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VIVRE À MORT : JEUX DES LIMITES " Pile je vis, croix je meurs Marie-Françoise Guittard-Maury P.U.F. | Revue française de psychanalyse 2004/1 - Vol. 68 pages 65 à 77 ISSN 0035-2942 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2004-1-page-65.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Guittard-Maury Marie-Françoise , « Vivre à mort : jeux des limites » " Pile je vis, croix je meurs , Revue française de psychanalyse, 2004/1 Vol. 68, p. 65-77. DOI : 10.3917/rfp.681.0065 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - ubc - - 142.103.160.110 - 11/11/2011 05h42. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - ubc - - 142.103.160.110 - 11/11/2011 05h42. © P.U.F.

Guittard-Maury, Marie-Francoise - VIVRE À MORT JEUX DES LIMITES

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VIVRE À MORT : JEUX DES LIMITES" Pile je vis, croix je meurs Marie-Françoise Guittard-Maury P.U.F. | Revue française de psychanalyse 2004/1 - Vol. 68pages 65 à 77

ISSN 0035-2942

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Guittard-Maury Marie-Françoise , « Vivre à mort : jeux des limites » " Pile je vis, croix je meurs ,

Revue française de psychanalyse, 2004/1 Vol. 68, p. 65-77. DOI : 10.3917/rfp.681.0065

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Vivre à mort : jeux des limites« Pile je vis, croix je meurs »

Marie-Françoise GUITTARD-MAURY

« Une balle, se dit-il. “Je suis perdu si je nefais pas semblant d’être mort.” Mais, en lui, lafiction et la réalité ne formaient qu’un. Guil-laume Thomas était mort. »

J. Cocteau, Thomas l’imposteur.

« Le salut du torero est une dédicace (...)« Le salut du funambule est une déclara-

tion de puissance et de triomphe. C’est sonpoing qu’il jette à la face des vents. »

Ph. Petit, Traité du funambulisme.

Dans les années 1920, quatre adolescents, R. G. Lecomte, R. Daumal,R. Vaillant et R. Meyrat, vivent une aventure littéraire marquée du sceau dela révolte et d’une création hantée par l’excès. Certes, la publication de leurrevue, Le Grand Jeu, fut éphémère, mais elle manifesta avec passion leurvolonté de vivre la vie la plus intense, quitte à prendre tous les risques, ainsiqu’en témoignent ces formules tendues comme des maximes : « être éternelpar refus de vouloir durer » ou, à propos de l’expérience des limites, la« Mort-dans-La Vie », ou encore l’« agilité miraculeuse de l’éclair à tuerDieu ». Le goût de l’absolu et la radicalité marquent leur engagement sur lespas d’un Rimbaud ou d’un Genet pariant désespérément leur vie. Ils disentaussi l’indispensable révolte qui, seule, garantit la liberté de penser etd’éprouver ces passions. Pour ces insoumis, ces « voleurs de feu », le grand jeude la poésie est un jeu existentiel qui partage avec ce « drôle de jeu » qu’est laguerre, la particularité de frôler les limites et de jouer avec la vie et la mort :« jeu des limites » qui peut aller « jusqu’à cet état limite où seule la conscienceRev. franç. Psychanal., 1/2004

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de pouvoir se tuer à n’importe quel moment rend tolérable un prolongementperpétuellement considéré comme provisoire »1. « Jeux des limites » quipeuvent aller jusqu’à « vivre à mort ».

Mais vivre à mort, est-ce encore jouer ? En effet, pouvons-nous considé-rer comme jeu, au sens commun du terme, un acte qui « met en jeu » et la vieet la mort ? Classiquement, le jeu se caractérise par la passion d’un (re)com-mencement total ou du moins de cette illusion : toute mise en jeu est vécuecomme un commencement absolu, indépendamment des jeux précédents. Si lejeu peut être récréation, il est toujours re-création. Dans sa relation au futur,il implique une véritable fascination du « peut-être », fantasmé comme certain,une hantise démiurgique ; dans sa relation au passé, avec cette convictiontrompeuse qu’il est possible de tout (re)commencer, il se présente commel’expérience métaphorique d’une existence sans passé. Ainsi, le héros duJoueur de Dostoiewski, dans le dernier chapitre du roman, croit-il qu’à nou-veau tout est possible, et, à défaut d’être libre, mime-t-il sa liberté : « Pour-quoi donc ne pourrais-je pas ressusciter ? Oui ! Il suffit, une fois, une seule,dans la vie, d’être réfléchi et patient et... voilà, c’est tout, le tour est joué ! »2

Parce qu’il établit une distance avec le réel, ce jeu est essentiellement métapho-rique ; avec lui, nous entrons dans une logique de représentation, une théâtra-lité ; se mettre en jeu, c’est aussi se mettre en scène. Il s’agit de jouer avec lepossible aussi entendu comme mode de la bonne fortune, avec cette rencontredu bonheur et de la chance, ainsi que le suggèrent les étymologies latines etanglo-saxonnes : fortuna et fortasse, happiness et perhaps. Enfin, ce jeu secaractérise par une essentielle hétéronomie : les règles qui le définissent et leurfonctionnement s’imposent au joueur ; elles constituent autant de limites qui,à la fois, donnent forme à ce passe-temps et le circonscrivent.

À l’opposé de ce type d’activités, le jeu avec la vie et avec la mort, ce« jeu des limites », peut rencontrer sa clôture définitive par l’avènement mêmede la mort. Gagner autorise seulement le maintien de la situation en l’état,alors que perdre, c’est perdre la vie, c’est tout perdre, contrairement au jeuclassique où perdre n’entraîne pas plus que le retour à l’identique. Ce « jeudes limites » joue sans distance avec la réalité même, celle avec laquelle il seconfond ; servi par des mécanismes de déni et de clivage, il permet une con-frontation à la mort : un tel joueur, dans sa position mégalomaniaque, estdans l’illusion de ne pas donner sa chance à cette mort, de maîtriser le hasarddu jeu, et, de ce fait, il en vient à dénier le jeu lui-même et aussi la mort.

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1. R. Vaillant, Drôle de jeu, Buchet-Chastel, 1977.2. Dostoïevski, Le joueur, Paris, Flammarion, 1995, p. 232.

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Ainsi, ce déni de réalité se veut-il emprise sur le destin. Mais « un coup de désjamais n’abolira le hasard » (Mallarmé), et ce hasard, dont Freud pense dansLe Léonard que le refuser est une « conception pieuse », magique, du monde,aura toujours sa chance : la mort ne peut être déjouée. Il est vrai que, dans ce« jeu des limites », en une enivrante autonomie, le joueur fixe lui-même lesrègles de ce qui va constituer sa passion, avec tout ce que ce terme impliquede souffrances, d’aventures et de risques. Ce jeu a également le pouvoir d’en-tretenir et en même temps de juguler l’angoisse, puisqu’on ne joue qu’avec cequi n’est pas, ou pas encore, ou ne sera peut-être jamais, si le fort et le da nes’articulent plus. Tel est ce jeu sous forme d’un pari, jeu sur les limites et jeudes limites. C’est aussi le jeu de prédilection de certains borderlines.

« Vivre à mort » ne correspond donc assurément pas aux caractéristiqueshabituelles du jeu. Dans ce « jeu des limites » il y a bien défis et paris, mais lesens de ces termes semble dénaturé. D’ordinaire, le défi (bravade et provoca-tion) peut conduire à la victoire ; le pari (gageure et enjeu) sous-entend ungain. Or, parier avec la mort est une entreprise paradoxale puisqu’il n’y a pasde gain possible, c’est un pari pour « rien » : « Nur der Tod ist umsonst »,« seule la mort est gratuite », selon le dicton allemand rappelé par Freud.Reste le défi avec son fantasme d’emprise. Cependant, ce « rien » peut apaiserl’angoisse et conférer au joueur une gratification narcissique. Don Juan défiele Commandeur, mais il est possible de penser que Don Juan, las d’unerecherche éperdue d’excitations qui ne lui donnent que l’illusion de vivre,veuille mourir. En effet, c’est spontanément qu’il donne sa main au Comman-deur, enfant soumis au père, à ce Surmoi allégorique de la mort.

Enfin le « jeu des limites » peut encore être entendu au sens mécanique duterme. « Défaut de cadrage », « espace vide », ce qui implique en même temps,et de façon paradoxale, les concepts de liberté et de clôture : espace vide de ladépression, limites qui contiennent la réalité et que le jeu met à mal quand ilne va pas jusqu’à les effacer complètement ; « jeu des limites » au double sensactif et passif, jeu avec des limites toujours reculées.

Comment comprendre ces joueurs de la vie-en-acting que leur état-limitepousse à ce « jeu des limites » ? A. Green constate que, à notre époque, lanévrose ne peut plus être tenue pour le négatif de la perversion, comme pourFreud au début du siècle, mais comme le négatif de la psychose, de l’« incons-cient psychotique ». Dans La pensée clinique il note également que la questiondu traumatisme est au premier plan ; ce trauma n’est plus exclusivementsexuel, comme pour Freud ; il concerne maintenant tout autant les réponsesde l’objet qui avaient fait défaut que celles qui avaient été données, demanière inappropriée, pour satisfaire les désirs de l’adulte plus que pour parer

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à la détresse de l’enfant, comme l’ont déjà montré Ferenczi et Winnicott.A. Green souligne aussi la place croissante de ces états dits limites que mar-quent parfois des comportements à haut risque.

Dès 1974, J. Bergeret propose une théorisation des états-limites qu’ilsitue en dehors des deux grandes lignées structurelles fondamentales que sontla névrose et la psychose. Il constate que l’accent est mis, de façon unanime,sur l’incomplétude narcissique, sur l’intolérance aux frustrations, sur la peurde la perte d’objet d’amour ; « le besoin d’agir sur la réalité extérieure seraitappelé au secours des défaillances de la réalité intérieure et du risque dépres-sif. Le clivage et le déni n’interviendraient de façon différente que chez lespsychotiques »1. Conférant au narcissisme et au risque d’état dépressif uneimportance extrême, J. Bergeret estime que ces états limites ne marquent pasune structure mais plutôt une « a-structuration » aux limites de la névroseet de la psychose, avec un mode de fonctionnement propre, l’« économielimite ». Un traumatisme réel aux effets désorganisateurs et vécu dansl’enfance en serait à l’origine. Ce trauma aurait engendré une excitation inin-tégrable dans le moi et bloquerait l’accès à l’Œdipe. L’état limite ne seraitdonc pas une structure mais un aménagement fragile caractérisé par l’an-goisse de séparation, la relation d’objet anaclitique, le clivage du moi. Cetaménagement comprend des risques évolutifs graves (psychose, perversion,dépression essentielle). Le clivage de l’objet qui accompagne la régressionnarcissique constitue une étape évolutive vers le clivage du moi, et aussi unedéfense contre celui-ci ; de ce fait, le moi n’est pas morcelé, mais« déformé ».

B. Brusset, dans son étude de la névrose et des états limites, rappellel’apport à cette conception des travaux de Balint et de Bouvet et précise quece « mode de relation duelle [...] n’est pas la relation fusionnelle et d’indif-férenciation des psychoses. Ici, le sujet et l’objet restent différenciés, mais il ya une dépendance fondamentale vis-à-vis de l’objet, telle que le sujet ne peutconserver son intégrité sans lui »2. La personnalité du borderline apparaîtdonc clivée entre un secteur adaptatif lié au réel et un secteur anaclitique com-portant des défenses archaïques de type psychotique. Dès lors, il nous appa-raît que le borderline qui joue au « jeu des limites » accepterait le fort-da, maisse verrait parfois en situation de risquer le fort pour s’assurer de la fiabilité duda, dans un désir de maîtrise anale qui resterait sans référence spécifique à ladifférence des sexes ; son acting pourrait alors être entendu comme un essaidésespéré de réorganisation.

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1. J. Bergeret, La dépression et les états limites, Paris, Payot, coll. « Science de l’homme », 1998,p. 50.

2. B. Brussel, Névroses et états limites, Paris, Dunod, 1999, p. 23.

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Ainsi pouvons-nous comprendre la passion fatale d’un Dostoïevski jouantsa vie tel son héros du Joueur, à « Roulettenbourg ». Ce n’est que lorsqu’il atout perdu, et dépassé la honte, qu’il renaît à la création. L’acte du jeu, mêmedans la perte, le délivre de l’obsession de ce jeu. Pour Dostoïevski, le « jeu deslimites » consiste à vivre le rêve en en éprouvant le risque, à refuser la réalitéqui nivelle pour rencontrer l’inégalité périlleuse du peut-être ; il lui faut d’abordêtre vaincu, toucher le fond jusqu’à rencontrer le désir de mort pour pouvoir, àl’égal des dieux qu’il a défiés, revivre comme écrivain. Chaque flambée du jeu,et la ruine qui s’ensuit, déclenche une flambée créatrice que l’auteur remarquelui-même dans sa correspondance où il pose l’équation perte au jeu / sursautcréateur. En effet, le possible du jeu envahit l’imaginaire et le court-circuite, aupoint qu’il faille introduire la censure traumatique de la ruine pour permettre àla pensée de s’affronter au réel, fût-il littéraire et de ce fait aussi soumis auxcontraintes effectives de la création. C’est à travers l’analyse d’une nouvelle deS. Zweig que Freud explique la passion du jeu chez Dostoïevski, « avec les vai-nes luttes pour s’en détourner et les occasions qu’elle offre à l’auto-punition,[elle] constitue une répétition de la compulsion d’onanisme »1. Notons cepen-dant que Freud ne s’est pas précisément intéressé aux héros du joueur ou del’adolescent de Dostoïevski qui, au-delà de la « dérivation » repérable, mani-festent bien plus clairement un défi désespéré au destin, lequel se joue sur leslimites, dans la tradition de l’antique hoplomachie : l’enjeu est bien la réussiteou la mort, et pose tout le problème de la relation du jeu et de la création litté-raire, de la perversion et de la sublimation.

Le « jeu des limites » s’articule autour de la violence et de l’emprise.Selon J. Bergeret, il ne s’agirait ni d’un instinct de destructivité, ni d’un ins-tinct de mort, mais d’un instinct de vie qui correspondrait à la premièrethéorie freudienne des pulsions, instinct qui vient ultérieurement étayer lespulsions libidinales. Sa théorie de la « violence fondamentale » fait donc del’emprise une pulsion à part entière selon laquelle il s’agit de dominer l’objetpar la violence et de survivre, fût-ce au prix de la vie de l’autre. P. Denis pré-fère nommer « pulsion d’assaillance »2 cette violence qui, selon lui, se réfèreplus à la quantité qu’à l’instinct et répond davantage à « un registre libidinalde la construction pulsionnelle lié aux “sources” d’excitation formantl’appareil psychique ».

Le jeu mythique de La fureur de vivre, le film de N. Ray (1955), pourraitillustrer parfaitement ces points de vue : sur fond de délinquance juvénile à

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1. S. Freud, Dostoïevski et le parricide, in Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 179.2. P. Denis, Emprise et satisfaction, Paris, PUF, coll. « Le Fil rouge », 1997, p. 20.

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Los Angelès, Jim, jeune homme désaxé, s’oppose à Buzz, chef d’une bande demarginaux, à propos d’une femme que Jim dispute à Buzz. Celui-ci provoqueJim dans un impressionnant duel au couteau, mais le destin ne tranche pas, etils décident de s’affronter dans une épreuve automobile : il s’agit de sauter leplus tard possible d’un véhicule en marche, avant que celui-ci ne s’écrase dansun ravin. Au final, Buzz en mourra, et Jim, rejeté par le groupe, devra s’enfuir.

Au-delà de la « violence fondamentale » à l’œuvre dans cette histoire auréalisme très documentaire, l’analyse de l’emprise et de la destructivité quepropose P. Denis confère à ce film une tout autre profondeur. Il faut noterque son héros à l’écran, James Dean, par tous les excès de sa propre vie et lecaractère éclatant de sa mort accidentelle (ou volontaire), se fit lui-mêmefigure emblématique de cette « fureur » de mourir pour vivre. Plus que la riva-lité et la haine apparente et certaine de Jim et Buzz, et hors de la probléma-tique de la pulsion de mort, se joue une logique de l’affirmation de soipoussée à l’extrême. Celle-ci va jusqu’à une véritable « folie d’emprise », selonl’expression de J. Gillibert cité par P. Denis1. D’ordinaire, seule la souffrancesemble pouvoir la limiter ; mais la mort, dans son absolutisme, est extinctionde toute souffrance. C’est ainsi que cette folie d’emprise se mue en passion dela démesure, en « hybris » ; une rage blasphématoire lui semble inhérente(cf. Don Juan, comme Jim et Buzz), comme si c’était avec l’ordre même dumonde que l’on voulait jouer, « ce monde agresseur qui refuse de dispenser lasatisfaction »2.

Il en est à la fois de même et autrement du film de Michael CiminoVoyage au bout de l’enfer (1977) qui met en scène les ravages de la guerre duViet-Nam à travers le destin de trois jeunes hommes socialement défavorisés,chasseurs de daims à leurs heures et qui se trouvent, malgré eux, engagés dansune problématique de chasse à l’homme. Faits prisonniers, ils parviennent à selibérer à l’issue d’une effroyable partie de roulette russe avec leurs geôliers,partie qui se joue sur leur propre tête. La fin de la guerre voit un des hommesmourir à lui-même, l’autre être gravement amputé ; le troisième, Mich, qui apris goût à la roulette russe, décide de rester à Saïgon où il s’adonne de façoneffrénée à ce « jeu des limites » dans les tripots jusqu’à en mourir.

Si, dans La fureur de vivre le héros s’inscrivait dans une logiqued’affirmation de soi, ici, Mich subit la contrainte d’une logique de la négationde lui-même, qui le conduit « au bout de l’enfer » et obéit à la répétition. Eneffet, l’issue positive de sa première partie de roulette russe équivaut pour luià une véritable mort symbolique qu’il ne peut que rejouer. Mich ne se situe

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1. Ibid., p. 122.2. Ibid., p. 124.

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même plus dans une problématique de gain ou de perte ; la seule alternativequi lui reste est celle-ci : la mort vivante ou la mort. Dès lors, le « jeu des limi-tes » n’est plus un jeu et cette absence à soi efface toute pulsion d’emprise.

Lorsque souffrir, voire mourir, pour affirmer son existence est une règlede survie, le masochisme, toujours actif dans le « jeu des limites », devient pré-valent et s’expose dans son alliance avec le narcissisme. À ce niveau de des-tructivité triomphante, il paraît difficile de ne pas considérer comme désintri-cation pulsionnelle, dans une perspective freudienne, les effets de cetteapparition massive de destructivité non liée qu’implique la pulsion de mort.

Dans le roman de M. Quint, Cake walk, les effets de la désintrication pul-sionnelle sont manifestes dans les excès de la jouissance et de la destructivité.Passion, violence, sexe, mort, « folie » constituent les cartes maîtresses du jeudes limites, et c’est au « manège de la mort » que celui-ci se déploie. Dans lenord miséreux de la France, à chaque ducasse, un ancien gallodrome clandes-tin propose à un public avide d’exhibition un tournoi particulier : rivé à samoto, un homme exécute à l’intérieur de la haute cuve des enchaînements dehuit qui doivent le hisser au plus haut de la paroi circulaire. Ce numéro doitêtre exécuté à une vitesse maximale nécessaire à l’équilibre de cet étrangecavalier, lequel fait corps avec sa moto pour ne pas chuter : ainsi chaque can-didat joue-t-il la carte de la mort pour assurer celle de sa vie. Noré, le hérosdu roman, garde de ses études universitaires de philosophie et d’archéologieune fascination pour les hommes libres, « Socrate, Pétrone, Sénèque », tousauréolés de leur suicide ou condamnation à mort, dont l’absence, selon lui,aurait rendus coupables cités et empereurs ; des « gaillards » aux « principesmoraux de cow-boys solitaires » et aussi des « menteurs » assoiffés de sexe etde sang dont il fait le panégyrique à son jeune disciple et voisin Nicolas : « ilsn’avaient pas honte de céder à leurs faiblesses et leur suicide, c’étaient les lam-beaux de leur liberté, dont ils se faisaient un manteau magnifique (...) et lessycophantes qui les avaient poussés à ça en chiaient d’envie dans leur togefrangée de pourpre ! On n’est même plus à la hauteur de leur décadence. Leparadis et l’âge d’or, on n’en a plus idée »1. Ferrailleur, puis chiffonnier alcoo-lique, à la limite d’une clochardise exhibée comme revanche sur une société« décadente », maniaque à ses heures, Noré utilise le « jeu des limites » avec lamort pour dépasser en gloire les « hommes libres » de l’Antiquité dans legrand cirque d’un hangar délabré où se presse le public en quête de sensationsviolentes : « C’est pour ça qu’ils viennent, à cause du risque. On est ceux quivont mourir et on salue César une dernière fois... Eux, c’est les dieux assem-

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1. M. Quint, Cake Walk, Éditions J. Losfeld, 2001, p. 84.

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blés qui vous regardent d’en haut et parce que vous êtes foutument mortels,ils deviennent immortels. C’est ça qu’ils achètent, l’immortalité pour centfrancs » (p. 54).

Cette histoire pourrait être entendue comme une illustration des effets dela pulsion de mort. Le premier chapitre, dans sa force éclairante, nous pré-sente Nicolas qui veille le corps mort d’un Noré déchu de sa superbe initialeet découvre que, brutalement coupé de ce double narcissiquement investi, il seretrouve prématurément adulte et condamné à la mélancolie. Dans le secondchapitre, la course dans le cylindre met en scène symboliquement la dyna-mique des pulsions telle que nous la trouvons dans « Au-delà du principe deplaisir » : Noré, vêtu de cuir noir, dans sa conduite excessive jusqu’à l’ultime,incarnerait la pulsion de mort, tandis que Nicolas petit enfant, spectateurinnocent, serait une figure de ce principe de plaisir au service de la pulsion demort. Pour séduire Nicolas, Noré réitère une exhibition à haut risque et seretrouve gravement blessé sous sa moto ; il survivra, mais cet accident cèleral’alliance indénouable entre la mort et la vie. Le masochisme, présent dans larépétition des situations traumatiques qui se succèdent au cours du roman,permet de repousser les limites du « jeu » et, par la mise en place d’une struc-ture défensive, de faire reculer aussi celles de la mort qui pourtant le hantait.Dans ce cas, le masochisme assure paradoxalement un rôle de gardien de vietel que le définit B. Rosenberg « la pulsion de mort [est] mise au service de ladéfense contre la pulsion de mort »1. D’une part, il lie primairement la des-tructivité ; d’autre part, il peut constituer secondairement une tentative deguérison lorsque les conduites risquées et auto-destructrices qu’il anime, ten-tent, par leur excès, de pallier la défaillance du noyau masochique.

Ce « jeu des limites » semble bien parfois relever de la perversion féti-chique. En effet, le virtuel du jeu, rêvé et figuré comme un espace transitionnel,peut aussi se manipuler comme un fétiche propre à dérouter, voire abolir,l’angoisse de castration. Ce joueur dénie la réalité : certes, il sait qu’il risque savie et donc encourt la mort, mais la représentation de cette perception est sco-tomisée, et l’angoisse liée au danger se trouve déniée. Ce jeu fétichisé de lalimite extrême se présente bien comme un triomphe sur la menace de castrationet aussi comme une protection contre cette menace. Au-delà du célèbre « je saisbien, mais quand même » (Mannoni), nous trouvons : « je sais bien, mais sij’agis, je n’éprouverai rien », « je peux mourir, mais cela me fait vivre » : lesballes de la roulette russe sont ici, pour la pensée, des balles à blanc.

72 Marie-Françoise Guittard-Maury

1. B. Rosenberg, Masochisme mortifaire et masochisme gardien de vie, Paris, PUF, coll. « Mono-graphies de psychanalyse », 1991, p. 152.

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Ce désir d’omnipotence narcissique caractérise les pervers narcissiques quise dévoilent avec leur « agir » et leur « faire agir ». Dans sa mise en scène, le« jeu des limites » peut être rapproché du rituel de l’acte pervers qui constitueune technique magique de l’évitement de l’Œdipe et de son corollaire, lamenace de castration. Il s’agit de modifier la réalité, de faire basculer le sujetdans une autre dimension, celle de l’indifférencié (J. Chasseguet-Smirgel).L’acting permettrait ainsi de substituer une magie propre à faire advenir unenouvelle réalité, à « violer l’ordre normal de l’univers » (Ferenczi) et às’approprier le fantasme d’une puissance absolue. Dans ce jeu délirant,l’illusion est bien là avec le « peut-être » de ce qui est possible (et d’un pos-sible d’emblée vécu comme un réel), de ce qui pourra être, et cette illusionfonctionnerait comme un trompe-l’œil-fétiche. Ce qui est aussi important,c’est de ne pas être seul à manipuler ce mirage ; le pervers narcissique joueavec des partenaires son jeu de psycho-manipulation et de séduction. AinsiG. Bayle, dans son analyse de la perversion, nuance-t-il l’estimation de Raca-mier selon lequel les pervers ne sont pas intelligents, en précisant que celan’est exact que pour ceux qui posent le masque et montrent leur violence.« Les autres déploient leurs activités anti-oedipiennes, contra-psychotiques,sous les couleurs de la normalité la plus conventionnelle. Ils mesurent leurmarge de manœuvre à l’aune des valeurs en cours dans la société où ilsdéploient leur talent. Les défauts de la traversée structurante de l’Œdipe neleur ont pas permis de constituer un Surmoi évolué (...) Ils leur faut une ins-tance extérieure, prothèse complexe, à la fois Surmoi et miroir de leurs effortsidentitaires conformistes, mais en même temps miroir à leurrer. »1

Ni bête ni intelligent, voici J. Mesrine, pervers narcissique, assassinnotoire, qui revendique ses crimes au nom de la justice des hommes, justifieses actes délictueux au nom de la liberté et érige en faits héroïques ses éva-sions spectaculaires. Voici l’homme Mesrine, diplômé d’architecture, devenuRobin-des-bois médiatique, qui s’auréole d’une mission politique et défie lapolice qu’il contraint à créer une entité « anti-Mesrine ». Le public, otagemanipulé, se passionne pour ce tournoi moderne et s’indigne des 21 balleshaute vélocité de la brigade anti-gang qui abattra Mesrine – « assassinera » –,écriront même les journaux. L’apothéose du héros s’accomplira avec lesremerciements du président de la République au chef de la Police.

Alors, dans ce « jeu des limites », entre Mesrine et la police, qu’en est-ildu gain et de la perte ? Dans sa cellule de Fleury Mérogis, Mesrine rédige unpoème autobiographique : « Il est seul..., sans soleil, et n’a même plus sonombre / Infidèle compagne, elle s’en est allée / Refusant d’être esclave de ce

Vivre à mort : jeux des limites « Pile je vis, croix je meurs » 73

1. G. Bayle, Les clivages, Revue française de Psychanalyse, 1996, t. LX, p. 1474.

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vivant mort-né. » Au secours de Mesrine incarcéré, en proie à une souffrancepsychique et porteur du « fardeau de failles narcissiques et d’échecs fantasma-tiques »1, vient un double, une autre ombre de lui-même qu’il veut grandiose,un géant qui, animé du souffle de « l’instinct de mort », se rêve demi-dieu.L’enjeu est mégalomaniaque. Comme pour Thomas l’imposteur, fiction etréalité ne forment qu’un : « Je suis perdu si je ne fais pas semblant de ris-quer tout. » Cependant, Mesrine, héros-assassin, comprend un jour que sonhéroïsme n’est qu’un mirage, qu’un trompe-l’œil. Il est las du jeu. Il sembleque le clivage ne remplisse plus son rôle protecteur comme l’attestent certainspassages mélancoliques de son livre autobiographique2. Cet échec le conduit àse rendre, dans tous les sens du terme, au rendez-vous de la mort Porte de Cli-gnancourt. Mais en fait, le gain utopique de ce jeu de cache-cache esténorme : réhabilitation médiatique, qualification de martyr, polémiques insti-tutionnelles toujours actives depuis un quart de siècle. Pour Mesrine, le dénide la castration passe par une castration : il faut mourir pour être éternelle-ment vivant, et c’est dans ce paradoxe que la mort pariée se fait anti-destin.

Dans le champ psychique des cas limites, parallèlement au clivage et àses mécanismes de défense, A. Green distingue la « dépression primaire » :« Désinvestissement radical qui engendre ces états de blanc de la pensée sansaucune composante affective, comme la douleur ou la souffrance... Cettedépression primaire peut conduire à un réinvestissement anarchique par lespulsions (en majeure partie destructrices) qui induit un clivage renforcé et/oudes sentiments de non-existence, d’irréalité du Moi et des relations d’objet. »3

Face à son incapacité de faire un travail de deuil, de tolérer quelque sentimentde culpabilité, le sujet a recours à la mise en acte (comportements psychopa-thiques, perversions, toxicomanies) qui alterne avec des périodes d’incapacitéet d’inhibition. Ce « désespoir sans fond » de la dépression primaire s’accom-pagne de crises de larmes.

C’est en effet ainsi, par des pleurs incoercibles, que Dominique initie sathérapie : la mort d’un ami proche et un sentiment d’inertie invalidante lepoussent à entreprendre cette démarche. Cet homme jeune évoque uneenfance à tous points de vue déshéritée, un père couchant avec ses filles, unemère complice du père, l’alcool, la misère affective... et, à l’âge de l’école pri-maire, le souvenir d’une « grande plage blanche dans la tête ». À cette mêmeépoque de pré-adolescence où une maladie grave le contraint à subir de lapart de la mère des séries de piqûres douloureuses, il prend conscience de son

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1. Ibid., p. 1467.2. J. Mesrine, L’instinct de mort, Paris, J.-C. Lattès, 1977.3. A. Green, La folie privée. Le concept de limite, Paris, NRF-Gallimard, 1992, p. 34.

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amour particulier pour les hommes. Un peu plus tard, il fugue, commet depetits délits et se sent humilié d’être ramené chez lui par les gendarmes. Unjour d’affrontement violent avec le père, Dominique hurle sa haine de safamille, et proclame ses choix homosexuels. Le père le poursuit alors avec sacarabine, tire, le manque. Dans la nuit, Dominique regagne la maison et butesur le cadavre de son chien que le père a tué d’une balle. Il s’enfuit peu detemps après et vit de sa prostitution dans ces années Sida où, héroïnomane, ilrefuse l’emploi du préservatif. Il dit avoir eu, à chaque passe, la jouissance dejouer avec sa vie, et d’exister pleinement ; il se montre tout aussi inconséquentavec les seringues qu’il récupère, non sans penser à sa mère si scrupuleusepour l’hygiène des piqûres. Lorsque le diagnostic du Sida lui est brutalementasséné, il s’effondre en sanglotant dans les bras du médecin : « J’ai parié et j’aiperdu. » Suivra alors une vie de sidéen, scandée par la tri-thérapie, une vieselon lui « morne et sans palpitations ». Contraint à la désintoxication parl’hôpital qui le suit, il découvre qu’un nouveau pari sur la vie, plus violentencore, est possible : Dominique s’injecte la méthadone diluée et joue enpensée avec la bulle d’air qui pourrait le tuer ; huit piqûres par jour, incertai-nes et aimées pour le défi qu’elles impliquent, et qui occupent ses journées.Mais alors que les séances de thérapie sont très investies et que se profile laperspective d’une insertion professionnelle qui le contraindrait à un renonce-ment partiel aux piqûres, Dominique met fin brutalement à sa thérapie sur cetargument : « Si vous m’enlevez mon flirt avec la mort, la vie ne m’intéressepas. Je préfère jouer encore un peu tant que je suis vivant. »

Pour Dominique, le « jeu des limites » compose avec le virtuel de la mort etfonctionne comme un espace transitionnel. La dépendance à la piqûre n’estplus celle de la méthadone (Dominique dit pouvoir maintenant s’en passer),mais celle de l’auto-mutilation répétée dont l’excitation somatique « ressus-cite », ramène, de façon fugitive, du fond de la dépression à la vie vivante.Quant au risque réel encouru, dans le désir de destructivité qu’il manifeste, ilest dédié aux figures parentales haïes, aux soignants tous accusés d’indifférence,au nouveau compagnon non contaminé présenté comme défaillant. Il ne restedonc que le gain de l’auto-érotisme avec la manipulation perverse de cet objet-seringue-fétiche, « pénis anal » selon Rosolato, mais dont Dominique a trèsbien perçu dans son travail d’analyse qu’il n’était qu’un leurre. Son déni neporte que sur une partie de la réalité ; il lui eût été trop angoissant d’affronterdirectement la mort en acceptant de déclarer forfait dans une partie de « jeu deslimites » pourtant connue de lui-même comme perdue d’avance.

La règle fondamentale du « jeu des limites » consisterait donc avant touten cet impératif paradoxal : « vivre à mort » pour garantir sa vie, et pourrait

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se résumer en cette singulière alternative : « la mort vivante ou la mort » pourassurer, sinon l’illusion de l’immortalité, du moins une protection contre uneffondrement dépressif ou une angoisse de castration. Cette règle, qui déclinetous les modes de « manipulations » permet aussi de rêver à l’objet fiable aveclequel et sur lequel compter, et aussi à un changement réparateur de l’ordredu monde. Ainsi va le péril en actes qui, dos à la mort, confère à la vie sonénergie et son inventivité pour déjouer le désastre de l’anéantissement. Mais,ce faisant, le joueur opère un triple déni : celui de la mort qu’il croit maîtri-ser ; celui d’un jeu où il se condamne à ne rien gagner qu’à continuer d’être ;enfin celui d’une vie dont il refuse les limites. Les clivages et les dénis quirégissent la partie ne sont ni ceux du refoulement névrotique, ni ceux de lapsychose où le clivage se traduit par un morcellement sans cohésion possible.Dans son étude du concept de limite, A. Green analyse le double clivage quicaractérise cet état. D’une part, clivage avec le monde extérieur, sur le modedu déni et de l’affirmation de soi ; mais, bien que « ultime mesure défensivecontre la désintégration ou la consomption »1, ce clivage ne fonctionne pour-tant pas comme barrière protectrice. D’autre part, clivage intérieur, entre pen-sées et fantasmes fonctionnant comme des « isolats » et ne retrouvant pasl’unité perdue.

Il convient de distinguer le « jeu des limites » de cet autre jeu de la limiteoù la mort est affrontée dans un respect minutieux des règles avec lesquelleson ne joue pas.

Le funambule Ph. Petit brave la mort, mais sans courir à elle. Lorsqu’iltraverse sur un fil l’espace compris entre les tours de Notre-Dame ou entrecelles du World Trade Center, de nuit et de manière illicite, il ne fait riend’autre qu’éprouver les limites d’un jeu qui, seul, lui accorde cette intensitémaximale garante d’une « vie véritable » qui passe outre les limites de lavie. « Les limites n’existent que dans l’âme de ceux qui sont dépourvus de son-ges »2 pour celui qui n’hésite pas à dire innocemment de ses « grandes traver-sées » qu’elles le haussent à l’égal des dieux. Toutefois, cet absolu grandiosen’est ni l’affaire d’un poète ni celle d’un tricheur : pour avoir pratiqué la tau-romachie, Ph. Petit connaît la nécessité d’œuvrer avec une technique parfaitequi, seule, tient la mort à distance. Le rêve du funambule décuple les impéra-tifs de cette impeccable maîtrise et aiguise sa soif d’idéal qu’accompagne lejugement d’un Surmoi impitoyable : « Lorsqu’on m’apprend qu’un funambules’est écrasé au sol, je réponds : “Il a ce qu’il mérite.” »3 C’est ainsi que les

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1. A. Green, La folie privée. Le concept de limite, Paris, NRF-Gallimard, 1992, p. 133.2. Ph. Petit, Traité du funambulesque, Paris, Actes Sud, 1997, p. 119.3. Ibid., p. 125.

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Espagnols jugèrent le grand Manolete, toréador au faîte de sa gloire, maisjaloux de son plus jeune et impétueux rival Dominguin. Pour assurer unesupériorité peut-être déjà contestée, Manolete poussa si loin ce jeu de vie et demort qu’il joua avec cette même technique tauromachique qui le protégeait ;et il en mourut.

Le joueur du « jeu des limites » tentant de fuir le labyrinthe des limites desa vie est toujours un peu comme Icare. Par son désir de transgresser les limi-tes d’une existence qui, toutes insatisfaisantes qu’elles soient, donnent forme àcette existence, il court le risque de l’informe, c’est-à-dire de la mort.

« Pile » et « Croix » selon la formule pascalienne : « Pile je vis, Croix jemeurs » ; « Croix » je joue avec le fort, « Pile » je m’assure du da. Mais lejoueur dénie alors l’alternative ainsi impliquée entre la vie et la mort, celle-cigarantissant celle-là, et, magiquement, fait comme si « pile » et « croix »étaient sur la même face. Ainsi entre désir d’emprise, d’affirmation de soi, etrisque d’effacement définitif, se joue ce « jeu des limites » où vivre se fait danset par l’ivresse de se perdre.

Marie Françoise Guittard-Maury24, rue Charles-Baudelaire

75012 Paris

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