lorsque le pote vouloit

    peindre;passionne , lorsqu'il vouloit mou-

    voir ; vive et lgre dans la comdie , piquante

    et ingnieuse dans la satire.

    Franois i", dont le rgne fut si brillant et si

    malheureux, protgea la littrature franoise,

    et la langue fit de plus grands pas vers sa per-

    fection. C'est sous ce rgne que se formrent

    les semences des troubles qui ensanglantrent

    les rgnes suivans , et qui rendirent moins

    puissans les efforts du monarque pour faire

    renatre les belles-lettres. Ce prince , dou de

    toute la franchise d'un chevalier , n'opposa

    un rival redoutable , et peu scrupuleux sur les

    moyens d'arriver son but , que le courage et

    la loyaut ^ et cette lutte ingale affoiblit pour

    long-temps la France , qui ne se releva avec

    clat que sous le rgne de Louis xiv. Dans les

    intervalles trop courts de repos dont jouit

    Franois i^% les ftes somptueuses qu'il donna,

    les runions brillantes qu'il forma sa cour

    ,

    la galanterie noble qui s'y introduisit , l'in-

    fluence des femmes dont l'ducation, commen-

  • (46)oit tre moins nglige , et que Ton ne con-*

    inoit plus dans des chteaux , firent contracter

    l'habitude de s'exprimer avec grce j et la dli-

    catesse se joignit la navet simple des rgnes

    prcdens. L'esprit de socit prit naissance. La

    culture des lettres n'appartint plus exclusive-

    ment aux savans qui ne pouvoient s'empchei^

    d'y mler du pdantisme. On s'en occupa dansies cercles 5 on se permit d'en juger ; le got

    et la langue durent beaucoup cette heureuse

    innovation.

    Franois i" ne borna pas ses soins l'impul-

    sion qu'il avoit donne aux personnes de sa cour.

    Il fonda le Collge de France qui s'est conserv

    jusqu' nos jours. Cet tablissement fut con-

    sacr , ds son origine , perfectionner l'en-

    seignement littraire qu'on recevoit dans les

    collges de l'universit. L'tude du grec qui

    avoit t nglige , fut cultive dans ce collge

    ,

    et l'on y embrassa toutes les parties des sciences

    et de la belle littrature.

    Nos relations avec l'Italie continurent sous

    ce rgne , et la langue franoise s'enrichit en-

    core des trsors littraires ds la protection

    claire des Mdicis et de la maison d'Est. Oncommena reconnotre , principalement dansles posies lgres , une diffrence marque

  • (47)dans la manire de s'exprimer des deux peuples.

    Ls potes erotiques de Tltalie cherchoient

    toujours mettre de l'esprit dans leurs produc-

    tions; leurs penses avoient quelque chose de

    subtil qui en affoiblissoit Peffet j ils se plaisoient

    aux cliquetis de mots ; ils se bornoient trop

    souvent flatter l'oreille; leur dlicatesse toit

    recherche 3 ils tomboient enfin dans le dfaut

    reproch Ovide, d'puiser une ide,- en la

    retournant dans tous les sens. Clment Marot

    ,

    que nous pouvons regarder comme notre pre-mier bon pote , prit une autre route. Il sut

    badiner avec grce , et en vitant toute espce

    d'affectation ; une dlicatesse fine et aimable

    domina dans ses vers , mais elle ne fut jamais

    pousse jusqu' cette quintessence de senti-

    ment qui en dtruit le charme. Une sensibilitvive et naturelle chauffa seule son imagina-

    tion , et l'on n'eut jamais lui reprocher le

    dfaut de ces potes qui s'exaltent froid, et

    remplacent par de grands mots les expressions

    simples qui, plus que toutes les autres, con-

    viennent aux passions.

    Quelques vers de Marot suffiront pour don-

    ner une ide de ce style qu'on a imit quel-

    quefois depuis que la langue s'est forme , et

    que pous aimons sur-tout dans les posies de La

  • ( 48 )

    Fontaine. Marot se plaint de rindiffrence de

    sa matresse , et rappelle le temps o il toit

    aim.

    O sont ces yeux , lesquels me regardoyent

    Souvent en ris , souvent avecque larmes?

    O sont les mots qui m'ont fait tant d'alarmes ?

    O est la bouche aussi qui m'appaisoit?

    O est le cur qu'irrvocablement

    M'avez donn ? O est semblablement

    La blanche main qui bien fort m'arrtoyt

    Quand de partir de vous besoin m'toyt ?

    Hlas ! amans , hlas se peut-il faire

    Qu'amour si grand se puisse ainsi dfaire ?

    Je penseroy plutt que les ruisseaux

    Feroyent aller en contremont leurs eaux ,

    Considrant que de faict , ne pense

    Ne l'ay encor , que je sache , offense.

    Ces vers , qui respirent la plus douce navet

    etla sensibilit la plus touchante, peuvent indi-

    quer l'tat dans lequel toit notre posie. Onvoit que les potes n'avoient point adopt le

    mlange rgl des rimes fminines et mascu-

    lines , et que les hiatus toient permis. Nous

    avions besoin de ces nouvelles rgles pour

    donner la posie Tliarmonie que la langue

    semble lui refuser , et de ces diificults qui ,

    forant le pote un travail plus long , le met-

    tent

  • (49)tent dans la ncessit de mrir ses ides et de

    polir son style.

    On se tromperoit si l'on croyoit que toutesles posies de Marot sont aussi agrables 'que

    Tlgie dont je viens de citer un fragment. Il

    s'gare presque toutes les fois qu'il veut quitter

    le ton tendre ou badin , pour prendre celui

    d'un genre plus lev.Sa traduction despseaumes

    ne dut quelque succs qu' la circonstance dans

    laquelle ils furent composs. L'enthousiasme

    pour la rforme toit alors dans toute sa force.;

    plusieurs seigneurs , et sur-tout plusieurs dames

    de la cour avoient embrass la nouvelle secte.

    Un des principaux reproches que les novateursntentoient la religion catholique , portoit

    sur ce que l'Office divin se faisoit dans une

    langue inconnue au peuple. Marot , qui pen-

    choit un peu vers les opinions des protestans

    ,

    essaya de traduire quelques chants de l'Eglise

    en vers franois. La nouveaut , le nom trs-connu de l'auteur, firent russir cette tentative.

    Elle ft mme natre parmi les femmes une sorted'engouement. Il toit piquant de voir le chantre

    des amours , l'homme le plus loign du rigo-

    risme de la morale chrtienne , s'emparer tout-

    -coup de la harpe des prophtes , et s'exercer

    dans un genre qui avoit si peu de rapport avecD

  • (5o)

    ses autres pomes. Pendant un t , ce fut la

    mode d'aller tous les soirs dans la promenade

    du Pr-auX' Clercs (i) , pour chanter en chur

    les pseaumes de Marot. Les femmes de la pre-

    mire distinction se rendoient ces runions

    nocturnes 5 et il est probable que le prtexte de

    ces concerts , prtendus religieux , servit

    couvrir quelques intrigues , ce qui ne manqua

    pas d'y augmenter la foule.

    Lorsque les causes de ce succs furent passes

    ,

    on ft beaucoup moins de cas des pseaumes de

    Marot. On remarqua que le pote n'avoit nirnergie , ni le beau dsordre , ni le coloris

    brillant qui conviennent au genre lyrique.

    Accoutum exprimer des sentimens dlicats ,tendres et nafs , il ne put prendre le ton inspir

    et prophtique que Racine et Jean -Baptiste

    Rousseau ont employ depuis avec tant de

    succs.

    Marot ne russit pas plus dans les pomes qui

    exigent un plan suivi et raisonn , une certaine

    lvation dans le langage. Son pome di*Hro

    et Lander est de ce genre 5 et Ton y voit sou-

    (1) Le Pr-aux- Clercs occupoit cette partie du bord de

    l'eau o l'on a bti le quartier neuf du faubourg Saint-

    Germain,

  • ( 5i )

    vent que le pote est au-dessous de lui-mme*

    Il toit incapable de faire un ouvrage de longue

    haleine. Un heureux badinage toit son carac-tre , et il ne put s'en loigner. Indpendam-

    ment de cette cause , la langue n'avoit point

    encore la noblesse et la dignit soutenues qu'elle

    acquit dans le sicle suivant.

    Chez tous les peuples , la prose s'est forme

    plus tard que la posie. Il semble que , pour

    bien possder cette aisance , ce nombre , cette

    varit de tours qui caractrisent la bonne

    prose , il faut s'tre rompu la versification ,et que les difficults du langage mesur sont

    ncessaires pour perfectionner le langage ordi-

    naire. Aussi Rabelais, contemporain de Marot

    ,

    ne mrita-t-il pas les mmes loges. Sous levoile d'une bouffonnerie grossire, il fit inter-

    venir dans son ouvrage tous les grands person-

    nages du sicle oti il vcut. Il ne respecta ni les

    murs , ni la religion ^ et le ton grotesque qu'il

    avoit pris , put seul le soustraire aux perscu-

    tions qu'il se seroit attires , s'il avoit eu l'air

    de parler srieusement. En faisant continuel-lement des allusions malignes aux vnemens

    et aux anecdotes qui n'ont t connues que des

    contemporains , il obtint ce genre de succs que

    les hommes accordent toujours la malignit,D 2

  • (52)Il est encore lu par quelques littrateurs qui se

    flattent de Tentendre , et qui , pour faire unpetit nombre de rapprochemens curieux , ont

    la patience et le courage de supporter les tur-

    pitudes et les farces dgotantes dont son ou-

    vrage est rempli.

    L'anne de la mort de Marot vit natre le

    Tasse. C'toit lui qu'il toit rserv de faire

    prendre la langue italienne un essor qu'elle

    n'avoit pas encore eu. L'Arioste avoit montr

    l'tonnante varit de ses ressources ', le Trissin

    l'avoit employe sans succs dansun longpome

    pique 5 le Tasse seul sut l'lever et la sou-

    tenir au ton de l'pope. Dans ce pote , elle est

    presque comparable aux langues anciennes. Les

    lgres traces de faux bel-esprit , que Boileau

    appel oit avec raisondu clinquant , disparoissent

    prs des beauts innombrables dont ce pome

    tincelle. Expressions constamment justes et

    nobles > tournures lgantes, suite heureuse de

    penses , descriptions pittoresques , allgories

    ingnieuses , on trouve dans cet ouvrage toutes

    ces richesses; etce qui prouve jusqu' quelpoint

    il mrite l'estime que tous les peuples lui ont

    accorde , c'est qu'il se fait lire dans les traduc-

    tions , preuve que l'Arioste n'a pu soutenir.

    La langue italienne fut fixe cette poque.

  • (53)

    Depuis ce temps elle a dgnr. Guarini , en

    imitant, dans le Tastorjido , VAminte du Tasse,

    tomba dans les dfauts que j'ai dj reprochs

    aux Italiens. Il mit de la finesse et des subtilits

    dans une pastorale ^ et sa versification lgante,

    en couvrant une partie de ces dfauts , lui pro-

    curaun grand nombre d'imitateurs. Marini , qui

    vint aprs, panssa beaucoup plus loin ce got

    vicieux. La prfrence accorde Topera sur

    tous les autres genres de littrature , les impro-

    visateurs qui abusoient de la facilit de faire des

    vers, contriburent aussi la dcadence de la

    langue italienne. On ne vit plus que quelquesauteurs qui se distingurent de loin en loin.

    Parmi eux on peut placer Apostolo Zeno ,Mtastase , Maffei , et , de nos jours , Alfieri et

    Pignotti.

    Aprs l'poque o la Jrusalem dlivre r-

    pandit tant d'clat sur la littrature italienne ,

    finissent les rapports que nos auteurs avpient

    eus pendant si long-temps avec les auteurs ita-

    liens. La langue franoise se spare sans retour

    de celle qui avoit contribu la former. Nous

    n'imitons plus des auteurs que nous parvien-

    drons bientt surpasser dans presque tous les

    genres de littrature. Notre langue, marchant

    grands pas vers sa fixation , et renforants

  • (54)chaque jour son caractre distinctf, n'a plus

    besoin de s'appuyer sur une langue plus parfaite *

    Elle lui laisse son harmonie trop monotone , ses

    lisions , ses mots parasites , ses strophes , sa

    posie sans rimes , ses inversions multiplies ,

    pour adopter irrvocablement une harmonie

    qui lui est propre, des difficults potiques sans

    nombre , une construction toujours claire et

    directe. Je vais donc cesser de faire des rap-

    prochemens entre les deux langues , pour ne

    plus m'occuper que des progrs de la langue

    franoise.

    Avant qu'on pt conduire cette langue au

    degr de perfection oii elle arriva, plusieurs

    obstacles retardrent encore sa marche pendant

    quelque temps. J*ai dit que les disputes de re-

    ligion avoient donn aux esprits une direction

    contraire au bon got et au perfectionnement

    des belles-lettres. Plusieurs hommes, dous degrands talens , et qui auroient pu honorer la

    littrature , se consumrent dans l'tude de la

    controverse , et contractrent l'habitude d'un

    ton pdantesque et dogmatique. Une autrecause nuisit encore plus aux dveloppemens

    heureux de la langue franoise. Ronsard avoit

    remarqu que la diction de Marot ne pouvoit

    se prter aux sujets nobles ;| et il en avoit con-

  • (55)clu qu'au lieu de chercher faire un choix

    d'expressions releves , il falloit oprer une r-

    volution dans la langue, en y introduisant les

    richesses de la langue grecque et de la langue

    latine (i). Les succs qu'il obtint, et qu'il dut

    plutt quelques beaux vers pars dans ses

    ouvrages, qu'aux innovations dangereuses qu'il

    avoit os tenter , l'enivrrent au point qu'il ne

    garda plus aucune mesure. Il hrissa ses crits

    de mots nouveaux , et l'on vit la langue d'Ho-

    mre et celle de Virgile., tronques et dfi-

    gures dans un jargon barbare. Cet abus fut

    heureusement port si loin, qu'on n'entendit

    bientt plus le pote. Sa chute fut aussi prompt

    que son succs.

    Ronsard jouit d'une grande faveur auprs de

    Charles ix , qui lui adressa souvent des vers. Il

    parot que ce malheureux prince , entran

    l'excs le plus affreux , par son inexprience et

    (i) On trouve la preuve des grands succs de Ronsard

    dans cette phrase de la Botie ^ auteur contemporain, ce Notre

    3 posie Franoise est maintenant , non-seulement accous-

    tre , mais^ comme il semble , faicte tout neufpar notre

    Ronsard , qui , en cela } avance bien tant notre lan-

    gue,que j'ose esprer que bientt les Grecs ni les Latins

    33 n'auront gures , pour ce regard , devant nous , sinon

    possible que le droit d'anesse . Disc, sur la Serv volont.

  • (56)par de perfides conseils , avoit un penchant

    dcid pour les belles-lettres , et que , sans les

    troubles qui dsolrent son rgne , il auroit

    ,

    par une protection constante , second les

    efforts de Franois i^". Quand il faisoit mau-

    53 vais temps ou pluie , ou d*un extrme chaud,

    dit Brantme j il envoyoit qurir messieurs

    3> les potes , et l , passoit son temps avec eux 3>.

    Que n'auroit-on pas d attendre d'un jeune

    prince qui prfroit ainsi des amusemenf

    frivoles la conversation des hommes instruits ?

    Ce got pour la socit des gens de lettres lui

    avoit t inspir par Amiot , son prcepteur,

    qui nous devons une traduction de Plutarque.

    ce Si n'est pas l'tude d'un roi, dit Amiot

    33 Charles ix , de s'enfermer seul en un' tude,

    33 avecque force livres , co^nme feroitun homme priv , mais bien de tenir toujours auprs de

    33 lui gens de savoir et de vertu , prendre

    33 plaisir en deviser et confrer souvent avec

    33 eux , mettre en avant des propos sa table ,33 et en ses privs passe-temps, en ourvolon-

    33 tiers lire et discourir ; l'accoustumance lui

    33 en rend l'exercice peu peu si agrable et si

    33 plaisant , qu'il trouve , puis aprs , tous les

    33 autres propos fades , bas , et indignes de son

    exaucement , et si fait qu'en peu d'annes

    ,

  • (57)>5 il devient sans peine bien savant et instruict

    >> es choses dont il a plus faire en son gou-

    33 vernement >>.

    La traduction des Hommes Illustres et desOEuvres morales de Plutarque , est le premier

    monument durable de notre prose , car les

    Essais de Montaigne ne parurent que quelque

    temps aprs. C'toient peut-tre les seuls ouH

    vrages de Tantiquit qui pussent passer dans la

    langue franoise telle qu'elle toit alors. Plu-

    tarqugjpfct toujours simple et naf ^ ses rcits

    portent le caractre d'une bonhomie agrable ,unie avec la plus profonde raison 5 et ses traits

    de morale,pleins d'excellens principes sur la

    politique , sur la socit , sur l'ducation , res-

    semblent aune conversation d'amis, o l'auteur

    cherche instruire en amusant. Notre prose

    ,

    qui ne pouvoit encore se prter un style lev,

    et qui toit propre peindre navement les

    dtails de la vie prive, convenoit trs-bien pour

    rendre les crits de Plutarque. C'est ce qui ex-

    plique les causes de la prfrence^ que nous

    donnons toujours la traduction d'Amiot sur

    celle de Dacier. Ce grand travail fut achev pour

    l'ducation de Charles ix , et avoit t entre-

    pris par les ordres de Franois i", qui distingua

    les talens d'Amiot , et qui fut son protecteur.

  • (58)Ecoutons Amiot lui-mme parler des motifs qui

    l'ont dtermin , nous pourrons nous former en

    mme temps une ide de sa manire d'crire.Il s'adresse toujours Charles jx :

    ce Or , ayant eu ce grand heur que d'tre

    ?5 admis auprs do vous ds votre premire en-

    >> fance, que vous n'aviez gures que quatre

    >> ans, pourvous acheminer la connoissance de

    ^:> Dieu et des lettres,je me mis penser quels

    >3 auteurs anciens seroient plus idoines et plus

    5 propres votr estt , pour vous pr^oser

    33 lire quand vous seriez venu en ge d'y pou-

    voir prendre quelque goust ; et pour ce qu'il

    3> me semble qu'aprs les sainctes lettres , la plus3> belle et la plus digne lecture qu'on sauroit

    3> prsenter un jeune prince , toit les I^ies

    3:> de Plutarque,je me mis revoir ce que j'en

    avois commenc traduire en notre langue

    ,

    : par le commandement de feu grand roi

    3> Franois , mon premier bienfaiteur, que Dieu absolve, et parachevai l'uvre entier tant

    5> votre service , il y a environ douze ou treize

    ?3 ans

    .

    Catherine de Mdicis, dont la fausse politique

    influa beaucoup sur les malheurs de ses enfans

    ,

    pEOtgea les lettres , et prouva son got clair

    pour ceux qui les cultivoient , en levant aux

  • (59)premires dignits de Ttat le fameux chance-

    lier de THpital. Elle avoit puis ce got dans

    sa famille ,

  • (6o)

    35 failloit , en toit banni et menac en crainte

    w d'avoir pis, jusqu' ce qu'elle lui pardonnoit

    > et faisoit grce , ainsi qu'elle y toit propre ,

    en toute bonne de soi w. On voit que Catherinede Mdicis , malgr ses soins pour maintenir

    la dcence dans sa cour , ne poussoit pas la

    svrit trop loin , et que , sous le rapport de

    la galanterie, elle avoit pour les autres , l'indul-

    gence dont elle avoit peut-tre besoin pour

    elle-mme.

    Je n'examinerai point si elle n'avoit runi

    autour d'elle , un si grand nombre de femmes

    charmantes j que pour attirer dans son parti ,par des sductions adroites , les chefs des fac-

    tions qu'elle vouloit dissoudre ^ il me suffit defaire observer que l'tiquette de sa cour, la

    politesse qu'elle y introduisit , contriburent

    purer la langue franoise.

    Pendant les troubles des rgnes de Franois ii

    et de Charles ix , au milieu des guerres civiles

    et des fureurs de la Ligue , on ne vit pas sans

    tonnement s'lever un homme qui , par la pro-fondeur de ses penses

    , parles formes heureuses

    dont il sut les revtir , donna un nouvel clat

    la prose franoise. On ne trouvera point ex-traordinaire qu'en parlant de Montaigne , je

    fasse mention des circonstances qui influrent

  • (6i)

    sur son caractre, si bien dvelopp dans ses

    Essais. J'ai pens, comme on a d souvent leremarquer V qu^iltoit utile de ne point sparer

    les progrs de la langue Franoise , des causes

    politiques qui lui ont fait prouver des varia-

    tions. Or il n'est pas douteux que les vnemens

    qui se passrent du temps de Montaigne, et

    auxquels il prit part , n'aient contribu lui

    donner la hardiesse d'expressions que nous

    admirons encore dans son ouvrage.

    Montaigne, en parlant toujours de lui-mme,

    pntre dans les plus secrets replis du curhumain ^ il n'emploie aucun art , ne met aucun

    ordre dans la distribution de ses ides , et il

    passe alternativement d'un sujet un autre.Souvent l'objet de ses chapitres ne rpond point

    au titre qu'il leur a donn. Malgr ce dsordre,

    il plat encore gnralement. Son style fait

    oublier la longueur de ses digressions. Ne quit-tant point le ton naf du sicle , il est souvent

    familier , mais quelquefois il devient fort. Il

    exprime d'une manire originale des ides

    neuves ; il est pittoresque dans les descriptions ,

    et quelques mots vieillis qui expriment nergi-

    quement des penses que nous rendons aujour-

    d'hui par des priphrases, ajoutent encore au

    charme qu'on prouve en le lisant. Montaigne

  • ( 62 )

    avoit t habitu ds Fenfance , parler en

    mme temps latin et Franois 5 de l viennentplusieurs tournures latines que Ton remarque

    dans ses ouvrages. Les philosophes du dix-

    huitime sicle se sont souvent appuys du

    tmoignage de Montaigne 5 plusieurs ' mme ,et principalement J. J. Rousseau , se sont ap-

    y propri ses ides , avec la seule prcaution derajeunir son style. Une considration qui n'apas encore t prsente , suffira pour Texcuser

    d'avoir servi de modle ces crivains dange-

    reux. On a remarqu que , pendant les grandescalamits qui ont dsol les nations certaines

    poques , Fathisme s'toit rpandu, et que les

    hommes s'toient ainsi privs de la seule conso-

    lation qui reste dans le malheur. A Tpoquedsastreuse o vivoit Montaigne , tous les liens

    de la socit toient rompus ; les grands du

    royaume sacrifoient l'tat leur ambition , le

    peuple toit divis en deux factions irrcon-

    ciliables, les campagnes toient dvastes, l'in-

    dustrie toit teinte , et la 'guerfe civile n 'toit

    interrompue , pendant quelques instans , que

    par des trves sanglantes. D'un ct , une secte

    orgueilleuse vouloit tablir une rpublique au

    sein de l'tat 5 de l'autre , une ligue puissante

    et hypocrite cherchoit changer la dynastie

  • (63)

    rgnante. Au milieu de ces flaux , une insen-sibilit produite par le dsespoir , s'empara de

    quelques hommes, et les conduisit jusqu' m-

    connotreun Dieu qui permettoit tant de crimes.

    Le mme effet, n de la mme cause , avoit tremarqu la dcadence de l'empire romain.

    Montaigne n'alla pas si loin. Dou d'un caractre

    doux et tranquille, il se reposa swrVoreillerdu

    doute ; il discuta alternativement le pour et le

    contre , sans se permettre de tirer une conclu-

    sion. Les philosophes du dix-huitime sicle, en

    adoptant isolment quelques-unes de ses ides ,outrrent les consquences 5 ils s'enorgueillirent

    adroitement d'tre les disciples d'un hommedont le nom toit justement respect.L'ami de Montaigne , la Boetie , qui mourut

    jeune , et dont l'auteur des Essais parle d'une

    manire attendrissante , laissa un ouvrage fortdangereux (1). Son Trait de la Servitude

    volontaire est crit avec plus de noblesse et plus

    de force que n'en avoit la prose de ce temps-l.

    On y voit un jeune homme qui cherche r-pandre le feu sditieux dont il est consum.

    Son style rpond la chaleur de son imagina-

    (1) La Botie a aussi intitul son ouvrage : Le Contre un,

    c'est--dire j le discours contre le gouvernement d'un seul.

  • (64)tion ; les mouvemens en sont rapides et varies;

    et l'on remarque , dans ce petit ouvrage , les

    premires traces de Floquence vive et serre

    qui ne se perfectionna que dans le sicle sui-

    vant. Le livre de la Botie a t runi aux

    Essais de Montaigne, Dans les temps les plus

    malheureux de la rvolution , les agitateurs du

    peuple ont rajeuni ses ides , et n'ont fait que

    trop souvent l'application de ses principes.

    Charon fut l'lve de Montaigne. Il n'eut pas,

    dans le style , la grce et l'abandon aimable de

    son matre. Mais , comme la Botie, il crivitd'une manire plus forte et plus serre. On luireprocha de parler de la religion en philosophe

    sceptique 5 quelques opinions hardies lui atti-

    rrent des perscutions de la part des Jsuites.

    Dans le sicle suivant , l'abb de Saint-Cyran,

    grand jansniste, fit son apologie.

    Avant de quitter l'poque funeste de nos

    guerres civiles , et d'arriver aux temps heureux

    o Henri iv rtablit la paix, je ne dois point

    oublier de faire mention d'une princesse , aussi

    belle qu'infortune , qui cultiva avec succs les

    lettres franoises . Marie Stuard, reine deFrance,

    au milieu des factions les plus animes contre

    l'autorit royale , veuve la fleur de son ge

    ,

    montant ensuite sur le trne d'Ecosse branl

    depuis

  • ( 5 )

    depuis long-temps par une secte sombre et

    cruelle ; trahie par tous ceux qui dvoient lui

    tre le plus attachs , prcipite de ce trne , et

    mourant sur Fchafaud, aprs une captivit de

    dix-huit ans , a mrit , par ses malheurs inouis,

    rintrt de la postrit. Parmi les maux qu'elleprouva , et les inquitudes cruelles dont elle

    fut souvent tourmente , il parot qu'elle trouva

    dans la littrature une douce consolation. Son

    ducation en France avoit t perfectionnej

    elle savoit les langues grecque et latine , et

    parloit plusieurs langues vivantes. Mais la lan-

    gue franoise toit celle qu'elle prleroit. Tout

    le monde connot la chanson qu'elle composa

    sur le vaisseau qui la portoit en Ecosse , oii elle

    devoit tre si malheureuse , et les vux qu'elle

    formoit pour qu'une tmpte la rejett sur les

    ctes de France. Je citerai de cette princesse

    une romance qui est moins rpandue, et qu'elle

    fit aprs la mort de Franois ii son premier

    mari.

    En mon triste et doux chant

    ,

    D'un ton fort lamentable.

    Je jette un oeil touchant

    De perte irrparable 5Et en soupirs cuisans

    Je passe mes beaux ans.

    E

  • {66)Fut-il un tel malheur

    De dure destine

    ,

    Ni si triste douleur

    De dame infortune ,

    Qui mon cur et mon il

    Voi en bire et cercueil ?

    Qui en mon doux printemps

    Et fleur de ma jeunesse ,Toutes les peines sens

    D'une extrme tristesse ;

    Et en rien n'ai plaisir

    Qu'en regret et dsir.

    Si , en quelque sjour ,

    Soit en bois , ou en pre y

    Soit l'aube du jour ,

    Ou soit sur la vespre jSans cesse mon cur sent

    Le regret d'un absent.

    Si je suis en repos ^

    Sommeillant sur ma couche ,J'oy qu'il me tient propos ,

    Je le sens qui me touche.

    En labeur , en recoy

    Toujours est prs de moi..

    Mets , chanson , ici fin

    A si triste complainte ,Dont sera le refrain :

    Amoxir vraye et sans feinte

  • (67)J'ai cru devoir rapporter cette romance toute

    entire, parce qu'elle m'a paru propre donner

    une ide assez juste de la langue potique de

    ce temps-l. Vous n'y trouvez point l'lgance

    de Marot , mais vous remarquez que la versi-

    fication s'est perfectionne , et que les rgles en

    sont devenues plus difficiles. Les hiatus sont

    plus rares , le rithme est plus harmonieu