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ANTOINE ARNAULD et PIERRE NICOLE LA LOGIQUE ou L'ART DE PENSER contenant, outre les règles communes, plusieurs observations nouvelles, propres à former le jugement Introduction de Louis Marin FLAMMARION

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ANTOINE ARNAULD et PIERRE NICOLE

LA LOGIQUEou

L'ART DE PENSERcontenant, outre les règles communes, plusieurs

observations nouvelles, propres à former le jugement

Introduction de Louis Marin

FLAMMARION

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Il ne peut être de meilleure approche de la Logique de Port-Royal que de réfléchir sur la constitution de son texte; car le livre ne fut pas, en 1662, le produit définitif et intangible d'Arnauld et de Nicole, ses auteurs anonymes, mais d'abord, et pendant vingt années, un jeu de textes, et au sens propre du terme, un ouvrage, un travail de production dont le livre devait pour toujours conserver les marques. Aussi, par fidélité même à l'histoire, ne peut-on recevoir passivement la Logique si l'on veut la comprendre : il faut en faire une lecture active, transformatrice et pour cela, suivre, à la trace, dans les éditions successives, un travail du sens qui ne s'est point arrêté jusqu'à ce jour. Dès 1664, Nicole nous donne une sorte de protocole de lecture : « Ainsi, il serait à désirer qu'on ne considérât des premieres éditions des Livres que comme des essais informes que ceux qui en sont les auteurs proposent aux personnes de lettres pour apprendre leurs sentiments. Et qu'ensuite sur les différentes vues que leur donneraient ces différentes pensées, ils travaillassent tout de nouveau pour mettre leurs ouvrages dans la perfection où ils sont capables de les porter » (p. 47). Cet accomplissement que se propose Nicole par le travail incessant d'une communauté de lecture est devenu, au-delà de l'auteur, un horizon d'interprétation du texte dont les directions et les nuances ouvrent le livre à la variété des sens, à la pluralité des contenus.

De ce point de vue, la Logique de Port-Royal est exemplaire : l'ouvrage a connu pendant deux siècles

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et demi une étonnante fortune : quarante-quatre éditions françaises, sans compter les traductions anglaises et latines. Puis le silence pendant un demi-siècle, et aujourd'hui un réveil : deux rééditions en 1964 et en 1967 et avec les travaux de Michel Foucault et de Chomsky en 1966, l'Art de Penser devient d'une certaine façon une des références privilégiées de notre modernité philosophique. Redécouverte donc de la Logique, mais au prix d'un déplacement significatif de son sens : Elle n'est plus tout à fait cet « art de penser... propre à former le jugement » qu'elle fut d'abord pour ses auteurs, pour devenir le prolongement de la Grammaire Générale et Raisonnée — ce qu'elle est aussi, dès l'origine, — et être comprise comme une des plus fortes réflexions sur les rapports du langage et de la pensée, comme un des textes essentiels de la philosophie de la linguistique. Or ce n'est pas un des moindres paradoxes de l'ouvrage que les textes de référence qui jalonnent et justifient ce déplacement dans la Logique, furent ajoutés, pour la plupart, à la cinquième édition de 1683 — en particulier le fameux chapitre sur l'idée de signe — ou importés alors de la Grammaire Générale; comme si la Logique n'abordait qu'obliquement le problème philosophique du langage que des événements historiques paraissaient alors introduire de façon polémique.

D'une façon plus remarquable encore, ce livre où l'on a voulu voir — et sans doute à juste titre — le monument où s'exprime, avec le plus de netteté, la représentation qu'une société et une culture se sont données d'elles-mêmes à l'époque classique, l'Avis qui l'accompagne précise que « sa naissance est due entièrement au hasard et plutôt à une espece de divertissement qu'à un dessein sérieux »; il explique le « pari pédagogique » qui motiva sa rédaction. Coquetterie de professeurs qui s'effacent dans l'anonymat, pieuse abnégation de penseurs chrétiens méprisant les sciences « spéculatives », ou dédain cartésien pour la logique? Il s'agit de retrouver dans les intentions explicites des auteurs, « l'intention objective » que porte la réalité même de l'ouvrage.

Déplacé, dans son sens, du siècle classique au cœur de notre actualité, la Logique le fut également au cours des cinq premières éditions qu'elle eut du vivant de ses auteurs. De 1660 à 1683, le texte de la Logique va

bourgeonner d'additions, de compléments et de modifi-cations.

Nous noterons deux grandes « poussées » textuelles sur le projet initial : la première, lors de la deuxième édition en 1664, qui accroît le livre d'un sixième, la seconde, lors de la cinquième édition en 1683, qui introduit six chapitres entiers dans la première et la deuxième partie. Quel était ce projet initial? Comment, autour de quels axes, ces réflexions nouvelles s'orga-nisent-elles ?

La première édition : l'idée et le jugement.Le dessein de cette nouvelle logique est clair : rien

n'étant plus difficile de distinguer le vrai du faux dans les sciences comme dans la conduite, rien n'étant plus utile que de savoir choisir le bon chemin, « la principale application qu'on devrait avoir serait de former son jugement et de le rendre aussi exact qu'il le peut être » (p. 35). Là est le centre de la logique; en ceci réside sa fin. Tout doit tourner autour de ce point qui est la mesure de toutes les activités humaines : les sciences spéculatives n'en seront dès lors qu'un point d'application.

Aussi, par opposition aux anciennes logiques, la Logique de Port-Royal placera le centre de gravité de son discours dans le jugement, et non dans le raisonnement. Ce n'est pas le discours dans son agencement et son architecture qui est en question, mais son unité minimale qui porte signification, la phrase, réduite à son noyau, l'acte de parole et de pensée par lequel un homme ne conçoit pas seulement les choses, mais les juge et les affirme, comme l'indiquait en substance la Grammaire Générale; bref le jugement comme prise de la pensée sur le monde, comme opération de connaissance et d'action.

Mais dans le même mouvement, le jugement passe au deuxième plan, car il est une premure action de l'esprit qui s'appelle concevoir. « Comme nous ne pouvons avoir aucune connoissance de ce qui est hors de nous que par l'entremise des idées qui sont en nous, les réflexions que l'on peut faire sur nos idées sont peut-être ce qu'il y a de plus important dans la Logique parce que c'est le fondement de tout le reste » (p. 63).

Tel est donc implicitement le problème que pose l'ordre d'exposition adopté dans la Logique : la Gram-

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maire en donne une sorte de commentaire : « Les hommes ne parlent guère pour exprimer simplement ce qu'ils conçoivent ». C'est donc bien le jugement et sa forme expressive, la proposition, qui est l'objet immédiat qui se propose à la réflexion. Mais les jugements que les hommes expriment portent sur les choses qu'ils conçoivent. Par conséquent dans le jugement, l'idée doit être considérée d'abord.

D'où l'ambiguïté de position du jugement dans la Logique : c'est la liaison-action qui en constitue la condition nécessaire et on ne parlera de jugement qu'au moment où le verbe introduira, dans une série de termes, l'acte de liaison et d'affirmation : en ce sens, il y a une distinction radicale entre juger et concevoir, entre parler et nommer. Mais en même temps, tout jugement « enfermera » des conceptions. Le jugement ne s'effectuera que si le verbe relie des termes-objets : il n'est pas possible de juger sans concevoir.

Qu'est-ce que penser? Est-ce juger? Est-ce concevoir? S'il n'est pas possible de juger sans concevoir, peut-on concevoir, sans que déjà soit impliquée dans le terme-objet une relation anté ou préjudicative? Et n'est-ce pas ce problème que la Grammaire aborde avec la question des cas grammaticaux par lesquels le terme objet* dans son nom, exhibe les rapports qu'il entretient avec d'autres termes? Autrement dit, le sens est-il dans le terme ou dans la relation?

Tel est bien le problème fondamental de la Logique que son ordre signale. En analysant le jugement, en décomposant cet acte de pensée et de parole que Pascal pose au contraire comme indivisible, les logiciens de Port-Royal se trouvaient nécessairement amenés à privi-légier — dans l'ordre — les termes par rapport à la relation, tout en affirmant simultanément que le sens comme vérité ou fausseté ne peut se constituer que dans la relation. Le présupposé méthodologique et philosophique de l'analyse permettait d'articuler, dans une subordination réciproque, les termes, et la relation entre les termes, sans que cependant soit nettement posé le problème de l'objectivité de l'idée, résolu par μη recours direct et sans ambages à la lumière naturelle. « Le mot d'Idée est du nombre de ceux qui sont si clairs qu'on ne les peut expliquer par d'autres parce qu'il n'y en a point de plus clairs et de plus simples... » (p. 65). Dès lors, le discours de science ne s'amorce

qu'avec le jugement et la division des trois dernières parties a peu d'importance, une fois disjointe par analyse la zone fondamentale où sont élaborés les concepts, les termes objets. Dès la deuxième partie, dès la logique du jugement, s'articule la science parfaite parce que se déploie, en dessous de la proposition, cette nappe de termes adéquats aux choses qu'ils représentent et qu'il suffit de relier par l'arte affirmatif du verbe. Mais si une telle opération est possible, c'est que déjà les idées ne sont pas de simples rubriques classificatoires de l'être, mais relèvent « d'une première action de l'esprit qui s'appelle concevoir ». C'est que l'idée est déjà une opération sur les choses, la représentation. D'où cette oscillation de l'idée-représentation et du terme qui l'exprime, entre l'image peinte dans notre cerveau et le concept de la chose dans l'esprit.

Une fois signalée cette ambiguïté du point de départ, rarchitecture de la Logique est sans obscurité : former le jugement consiste à rappeler l'attention par réflexion sur les principales opérations que l'esprit fait naturellement et l'ordre le plus naturel est celui qui va du simple au composé, du principe à la conséquence : logique du terme — idée d'abord, logique de la proposition — jugement ensuite, logique du discours-raisonnement, et logique de la science ou méthodologie enfin; et selon le point de vue adopté, la coupure se fera soit entre la logique du terme-idée et les trois autres parties qui relèvent toutes du discours de science (coupure logique), soit entre les deux premières parties et les autres (coupure grammaticale).

Les additions de la seconde édition de 1664 : De la Morale à la Rhétorique.

Par rapport à la première édition, les additions de 1664 apparaissent répondre à trois ordres différents de préoccupations : morales, rhétoriques, et logiques. Mais elles sont liées entre elles de façon cohérente par la résistance qu'oppose à l'analyse du langage, la complexité de la pensée dont ce langage devrait être la fidèle et transparente expression; qu'il s'agisse, dans la IIIe partie, du chapitre XIII sur les syllogismes dont la conclusion est conditionnelle et qui prépare l'esprit de l'interlocuteur à la réception de la vérité, des chapitres XIV et XV consacrés à l'enthymème et à l'épichérème ou du chapitre XIX sur les mauvais raisonnements que l'on

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commet dans la vie civile et dans les discours ordinaires; qu'il s'agisse des chapitres IX et X de la II« partie où sont étudiées diverses sortes de propositions composées, dans tous les cas, qu'ils soient rhétoriques, logiques ou grammaticaux, on constate un décalage, une non-correspondance entre l'exprimé et le pensé, le dit et le conçu, le terme, la proposition, le discours d'une part et le concept, le jugement et le raisonnement d'autre part : le langage abrège, oublie, efface ou masque ce que la pensée élabore. Il n'est pas pure représentation, dont la transparence à la fois transmettrait et laisserait apercevoir les opérations de la pensée pure. Les formes expressives, à quelque niveau que ce soit, ont une certaine autonomie. Laquelle? Et quelles en sont les limites ou les règles? L'admirable chapitre X de la Ire partie, qui introduit à propos de l'idée confuse et obscure, l'analyse morale aiguë de la représentation de soi, en indique les limites externes. Si le sujet pensant, la res cogitons ne peut se penser sans agréger au mot « Moi », les représentations que les autres ont de sa situation existentielle, s'il est difficile à l'homme de se penser comme moi sans se percevoir comme image, idole ou fantasme de soi, cela signifie alors qu'il est, en l'homme, des puissances de brouillage qui jouent à la jointure du langage et de la pensée pour compromettre le fonctionnement naturel et rationnel du modèle représentatif et qui ont nom, amour-propre, concupiscence, cupidité, désir. Éloquence, langage ordinaire, sophismes des entretiens et des conversations relèvent de ces forces qui œuvrent sous le pur discours pour en faire un objet d'agrément : limites externes du langage, qui ne sont nullement exclusives des lois intrinsèques de son autonomie relative, des règles permettant de passer du sens à l'expression.

Ces multiples additions sont encadrées dans la deuxième édition par deux grands textes : le deuxième discours préliminaire et le chapitre I de la IVe partie, dans lesquels se retrouvent, mais transposés sur un plan à la fois historique et philosophique, les thèmes sous-jacents aux autres textes.

Aristote, Descartes et la Logique de Port-Royal.Le deuxième discours est d'abord l'occasion, pour

Arnauld et Nicole, de préciser leur position à l'égard d'Aristote : il cesse d'être une autorité philosophique

pour entrer dans l'histoire de la philosophie; il cesse d'être une référence absolue pour acquérir un « statut culturel ». La pensée du Stagirite est discutable. « Comme elle a eu diverses fortunes, ayant été en un temps généralement rejetée, et en une autre généralement approuvée, elle est réduite maintenant à un état qui tient le milieu entre ces deux extrémités... » (p. 55)· Toutefois, en deux domaines, aux yeux d'Arnauld et de Nicole, la valeur de la philosophie d'Aristote reste intacte : la rhétorique et la logique entendue comme un corpus de règles. La première justifie toutes les analyses morales que Nicole introduira dans la Logique au nom de la dialectique et de l'art de persuader. En revanche sur la seconde, on notera, sinon une hésitation, du moins une ambiguïté dans la position de Port-Royal : car la logique n'est pas d'abord un corps de règles, mais un ensemble de « réflexions que les hommes ont faites sur les quatre principales opérations de leur esprit, concevoir, juger, raisonner et ordonner... tout cela se fait naturellement et quelquefois mieux par ceux qui n'ont appris aucune regle de logique que par ceux qui les ont apprises » (p. 59-60). La logique ne nous apprend pas à penser : nous pensons naturellement. La logique est simplement réflexion de la pensée sur elle-même. Mais cette" réflexion est indissolublement reconnaissance d'un fait et affirmation d'une norme. L'art de penser ne peut être qu'art de bien penser. La réflexion de l'esprit sur lui-même n'est pas pure analyse introspective et cette logique nouvelle n'est pas un psycholo-gisme. Mais l'attitude reflexive qui est à sa source s'insère à l'articulation du donné et du norme, en ce point où la nature devient régulatrice en se soumettant d'elle-même à des lois qui la constituent dans sa naturante. Et par là, la Logique de Port-Royal sera à la source de toutes les idéologies^du siècle suivant. Aussi la considération reflexive « après coup » de la règle logique nous assure-t-eller « que nouss usons bien de notre raison »; aussi nous fait-elle reconnaître que notre raison, dans son opération naturelle, obéit aux règles de la logique, qu'elle n'a eu nul besoin d*apprendre. D'où simultanément, cette distance prise vis-à-vis d'Aristote et l'affirmation d'une filiation et d'une dette à son égard. « Il faut avouer... que presque tout ce qu'on sait des règles de la Logique est pris de là » (p. 54). Dans ce double jeu, Arnauld et Nicole sont historiquement

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« des modernes », dégagés de l'obligation de prendre un philosophe pour « regle de la vérité des opinions philosophiques... Le monde ne peut demeurer longtemps dans cette contrainte et se remet insensiblement en possession de la liberté naturelle et raisonnable qui consiste à approuver ce qu'on juge vrai et à rejeter ce qu'on juge faux » (p. 56). Toutefois, cette « liberté » naturelle et raisonnable, n'est-elle pas la manifestation de présupposés inconscients que signalent les termes de Nature et de Raison conjugués dans une équivalence non problématisée.

Mais c'est ici que Port-Royal amorce un retournement critique que nul plus que lui n'était disposé à effectuer : car la nature n'est-elle pas corrompue et incapable de vérité et de bonheur sans la grâce divine ? « Combien c'est une qualité rare que cette exactitude de jugement. On ne rencontre que partout que des esprits faux qui n'ont presque aucun discernement de la vérité, » (p. 36) et loin d'être la chose du monde la mieux partagée, « le sens commun n'est pas une qualité si commune que l'on pense » (p. 37). Aussi dans la Logique de Port-Royal, une autre distance est, cette fois, prise à l'égard de Descartes, dont l'origine est l'augus-tinisme janséniste des Messieurs. A l'intérieur même du cartésianisme de l'Art de Penser, le péché originel, la théologie de la concupiscence, de la Nature et la Grâce fonctionnent comme un ferment critique, comme une contestation des évidences que sur un autre plan, les Logiciens affirment. Ces dogmes, ces thèmes spirituels expliquent la virulence du mépris des sciences que l'on rencontre dès le Premier Discours, et justifient, avec le refus de vérités spéculatives, l'affirmation constante de l'utilité de l'entreprise intellectuelle, du pragmatisme de la connaissance où il faut lire en filigrane le souci du salut. Ils permettent enfin de comprendre cette attitude de détachement à l'égard de l'ouvrage né du hasard et donné comme divertissement, qui ne peut être sauvé que par la charité pédagogique, qui convertit la gratuité spéculative en technique persuasive d'inculcation scolaire.

Rhétorique pédagogique. C'est là l'autre thème de ce deuxième discours préliminaire, qui apparaît dans la Réponse à l'objection de bigarrure faite à l'ouvrage : la Logique de Port-Royal, texte composite et éclectique qui agrège autour d'un noyau logique, des réflexions

disparates de morale, de métaphysique, de géométrie, de rhétorique : texte à composition baroquisante au siècle des architectures austères de la raison ? La réponse que font Arnauld et Nicole est une réponse rhétorique, mais fondée en nature. Certes le mélange des matières fait une sorte de variété qui rend la lecture d'un ouvrage divertissante, mais « on prétend de plus avoir suivi la voie la plus naturelle et la plus avantageuse de traiter cet art, en remédiant autant qu'il se pouvait à un inconvénient qui en rend l'étude presque inutile » (p. 49). La rhétorique, lorsque la sagesse chrétienne réussit à la contenir dans les limites de la pédagogie, se trouve justifiée et fondée par une considération proprement épistémologique : la logique en effet, et les divers domaines de la connaissance que l'objection énumère, sont dans un rapport dialectique indépassable. Si la logique permet de juger les différentes sciences, elle n'apparaît et ne subsiste qu'en elles et ne peut se consti-tuer comme une science des sciences, autonome et antérieure. Théorie de la pratique scientifique, elle ne

)eut être saisie que dans cette pratique même. Dès ors la pratique pédagogique, dont une rhétorique de la

diversité est le moyen fondamental, se trouve fondée sur une praxis scientifique dont la logique est la part théorique inséparable. « L'expérience fait voir que de mille jeunes hommes qui apprennent la logique, il n'y en a pas dix qui en sachent quelque chose six mois après qu'ils ont achevé leur cours. Or il semble que la véritable cause de cet oubli... soit que toutes les matières que l'on traite dans la Logique, étant d'elles-mêmes très abstraites et très éloignées de l'usage, on les joint encore à des exemples peu agréables et dont on ne parle jamais ailleurs; et ainsi l'esprit qui ne s'y attache qu'avec peine n'a rien qui l'y retienne attaché et perd aisément toutes les idées qu'il^ en avait conçues parce qu'elles ne sont jamais renouvèllées par la pratique » (p. 49). C'est donc bien une praxis déterminée, celle de l'enseignement qui fait, dans sa pratique même, l'unité de la diversité théorique des différents domaines de la connaissance. Même si la Logique de Port-Royal n'a jamais été utilisée comme manuel dans les Petites Écoles, il n'en reste pas moins que l'intention pédagogique est ici essentielle. C'est parce que la nature est corrompue et dissociée de la raison qu'il faut s'efforcer de la réformer humainement en la rendant disponible à la

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grâce. Dans cette perspective, la Logique de Port-Royal ne peut être séparée des exigences apologétiques et pédagogiques de Saint-Cyran, de Port-Royal et de la Réforme catholique.

La référence pascalienne et la question de l'infini.Un autre grand texte introduit dans l'ouvrage en 1664 est

le chapitre I de la IVe partie : il vise explicitement à définir la science, dont la méthode en général — objet de cette dernière partie — et la démonstration en particulier, sont les moyens invincibles : « Pour bien démontrer... le tout est de bien arranger ses pensées en se servant de celles qui sont claires et évidentes pour pénétrer dans ce qui paraissait plus caché » (p. 357). Mais ce chapitre est important à un autre titre, car il nous découvre une autre orientation de la pensée de nos logiciens. En effet, Arnauld et Nicole, pour tracer les limites de la certitude et de l'incertitude internes à la notion même de science, pour en marquer les frontières exactes et ainsi assurer l'esprit dans sa réflexion, sont conduits, par-delà Descartes et saint Augustin, à poser la question de l'infini. Et dès lors la référence essentielle est Pascal. Il s'agit certes du problème des limites de la connaissance, du discernement que les philosophes doivent avoir, des choses où l'esprit peut arriver de celles où il n'est pas capable d'atteindre : mais nos auteurs trouvent dans Pascal le thème fondamental de l'étude de la limite, qui est celui de l'infini : « ... il est ridicule de vouloir enfermer dans les bornes étroites de notre esprit... tout ce qui tient de l'infini; car notre esprit étant fini, il se perd et s'éblouit dans l'infinité et demeure, accablé sous la multitude des pensées contraires qu'elle fournit » (p. 363). Le problème de la science n'est plus simple affaire de définition, il apparaît comme une question philosophique et métaphysique centrale : Si l'infini est un thème digne d'être pensé, cette pensée ne risque-t-elle pas de vider la connaissance de ses contenus et point seulement par le choc des idées contraires que cette pensée engendre « naturellement »? En rencontrant le problème de l'infini comme le problème limite de la connaissance, en rencontrant Pascal, Arnauld et Nicole découvrent non seulement une limite, mais une force corrosive que manifestent dans le texte la démonstration de la divisibilité à l'infini de l'espace (tirée de l'Opuscule sur l'Esprit

Géométrique) et la réflexion sur l'infiniment petit (où on lira en transparence le célèbre fragment des Pensées). Cette absence de référence dans « l'influence » la plus insistante conjuguée à une distorsion générale de la pensée de Pascal dans la Logique est l'index de rapports complexes.

Le premier discours face à Aristote mettait la logique sous le double patronage de Descartes et de Pascal. Descartes est, pour Arnauld et Nicole, l'exemple d'un style de pensée et de réflexion : celui de la netteté et de la distinction d'esprit. En revanche, les emprunts faits à Pascal sont explicitement limités : « la différence des définitions de nom et des définitions de choses et les cinq règles qui sont expliquées dans la IVe partie que l'on y a beaucoup plus étendues qu'elles ne le sont dans cet écrit » (p. 41) : (De l'Esprit Géométrique). Toutefois il est une autre forme de la présence pascalienne dans la Logique de Port-Royal, qui travaille par une sorte de contre-texte, le texte d'Arnauld et de Nicole qui naturellement en sort transformé. Arnauld et Nicole, dans le chapitre XII de la ire partie, avaient évité, en exposant la théorie pascalienne de la définition nominale, de poser le problème de l'infini qui était cependant au centre de la thèse pascalienne : que signifie l'impossibilité où l'homme se trouve de tout définir et de tout prouver ? Qu'indique la présence, à la base du discours de science, de termes primitifs non défi-nissables? Que désigne l'arrêt nécessaire de la régression analytique à l'infini? Arnauld et Nicole avaient contourné le problème en rabattant la théorie pure de la définition nominale sur les exigences de l'usage du langage, modifiant par-là même l'ensemble de la démarche pascalienne. Mais en procédant ainsi, ils se bornaient à différer la question limite de l'infini : ils la retrouvent au chapitre I de la IVe partie, en transposant dans un grainde blé la méditation pascalienne sur le ciron. Toutefois chez Pascal, cette analyse ne prend son sens qu'articulée à l'évocation de l'infiniment grand et dans son homologie au double mouvement de la connaissance vers ses principes fondateurs et vers les conséquences qui les accomplissent; la position de la question de 1 infini est une position métaphysique qui, d'un seul coup, en réalisant l'anéantissement de tout contenu du savoir, fracture l'ensemble du champ de la connaissance et découvre l'incommunicabilité entre l'esprit et

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les choses, la disproportion de l'homme et de l'être. Pour Arnauld et Nicole, c'est au contraire le scheme de proportionnalité qui règle l'analyse du grain de blé et qui, dans son incompréhensibilité même, le proportionne à notre esprit. Sans doute, y a-t-il une « effroyable différence » entre le grain de blé et le monde, mais cette différence est proportionnelle à celle existant entre la partie du grain de blé et le grain de blé lui-même. Et la conclusion qu'ils en tirent, loin de la maintenir, comme chez Pascal, sur cette limite et en ce lieu où s'effectuent les renversements du néant à l'être, consiste dans l'aménagement de ce champ que la limite clôture : « Comme il est avantageux de faire sentir quelquefois à son esprit sa propre faiblesse, par la considération de ces objets qui le surpassent et qui, le surpassant, l'abattent et l'humilient, il est certain aussi qu'il faut tâcher de choisir pour l'occuper ordinairement des sujets et des matières qui lui soient plus proportionnées et dont il soit capable de trouver et de comprendre la vérité, soit en prouvant les effets par les causes... soit en démontrant les causes par les effets... » (p. 367). A quoi Pascal répond, en écho, dans le texte dont les logiciens de Port-Royal s'inspirent : « Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates et toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens pour impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties ».

La Logique de Port-Royal est ainsi faite de ces écarts, de ces différences internes dans lesquelles et par les-quelles le texte travaille et se construit dans son sens multiforme. Aussi le « baroquisme » de la Logique de Port-Royal est précieux : son éclectisme, son caractère composite dénoncent et avouent plus nettement qu'un texte fortement systématique, la façon dont sont assu-mées, dans un ensemble idéologique, les contradictions propres à une culture : unité apparemment consciente d'elle-même, mais qui laisse transparaître les tensions d'un champ culturel. C'est là une des manières que l'histoire a de jouer à l'intérieur des systèmes de pensée.

La cinquième édition de 1683 : langage et théologie.Un autre ensemble de textes supplémentaires fait son

apparition, en 1683, dans la 5e Édition : un « Aver-

tissement sur cette édition », tout en précisant l'occasion, pose, en toute clarté, le problème que nous venons d'évoquer. « On a fait diverses additions importantes à cette nouvelle édition de la Logique dont l'occasion a été que les Ministres se sont plaints de quelques remarques qu'on y avait faites; ce qui a obligé d'éclaircir et de soutenir les endroits qu'ils ont voulu attaquer » (p. 33). La polémique avec les protestants qui est un des aspects essentiels de la « politique » janséniste pendant la Paix de l'Église est bien l'occasion de ces additions, et cependant loin d'être adventices, elles touchent, peut-être directement, au cœur même de la théorie et de l'idéologie port-royalistes. Arnauld et Nicole en sont conscients, mais sans jamais problé-matiser le rapport entre le prétexte historique contingent et la mise à jour d'éléments théoriques fondamentaux : « On verra par ces éclaircissements que la raison et la foi s'accordent parfaitement, comme étant des ruisseaux de la même source et que l'on ne saurait guère s'éloigner de l'une sans s'écarter de l'autre. Mais quoique ce soient des contestations théologiques qui ont donné lieu à ces additions, elles ne sont pas moins propres, ni moins naturelles à la logique; et l'on les aurait pu faire quand il n'y aurait jamais eu de Ministres au monde qui auraient voulu obscurcir les vérités de la foi par de fausses subtilités » (p. 33).

Quels sont donc ces textes à la fois occasionnels et essentiels? Ils concernent tous des problèmes de langage proprement dits. Le chapitre IV de la ire partie définit l'idée de signe et en offre une classification selon trois catégories; le chapitre XV étudie les idées que l'esprit ajoute à celles qui sont précisément signifiées par les mots; en particulier, lorsqu'il y a décalage entre signification et référence, il ajoute sans les exprimer, des idées plus distinctes. « C'est ce qui arrive particulièrement dans les pronoms démonstratifs quand, au lieu du nom propre, on se sert du neutre hoc » (p. 136). Les quatre chapitres supplémentaires de la IIe partie ne font pas exception à l'unité d'inspiration de ces textes : les chapitres I et II concernent le rapport des mots et des propositions et la définition du verbe : ils sont tirés directement de la Grammaire Générale. Les chapitres XII et XIV sont consacrés d'une part aux sujets confus équivalents à deux sujets, d'autre part aux propositions où l'on donne aux signes le nom

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des choses. Dans l'un et l'autre, le problème abordé est de langage; problème de fait dans le chapitre XII : le langage ordinaire des hommes ne distingue pas entre des choses qui ont quelque ressemblance et qui se succèdent dans le même lieu; problème de droit dans le chapitre XIV : « Ces idées de signes attachés à des mots... venant à composer des propositions, il arrive une chose qui est importante et qui appartient proprement à la logique, c'est qu'on en affirme quelquefois les choses signifiées : il s'agit de savoir quand on a le droit de le faire » (p. 205). Autrement dit, quand a-t-on le droit de parler figurativement ? Quel est le statut, dans le discours, des tropes de substitution de mots? La cohérence des textes ajoutés en 1683 — on le voit — tient donc au problème du langage qui vient alors au premier plan de la logique en s'organisant autour de deux axes : d'une part, la structure du signe : quel est, dans le signe, le rapport entre la signification et la référence alors que dans le texte même, la distinction entre signifié et réfèrent est encore implicite? D'autre part, la relation entre le mot et la proposition : qu'est-ce que le verbe, comme acte d'affirmation, concaténation de représentations, mais aussi comme articulation des choses du monde.

L'Eucharistie.Or une autre unité lie de façon cohérente tous ces

textes, celle que manifeste un exemple privilégié, celui du dogme de la Transsubstantiation que la Réforme a mis en question. Ce mystère, un énoncé linguistique le présente et le résume : « Ceci est mon corps ». Aussi comprend-on alors que la polémique théologique avec les Ministres protestants ait posé le problème de l'acte de langage et réciproquement que la réflexion linguistique et logique sur l'acte de langage, sur renonciation d'une proposition ait indiqué celui d'une articulation ontologique des choses dans le monde. Les deux ques-tions s'entrecroisent précisément en ce point du dogme catholique où un énoncé, un acte de parole donne à un pronom démonstratif neutre, à un déictique, par une affirmation ontologique, un prédicat qui n'est autre que l'être même du sujet d'énonciation. N'y a-t-il là que métaphore, figure de langage et symbole, ou n'est-ce pas que, plus profondément, la chose indiquée par le pronom neutre devient par l'acte de parole, l'acte lui-

même, le corps-sujet? N'assiste-t-on pas ici à la trans-mutation de la parole même en chose, c'est-à-dire à l'articulation du monde lui-même dans le sens? En ramassant dans un commentaire unique les analyses dispersées consacrées à ce problème, en réfléchissant sur cette extrême avancée dans le mystère, de la logique, de la grammaire et de la philosophie du langage, on saisirait comment une occasion historique contingente devient le prétexte d'un débat essentiel, car il ne s'agit de rien d'autre que du pouvoir de la parole sur le monde et l'être, de l'appartenance première de la parole à l'être, d'une certaine façon qu'a la parole de se faire être. C'est dans cette perspective et à partir de ce point de vue, à la fois historiquement circonscrit, idéologi-quement déterminé, mais aussi philosophiquement fondamental que l'on perçoit le sens de l'oscillation de la théorie du verbe et de la proposition : acte de liaison des représentations entre elles, donc affirmation d'un être copulatif qui n'appartient qu'au langage, mais en même temps prise active de la parole sur les choses que les mots représentent dans la signification, articulation d'un discours de science par lequel le monde trouve ses relations propres. Il s'agit, bien sûr, d'un antique débat, mais la question de l'Eucharistie idéologiquement le portait en un point extrême d'incandescence où les deux thèses se fondaient l'une dans l'autre, en exigeant simultanément une très soigneuse analyse rationnelle, grammaticale et logique, et aussi le recours à une position de croyance et de foi. On aperçoit alors, selon quelles justifications, Arnauld et Nicole pouvaient déclarer dans l'Avertissement de la 5e Edition : que « des contestations théologiques... ne sont pasmoins propres, ni moins naturelles à la logique ».

Qu'est-ce donc que la Logique de Port Royal dans la pluralité de ses sens? Un texte de circonstance d'abord, un manuel de logique qui comme tel, exhibe de très fortes intentions pédagogiques. Aussi obéit-il à la manière et au style le plus propre à instruire. Mais en cela, il renvoie comme tout texte de pédagogie, à la forme la plus assurée, la plus certaine d'elle-même, d'une culture, celle par laquelle elle cesse de s'interroger et de se mettre en question, pour se donner à l'apprentissage et à l'inculcation. D'où l'intérêt de ce texte pour une étude de l'idéologie classique,

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d'autant que, dans son contenu même, la Logique met au point dans une clarté égale et sans mystère, une philosophie « moyenne » de la représentation, de l'idée et du jugement, et donne sa charte fondatrice à ce que l'histoire appellera aux xvme et xixe siècles « idéologie ».

Mais parce qu'il cherche à se situer au niveau pratique où les contrariétés spéculatives se dissolvent dans les certitudes de l'enseignement, ce texte sans obscurité provoque les questions, multiplie les interrogations dès le moment où il cesse d'être appris pour être véritablement lu : il commence à produire du sens dans ses écarts avec Aristote, Descartes, Pascal ; le manuel de logique devient livre de morale, de théologie, de rhétorique; les problèmes du siècle le creusent, mais indirectement, et l'on aperçoit quelques-unes des thèses majeures de l'époque mises en questionnement : le cogito doublement menacé par le fantasme du Moi et les puissances de l'inconscient, l'adéquation de l'idée et du mot, par le travail des figures du langage, index de celui de la concupiscence ou de la charité, le contact de la pensée et de l'idée dans la certitude, par la thématique sceptique ou par l'action corrosive de la pensée de l'infini. Il est aisé de mettre un nom sous chacune de ces questions : saint Augustin, Montaigne, Pascal, Saint-Cyran, Hobbes... la Logique de Port-Royal ne serait-elle alors qu'un ouvrage éclectique, dont la cohérence ne résisterait guère à une analyse attentive? Mais il se peut aussi que cette cohérence que l'analyse exige, ne soit elle-même qu'un présupposé, qu'une exigence systématique dont la vérité est seulement idéologique. Alors la Logique de Port-Royal rendrait au philosophe d'aujourd'hui ce service eminent de faire apercevoir plus nettement qu'aucun autre texte de l'époque classique, comment s'organise, dans la dispersion et l'incohérence, le champ d'une culture, comment il se constitue dans l'enchevêtrement de niveaux hétérogènes, dans le glissement à demi perçu d'un plan à un autre plan de discours. La Logique de Port-Royal permettrait enfin de comprendre comment, dans ces tensions et ces déchirements apparemment unifiés dans l'unité elle-même transitoire d'un livre tout entier saisi par la contingence de l'histoire et de l'événement, la question philosophique se pose, continue à se poser, comment ce déplacement de discours, ce transit de sens à travers des textes

ajoutés, repris, travaillés pendant vingt ans, pendant deux siècles, ne sont rien d'autre que la question philosophique elle-même en train de se poser. Il faut dès lors commencer à lire afin de donner la parole à cette question.

Louis MARIN