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La femme orientale dans deux récits de yoya~
de Nerval et de Flaubert
par
Léna DER KALOUSTIAN
Mémoire de maîtrise soumis à la
Faculté des études supérieures et de la recherche
en vue de l'obtention du diplôme de
Maîtrise ès Lettres
Département de langue et littérature françaises
Université McGill
Montréal, Québec
Juillet 1993
® Lénn Der Knloustian
•
•
RÉSUM~
Au X IX(;') siècle, le voyage en Orient est à la fois une source
d'information et une quête personnelle. Cette rencontre avec un monde
nouveau est a8sociée à la révélat.ion d'un univers féminin différent. La
représentation de la femme orientale dans Le voya~e en Orient de Nerval et
~..ll.Q.1&s de yQya~e en Orient de Flaubert, est la mise en texte d'une
expérience vécue. Cette transposition obéit à des lois internes et à des
contraintes culturelles et personnelles que ce mémoire tente de déchiffrer et
de décomposer.
Il est divisé en trois parties. La première partie est consacrée à
J'intention didactique du récit de voyage qui, pour satisfaire aux exigences
descriptives de cohérence et d'intelligibilité, fragmente et catégorise la femme
orient.ale selon une perception limitée aux apparences. La description est en
même temps soumise aux schémas conventionnels établis par des siècles
d'études orientalistes.
La seconde partie intitulée l'organisation narrative du récit de
voyage montre que les épisodes féminins constituent des unités narratives
quasi autonomes qui réflètent le rythme du voyage, alors que sa dimension
autobiographique est un facteur d'unité.
Ii~nfin, dans une dernière partie, nous abordons la représentation
de la femme orientale en fonction d'une interprétation globale de
l'Orient. Elle est alors à la fois influencée par les attitudes et les idées de la
collectivité de l'époque et par l'univers poétique spécifique de chaque auteur
voyageur.
•
•
ABSTRACT
The portrayal of the middle eastern woman in LI;' voyacc l'Il Qril'nt. of
Nerval and Les notes de voya~e en Orient. of Flaubert jg tIlt' w,"it,Ü'1l
representation of a personal experience. The transposi tion of observntiom; to
literary images is subject to cultural and personal constrall1t.s that. the
pre3ent thesis aims at deciphering and analysing.
We have entitled Informational intent t.he first Ht'cllOTl of our
research, in which we have discovered that intelligiblc descript.ions tend to
the fragmentation and the eategorization of the middle CHst,('rn womull. 'l'his
approach has led us to find that the authors' perceptions arp oncn limitl'd to
appearances. Moreover, our literary analysis have confirmed t.hat, the
representations follow the laws and patterns established by cpnturies of
oriental studies.
The second section, entitled The narrative organization shows that
the episodes where women are involved have been organized into quasi
autonomous narrative entities reflecting the rythm of the travel. On thp
other hand, the autobiographical expression serves as a uni(ymg clement.
In the last sE!ction, The woman as part of a global interpretation
of the Middle East, we have realized that her represcntations are
influeneed by the attitudes and cultural context of the time as wel1 as the
specifie poetie world of the authors .
•
TABLE DES MATIÈRES
•
•
•
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE: L'INTENTION DIDACTIQUE
CHAPITRE 1 L'INTENTION INFORMATIVE
A L'observation et l'art de vovalfer
1) Un faisceau de "choses vues"
2) Le caractère secret de l'univers féminin oriental
1\
1
14
15
17
3) La perception extérieure de l'auteur-voyageur 18
B Désir de voir et "pouvoir voir' 18
1) L'aspect temporel et spatial tH
2) Rôle du hasard 22
3) Le déguisement 23
4) ''Le porte-regard" 24
C Imentaire et classement 25
D Valeur de l'jnformation 2H
CHAPITRE II LES TECHNIQUES DESCRIP'frVES 30 • ,fJ
A L'orpnisatjoQ de l'informatioQ 32
1) Le choix des niveaux de perception 32
2) Fragmentation du visible et exhaustivité 33
•
•
3) Plans et cadrages
B Le déchiffra" de l'ipformation
1) Les corrélations directes et causales
III
36
38
39
2) Les corrélations implicites ou caractérielles 40
3) Le visible, le dévoilé, le surpris 41
C Extériorité de la représentation et théâtraUsation 42
D Fonction didactique et fOnctiOn d'empbase 44
CHAPITRE III LA CONFORMITÉ CONVENTIONNELLE
A Relations intertextuelles et vraisemblance
B Le genre du récit de voyage
1) Les manifestations du savoir
2) La surdétermination
C L'hégémonie de l'orientalisme
D Une esthétique de la répétition
E La conformité à l'opiniOn commune
1) L'exotisme féminin
2) La fantaisie sexuelle
F Valeur de l'iptertexte
DEUXIÈME PARTIE: L'ORGANISATION NARRATIVE
CHAPITRE 1: LA DIMENSION AUTOBIOGRAPHIQUE
A Valeur référentielle du rIE.
B Le témoin
48
48
49
50
52
53
54
55
56
57
58
60
61
62
63
•
•
IV
1) Le cadre événementiel
2) Le narrateur distant du texte
C L'expérience personnelle HS
1) Le narrateur-acteur 71
D FonctiQn textuelle du couple JE et ELLE 7:1
CHAPITRE II: LES RENCONTRES FÉMININES ET LES CONTRAINTES NARRATIVES DU RÉCl'r DIl~ VOYAGg 7H
A Les contraintes narratives de l'itinéraire
B Le schéma de la ''Rencontre''
C Valeur dramatique du couple JE 1 ELLE
D 1& double registre de représentation
E La composition mélodjque
TROISIÈME PARTIE LA REPRÉSENTATION DE LA FEMME
ORIENTALE ET LE SENS DU RÉCIT DE VOYAGE
CHAPITRE 1: L'IDÉOLOGIE ORIENTALISTE ET LA FEMME ORIENTALE
SO
81
85
87
91
94
A Le djscoun sur l'Orient et le discours sur la femme 94
B La dichotomie Orient 1 Occidept 95
C L'Orient opposé à l'Occident 96
D L'Orient complémentaire de l'Occidept 98
1) L'Orient miroir du passé 99
2) L'Orient, une compensation pour l'Occident 101
•
•
E L'usage de l'autre
1) Appropriation culturelle et domination
2) Immobilisation et marginalisation
CHAPITRE II LA REPRÉSENTATION DE LA FEMME ORIENTALE ET LA QUETE PERSONNELLE DE NERVAL ET DE FLAUBERT
v
103
104
106
109
A L'enjeu personDel du Voyage en Orient de Nerval 109
1) Rôle de la femme orientale
2) Le schéma d'une initiation
3) L'usage du matériau oriental
B La quête esthétique de Flaubert
1) L'harmonie des choses disparates
2) L'immobilisme oriental
C Persistance du thème de la femme orientale
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
111
113
115
116
116
119
120
124
134
•
INTRODUCTION"
•
•
•
2
Malgré les vicissitudes historiques, les relations entre l'Europe et
l'Orient ont toujours été maintenues. Mais c'est surtout à partir de la
Henaissance et des premières Capitulations de 1535 que les liens entre la
France et le Proche-Orient se sont resserrés. Et lorsque le marquis de
Villeneuve, ambassadeur de France auprès du Sultan, renouvelle les
Capitulations en 1740,1 le profil du voyageur en Orient a déjà évolué. Aux
voyageurs médiévaux, essentiellement des moines et des chevaliers, se sont
joints les march:..:.nds, les diplomates et les explorateurs. Cette multiplication
des contacts permet une meilleure connaissance de l'Orient puisque les
rapports des diplomates, les récits de voyage des missionnaires et des
marchands constituent déjà une précieuse source d'information.
Mais peu à peu, la France va disposer d'un savoir systématique et
institutionnalisé sur l'Orient. Systématique, parce que l'Orient devient un
corpus d'études organis~es en fonction de disciplines scientifiques telles que
l'ethnologie, la philosophie, l'histoire. Institutionnalisé, car cet orientalisme
naissant crée ses propres organismes, comme l'École des Langues Orientales
de Paris en 1795, ou la Société Asiatique de Paris en 1822. Si l'orientalisme
reste généralement associé à une certaine tradition universitaire, il a été
aussi encouragé par les exigences politiques et commerciales dans la mesure
:Jù le savO.r concernant l'Orient représente un instrument de pouvoir et
•
•
d'expansion. Colbert protégeait les voyageurs et les aidait à publier l('ur~
relations de voyage. Il suffit de citer Thévenot, Tavernier ct Chardin. 1)('
même Bonaparte, lors de son expédition d'Egypte, s'est entouré d'érudits qui
ont publié collectivement une monumentale Description de 1'''~~ypt~.2 À
cause de ces motivations d'ordre politique ou scientifique, et parce 'lm'
l'Orient reste un sujet de réflexion géré par des professionn('ls spécialiHé:-;,
l'intention didactique du récit de voyage va prédominer jusqu'au début du
XIXe siècle. Elle trouve son apogée chez Volney qui voulait en faire une
annexe de l'histoire.
Il faudra attendre Chateaubriand pour que des raisons personnelles
de voyage soient invoquées: "J'allais chercher des images, voilà tout",a écrira
t-il à propos de son voyage en Orient, inaugurant ainsi une nouvelle lignée de
voyageurs pour qui le voyage, au-delà de son aspect informatif, est vécu
comme une expérience personnelle, la réalisation d'un projet profondément
senti et pressant.
En effet, tout voyage implique une possibilité de renaissance et de
liberté retrouvée; il répond ainsi à une nécessité vitale de fuir hors de soi ct
de s'étaler dans l'espace. Dans une lettre à Louise Colet, datée du 13 août
1846, Flaubert écrit: "Je porte en moi la mélancolie des races barbares avec
ses instincts de migration et ses dégoûts innés de vie qui leur faisait quitter
leur pays comme pour se quitter eux-mêmes."4 Il s'agit donc d'un besoin de
s'arracher à la vie routinière et de chercher un remède à un état chronique de •
mélancolie. Cette même attitude est à l'origine du départ de Nerval qui
espère revenir différent, "autre", pour faire face à la vic et au monde qui
•
•
4
l'entoure. "Il fallait sortir de là par une grande entreprise qui ... me donnât
aux yeux des gens une physionomie nouvelle",5 écrit-il à son père, car il
considérait précisément son voyage comme une sorte de convalescence:
"Lequel vaut mieux, de garder près de lui son fils, ou de le savoir bien
portant. gagnant des forces et satisfait au moins d'un désir accompli ?"6
De plus, la destinati~n du voyage correspond aux obsessions et aux
exigences personnelles des voyageurs dont les aspirations, les structures
morales et esthétiques ont besoin de l'Orient. Ainsi d'autres raisons que
celles de sa santé ont poussé Nerval au voyage. Lors d'un séjour en Autriche,
il rencontre une Abyssine assise sur le siège avant de la calèche d'un prince:
"Je ne sais si le regard éclatant de l'Abyssine ne fut pas encore pour moi un
des coups d'oeil vainqueurs de la trompeuse Loreley, depuis ce jour je ne fais
que rêver à l'Orient."7 Nerval est sans doute parti sur les traces de sa
mythologie personnelle, à la recherche d'un nouvel ordre esthétique et
spirituel. D'ailleurs, au début du Voya~e en Orient, dans le chapitre intitulé
"Les Amours de Vienne", Nerval se compare au Capitaine Cook: " ... Il rêvait
des îles inconnues ct parfumées et finissait par aborder un soir dans ces
retraites du pur amour et de l'éternelle beauté."B Quant à Flaubert, il a
l'intime conviction que sa véritable patrie est l'Orient. "Je crois que j'ai été
transplanté par les vents dans un pays de boue, et que je suis né ailleurs, car
j'ai toujours eu comme des souvenirs ou des instincts de mers bleues",9 dit-il.
I~n 1842, Flaubert précise ses projets dans une lettre à Ernest Chevalier:
"Mais nom de Dieu, est-ce que je ne marcherai avec mes pieds sur le sable de
•
•
5
Syrie? ... "10 Le désir de l'Orient s'exprime ainsi chez Nerval comme chez
Flaubert par des images de vie idéale.
Dans cette perspective plus personnelle du voyage, la définition mf>tllC'
de la nature et des limites de l'espace oriental devient ambiguë. Pour ICH
grands écrivains romantiques, l'Orient est un lieu d'inspiration ct. dt'
méditation: "L'Orient, soit comme une image, soit comme une pensée est
devenu ... une sorte de préoccupation générale",ll écrit Victor Hugo dans la
préface des Orientales. Et lorsque Goethe, dans «Le Diyan occidental
orientaI.) exhorte au voyage, il évoque moins une réalité géObJ"faphique qu'un
horizon poétique: "Le Nord, l'Ouest, le Sud volent en éclats. Les trônes st'
brisent, les empires tremblent. Sauve-toi. Va dans le pur Orient respirer
l'air des patriarches."12
De la même façon, le voyageur réel définit l'Orient selon ses
connaissances ou ses rêves. Il s'y réÎert. toujours comme à une unité
géographique et culturelle. Or, il s'agit en fait d'un territoire immense qui
commence à l'est de la France et s'étend aux confins de l'Asie. 11 a dCH
capacités presque infinies de subdivisions et il abrite une multitude de
peuples et d'ethnies. Mais lorsque Hachette publie en 1861 le Guide Joanne,
il n'inclut dans sa définition de l'Orient que les pays de souveraineté
ottomane, y compris la Grèce. C'est ce qui explique les limites de J'itinéraire
traditionnel des voyageurs du XI Xe siècle; itinéraire inventé par
Chateaubriand, puis repris avec quelques variantes par beaucoup d'autres,
dont Nerval et Flaubert. Il comprend l'Egypte, la Syrie, la Palestine,
Constantinople et la Grèce.
•
•
6
On pourrait s'interroger sur les raisons qui fixent le voyage au XIXe
siède dans cet espace Levantin, autour du Mare Nostrum. Dans La poétiQue
de )'espace,13 Gaston Bachelard montre qu'un espace physique peut acquérir
un sens émotionnel ou rationnel par les expériences et les sentiments qui y
sont associés. Le Proche-Orient méditerranéen, par son passé hellénique et
biblique, est chargé de signification pour l'Européen qui part retrouver ses
origines culturelles et religieuses. C'est le retour à la "terre rnatemelle",14
selon l'expression même de Nerval. D'un autre côté, l'Orient islamique
suscite suffisamment l'attrait du mystérieux et procure le plaisir de l'inédit.
Cette combinaison du familier et de l'inconnu, séduisante et sécuritaire en
même temps, crée une pratique du voyage qui empêche de sortir des sentiers
battus et qui, par son caractère rituel, ressemble fort à une initiation.
Espace géographique ou espace mythique, l'Orient reste toujours
distinct de l'Occident; une ligne de démarcation qui correspond autant à une
réalité géographique qu'à une tradition de pensée, sépare ces deux entités
opposées. Cette division permet aux voyageurs de désigner l'espace européen
et français comme "le nôtre" et le territoire au-delà comme "le leur",
établissant du même coup une différenciation entre "nous" et les "autres".
C'est donc à partir d'un cadre de références personnelles que va s'amorcer la
connaissance des autres. Déjà Hérodote avait ouvert la voie en posant un
regard grec sur le monde non grec.
Lors de cette découverte "des autres", l'intérêt des voyageurs pour la
femme est primordial puisqu'elle est une composante essentielle de tout
espace social nouveau. Ainsi les attitudes d'un Bougainville débarquant à
,.., ,
• Tahiti et celles de Nerval et Flaubert sont similaires dans leur l'fTort de suü.i r
et de comprendre la place et le rôle de la femme au sein de son milieu ct pat·
rapport aux critères occidentaux. Mais indépendamment de cette curiosité
sociologique et sur le plan plus personnel, quelle peut Hre la signification dt'
la féminité orientale pour les voyageurs?
Si à l'origine de tout départ se trouve le rapport insatisfaction/d0si r,
- désir de l'autre ou désir d'une vie nouvelle - la femme oril'ntale devil'l1t.
parfois l'incarnation de ce double désir. D'une part, la découvel·te d'un
univers féminin différent reste associée à la promesse d'une spxualité
différente. Or, les fantasmes engendrJs par la traduction des Mille et. url(,'
ll.lÙ.t.§.15 de Galland ont contribué a entretenir l'image d'un univl'rs fémini Il
oriental fait de sensualité et de volupté, et où la sexualité serait. moins
réprimée. Dans une lettre de mars 1842, Flaubert exprime ainsi son rêve de
la femme orientale: "Dans ces pays-là, les étoiles sont quatre fois comme les
nôtres, le soleil y brûle, les femmes s'y tordent et bondissent dans les baisers,
sous les étreintes."16 D'autre part, l'idée persistante de la femme assumant Il'
premier trait d'union entre sa race et les étrangers laisse espérer l'mitiation il
un nouvel art de vivre. Cette notion de mélange des races domine le voyag('
de Nerval. "Il faut que je m'unisse à quelque fille ingénue de ce sol sacré qui
est notre première patrie à tous, que je me retrempe à ces sources vivantes de
l'humanité d'où ont découlé la poésie et les croyances de nOR pères." 17 Plutôt
qu'une révélation, Nerval souhaite un retour à des valeurs perdues.
Mais le voyage en Orient, une fois réalisé, pourquoi faudrait-il le
représenter, le mettre en texte? D'après Michel Butor, les voyageurs qui
•
•
•
8
laissent des traces de leur passage sur les sites visités manifestent déjà le
bef;oin d'enrq.,ristrer leur voyage. "À la marque directe on peut préférer une
marque plus respectueuse, plus décisive, par objets représentatifs, le livre
étant un exemple émment ")1-{ Une étroite parenté existe ainsi entre les livres
et le voyage; les hvres prOJetés et écrits pendant ou après les voyages, ou les
livres lus en vue du voyage. Nerval ne cachait pas qu'il partait pour trouver
matière à article. ",J'31 voyagé pour trouver des sUJets de feuilletons", écrit-il
il Htadler en décembre 1840YJ Il méditait aussi un beau livre d'images en
faveur ch, qUOl il aVaIt aclll'té un daguerréotype. "J'ai placé avantageusement
mon voyage d'li~gypte qui fera un volume avec gravures, et j'ai acquis des
matériaux pour au mOIns deux ans."20 Pour Fla~lbert, le voyage était déjà
éel"iture puisqu'il tente de r6chger un journal quotidien auquel il renonce pour
se contpnter dp notes rapides qu'il utilisera après son retour. 21 Quant aux
ledures qu'ils ont faites, des études précises révèlent les sources
docuTnpnt.aires de chacun. 22 D'ailleurs, Flaubert lui-même affirme à
Emmanucl Vasse, dans une lettre datée du 15 septembre 1846, avoir lu le
Coran, comme il ),(\T11cJ'cie Louise Colet en janvier 1847 de lui avoir envoyé
son V () lr1l'y. ~:l
Le f~lit. d'aSSOCIer le voyage à la lecture et à l'écriture confere aux
t.ext.es éCJ'lb une autorité accrue. En effet, lorsque les ouvrages scientifiques
ou littérmres sc réfèrent constamment les uns aux autres, ils créent un savoir
ct. une expertise qui l'l\mplaccnt souvent l'obsei·vation. Claude Pichois
congtate il PI'OPOg de Nerval: "Il voit moins qu'il ne lit. Souvent il ne voit que
gl'ùcc aux livres. Parfois. il nous fait voir ce qu'il n'a pas vu sans
•
•
qu'apparaisse la différence entre ce qu'il a lu et cc qu'il a réellement vu."2.\
En même temps, ces renvois au déjà lu ou au déjà narré incitent. il une pri~l'
de position par rapport au matériau oriental ~mr lequel l'auteur g'apPl.il' ou
dont il s'écarte. Nerval et Flaubert ont tous deux emprunté sans v<.'rgogne ù
William Lane dont le livre sur les égyptiens était paru <.'n IH:Hi25. Par contn'.
Nerval a voulu se distinguer de Lamartine et de Chateaubriand. Seloll
Claude Pichois, "il négligera Athènes et Jérusalem magnifié<.\s par Sl'~
illustres prédécesseurs."26
Enfin, si le livre est le principal moyen par lequel le voyageur marque
le lieu de son passage, "il lui est loisible en travaillant sur le livre d<.'
travailler considérablement sur cette marque."27 AutrenlC'nt dit, l'éCl;t.Urt'
permet de vivre ou de revivre le voyage tout en le façonnant selon dPH unit(is
d'information sélectionnées, organisées et hiérarchisées, l11<llS aussi selon la
signification globale du récit de voyage qui exige une unité formelle pt
structurelle. Aussi la double finalité du voyage en Orient au XIXl' SIècle sp
retrouve au niveau du récit qui oscille constamment entre ces deux pôles.
tantôt le moi de l'auteur reste subordonné au souci didactiquc, tantôt il cst
dominant et médiatise tout ce que le texte dit sur l'Orient.
La question qui se pose pour nous est de savoir comment la
représentation de la femme orientale s'intègre à ce système codé où la réalité
sociale orientale et les aspirations des auteurs-voyageurs prennent fèJrm('
ensemble. D'un côté, le caractère référentiel de la représentation multiplie
les détails et modifie les points de vue adoptés, de façon à traduire la
complexité de l'univers féminin oriental, et d'un autre côté l'espace textuel
•
•
10
ks détails et modifie les points de vue adoptés, de façon à traduire la
complexité de l'univers féminin oriental, et d'un autre côté l'espace textuel
agit en tant que principe organisateur et contraignant. Toutefois, il faudrait
ajouter que ces ('{,,; ·traintes textuelles ne sont pas nécessairement inhibitrices
mais productives dans la mesure où l'auteur, dans sa tentative de
reconstruction et de ré appropriation de l'univers féminin oriental, crée sa
propre pratique de représentation dont l'organisation et les lois internes sont
déchiffrables.
Il s'agit donc pour nous de délimiter, dans les deux récits de Nerval et
de J·'laubert, les unités de texte évoquant les figures féminines et de les
comparer entre elles pour montrer comment l'intention informative justifie
les nécessités descriptives de cohérence et d'intelligibilité, ainsi que la
conformité à un savoir spécialisé. Dans un deuxième temps, il faudra mettre
à jour le réseau de contraintes et de conventions imposé par la dimension
autobiographique et les structures narratives du récit de voyage. Enfin, en
plaçant la représentation de la femme orientale dans la perspective d'une
signification globale du récit de voyage, nous pourrons déterminer l'influence
des attitudes et des idées de la collectivité de l'époque ainsi que celle de
l'univers poétique de chaque auteur .
------------------------------------------- ---- ----
•
•
11
NOTES
1 Le Larousse du XXe siècle donne la définition suivante des Capitulation::;: « Traités qui garantissent aux sujets des nations chrét.iennes qui ré::;idl'Iü temporairement ou d'une manière permanente dans les pays dit.s ho .. ::; chrétienté, le droit d'être sOl'..straits à l'action des autorités locales l't dl' relever de leurs autorités nationales représentées par leurs commIs.»
2-. Au retour de l'expéditior. d'Égypte, Bonaparte exigea de::; savants qui l'avaient accompagné, la préparation d'un ouvrage collectif int.itulé: Description de l'E~te ou Recueil des observations ct des rechrrch('s (lui ont été faites en E"ypte pendant l'expédition de l'armée l'rançahH.' et publié par les ordres de Sa Majesté l'Empereur Napoléon le Grand, Imprimerie Impériale, Faris, 1809-1828, 23 vol ..
3 Chateaubriand, François-René de, ~vrçs rOIllHn('sqU('S et Voyuli!cs, ,T. II, Gallimard, Paris, 1969, p. 702.
4 Flaubert, Gustave, Correspondances, dans Oeuvres, '1'.1., Bibliothèque de la Pléiade, cd. Gallimard, Paris, 1973, p. 300.
5 Carré, J. M., Yoya~eurs et écrivains français en 1~"YDte, Imprimerie de l'Institut d'archéologie orientale, Le Caire, 1932, p. 8.
6 Nerval, Gérard de, Correspondances, dans Oeuvres, Bibliothèque dt' la Pléiade, ed. Gallimard, Paris, 1952, p. 856.
7. Carré, J. M., op. cit., p. 6.
8 Nerval, Gérard de, Voya2e en Orient dans Oeuvres complètes. 'l'. Il, Bibliothèque de la Pléiade, ed. Gallimard, Paris, 1981, p. 201.
9. Flaubert, Gustave, Correspondances, T. J, op. cit., p. 76.
10. Thid., T. I, p. 99.
11 Hugo, Victor, Les Orientales. T. J, ed. Pierre Albouy, Ga11imard, Paris, 1964, p. 580.
12. Goethe, Wolfgang, Westostlicher Diwan, 1819. Traduction française: J& Divan occidental-oriental, Aubier Montaigne, Paris. Tiré du poème "Hé'" 54 gue, p. .
•
•
12
13 Bachelard, Gaston, La poétique de l'espace, P.U.F., Paris, 1957.
14. Nerval, Gérard de, YQya~e en Orient, op. cit., p. 515.
15. La première traduction - expurgée - de Galland, publiée en 1704, s'empara de l'imagination du public. Et bien que les contes soient marqués d'une forte spiritualité, les thèmes de sexualité, d'amour et de violence furent retenùs.
16 Flaubert, Gustave, CQrrespondances, 'f'. l, op. cit., p. 99.
17. Nerval, Gérard de, Yoya~e en Orient, op. cit., p. 506.
18 Butor, Michel, "Le voyage et l'écriture", dans Romantisme, 4,1972, p. 4 à 19.
lB. Nerval, Gérard de, Correspondances, op. cit., p. 835.
20. lhld., p. 894.
21. Biasi, Pierre-Marc de, dans l"'lntroduction" au Voya~e en Égypte, Grasset, Paris, 1991, p.78 explique que Flaubert rédige le chapitre intitulé "La Cange" durant le voyage, et le reste après son retour à Croisset.
22. Les sources documentaires de Nerval sont citées par Claude Pichois dans la "Notice" au Yoya~e en Orient, QP. cit. p.1378 à 1380, et celles de I:laubert, par Pienc-Marc de Biasi dans l"'lntroduction" au Voyage en EgYDte, op. cit. p.46 ..
2:3. Flaubert, Gustave, Correspondances, T. l, op. cit., p. 835.
24. Pichois, Claude, op. cit., p. 1379.
25 Lane, E.W., An accQunt Qf the manners and customs of modern I~~gyptians, 2 vol., Londres, 1836 (ré-édition Londres, J. M. Dent, 1936, éd. avec introduction de Musi Saad el Din, 1963).
26 Pichois, Claude, op. cit., p. 1377.
27 Butor, Michel, 9~., p. 4 à 19 .
•
•
PREMIÈRE PARTIE
L'INTENTION DIDACTIQUE
•
•
CHAPITRE l
L'INTENTION INFORMATIVE
14
L'art de voyager implique, au même titre que tous les arts et métiers,
un apprentissage et une attitude d'esprit spécifique. Bien regarder et bien
voir pour comprendre les contrées et les civilisations nouvelles, puis les
expliquer à ses compatriotes. Dans cette perspective, le voyageur se trouve
investi d'une responsabilité cognitive et didactique, et il doit faire appel à ses
compétenres d'observateur et de descripteur. Car l'intention informative du
récit de voyage repose sur une activité de transformation qui consiste à
passer des structul'es du monde réel aux structures textuelles grâce à
l'observation et à la description qui sont les opérateurs solidaires de cette
transposition.
A L'observation et l'art de voyager.
En effet, pendant le voyage, l'observation est une forme de
connaissance directe et immédiate, elle est donnée par les voyageurs comme
]\~qlliva]ent du regard de l'enfant qui découvre le monde: ",J'ouvre les yeux
sur tout, naïvement et simplement"l, écrit déjà Flaubert lors d'un séjour à
Gênes. Dans un deuxième temps, l'observation permet, comme dans les
Selences de la nature, d'organiser le visible en savoir. Elle guide la
description vers une synthèse objective et écrite de la réalité perçue. Par
•
•
t f,
conséquent, plus le récit de voyage :'-;C' rl'ft>l'l' Ù une rpalit6 ll1in\ltll'II~l'll\l'llt
observée, plus sa valeur informatiVl' dl'vil'nt crédibll' l't plll~ Ji ~l' th'fin t
comme un texte scientifiquC' par oppo~it IOn au rOllwn, Il l'st \'ral qUl' dan~ ln
tradition grecque l'historien l'st bien "cl'1ui qui voit l't <111i racontt' Ù partir d ·
son regard,"~ Sans aller jusqu'à prétendre, comnw VoJ.H''y, f' .. in' OI'\lVI'l'
d'historien, Nerval exploIte quand mê>me cette distinction l'ntt'(' vPl'itL' pt,
fiction pour mieux se situer en marge de la litt.ératurC' l't. par cpt art.ifil'l'.
garantir l'authenticité de son témoignage ct. dl' Hl'~ mf'ornwt JOns,
L'humble vérite n'a pa!:. Il'~ n\~,>ourcl'f-, IIllIlII'Il"I''' <II'''
combinmsons dramatH\lWf-, ou IOll1alH'~qlll'~ ,JI' n'('1I1'11I1' lIll '1
un des évenrmcnt'> qUI n'ont de' llwntp qU(' par h'lll' !.impli(·it{·
mêmp, Il vaut Ilneu" Cl' Ill!' <'l'mhl(', dlr(' naïv('llwut (,OIllIlH'
les anClünh nnvIg:ltf'UI'<', ü·) JOUI' 11011" n'avon" VlI l'Il lIH'r qll'lIl1
morceau de hOls qUI OO\.l'lIt a l'aV('lltllll', 1,1') aU!II' 1111 g(l('):llld
aux m!C',> gri!:.cs:3
Il est significatif que les mêmes termes de !lai veté et dl' si mpl iCI 1,(. SP
retrouvent chez Nerval et. chez Flaubert pour caractériser une approdll' qui
se veut informative et objective,
1) Un faisceau de "choses vues".
Cette "soif de voir" des voyages, concerne autant les monument.s ('1, I(·s
sites historiques que les milieux humains, Nerval "S't'st surtc)1lt at.l.ach(· li
nous montrer l'Egypte vivantc"4, remarque son élmi Edmond TpXH'r FlaulH'rt
aussi révèle souvent l'ennui que 1 U1 inspi re les temple~ (~g'yptJ(~n~;1 alors qu'il
•
•
16
se passionne pour les détails de la vie quotidienne et ce qu'il appelle les
observations morales: "Mon genre d'observation est surtout morale; je
n'aurais jamais soupçonné ce côté au voyage: le côté psychologique, rumain,
comique y est abondant."6 Aussi, un des aspects du récit de voyag~ sera de
rcconstituer le système social oriental et en particulier l'univers féminin
oriental à partir d'un faisceau de "choses vues." Or, toute chose vue suppose
un regardant, et les difficultés sont considérables pour qui veut se mêler à la
vie civile et relibrieuse de la population sans être musulman. C'est que
l'Européen est avant tout un étranger, pour les hommes comme pour les
femmes. "Quelle fatalité d'avoir un frengui dans ce quartier!"7, s'exclame le
logeur de Nerval. Si l'étranger inspire presque toujours de la curiosité,
comme à ces femmes de la plaine de la Békaa au Liban qui s'arrêtent et
regardent "avec avidité et étrangeté"8 le passage de Flaubert et de ses
compagnons, il peut aussi sUb.::iter des craintes variées. Lorsque Flaubert
l'cncontre en Haute Egypte l'almée Kutchouk Hanem, celle-ci refuse de
garder des étrangers sous son toit. "Elle ne se souciait pas trop que nous
restions chez elle de peur des voleurs qui viennent lorsqu'ils savent qu'il y a
des étrangers."9 Dans le pire des cas, l'Européen est le giaour, l'infidèle
méprisé, qu'il vaut mieux éviter. Sur le bateau qui l'emmène vers la Syrie,
Nerval fait face à l'hostilité des matelots qui lui dénient le droit de garder une
esclave musulmane. Ils disent "que j'avais tort, étant croyante, de rester avec
un infidèle"lo, lui explique l'esclave et, à la première occasion, elle-même ne
manque pas d'user de l'insulte.ll
•
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17
2) Le caractère secret de l'univers féminin oriental.
En plus de cette méfiance générale à l'égard des étrangers, le
voyageur se heurte plus particulièrement au caractère secret et prot(\gé dl'
l'univers féminin oriental. Il constate que la femme orientc'lle ('st maintC'nue
à l'écart du monde, physiquement et socialement. Elle vit dans dl'::;
appartements spéciaux, "Il faut qu'on sache aussi que chaque maison était
divisée en deux parties tout à fait séparées, l'une consacrée aux hommes l'I,
l'autre aux femmes"12, raconte Nerval. De plus, des grillages de hois placé::;
aux fenêtres, les moucharabiyés, jouent le rôle de barrières entre elle ct I('s
autres. Quand elle sort, les habits et les voiles cachent son corps et son
visage, la privant ainsi de toute existence individualisée. "II faut avouer que
le habbara noir ... fait de toute femme un paquet sans forme"1:I, constate
Nerval. Même la vie sociale de la femme se limite à la fréquentation des
autres femmes et des hommes dont le lien de parenté est étroit. Ceux-ci sont
d'ailleurs les gardiens vigilants de ces habitudes sociales: le VOy~lgcur turc,
sur le même bateau que Nerval, laisse ses femmes et ses esclaves il l'arncre,
dans une sorte de parc fermé par des bal ustrades afin de les soustrai re au
"contact dangereux des Francs"14. Cette protection est moins stricte sur lGfl
vaisseaux qui ne transportent que des passagers levantins, admet Ncrval.l!i
La femme elle·même est tellement habituée à cette vie recluse qu'elle réagit
violemment à toute intrusion masculine, rédIe ou supposée, qui viole son
intimité. Nerval rapporte avec amusement les plaintes de la khanoum, sa
voisine, une veuve de cinquante ans. "De ce côté, me dit Abdallah, est le
•
•
18
jardin :l'une khan oum (darne principale d'une maison) qui s'est plainte de ce
que vous avez regardé chez elle". Nerval niant avoir regardé, Abdallah
répond: ":E;lIe vous a vu, elle, cela suffit."16
3) La perception extérieure de l'auteur-voyageur.
Le voyageur européen assume ainsi une double différence, celle de son
statut d'étranger et cel1e de son sexe: il sc trouve toujours à distance de la
femme orientale. Sans COITlpter que l'obstacle de la langue est infranchissable
ct que la communication, lorsqu'elle a lieu, passe par un interprète. Nerval a
recours à Madame Bonhomme pour converser avec l'esclave Zeynab et
[i')auhert commente avec ironie une situation peu propice à l'échange intime:
"Faire l'amour par interprète!"17, s'exclame-t-il, révélant ainsi la présence
incongrue de son drogman Joseph. Par conséquent, l'observation et la
description de la femme orientale ne peuvent se faire le plus souvent que
selon une perception extérieure limitée aux apparences et au comportement.
ComnH' l' expliq ue Fla u bort à Louise Colet, c'est une connaIssance
essentiellement sensorielle: "Je formulais seulement de la façon la plus
courte l'indispensable, c'est cl dire les sensations, non le rêve."18
B Désir de voir et "pouyoir voir",
Cependant, cette fonction de voir réc1all1e des justifications. Pour
Philippe Hamon, le voir d'un personnage "suppose un pouvoir voir [et] un
vouloir voir de ce personnage",19 destinés à assurer la vraisemblance des
•
•
19
représentations. À cause même de la tradition orientale du secret, Icl:'
circonstances de l'observation des femlTIes doivent être explicitées. Pourquoi
et comm.ent la femme orientale a·t-elle pu être approchée?
Le désir de voir est tributaire d'un trait caractériel comme le désir de
s'instruire et la curiosité qui sont à l'origine même du départ. Ceg
motivations initiales, qui se spécifient en des nuances particulièreg, sont.
toutes dérivées de l'attrait qu'exerce l'exotisme oriental sur les voyageurs du
XIXe siècle, qu'il s'agisse d'un exotisme culturel, esthétique ou d'un désir
d'aventure. Mais tout autant que par l'objet de l'observation, le Msir de voir
est stÏInulé par la possibilité d'une transgression, malgré les risques qU'l'lie
comporte, de l'interdit qui entoure les femmes. "Qui oserait pénétrer dans ceH
forteresses du pouvoir marital et paternel, ou plutôt qui n'aurait la tentation
de l'oser?"20, se demande Nerval. Paradoxalement, le "vouloir voir" devient,lc
corollaire de l'impossibilité ou de la difficulté de voi r: autant par simple
voyeurisme que pour surprendre ce qui est habituellement hors de la vue des
voyageurs.
1) L'aspect temporel et spatial.
Toujours est-il que l'envie de voir reste elle-même dépendante des
conditions d'une bonne vision dont les éléments cssentiels sont les
circonstances temporelles et spatiales. Pour Nerval et Flaubert, l(l "pouvoir
voir" se confond avec l'éloge de la lenteur et de la patienl.!c. "Pourquoi passer
si vite?"21, se demande Nerval lorsqu'il déambule dans les rues du Caire
faisant allusion aux Européens frivoles "qui abandonnent Le Caire après huit
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20
jours."22 De même, Flaubert écrit à sa mère: "Nous voyageons lentement, ne
nous fatiguant pas, regardant avec de longues contemplations ce qui nous
passe sous le nez."23 Cette disponibilité temporelle concerne autant la durée
du séjour que celle du regard. Si Nerval décide de rester plus longtemps au
Caire, les opportunités de rencontres vont se multiplier. Et les longues
contemplations de Flaubert lui laissent le temps de mobiliser toutes les
ressources de l'oeil pour mieux voir ou, du moins, voir différemment des
autres. "Il y a en tout de l'inexploré"24, affirme-t-il.
L'aspect temporel du "pouvoir voir" n'est pas seulement défini par la
durée, mais à l'autre extrême, par l'instantanéité d'un moment privilégié,
comme lorsqu'une femme soulève un coin de voile ou révèle un détaïl
physique plus personnel. "Vous rencontrerez une femme dont la démarche,
dont la tai11e, dont la grâce, dont quelque chose qui se dérange dans le voile
ou dans la coiffure indique la jeunesse ou l'envie de paraître aimable."25 Ici,
c'est bien le caractère furtif de l'observation qui lui confère sa valeur. Cette
thématique justificatrice des circonstances temporelles de l'observation outre
qu'elle explicite les conditions d'un "pouvoir voir", introduit aussi, sur le plan
textuel, les pauses et les arrêts correspondant au temps de la description et
de la transmission de l'information. Selon Philippe Hamon, ces fractions de
secondes ou ces minutes "chiffrent à la fois une pause dans l'énoncé, un temps
de l'aventure, Inais aussi rythment et mesurent métaphoriquement un temps
de lecture."26
L'observation doit aussi être envisagée dans ses rapports avec
l'espace. Les déplacements et les visites, inhérents à l'essence même du
•
•
21
voyage, diversifient les lieux de l'observation et déclenchent dl's possihili t.~8
nouvelles, Une précision géographique minutieuse n'ste la lTleil1cul'l' P"l'llV('
de la réalité d'une rencontre, Décl;vant une toute jeune proHtitu~l', ~'lallbel't
semble communiquer son adresse: "Dans la rue qui contil1l~l' Il' bazar ('n
suivant tout droit pour aller à Birr-Amber, passé l'épicil'r grec,"27 Mais
surtout les traits de spatialité définissent deux modes difTér('nts du "pouvoir
, " VOIr.
Un «pouvoir voir» qui fige le regardant à son poste d'obsprvation et
délimite un champ visuel précis, souvent un espace clos. Flaubert, enr('rm~
dans une chambre et assis dans un fauteuil, assiste à la dansl' dp \'alm~('
Kutchouk Hanem.28 Dans la salle du théâtre du Caire, Nerval a le loisir ck
contempler les coiffures et les toilettes des femmes débarrassées de leur voilt-.
L'observation s'achève lorsque le voyageur quitte les lieux ou lon;que la
femme sort du champ visuel: "À la sortie du théâtre, tout.es ces femmes Hi
richement parées avaient revêtu l'uniforme habbarah de tafTctas noir, couvert
leurs traits de borghot blanc et remontaient sur des ânes ,. "2!1 Divers
éléments de l'espace pratique de la vie des femmes, comme les baIeons, h's
jardins, les fenêtres avec leur grillage de bois, favorisent ce cadrage du champ
visuel en un plan fixe qui découpe une aire précise d'observation. "Les
femmes montaient dans la maison où elles quittaient leurs voiles ct J'on
n'apercevait plus que la forme vague, les couleurs et le rayonnement de leun;
costumes et de leurs bijoux à travers le treillis de bois tourné.":10
Dans d'autres cas, l'observation est dynamisée par le regard ambulant.
du voyageur qui, au fur et à mesure de sa promenade, SaIsit la réalité de Hon
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•
22
entourage en un enchaînement de tableaux animés. Ainsi Nerval errant dans
le dédale des rues du Caire observe les femmes dans "les bazars, les rues et
les jardins ... marchant seules à l'aventure, ou deux ensemble, ou
accompagnées d'un enfant."31 De même, Flaubert visitant ce qu'il appelle "le
quartier des garces" juxtapose une série de portraits de femmes "assises
devant leur porte sur des nattes ou debout."32 Le "pouvoir voir" réside alors
dans la mobilité d~l regardant qui découvre un espace ou un milieu neuf à
exp1orer.
2) Rôle du hasard.
Indépendamment des facteurs spatio-temporels, le fait même qu'il y
ait une rencontre avec les femmes nécessite une justification. Le hasard est
alors le plus souvent invoqué; le voyageur, grâce à un concours heureux de
circonstances, se trouve au bon endroit, au bon moment. Parce qu'il s'était
couché de bonne heure, Nerval a pu voir passer le cortège de la mariée sous
ses fenêtres. 33 Flaubert introduit plus directement le hasard avec des
notations circonstancielles. "Un jour nous rencontrons derrière l'hôtel
Orient une noce qui passe"34 ou "nous tombons tout à coup dans le quartier
des garces."35 Mais il arrive aussi que les rencontres soient arrangées par
des intermédiaires de toutes sortes qui constituent en Orient une classe
sociale à part, gravitant autour des voyageurs. Le drogman Abdallah de
Nerval, l'interprète Joseph de Flaubert, ainsi que le Juif Youssef ou Madame
Carlès appartiennent à cette catégorie de personnages-truchements qui
facilitent ou initient les rencontres. Nerval commence ses visites aux "filles à
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•
marier" grâce au Juif Youssef dont "les connaissances sur 1('8 quest.ions dl's
mariages"36 étaient très grandes. Abdallah lui sert de guide au marché dl'S
esclaves et Madame Carlès lui présente Salèma. Plus pl·osHlquellll'nt,
Flaubert visite les almées et les courtisanes de la Hautl' Ji~gyptl, avec l'aidl' dl'
Joseph qui est d'abord envoyé en éclaireur. "Il r('ntrc de la ville; il a été voir
une fille qui tiept des ... (avec le geste d'une citrouille) et qui sont comm(' ~~a ...
(en frappant sur la table où j'écris)" ,37 raconte Flaubert qui décide d'y alll'I"
après avoir écouté cette description.
3) Le déguisement.
L'accès à la femme orientale peut devenir difficile au point que le
recours au subterfuge du déguisement s'impose. Déjà expérimenté par de
nombreux voyageurs dont William Lane, le port du costume oripnlé.ll est un
moyen prudent de pénétrer au sein de la société musulmane.
"Heureusement, j'avais acheté un de ces manteaux de poil de chameau
nommés machlah qui couvrent un homme des épaules aux pieds; av('c ma
barbe déjà longue et un mouchoir tordu autour de la tête, le déguisement
était complet"38, écrit Nerval qui se transforme en personnage orienlul pour
se mêler à un cortège nuptial. Il est vrai que le déguisement rédUIt
provisoirement les différences et facilite l'intégration dans l'environnement.
social oriental. Mais surtout, le déguisement procure une griserie qui ouvre
la voie à toutes les audaces. Car changer de vêtement c'est un peu
changer de peau, renoncer à soi, devenir autre. D'où la satisfaction de Nerval
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24
d'avoir assisté à la noce et surtout "d'avoir figuré comme un véritable
habitant du Caire et [s]'être assez bien comporté à cette cérémonie."39
4) ''Le porte-regard".
Enfin, dans le cas où l'observation est tout à fait impossible, le
voyageur sera contraint d'exploiter le "pouvoir voir" d'un tiers, généralement
un personnage qui, par son statut ou sa compétence, est en mesure de rendre
compte de ses propres observations. Celui-ci joue alors le rôle de ce que
Philippe Hamon appelle le "porte-regard ou le porte-parole" du voyageur.
Nerval ne pouvait raisonnablement justifier une entrée, même clandestine,
dans un harem. Profitant de l'absence du vice-roi, il entreprend alors la visite
de son palais et des appartements des femmes en compagnie d'un cheikh
musulman. Grâce à un jeu de questions et de réponses, le cheikh révèle les
habitudes de la vie domestique du harem et rend visible ce qu'aucun
Européen ne pouvait voir. "Nous parcourions, causant ainsi, les sentiers
pavés de cailloux ovales .... Je voyais en idée les blanches cadines se
disperser dans les allées, traîner leurs babouches sur le pavé de mosaïque et
s'assembler dans les cabinets de verdure où de grands ifs se découpaient en
balustres et en arcades ... "40 "Pouvoir voir" et faire voir sont assumés ici
indirectemf.mt à travers les explication du cheikh musulman .
•
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25
C Inyentaire et classement.
L'observation établit donc le lien avec le monde et garantit la vérité de
l'information. Au niveau textuel elle prend cn chargc l'introduction et la
clôture des unités évoquant les rencontres féminines puisqu'clle explicite le
lieu, le moment et les circonstances de ces rencontres. Mais est-cc que
l'observation présente une simple copie du réel? Est-ce qu'elle transcrit., selon
les expressions de Nerval et de Flaubert, "naïvement ct simplement" un
répertoire des femmes vues? Ou est-ce que l'observation choisit et contrôIl'
une typologie féminine suffisamment significative et pertinente au niveau de
l'information? Autrement dit, est-ce que l'inventaire des figures féminines est
associé à une forme de classement?
Dans la perspective d'un inventaire de toutes les rencontres
féminines, la liste déclinée ne serait réglementée par aucun ordonnancement.
si ce n'est l'axe chronologique du déroulement du voyage. Chaque figure
féminine constituerait dans son entité une unité informative autonome. Mais
en réalité, dans la richesse confuse de l'univers féminin oriental qui s'offre ù
la représentation, le regard du voyageur est plutôt attiré par certains détails
porteurs d'un sens précis et sûr. Flaubert écrit à propos d'un groupe de
femmes: "Elles ont des vêtements bleu ciel, jaune vif, rose rouge; tout cela
tranche sur la couleur des peaux."41 Il ne retient ici de l'apparence de ces
femmes que les détails producteurs de deux informations distinctes: la
couleur des vêtements et la variété raciale. Comme Flaubert l'explique lui-
•
•
26
même, en Orient, "le détail vous saisit, il vous empoigne, il vous pince et, plus
il vous occupe, moins vous saisissez l'ensemble. Puis, peu à peu, cela
s'harmonise et se place soi-même avec toutes les exigences de la
perspective."42 De même, Nerval combine dans son ouvrage ce que Pichois
appelle les deux formes des "impressions de voyage [et du] roman-voyage", 43
la première privilégiant plutôt les détails de scènes prises sur le vif.
Par conséquent, pour satisfaire à son projet informatif, l'auteur
voyageur va tâcher d'accumuler un ensemble raisonnablement saturé de
détails producteurs d'informations sur la femme orientale. Ces détails
ordonnés selon un certain nombre de variables vont constituer un système où
viennent s'insérer les femmes qui illustrent le mieux telle ou telle de ces
nécessités informatives. D'ailleurs Nerval et Flaubert posent presque la
même grille, construisent le même réseau de renseignements en incorporant
par exemple des scènes de noces, de danses des almées, de marchés
d'esclaves, de rencontres à la fontaine. Tous deux citent les mesures d'exil
des danseuses du Caire prises par Abbas Pacha et l'épisode de la femme
européenne convertie par son mariage à l'Islam.
D Valeur de l'informatiop.
On devine bien quelle est la finalité profonde de ce mode d'inventaire
ct de classement qui fragmente la femme en des unités significatives variées.
Outre qu'il évite les répétitions qu'aurait entraîné une énumération
purement chronologique, il a le mérite de concentrer le sens, de l'épurer de
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27
façon à faire passer l'information du banal à l'original. En effet., ce qui
compte dans ce système est l'information différente, le détail supplémentaire
que peut apporter chaque femme par rapport au fond bunal de leurs
caractéristiques communes. La valeur de l'information n'est pas tant sa
fréquence que le sens nouveau et donc plus fort qu'elle acquiert ainsi.
D'où l'insistance des auteurs voyageurs sur le caractère rare ou
exceptionnel de certaines de leurs observations. 11 est vrai que cc côtü
inattendu des récits de voyage cor:-espond aux attenLc,;:i des lecteurs. Le
voyageur, en transmettant ses découvertes, se pose en observateur aver·ti qui
diffuse un savoir appris lors du voyage. Et le lecteur qui voyage assis dans
son fauteuil se trouve dans la situation de l'élève qui souhaite recevoir un
savoir nouveau ou, tout au moins, des détails qu'il identifierait comme
nouveaux ou différents de son propre mode de vie. Or l'Orient a perdu son
originalité première bien avant les visites de Nerval ct de Flaubert. ".Je n'ai
pas entrepris de peindre Constantinople; ses palais, ses mosquées, ses bains
et ses rivages ont été tant de fois décrits; j'ai voulu seulement donner l'idée
d'une promenade à travers ses rues et ses p~aces à l'époque des principales
fêtes"44, précise Nerval qui prépare ainsi un nouvel horizon d'aUente pour le
lecteur. Au lieu de l'inédit, il va lui présenter un éclairage différent, une
dimension nouvelle ou un détail insolite, cet "inexploré" dont parle J·'lauberl.
Au marché des esclaves, Nerval, ému par les plaintes ct les pleurs d'une
femme, est détrompé pur son drogman qui lui explique, à sa grande surprise,
que le chagrin ~xprime la crainte de perdre un maître ou de ne pas en
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28
trouver. "J'étais encore tout rempli des préjugés de l'Europe et je n'apprenais
pas ces détails sans quelque surprise"45, dit-il.
Cette approche de l'univers féminin oriental qui part du détail, de
1'unité informative, pour représenter l'ensemble, renforce la valeur didactique
de l'information; mais eHe est peut-être aussi un moyen de maîtriser la
réalité multiple et plurielle de l'Orient. Diviser, fragmenter et disperser ses
composantes permet de saisir et de dominer séparément chacun de ses
aspects. Edward Said considère cette difficulté à absorber l'Orient dans sa
globalité comme "une difficult.é épistémologique"46 que l'Occident a tâché de
résoudre par la science de l'orientalisme qui, elle-même, se sous-spécialise
pour pouvoir étudier un Orient fragmenté et classifié selon des disciplines
variées telles que la géographie, l'histoire, la linguistique, l'anthropologie, la
numismatique .
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NOTES
1. Flaubert, Gustave, COl'resJ)ondanç('g 'l'. l, Bihiiothl'qlll' dt' la Pkmdl" Gallimard, Paris, 1973, p. 225 à 22(j. Cl'st nous qui ::;otdignon::;.
2. Foucault, Michel, Les mots ('t, les ChOSl'S, Caillmard, Pari::; l~)(l(;. p. 1,1~.
3 Nerval, Gérard de, Voyage cn Ot·il'tlt. op. cil .. p 4:3!l (C·t.'st. nous qUI soulignons).
4. Pichois, Claude, dans la "NotIel''' au Voya~p {'Il 01 Il'U1. D12L..!.'!.L. p. t:n7.
5 Flaubert, Gustavc, Voyagl' (ln l·~gyptl'. {;ra:-;~l'I. Pans. 1 ~)~) 1 A \;, P:ll~(' 327, Flaubcrt éent: "Rônl'xion: I('s ü'mplps PgVptll'IlS 1I1't·Ill!lt·t('1I1 profondément"
6. Flaubert, Gustave, COl'respondancl's, T. 1. op. Clt., Il 70,1.
7. Nerval, Gérard de, Voyage en Oripnl, op. t.:it., p. :311.
8 Flaubert, Gustave, Not,('s de voyage en Oripnl, dans OPlIVI'('S COJllpJ(:tl,,\S, Seuil, Paris, 1964, T. TI, p. 625.
9. Flaubert, Gustave, Voyage ('11 Egyp{,e, op. cit. , p. ~H(j.
10. Nerval, Gérard de, Voyag(' en Ot;l'l1t, op. dL, p. 440.
11. Ibid .. p. 441.
12. 1..J;;lliL p. 372.
13. Ibid .. p. 289.
14. Ibid .. p. 566.
15. Ibid .. p. 566.
16. Ibid .. p. :310.
17. Flaubert, Gustave, Voyage en I·~gyptc. op. ciL p. 1~)H.
18. Flaubert, Gustave, Correspondanceti, T. I, op. cit.. p. 19H .
•
•
30
19 Hamon, Philippe, Introduction à l'analyse du descriptif, Hachette, Paris, 1981, p. ] 86.
20 Nerval, Gérard de, Voya~e en Orient. op. cit.. p. 472.
21. l.1:illL... p. 260.
22 .I..b.U;L p. 260.
23 Flaubert, Gustave, Correspondances, T. l, op. cit.. p. 598.
24. Flaubert, Gustave, "Lettre à Maupassant", citée par René Dumesnil dans Gustave Flaubert. l'homme et l'oeuvre, p. 418.
25 Nerval, Gérard de, Voyage (ln Orient. op. cit.. p. 285.
26 Hamon, Philippe, op. cit., p. 191.
27 Flaubert, Gustave, Voyage en Egypte, op. cit.. p. 271.
28 Ibid., p. 2R3.
2B Nerval, Gérard de, Voyage en Orient, op. cit.. p. 328.
:w Ibid., p. 265.
:n. Ihid., p. 2fiO.
:12 Flaubert, Gustave, Voyage en Egypte, op. cit., p. 271.
3:t Nerval, Gérard de, Voyage en Ql;ent, op. cit., p. 263.
31. Flauhert, Gustave, Voyage en Egypte, op. ciL p. 194. (C'est nous qui soulignons.)
an . .!!llil., p. 270. (C'est nous qui soulignons.)
:J6. Nerval, Gérard de, Voyage en Orient, op. cit.. p.293.
:17 Flaubert, Gustave, Voyage en Egypte, op. cit.. p. 263.
as. Nerval, Gérard de, Voyage en Orient, op. cit.. p. 360.
:19 lhld., p. :361.
4 {). llllilo p. :37 0 .
41 Flaubc'l't, Gustave, Voyage en Egypte, op. cit.. p. 271.
•
•
42. Flaubert, Gustave, Correspondances. T. I, op. cit" p. 5():3.
43. Pichois, Claude, dans la "Notice" au Voyage en Orirnt. op. ciL, p. 13H 1.
44. Nerval, Gérard de, Voya~e en Orient, op. cit.. p. 788.
45. Ibid., p. 316.
46. Said, Edward, L'Orientalisme. l'Orient créé par l'Occidf.'nt. Seuil, Pm·jR, 1980, p. 217 .
•
•
CHAPITRE II
LES TECHNIQUES DESCRIPI'IVES
A L'oruanisation de l'information,
Comment se présentent, dans ces deux récits de voyage, les relations
spécifiques de l'observation et de la description? Selon quel processus la
description transcrit-elle l'information fournie par l'observation? Autrement
dit, et pour poser le problème dans une perspective beaucoup plus large,
comment un objet réel peut-il être converti en langage? D'après Michel
Foucault, "la structure, en limitant et filtrant le visible, lui permet de se
transcrire dans le langage."l La participation d'une volonté sélective au
service de l'observation permet donc la délimitation des unités informatives.
La description ne se veut plus alors une simple compilation de notations
hétéroclites, mais au contraire un instrument d'ordre et de structuration.
Pour représenter la femme orientale, elle va solliciter divers systèmes de
catégorisation et d'organisation en vue d'augmenter la cohérence et
l'intelligibilité de l'information transmise.
1) Le choix des niveaux de perception.
L'observation, au lieu d'appréhender le réel dans la totalité et la
simultanéité de ses différents niveaux de perception, s'arrête à un niveau
•
•
choisi, celui justement où l'intelligibilité du message il transmettre Cf~t. la
meilleure. Le coup d'oeil de l'auteur-voyageur traduit alors une dl;cisioll qu'il
impose au niveau de l'écriture. Lorsque Flaubert. écrit: "Deux HutreH
femmes: la première, à ne:r. fort, droit, accroupie à gauche - la dl'llxil'Il11'.
petite, noire, assez jolie de profil ... "2, il révèle un choix qu'il fixe dans la
description de quelques traits précis avec leurs prédicat.s: au lll'Z (fort. ct.
droit), à la position (accroupie) pour la première femme; ù la couleur (1101n-).
à la taille (petite) et au profil (joli) en ce qui concerne la deUX1ènll'. La
cohérence descriptive s'acquiert ainsi par une réduction des possil)1lit.~:;;
infinies offertes par le champ visuel au profit de la force informative.
2) Fragmentation du visible et exhaustivité.
Lorsque l'observation se fragmente et sc focalise sur les détails, "1('
référent à décrire est considéré comme une surface, comme un espace
rationalisé-rationalisable, articulé, découpé, segment.é, grillé" /1 expliqu('
Philippe Hamon. La femme orientale est ainsi soumise il une décomposit.ion
des différents aspects de son apparence. Cette décomposlt.101l pst.
nécessairement suivie d'une mise en série de ses diflërents éléments pour
servir la linéarité du langage. D'où ce que Hamon appel1e "un effet de Iist.e".<1
Flaubert présentf! ainsi KU\chouk Hanem, l'almée rencont.rée en Haute
Egypte:
Kutchouk Hanem est une grande et splendide créature -
plus blanche qu'une Arabe - elle est de Dama,> - sa pC'au,
surtout son corps, est un peu cafetée-quand elle s'asseoil cIe
côté, elle a des bourrelets de bronze sur les flancs-ses yeux sont
noirs et démesurés, ses sourcils noirs, ses nannes fendues,
•
•
larges épaules solides, sems abondants, pomme- elle portait un
tarbouch large, garni au sommet d'un disque bombé en or au
milieu duquel étaIt une pierre verte imitant l'émeraude- le
gland bleu de son tarbouch était étalé en éventail, descendait
et lui caressait les épaules- devant le bord du tarbouch, posé
sur les cheveux et allant d'une oreille à l'autre, elle avait une
petite branche de fleurs blanches, factices.5
34
Flaubert évoque les charmes physiques de Kvf:.houk Ranem dans
l'ordre traditionnel du "blason" qui va du visage vers le corps. Cette mise en
place stimule une tendance à l'exhaustivité, un désir d'épuiser l'information
par un balayage aussi systématique que possible du champ visuel.
Cependant, ici deux "listes" sont convoquées dans un agencement combiné:
une liste des attributs physiques (les yeux, le sourcil, les narines, les épaules,
les seins) et une liste des composantes de la toilette (le tarbouch, le gland, les
bandeaux, les bijoux). Ces deux listes correspondent justement aux deux
variables principaks qui vont définir la femme orientale. D'abord le
phénotype racial qui commande la description des traits physiques et qui est
le critère de référence privilégié des voyageurs. C'est pour cette raison que
Flaubert, dérogeant une seule fois à l'ordre du blason, révèle en premier la
couleur de la peau et l'origine damascène de la jeune femme (une couleur de
peau à mi-chemin du noir exotiqüe et de la blancheur, conforme aux canons
de la beauté européenne). Puis, le costume des femmes avec les sous-
variables que sont la coiffure et les bijoux servent d'axes directeurs aux
portraits de la plupart des femmes .
•
•
Selon ce même procédé Nerval fait le portrait de 1'L'::;clavL' :l.l\ynab.
mais cette fois "le dépli de la liste" comporte deux étapl'::;. Lors de la prL'mil'l'l'
rencontre au marché des esclaves, les niveaux dl\ perception auxqul'Is s'arl'l'(e
le regard de Nerval; "J'oeil en amande, la pallpiè>re obhqlll', ll's clH'Vl\llX
d'acajou et la carnation jaune"6 sont les unités Rignificat.Jvcs dL' la l'a ct'
javanaise et les facteurs qui motivent son choix. Dans la gl'il1p dt's variablt's
définissant la femme orientale, seule la case "origine racIHle" l'st l'pmplip.
Mais plus tard, Nerval va poursuivre le portrait physique de Zpynah ('Il
reprenant l'ordre traditionnel du blason, seulement dans Ull(' optHllH'
inversée. Au lieu de louer les charmes de la femme, il va la d6mystifier (In
pointant les défauts.
Seulement je vis avec peine que cette pauvre fille avait sous
le bandeau rouge qui ceignait son front Ulle plllcP brülf>f'
grande comme un écu de six livres il partir dps prl'IllIPrS
cheveux. On voyait sur sa pOltrme une autre brûlure cl(' mi'm('
forme, et sur ces deux marques un tatouage qUI rpprr"l'lltalt
une sorte de soleil. Le menton étUlt aussi Latouf' {'n fer dp
lance, et la narine gauche percée de manière il recevOIr un
anneau. Quant aux cheveux, Ils étaient rognés par-devant il
partir des tempes et autour du front et, saufla partie brûlée,
ils tombaient ainsi jusqu'aux sourcils qu'une lIgne noire
proloOlgeait et réunissait selon la coutume Quant aux bra ... el
aux pieds temts de couleur orange, Je savais que c'<'lmt l'em't
d'une préparation de henné qui ne laissait aucune marque au
bout de quelques jours 7
•
•
36
Une seule liste est déclinée, celle des caractéristiques physiques; par
conséquent, seule la variable du phénotype racial est complétée.
L'exhaustivité est ici au service d'une intention négative; le discours
descriptif fragmenté, territorialisé, ne s'arrête sur des espaces précis du
visage et du corps que pour mieux révéler les aspects décevants de l'exotisme
oriental.
3) Plans et cadrages.
Ces portraits de femmes qui suivent un énoncé linéaire ordonné
autour d'une ou plusieurs variables exigent un cadrage en plan fixe et
impliquent de la part du regardant une posture figée de spectateur, le temps
d'épuiser l'information fournie par les paradigmes descriptifs choisis. Il est
évident que cette technique s'applique généralement aux figures féminines de
premier plan, celles dont le rôle narratif est plus grand, - comme l'almée
Kutchouk Ranem de Flaubert ou l'esclave Zeynab achetée par Nerval- ou
cel1es qui représentent un message informatif important comme les quatre
portraits que fait Nerval à Constantinople "de quatre belles personnes qui,
par un hasard pittoresque ou un choix particulier, se trouvaient présenter
chacune un type oriental distinct". 8
Cependant, la fragmentation du visible, au lieu de s'organiser par
accumulation à l'intérieur de classes homogènes (le phénotype racial ou la
toilette) peut se distrlbuer selon des grilles de classifications variées, définies
par un aspect particulier de la variable toilette, par exemple. Alors qu'il
assiste au spectacle du théâtre du Caire, Nerval intervient personnellement
•
•
pour signaler le critère précis, producteur d'information, qui n~git sa
description; "c'est la coiffure seule qui distingue les raccs; le costUllH' cst il
peu près le même pour toutes les autres partics".9 Ll'~ unités ll1r()l"ll\at.ivl'~
sont déjà pré-découpées par une pratique sociale sur laquel1p s'art.ieull' la
description. Les coiffures sont catégorisées en fonction de la divl'I"Sl t.{,
ethnique des femmes présentes dans la salle, les Grecques, ll's Arml'nil'fl11l'H.
les Juives.
On distinguait les Grecques au taktItos dt' drap rougp
festonné d'or qu'elles porlent lnclmé ,;ur l'ol"l,tllp, Ip~
Arméniennes, aux châles et aux gazillons qu'('IIP~ pnln'm[,lplü
pour se faire d'énormes coiffures Les JUives marl('('~, IH'
pouvant scion les prescription" rabhllllque<" lal<,~er vOIr Ipllr
chevelure, ont, à la place, des plumps dt' coq roul{>{·~ qUI
garnissent les tempes et figurent des touffes de chf'vCUX \0
La fragmentation du visible naît ici du parcours panoramique du regard qui
sectionne les unités significatives et les représente selon une organisation
descriptive très proche de la technique ci nématographique, par unü
succession de gros plans qui transmettent l'information.
Le parcours panoramique du regard peut aussi être assumé par un
regardant ambulant. Flaubert se promenant dans les rues, identifie les
femmes par quelques détails flagrants.
Femmes grosses en bleu, yeux noirs enfoncés, menton carré,
petites mains, les sourcils très peinl&, mr aImable
Petite fille à cheveux crépus descendant ~ur le front,
•
•
marquée légèrement de petite vérole.- Une autre était vêtue
d'un habbar de Syrie bariolé.ll
38
Ce mode de description correspond souvent aux rencontres éphémères
et fortui tes, lorsque des personnages mobiles viennent traverser l'espace ou
lorsque le voyageur croise, au hasard de ses déplacements, des silhouettes de
femmes anonymes qu'il ne reverra plus. Mais ces grilles de classifications ne
sont pas rigides et leurs éléments permutables se recomposent entre eux pour
créer des réseaux enchevêtrés, imitant la complexité de l'univers féminin
oriental. Si toute description, selon Hamon, est le lieu de l'étalage d'un luxe,
ici la richesse n'est pas seulement d'ordre lexical, mais thématise le
foisonnement et la multiplicité orientale.
B Le déchiffrage de l'information,
L'intelligibilité de l'information n'est pas toujours évidente et
saisissable au premier coup d'oeil. Elle peut se présenter d'une manière
latente et ambiguë et nécessiter un effort de déchiffrage. À ce moment, la
femme orientale n'est plus "une mosaïque de territoires, de champs et de
discours à parcourir, mais considérée comme constituée de deux (ou
plusieurs) niveaux superposés qu'il faut traverser en allant du plus explicite
au moins explicite" .12 Il s'agit d'établir des rapports d'indication entre les
éléments visibles, matériels, concrets et ceux invisibles et immatériels, afin
de révéler les corrélations possibles entre les vêtements, les gestes, le
comportement d'une part et les traits sociaux ou caractériels d'autre part. La
•
•
39
démarche demeure toujours informative puisqu'elle cherche à découvl;r une
réalité moins apparente mais suffisamment motivée.
1) Les corrélations directes et causales.
Cette relation entre le visible et l'invisible peut être directe et causale
lorsque Nerval et Flaubert donnent un sens anthropologique aux descriptions
des femmes. Les traits physiques sont alors associés au climat et à un ct'rtalll
mode de vie. Dans les souks couverts du Caire où les prOIlll'lll'\II"S sOlll
protégés des ardeurs du soleil, Nerval s'exclame: "Ccci (~xpliquc la blancheur
mate qu'un grand nombre de femmes conservent sous leur voile".I:\ :' Ion;
qu'au Liban "l'air vivifiant de la montagne et l'habitude du travail colof(-nt
fortement les lèvres et les joues" .14
Ailleurs, la différenciation vestimentaire appelle une diflërenciatioll
sociale: "Les grandes dam')s voilent leur taille sous le habbarah de tafletas
léger, tandis que les femmes du peuple se drapent gracieusement dans une
simple tunique bleue de laine et de cotOl ·15 ou un statut marital précis, ''l'UlH'
d'elle portait le tantour, ce qui indiquait sa condition d'épouse ou dc veuvc" .l l i
Le comportement des femmes peut aussi révéler des usagcs sociaux
bien établis - comme l'hospitalité des femmes de la montagne libanaisc - ou
une actualité politique récente. "La rrriestine avait une peur violcnte dc la
police, et qu'on ne fit du bruit chez e11e",17 écrit Flaubert, faisant allusion à
l'interdiction de danser dans les maisons publiques décidée par Abbas Pacha.
Ces types de relations causales incluent la femme orientale dans une
catégorie générale, une classe sociale, une collectivité précise. }1~lles renvoient
•
•
40
à des lois et à des comportements de groupe, elles qualifient lil milieu, celui
des femmes de la classe supérieure ou celui des prostituées, celui des femmes
de la montagne ou des citadines, les veuves ou les mariées.
2) Les corrélations implicites ou caractérielles.
Il arrive aussi que certains signes vestimentaires ou gestuelles soient
symptomatiques d'une réalité plus subtile et plus personnelle. Ce rapport est
parfois mis en évidence et modalisé par l'auteur-voyageur lui-même qui prend
en charge de commenter l'analogie existant entre le geste et son implication.
F'laubert écrit à propos d'une toute jeune prostituée rencontrée en Egypte:
"geste de chatte triant les piastres dans ma main ... - elle me montre ses
bagues, son bracelet, ses boucles d'oreilles - avidité excessive".18 La femme
est ainsi réduite à un détail d'attitude qui devient le signe révélateur d'un
trait caractériel interprété par le voyageur. De la même façon, Nerval
explique la tristesse de la princesse druze Salèma; "ll me sembla que la jeune
fille druze jetait un regard assez triste sur ces ornements qui n'étaient plus
faits pour sa fortune".19
Dans d'autres cas, le message informat.if reste entièrement iInplicite
et ne transparaît que grâce à une compétence descriptive qui réussit à
évoquer une réalité à travers une autre. Ainsi, une sensualité diffuse se
dégage de la description de Hadély, une des femmes rencontrées par Flaubert
chez la Triestine au Caire .
•
•
J'ai pris Hadély (la seconde), ('lIl' Il paSSt' dl'vanl mOI
portant un flambeau ft la mam " Sl'S chalouars Hmplt-'s
traînaient par terre et ses sandales claquHwnt sous ~l\S pH'ds il
chaque pas" brUIt d'l'toffe et de vent" froufrou doux par tprn' "
les piastres d'or d(' sa ch('ve)ure, en liglw au bout d(' fils ,1('
soie, bruissaIent - c'était un bruit chur et Jpnt " h' clair dt' JUIll'
passait par la fenêtre .. 20
Nous retrouvons une description équivalente chez Nerval:
De belles mains ornées de bagu(''i taltsmaniqucs l't dl'
bracelets d'argent, qu('lqucfOls des brns de marbre pl1)('
s'échappant tout entiers de leurs larges manche" rc)pvè('s au"
dessus de l'épaule, des plCds nus chargés d'anneaux quI' la
babouche abandonne à chaque pas, ct dont l('s chcvdl('H
résonnent d'un bruit argentin 21
41
Les bijoux ("bagues, bracel<,ts / piastres d'or"), le rythme et la cadenct'
de la démarche ("pied que la babouche abandonne à chaque pas / s<lndalt'H qui
claquaient sous les pieds à chaque pas"), les impressions auchtivcs ("brUIt
argentin / bruit clair et lent"), l'ampleur des vêtements ("larges manches 1
chalouars amples") sont les caractéristiques communes qui prouvpnt que la
sensualité de la femme orientale se dégage de sa façon de s'hahIller et de
marcher.
3) Le visible, le dévoilé, le surpris.
Cette technique descriptive qui cherche à rendre intelligihle
l'information implicite s'apparente à une quête d'identité et correspond ü une
volonté de découvrir, mais aussi de surprendre, de dévoiler. Ôter les masqueH
•
•
42
et dévoiler sont, dans le contexte oriental, des actions à valeur concrète
autant que métaphorique. Aussi Nerval contemple-t-il avec insistance les
faces masquées des femmes dans l'espoir qu'une ouverture ou une fente, aussi
petites soient-elle, puissent lui révéler un détail physique ou vestimentaire
qui deviendrait l'indice d'une vérité cachée. Tour à tour, il exploite
"l'éclaircie"22 qui se manifeste entre le voile et le masque et qui laisse voir
"une tempe gracieuse" [ou] "une oreille petite et ferme"23, ou scrute l'effet
individualisant de certains bijoux, bagues ou bracelets, qui pourraient
témoif.,'ller d'un désir de séduction. "Voilà ce qu'il est permis d'admirer, de
deviner, de surprendre",24 écrit-il, énumérant les étapes d'une démarche qui
permettrait de franchir la barrière que constitue le voile.
C Extériorjté de la représentation et tbéâtralisatioQ.
Il reste que ces descriptions qui tendent à saisir uniquement les
détails réels diffusent un sens et une information qui n'appartiennent pas
toujours en propre à l'objet décrit. Au contraire, il seJl1ble qu'elles
maintiennent plutôt la femme orientale dans une situation d'inertie dans la
mesure où elle n'existe et ne reçoit de signification qu'à travers un support
matériel (ses habits, ses bijoux), ou une circonstance sociale (un mariage, un
veuvage), ou une caractéristique physique (sa couleur de peau ou sa
démarche).
Cette vision de la femme orientale, définie par son extériorité et
représentée par son apparence, correspond d'ailleurs, selon les conceptions de
•
•
Nerval et de Flaubert. à un aspect dl' sa n'alité, Invit6 Ù dilWI' clwz un l'Illll'
du Liban, Nerval remarque "dl'llX fl'm1l1l'~ t l'l'~ pan'l'~ a~~i~l's ~lll' h' dIvan .. ,
qui continuèrent pendant le n'pa::> il pO~l'l' sur l't'st l'a(k COIllIlll' dl'~ 1</0/1''';'' ~';l
Quant à Flaubert, il écrit ù pl'OpO~ dl' la fl'Jl1Illl' ont'nialt' dan~ lllH' Il,ttn' ;'1
Louise Colet: "Fumel', allt'r au ham. :-;l' lwmdn' k~ paUpIl'l'l':-' l't, bOl 1'(' dll t'afi.',
tel est le cercle d'occupation où tourne t'on l'xiStl'IH'('" ,~~t;
À se vouloir un pur regard, ù mainteni r l'et tp dl~t:l1H'l' vi~-ù-vIS dl' la
femme représentée, It' voyagt'ul' rt~qlH' dt' ~(' cOlllpllllll' dall~ lllH'
théâtralisation du réel. li~t. effeclivl'Il1l'I1t la notlOll dl' ~11l'rt:H'I(' ('~t :-,oIlVl'1l1
associée à ces représentatIOns de figures ()ri('ntalt'~ "1,'h:lIut I1Iv:-.I(·1 \('11 X d('~
femmes donne à la foule qui remplit les l'ues l'aspl'ct. d'un hal masqllP" ,~'7 l'l'nt.
Nerval. Le bal masqué, comme le théùtre, créent dps idpnliU's al'lifici(,lIps ('1.
provisoires, réfugiées dans la pUl'e appal'l'llCl', Dt' la mi'lIl<' f:I~'()Il, I(,s 1001('1I.('s
surchargées, le maquillage ct le masque dl'S f('lllllll':-' onl'lll a 1(,:-, l'Ill l'l'I \l'II!Il'nt.
l'ambiguïté, les réduisant à l'état "d'id()ll'~" qU(' k pl'Oc(':-':-'U:-' dl':-'l'Ilpi If' Il'!HI (1
renforcer, En cf Cet, un spectacle sollicit.e la VIW, :-'ll \'IOll 1 p;!\' Il' Il'11 c1I'S
couleurs et du mouvement. La bigal'run~ des fiHtll':-' f(.Il1I1IIJ\(,~, 1(,:-, IOllaltll's
contrastantes des couleurs de peaux, le~ actlvltl's d(' délJ]:-'I':-' 1'1, "Ioulps {'('S
allures indécises que prend au bal de l'Op('ra un dOllllJlo qlll V('1l1 ~('dUU'I,"L'H
sont les éléments privilégiés des descriptions, '·'ace a la Scl~n{' oril'Ilta 1(., 1<'
voyageur, souvent, se complaît dans la position de spectatpur .
•
•
44
o Fonction didactique et fopction d'emphase.
Si "les lie11s du descriptif avec le didactique et le pédagogique sont
certainement, historiquement et structurellement privilégiés",29 la fonction
de connaissance est aussi liée au voyage qui est lui-même un phénomène
d'initiation et d'expérimentation d'une réalité nouvelle. La description
devient alors un moyen de faire passer un savoir, du plus informé au moins
informé; elle confère au texte une autorité qui atteste de la vérité de
l'information. L'exactitude descriptive étant entendue comme une absence de
fiction, la description devient la preuve de la réalité de l'observation. Plus
particulièrement, elle constitue une ouverture sur un monde féminin secret et
inconnu, ce qui lui donne ici presque le pouvoir mystérieux des textes
initiatiques ou magiques. D'ailleurs, Nerval lui-même nous suggère cette
direction de sa relation de voyage lorsqu'il prend pour modèle "les initiés
antiques"30 et leur démarche de connaissance par la patience.
Mais cette fonction àidactique est aussi une fonction d'emphase. La
femme orientale décrite est fragmentée, morcelée; sa représentation est le
résultat d'un choix, mais aussi d'une série d'amputations. Certains éléments
sont mis en relief parce ql.lC d'autres sont irrémédiablement voués à l'oubli.
Ainsi, lorsque Flaubert écrit:
Saleté des femmes de Korosko: elles se graissent les
cheveux avec de la graisse de mouton qu'elles délaissent dans
leur bouche-leurs mèches en sont collées de manière à ne
pouvoir reconnaître que ce soient des cheveux,31
----------
•
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45
il ne représente pas nécessairement l'essentiel par rapport à l'accessoire. Il
révèle un choix qui est ici d'ordre social, mais qui est ailleurs d'ordre-
esthétique.
Petite fille rousse, large front, grands yeux, nez un peu
épaté et reniflant; une autre enfant brune, à profil droit,
sourcils noirs magnifiques, bouche pincée. Quel charmant
groupe un peintre eût fait avec ces deux têtes et le paysage
alentour. 32
On voit ici que parfois la représent.ation dépasse les prérogatives de
l'observation et de la simple transmission du savoir. Elle place la femme
dans un système de comparaisons et d'oppositions virtuelles qui aboutit à une
forme d'évaluation .
•
•
46
NOTES
1. Foucault, Michel, op. cit., p. 147.
2. Flaubert, Gustave, Yoya~e en E~ypte, op. cit .. p. 294.
3. Hamon, Philippe, op. cit., p. 61.
4. Thid.., p. 55.
5 Flaubert, Gustave, Voyage en Egypte, op. dt., p. 282. (C'est nous qui soulignons)
6 Nerval, Gérard de, Voyage en Orient, op. cit., p. 341.
7. Ibid., p. 348. (C'est nous qui soulignons)
8. Ibid., p. 631.
9. Ibid., p. 328.
10. Ibid., p. 328.
11. Flaubert, Gustave, Voyage en E~ypte, op. cit., p. 27l.
12. Hamon, Philippe, op. cit., p. 63.
13. Nerval, Gérard de, Voyage en Orient, op. cit., p. 287.
14. Thid., p. 487.
15 Ibid., p. 261.
16 Thid., p. 486.
17. Flaubert, Gustave, Voyage en E~pte, op. cit., p. 196.
18. Ibid., p. 268.
1!) Nerval, Gérard de, Voyage en Orient, op. cit., p. 516.
20. Flaubert, Gustave, Voyage en E~ypte, op. cit., p. 197 .
•
•
21. Nerval, Gérard de, Voya~e en Orient, op. clt., p.261.
22. 1hi.d., p. 261.
23. 1hi.d., p. 261.
24. 1hi.d., p. 261.
25. Ihid., p. 490. C'est nous qui soulignons.
26. Flaubert, GusT,ave, Correspondances, T. Il, op. cit., p. 283 ct 284.
27. Nerval, Gérard de, Voya~e en Orient, op. clt., p.261.
28. 1hi.d., p. 287.
29. Hamon, Philippe, op. cit., p. 53.
30. Nerval, Gérard de, VQya~e en Orient, op. clt., p.260.
31. Flaubert, Gustave, Voyaee en ElOOlte, op. cit., p.307 à 308.
32 Flaubert, Gustave, Notes de voya~e en Orienj" op. cit., p. 600 .
47
•
•
CHAPITRE III
LA CONFORMITÉ CONVENTIONNELLE
A RelatioQs iptertextuelles et vraisemblance,
L'objectivité étant l'intention avouée des récits de voyage, on pourrait
se demander dans quelle mesure l'exactitude, la fidélité à une réalité
observée permet-elle d'atteindre cette "humble vérité"l dont parle Nerval. En
d'autres termes, est-ce que les descriptions des femmes orientales établissent
avec leurs référents ce que Todorov appelle "une relation de vérité",2 qui leur
donnerait la valeur d'un document historique ou scientifique? Or au niveau
textuel tout est re-présentation, grâce à la langue elle-même qui, pour
expliquer, indiquer, suggérer, met en oeuvre, comme nous l'avons vu, de
nombreux procédés créés et consacrés par le temps, l'usage et les institutions.
Par conséquent, la force, l'efficacité, la vérité apparente de tout écrit sur
l'Orient et sur la femme orientale repose autant sur les relations que les
systèmes descriptifs entretiennent avec d'autres mots, d'autres textes,
d'autres descriptions -donc avec le discours littéraire- que sur celles qu'ils
cn trctienncnt avec leurs modèles vivants .
•
•
49
Ces relations intertextuelles apportent aux descriptions dl's "qualitl."~
de vraisemblance" distinctes des qualités de rigoureuse v6ritl~. "Le
vraisemblable pris dans ce sens désigne la relation de l'oeuvre av pc h.'
discours littéraire",3 écrit Todorov. Pour lui, un texte liu'(-raire produit
l'illusion du réalisme grâce à sa conformité à deux typ<,s de nOI"1lH'H
complémentaires. En premier lieu, la vraisemblance sc dl."finit par
l'appartenance de l'oeuvre à un genre littéraire ct le respect dl's tradItions pt
des règles de ce genre, comme celles du récit de voyage dans le cas dl' n()~
deux textes. En deuxième lieu, le vraisemblable ne doit pas c()ntn~dire Cl' quP
les lecteurs croient vrai, c'est à dire l'opinion commune qui est clic-même un
discours tiers extérieur à l'oeuvre.
B Le genre du récit de yoyage.
Si, au XIXe siècle, le récit de voyage refuse les contraintes sur le plan
formel, pour emprunter les techniques variées du dialogue, du journal, des
impressions de voyage, il se présente toujours, selon une tradition commencée
par Hérodote, poursuivie par Marco Polo et par les "tableaux raiRonné:;" de
Volney, comme une source d'information. Il est "une description, ct une
dissertation, liées à l'exploration, à la cartographie et à la géographie, il
l'histoire, à l'archéologie, à la linguistique, à l'ethnologie naissante",4 écrit
Pichois. Le récit de voyage devient donc nécessairement le lieu de la
démonstration d'un savoir. Un savoir acquis au cours du voyage bien sûr,
mais aussi et surtout un savoir antérieur ou postérieur au voyage, appris ct
•
•
50
lu dans des livres ou des documents variés. Nerval et Flaubert citent souvent
dans leurs correspondances les nombreuses lectures faites dans la perspective
du voyage. Dans une lettre à son père du 18 novembre 1843, Nerval dit avoir
trouvé à l'Association littéraire d'Egypte "presque tous les livres anciens et
modernes qui ont été publiés sur le pays"5 qu'il va lire avant de remonter vers
la Haute Egypte. Quant à Flaubert, il s'était déjà plongé dans la lecture
d'ouvrages sur l'Orient pour la rédaction de La Tentation de Saint-An~.
I~t avant son départ pour l'Orient, en septembre 1848, la correspondance
échangée avec Maxime du Camp révèle la préparation d'une documentation
en vue du voyage. En septembre 1848 Maxime lui recommande l'ouvrage
célèbre de Bathélémy d'Herbelot intitulé La BibliothèQue orientale; "l'homme
qui saurait cela par coeur en saurait long",6 écrit-il. Nerval et Flaubert ont
certainement lu les relations de voyage de leurs prédécesseurs ainsi qu'une
somme d'ouvrages historiques spécialisés qui ont été répertoriés dans
certaines de leurs éditions. 7 Ce qui est important, en fait, est de voir de
quelle manière se manifeste dans la représentation de la femme orientale les
traces de lectures et d'érudition orientaliste.
1) Les manifestations du savoir.
Pour satisfaire aux exigenc('s du récit de voyage, la représentation de
la femme orientale met en jeu une certaine somme de savoir puisée à des
sources différentes. Pour Claude Pichois, l'utilisation des sources va de
"l'emprunt d'un détail à l'adoption de plusieurs pages",8 sans qu'il y ait
toujours une identification des origines textuelles. Cependant, la manifes-
•
•
!lI
tation la plus flagrante cie cette connaissance spécialisl'l' pst l'elllploi d'un
champ lexical propre à l'érudItion orientalistl'. AInsi Nl'rval l't "'laulwrt
utilisent-ils les termes arabes précis pour désigl1l'r les multipll's composantl's
des habits des femmes: le "habbara", le "borghot", Il' "clwroual". Les coifli.In's
des femmes sont évoquées avec le "tantour" des fl'mnws druzl's ciu Llllall ou Il'
"taktitos" des femmes grecques. Flaubert parll' Ù plusll'urs rl'prisl's du
"zagharit", ou le cri de joie des femmes entourant la marit'l', COlllllH' d'ul1l'
notion tout à fait familière qUI nl' mérite pas d'l'xphcat ion.
Avec l'emploi de ce vocablIlaire spéCIalisé, Il's J"('JllllHSCPll('l'S
historiques et bibliques se désignent elles-mêmes comme l('s marqul's d'ulH'
culture acquise et la preuve d'un étalage savant. Lorsqup Nerval pn"SPIlÜ' Ull
exposé détaillé de la religion druzc après sa rencontn' avl'C la pnneps:w
Salèma, par exemple.
Mais d'une manière générale, les marques révélatrices dl' ces
références textuelles sont toujours bien gommées et les points de sutures
dissimulés. Pour Claude Pichois, un écrivain n'est pas tl'I1U d(' r{'v{,ll'I' SPS
sources; il tente souvent de brouil1er l'origine textueJJp dl' s('s Illfornwtiolls
Ainsi, Nerval attribue son intérêt pour la procession lIuptlale qUI P:U",!-l(' SOIIS
ses fenêtres à un souvenir artistique: "C'étaIt un manag(', Il n'y avait. pas il
s'y tromper. J'avais vu à Paris, dans les plcmchl's gravé<':", du citoy('n Ca!-lsas,
un tableau complet de ces cérémonies".!) Or, Pichois estime' que dans la
description du cortège nuptial "il y a peut-être le SOUVl'rlIr d'une chose vue.
Mais il ya surtout une lecture ... Tous les éléments qu'on trOUVé dans ces
pages sont présents dans l'ouvrage dc William Lanc". JO
•
•
52
2) La surdétermination.
Il arrive aussi que des allusions délibérées et insistantes avertissent
le lecteur de ces opérations d'intertextualité. Quels sont alors les résultats
escomptés par ces références explicites à d'autres textes et à d'autres
auteurs? Dans le flux du récit, Nerval évoque, par le biais des suggestions de
lectures du consul de France, tous les écrits des voyageurs qui reconnaissent
avoir subi, comme lui, des pressions pour se décider au mariage avec une
femme d'Egypte: "M. Clot-Bey a enregistré ce détail dans son livre. M.
William Lane, le consul anglais, raconte dans le sien qu'il a été soumis lui
même à cette nécessité. Bien plus, lisez l'ouvrage de Maillet, le consul
général de Louis XIV",11 recommande le consul. Le fait d'exhiber ses sources
documentaires ou de signaler le capital culturel possédé aboutit à une
surdétermination des procédés représentatifs de la femme orientale et à une
mise en relief des informations transmises. Philippe Hamon remarque que
"selon le genre épidictique, le roman grec et latin avaient coutume d'opérer
cette mise en relief en décrivant de préférence des objets déjà constitués
comme oeuvres d'art descriptives, et non pas directement la nature:
descriptions de tapisseries figuratives, descriptions de boucliers représentant
des scènes diverses, descriptions de peintures murales, etc ... ".12 Ainsi
Flaubert décrit des figurines féminines contemplées sur les murs d'une
ancienne église copte: "Des figurines de femmes, et surtout des femmes
léontoeéphales sont nombreuses --elles tiennent un lotus, la boule avec
l'uraeus. Sur une des colonnes, en dedans, le musicien Typhon, avec la lyre
•
•
droite, qui est dans les planches de Grcutzcr" .13 La descript ion dl'S ppintul"l)::;
murales est ici en quelque sorte renforcée, autlll'ntifil~l' pal' la cit:ltion dl'
l'ouvrage de Greutzer que Flaubert connai::;sait. hien. COmtlll' Il' llll'n-f<mdé
des descriptions sociales de Nerval l'st confïnnt> par Il'fi observations
similaires de ses prédécesseurs. La réfôrence con::;tantl' Ù dl's PI'l'l'('dl'lltS
textuels ou artistiques génère un ensemble de pre::;cription::; d, dl's invanahlt,s
descriptives qui viennent se greffer et s'accumuler sur la rcpn"scnt.atlon
immédiate et vivante de la femme orient.ale.
C L'héuémonie de l'orientalisme.
Incorporer puis rediffuser un saVOll' est une nécessité du récit de
voyage. Mais cette pratique s'impose presqu'inévilablellwnt lorsqu'II s'ag-it de
l'Orient. En effet, au XIXè siècle, l'orienta1isme est. une dlsei plilH' bipll
structurée, avec ses institutions, ses experts, ses proprl'S codes de
représentation et un mode de discours spécifique. C'l'st un dOlllall1(~ de
recherche qui existe déjà depuis cinq siècles. li~dward Haid fait J·Pllwn!.pr la
naissance formelle de l'orientalisme à 1;~ 12, lorsque le cOIl('i l<~ dt· V1PnJW
"décide la création, auprès des princi pales universités, de chaires c"hrbreu, de
grec, d'arabe et de chaldéen".14 À cause de ccl investissenwnt continu d(·
forces considérables et pareo que l'Onent est aussi une préoccupation d'ordre
politique, le discours orientaliste, indépendamment des eorr<~spondanc(!s
réelles qu'il entretient ou qu'il n'entretient pas avec J'Orient, possi!df' tous les
attributs d'une force contraignante. Aussi la représentation de la femme
•
•
54
orientale, pour être convaincante, pour paraître vraisemblable aux lecteurs,
doit inévitablement passer par le réseau compliqué des méthodes d'approche
et du système de connaissance acceptés sur l'Orient. Dans cette perspective,
et si l'on reprend le rai sonnement de Todorov, l'orientalisme fonctionne
comme une règle de genre qui engloberait le récit de voyage.
D Une esthétique de la répétition.
Le but de l'orientalisme est de confirmer l'Orient aux yeux de ses
lecteurs, et la règle de vraisemblance à respecter consiste alors à ne pas
ébranler les convictions déjà solidement ancrées par plusieurs siècles d'études
sur J'Orient. Il en résulte que la description des femmes orientales devient en
partie un exercice de réécriture qui exploite des unités d'informations pré
existante:s qui circulent de textes en textes. C'est à dire que les mêmes sujets
fëminins, comme la multiplicité ethnique, le statut particulier de la femme
orientale, son comportement social, ses habits et son mode de vie se
retrouvent chez Nerval et li'laubert avec, comme on l'a vu, une succession de
scènes de mariage, de circoncision, de danse présentées, il est vrai, dans des
structures narratives variées ou dans une tonalité différente. Mais les
variations ne semblent scrvir ici que de prétcxte à la répétition. En
empruntant la tenl1inologie du langage musical, on pourrait parler de
"variations sur les mênles thèmes". Le thème de l'esclavage féminin, par
ex(\mple, suscite un grand intérêt dans l'Europe du XIXe siècle déjà
sensibilisée par l'esclavage noir aux États-Unis. Il va donc être traité par les
•
•
55
deux écrivains, mais d'une manière différente. Nerval place sa visite, donc Ra
description du marché des esclaves, dans le contexte romanesque dl' la
recherche d'une solution à sa situation précaire de célibataire en tl'IT{'
d'Orient. Par contre, Flaubert décrit avec pragmatisme h's <,,'sclav{'s
rencontrées sur les bateaux des gellabs en constatant que la réHignatioll est
• leur unique option. 15 Cette permanence des motifs féminins offre alors au
lecteur, non pas tant le plaisir de la découverte que celui de la
reconnaissance. Plaisir d'être confort.é dans ce qu'il Hait, CP qUI
corollairement confirme l'autorité de l'énonciateur. Il sc l!rre ai nsi un(>
interdépendance qui lie l'Orient à l'orientalisme, ct l'oricntalislnc Il ses
consommateurs occidentaux. Une sorte de circuit fermé qui a tendance à sc
renforcer lui-même.
E La conformité à l'ovinion commune,
Par leur longueur d'existence et leur résistance au temps, les procédés
et les modes de représentation formulés d'abord par l'orientalisme vont
dépasser le cadre de la discipline scientifique pour proliférer par la suite dans
la culture générale et dans l'opinion commune. Ils font partie de cc que
Todorov définit comme "un discours diffus qui appartient en partir à chacun
des individus d'une société, mais dont aucun ne peut réclamer la propri(!·p".IG
La relation de vraisemblance s'établit alors par la conformité des descriptionB
de la femme orientale avec ce que les lecteurs croient vrai.
•
•
56
Or, l'opinion ne retient de l'Orient, tel qu'il a été codifié par les
orientalistes, que les définitions générales et les formules schématisées. Pour
cela, la représentation de la femme orientale s'ordonne autour d'une série de
stéréotypes, de "topos", qui sont censés définir son orientalité. En fait, plus
les caractéristiques orientales ou reconnues comme telles sont accentuées,
plus la femme sera "orientalisée" et plus la présentation sera conforme aux
normes orientalistes qui tendent à marquer la différence entre Orient et
Occident. Parmi ces stéréotypes, les deux plus importants sont les motifs de
l'exotisme féminin et ceux du libertinage sexuel associé à la femme orientale.
1) L'exotisme féminin.
En examinant J'ensemble des descriptions de femmes orientales chez
Nerval, il apparaît que l'exotisme est essentiellement exploité de deux
manières différentes. Un exotisme qui sollicite la vue avec une multiplication
des descriptions de toilettes aux couleurs chatoyantes et un étalage très
complet d'une typologie ethnique et raciale. Et un exotisme des moeurs de la
femme orientale: les habitudes de vie du harem, les relations avec les
hommes, les superstitions, la vie des courtisanes ou celle des esclaves. S'il est
évident que l'envergure des oeuvres de Nerval et de Flaubert outrepasse les
limites imposées par les codifications orientalistes, il n'en demeure pas moins
que tous deux exploitent les matériaux traditionnels de l'exotisme féminin.
l~n consultant les titres et les sous-titres des différents chapitres, il est
possible d'évaluer le nombre de fois où les femmes sont impliquées dans la
relation de voyage. Chez Nerval, les titres sont les suivants: "Le masque et
fi7
• le voile", "Une noce au flambeau", "Inconvéllients du célibat", "La khanoum",
"Le harem", etc .... ", ct chez Flaubert: "Soirée c11l'z la Tril'stllH''', "FI1Il'H Ù
Id t " "AI ' " "K t 1 k H ""A' 1" "\) l" .. so as, ïllees, u ClOU anClll, ZIZl' 1, )<lln )l'y , ct l' ..... Au
moins un cinquième deR titres sont consacrés aux fl'IllIlll'H.
2) La fantaisie sexuelle.
Depuis longtemps, l'Orient est associé il la f~H1t.aisll' Pl au hlwrt in:lgl'
sexuel, et la traduction des Mille et UTll' nuits confirnH' \'lIlwgl' lIHI{'ll'bih' d'ul1
monde orient.al érotique ct. violent malgré la Cork splnl lIahlp qUI SP (k'I~:,g('
de ces contes. Les califes, les eunuques ct ll's odalisqul's qui pa l'(\<klll d'ut\('
page à l'autre deviennent les clichés du l't'pertoiI'l' orrl'nlahs((" d':lIl1purs
largement illustré par les artistes p('intres du XVII li, l'I, XIXi' Sll'cll'. Il suflie.
de penser à la série d'odalisques et de haigneusl's px(\cul{'ps pal' Illgrps,
surtout à son Odalzsque avec esclave 17 où une fl'mll\<.' Iangoun'usl' s'{otln' slIr
de chatoyantes étoffes, la t.ête rejetée en arl'l (\ l'l', 1('8 dll'V<'IIX d{·j';lIts,
exprimant abandon et consentement. L'Orient slgnIfïl' :lInSI <I:\IIS Il's
fantasmes occidentaux, le lieu de passIOns effrént>ps et d'(·xc(·s 8pn<illl'ls, alors
qu'en Europe la sexualité met en jeu un ensemble d'obligatlOlls I{'gal('s <'1.
morales qui peuvent sembler encombrantes. Aussi N(')'v;d <,1, !t'laIlIH.'r\'
cultivent-ils, chacun à sa manière, l'image du hb('rtlnage s('xll(·1 "'I:lIll)('rt, ('n
fréquentant assidûment les borde1s d'Egypte ct en mull Ipliant les pxp('r'H'f1cPs
féminines, Nerval en poursuivant ses tentatlVl'S d'une IInIon ~télbl(· dont. I(!s
échecs lui permettent d'aBer d'un type fëmimn ù un autre. C(~Ue recherche
• d'une sexualité inaccessible en I!:urope est tellement évoquée par les
•
•
58
voyageurs en Orient qu'elle finit par se banaliser et devient une marchandise
ordinaire de la culture de masse occidentale. Les lecteurs peuvent l'obtenir
sans être obligés d'aller en Orient.
F Valeur de l'jntertelte.
La valeur informative de la représentation de la femme orientale est
bien sûr produite grâce à une expérience personnelle de l'Orient. Mais à côté
de cette observation positive et fidèle de la réalité s'insinue un savoir indirect
appris par l'intermédiaire des livres et des manuscrits, un savoir conforme
aux normes textuelles exigées par le récit de voyage et les contraintes de
l'orientalisme autant que par les attentes des lecteurs. L'impact de l'Orient
sur le voyageur devient en définitive autant textuel que réel et vivant. Il se
crée ainsi une catégorie d'informations qui n'est ni complètement neuve, ni
complètement connue, et 1e r représentations de la femme orientale,
lorsqu'e11es se conforment aux schémas traditionnels, apparaissent comme les
versions différentes d'une vérité permanente .
•
•
NOTI~S
1. Nerval, Gérard de, Voyage en Orient, op cit., p. 435.
2 Todorov, Tzvetan, "Qu'est-ce que le structuralisme'!" dans Poét.i(luc'" ~, Reuil, Paris, 1968, p. 35.
3. Ibid., p. 36.
4. Pichois, Claude, op. cit., p. 1378.
5. Nerval, Gérard de, "Lettre à son père", cité par Pichois dans la "Noticp" au Voyage en Orient, op. cit., p.l379.
6 Camp, Maxime du, "Lettre à Flaubert", citée par Pichois dans la "Not.iCl'" au Voyage en Orient, op. cit., p. 1378.
7. Voir la note 22 de notre introduction.
8. Pichois, Claude, op Clt., p. 1378.
9. Nerval, Gérard de, Voyace en Ol;ent, cm. cit., p. 2G4.
10. Pichois, Claude, op. cit., p. 1379. (C'est nous qui soulignons)
11. Nerval. Gérard de, Voyace en Orient, op. dt., p. :315.
12. Hamon, Philippe, Q..Q. cit., p. 65.
13. Flaubert, Gustave, Voyace en (1:cypte, op. ciL, p. :3:n.
14. Edw~rd Said, L'orÏentahsme, op. ciL, 1980, p. ()(j. I·:xt.rait de l'histoire (ks conciles, Seuil, Paris, 1962, p. 83.
15. Flaubert, Gustave, Voyace en Egypte, op. cit., p. :315.
16. Todorov, Tzvetan, op. cit., p. :37.
17. Ingres, Dominique, Odalisque avec esclave. La toile peinte en 1 H42 He trouve à la Walters Art Gallery de Baltimore .
•
•
DEUXIÈME PARTIE
L'ORGANISATION NARRATIVE
•
•
CHAPITRI~ 1
LA DIMENSION AUTOBIOGRAPHIQUl~
Si la représentation de la femme orientale se fonde et s'appuil' sur
l'autorité des textes des Ol;entalistes ct des récit.s de voyagp ant.{>ril'urs, t'Ill'
tire aussi sa crédibilité de l'expérience direct.p dl' \'OrJl'nL L'allt.l'lIr
voyageur est connu pour avoir nSsidé en Oriplü pt pour aVOIr pris contact.
avec la population locale. Aussi les rencontres fénllninl's qu'il t'voqUl' Sl'
veulent les transpositions textuelles d'une réalité qu'tI a v{'cup pt, plus
particulièrement, de moments précis dans le dén>ulenll'nt d'url<' t.randH'
de sa vie. Cette dimension autobiographIque du récit dl' voyag<' apportl' la
garantie d'une narration non fictive. Pour le lecteur, elle a la valPur d'ulH'
affirmation de véracité; elle est l'équivalent du topos populaire ".J'ai vu de
mes propres yeux vu ... t!. Surtout que le de n'est pas ici sirnplpllwnt
engendré par le texte (comme dans les paroles d'un personnagl' dl' roman)
et il ne se réfère pas non plus à un énonciateur anonyme et changeant
(comme le récitant ou le chanteur médiéval), mélis renvoJ(' allX H!l'ntlt,{·s
précises - inscrites à l'état civil - de Nerval pt de Flaubpl't lb-, sont de
plus tous deux chargés d'une mission d'étude pour le g(}uv(~rrwnwnt.1
•
•
62
A valeur référeptielle du Je.
Dans le récit de voyage comme dans le récit autobiographique
l'énonciateur est donc en même temps le sujet de l'énoncé. De saint
Augustin à Rousseau et à Chateaubriand l'engagement du narrateur dans
le texte est assumé dès le début par une apostrophe explicative adressée au
destinataire de l'oeuvre; saint Augustin s'adresse à Dieu, Rousseau à ses
lecteurs éventuels, Nerval à l'ami2 auquel est dédié le Voya2'e en Orient.
J'ignore si tu prendras grand intérêt aux
pérégrinations d'un touriste parti de Paris en plein
novembre.3
écrit-il dans l'introduction, prenant ainsi son lecteur privilégié (et tous ses
lecteurs) comme compagnon de route, tout en se constituant personnage
principal d" récit à venir. Pour Flaubert, la situation est différente puisque
Les notes de voya2'e n'étaient pas destinées à la publication.4 Aussi
s'adresse-t-il à lui-même, ou plutôt au cahier de papier blanc dans lequel
cet autre lui-même a rédigé, dix ans plus tôt, le récit de son premier voyage
en Corse, puis l'a conservé "pour son prochain voyage". Il débute
justement le chapitre intitulé "La Cange" par une apostrophe à ce cahier.
Dors en paix sous ta couverture, pauvre papier blanc qui
devait contenIr des débordements d'enthousiasme et les cris
de joie de la fantaisie libre - ton format était trop petit et ta
couleur trop t<,ndre.
------------------ --
•
•
Mes mains plus vieilles rompront un jour tes cnclH'ts
poudreux. Mais qu'écrirai-je sur toi?
Il y a déjà dix ans de cela -aujourd'hui je suis sur le
Nil et nous venons de depassN Memphis.5
(i3
En fait, peu importe le destinataire désigné par le texte; ce qui compt.e, c'pst
l'acte rhétorique par lequel le narrateur s'introduit dans le récit dl' voyage
pour définir la valeur autoréférentielle du Je. En même temps, la place
qu'il s'assigne et qu'il assigne à son corrélat, le lecteur, con fi l'ml'
l'intention didactique du récit de voyage. S'il écrit, c'est pour communiquer
une expérience dont il estime qu'elle le dépasse, donc pour enseigner.
B Letémoin.
Dès lors, l'auteur-voyageur est le témoin vivant de la réali té orient.ale
et son expérience va se dérouler sur deux plans différents: d'abord au
niveau d'un cadrage événementiel et social de l'univers fëmmin orlent.al,
avec des éléments contrôlables et vérifiables par rapport au contexte'
historique de l'époque, mais aussi au niveau de ses relations indivIduelles
avec les femmes orientales, car l'expérience du vécu signifie
nécessairement des situations, des circonstances uniques ct un point de
vue particulier. La représentation de la femme va ainsi passer d'un plan il
l'autre sans qu'il soit possible de tracer une frontière précise entre ces deux
aspects qui coexistent, l'un dominant l'autre suivant les cas .
•
•
64
1) Le cadre événementiel
L'auteur-voyageur multiplie les témoignages sur les cérémonies
officielles, les modèles de comportement des femmes, les lois et les
habitudes en usage. Il présente en somme une sorte de chronique de la vie
féminine orientale où le moi du narrateur s'efface derrière l'information.
Le caractère autobiographique du récit s'apparente alors à celui du
mémorialiste et de l'historien. Ainsi, l'interdiction des danses de femmes
reléguées à la clandestinité et remplacées par celles des travestis mâles
étai t une décision prise par Méhémet Ali en 1834 et bien connue par les
voyageurs. Nerval et Flaubert vont tous deux s'attarder sur cet aspect des
moeurs égyptiennes en privilégiant la neutralité et l'objectivité de
J'information.
Et maintenant voici les almées qui nous apparaissent
dans un nuage de poussière et de fumée de tabac. Enes me
frappèrent au premier abord par l'éclat des calottes d'or qui
surmontaient leur chevelure tressée. l ... ] À peine au milieu
du tournoiement rapide pouvait-on distinguer les tTflits de
ces séduisantes personnes... Il y en avait deux fort belles, à
la mine fière, aux yeux arabes avivés par le cohel, aux joues
pleines et délicates légèrement fardées; mais la troisième, il
faut bien le dire, trahissait un sexe moins tendre et une barbe
de hUIt Jours, de sorte qu'ft bien examiner les choses, et
quand, la danse étant finie, il me fut possible de distinguer
mIeux les trmts des deux autres, je ne tardai pas à me
convaincre que nous n'avions affaire là qu'à des almées ...
mâles.6
•
•
GG
Nerval préfère avoir recours ici aux pronoms indéfinis, impl'rsoll1ll'ls ou Ù
la première personne du pluriel. La première perS011l1l' du slIlgulü'I" t'st
utilisée deux fois en position atone d'objet, dont une dans url(' tournure
impersonnelle. Le Je, sujet actif, apparaît juste à la fin du !'t'xte pOUl"
exprimer l'étonnement du narrateur.
Même procédé chez Flaubert où la première personne du pluriel pt la
tournure passive atténuent la référence explicite au Je du voyageur.
Nous avons eu ce Jour-là après notre déjeuner des danseurs,
le fameux Hassan el-Bilbesi et un autre avec dl's musiciN1S
Son compagnon eût été remarque sans lui 1. 1 La flûte
aigre -tarabouch, vous sonne dans la poitnn<, 7
Ailleurs Nerval aborde le problème de l'adultère et de l'apostm;ie
dans la société musulmane lorsqu'il tombe par hasard sur le corps décapi té
d'un Arménien "qui avait été surpris trois ans auparavant avec une femme
turque".8 Après avoir fait le récit des événements qui ont abouti ù cette
condamnation, Nerval se refuse à toute implication personnelle:
Je ne veux point, d'après ce triste épisode dont j'UI eu le
malheur d'être témoin, douter des tendances progressives de
la Turquie nouvelle.9
Cependant, un témoignage ne peut jamais être complètement
extérieur à la personne et à sa parole. Car la référence autobiographique
du Je renvoie toujours à celui qui tient le discours. Émile Benveniste, dans
•
•
ffi
l'étude des Relations de temps dans le verbe françai.l2lO définit le discours -
l'énonciation supposant un locuteur par opposition à l'énonciation
historique ou récit - en fonction de certaines formes grammaticales dont
justement l'usage du Je ct l'emploi du présent et du passé composé ainsi
que certaines indications adverbiales de temps et de lieux. Par conséquent,
dans les rédts de voyage de Nerval et de Flaubert, il arrive que le locuteur
choisisse de rester à J'arrière-plan; mais c'est toujours lui qui parle. TI est
présent ct peut intervenir sans causer de surprise ou sans réellement
interrompre le cours du récit. En d'autres termes, la perspective
événementielle de la représentation de la femme n'éclipse que
partiellement et provisoirement l'économie du discours à la première
personne.
2) Le narrateur distant du texte.
QueUes sont donc les modalités d'intervention du Je dans le récit?
Grâce à un effet de distanciation vis-à-vis des épisodes racontés, Nerval et
Flaubert laissent au texte une certaine autonomie. Qu'il s'agisse d'une
chronique descriptive d'un fait social (la danse des travestis) ou qu'il
s'agisse d'un récit tendant à l'explication causale et conséquentielle (les
lois concernant l'adultère), le narrateur tente de s'effacer, mais le
paradigme même des substituts qu'il utilise (nous, on, tournures passives
ct impersonnelles) révèle un énonciateur qui se donne le statut d'un porte
parole, d'un enseignant qui observe et qui évalue .
•
•
De plus, par moments, le narrateur interrompt ouvC'rl.elllC'nt. le n"cit.
pour faire un exposé didactique ou une comparaison. Nerval rapporh\
ainsi, sur un ton apparemment impartial, les événements qui ont. conduit. ù
la décapitation de l'Arménien pour cause d'adultère. Mais dan~ le coul'~
du récit, au passé simple, - conformément aux observations de Benvenistp
- Nerval reprend la parole pour insérer des explications l'i. dC's jugl\llll'nh;
de valeur sur le fonctionnement de la justice turque en utilisant le pr~sl'nt.
qui est, par excellence, le temps du discours.
Des fanatiques ]e dénoncèrent, et. l'aut.orité t.urquH, quoique
fort tolérante alors, dut faire exécut.er la loi. Les consul!>
européens réclamèrent en sa faveur; mats que fuir<" contre
un texte précis? En Orient, ]a loi est. à la foi" civll(' et
religieuse; ]e Coran et ]e code ne font. qu'un La Ju~tice
turque est obligée de compter avec le fanati~me encore viol(>nt
des classes inférieures. Il
Dans d'autres cas, l'intervention de l'auteur peut sc manifester, comme
souvent chez Flaubert, par une appréciation personnelle qui vient à la fi n
d'une évocation aussi impersonnelle que possible.
Le soir, bal masqué dans ]a rue des bordels valaques. Il y
avait en tout deux masques ayant ]e physique de putains à :J
francs, spencers noirs avec des fourrures -grosse femme
maîtresse de l'établissement, table de jeu et consommation de
petits verres- c'était d'un comique frOId et stuplde. 12
•
•
Quelles que soient les modalités d'intervention de l'auteur-voyageur,
qu'il affiche son refus de juger ou qu'il exprime ses sentiments, ces
attitudes ont en commun une caractéristique principale, celle de le placer
dans une situation d'extériorité, de distance par rapport à l'univers
féminin représenté. Il est l'Européen parti étudier sur place l'Orient et les
moeurs orientales, et son discours aura tendance à se conformer aux
habitudes et aux normes impersonnelles des orientalistes.
c L'expérienœ neœmpeUe.
Cependant, si pour témoigner sur les lieux et les milieux sociaux, le
mOl de l'auteur tâche de s'effacer derrière l'information, il peut aussi
dominer et médiatiser tout ce que le texte dit sur l'Orient et les femmes
orientales. À ce moment là, l'autobiographie s'éloigne des mémoires et se
rapproche plus volontiers du journal ou des confessions intimes. Le récit
de voyage reste ainsi pris dans le carcan des conditions de la représentation
objective et traditionnelle de la femme orientale d'une part, et soumis
d'autre part aux forces de résistance de ces schémas hérités. Car
)'intertexte, le déjà lu ont leur vouloir dire qui ne coïncide pas toujours
parfaitement avec l'expérience du voyageur. Les points de vue personnels
se forment et se développent alors par une tentative d'émancipation vis-à
vis des connaissances et des procédés de l'orientalisme officiel.
Déjà tout au début, dans l'introduction au Voya"e en Orient, Nerval
distingue les deux niveaux du voyage, celui des "mésaventures"
•
•
personnelles, et celui des "tableaux" et des "descriptions" à faire, en 1ll1'nW
temps qu'il reconnaît le décalage immense qui existe entre les acquis
culturels et l'expérience de la réalité.
C'est une assez triste litanie de mésaventures, c'est une bi('n
pauvre description à faire, un tableau sans horizon, sans
paysage, où il devient impossible d'utiliser les troIS ou quatr{'
vues de Suisse ou d'Italie qu'on a faites avant df' partir. 13
Flaubert aussi explique dans une lettre à Louise Colet l'incompatibilité qu'il
a remarquée entre les représentations traditionnelles de l'Orient et sa
propre perception.
On a compris, jusqu'à présent, l'Orient comme quelque chose
de miroitant, de hurlant, de passionné, de heurté. On n'y a
vu que des bayadères et des sabres recourbés, le fanatISme, la
volupté, etc .. En un mot, on en reste encore à Byron Moi, je
l'ai senti différemment.14
C'est parce que ce décalage existe qu'il y a de la place pour une
expérience personnelle de l'Orient avec les émotions caractéristiqueH qui
l'accompagnent. On comprend alors l'importance que peuvent acquérir les
rencontres féminines qui deviennent des occasions de contacts directs et de
connaissances individualisées. Dans la multiplicité des figures féminines
mentionnées, quelques unes sont identifiées par leur prénom, leur passé,
leur relation avec le voyageur. Et sur le fond commun, toujours présent,
d'informations générales et banalisées sur la femme orientale, surgissent
•
•
70
des détails anecdotiques ou intimes. Ainsi, la longue liste des visites de
Flaubert aux danseuses et aux courtisanes d'Egypte est conforme à ce que
Pierre Marc de Biasi appelle "l'automatisme de l'époque: l'Orient étant
synonyme d'érotisme".15 Mais à côté des évocations purement physiques,
Flaubert offre sa propre vision d'un univers féminin à la fois grotesque et
mélancolique, contribuant à démystifier en partie les images recueillies
dans les textes. Dans une lettre à Louise Colet, à qui il avait donné à lire les
Notes de yoya(W, il exprime sa réticence devant les versions embellies et
édulcorées de l'Orient:
Mais les gens de goût, les gens à enjolivements, à
purifications, à illusions, ceux qui font des manuels
d'anatomie pour les dames, de la science à la portée de tous,
du sentiment coquet et de l'art aimable, grattent, enièvent; et
ils sc prétendent classiques, les malheureux! 16
À part la démystification, la fuite dans l'imaginaire est un autre
moyen de faire intervenir sa sensibilité. Lorsque le souvenir d'un Orient
appris et espéré est en conflit avec l'Orient moderne, le refuge dans le rêve
devient la solution. Nerval écrit à Théophile Gautier en 1843:
Moi, J'ai perdu, royaume à royaume et province à province, la
plus bene moitié de l'univers, et bientôt je ne vais plus savoir
où réfugier mes rêves; mais c'est l'Egypte que je regrette le
plus d'avoir chassée de mon imagination pour la loger
tristement dans mes souvenirs.17
•
•
71
Cette plainte du rêve trahi montre que l'auteur-voyageur attend du rÙel
perçu qu'il se modèle et se modifie en fonction de lui. Et chez Nerval,
malgré les déclarations formelles de fidélité à ln réalité, la narration ~e
perd souvent dans la fiction. Le récit de ses aventures rOmalll\gqlU.\H et.
amoureuses passe aisément d'un plan à l'autre sans qu'un indice Ill' le
signale en particulier. Les épisodes de l'esclave Zeynab et de la princrsse
Salèma ou les projets de mariage à l'Egyptienne, bien que tout il fait.
plausibles dans le contexte oriental de l'époque, sont des repré~entat.ions dt'
désirs imaginaires. Seuls les contes du calife Hakem et de la reine du
matin se Rituent franchement dans un monde mythologique. La démarche
de Nerval s'inscrit ainsi à contre courant de l'idéologie orientaliste qui se
veut un savoir systématique avec une méthode d'approche scienti fique el
objective.
1) w narrateur-acteur.
L'auteur-voyageur cesse d'être un observateur pour parler de Hon
expérience intime; il devient la matière même de son texte ct un
personnage actif dans cet univers féminin étranger. Il a désormais
quelque chose à désirer, quelque chose à entreprendre .
.. , J'aime à conduire ma vie comme un roman, et je
me place volontiers dans la situation d'un de ces héros actifs
et résolus qui veulent à tout prix créer autour d'eux le drame,
le noeud, l'intérêt, l'action en un mot,18
•
•
72
écrit Nerval. Devenu un personnage de roman, il s'intègre à la foule qui
déambule dans les rues du Caire observant deux femmes voilées qui
l'entraînent dans une aventure plaisante au dénouement surprenant: c'est
"Une aventure au Besestain".
Deux femmes s'étaient arrêtées derrière moi et
riaient de ma curiosité. Je me retourne et je vois bien à leur
mantille de taffetas noir, à leur pardessus de lévantine verte
qu'elles n'appartenaient pas à la classe des marchandes
ri'oranges du Mouski. Je m'élance au-devant d'elles, mais
elles baissent leur voile et m'échappent. Je les suis et j'arrive
bientôt dans une longue rue qui tn~verse toutes la ville. 19
On voit comment la première personne du singulier est ici un sujet actif
assumant l'initiative de ses actions. En fait, Nerval va pratiquement jouer
tous les rôles possibles face aux femmes orientales. TI est le prétendant au
mariage lorsqu'il cherche une épouse en Egypte et l'amoureux anxieux
avec Salèma. Il est aussi le notable oriental (plus ou moins) aisé qui
s'achète une esclave et ensuite le maître soupçonneux et trompé lors de
l'idylle de Zeynab aver l'AI ménien, sur le bateau.
Si la garde d'une femme est difficile pour un mari,
que ne sera-ce pour un maître! C'est la position d'Arnolphe
et de Geùrges Dandin 20
s'cxclamc Nerval qUl, par une sorte de dédoublement, arrive à s'observer
dans ses rôles.
•
•
Quant à Flaubert, il est souvent à la recherche du plaisir physiqu('
avec les "danseuses" égyptiennes. Mais lui aussi, par moments, fit' lais~e
prendre par l'illusion de vivre une histoire sentimentale dont il fil'rait 1('
héros. Après la nuit passée avec Kutchouk Hanem, il écrit:
... quelle douceur ce serait pour l'orgueil si en partant 011
était sûr de laisser un souvenir et qu'elle pcnserlIIt Il VOliS
plus qu'aux autres, que vous resterez en son COPtlf À deux
heures troil> quarts elle sc réveille; rccoup!i plclIl d<>
tendresse, nous nous serrions les mains; nous nous !'ommcs
aimés, je le crois du moms.21
Malgré, ou peut-être à cause des interférenceR romanesques ou
imaginaires, le récit des rencontres personnelles avec les femmefi
orientales est partie intégrante du discours autobiographiqU(l. Car la
situation même de celui qui parle est le lieu des significations les plus
importantes. Nerval et Flaubert apportent dans leur découverte de
l'univers féminin oriental, en plus de leurs attitudes culturelles générales,
une mythologie personnelle, les traces de leurs sentiments ct de leur rêve,
ainsi que nous le verrons plus loin.
D Fonction textuelle du couple JE et ELlE,
Dans le déroulement temporel du voyage le Je constitue l'axe
événementiel autour duquel s'ordonnent les rencontres féminines dans
leur succession et leur diversité. Au niveau textuel, les relations de
•
•
74
l'auteur-voyageur avec la femme orientale s'organisent en une opposition
formelle, une polarisation entre Je et Elle. La valeur référentielle du ,Je
reste stable et solide; eUe renvoie constamment au locuteur, ce qui crée une
unité, une isotopie dans le discours. La femme orientale est toujours
représentée par la troisième personne du singulier, mais contrairement au
.Je, sa valeur référentielle est mouvante et multiple. Tour à tour le pronom
Elle se réfère à une femme unique représentant la femm.e orientale en
général:
Il ne m'a pas semblé indifférent d'étudier dans une
seule femme d'Orient le caractère probable de beaucoup
d'autres 22
ou la femme orientale dans sa permanence passée et future:
Il faut que je m'unisse à quelque fille ingénue de ce
sol sacré qui est notre première patrie à tous.23
Par moments, elle est assimilée à une entité abstraite et immuable sans
possibilité d'évolution.
La femme musulmane est barricadée,24
commente ironiquement Flaubert à propos de ses vêtements. À d'autres
moments elle est une personne nettement ind;"ridualisée avec qui le
voyageur entretient des relations intimes. Mais à aucun moment la femme
•
•
orientale n'est directement interpelléc, et jamais le VOlLS ou Ic Tu rH' vont 8t'
substituer à Elle, d'où l'absence d'une situation de dialogue.
Il est vrai que le problème du langage empêche' toute communient aon
qui se passerait d'interprète, Mme Bonhomme, Mnl(' Carlès, le drogman
Joseph sont toujours présents. Et les rares tC'ntatÎves d(' Nl'rval dt'
s'adresser directement à Zeynab donnent lieu à des Inalentendus. Mais
l'exclusion de tout dialogue est symptomatique d'une rclation
fondamentalement inégalitaire entre le Je re~r{>st'ntant la c()n:~cietH'('
européenne et masculine, et le Elle confiné dans le rô1l' d'une lll'l'{'('
personne passive. Car l'auteur-voyageur, outre qu'il vipnt d'ull pays
puissant, possède le savoir alors qu'clle ne l'a pas. Nerval essail' en vain
d'enseigner le français à Zeynab. Et, de plus, l'expérience rl"v("dl' qu(' non
seulement Zeynab est illettrée, mais ignorante des princip<'s élémcnlai n'B
de lecture et d'écriture.
Elle avait cru que, toutes les foil> qu'on pensait Il une
chose en promenant au hasard la plume sur le papier, l'iMe
devait ainsi se traduire clairement pour l'oeil du lcctf'ur .Je
la détrompais ... 25
Le voyageur possède aussi l'argent qu'il dépense comme il l'entend.
Nerval se fait prier pour acheter de nouveaux vêtements à 'l.eynab, alors quI'
Flaubert compte les piastres payées aux courtisan(~s. VÜ.;JLanl unI'
prostituée en compagnie de Maxime du Camp, il héslte sur)(' prix a payer,
mais prend sa décision sans échanger un seul mot avec la fcmm(!
•
• L
Dix piastres pour nous deux, on trouve que c'est peu·
Je mateJot à la porte affirme que c'est suffisant.26
76
Par conséquent, autour de ce couple Je / Elle - supérieur/inférieur,
sujet/objet, actif/passif - s'organise un univers actantiel sous-jacent qui
sert de support au déroulement textuel, mais qui, en surface, se morcelle et
He divise en de nombreuses séquences narratives .
•
•
77
NOTES
1 Flaubert était nomn1é chargé de mission du Minist(·l't' dt' l'Agneu1tuI'l' et du Commerce: il devait enquêter sur les productions industrH'lks pt agricoles des rébrions visItées. Pour Nerval, .Jl'an HlclH'l' parle aussI dl' la possibilité d'une mission, suggérée par h· l'aIl qu'il l'tait autOl'\Sl' il voyager sur les bateaux de l'étal l'Il payant Sl'l'l'l"t l'Ill l' Ill, h' pn x d(' sa nourriture.
2 D'après Pi ChOiS, cet ami seratt Théophdl' \)ond('y qUI aV:llt pl'lS Ip pseudonyme de Pll1lotée O'Nl'ddy.
3 Nerval, Gérard de, V()ya~e l'Il Orient" op. cil, p. 17:3.
4 Biasi, Pierre-Marc de, dans "l'lnlrodudlOn" au VOy;t~l' ('Il 1;;~y~,!.1J.h tih p. 97, écrit: "Le Voyage l~~gyptl' n(' l:>e présl'llI,(' pas COIllIlH' Ull
manuscrit définitif préparé pour la puhhc:.ltioll, IllalS (,OIllIlH' IIll :-.i mpll' développement de noies de voyages."
5 Flaubert, Gustave, Voyage en Ii~gyptl', op. cit ,p. 1 :~().
6 Nerval, Gérard de, Voyage en Orient, op. ('iL, p. :HlH. (C'est nous !J11i soulignons)
7 Flaubert, Gustave, Voyage en Ii~gyptt', op. ciL, p. 2:Hi. (C'est nous !j11i soulignons)
8 Nerval, Gérard de, Voyage en Ol'lpnt, ilP cit, Il 'i07.
9 Ibid., p. 608.
10 Benveniste, Emile, Les retatlOns dl' LPrnps dans le Vl'r1){' fl':llI\,al:-', dans Problème de linguistique gént>rale, Gallimard, Pari~, !!)(if), p. ~:n a 2riO
11 Nerval, Gérard de, Voyage en Onpnt, op ciL, p ()07
12 Flaubert, Gustave, Voyag-C' en Egypt(', op. ciL, p. 2.~:3
13 Nerval, Gérard de, Voyag-e cn Onent, op. clt, p. 17:3.
14 Flaubert, Gustave, Correspondances, T. II, op. çiL, p. :U~:t
•
•
78
15 Biasi, Pierre Marc de, dans la note 38 au Voyage en Egypte de Gustave Flauhert, op. Clt., p. 70.
16 Flauhert, Gustave, Correspondances, T. II, op. cit., p. 284.
17 Nerval, Gérard de, Correspondances, T. I, op. cit. p. 881.
18 Nerval, Gérard de, Voyage en Odent, op. ciL, p. 506.
19 Thid.., p. 286. (C'est nous qui soulignons)
20 Thi.d., p. :351.
21 Flaubert, Gustave, Voyage en Egypte, op. cit., p. 287 et 288.
2'2 Nerval, Gérard de, Voyage en Ol;ent, op. cit., p. 379.
2.1 Ihid., p. 50(-).
2tI Flauhert, Gustave, Voyage en Egypte, op. cil., p. 197.
25 Nerval, Gérard de, Voyage en Odent, op. cit., p. 376.
26 Flaubert., Gustave, Voyage en Egyph, op. cit., p. 264 .
• CHAPITRE II
LES RENCONTRES Fl<jMININgS I~T
LES CONTRAINTES NARRATIVES DU RÉCrI' DIl; VOYAG}l~
Un récit de voyage €'xprime toujours une possibilit.é d'aventure ou dp
succession d'aventures. Déjà dans l'Odyssée le ret.our d'Ulyssp il. Ithaqul'
est retardé par les difficultés qu'il rencontre et qu'il doit sunnollL('1" avant.
de poursuivre sa navigation. De sorte que le récit c!p son voyagp dt'vient.,
selon la formule de Todorov, "un récit de récits".1 ll~n ce qUI COllCpl"IW \P8
textes de Nerval et de Flaubert, l'itinéraire sert égalenH'llt de support. aux
déplacements, et se matérialise par les étapes et les visÎt(IS dps vi Iles l't. dps
sites touristiques. De plus, l'itinéraire s'inscrit dans une dur(I(I, url('
progression au caractère irréversible. Par conséquent, II' Lemps ct l'espaee
constituent l'armature de leur récit de voyage. Aussi n'pst-il pas {·tonnant
de constater que les coordonnées spatio-temporelles déterrl1Inl'nt 1('8
rencontres féminines, c'est-à-dire qu'e1les inaugurent O\l cone!tH'nt d('s
scénarios qui restent pratiquement fermés sur eux-mêmes, le début. d'une
aventure ne survenant qu'après la fin de la précédente pour cause de
déplacement .
•
•
•
A Les coptraintes narratives de l'itinéraire,
Dans la chaîne logico-temporelle de la narrativité, les épisodes
féminins apportent une perspective événementielle chronologique, un
avant et un après qui rythment la progression du voyageur. D'où le
caractère irrégulier de leur insertion dans le déroulement du récit. À
certains passages denses, au rythme d'apparitions serrées de présences
féminines, répondent des moments d'absence et de désintérêt. Flaubert, au
début de son séjour en Egypte, multiplie les rencontres féminiI1.Js qui
diminuent au Liban et à Jérusalem pour reprendre à Constantinople.
Nerval aussi oublie par moments ce qu'il appelle les "Inconvénients du
célibat", pour se livrer au tourisme dans les rues du Caire. Il est vrai que
la pratique de la discontinuité est censée reproduire le mode de vie du
voyage même, régi par les seuls principes du plaisir et de l'imprévu comme
l'explique Nerval.
Je complotais une idée plus belle encore: c'était de me
faire conduire au point le plus embrouillé de la ville ... et puis
d'errer à l'aventure, sans interprète et sans compagnon,
et d'ajouter plus loin, comme une justification à cette disponibilité à
l'aventure,
D'ailleurs, qu'est-ce Qu'une belle perspective, un monument,
un détail curieux, sans le hasard, sans l'Imprévu? 2
•
•
Ce même plaisir de l'errance sans but est ressenti par Flaubert:
Je me prl)mène tout seul dans Lp Cmn" par un bran sole·JI,
dans le quartier conlprÏ1, entre Caram('idnn l't ln porte dl'
Boulak; Je me perds dans les ruelles et J'arrive il lb. nIls-<h'
sac.3
Hl .
Par conséquent, l'accumulation d'expériences dispersées l\ngt'ndl'l'
une rupture entre les différents épisodes du voyage, La question qui SP pOH<'
alors est de savoir si le récit brisé au niveau séquentiel retr'ouv(' UlH' unit(·
au niveau de la structure constante des rapports enti'l' les IH'l'sonnagl'S, au
niveau des registres de narration et au niveau d'une harmOnlt' globah'.
B 1& schéma de la ''Rencontre'',
Lorsque l'on considère le couple Je 1 E" - représentant l'aute l lr-
voyageur et la femme orientale sous ses identités multiples --- dans la
structure de leur rapport, toutes les présences féminiTH's l)('uvent ('tr('
envisagées comme les différentes réalisations possibles d'un rnodll('
narratif construit sur le schéma de la "Rencontre". I·~n effet, f('group(; t'n
dehors du contexte et réduit à ses termes les plus simples, chaqu(· (;plsod(~
féminin révèle une organisation séquentielle semblable. l1J)(~ clrconstanc('
temporelle ou spatiale - un déplacement, une VÏtHtC Il un llIoment donn('
- permet ou entraîne la vision - ou son corollaire, l'apparit.ion -- d'une
femme qui devient l'objet d'une curiosité ou d'un désir qui se r(~sOdH!nt.
dans le départ. Ces articulations, bien que toujours présentes, sont. plus
•
•
82
clairement perceptibles dans les mini récits de rencontre comme celle des
deux femmes druzes de la montagne libanaise qui offrent du lait à Nerval.
Je pris congé de ce Turc et, comme je savais que mes
compagnons resteraient encore à Bethmérie pendant la plus
grande chaleur du jour, je me dirigeai vers le quartier des
Druzes, accompagné du se',ll Moussa 4
Ainsi commence par une double détermination spatiale et temporelle
le premier des trois paragraphes consacrés à cet épisode. Puis, le second
paragraphe se concentre sur ce que Nerval appelle "l'examen rapide"5 de
cc groupe, motivé par la curiosité de voir que "les traits de la population
druze ont quelque rapport avec ceux de la race persane". 6 Après la fin du
troisième paragraphe, le "J'allais plus loin"7 de Nerval met
automatiqut'ment fin à la séquence. On voit ici le modèle de tous les
épisodes de rencontre avec) bien sûr, des variations circonstancielles
possibles, une diversification dans la modulation et les degrés du désir et de
la curiosité, et toujours un départ inévitable; qu'il soit souhaité ou refusé.
Ainsi, la relation avec Zeynab, malgré sa durée et ses péripéties
vm;écs, reprend le même schéma. Elle débute à l'occasion d'une visite au
marché d'psc1avps du Caire où le voyageur est attiré par les traits exotiques
dl' la ,J avanaise. Ellt' manque de se terminer une première fois lorsque
Nerval pPllse l'affranchir avant de quitter l'Egypte. Mais, comme ils
prennPllt It' bateau ensemble pour le Liban, la séquence ne s'achève
n~('llcm(lnt qu'après le départ précipité de Nerval pour Constantinople.
•
•
Évidemment, les espaces qui séparent les différents momcrüs lTuciaux
sont d'une durée inégale: la vue, le désir et la décision dl' Nprval sont quasi
simultanés, alors qu'un grand nombre d'incidents He produü·wnt l'nt.I'l' h'
deuxième temps et la rupture définitive. Cepl'ndnnt., 1(' dénOlWIl\l'Ilt
s'impose inexorablement car le voyageur doit. partir et pourHuivrt\ Hon
périple. Ainsi, le lien causal très faible entre les diver~ épiROdl'8 t'Hl au
contraire impératif à l'intérieur de chaque scénario car il lie l'arri V(\l' du
voyageur à son départ. Nerval voudrait bien 6chapppr Ù l'pUe "fat.altt.{> du
voyage"8 et renouer les liens rompus, maIS il :';:l1t qu'tIIw foiH l'{>plsodl'
terminé, les situations vécues ne sont pas réverHibles et Il ne }wut. y aVOIr
d'interférences possibles avec les épisodes suivants.
Mais que résoudre? SI je retourne en Syrie plus tard,
je verrai renaître cette fièvre qU(' J'UI cu 1(> mlllhpur d'y
prendre: c'est l'opimon des médeCinS '~uallt fi flllrc Vl'lIlr Ici
la femme que j'avais ChOISie, ne ~enllt-ce pa~ l'expohPr <,11(,
même à ces terribles maladies qui emportent dans ln!> pay~
du nord les trois quarts des fnmmes d'OTlPnt qu'on y
transplante?9
Il peut arriver toutefois que deux lignes narra ti veH courerl t
parallèlement pendant un certain temps. L'aventure de ~eynab He pourHuit
alors que Salèma entre en scène, mai s le lien ùe causalité pntn' ces deux
épisodes reste au niveau syntagmatique (contrairnrnent au niveau
symbolique) superficiel: c'est simplement parce que le voyageur a conduit
•
•
Zeynab chez Mme Carlès qu'il va rencontrer Salèma. Juste un concours de
circonstances, en somme.
Chez Flaubert, la rencontre avec Kutchouk Hanem, qui est la
rencontre féminine la plus importante du récit, coïncide avec le séjour à
J~sneh. :F;lle commence par une impression visuelle:
Sur J'escalier, en face de nous, la lumière l'entourant, et se
détachant sur le fond b1eu du cie1, une femme debout ... 10
ct sc termine par les adieux. Comme Flaubert l'explique plus tard à Louise
Colet, les contraintes et la fatalité du voyage limitent les relations dans le
temps ct l'espace.
J'en reviens à Kutchouk ... Nous faisons de l'esthétique sur
son compte, tandis que ce fameux voyageur si intéressant qui
a eu les honneurs de sa cou~he est complètement parti de son
souvenir comme bien d'autres. Ah' cela rend modeste de
voyager, on voit quelle petite place on occupe dans 1e
monde. Il
c Valeyr dramatique du couple Je 1 EUe.
L'ordre des ~pisodes ne permet pas de repérer une progression
narrative ou la production d'une causalité d'un épisode à l'autre. Par
contre, le sch6nla dl~ la "Rencontre" définit un dynamisme, une
dramatisation dans les relations de Je à Elle. Autour de ce couple
•
•
surgissent et s'interposent sporadiquement les "Aut.res". les traductpu1"s.
les intermédiaires, les hôteliers qui peuvent facili t.el- ((,011\11H' M HW
Bonhomme) ou compliquer (comme l'Arménien gUI" Il' bateau) la Bituat.lOl1
Que leur rôle soit positif ou négatif. la nécessite' de Il'ur pn:'st'IH'P confi nlH'
l'écart et la polarisation entre de et Elle. Il (,8t dit qu'il existp aussi l'Il
Orient une autre force, extérieure aux hOlllIlle8, pt, dont l'lIlfllll'IH'(\ l'st.
reconnue par les protagonistes. C'est la fatalité qui intprfl'rp dans Il'ur Vil'
et les prive de liberté, ce qui accentue la tensioll orallldt.iqul'. Au 1ll01lll'1\t.
de quitter le Liban, Nerval s'en remet ainsi à Dieu ct à la f~lt.alit{>.
Mon ami, l'homme s'agite et Dipu le m(\I](, Il t'LilI.
sans doute étabh de toute éternité quP JP 'H' pOllrr:\I~ 1111'
marier ni en Egypte, ni en Syne, pay~ où I('~ UIlIOI1~ <.,onl.
pourtant d'une faCilité qUi touche à l'absurde 1 ~
D Le double registre de représentation,
Le deuxième facteur de cohérence dans la composition de l'univers
féminin orientaJ découle de la distinction déjà établie entre Ips deux
modalités d'intervention du sujet énonciateur dans le t.exte. CeUp
distinction entraîne un double plan de représentat.lOn: celUI du voyageur
orientaliste, érudit, contemplatif qui révèle une attItude deSCrIptive (!t
cognitive, et celUl du sujet impliqué dans l'aelion qUI (!xhl he UIH' volont/! dt·
participation. Dans le schéma narratif de la "I{cncontrc". I(!~ tllotJvaLIlHlS
de l'orientaliste sont évidemment beaucoup plus souvent de l'()rdf(~ de )a
•
•
curiosité que du désir, Il faudrait cependant ajouter que ces deux plans
d'expression sont étroitement entremêlés, qu'ils se croisent., 8l'
superposent, se succèdent sans qu'il soit toujours possible de les séparer.
Je me fis raconter en détail les aventures de crUe
pauvre fille, Cela ressemblait à toutes les histoirrs d'csclnvrs
possibles, à l'Adrienne de Térence, à Mlle Aissé. Il est birn
entendu que je ne me flattais pas d'obtenir la vérité complèü·.
Issue de nobles parents, enlevée toute petite au bord de III
mer, chose qui serait invr81semblable aujourd'hui dans la
Méditerranée, mais qui reste probable au point de vue drs
mers du sud. Et d'ailleurs, d'où serait-ene venue? Il n'y
avait pas à douter de son origine malaise. Les sujets de
l'empire ottoman ne peuvent être vendus sous aucun
prétexte. 13
Dans un passage pareil, où Nerval raconte l'histoire de la vie de l'esela ve
qu'il s'est choisie, il est pratiquement impossible de délimiter les deux
plans du discours et de la narration, de savoir si les connaissances érudites
et les informations historiques sont sciemment greffées sur les moti fs
narratifs, comme une technique d'amplification et d'enrichissement, ou
s'il s'agit d'une mise en récit, d'une recherche de l'action pour rai rl'
passer les détails purement informatifs.
Toujours est-il que ce double registre, qui est une constante, est un
facteur de cohérence interne, Il communique au réei t de voyage une
tonalité particulière et se situe au point de convergence de la douhle
•
•
intention du récit de voyage au XIXe siècle, qui est informative autant que
narrative et personnelle.
E La OOQIpositjQn plé1odigye.
On peut envisager une architecture globale du récit de voyage qui
donnerait à la présence de la femme orientale une fonction musicale. Elle
porte ainsi une mélodie identique (alors que le phrasé peut se diversifier)
qui parcourt le texte, parfois en sourdine, parfois en forte, créant un
équilibre ou une harmonie mobile entre les différents aspects de sa
représentation. Cette structure musicale nermet d'intégrer avec facilité les
observations objectives autant que les déformations de la ré~1ité ou les
digressions romanesques. Elle s'accommode facilement du mélange des
tons et des registres du discours. Elle justifie aussi les ruptures entre les
séquences narratives. La représentation de la femme orientale, à la fois
préservée de la contamination pureulent narrative et du discours
orientaliste, apparaît comme un thème aux modulations variées qui se
manifeste par un jeu subtil de récurrences, d'échos, de contrepoints et
d'analogies.
Gerald Schaeffer, dans son étude sur le YoyaKe en Orient de Nerval a
bien montré comment les rencontres féminines sont justement composées
les unes en fonction des autres selon des critères d'opposition, de répétition
et d'analogie. D'abord, l'opposition fondamentale entre les femInes
d'Orient et les femmes d'Occident est proposée par la division de l'ouvrage
•
•
en deux parties, vers l'Orient/l'Orient. "La dualité du récit <lu'rxprime la
division vers l'Orien tll'Orient implique le jru de Il\ouvelllrntg ('l dp
personnages homologues, destinés à peindre l'afl'rontet11rnt de l'Ot'cüfl'nt. pt
de l'Orient".14 Cette opération se manifeste par le thème du cont.raste l'ntrl'
les femmes blondes et les femmes brunes, un thème tenace et récUl'rc-nt. qui
apparaît à Vienne, puis au Caire:
Une femme blanche doit ressortir admirablement !lU milieu
de ces fines de la nuit. 15
puis, plus tard au Liban, lorsque Zeynab forme avec Salèma un couple
antithétique,
Elles sont bien ensemble; c'est comme le jour et la nuit. 16
s'exclalYle Mme Carlès.
Les critères d'analogie créent une résonance, un écho entre leg
diverses apparitions de femlYles. Ainsi, d'après Gerald Schaeffer, "Une
aventure au Besestain", où Nerval, dans le dédale des rues du Cai re, Huit
deux femmes - aux mantilles noires et aux masques blancs - "nous
ramène à l'épisode viennois puisque, d'origine européenne, elles
ressemblent aux dOlYlinos de l'Opéra''.17 De la même façon, tous les
scénarios de mariages abandonnés du Caire annoncent les projets d'union
avec Salèma. Et toujours présent le refrain inlassablement répété sur la
beauté des femmes, à Genève, à Vienne, au Caire, au Liban, à
•
•
Constantinople. Dans cette construction au caractère musical, la femme
orientale est un thème important aux variations infinies, comme en
mutation constante dans le dér~'.!lement du texte.
Chez Flaubert, la mélodie de la femme suit de plus près la linéarité
du texte, favorisée en cela par ce que Pierre Marc de Biasi appelle "une
écriture minimaliste", où l'expression se lim.ite volontairement au strict
minimum. Le thème de la femme y est récurrent mais d'une manière
syncopée, dans des segments répartis à divers endroits de la chaîne
syntagmatique avec un decrescendo sensible après le départ d'Egypte. Là
aussi, une composition en contrepoint, en contraste, pour révéler non plus
la multiplicité féminine comme chez Nerval, mais les discordances parfois
grinçantes de l'univers féminin oriental: l'or, le clinquant opposé au
dérisoire, comme cette image de la maison d'une f'l'ostituée:
C'était sous une hutte en terre, à peine assez haute
pour Qu'une femme s'y tînt, dans un quartier hors de la ville,
tout en ruines, et ruines à ras de terre, au milieu de ce
silence, ces femmes en rouge et en or.18
En alternant ainsi la présence et l'absence de la femme, en l'oubliant
pour la faire surgir plus loin, sous une autre forme, la narration se joue de
la discontinuité pour faire de la femme orientale un motif musical
permanent et durable .
•
•
NOTES
1 Todorov, Tzvetan, Poétique de la prose, Seuil, Paris, 1971, p. 74.
2 Nerval, Gérard de, voya~e en Orient, op. cit., p. 283.
3 Flaubert, Gustave, voyaiW en Ee:ypte, op. cit., p. 243 et 244.
4 Nerval, Gérard de, voya~ en Orient, op. cit., p. 486.
5 Ihid., p. 486.
6 lhûL, p. 487.
7 IhllL, p. 487.
8 Scbaeffer, Gerald, Le yoya"e en Orient de Neryal. Études des structures, La Baconnière, Neuchâtel, 1967, p. 301.
9 Nerval, Gérard de, Voya~e en Orient, op. cit., p. 600.
10 Flaubert, Gustave, voya~e en ElO'Pte, op. cit., p. 280.
11 Flaubert, Gustave, Correspondances, T. Il, op. clt., p. 284.
12 Nerval, Gérard de, voyai€ en Orient, op. cit., p. 599.
13 Ibid., p. 357.
14 Schaeffer, Gerald, op. cit., p. 302.
15 Nerval, Gérard de, Yoya~ en Orient, op. cit., p. 323.
16 Ibid., p. 512.
17 Schaeffer, Gerald, op. cit., p. 320.
18. Flaubert, Gustave, Voya~e en Ecpte, QP. cit., p. 295 et 296 .
•
•
TROISIÈME PARTIE
LA REPRÉSENTATION DE LA FEMME ORIENTALE
ET LE SENS DU RÉCIT DU VOYAGE
•
•
La représentation de la femme orientale a été envisagée jm:;ql1(\ Iii l'n
fonction de l'observation et de l'expérience de l'auteur-voyag<.'ur, dCH
conventions culturelles et des contraintes du récit de voyage. Elk H(' r<"vNp
une combinaison complexe de connaissances concrètes et livl'(\squl'S, un
mélange de fictions romanesques et de souvenirs autobiogrllphiqlH'H
répartis en des îlots narratifs discontinus ct autonoml's. On pl'ut alors SP
demander Ri ces différentes composantes de la repréHentation (Il> la fpmm('
orientale ne sont pas liées à une signification global<.' du récit dl' voyagt'
Une signification dont on voit bien qu'elle n'est ni déterminél' par un
enchaînement logique nécessai re, ni imposée par u ne réa 1 i t~
immédiatement sensible, maiE qui découlerait d'un ordre de relations qui
existe entre les diverses représentations, et entre les représent.ations pt
l'auteur-voyageur. Pour Michel Foucault,
L'ordre, c'est à la fois ce qui se donne dans I(>s choses
comme leur loi intérieure, le réseau secret selon Ipqupl ell(·s
se regardent en quelque sorte les unes les autr!'s et ce qUI
n'existe qu'à travers la grille d'un regard, d'une attentIOn,
d'un langage. 1
Donc, en plus de l'organisation interne déjà étudiée, il s'agit
d'identifier les origines et les caractéristiques des axes directeurs de la
•
•
significatIon globale du récit de voyage et les prises de position qu'elle
détermine par rapport à la représentation de la femme orientale.
Les codes fondamentaux de la culture collective européenne
concernant l'Orient et les grands courants de pensée de l'époque fixent
d'entrée de jeu, pour chaque homme, les postulats, les croyances, les
schémas perceptifs ct les types d'images et de fantasmes auxquels il aura
affaire. L'usage et le mode d'application de ce système imposé plutôt que
créé par l'auteur-voyageur expriment des attitudes et des options
personnel1es. (1)
Puis, cette cohérence peut être recherchée au niveau de la personne de
l'auteur-voyageur, de sa sensibilité, de ses aspirations et des circonstances
particulières de son discours. (II)
La représentation de la femme orientale sera alors tout à fait conforme
à l'articulation centrale du récit de voyage: une relation au monde et une
expression de soi. "En son essence propre, la représentation est à la fois
indication ct apparaître; rapport à un objet et manifestation de soi",2
souligne Michel Foucault .
•
•
CHAPITRE 1
A Le discours Sur l'Olient et le discours sur la f(~mml',
Si l'on conçoit, comme Todorov, que ce quo on HPlH'lIl' aujourd'hlll lllH'
idéologie c'est "}'ensenlble de positions, d'aUrludl'~ Pt. d'ielt'·ps parl.agt"l's par
la collectivité à un nlOmcnt de Ron histoire",:l on lwuL dln' qu'II l'xistp :tll
XIXe siècle une idéologie ori('ntahste Elle e~t fortlw(' d'ull 1ll{·langp cil'
savoir scientifiqur, nourri par les thèses des hist.OIïPIlS, 1'1, d'ull v{'ntahlt·
engouement pour l'Ol;ent qui afCecte autant les domai !WS de J:. (1{·t'(Wal.lolI,
de la mode, que l('s oeuvres des poètes cl dps l'ssa'yi~t.l's. À t.pl pOIllt. qllt'
Victor Hugo voit duns cette passion une oripntaLIOll clIlt.ul·('II(·
fondamentale. "Au siècle de Louis XIV on étmt 11l'l1éniste, malnt(·rwnt. on
est orientaliste",4 écrit-il en 1829.
Ces principes du dispositif idéologique qui contribuent ù la formation
du discours orientaliste s'appliquent aussi à la productIOn du discours sur
la femme. Pendant des siècles, les écrits sur les femnws sp ~ont r{'c1arn('s
de l'objectivité scientifiqu~ ct du hon bens populéure pour \,r·n!.('r d'(·tabllr
une "nature féminine" spéc:i fiquc. L'article ""'pm me", publ i{> dans 1(> tOIlW
de 1872 du Grand dictionnaire de Pierre Larousse, rôvele quelqlles asp(~eLs
de cette idéologie qui fonde, par exemple, la sensibilité ct l'imagination
•
•
excessive des femmes sur des données biologiques.5 La volonté commune
de ces deme idéologies consiste à maintenir le concept de la différence.
L'Orient se définit par son "orientalité" et la femme par sa "fémÎnité".
n'où les comparatifs et les caractérisants stéréotypés qui leur sont accolés,
comme "splendeur orientale" ou "inconstance féminine", ou aussi
l'émotivité qui cst à la fois féminine et orientale. Et c'est justement parce
que la femme orientale sc trouve au point de rencontre de ces deux discours
- E,ur la Femme et sur J'Orient - que les analogies et les transpositions de
l'un à J'autre sont inévItables. Par conséquent, la femme participe aux
tentatives d'in terprétations globales dp l'Orient, comme toute vision de
l'Orient s'applique aussi à la femme orientale.
B La dichotomie Orient 1 Occident,
L'approche et la conn~l1ssance de l'Orient se placent toujours sous le
signe de la dichotomie Orient 1 Occident. Les frontières géographiques
entre les deux conti nents s'accompagnent de distinctions sociales,
culturelles et ethniques. Par une pratique presque universelle, les gens
définissent leur espace familier, leur identité, par opposition aux territoires
voisins, inconnus, différents, "barbares". Probablement con1me le citoyen
d'Athènl's devait se sentir autant non barbare que positivement athénien,
l'l·~llrop(' du X IXl' sil'cle dôfini t négativement son identité en s'opposant à
l'Orient. Il faut dire que cette attitude est le résultat d'un long
cheminement historique. La Grèce avait dû déjà préserver son identité en
livrant bataille aux Perses de Xerxès. Puis, Alexandre le Grand,
•
•
conquérant et humaniste, a propagé la culture hellénique t'Il Oripnt. ll~nfin,
les Croisé::; pensaient défendre leur appartenance l'pligi('us(' face il un
Islam victorieux. La littérature qui s'est édifiée à partir d" ceR "xpl~ril'Ill·(,~.
des Perses d'Eschyle à la Chanson de Roland. perpétue l'imagl' d'un Oril'nt
hostile à l'Occident. Aussi le motif de danger associé à l'OrÎ('nt n'st,(\ arl('n.~
dans les esprits et se transpose naturellement dam; la p('rcpption dl's
relations avec la femme orientale. Surtout que la femme ('lIe-mêl1w l'st
regardée comme une menace potE'ntielle depuis que la r('liJ-~on chrét.iennt'
lui a fait assumer la responsabilité de la faute originelle.
C L'Orient OPPOSé à l'Occident.
Cette menace féminine, toujours présente à l'état latent, s'incarne en
Orient dans deux types de séductrices. D'abord la séductrice aux charm('s
insidieux et discrets qui subjugue le voyageur. Ainsi Nerval, absorbé par la
contemplation de Zeynab et Salèma s'amusant ensemble, prend
instinctivement conscience du danger qui le guette: "Ce spedacle avait un
charme dangereux pour moi: je ne tardai pas à l'éprouvcr".(;
Mais aussi la femme fatale qui, telle une mante religieuse, est prête ù
dévorer le mâle peu méfiant. Ce sont les figures fémi nines de tludit.h,
Cléopâtre, Salomé ou Isis qui, par leur jmpérieuse présence charnelle,
hantent l'imaginaire collectif. Il est tout à fait symptomatique de constater
que Flaubert, auprès de Kutchouk Hanem, se prend à songer à Judith, à
cette femme qui étrangla son amant au réveil. Car la relation avec la helle
•
•
courtisane suscite, presque automatiquement et sans raison apparente, le
signal du danger.
À part le péril physique, transposé dans les relations avec les femmes,
l'Orient menace l'esprit rationnel par lequel l'Ocddent aime à se définir.
Aux valeurs cartésiennes de réflexion et d'efficacité, il oppose ses excès
sensuels ou émotionnels. Parlant de cette démesure générale, Flaubert
écrit il sa mère, "Tu me demandes si l'Orient est à la hauteur de ce que
j'i maginais. À la hauteur, oui, et de plus il dépasse en largeur la
supposition que j'en faisais".7 Alors que Nerval, par un réflexe de défense,
tâche de relativiser ces excès en les plaçant dans les limites de la loi
fJlusulmane. "I] suffit de dire que la loi musulmane ne signale aucun
péché dans cette ardeur des sens, utile à l'exil'tence des populations
méridionales décimées tant de foÏs par les pestes et les guerres".8
À la manière des univers magiques et mythologiques, l'Orient a ses
propres conventions, ses superstitions, ses mystères et fonctionne comme
un système fermé où les femmes sont ce qu'elles sont une fois pour toute,
pour des raisons qu'aucune donnée empirique ne peut corriger ou
modifier. Nerval et Flaubert ne peuvent que constater ce qui leur semble à
contre-courant de la logique. "Voilà un singulier pays où les esclaves ne
veulC'nt pas de la liberté"9, s'exclame Nerval.
Mais peu à peu le mystèrp et l'ambiguïté orientale finissent par
exercer une fascination troublante et corruptrice sur les voyageurs. "C'est
souvent comme si je retrouvais tout à coup de vieux rêves oubliés"lO confie
•
•
Flaubert à sa mpre. De son côté, Nerval, dl's h's pn'TllH'rs .lOlll'~ dl' ~on
séjour en Egypte, déchue: "C'est bll'n lil Il' pays d('~ rl\\'l'~ pt dl' l'illusion!"11
Puis il se laisse graduellement. séduu'(' pal' cd l'spact' Illy! hHIUl' Ir<\\'I'I"S(' dl'
pulsions contradictoires. Pour Cerald Schadli.'r I,_,s 1 r()i~ plus lI11porlanll's
rencontres féminines de Nerval t'l'préSl'lltl'l1t ~'p!h' Il'Illl' cll'~t'l'Iltl' "l'rs \Ps
demeures secrètes ct imag-lI1ain's dl' ),Oril'nt. L'('scla,,!' ",('YIl.lh ('si lllll'
réalité, mais l'Ile a appartenu cl l'ami ck Nl'rval, FOlll'r('dl', PUIS S:t1i'lll:l, la
princesse druze, est une pure fiction, maIs COITl's])ond au cOllte'!l' s()cio
politique du L1ban, elle est donc une fig-un' fi."mlllinp vrais<'lllhlahk. l~:nlill.
Balkis participe au seul mythe. "En race dl' ces troIS rl'Ill111I'S, k }>O('I.l'
ressent et décrit la réalité de son évolution spirit.ul'lIl' 1 ... 1 où s'a!>oIISS('1l1. Il's
notions du réel et de l'imaginaire".12
D L'Orient complémentaire de l'Occid(~nt.
Avec l'amélioration des conditions matériC'lIes du voyage, les S('.I0llrs
en Orient vont sc multiplier annonçant d6jù le tourisllH' <1<- IlI:1S"!' du XXI'
siècle. Le Proche-Orient, plus souvent visité St'ra lIlil'llX connu, plus
familier, par opposition à l'Extrême Ol'ient encore in{·dit et 1Il('xplor'{" Cd!,!'
domestication de l'Orient méditerranpen atténue le spntillH'nt du dflng<'t' ('1.
permet la vision normale d'un Orient compl('mcntairp de' l'()('cldpnt; un
miroir de son passé culturel, ou une compensatIon il ~('S p,'oprc's f:1\ hlpsses .
•
•
1) L'Orient miroir du passé.
Pour exhumer son passé, la démarche du voyageur est
essentiellement archéologique: fouiner, mettre à jour, trouver les traces
des origines de la civilisation occidentale. Puis les déchiffrer et les
interpréter. Edward Said remarque qu'une des images de prédilection du
Romantisme est celle du signe enfoui, du sens obscurci qui peut devenir
accessible si l'on prend la peine d'aller à la découverte des ruines, de
déterrer les souvenirs ou les secrets oubliés. Ainsi tout récit de voyage en
Orient "tire sa forme, son style et son intention de l'idée de pèlerinage en
Orient" .13 C~r l'idée ou le désir d'un retour au pays natal se confond avec
la recherche de "cette première patrie à tous".14
Les voyageurs sont ainsi à l'affût de détails susceptibles de rappeler un
passé hellénique ou biblique. La physionomie des femmes est scrutée en
vue de prouver cette filiation du présent au passé. "L'ovale parfait de leur
tête, l'emmanchement gracieux de leur col, la sérénité de leur physionomie
leur donnaient l'air de ces madones peintes d'Italie dont la couleur a jauni
par le temps. C'étaient des Abyssiniennes catholiques, des descendantes
peut-être du prêtre Jean ou de la reine Candace",15 suppose Nerval. Les
gestes les plus simples de la vie quotidienne des femmes, comme aller
chercher de l'eau à la fontaine, revêtent une signification profonde dans la
mesure où elles actualisent les images de la Bible et des Évangiles.
-Autre endroit où l'on voit une énorme table en pierre,
ou plutôt un rocher plat, sur laqueHe Jésus, avant et après sa
résurrection, a plusieurs fois mangé uvec ses apôtres.
•
•
Femmes à la fontaine, criant et se disputant; elles
sont fort belles ici, et de haut style, avec le bas de leur robe à
deux fentes volant au vent; cruches sur la tHe, mises sur le
flanc. Plusieurs sont blondes". 16
100
Sans aucune allusion directe aux Écritures, mais par le contexte
immédiat, par l'insistance sur la noblesse de l'attitude, de la blondeur plus
volontiers associée avec l'Occident et la chrétienté, Flaubert donne à ceUe
scène de femmes à la fontaine une signification biblique. Chez Nerval, la
relation est en général plus explicite et plus clairement formulée. Ainsi la
princesse druze se mêle aux travaux routiniers et descend "aux fontaines
avec les filles du village, ainsi que la Rebecca de la Bible et la Nam~icuu
d'Homère",17
Dans cette perspective, la thématique du dévoilement que nous avons
vue dans l'étude des techniques descriptives, prend ici une nouvelle valeur.
Car au delà de la curiosité et du plaisir de la possession par le regard d'un
visage nu, le dévoilement symbolise cette démarche herméneutique; c'est-
à-dire une volonté de dépasser les apparences, de comprendre ce qui est
dissimulé derrière ou dessous. Flaubert s'interroge devant les visages
voilés: "Femmes dans des carrosses, pâleur naturelle sous leur voile ou
donnée plutôt par leur voile même?"18 Le voile obscurcit et altère le vrai
visage des femmes, il masque leur identité véritable. Aussi chaque détail
physique saisi à la dérobée devient l'indice d'une étape franchie vers
l'intimité de la femme orientale, et par une secrète correspondance vers
l'identité première de l'Orient. "La ville elle-même, comme ses habitantes,
•
•
101
ne dévoile que peu à peu ses retraites les plus ombragées, ses intérieurs les
plus charmants",19
Il ne faut pas dès lors s'étonner que pour Nerval, par exemple, toute
tentative d'union avec la femme orientale est vécue comme une forme de
communion avec le passé. "Il faut que je m'unisse à quelque fille ingénue
de ce sol :lacré qui est notre première patrie à tous"20 déclare-t-il. La
recherche obstinée d'une épouse orientale est un moyen de se retremper
aux "sources vivifiantes de l'humanité",21 de retrouver la race primitive de
ses aïeux. D'après Claude Pichois "Il y a chez Nerval comme chez
Gobineau (dont l'essai sur l'inégalité des races humaines parut entre 1853
et 1855) une nostalgie, héritée du XVIIè siècle, de la pureté primitive de la
race comme de la langue".22 Or justement, la découverte du Sanscrit
eomme l'ancêtre de toutes les langues indo-européennes, outre qu'elle
favorise ces extrapolations, montre bien comment l'idéologie et le discours
orientalistes, forgés à partir de véritables découvertes scientifiques,
pénètrent les textes érudits autant que les écrits littéraires ou politiques.
2) L'Orient, une compensation pour l'Oœident.
Plus précisément, l'Occident s'en va à la recherche de ses propres
fantasmes en ce qui concerne la séduction féminine. La tolérance à l'égard
de la polygamie, l'apparente docilité de la femme orientale toujours prête à
satisfaire le moindre désir masculin, laissent croire à des retrouvailles
avec l'ère révolue de la suprématie masculine. "En Europe où les
institutions ont supprimé la force matérielle, la femme est devenue trop
forte. Avec toute la puissance de séduction, de ruse, de persévérance et de
•
•
10'2
persuasion que le ciel lui a départie, la femme de nos pays est socialem~nt
l'égale de l'homme, c'est plus qu'il n'en faut pour que ce dernier soit
toujours à coup sûr vaincu".23 L'évolution des moeurs occidentales est bien
ressentie par Nerval comme une perte d'identité et une défaite. Quant à
Flaubert, il semble satisfait de voir que la femme orientale se suffit à elle
même. Toujours disponible, elle n'exprime pourtant aucune exigence
affective. "La femme orientale est Olne machine, rien de plus: elle ne fait
aucune différence entre un homme et un autre homme",24 écrit-il à Louise
Colet.
D'un autre côté et selon toute évidence, la présence féminine n'est pas
purement individuelle, elle reflète des institutions, des moeurs et surtout
un art de vivre de plus en plus inaccessible en Occident. Avec
l'industrialisation, l'Europe vit à l'heure du progrès, de la double
rentabilité du travail et du temps. Confronté au rythme de vie orientale,
l'auteur-voyageur pressent une forme de bonheur qui exige de lui une
véritable conversion. Qui mieux que la femme orientale, dont le style de vie
même est caractérisé par l'oisiveté et l'absence de toute fébrilité, pourrait
en donner l'exemple?
Profiter des délices d'un climat fortuné, aller au bain, se parer, boire
du café, fumer, sont les occupations principales des femmes. D'ai1Jeurs
Zeynab résiste farouchement à toutes les possibilités de travail suggérées
par Nerval. Le refus de la notion de responsabilité joint à la recherche du
plaisir ancré dans l'instant présent que confirme la pratique du kief, -
sorte de rêverie immobile, avec les paupières entrouvertes - font qu'en
•
•
103
Orient le temps semhle s'écouler plus lentement, et la vie paraît moins
courte. "J'ignore pourquoi en Europe on vieillit si vite!"25 s'exclame
Nerval, et il ajoutt': "Il me semhle depuis peu de mois, que j'ai remonté le
cerc1e de mes jours, je me sens plus jeune, en effet je le suis, je n'ai que
vingt an8".26 Même les habits orientaux lui semblent conçus pour
favoriser la détente et la lihération du corps. Il oppose "Les robes flottantes,
lef, caleçons à vastes plis [aux] vêtements étriqués de l'Europe".27 Il
exprime ainsi la nostalgie de tout un art de vivre perdu à jamais pour
J'Occident qui est sur le point d'achever sa révolution industrielle et
soeiale.
E L'usaU'e de l'Autre.
À partit, de ces VISIons globales de l'Orient, qui s'incarnent dans la
femme, vont se définir les difTérentes attitudes envers L'Orient et la femme
orientait'. Il faut d'abord remarquer que la capacité de l'Occident à
articuler J'OI'ient, à vouloir connaître ses habitants, à les représenter,
instaur(' un rapport d'inégalité entre l'observateur et l'objet représenté,
('ntre le détenteur du savoir et la femme orientale. Cet usage de l'Autre,
qu'il soit réel ou textuel, affirme la supériOrIté de l'attitude occidentale.
Ainsi, lorsque Flaubert l'(\ncontre Kutchouk Hanem, celle-ci ne parle pas,
n'exprim.? aucun sentiment, ne raconte pas son histoire. C'est Flaubert
qm la représente cl explique en quoi, cl son avis, elle est une orientale. Par
un ét.range phénomène de sexualisation, la relation Occident / Orient
ressembl(' aux rapports entre Flaubert et Kutchouk Hanem. En effet,
•
•
104
l'Occident explique l'Orient et parle pour lui, en le représentant sous g('s
différents aspects. Et par une association constante de l'Orient. ('t dl' la
sexualité, par le choix de ses caractérisants (charme, sensualité,
indolence, ... ), le discours occidental semble féminiser l'Orient pour mieux
le conquérir et le posséder.
1) Appropriation culturelle et domination.
C'est dans le contexte historique qu'il faut aussi replacer l'attitude des
auteurs-voyageurs envers les femmes d'Orient. En effet, à la fin du XIXp
siècle, l'Orient présente le spectacle d'une décomposition générnle. Il a
perdu et sa puissance militaire et son' àyonnement culturel. Le pouvoir
ottoman qui s'exerce sur toute la région n'apporte que l'insécurité, la
misère et la stagnation. Ce décalage entre la gloire pasflée et la
dégénérescence actuelle apparaît comme un vide à combler, un espace ù
remplir.
Dans le Moyen-Âge, nous avons tout reçu de l'Orient;
maintenant nous voudrions raDPorter à cette source
commune de l'humanité les puissances dont elle nous a
douées, pour faire grande de nouveau, la mère universelle.28
C'est peut-être une manière de conjurer le danger et de sécuriser le futur
que de se présenter ainsi chargé de la mission d'insumer sa propre vie et
son propre savoir à un Orient qui en a besoin. L'appropriation eulture11e
prépare ainsi la voie à une colonisation douce qui prend l'allure d'un acte
de bienfaisance. Et effectivement, l'une des formes les plus courantes de
•
•
105
l'attitude de supériorité masculine et occidentale envers la femme orientale
est la responsabilité éducative dont se charge l'auteur-voyageur. Nerval
essaie successivement d'enseigner le français à Zeynab, puis un métier, et
surtout le concept inconnu de liberté. Voulant affranchir l'esclave, Nerval
s'attend il une explosion de joie. "Libre! dit-elle, et que voulez-vous que je
fasse? Libre! Mais où irais-je?"29 La déclaration de Zeynab ressemble fort
aux arguments des colonialistes qui estimaient que les pays orientaux ne
sauraient profiter correctement de leur indépendance.
C'est bien aussi une appropriation culturelle que le retour symbolique
à la terre natale. On a vu que même l'union avec une femme du pays est
considérée par Nerval comme une communion avec le passé. Or,
retrouver à tout prix les origines de sa civilisation, 1 ecouvrer son héritage,
impliquent, dans une certaine mesure, la disqualification de l'Orient
contemporain et de ses structures actuelles. Se promenant dans les rues
du Caire. Nerval remarque:
La conqu(>tp arabe n'a jamais pu transformer à ce
point Ip caracti>re des habitants; n'est-ce pas toujours
d'ailleurs la terre antIque et maternelle où notre Europe, à
travers le monde grec et romain, sent remonter ses
ol'igines,?30
Mais au lieu du retour espéré au passé glorieux, l'Orient risque de
commencC'r à ressembler à l'Occident, ou plutôt à prendre son visage
caricatural. I·'laubert constate avec ironie le caractère inévitable de la
transformation .
•
•
Dans cent ans le harem sera aboli en Orient,
l'exempl\:' des femmes européennes est contagieux, un de ces
jours elles vont se mettre à lire des romans. Adi('u la
tranquiHité turque! Tout craque de vétusté partout.:n
2) Immobilisation et marginalisation.
JŒi
L'Orient a raté sa marche vers le progrès. Il n'a pas su accomplir sa
propre révolution. Les institutions, les moeurs et tout l'univers féminin
oriental semblent condamnés à rester figés ou à copier l'Occident.
L'Orient est ainsi marginalisé, réduit à une proie entre les mains dl'S
grandes puissances ou à un objet de curiosité et d'étude pour les savants et
les artistes. En tenant toujours compte de cette équivalence entre l'Orient
et la femme orientale, on peut se dire que Nerval et Flaubert ont tous deux
exploité et manipulé, pour leur usage esthétique personnel, leur
expérience de l'Orient et de la femme orientale. C'est ce que nous al10ns
voir dans le prochain chapitre .
•
•
107
NOTES
l Foucault, Michel: Les mots et les choses, op. cit., p. 11.
2. .I.bi.d., p. 79.
3. 'fodorov, Tzvetan, dans "Préface" de L'Orientalisme. op. cit., p.7.
4. Hugo, Victor, Oeuvres poétiques, éd. Pierre Albouy, Gallimard, Paris, 1964., p. 580.
5. Larousse, Pierre, Grand Dictionaire, Paris, 1872.
fi Nerval, Gérard de, VoyaiN en Orient. QP. cit., p. 513.
7. Flaubert, Gustave, Correspondanceti, T. 1, op. cit., p. 562.
R Nerval, Gérard de, Voyage en Orient. op. cit., p. 786.
9. Ibid., p. 382.
10. Flaubert, Gustave, CQrrespondances, T. 1, op. cit .. p. 562.
11. Nerval, Gérard de, YoyaiN en Orient. op. cit.. p. 262.
12. Schaeffer, Gerald, Le voya~e en Orient de Nerval. Étude des structures. op. cit., p. 492.
l:~ Said, Edward, L'Orientalisme. op. cit., p. 195.
14. Nerval, Gérard de, maiN en Orient. op. cit., p. 504.
15 Thid., p. 341.
16. Flaubert, Gustave, Notes de vQyae;e en Orient. op. cit., p. 610.
17. Nerval, Gérard de, voyae;e en Orient. op. cit., p. 323.
18. Flaubert, Gustave, Notes de yoyae;e en Orient. op. cit., p.647.
19. Nerval, Gérard de, Voyae;e en Orient. op. cit., p. 262.
~. lhid., p. 506 .
• 2l Ibid., p. 506.
22. Pichois, Claude, dans la "Notice" au Voyage en Orient., op. cit, p. l:Jt~:l.
23. Nerval, Gérard de, Voyal:e en Orient. op. dt., p. 506.
24. Flaubert, Gustave, Correspondances. T. II, op. cit., p. 283 ct 284.
25. Nerval, Gérard de, Voyal:e en Orient. op. cit.. p. 504.
~. lhid.., p. 504.
'n. lhid.., p. 505.
28. Thid.., p. 774.
29. lhid..,p. 381.
30. lhid.. ,p. 346.
3l Flaubert, Gustave, Notes de voyage en Orient. op. cit., p. 649 .
•
•
•
CHAPITRE II
LA REPRÉSENTATION DE LA FEMME ORIENTALE ET LA QUÊTE PERSONNELLE DE NERVAL ET FLAUBERT
Pour Nerval et pour Flaubert, le voyage en Orient rejoint une quête
intime et se confond avec la recherche d'un univers nouveau en accord avec
leurs aspirations esthétiques et spirituelles. À une signification globale du
récit de voyage déterminée par les grands courants de pensée s'ajoute donc
une finalité plus personnelle. L'Orient est visité et exploité en fonction des
exigences variées de l'imagination et de la création littéraire. Les
motivations du départ ne sont pas toujours les mêmes chez Nerval et chez
Flaubert, mais pour tous les deux l'expérience passée du voyage est évoquée
au présent, c'est-à-dire au moment de l'écriture.! Chaque détail est ainsi
vu sous un double éclairage: en fonction de sa singularité et en fonction de
la signification globale de l'oeuvre. Flaubert et Nerval vont donc pouvoir
jouer consciemment avec les limites du discours oI'Ïentaliste pour mieux
servir leurs projets d'écriture.
A L'egjrJl personnel du Voyae en Orient de NeryaJ.
TI faut d'abord chercher l'enjeu personnel du voyage de Nerval dans sa
vie même. Il veut partir pour trouver une nouvelle source d'ins}Jiration,
aussi bien que pour faire oublier sa maladie et recouvrer son prestige
•
•
110
devant ses amis. Il écrit à son père, de Constantinople: "Le meilll'Ul', C'l'f;t,
que j'ai acquis de la besogne pour longtemps, et je me suis créé, COIllIl\(' on
dit, une spécialité. J'ai fait oublier ma maladie par un voyage; jl\ ml' suis
instruit, je me suis même amusé."2 Le double but de l'écrit.ul'l\ l't. d(\ la
guérison est donc clairement indiqué, Les Carnets du Caire révèlent. all~Hi,
à côté des notes à caractère historique ou philosophique. dl'R f('1l1arqll('S
dispersées sur les intérêts personnels poursuivis durant. le voyage, Tout. au
début, Nerval écrit: "Je sens le besoin de m'assimiler toute la ,".ature, , ..
poursuivre les mêmes traits dans des femmes diverses" ,:J puis, plus loin,
"Désir de l'Orient, ... le rêve se réalise",4 Enfin, dans le cours du r{'cit d<
voyage, Nerval se compare à plusieurs reprises au Yorick du Voyalt(,'
sentimental de Sterne, parti à la recherche, ou sur les traces, de SPS
sentiments et de ses rêves.
Ces points de repère permettent donc une lecture du Voyalte en Qri~
qUI révèle, en dessous du reportage informatif, une quête amoureuse Pt.
mystique qui en est la tranle profonde, Pour Gerald Schaeffer, la qU(lt,p
mythique de Nerval transparaît dans la structure de l'oeuvre; l'Ile est )('
critère décisif de composition, et ses différents éléments sc combinent "pour
animer à travers toute l'oeuvre, une figure féminine complexe, analngue
aux diverses constructions esthétiques et morales qui m;surent la
composition générale".5 D'une manière plus restrei nte, cc qui est
important pour nous est de voir quel est l'apport spécifique de la femme
orientale à cette mythologie amoureuse de Nerval.
•
•
111
1) Rôle de la femme orientale.
Indépendamment de toute interprétation psychanalytique, Gerald
Schaeffer constate que "C'est toujours en termes d'unités dialectiques que
Nerva] vivra ses diverses aventures sentimentales".6 Autrement dit, la
quête amoureuse s'accomp1it par le désir et l'effort d'apprivoiser et d'unir
]a division des contraires incarnée par la femme.
L'opposition première et génétique, pourrait-on dire, découle de
l'association de la femme à la nature et à la culture. "Le poète se persuade
que chaque région de ]a terre modèle un type de femme". 7 Alors qu'il est
généralement attiré par un certain type de femme blonde, "la femme idéale
deR tableaux de l'école itaIienne"8, il découvre à Vienne, sur la route de
l'Orient, l'opposit.lOn entre les femmes européennes du nord et celles du
midi. Une Anglaise blonde et une Italienne brune, courtisées par le poète,
incarnent cette dualité féminine difficile à réduire. Or l'Orient, par sa
multiplicité raciale et ethnique, élargit l'éventail des oppositions possibles,
l'exemple parfait étant incarné par la rencontre de Zeynab et de Salèma,
l'esclavl' javanaise à la chevelure et à la peau brunes, et la pdncesse druze,
blonde à ]a peau blanche. Dans une vaine tentative de conciliation, Nerval
espère garder les deux en même temps, comme il l'explique au Pacha
d'Acre.
Épouser la jeune fille dont je vous ai parlé, à qui je
donnerai l'esclave comm(> présent de noces, comme douaire;
eHes sont amies, ell(>s vivront ensemble.9
•
•
112
La diversité raciale entraîne inévitablement des différence::; cul t.urelles
qui sont à l'origine d'une autre série d'opposit.iong à surmonÜ'r. L'Olil'llt,
"berceau de toutes les croyances",IO "terre des patriarches", Il "pll'mii'n'
patrie",12 incarne la résurrection d'un passé culturel et porte la pn IllNiSP
d'une union entre 1eR civilisations judéo-chrétienne (,t islamique. La
princesse Salèma n'est-elle pas une druze et Nerval fils dC" franc-ma~on"
Le voyageur saura atténuer les différences de religion: la fran,'
maçonnerie se rattache aux templiers et, à son avis, les Druzes sont. Il'H
descendants spirituels de ces templiers qui ont occt!:1é la montagnt'
libanaise aux temps des croisades. D'ailleurs, observe-t-il, "La croyance
des druzes n'est qu'un syncrétisme de t.outes le::~ religions et de toutes les
philosophies antérieures" .13
Enfin, le couple idéal, aux yeux de Nerval, doit réussir une unIOn
totale autant charnelle que spit;tuelle dont le meilleur exemph' est donné
par la mythologie orientale. C'est l'union dans la mort entre Adoniram ct.
Balkis, femme-déesse et épouse en même temps, racontée dans "L'Hist.oire
de la reine du matin et de Soliman, prince des génies". La femme
salvatrice correspond donc à un modèle créé et nourri par l'imaginaire
collectif oriental. L'antagonisme fondamental entre l'Occident et l'Orient
sur lequel s'articule le récit de voyage pourrait ainsi être transcendé grâce
à la rencontre de deux cultures et de deux univers mythiques, Nerval
s'identifiant volontiers avec le héros mythique Adoniram qu'il place face il
la reine de Saba dans son récit .
•
•
113
2) Le schéma d'une initiation.
Ce schéma dialectique de la quête amoureuse est donc un parcours
d'obstacles, représenté dans les projets sucr::essifs de mariage en\;sagés
par Nerval. D'après Gerald Schaeffer, chaque tentative qui échoue, chaque
projet abandonné, annonce et prépare l'épreuve suivante jusqu'à la
révélation finale de Constantinople et de l'effigie idéale de la reine de Saba
ou Balkis. Nerval expose ainsi au ~acha d'Acre l'enchaînement des
événements.
C'est en Egypte qu'on m'a donné l'idée du maraige:
la chose y paraît si simple, ... mais je suis difficile, je l'avoue,
et puis, sans doute, beaucoup d'Européens ne se font là
dessus aucun scrupule ... cependant cet achat de filles à
leurs parents m'a toujours semblé quelque chose de révoltant
... J'ai hésité, j'ai réfléchi, j'ai fini pal' acheter une esclave
avec le prix que j'aurais mis à une épouse. Mais on ne
touche guère impunément aux moeurs d'un monde dont on
n'est pas.14
On voit que dans l'expérience nervalienne, l'union avec la femme
orientale s'inscrit dans un contexte difficile, de dilemmes et d'échecs. Elle
est impossible tant que l'abolition de l'antithèse entre l'Orient et l'Occident
est vécue comme une transgression, comme une faute qui mérite le
châtiment. C'est pour cela qu'elle ne peut se réaliser que dans un mythe.
Seule la figure de Balkis peut concilier tous les contraires. Au terme de son
anxieuse recherche et après un itinéraire à base d'épreuves et de
•
•
114
dépassements, quand le voyageur comprend cette vérité, il est à la fin de
son initiation. L'accès à la femme orientale et la nlarche vers ia lumièn'
suivent obligatoirement le même cheminement. Une démarche dont
Nerval a eu l'intuition dès le premier jour de son séjour au Caire. Dans le
chapitre intitulé "Le masque et le voile", après avoir fait l'éloge des initiés
antiques, Nerval décrit l'Egyptienne voilée.
Reste le voile qui, peut-être, n'établit pas une barrièrt,
aussi farouche que )'on croit ... Le masque est composé d'une
pièce de crin noir étroite et longue qui descend de la tête au
pied et qui est percée de deus trous comme la cagoule d'un
pénitent; quelques annelets bri\lants sont enfIlés dUlls
l'intervalle qui joint le front à la barbe du masque, pt c'pst
derrière ce rempart que des yeux ardents vous attendent,
armés de toutes les séductions qu'ils peuvent. emprunter à
l'art. 15
"Barrière farouche", "rempart", "attendent armés" sont bien les
variations d'un champ lexical évoquant le combat et la lutte. Mais
l'ambivalence caractérise ce vocabulaire qui peut être aussi celui de
l'amour précieux. Si l'on considère en plus que le regard de la femme
égyptienne concentre toutes les possibilités de séduction et de
communication et que, selon une très longue tradition, les yeux définissent
métonyrniquement la femme en tant qu'objet d'amour, l'on comprend que
Nerval, dès le début, identifie la quête de la femme orientale avec sa quête
amoureuse et mystique. C'est pour cela que If' voyageur contemple avec
insistance le visage masqué des femmes, dans l'espoir de pouvoir écarter
•
•
115
ou vaincre l'obstacle à la t.ransparence que constitue le voile. "Point de
passion plus essentielle que celle qui le pousse à traverser écrans et
trames, à marcher vers la profondeur défendue, à dévoiler l'être"16,
souligne Jean-Pierre Richard.
3) L'usage du matériau orientaL
Nerval est prêt à saisir les principes secrets de l'univers féminin
oriental qui correspondent à sa sensibilité. Mais il attend de ce monde
nouveau qu'il puisse satisfaire ses désirs; aussi va-t-il prendre une liberté
de plus en plus grande vis-à-vis du matériau orientaliste traditionnel. Car
le décalage entre les espoirs du départ et ce que l'Orient a pu offrir va être
effacé au moment de la mise en texte. L'écriture est un moyen de revivre le
voyage tout en le façonnant; de fixer et de sauvegarder les souvenirs et, en
même temps, de les modeler selon les désirs insatisfaits. Dans un premier
temps, les données du réel sont métamorphosées, enrichies par leur
intégration dans un décor ou une intrigue romanesque. Nous voyons ainsi
Zeynab participer à plusieurs épisodes vaudevillesques.
Mais c'est surtout en superposant les souvenirs et les rêves sur la
réalité perçue que Nerval crée un univers féminin capable de satisfaire ses
désirs. Lorsqu'il croit à la possibilité d'épouser Salèma, Nerval prend tout
à coup conscience du miracle: "Mon ami, j'ai tout compris, tout deviné en
un instant; mon rêve absurde devient ma vie, l'impossible s'est réalisé!"17
D'ailleurs, la différenciation entre le rêve et la réalité, entre l'illusion et la
certitude, est inutile: "Ah! Je crois être amoureux, ah! Je crois être
malade, n'est-ce pas? l'Aais si je crois l'être, je le SUiS!"18
•
•
1W
Ainsi, la femme orientale, à la fois observée et imagin6e, se trouve au
point de jonction de la réalité et du rêve, du passé et du pr6sl'nt. Sa
représentation s'éloigne ainsi de la finalité inforn1.ative et "ori('ntalistl''' du
récit de voyage pour devenir l'incarnation d'une expérienee plus intime.
Une fois arrivé à Malte, Nerval constate qu'il est maintenant dans les pays
du froid et "l'Orient n'est plus pour [1 ui] qu'un de ces rêves du matin
auxquels viennent bientôt succéder les ennuis du jour".lg
B La quête estbétiuue de t1aubert,
1) L'harmonie des choses disparates.
Si l'Orient personnel de Nerval est un univers onirique, ambigu, celui
de Flaubert est éminemment ancré dans la réalité la plus concrèt.e.
Pourtant, avant son départ, il croyait aller à la rencontre du pittoresque:
"Je recherche la couleur, la poésie, ce qui est sonore, ce qui est chaud, <:e
qui est beau ... ",20 écrit·il à Emmanuel Vasse. Or, lorsqu'il parcourt
effectivement l'Orient, celui-ci lui donne l'impression de décrépitude, de
sénescence. Comme Nerval, il a la vision d'un Orient vidé, usé. Mais au
lieu de projeter sur lui son univers intérieur, il va se laisser surprendre
par le côté grotesque et inattendu de la réalité orientale.
Il ya un élément nouveau, que je ne m'attendais pas
à voir et qui est immense ici, c'est le grotesque. Tout le vieux
comique de l'esclave rossé, du vendeur de femmes bourru, du
marchand filou, est ici très jeune, très vrai, très charmant 21
•
•
117
Les Romantiques n'ignoraient pas le grotesque qui faisait partie de
leur esthétique. Mais il n'avait pas sa place dans leur Orient. Chez
Flaubert, il faut y voir un désir et un besoin car, avoue-t-il:
Le grotesque triste a pour moi un charme inouï. Il
correspond aux besoins intimes de ma nature bouffonnement
amère. Il ne me fait pas rire mais rêver longuement.22
L'univers féminin oriental lui offre d'emblée la synthèse d'éléments
contradictoires qui flattent son oeil et répondent à son sens esthétique. Au
lieu de privilégier l'exotisme, il raconte des anecdotes obscènes sur les
femmes et rapporte les traits de moeurs choquantes comme ces "femmes
stériles [qui] s'allaient mettre sous la parabole d'urine [d'un marabout] et
s'cn arrosaient".23 Même dans ses relations personnelles avec les femmes
orientales, il n'essaie jamais de réduire les incongruités qu'il voit devant
lui. Lors d'une visite à une prostituée, il remarque:
Il faut ramper pour y entrer. On ne peut y tenir que
courbé ou à genoux, la lampe est dans un trou pratiqué dans
l'épaisseur du mur, cette fille a une gueule affreuse, bel
effet ... 24
Il aime aUSSI en Kutchouk Hanem l'odeur de punaise mêlée au
parfum de santal, car justement il reconnaît la poésie particulière de
l'Orient dans ces oppositions. Dans une lettre à Louise Colet datée de mars
1853, il explique sa vision esthétique de l'Orient:
•
•
Ce que j'aime au contraire dans l'Orient, c'est cette
grandeur qui s'ignore, et cette harmonie des choses
disparates. Je me rappelle un baigneur qui avait au bras
gauche un bracelet d'argent, et à l'autre un vt"slcatoirf'
Voilà l'Orient vrai et partant, poétique' des grt>dms en
haillons galonnés et tout couverts de vermine Laissez donc
la vermine, elle fait au soleIl des arabesques d'or. 'ru me dIs
que les punaises de Kutchouk Hanem te la Mgradent: c'est
là, moi, ce qui m'enchantait.25
118
Pour Flaubert, la poésie est présente partout en Orient; il suffit de
changer sa façon de regarder.
Autrefois on croyait que la canne à sucre seule
donnait le sucre. On en tire à peu près de tout maintenant; il
en est de même de la poésie.26
Son usage du matériau orientaliste devient ainsi tout à fait personnel;
il va dédaigner l'exotisme miroitant pour mieux montrer l'cnv~rs de la
scène orientale avec ses misères et son caractère dérisoire. Cette vision
esthétique de Flaubert dessine une ligne secrète qui relie l'Orient Ù
Madame Bovary et l'envers de l'exotisme oriental à l'envers du
romanesque .
•
•
119
2) L'jmmobilisme oriental
En Orient, une sorte d'engourdissement s'empare de Flaubert et il en
devient conscient. Dans une lettre à sa mère, après avoir tracé un tableau
du pays, il écrit "Pour moi je rêvasse de toute cette vieille littérature, je
tâche d'empoigner tout ça. Je voudrais bien imaginer quelque chose, mais
je ne sais quoi. Il me semble que je deviens bête comme un pot".27 Ces
répugnances à participer à ce qu'il voit, à s'engager dans une activité, sont
rapportées dans les Souvenirs littéraires de Maxime du Camp qui ne
manque pas de s'étonner de cette apathie. Mais en réalité ces difficultés
intérieures de Flaubert se trouvent en harmonie, en communion avec la
réalité orientale environnante. Les sentiments d'indifférence et de vide
qu'il exprime à sa mère, il les retrouve dans le regard des femmes. "J'ai
vu des danseuses dont le corps se balançait avec la régularité ou la furie
insensible d'un palmier. Cet oeil, si plein de profondeurs et où il y a des
épaisseurs de teintes comme à la mer, n'exprime rien que le calme, le
calme et le vide, comme le désert" ,28 constate-il. Ce thème de
l'immobilisme est aussi un thème constant de l'esthétique flaubertienne.
Dans l'Éducation sentimentale, Frédéric est atteint d'une sorte de
prostration; il laisse couler les jours sans leur imprimer sa marque; il
subit les événements sans pouvoir rien changer.
Cette vie au ralenti, dénuée de relief, que Flaubert découvre en Orient,
devient l'occasion pour iu}. de donner libre cours aux errements de son
•
•
lal
esprit. Mais ses rêves, contrairement à ceux de Nerval qui avaient. un
pouvoir transfiguratif, viennent ici accuser la monotonie et la dl"l"ision dl'
sa vie. Couché auprès de Kutchouk Hanem, il pense:
Je la regardai dortmr Je songNlis il des nutrt's nuits
où je regardais d'autres femmes dormlf, et tout<,s l('s nutrC's
nuits que j'ai passées. blanches. Je T('P<'IlSHIS à tout., jl'
m'abîmais de tristesse et de rêveries 29
C Persjsfanoo du thème de la femme orientale.
Pour ces deux auteurs-voyageurs, l'Orient est comme un endroit. d6jù
vu, déjà visité, grâce aux multiples lectures qu'ils avaient. (~lit.l .. 'H avant. leur
départ. Mais c'est aussi un endroit où ils vont fréquemment rclourner ('n
pensée après le véritable voyage. Car ni pour Flaubert., ni pour Nprval,
l'Orient n'est épuisé par l'usage qu'ils en ont fait.. L'Oricnt. et le monde
féminin oriental font désormais partie de leur univers intérieur. Le
désappointement ou la mystification qu'ils ont subis n'affecte pas la
fascination que celui-ci continue d'exercer sur leurs oeuvrl's. Chc:r. Nerval,
Aurélia et le Voya~e en Orient. se recoupent ct sc complètent par les
réminiscences et les souvenirs mythiques d'Orient qui s'y rnêll'nL Dans
Aurélia, le narrateur décide un soir de ne pas rentrer chez lUi. Comme
son ami l'interroge, "Où vas-tu? -Vers l'Orient" dit-il, avant d'ajouter:
"Dans cette étoile sont ceux qui m'attendent._ Laisse-moi les rejomdrc car
•
•
121
celle que j'aime leur appartient, et c'est là que nous devons nous
retrouver".30
Quant à Flaubert, l'Orient apparaissait déjà dans la première version
de I..Ja tentation de saint Antoine, mais il est aussi présent dans les deux
versions suivantes, aussi bien que dans Hérodias, ou SalammbÔ et dans les
nombreuses notes de lecture ou de scénarios ébauchés, qui ont été étudiées
par Bruneau.31 Plus spécifiquement, Kutchouk Hanem a servi dans une
large mesure au prototype de Salammbô et de Salomé, ainsi que de
certaines versions des tentatrices de son saint Antoine. Mais surtout,
Flaubert a rapporté avec lui la confirmation de sa vision esthétique du
monde .
•
•
122
NOTI~S
L Flaubert a écrit un seul chapitre, intitulé "La Cangl,1I durant, Il' voyage.
2. Nerval, Gérard de, Correspondances, op. cil., p. 87a.
3. Nerval, Gérard de, Le carnet du Caire, dam; QCllVI'(,'8 cOllmIN(,'s, '1'. Il, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1 B84, p. R44.
4. Ibid., p. 853.
5. Schaeffer, Gerald, Le Voyage en al'ient de N (,'}"VH 1. I;~tud(,' d!.'S structures, op. cit., p. 421.
6. Ibid., p. 421.
7. Ibid .• p. 420.
8. Nerval, Gérard de, Voyage en Orient. op. cil., p. f>HO.
9. Ibid., p. 590.
10. Ibid., p. 506.
11. Ibid., p. 506.
12. Ibid., p. 522.
13. Nerval, Gérard de, Voyage en Orient. op. ciL, p. ~37fi.
14. Ibid., p. 590.
15. Ibid., p. 261. (C'est nous qui soulignons)
16. Richard, Jeaî-Pierre, Poésie ct profondeur, Seuil, Paris, 19!)!), p. 21.
17. Ibid., p. 595.
18. Ibid., p. 514.
19. Ibid., p. 790 .
•
•
00. Flaubert, Gustave, Correspondances. op. cit., T. II, p. 344.
21 Ibid., p. 5~,B.
22. lhid., p. 307.
Zl Flaubert, Gustave, VoyaiN en Emte. op. cit., p. 200.
2Il Ibid., p. 264.
25 Flaubert, Gustave, Correspondances. op. cit., T. II, p. 283.
~ Ihid.., T. II, p. 283.
'Xl. Ibid., T. l, p. 614.
28. Ihid.., T. II, p. 284.
~. Flaubert, Gustave, Voya2e en E~te. op. cit., p. 287.
123
30. Nerval, Gérard de, Aurélia, dans Oeuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gal1imard, Paris, 1952, p. 362.
:n. Bruneau, J., Le "Contf! oriental" de Flaubert, Denoël, Paris, 1973 .
•
CONCLUSION
•
•
•
125
Dans cette étude, nous nous sommes efforcée de départager, puis de
décomposer les différents plans d'énoncé qui définissent la représentation
de la femme orientale dans les récits de voyage de Nerval et de Flaubert.
Au lieu de porter sur ces textes un regard unificateur pour dégager la
signification singulière de cette représentation, nous avons disloqué et
démantelé ses éléments constitutifs pour montrer comment la présence
textuelle de la femme orientale est plutôt le résultat de la superposition de
plusieurs couches de significations. Nous avons séparé trois niveaux
d'énoncé, qui ne sont liés par aucun ordre hiérarchique, mais qui sont
organisés en des réseaux serrés, autonomes, mais interdépendants.
Le premier niveau d'énoncé délimité est lié à l'intention didactique
du récit de voyage qui a toujours été considéré comme une source de
documentation et d'information. Cette prétention scientifique exige
l'adoption d'une méthode de connaissance rigoureuse, basée sur une
observation réelle. Nerval et Flaubert ont effectivement fondé la
représentation de la femme orientale sur un faisceau de "choses vues"
puisqu'il s ont résidé en Orient. Mais pour eux, la difficulté majeure de
cette méthode d'approche provient du caractère secret de l'univers féminin
oriental. Aussi, comme nous l'avons vu, les circonstances spatiales et
temporelles autant que le hasard sont les facteurs déterminants d'un
"pouvoir voir" qui a besoin de justifications. Parfois même, l'observation
•
•
1~;
est contrainte d'avoir recours à des subterfuges, comme 1(' déh'1.1i~H.\mt'nt. ou
d'user de moyens détournés, comme l'observation au second degn'l, ("pst-il
dire rapportée par une tierce personne dont la compétcnc(' est indiscutahle.
Cependant, au moment de la transposition textuelle du n~(\I, se dl"ga~t' dt'Jù
un premIer principe, Au lieu d'une copie passIve' de' la r0alttp,
l'observation pose un filtre, une grille qui chOIsi t ct s{' It'ctiontH' dH'z la
femIne orientale le caractère pertinent qui illustre Il' Illll'UX h' pro,wt
informatif. Ce système d'inventaire, qui fragmente la fl'BlnW pn (ks 1lI11t{IS
significatives variées, privilégie le détail différent, rare ou PxcpptÎonlll'1 dl'
l'information apportée par chaque figure féminml' évoquée' Lp mpssagl'
transmis répond alors à l'attente du lecteur qui vput le pl U,Ol'(lsqUl' ,
l'inattendu ou "l'inexploré".
Après l'observation, qui est un instrument de srlcction, la dPSlTÎ pt.IOII
est le deuxième opérateur textuel de la représl'ntation au mv('au tn'c)rmald',
Il est un instrument d'ordre et de cohérence qui visp a assuJ'('1'
l'intelligibilité du message. Les niveaux de perception choisis sont alol's
organisés et catégorisés principalement autour de deux axps pal'adl~~llla
tiques et leurs sous-variables: l'origine raciale et la spécificit,{1 d(·s
costumes et des toilettes. Puis ils sont à(~c1inùs dans un souel
d'exhaustivité, créant "un effet de liste", ou distrIbués selon dl'S cnt,('I'(,h d(·
classification définis par un sel'l aspect de ces vanahle<;. Qu'pile' (,XI~(' Urt
cadrage en plan fixe ou qu'elle suive le regard ambulant du voyagf'lIl', WH!
telle description est l'expression d'une connaissance de la femme orl{'ntal('
qui reste extérieure. Pourtant, l'information nécessite parfoiH un effort de
•
•
127
déchiffrage qui vise à dépasser les apparences et à établir des corrélations
entre les traits visibles et les traits invisibles, caractériels ou sociaux. Dans
ce cas, le message informatif reste implicite et requiert, pour sa mise en
évidence, l'intervention de l'auteur-voyageur. C'est là que nous pouvons
constater le premier rapport de force entre une description scientifique, qui
se veut impersonnelle et ohjective, et celle où le descripteur joue le rôle
d'initiateur d'un univers secret. Par ses choix et ses interprétations,
comme par ses oublis, l'auteur-voyageur dépasse sa fonction didactique et
exhibe une volonté d'emphase qui place la femme orientale dans son propre
système d'évaluation.
Une autre ligne de tension oppose l'observation réelle au système de
connaissance construit par des siècles d'études et de recherches
orientalistes. Des modèles livresques s'interposent inévitablement entre la
réalité perçue et sa représentation finale qui est à la fois soumise aux lois
de l'observation et de la description et à celles de la conformité
conventionnelle à des schémas préexistants. La diversité de la vision
personnelle de chaque auteur est reposée sur un fond commun de
ressemblances, imposé par la collectivité et ses codes culturels, ainsi que
par les lecteurs qui y reconnaissent l'évidence et "la réalité". C'est ce fond
commun qui donne une impression de parenté entre les deux textes de
Nerval et de Flaubert.
Le deuxième niveau d'énoncé délimité est celui des modèles narratifs
dans lesquels s'intègre la représentation de la femme orientale. La
dimension autobiographique du récit de voyage justifie les intrusions d'un
•
•
narrateur clairement individualisé, en l'occurrence Nerval ou Flaubert,
qui, selon les cas, s'efface derrière l'information ou devient un acteur qui
admire etJou désire. La valeur auto-référentielle du ~'e reste donc siahll';
elle est un facteur de cohérence et apporte la rn'i.Jlbilité du V~cu il
l'évocation des figures féminines dont la mise en oeuvre ne sl'mhle obéir'
qu'à la fantaisie et au hasard des déplacements du voyage. f.:n ('frd, Il'H
épisodes variés (d'importance inégale) consacrés aux femmes constitul'nt.
une composition desserrée, sans relation causale, avec toutefois une
différence majeure entre li'laubert et Nerval. Alors que dans le récit dl'
Flaubert le fait de retrancher tel ou tel morceau ne compromet pal"
l'intelligibilité et l'intérêt de l'ensemble, chez Nerval chaque épisode
autonome représentant une femme orientale apporte une lumière nouvl'Ilc
qui, de proche en proche, conduit à la révélation finale d'une figure
féminine mythique, celle de la reine de Saba. Néanmoins, l'efficacité
dramatique et structurelle de la représentation de la femme orientale dans
les deux textes réside moins, selon nous, dans l'enchaînement IOhrique des
épisodes féminins que dans la polarisation entre Je et Elle au sein d'ulll'
relation fondamentalement inégalitaire.
À ce point du travail de décomposition, il est clair que chaque niveau
d'énoncé constitue un investissement de sens supplémentaire, mais aucun
élément de n'importe quel niveau d'énoncé ne domine les autres, le sens
multiple de la représentation de la femme orientale dépendant plutôt de
leur cohésion systématique. Seule une forme de composition de type
musical peut sauvegarder cette unité structurelle et intégrer les différents
•
•
129
aspects de cette représentation. À notre avis, la femme orientale a, dans le
récit de voyage, une fonction mélodique. Elle est un thème aux variations
multiples, caractérisé par des registres de tons différents. Le rythme de ses
apparitions, fait d'un Jeu de présences et d'absences, crée chez le lecteur le
désir et l'attente de son retour.
Enfin, le troibième niveau de signification présente la femme
orientale dans le contexte d'une interprétation globale de l'Orient, qui est
inévitablement influencée par le~ attitudes sociales et culturelles de
l'époque. L'ensemble des codes socio-culturels forme ce qu'on appelle une
idéologie, dont la pl'ésence enchaîne la représentation de la femme
orientale à son époque. Pour les Homantiques, le pèlerinage en Orient est
étroitement associé à l'idée de la résurrection du passé. Les voyageurs
séduits y trouvent une jouissance intellectuelle ct esthéCque. Mais à
l'arl'ière-plan de cet enthousiasme sc profilent les effets du di mat politique
et social de la France. L'Orient incarne la permane lce face aux
changements politiques ct aux mutations sociales et éconlJ!l1iquef. qUI,
depuis 1(' début du siècle, bouleversent la France. Tandis que
l'immobilisme et la stagnation de l'Orient suggèrent à Nerval et à Flaubert,
comme avant eux à Lamartine, la possibilité d'une mission civilisatrice de
la France au Proche-Orient. Par un étrange phénomène de transposition,
la femme orit'ntale, assimilée cl l'Orient tout entier, incarne à la fois cette
nostalgit' d'un mode de vic perdu et le désir de conquête et de possession.
Mais l'Orient cst aussi interprété en fonction de motivations d'ordre
personnel qui visent. à sat.isfaire des désirs et des choix esthétiques précis .
•
•
Or, cette quête intime de l'Orient va se réali~l'r l)('aucoup plu~ Ù tnlVl'l'~
l'écriture et la représentation de la femme orÏl'I1t.all' qw' par l'('xpéril'nc('
directe qui comporte son lot de déception:;; et de désillusion:; rapportt-l':-; dall:-;
la correspondance des voyageurs. Nl'rval d. Flaul1l'rt. chacull :l\'('C ~()ll
économie esthétique particulière. exploitent l'Oril'Ilt. comllH' un hl'll
spacieux et riche de possibilités. Parti à la recherche dl' :-;0\ l't. dl' la fi.'IllIll('
idéale, Nerval rencontre partout les sign('s de la ch'g'radat.ioll Pt. du
vieillissement. En insufflant sa propre vie au paysngp ('i. aux f('mnws
rencontrées, il les façonne selon ses rêvps et bl'H désirs. FlauhPI'L lui,
surmonte sa déception par une volonté de démyst.ification qlll \P IHlllSSP Ù
représenter l'envers du décor de l'exotisme onl'nt.aI. Malgrt- 1('
désenchantement qui transparaît, et l'Onent ct la femBU' orient.alt' l'l'stPllt,
pour les deux écrivains, une source d'in:;;pi ration pou r leu n, OL'UVn'H
ultérieures.
Ces oppositions, qui se situent à tous les flIVl'atlX d'énonc(\,
définissent les conditions mêmes de la production du l'(!cit dl' voyagp au
XIXe siècle, qui tente de faire comcider l'information t't la H('nsil)lhtt
personnelle. L'originalité des oeuvres de Nerval et de J·'la uberl, vwnt
justement du fait qu'elles dépendent des formes traditionnell(!f, dp
l'orientalisme officiel sans en faire vraiment part.1e !,pllr l'('pd's('ntatlOn
de la femme orientale est tout autant. influencée par l'Id{'ologie orJ(·nt.alil-iI,{·,
le souci du reportage, que par les habitudes de penser de chaque <tul,eu r.
Cette décomposition d'un système particulier de repf(~~('ntatlOn
soulève un ensemble de questions de plus grande envergure qui concernent
toute tentative de représentation d'une autre cult.ure. Comment
•
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131
représenter les autres sans partir de son propre cadre de références? En
d'autres termes, la représentation des autres est-elle inévitablement
destinée à valoriser et à renforcer son propre système de valeurs? Cette
étude répond partiellement à ces questions puisque nous avons vu qu'une
observation strictement impartiale réduit l'univers féminin oriental à une
scène de théâtre, et l'auteur-voyageur à un spectateur distant qui suit les
évolutions des figures féminines surgies devant ses yeux, l'Orient devenant
alors un monde de costumes et de décors. À l'autre extrême, les
interventions répétées de la conscience personnelle et européenne du
narrateur aboutissent toujours à une forme de comparaison et
d'évaluation, quand la représentation de l'autre n'est pas purement et
simplement le prétexte d'un discours sur soi dont la forme extrême se
trouve chez Chateaubriand.
Alors, devant ces alternatives, faut-il croire à l'affirmation que seule
une Orientale peut parler des Orientales, comme on dirait que seul un Noir
peut parler des Noirs et un chrétien de la religion chrétienne ou une femme
des autres femmes? Ces critères raciaux, religieux, culturels ou sexuels
sont tous déterminants dans la représentation de la femme orientale. Yen
aurait-il d'autres?
Ceci entraîne la nécessité de définir les normes de l'altérité. Pendant
des siècles, l'opposition entre l'Orient et l'Occident s'est fondée sur des
di stinctions culturelles, religieuses et raciales. Or aujourd'hui, les
différences économiques sont aussi importantes. Elles dessinent une
nouvelle ligne de démarcation entre le Nord et le Sud, entre les riches et les
•
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pauvres, Une SCIence et un discours de ln puuvl'<.'té l'isqul'I'ail'Ilt dl' ~p
former sur le modèle du discours orientaliste avpl' dp::-\ institutIOns
similaires et des systèmes de représentation qui sc dl'placl'rHll'Ilt. d'un tl'xh'
à l'autre,
Parce que l'influence de l'orientalisme univPl"sit.ai re Li éh' d{>tl'!'mi
nante sur nos deux écrivains, on doit aussi s'intt'l'I'ogl'r sur les rplat.ions
d'interdépendance du savoir universitair'e, du pouvoir polit.iqul', et dl' la
création littéraire, Pour Edward Sald, pouvOIr Pt. savoir :--ont d('s notllll\S
étroltemènt solidaires, le savoir donnant Il' pouvoir Pt. Il' pOllvoir l'xlgl'ant
un savoir accru. Le rappol't dl' forct' sous-Jacent l'nl.l'(' h' savant \'t. son suj('(,
est en faveur du premier, Appliqu{> il l'orlent.allsllH', Cl' stlll'lIIa signifïl'
qu'un savoir aussi bien orgamsé ne peut être lI1nOCl'llt L\~l.udl', la COl1llaIS
sance et la représentation sont les instrument.s d'une domination culturl'lIl'
facilitée par la passivité et l'absence de moyen de résistancl', L't'xl'Illpll' II'
plus évident qu'on peut donner à cet égard est l'l'xp{>dition dl' BOllaparte ('n
Egypte, Le nombre impressionnant de savants ct d'{'l'u(lIts dont il s'{·tait
entouré a sûrement cu une mnuence positIve sur l'Issue dl' la carnpaglll'
militaire. Appliqué à la femme, ce schéma Sl' révèle t.Ollt aussi d'ficac('
Pendant des siècles, le discours sur la femme et se!:> reprps('ntatlOns
littéraires et scientifiques J'ont maintenue dans une sitllation de
dépendance culturelle qu'elle a acceptée avec résignation, LI' (lIs('ourM <,st
donc toujours un instrument de mampulatlOn volontélll'e ou Illvolor!t:llf(!
En ce qui concerne la représentatIOn de la femme orJc·n1.ale par
Nerval et Flaubert, on ne peut pas dire qu'el1e a di recLement renforcé les
•
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133
pensées hégémonistes de la France. Mais cette étude a tenté de montrer
que, par certains aspects analogiques, la représentation de la femme
orientale dépend autant du discours politique orientaliste que du discours
sur la femme.
n ne faut certainement pas perdre de vue que l'art garde toujours son
indépendance vis-à-vis de l'idéologie; il n'est en aucune manière le produit
d'une situation et d'un système. Mais parce que l'acte littéraire auquel
aboutit finalement le voyage établit une double jonction entre le désir initial
du départ et le vécu, comme entre les attitudes culturelles et la sensibilité
personnelle, il devient impossible de séparer la lecture informative de la
lecture esthétique ou politique. Ce qu'il faut voir, au contraire, c'est leur
nécessaire cheminement .
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