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GÉRARD DE NERVAL ni (i) « Je vous dédie ce livre, mon cher Maître — confie Nerval à Alexandre Dumas en tête des Filles du Feu — comme j'ai dédié Loreley à Jules Janin. Il y a quelques années, on m'avait cru mort et i l avait écrit ma biographie. Il y a quelques jours, on m'a cru fou et vous avez consacré quelques-unes de vos lignes des plus charmantes à l'épitaphe de mon esprit... » Dumas, dans son article, disait de Nerval : « C'est un esprit charmant et distingué chez lequel, de temps en temps, un certain phénomène se produit qui, par bonheur — nous l'espérons n'est sérieusement inquiétant ni pour lui ni pour ses amis. Tantôt il est le roi d'Orient, Salomon... Il attend la reine de Saba... Un autre jour, il se croit fou et il raconte comment il l'est devenu, avec un si joyeux entrain, en passant par des péri- péties si amusantes que chacun désire le devenir pour suivre ce guide entraînant dans le pays des chimères et des hallucinations... » Loin de protester contre cette allusion, Gérard tente de la justifier. « Il est certains conteurs — insinue-t-il — qui ne peuvent inventer sans s'identifier aux personnages de leur imagination. Vous savez avec quelle conviction notre vieil ami Nodier racontait comment il avait eu le malheur d'être guillotiné à l'époque de la Révolution ; on en devenait tellement persuadé que l'on se deman- dait comment il était parvenu à se faire recoller la tête. » Cela commence bien mais, comme dit le proverbe : « Plus on est de fous, plus on rit », prenons notre parti de rire. L'intéressé lui-même ne manque pas de nous y inviter. Une parfaite gravité bouffonne, toute pétillante de fantaisie, de traits, de mots, de réflexions cocasses, d'observations profondes, originales et (1) Voyez La Revue des 15 Septembre et 1" Octobre.

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GÉRARD DE NERVAL

ni ( i )

« Je vous dédie ce livre, mon cher Maître — confie Nerval à Alexandre Dumas en tête des Filles du Feu — comme j'ai dédié Loreley à Jules Janin. I l y a quelques années, on m'avait cru mort et i l avait écrit ma biographie. I l y a quelques jours, on m'a cru fou et vous avez consacré quelques-unes de vos lignes des plus charmantes à l'épitaphe de mon esprit... »

Dumas, dans son article, disait de Nerval : « C'est un esprit charmant et distingué chez lequel, de temps

en temps, un certain phénomène se produit qui, par bonheur — nous l'espérons — n'est sérieusement inquiétant ni pour lui ni pour ses amis. Tantôt i l est le roi d'Orient, Salomon... I l attend la reine de Saba... U n autre jour, i l se croit fou et i l raconte comment i l l'est devenu, avec un si joyeux entrain, en passant par des péri­péties si amusantes que chacun désire le devenir pour suivre ce guide entraînant dans le pays des chimères et des hallucinations... »

Lo in de protester contre cette allusion, Gérard tente de la justifier.

« I l est certains conteurs — insinue-t-il — qui ne peuvent inventer sans s'identifier aux personnages de leur imagination. Vous savez avec quelle conviction notre vieil ami Nodier racontait comment i l avait eu le malheur d'être guillotiné à l'époque de la Révolution ; on en devenait tellement persuadé que l'on se deman­dait comment i l était parvenu à se faire recoller la tête. »

Cela commence bien mais, comme dit le proverbe : « Plus on est de fous, plus on rit », prenons notre parti de rire. L'intéressé lui-même ne manque pas de nous y inviter. Une parfaite gravité bouffonne, toute pétillante de fantaisie, de traits, de mots, de réflexions cocasses, d'observations profondes, originales et

(1) Voyez La Revue des 15 Septembre et 1" Octobre.

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toujours pertinentes, nous tient en effet sous le charme, pour peu que nous nous y prêtions.

Les Filles du Feu sont faites de pièces et de morceaux, d'ailleurs assez mal assortis, et d'une suite de sonnets composés dans cet état de rêverie supernaturaliste (comme disent les Allemands) dont l'auteur de Sylvie assume d'un air serein la pleine respon­sabilité.

« Ces sonnets — ajoute-t-il dans la préface — ne sont guère plus obscurs que la métaphysique d'Hegel ou les Mémorables de Swedenborg et perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible... Concédez-moi du moins le mérite de l'ex­pression. — L a dernière folie qui me restera probablement sera de me croire poète : à la critique de m'en guérir. »

*

Des cinq nouvelles qui constituent Les Filles du Feu dans l'édi­tion princeps, Sylvie est assurément le chef-d'œuvre mais, procé­dons par ordre, — pour emprunter non pas encore aux fous, mais aux maniaques, une expression qui leur est chère. L a première de ces « filles », Angélique, présente tant de grandeur, d'abnégation, que nous serions inexcusables de ne point lui en tenir compte.

U n vieux bouquin assez curieux que Gérard n'avait pas acheté, à Francfort, car le libraire en demandait un florin et six kreutzers (on prononce cruches) lui était cependant demeuré dans l'esprit. En voici le titre :

Evénement des plus rares ou Histoire du sieur abbé comte de Bucquoy, singulièrement son évasion du fort VEvéque et de la Bastille avec plusieurs ouvrages vers et prose et particulièrement la game des femmes... se vend chez Jean de la France, rue de la Réforme, à l'Espé­rance, à Bonnefoy — 1749. »

Le récit des évasions de l'abbé de Bucquoy était plein d'inté­rêt, mais je me dis — avoue le poète — « Je trouverai ce livre à Paris... ». Or à Paris, Gérard bouleverse toutes les bibliothèques, effectue cent démarches laborieuses, pour tenter de se procurer un exemplaire du volume qu'il recherche. Peine perdue. Je vous passe ses tribulations : elles font l'objet du conte et l'animent d'épisodes plaisants, tragiques et pittoresques, jusqu'au jour, où, compulsant aux Archives Nationales des dossiers relatifs à la

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famille de son aventurier — dont le nom patronymique est Longue-val — i l découvre la touchante aventure d'Angélique.

On a pu croire, assez longtemps, que le manuscrit a quoi fait allusion Gérard dans son récit était une invention. Pas du tout. Fille d'un grand seigneur de Picardie, conseiller du roi Louis X I I I et maréchal de ses armées, Angélique de Longueval a gâché sa vie par amour d'un garçon parfaitement indigne d'elle. U n duc, un très vieux duc à qui sa nièce avait fini par arracher son consen­tement pour épouser un jeune homme sans le moindre quartier de noblesse, m'a dit un jour de cette jeune fille : « L a sotte ! Trois mois de lune de miel et toute une existence de dîners en bout de table !... » Angélique a payé plus cher son malheureux aveugle­ment. Histoire d'amour noble et poignante, on conçoit que Nerval l'ait tirée de l'oubli.

— Et puis... (c'est ainsi que Diderot commençait un conte, me dira-t-on).

— Allez toujours ! — Vous avez imité Diderot lui-même ! — Qui avait imité Stern. — Lequel avait imité Swift. — Qui avait imité Rabelais. — Lequel avait imité Merlin Coccaïe. — Qui avait imité Pétrone. — Lequel avait imité Lucien. Et Lucien en avait imité bien

d'autres... Et puis ?... J'ai retrouvé l'abbé de Bucquoy ! Avec Sylvie, c'est autre chose. Par une transposition, par des

surimpressions savantes, Gérard qui était revenu plusieurs fois dans le Valois pendant les intervalles que lui laissait sa maladie, n'a négligé aucun effet pour en arriver à ses fins.

Pourtant ce séduisant récit a l'air d'une aimable succession, habilement calculée, d'événements authentiques, bien plus même, contrôlables. L a donnée en est simple. U n soir qu'il consultait le cours de la Bourse, Gérard découvre que plusieurs gros paquets de titres étrangers, sur lesquels i l ne comptait plus depuis long­temps, allaient être reconnus, par suite d'un changement de ministère. « Les fonds se trouvaient déjà cotés très haut, je rede­venais riche... » Aussitôt le voilà parti pour Loisy où les archers de Senlis, apprend-il, ce même soir en parcourant les feuilles, doivent rendre le bouquet de la fête précédente. I l a pris le coche, i l roule, encore mal réveillé, à travers des bois et des prairies et dans l'en-

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sommeillement qui s'empare de lui, évoque le souvenir de ses premières amours.

« Pauvre Adrienne ! Elle est morte... au couvent », devait lui révéler Sylvie. Gérard l'ignore encore en essayant de recon­naître, par la vitre de la portière, les villages qu'il traverse, mais à l'image de cette pure jeune fille entrée en religion, i l associe celle de Jenny, la belle actrice des Variétés, et i l soupire : « Tout m'était expliqué par ce souvenir à demi rêvé. Cet amour vague et sans espoir conçu pour une femme de théâtre qui, tous les soirs me prenait à l'heure du spectacle pour ne me quitter qu'à l'heure du sommeil, avait son germe dans le souvenir d'Adrienne, fleur de la nuit éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose et blond glissant sur l'herbe verte à demi baignée de blanches vapeurs. La ressemblance d'une figure oubliée depuis des années se dessinait désormais avec une netteté singulière... »

C'est alors qu'intervient pour l'aider, comme i l dit « à prendre pied sur le réel », la présence de Sylvie.

— A cette heure, songe-t-il, que fait-elle ? Elle dort... Non, elle ne dort pas. C'est aujourd'hui la fête de l'arc, la seule de l'année où l'on danse toute la nuit.

Gérard la rencontre au bal, mais un autre souvenir se lève dans sa mémoire. Othys ! A l'époque de Nerval le Relais de Sylvie, bien sûr, n'existait pas. Et pourtant le pays tout entier restait comme imprégné d'elle dans le cœur du poète.

« L a tante de Sylvie habitait une petite chaumière bâtie en pierres de grès inégales que revêtaient des treillages de houblon et de vigne vierge.

— Bonjour, la tante ! Voici vos enfants ! dit Sylvie ; nous avons faim.

Elle l'embrassa tendrement puis songea enfin à me présenter : « C'est mon amoureux ! »

J'embrassai à mon tour la tante qui dit : — Il est gentil... C'est donc un blond ? — Il a de jolis cheveux fins, dit Sylvie. — Cela ne durera pas, dit la tante, mais vous avez du temps

devant vous et toi qui es brune, cela t'assortit bien. — Il faut le faire déjeuner. « Tandis que la bonne femme nettoyait la poêle après l'avoir

passée au feu, Sylvie dénouait des pendants de sa ceinture une petite clef d'un acier ouvragé qu'elle me fit voir avec triomphe.

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« Je la suivis, montant rapidement l'escalier de bois qui con­duisait à la chambre.

« O jeunesse, ô vieillesse saintes ! Qui donc eût songé à ternir la pureté d'un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs fidèles... Le portrait d'un jeune homme du bon vieux temps souriait avec ses yeux noirs et sa bouche rose dans un ovale au cadre doré, suspendu à la tête du lit rustique. I l portait l'uniforme des gardes-chasse de la maison de Condé. Quelque artiste modeste ' s'était appliqué à le portraire de son mieux ainsi que sa jeune épouse qu'on voyait dans un autre médaillon.

— O bonne tante, m'écriai-je, que vous étiez jolie ! — Et moi donc ? dit Sylvie qui était parvenue à ouvrir un

tiroir. Elle y avait trouvé une grande robe en taffetas flambé qui criait du froissement de ses plis. Et déjà Sylvie avait dégrafé sa robe d'indienne et la laissait tomber à ses pieds. L a robe étoffée de la vieille tante s'ajusta parfaitement sur la taille mince de Sylvie qui me dit de l'agrafer.

« Oh ! ces manches plates, que c'est ridicule ! » dit-elle. Et cependant les sabots garnis de dentelles découvraient admirable­ment ses bras nus, la gorge s'encadrait dans le pur corsage aux tulles jaunis, aux rubans passés qui n'avait serré que bien peu les charmes évanouis de la tante. « Mais finissez-en ! Vous ne savez donc pas agrafer une robe ? » me disait Sylvie. Elle avait l'air de VAccordée de village de Greuze.

« Cependant la tante venait de verser dans un plat le contenu de la poêle : une tranche de lard frit avec des œufs. L a voix de Sylvie me rappela bientôt : « Habillez-vous vite ! dit-elle, et, entièrement vêtue elle-même, elle me montra les habits de noces du garde-chasse réunis sur la commode.

«En un instant, je me transformai en marié de l'autre siècle. Sylvie m'attendait sur l'escalier et nous descendîmes tous deux en nous tenant par la main. La tante poussa un cri en se retournant. « O mes enfants ! » dit-elle et elle se mit à pleurer, puis sourit à travers ses larmes. »

C'est bien un Greuze effectivement dont Nerval a traduit dans ce tableautin l'innocence apprêtée. Cependant, l'intérêt véritable du récit n'a que faire de pareilles grâces : i l réside plutôt dans l'apparition d'Adrienne à Châalis. Et son souvenir est une obsession pour Gérard. « Heureusement, s'écrie-t-il, voici la voi­ture qui s'arrête sur la route du Plessis ; j'échappe au monde des

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rêveries et je n'ai plus qu'un quart d'heure de marche pour gagner ' Loisy par des routes peu frayées... » Mais comment échapper

à cette tendre fascination ? « Tour à tour bleue et rose comme l'astre trompeur d'Aldébaran, c'était Adrienne ou Sylvie — c'étaient les deux moitiés d'un seul amour. L'une était l'idéal sublime, l'autre la douce réalité... Que me font maintenant tes ombrages et tes lacs ? poursuit Gérard. Othys, Montagny, Loisy, pauvres hameaux voisins, Châalis — que l'on restaure — vous n'avez rien gardé de tout ce passé. Quelquefois j'ai besoin de revoir ces lieux de solitude et de rêverie. J'y relève tristement en moi-même les traces fugitives d'une époque où le naturel était affecté. »

N'oublions pas qu'entre Adrienne et Sylvie, i l y a cette actrice Jenny Colon, qu'il appelle Aurélie et pour laquelle i l se consume, mais celle-ci est plus experte que la jeune villageoise à discerner tous ses mobiles. « Vous ne m'aimez pas, finit-elle par riposter.

' Vous attendez que je vous dise : L a comédienne est la même que la religieuse. Vous cherchez un drame et le dénouement vous échappe. Allez, je ne vous crois plus. »

«Cette parole fut un éclair. Les enthousiasmes bizarres que j'avais ressentis si longtemps, les rêves, les pleurs, les désespoirs et les tendresses... Ce n'était donc pas l'amour ! Mais où donc était-il ?

«Aurélie joue le soir à Senlis. Je crus m'apercevoir qu'elle avait un faible pour le régisseur — un jeune premier ridé. Cet homme était d'un caractère excellent et lui avait rendu service.

«Aurélie m'a dit un jour : « Celui que j'aime, le voilà ! » De son côté, Sylvie qu'il importune avec Adrienne, se rend

compte, elle aussi, qu'il ne sera jamais sincère. « L a route était déserte ; j'essayai de parler des choses que

j'avais dans le cœur mais, je ne sais pourquoi, je ne trouvais que des expressions vulgaires ou quelque phrase pompeuse de roman — que Sylvie pouvait avoir lue. Je m'arrêtais alors avec un goût tout classique et elle s'étonnait parfois de ces effusions interrom­pues. Arrivés aux murs de Saint-S, i l fallait prendre garde à notre marche. On traverse des prairies humides où serpentent des ruis­seaux.

— Qu'est devenue la religieuse ? dis-je tout à coup. — A h ! vous êtes terrible avec votre religieuse ! E h ! bien... — E h ! bien ? — Cela a mal tourné. »

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*

I l est beaucoup question d'amour dans l'œuvre de Nerval, mais l'origine de cet amour est pourri dans son germe car Gérard n'a guère aimé qu'une morte qui, d'Adrienne à Aurélie, l'em­pêche de s'adresser ailleurs. Sylvie constitue l'échec de la réalité sur le rêve. Si nous lisons Sylvie avec le souci d'y relever les indices d'une conscience morbide — écrit Pierre Audiat — nous sommes surpris de voir combien l'imagination de Gérard, à cette époque, est déjà gagnée par la maladie.

I l est vrai que l'enchantement du style voile admirablement cette faiblesse. Emporté par les phrases légères et fluides on remarque mal d'abord que Sylvie est un perpétuel recommence­ment, qu'il y a trois plans de souvenirs superposés, mais si peu différenciés, que nous nous apercevons à peine que Gérard passe de l'un à l'autre. I l faut une très grande attention pour discerner l'économie de cet ouvrage. On note cependant que Gérard éprouve une certaine difficulté qui n'est point feinte peut-être à séparer les mortes des vivantes. De plus, la succession chronologique tend à se transformer en succession psychologique ; la notion de temps s'efface ; les formes féminines, les amours diverses se fondent l'une dans l'autre. Ce qui naguère n'était qu'un jeu pour le poète devient une certitude. L'ordre des faits n'est plus fortuit ; i l a quelque chose de fatal. Enfin, rappelons-nous ces deux vers â'Arthémis :

Celle que j'aimais seul m'aime encor tendrement : C'est la mort, ou la morte, ô délice, ô tourment...

Adrienne et Aurélie, qui marquent une date tragique dans la vie de Gérard, prennent le pas sur Sylvie. De secrètes correspon­dances les poussent à s'unir pour ne plus former bientôt qu'une même et inquiétante figure, dans le clair obscur où le poète cherche à tâtons sa route qui le conduit à la folie.

*

U n soir de l'hiver 1841, Nerval qui regagnait son gîte après minuit, remarqua la façade éclairée d'une maison dont machinale-

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ment i l additionna les chiffres du numéro ; ils correspondaient à son âge. En même temps, i l aperçut devant la porte de cette maison une femme qui lui parut ressembler à ses anciennes amours, Jenny Colon.

« C'est sa mort ou la mienne, qui m'est ainsi prédite », songea-t-il aussitôt.

Le lendemain, persuadé qu'il s'agissait bien de sa propre fin, Gérard alla faire mentalement ses adieux à ses meilleurs amis et leur tint des propos si incohérents que l'un d'eux, vers le soir, jugea bon de l'accompagner jusqu'à son domicile.

—> Mais voyons, fit Gérard, je n'ai pas l'intention de rentrer. — Où vas-tu ? Gérard haussa tristement les épaules et répondit comme si

c'était l'évidence même : — Vers l'Orient ! Et i l montra du doigt dans le ciel une étoile qu'il se mit à

suivre en la regardant fixement. L'ami, portant au compte d'une innocente lubie de plus cette

façon de se diriger dans Paris, laissa Gérard aller où son étoile le guiderait. Celui-ci s'éloigna en chantant, puis i l se dépouilla métho­diquement de ses habits et les sema sur son chemin. Une ronde passait. Elle arrêta Gérard, lui posa diverses questions et finale­ment le conduisit, sous bonne garde, à la maison de santé du 6 de la rue de Picpus.

Deux ans plus tard, au début de l'année, Nerval s'embarquait sur le Mentor, à Marseille et faisait route en direction d'Alexandrie. U n érudit égyptologue, M . de Fonfrède, prenait le même bateau : Gérard et lui s'entendaient à merveille et bientôt, après une tra­versée sans histoire, tous deux remontaient le N i l en barque et se trouvaient rendus au Caire où ils logèrent dans un hôtel du Mousky tenu par des Français.

Une longue rue droite et poussiéreuse bordée d'échoppes, de maisons en torchis, sans étage, aux toits plats : la plus grouillante peut-être de toutes ces voies bariolées du Caire où les calèches à deux chevaux qui semblent toujours dessinées par Constantin Guys, les taxis à drapeau vert, les charrettes chargées de femmes voilées comme d'autant de paquets et les vieux autobus vitrés, pareils à des cages d'ascenseur, circulent au milieu d'une foule qui risque à chaque minute de se faire écraser et qui d'ailleurs ne semble y attacher aucune sorte d'importance... Les cochers voci-

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fèrent. Leurs fouets claquent dans le bruit des grelots. Les trompes mugissent. Pieds nus et portant sur la hanche d'énormes jarres à bec de cuivre, des vendeurs de boissons agitent des crécelles, tandis qu'au fond d'étroites boutiques, de gros marchands barbus, coiffés de tarbouchs, fument leur pipe à eau et, lourdement carrés dans des fauteuils dorés, regardent s'écouler au dehors cette multitude de gens, de bêtes, de véhicules, sous les enseignes .décorées de mains de fatmah, de chameaux, d'éléphants, de poissons, de croco­diles et d'inscriptions en lettres arabes.

C'est bien ainsi, que j 'ai vu ce quartier. Et je me suis dit, plus d'une fois, que Nerval avait dû flâner sous ces enseignes. Mais le Khalig, l'ancien canal qui coupait à peu près par moitié le Mousky, n'existe plus : on l'a comblé. Des trams y passent. L'hôtel Domergue où était descendu le poète, près de la poste franque et de la pharmacie Castagnol dans une impasse voisine de l'église de l'Assomption, a été démoli. Je n'ai rien découvert qui le rappelle. En effet jusqu'à 1906 les registres de contrôle n'étaient point exigés par la police égyptienne et les seuls renseignements con­cernant le Voyage en Orient de Gérard se trouvent contenus dans ce livre « adorable — disait Gautier — plein d'amour, d'azur et de lumière » que le poète nous a laissé de son séjour dans le pays.

« Ce qu'il cherchait, a écrit Jean-Louis Carré, c'était les spec­tacles de la rue, les scènes de café ou de bains turcs, les marchés aux esclaves, les fêtes de la circoncision et du mariage, les funé­railles, les exhibitions des psylles, des charmeurs de serpents, des montreurs de singes, les séances de derviches tourneurs, les danses des aimées ou même de leurs équivoques remplaçants : les Khowals... »

E n somme ce que nous cherchons tous. Vous savez quel attrait exerçait alors l'Orient sur les jeunes

imaginations. Chateaubriand, Lamartine, avaient ouvert la voie. On découvrait le monde. Gautier, Dumas nous révélaient l 'Es­pagne, Nerval avait été plusieurs fois en Allemagne, en Autriche, et malgré l'opinion des Anglais qui nous prennent pour le peuple le plus... insulaire du monde, les paisibles abonnés du National, de l'Artiste, de la Revue des Deux Mondes et de la Revue de Paris n'effectuant que de modestes déplacements dans les environs de la capitale, songeaient avec nostalgie à de plus vastes horizons. Les Orientales de Victor Hugo se trouvaient en bonne place dans

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les bibliothèques. L'Egypte qu'il peint est surprenante. Mais ses admirateurs la croyaient ainsi et c'est Gérard, toujours si mesuré, si nuancé, si juste, qui passait à leurs yeux pour fou. I l est vrai qu'il traîne après lui des lits de voyage, un daguerréotype, avec tous les produits indispensables au bon fonctionnement de l'appa­reil, des dictionnaires franco-arabes, des grammaires, plusieurs manuels de conversation et des lunettes bleues garnies contre la poussière. Ne souriez pas. I l avait son idée : la preuve en est dans cette lettre adressée de Constantinople au docteur Labrunie, son père :

« Ce voyage me servira toujours à démontrer aux gens que j'ai été victime, i l y a deux ans, d'un accident bien isolé... j 'ai fait oublier ma maladie ».

Est-il besoin d'autres preuves ? Elles foisonnent dans son récit. U n peintre dont i l a fait la connaissance à l'hôtel Domergue lui a dit : « S'i l vous arrive de rencontrer une femme dont la démarche, la taille, la grâce à draper ses vêtements, dont quelque chose enfin qui se dérange, dont le voile ou dont la coiffure indique la jeunesse ou l'envie de paraître aimable, suivez et si elle vous regarde en face au moment où elle ne se croira pas remarquée de la foule, prenez le chemin de votre maison, elle vous y rejoindra. » Le conseil n'était pas tombé dans l'oreille d'un sourd.

« Pour le coup, i l me semble bien que l'une des deux jeunes dames m'a regardé en face : d'ailleurs leur marche incertaine, les rires qu'elles étouffent en se retournant et en me voyant les suivre, la mantille noire soulevée de temps en temps pour laisser voir un masque blanc, signe d'une classe supérieure, enfin toutes ces allures indécises que prend au bal de l'Opéra un domino qui veut séduire, semblent m'indiquer qu'on n'a pas envers moi des sentiments bien farouches. Le moment paraît donc venu de passer devant et de prendre le chemin de mon logis... mais le moyen de le trouver ! »

Gérard s'embrouille, se perd dans le dédale des ruelles du Caire... qui n'ont pas d'écriteau. Pauvre Gérard ! Pourtant, écrit-il, nous entrons dans une rue que j'ai traversée la veille et que je reconnais surtout à l'odeur charmante que répandent les fleurs jaunes d'un arbousier. Et voici une maison de belle appa­rence décorée d'ornements sculptés dans le plâtre... L'une des dames introduit dans la porte une de ces clefs dont j'ai déjà l'ex­périence. Je m'élance à leur suite dans le couloir sombre, sans balancer, sans réfléchir et me voilà dans une cour vaste et silen-

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cieuse entourée de galeries, dominée par les mille dentelures des moucharabiés.

« Les dames ont disparu. Je me retourne avec l'intention sérieuse de regagner la porte : un esclave abyssin, grand et robuste, est en train de la refermer. Pendant ce temps, un grand bruit se fait dans le fond de la maison, des sais étonnés sortent des écuries, des bonnets rouges se montrent aux terrasses... Et un Turc des plus majestueux s'avance du fond de la galerie principale.

« Dans ces moments-là, le pire est de rester court. Je songe que beaucoup de Musulmans entendent la langue franque laquelle au fond n'est qu'un mélange de toutes sortes de mots des patois méridionaux... C'est la langue des Turcs de Molière. Je ramasse donc tout ce que je puis savoir d'Italien, d'Espagnol, de Provençal et de Grec et je compose avec le tout un discours fort captieux. »

Heureusement pour Gérard, le Turc avait l'air d'un bon diable et sa figure bien nourrie n'annonçait pas la cruauté. « Il cligna de l'œil, avec quelque malice et me dit, tendant vers moi une main potelée, chargée de bagues :

— M o n cher Monsieur, donnez-vous la peine d'entrer ici nous causerons plus commodément. »

Ce n'est là qu'une des aventures dont sa narration fourmille. Vous souvenez-vous du drogman Abdallah qui l'avait — si j'ose dire — attaché à sa personne ? Ils s'étaient rencontrés dans le port d'Alexandrie sur le pont d'un bateau ; le personnage avait accosté le navire avec une barque à ses ordres, ayant un petit Noir pour porter sa longue pipe et un drogman plus jeune pour faire cortège. Une longue tunique blanche couvrait ses habits et faisait ressortir le ton de sa figure où le sang nubien colorait un masque emprunté aux têtes de sphinx.

I l n'y avait pas d'Anglais parmi les passagers. « Notre homme, un peu contrarié, s'attache à moi faute de mieux. Nous débarquons : i l loue quatre ânes pour lui, pour sa suite et pour moi et me con­duit tout droit à l'hôtel d'Angleterre où l'on veut bien me recevoir moyennant soixante piastres par jour ; quant à lui-même i l bornait ses prétentions à la moitié de cette somme sur laquelle i l se chargeait d'entretenir le second drogman et le petit Noir.

« Après avoir promené tout le jour cette escorte imposante, je m'avisai de l'inutilité du second drogman et même du petit garçon. Abdallah (c'est ainsi que s'appelait le personnage) ne vit aucune difficulté à remercier son jeune collègue ; quant au petit Noir i l le

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gardait à ses frais en réduisant d'ailleurs le total de ses propres honoraires à vingt piastres par jour, environ cinq francs. »

Gérard n'est pas riche. II décide donc au Caire de descendre dans un hôtel moins cher que celui d'Alexandrie.

— Pardon, fait alors remarquer Abdallah, je veux bien vous y accompagner, mais je n'y resterai pas.

— Pourquoi ? — Parce que c'est un hôtel qui ne coûte par jour que quarante

piastres ; je ne puis aller là. — Mais j'irai très bien, moi ! — Vous êtes inconnu, moi je suis de la ville, je sers ordinaire­

ment messieurs les Anglais : j'ai mon rang à garder. Toutes les turqueries de Hugo ne sont rien en comparaison

des démêlés de Nerval avec cet Abdallah. E n effet, le poète ayant loué une maison pour y vivre à meilleur compte, vit un jour un cheik entrer chez lui.

«Ce brave homme se laissa tomber sur un divan; on bourra sa pipe et on lui servit du café. Alors i l commença son discours qu'Abdallah me traduisit à mesure :

— Il vient vous rapporter l'argent que vous avez donné pour louer la maison.

— Et pourquoi ? Quelle raison donne-t-il ? — II dit que l'on ne sait pas votre manière de vivre, qu'on ne

connaît pas vos mœurs. — A-t-on observé qu'elles fussent mauvaises ? — Ce n'est pas cela qu'il entend : i l ne sait rien là-dessus. — Alors i l n'en a pas une bonne opinion ? — I l dit qu'il avait pensé que vous habiteriez la maison avec

une femme. — Mais je ne suis pas marié ! — Cela ne le regarde pas, que vous le soyez ou non. Mais i l

dit que vos voisins ont des femmes et qu'ils seront inquiets si vous n'en avez pas. D'ailleurs c'est l'usage ici.

— Que veut-il que je fasse ? — Que vous quittiez la maison ou que vous choisissiez une

femme pour y demeurer avec vous. » Voilà Gérard perplexe, on le serait à moins ; une femme ou

vider les lieux. A u diable cette histoire ! S ' i l avait pu prévoir de telles coutumes, peut-être aurait-il trouvé moins de charme à ces vers des Orientales qu'il s'était maintes fois récités à Paris :

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Oh ! laissez-moi, c'est l'heure où l'horizon qui tumc Cache un front inégal sous un cercle de brume. L'heure où l'astre géant rougit et disparaît ; Le grand bois .jaunissant dore seul la colline, On dirait qu'en ces jours où l'automne décline, Le soleil et la pluie ont rouillé la forêt.

Oh ! qui fera surgir soudain, qui fera naître là-bas — tandis que seul je rêve à la fenêtre Et que l'ombre s'amasse au fond du corridor — Quelque ville mauresque, éclatante, inouïe Qui, comme la fusée en gerbe épanouie, Déchire le brouillard avec ses flèches d'or !

Qu'elle vienne inspirer, ranimer, 6 génies, Mes chansons, comme un ciel d'automne rembrunies, Et jeter dans mes yeux son magique reflet Et longtemps, s'éteignant en rumeurs étouffées. Avec les mille tours de ses palais de fées, Brumeuse, denteler l'horizon violet !

I l était dans cette ville ardemment convoitée. I l y était même, par sa faute, et les minarets, les coupoles des mosquées n'avaient plus de secret pour lui. Mais une femme ! ...Allait-il se marier ? Quatre solutions s'offraient. U n juif Yousef les lui expose :

L a première est d'épouser une fille cophte devant le Turc. — Qu'est-ce que le Turc ? — C'est un brave santon à qui vous donnez quelque argent,

qui dit une prière, vous assiste devant le cadi et remplit les fonc­tions d'un prêtre. Ces hommes-là sont des saints dans lé pays. Ils ne s'inquiètent pas de votre religion si vous ne songez pas à la leur, mais ce mariage-là n'est pas celui des filles très honnêtes.

— Bon, passons au suivant. — Celui-là est un mariage sérieux. Vous êtes chrétien, et les

cophtes le sont aussi : i l y a des prêtres cophtes qui vous marieront, quoique schismatique, sous la condition de consigner un douaire à la femme pour le cas où vous divorceriez plus tard.

— C'est très raisonnable, mais quel est le douaire ? — Oh ! cela dépend des conventions. Il faut toujours donner

au moins deux cents piastres. — Cinquante francs ! M a foi je me marie : ce n'est pas cher. — I l y a encore une autre sorte de mariage pour les personnes

très... scrupuleuses : ce sont les bonnes familles. Vous êtes marié devant le prêtre cophte, i l vous marie selon son rite et ensuite vous ne pouvez plus divorcer...

— Mais quelle est la quatrième sorte de mariage ?

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— Celle-là, je ne vous conseille pas d'y penser. On vous marie deux fois : à l'église cophte et au couvent des Franciscains.

— C'est un mariage mixte ? — U n mariage très solide ; si vous partez i l vous faut emmener

la femme ; elle peut vous suivre partout et vous mettre les enfants sur les bras.

— Alors, c'est fini, on est marié sans rémission ? • — Il y a bien des moyens encore de glisser des nullités dans

l'acte... mais... Gérard n'insiste pas. Après s'être pourtant fait présenter une

bonne vingtaine de filles à marier, i l trouve plus convenable d'ache­ter une esclave avec laquelle d'ailleurs toute conversation s'avère pratiquement impossible. Grâce à cette créature, i l s'installe dans sa maison et les contrariétés domestiques commencent car ainsi qu'il est amené à le constater, en Egypte, le fellah seul travaille. On ménage les forces de l'esclave qui coûte cher. Cependant, ajoute-t-il, i l y a quelque chose de très séduisant dans une femme d'un pays lointain et singulier (celle-ci était javanaise) qui parle une langue inconnue, dont le costume et les habitudes frappent déjà par l'étrangeté seule et qui enfin n'a rien de ces vulgarités de détail que l'habitude nous révèle chez les femmes de notre patrie.

Tout l'ouvrage est de cette verve et nous rassure pleinement sur l'état de santé de l'auteur. Gérard demeure près de quatre mois au Caire où son amour de la couleur locale l'avait fait s'affubler du macklach, manteau patriarcal qui peut indifféremment se por­ter sur les épaules ou se draper sur la tête sans cesser d'envelopper tout le corps, à cet inconvénient près d'avoir les jambes nues et d'être coiffé comme un sphinx, puis i l s'était offert une vaste culotte de coton bleu, un gilet rouge garni d'une broderie d'argent et deux bonnets qu'il portait l'un sur l'autre. On lui avait taillé la barbe et rasé le crâne en lui laissant sur le sommet une touffe de cheveux comme le Coran l'exige. Car le Turc, note-t-il, prévoit toujours le cas où l'on pourrait lui trancher la tête et, comme alors i l est d'usage de la montrer au peuple, i l ne veut pas qu'elle soit soulevée par le nez ou par la bouche, ce qui serait très ignominieux...

Dans ce galant appareil, Gérard fréquente les théâtres, les cafés, les mosquées : i l admire les derviches tourneurs, les aimées, visite les Pyramides et se livre complaisamment à toutes les ren­contres de la rue. Une noce aux flambeaux Péblouit, son drogman

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Abdallah le gruge. De sa terrasse i l assiste au lever du soleil, i l fait ensuite la connaissance de M . Jean, débris glorieux de notre armée d'Egypte, établi cafetier après avoir été l'un des trente-trois Français qui prirent du service dans les mamelouks après la retraite de l'expédition.

Tout i'amuse, tout l'intéresse, les êtres et les choses. I l va voir les Khowals qu'il prend pour de jeunes femmes, rend visite au consul de France, se mêle dans la foule au retour de la Caravane de la Mecque, qu'il décrit magistralement, se rend aux bains, s'occupe des soins du ménage, en un mot se familiarise avec une bonne grâce, une fantaisie exquise, avec les mœurs et les coutumes d'une ville où le harem du vice-roi l'enchante et finalement, car tout à une fin, i l quitte le Caire à bord d'une cange sur laquelle prennent place ses lits de voyage, ses dictionnaires, son daguerréo­type, ses ustensiles de cuisine et sa Javanaise, l'esclave qu'il n'a pas eu le cœur de revendre.

« Je quitte avec regret cette vieille cité du Caire où j'ai retrouvé les dernières traces du génie arabe et qui n'a pas menti aux idées que je m'étais formées d'après les récits et les traditions de l'Orient. Je l'avais vue tant de fois dans les rêves de la jeunesse, qu'il me sem­blait que j'imprimais les pieds dans la trace de mes pas anciens ; j'allais, je me disais : En détournant ce mur, en passant cette porte, je verrai telle chose... et la chose était là. »

F R A N C I S C A R C O .

(A suivre)