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7/23/2019 Gusdorf - Mythe Et Metaphysique http://slidepdf.com/reader/full/gusdorf-mythe-et-metaphysique 1/325  Georges GUSDORF Professeur à l’Université de Strasbourg Professeur invité à l’Université Laval de Québec (1953) MYTHE ET MÉTAPHYSIQUE INTRODUCTION À LA PHILOSOPHIE Avec l’ajout du texte “  Rétractation 1983 ”, publié en 1984. Un document produit en version numérique par Loyola Leroux, bénévole,  professeur de philosophie retraité de l’enseignement Cégep de Saint-Jérôme, Qc. Page web. Courriel: [email protected] Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,  professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/ 

Gusdorf - Mythe Et Metaphysique

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    Georges GUSDORFProfesseur lUniversit de Strasbourg

    Professeur invit lUniversit Laval de Qubec

    (1953)

    MYTHEET MTAPHYSIQUE

    INTRODUCTION LA PHILOSOPHIE

    Avec lajout du texte Rtractation 1983, publi en 1984.

    Un document produit en version numrique par Loyola Leroux, bnvole,

    professeur de philosophie retrait de lenseignementCgep de Saint-Jrme, Qc.Page web.Courriel:[email protected]

    Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web:http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

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    http://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_leroux_loyola.htmlhttp://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_leroux_loyola.htmlmailto:[email protected]:[email protected]:[email protected]://classiques.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/mailto:[email protected]://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_leroux_loyola.html
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    L'accs notre travail est libre et gratuit tous les utilisa-teurs. C'est notre mission.

    Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Prsident-directeur gnral,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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    Cette dition lectronique a t ralise par Loyola Leroux, bnvole, pro-fesseur de philosophie retrait du Cgep de Saint-Jrme, partir de :

    Georges Gusdorf

    MYTHE ET MTAPHYSIQUE. INTRODUCTION LAPHILOSOPHIE.

    Paris : Flammarion, diteur, 1953, 267 pp. Collection : Nouvelle Bibliothquescientifique.

    cette dition, nous avons ajout le texte de lauteur intitul RTRACTA-TION1983 in Mythe et mtaphysique. Introduction la philosophie, pp. 7-49.Paris : Flammarion, 1984, 366 pp. Collection : Champs.

    [Autorisation formelle le 2 fvrier 2013 accorde par les ayant-droit delauteur, par lentremise de Mme Anne-Lise Volmer-Gusdorf, la fille de lauteur,de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

    Courriels : Anne-Lise Volmer-Gusdorf : [email protected] Bergs : [email protected], Universits Montesquieu-Bordeaux IVet Toulouse 1 Capitole

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word2008 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11.

    dition numrique ralise le 26 aot 2013 Chicoutimi, Villede Saguenay, Qubec.

    mailto:[email protected]:[email protected]:[email protected]:[email protected]:[email protected]:[email protected]
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    Un grand merci la famille de Georges Gusdorfpour sa confiance en nous et surtout pour nous accor-der, le 2 fvrier 2013, lautorisation de diffuser en ac-cs ouvert et gratuit tous luvre de cet minentpistmologue franais.

    Courriel :Anne-Lise Volmer-Gusdorf :[email protected]

    Un grand merci tout spcial mon ami, le Profes-seur Michel Bergs, professeur, Universits Montes-quieu-Bordeaux IV et Toulouse I Capitole, pour tou-tes ses dmarches auprs de la famille de lauteur etspcialement auprs de la fille de lauteur, Mme An-ne-Lise Volmer-Gusdorf. Ses nombreuses dmarchesauprs de la famille ont gagn le cur des ayant-droit.

    Courriel :

    Michel Bergs :[email protected], Universits Montesquieu-Bordeaux IVet Toulouse 1 Capitole

    Avec toute notre reconnaissance,Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur des Classiques des sciences socialesChicoutimi, le 23 mai 2014.

    mailto:[email protected]:[email protected]:[email protected]://classiques.uqac.ca/contemporains/berges_michel/berges_michel.htmlhttp://classiques.uqac.ca/contemporains/berges_michel/berges_michel.htmlmailto:[email protected]:[email protected]:[email protected]:[email protected]://classiques.uqac.ca/contemporains/berges_michel/berges_michel.htmlmailto:[email protected]
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    Georges GUSDORFProfesseur lUniversit de Strasbourg

    Professeur invit lUniversit Laval de Qubec

    MYTHE ET MTAPHYSIQUE.Introduction la philosophie.

    Paris : Flammarion, diteur, 1953, 267 pp. Collection : Nouvelle Bibliothquescientifique. cette dition, nous avons ajout le texte de lauteur intitul R-TRACTATION 1983 in Mythe et mtaphysique. Introduction la philosophie,pp. 7-49. Paris : Flammarion, 1984, 366 pp. Collection : Champs.

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    [2]

    OUVRAGES DU MME AUTEURChez d'autres diteurs :

    La dcouverte de soi, 1948.L'exprience humaine du sacrifice, 1948.Trait de l'existence morale, 1949.Mmoire et personne, 1951.La parole,1952.Trait de mtaphysique, 1956.

    Science et foi, 1956.La vertu de force, 1957.Introduction aux sciences humaines,1960.Dialogue avec le mdecin, 1962.Signification humaine de la libert, 1962.Kierkegaard, 1963.

    Pourquoi des professeurs, 1963.La boule de verre, autobiographie.

    http://classiques.uqac.ca/contemporains/gusdorf_georges/la_parole/la_parole.htmlhttp://classiques.uqac.ca/contemporains/gusdorf_georges/la_parole/la_parole.htmlhttp://classiques.uqac.ca/contemporains/gusdorf_georges/intro_sc_hum/intro_sc_hum.htmlhttp://classiques.uqac.ca/contemporains/gusdorf_georges/intro_sc_hum/intro_sc_hum.htmlhttp://classiques.uqac.ca/contemporains/gusdorf_georges/intro_sc_hum/intro_sc_hum.htmlhttp://classiques.uqac.ca/contemporains/gusdorf_georges/la_parole/la_parole.html
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    [5]

    la mmoire de MILE BRHIERet de

    LON BRUNSCHVICG

    Je dois M. Descartes ou sa manire dephilosopher les sentiments que j'oppose auxsiens et la hardiesse de le reprendre.

    MALEBRANCHE,Recherche de la Vrit.

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    B) Le temps mythique.Champ temporel primitif court terme, granulaire.Le temps communautaire. Sens et structure du calendrier comme litur-gie. [59]

    C) La fte,dbouch du grand Espace et du grand Temps dans la ralithumaine. Paysage rituel de la fte. Re-cration. La fte est le phnomnetotal de la communaut, la transcendance en acte. [68]

    VI. KAMO.[76]

    Absence du sens de l'individualit. Pas de notion du corps, ni de la mort.La personne comme personnage dans le jeu social. Exemplarisme hroque.

    DEUXIME PARTIELA CONSCIENCE INTELLECTUELLE[85]

    I. L'MANCIPATION DU RGNE HUMAIN.[87]

    Naissance de l'histoire. Fin du sommeil dogmatique du mythe.

    Il. DE LA PRHISTOIRE L'HISTOIRE.[92]

    Anthropologie de la prhistoire et de l'histoire. Le sens du temps hu-main. Naissance de l'univers du discours catgorial et de l'individu.

    III. LA DCOUVERTE DE L'UNIVERSALIT : L'AGE DES EMPIRES ETL'ASTROBIOLOGIE.[100]

    Pense et civilisation. La ralisation de l'universalit sur la face de la ter-re. De la politique la technique et au savoir. La synthse astrobiologique,premire forme d'intelligibilit radicale. La notion de loi et le sens de l'ter-nel retour. [100]

    IV. LA DCOUVERTE DE LA PERSONNALIT : LA RVOLUTION SO-CRATIQUE.[112]

    Apparition des personnages historiques. La vrit universelle est une v-rit personnelle. Socrate liquidateur de la conscience mythique, mais surtoutfondateur de la raison. Du sens commun au bon sens.

    V. NAISSANCE DU SAVOIR RATIONNEL.[120]

    Lente liquidation des rsidus mythiques. Origine de la littrature. D-composition de l'tre dans le monde primitif. Les nouvelles intelligibilits etl'unification rflexive.

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    VI. LE MOI RATIONNEL.[127]

    La dcouverte du corps propre et de l'univers gographique. L'agonie dumonde mythique. La catgorie de la personnalit. Les progrs de la cons-cience rflexive : rejet du corps et triomphe de l'universalit. De la dcou-verte de soi l'limination intellectualiste de soi.

    VII. LE MONDE INTELLIGIBLE.[139]

    Primat du vrai sur le rel. Domestication rationnelle de l'espace et dutemps. L'exemplarisme mathmatique. Le monde comme objet de l'esprit.

    VIII.LE DIEU DES PHILOSOPHES.[148]

    L'laboration du sacr par la mdiation de l'intellect. Le mystre dgraden problme : la thologie. La religion de la raison rduit la rvlation et se

    dnature en morale. Le Dieu Raison.

    IX. LA RAISON TRIOMPHANTE.[158]

    La raison mesure de toutes choses. Les rductions intellectualistes dumythe. Une ontologie sans prsuppos est-elle possible ?

    TROISIME PARTIELA CONSCIENCE EXISTENTIELLE [165]

    I LE RETOUR DE LA CONSCIENCE MYTHIQUE REFOULE.[167]

    L'itinraire spirituel de Lvy-Brhl. Logique et mytique dans la structurede la raison.

    Il. LANTHROPOLOGIE CONCRTE.[177]

    La redcouverte de l'incarnation. Rle de la psychologie et de la culture.Vrit et personnalit.

    III. LE MONDE VCU.[188]

    Cosmologie scientifique et cosmologie vcue : l'exemple de M. Bache-lard. Personnalit et historicit de l'image du monde. La science ne nous

    donne pas la totalit.

    IV. LE DIEU VIVANT.[203]

    Persistance du sens de l'incarnation et de la rvlation dans le christia-nisme contemporain. Le sens du mystre comme fondement d'intelligibilit.La rvlation. Thologie existentielle. 203

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    V. L'INTELLIGIBILIT EXISTENTIELLE DU MYTHE.[216]]

    Le mythe est sens du rel. Articulations existentielles. Du mythe au ro-man et l'histoire. Le mythe comme spcificit humaine.

    VI. SCIENCE, RAISON, MYTHE.[230]

    Le mythe de la science. La science est ncessaire, mais non suffisante.Elle est tributaire d'une eschatologie. La raison elle-mme ne peut pas fon-der absolument et garantir la science. Ncessit d'une prise d'tre ontologi-que. Personnalit et historicit de la raison. La conscience mythique commeeschatologie de la raison.

    VII. MYTHE ET PHILOSOPHIE.[244]

    La mythologie est une premire mtaphysique, et la mtaphysique une

    mythologie seconde. La conscience mythique fait l'unit de l'existenceconcrte. L'intention mythique dans les grandes philosophies. Sociologiedes mythes modernes. Mythe et culture.

    CONCLUSION.[257]

    Il ne s'agit pas de perdre la raison, mais de la sauver. Les mythes prsentent laraison l'tat sauvage. La critique des mythes. Mythe et morale. L'intention my-thique comme principe de toute transcendance et formule d'ternit.

    RTRACTATION 1983.Ajout ldition de 1984. In Georges Gusdorf,Mytheet mtaphysique. Introduction la philosophie, pp. 7-49. Paris : Flammarion,1984, 366 pp. Collection : Champs.

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    MYTHE ET MTAPHYSIQUE.introduction la philosophie

    INTRODUCTION

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    La pense philosophique, dans la mesure mme o elle s'efforcevers la rationalit, justifie chacune de ses affirmations selon les nor-mes de l'intelligibilit logique. Toute doctrine se prsente ainsi comme

    un corps de vrits abstraites, valables en dehors de l'espace et dutemps. Chaque systme recommence pour son compte l'entreprise dela raison, et prtend d'ailleurs, pour son compte, l'achever. Il fournitun point de vue absolu sur la totalit du rel.

    Il y a l une sorte de paradoxe. La rflexion philosophique - bienqu'elle se veuille indpendante de l'histoire, ou matresse, le caschant, d'un secret qui donne la clef de l'histoire, comme il arrivechez Hegel ou chez Marx - apparat pourtant dans le mouvement del'histoire. La pense la plus novatrice a des antcdents, non seule-ment ceux qu'elle reconnat parfois, mais aussi d'autres, plus surpre-nants, que l'on dcouvre aprs coup. Il y a un thomisme de Descarteset un intellectualisme de Bergson. D'autre part, en dpit de ses prten-tions, une pense n'arrte pas l'histoire. Elle est un moment de l'histoi-re. Et le fait qu'apparaissent toujours de nouvelles philosophies prouvebien que toute doctrine vaut dans un certain horizon. mesure quechangent, avec le temps, les circonstances et les situations, de nouvel-

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    les justifications en ide s'avrent ncessaires et de nouvelles doctri-nes se manifestent. Aucune philosophie n'a jamais pu mettre fin laphilosophie ; et pourtant c'est l le vu secret de toute philosophie.

    Toute philosophie a donc un pass et un avenir dont les dimensionspsent sur sa ralit prsente. La polarit de l'avenir, bien que trs r-elle, demeure mystrieuse et ne sera rvle qu'ensuite, dans la pers-pective [8] d'une rtrospection, l'historien des temps futurs. Aucontraire, l'influence du pass se lit comme en filigrane dans le mes-sage de toute doctrine nouvelle. Nous sommes habitus, en face d'unepense, rechercher ses origines. Seulement, d'une manire gnrale,cette recherche procde d'une gnration la gnration prcdente ets'arrte lorsque cesse toute filiation intelligible, lorsque les thmes etles structures de pense paraissent ne plus prsenter de commune me-sure.

    On peut nanmoins concevoir une recherche d'un type plus gnralqui, par del les origines de telle ou telle philosophie, s'intresseraitaux origines de la philosophie elle-mme. Autrement dit, le dvelop-pement de la pense doctrinale a lui-mme ses antcdents. Il y a uneprhistoire avant cette histoire ; et l'on peut admettre sans grand risqued'erreur que le mouvement de la raison raisonnante porte d'une mani-re ou d'une autre la marque de son hrdit pr-rationnelle. Nous vou-drions procder ici un examen des origines de la pense rflchie.Notre travail se prsente donc comme une introduction l'ontologie. Ilse donne pour tche de montrer comment les problmes de la philoso-phie traditionnelle se sont dgags peu peu d'une premire saisietotalitaire du monde, o l'univers du discours adhrait encore la r-alit des choses. La conscience philosophique est ne de la consciencemythique, dont elle s'est dgage lentement, par l rupture d'un quili-bre o se trouvait atteinte une harmonie dsormais perdue jamais. Laphilosophie conservera d'ailleurs la nostalgie de ses origines. Elle vise la restauration de l'ordre originaire. La conscience mythique, refou-

    le, n'est pas morte. Elle s'affirme chez les philosophes eux-mmes etsa persistance secrte anime peut-tre leur entreprise dans ce qu'elle ade meilleur. Il ne s'agit donc pas pour nous d'une simple archologiede la raison. L'intrt pour le pass n'est ici qu'une forme de la proc-cupation de l'actuel.

    C'est pourquoi ce livre constitue en fait une critique de la loi destrois tats, dfinie par Comte, en vertu de laquelle l'humanit passerait

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    d'une manire continue de l'ge thologique l'ge mtaphysique,puis l'ge positif. Cette philosophie de l'esprit devait se retrouverchez Lvy-Brhl, dans la majeure partie de son uvre publie, et chez

    Lon Brunschvicg, dans la doctrine des Ages de l'Intelligence. Le butde ce travail, la lumire des dveloppements rcents de l'ethnologieet de la pense existentielle, est de faire apparatre l'insuffisance de ceschma - et de proposer, au lieu de la lecture en discontinuit, une lec-ture en continuit du progrs de la pense humaine.

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    MYTHE ET MTAPHYSIQUE.introduction la philosophie

    Premire partie

    LA CONSCIENCEMYTHIQUE

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    Premire partie.LA CONSCIENCE MYTHIQUE

    Chapitre I

    La conscience mythiquecomme structure de ltre

    dans le monde

    Retour la table des matires

    Le temps des mythes, prhistoire de la philosophie, c'est le tempso le mythe rgne sans partage et donc le temps o il n'est pas reconnucomme tel. La conscience humaine s'affirme ds l'origine structured'univers. C'est pourquoi, si nous voulons atteindre le sens du mythe,il serait maladroit de partir d'une collection, d'une encyclopdie my-thologique. La mythologie rassemble en effet des mythes de tous geset de toutes origines, dtachs de leur contexte vcu, c'est--dire dna-turs. L'entreprise mme d'une mythologie est le fait d'une poque

    postrieure. Elle traduit une initiative rflchie, un dsir de systmati-sation auquel l'homme de l'ge mythique demeure encore tranger.Pour lui le mythe n'est pas un mythe, il est la vrit mme.

    Le mythe est li la premire connaissance que l'homme acquiertde lui-mme et de son environnement ; davantage encore, il est lastructure de cette connaissance. Il n'y a pas pour le primitif deux ima-ges du monde, l'une objective , relle et l'autre mythique ,

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    mais une lecture unique du paysage. L'homme s'affirme en affirmantune dimension nouvelle du rel, un nouvel ordre manifest par l'mer-gence de la conscience.

    L'homme intervient dans la nature comme un tre qui la dpasse etqui remet tout en question. La plante, la bte adhrent au monde plusou moins troitement. Ils en font partie. Au contraire, pour l'homme,le lien d'adhrence se dtend par l'lasticit de possibilits indfinies.Dcrochage matriel amplifi encore par une possibilit de survol etde [12] mmoire. La pense, mme rudimentaire, reprsente pourl'homme un moyen d'action efficace : elle permet la prvision, ellesuscite la technique. Le monde, qui jusque-l n'avait pas de sens,prend un sens. La conscience mythique est structure de cette distanceprise, de ce jeu, entre l'homme et le monde. Elle rpond donc unefonction vitale au moment de cette nouvelle cration du monde parl'homme, au moment o la gologie cde le pas l'histoire. Il ne s'agitpas seulement de prendre les mesures en vue d'une gographie humai-ne ; il ne s'agit pas de mettre en forme une cosmologie dsintresse ;il s'agit d'enraciner l'homme dans la nature, de garantir son existenceconstamment expose l'inscurit, la souffrance et la mort.

    La vie primitive en sa simplicit apparat faussement au civiliscomme l'amiti de l'homme avec une nature prochaine, que les techni-ques n'ont pas encore transforme en un nouvel univers complexe etabsurde. Le bon sauvage fait rver, de Rousseau et Diderot Melvilleet D. H. Lawrence, une sorte de retour au sein maternel de l'univers.En fait, ds les origines humaines, l'harmonie est dj rompue. L'actede naissance de l'humanit correspond une rupture avec l'horizonimmdiat. L'homme n'a jamais connu l'innocence d'une vie sans flu-re. Il y a un pch originel de l'existence.

    Le mythe gardera toujours le sens d'une vise vers l'intgrit per-due, et comme d'une intention restitutive. Il faut rsoudre des ques-tions vitales : assurer par exemple la subsistance selon les saisons, en

    mettant daccord la bonne et la mauvaise, le beau temps et le mauvaistemps, raliser la protection du groupe humain contre les intempries,les btes sauvages et les autres groupes concurrents ou ennemis. Lemaintien de l'existence exige la poursuite d'un quilibre fragile et me-nac, dont la moindre rupture impose des pnalits svres. Inscuritontologique, gnratrice d'angoisse, comme si la vie mme de l'hom-me correspondait une transgression de l'ordre naturel. Au sein de

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    cette premire existence en proie au monde, le mythe s'affirme commeune conduite de retour l'ordre. Il intervient comme un prototyped'quilibration de l'univers, comme un formulaire de rintgration.

    L'animal n'est jamais en faute. Il est l o il est. Son tre dans lemonde demeure limit l'horizon matriel. Le rgime mme de sa vieet de sa mort parait soud aux rythmes de la nature. L'ouverture, par laconscience humaine, d'indfinies possibilits entrane la dissociation,du possible et du rel, qui concidaient peu prs chez l'animal. Chezl'homme, le possible prend le pas sur le rel ; largissant indfiniment[13] le paysage, il maintient la nostalgie d'une expansion suprieurede l'tre. Ainsi se ralise en permanence une transfiguration de l'hori-zon naturel. L'habitat humain prend forme mentale. La consciencemythique permet la constitution d'une enveloppe protectrice l'int-rieur de laquelle l'homme trouve son lieu dans l'univers.

    Cette signification vitale du mythe, assurance sur la vie, assurancedans la vie, conjuration de l'angoisse et de la mort, explique sa vivecoloration affective. Sans doute la conscience mythique se dveloppeen reprsentations, en recettes techniques. Mais elle est d'abord uneambiance de sentiment, correspondant la recherche des satisfactionsexiges par les besoins humains fondamentaux. Ce sont ici les instinc-ts qui commandent : instincts de vie, instinct alimentaire, instinctsexuel. Les structures mythiques expriment un premier tat des va-leurs, adhrentes encore aux vections biologiques constitutives del'tre dans le monde. Sans doute s'bauchent dj les premires subli-mations dont le dveloppement fera natre la civilisation ; mais ce nesont encore que rudiments et bauches, lointaines promesses d'avenir.

    Ainsi apparat d'emble l'erreur fondamentale de l'interprtationtraditionnelle qui considre le mythe comme une sorte de lgende, unrcit d'vnements fabuleux, reclant d'ailleurs en soi une doctrineplus ou moins rudimentaire. Le savant de cabinet ne pouvait en effetapprocher les mythes que sous forme de tmoignages oraux transmis

    par les enquteurs contemporains ou les annalistes anciens le mytheapparaissait ncessairement comme une pense, dont l'intention sem-blait lie la vie de tel ou tel groupe humain. La fonction mme decette pense en faisait l'quivalent d'une thologie ou d'une philoso-phie l'tat fruste. On cherchait alors l'origine de ce type primitifd'explication selon diverses perspectives d'intelligibilit dont chacunepermettait de rduire les mythes l'unit, de dchiffrer leur secret.

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    L'vhmrisme, la plus ancienne de ces interprtations, voyait dans lemythe la transcription fabuleuse d'vnements anciens et de personna-ges historique. La thorie naturaliste, que dfendait brillamment Max

    Mller, admettait que la mythologie doit sa naissance une concep-tion la fois potique et philosophique de la nature et de ses phno-mnes les, plus saillants 1

    Mais ces interprtations d'ensemble, toujours soutenues par desexemples concluants, s'avraient pourtant finalement incapables d'as-sumer l'norme diversit des faits. J. G. Frazer, arm dune prodigieu-se rudition, essayait de s'en tirer en admettant la fois les thoriesconcurrentes. Les personnages qui figurent dans toutes les merveil-leuses histoires de la mythologie, crivait-il, ont trs bien pu tre descratures humaines, comme l'allguent les vhmristes ; cependantils peuvent parfaitement avoir t, en mme temps, des personnifica-tions d'objets ou de phnomnes naturels, comme le soutiennent lesadversaires de l'vhmrisme

    . Le systme des mythes solaires, qui eutson heure de succs, retrouvait dans tous les mythes une traduction dela course journalire et annuelle du soleil. Puis on prfra lier la my-thologie [14] l'agriculture, et y voir l'expression et la justification desrythmes de l'activit paysanne.

    2

    Max Mller lui-mme l'avait fort bien compris : toute mythologiesystmatique suppose un contre-sens fondamental. En essayant, no-tait-il en 1897, de dbrouiller l'norme fonds mythologique transmisd'ge en ge par la tradition, on a souvent eu le grand tort de le regar-der comme un systme, un ensemble ordonn, organis, construit detoutes pices sur un plan prconu, alors qu'il n'est qu'un concoursd'atomes, un agrgat de concepts qui s'taient choqus en tous sens

    avant de se cristalliser sous une forme quelque peu harmonique

    . Mais l'addition de deux thories in-compltes ne suffit pas fournir une thorie vraie. L'erreur est peut-tre justement de vouloir parvenir une thorie, de prtendre raliser

    une unit en ide dans un domaine o l'initiative n'appartient pas lapense discursive.

    3

    1 MaxMller,Nouvelles tudes de Mythologie, trad. Job. Alcan. 1898. p. 39.

    .En fait, les thoriciens mmes qui veulent voir dans le mythe l'uvre

    2 J.-G. Frazer,L'homme, Dieu et l'immortalit, trad. Sayn, Geuthner, 1928, p.202.

    3 Max Mller, Nouvelles Etudes de Mythologie, p. 76

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    d'une pense unitaire sont obligs de reconnatre que cette pensesemble chapper toute perspective d'ensemble.

    Lucien Lvy-Brhl, frapp par cet aspect fluide et inconsistant

    nos yeux de la pense primitive, devait dsigner ce caractre par lemot mystique dans ses tudes sur la mentalit des primitifs, pu-blies partir de 1910. On sait que cette pense apparaissait Lvy-Brhl comme essentiellement prlogique, et donc diffrente, de par saconstitution intrinsque, de la pense des hommes d'aujourd'hui. L'ad-jectif mystique dsignait un rgime de reprsentation qui ne sesoumet pas encore au contrle de la raison claire par la disciplinedes sciences positives. Sans doute, il y a l un progrs, la reconnais-sance d'une originalit radicale de la conscience mythique, dont ondoit dsormais [15] admettre, semble-t-il, qu'aucune lucidation intel-lectuelle ne la rendra tout fait transparente. Mais le mythe demeureencore essentiellement une pense, il se dploie dans l'ordre de laconnaissance discursive. Dans son livre de 1910, Lvy-Brhl prsenteen effet l'hypothse que les mythes seraient des produits de la men-talit primitive qui apparaissent quand elle s'efforce de raliser uneparticipation qui n'est plus sentie comme immdiate, quand elle a re-cours des intermdiaires, des vhicules destins assurer unecommunion qui n'est plus vcue 4. Le mythe tel qu'il est recueilli parl'observateur suppose donc un dcalage entre le rcit et la ralit v-

    cue. Le principal, notait dj Lvy-Brhl, ne se raconte pas : ce quioccupe l'attention du primitif, ce qui provoque ses motions, ce sontles lments mystiques qui enveloppent le contenu positif du my-the 5. Au bout du compte, nous appelons mythe la carcasse indif-frente qui subsiste, ces lments une fois vapors 6

    On ne saurait mieux dire que le mythe-rcit, apparent au conte ou la lgende, lment pour les mythologies, ne reprsente plus qu'uneforme tardive et dgnre, comme fossilise, du mythe vivant et effi-cace. Le moment ultrieur de la recherche consistera ds lors s'effor-

    cer de ressaisir l'actualit du mythe l'tat naissant. Tel a t le sensdes tudes rcentes, remontant du sous-produit plus ou moins dnatur

    .

    4 Lvy-Brhl,LesFonctions mentales dans les socits infrieures,Alcan, 98d., 1928, p. 434.

    5 Ibid., p. 435.6 Ibid., p. 436.

    http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.lel.fonhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.lel.fonhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.lel.fonhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.lel.fonhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.lel.fonhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.lel.fon
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    l'activit dont il tire sa lointaine origine. Le progrs a consist pas-ser de la conception du mythe comme contenu, comme narration etthorie, celle du mythe comme forme, comme structure dexistence~

    L'tymologie mme du mot (muthos : parole) porte la marque d'unepoque o l'intellectualisme grec a dj rduit la mentalit primitive.En fait, si le mythe peut s'exprimer au niveau du langage, il estdabord une parole qui circonscrit et fixe un vnement 7, commedit Van der Leeuw, une forme essentielle d'orientation, une forme dela pense, mieux encore, une forme de la vie 8. M. Leenhardt, de sonct, insiste sur la notion de comportement mythique . Le mytheconstitue, selon lui, un lment primitif et structural de la mentali-t 9. Et M. Leenhardt, rejetant ainsi l'intellectualisme latent des re-cherches [16] antrieures, ajoute : le mythe est senti et vcu avant

    d'tre intellig et formul. Il est la parole, la figure, le geste, qui cir-conscrit l'vnement au cur de l'homme, motif comme un enfant,avant que d'tre rcit fix 10

    Retrouv dans son contexte vcu, le mythe s'affirme donc commela forme spontane de l'tre dans le monde. Non pas thorie ou doctri-ne, mais saisie des choses, des tres et de soi, conduites et attitudes,insertion de l'homme dans la ralit. Pour prendre un exemple simple,le Canaque, lorsqu'il est dsireux d'un objet, dira : cet objet me ti-re . Il agit d'ailleurs en cette circonstance comme l'enfant, qui retrou-

    ve ce comportement archaque lorsqu'il frappe le meuble contre lequelil s'est heurt. Le geste de l'enfant, dans sa spontanit, met en oeuvrel'affirmation : cet objet m'a fait mal . L'identit d'attitude entre lepetit enfant et le primitif montre bien qu'on aurait tort de supposerchez le Canaque une doctrine mise en forme plus ou moins intelligi-ble. L'enfant qui frappe le meuble n'agit pas en vertu d'une thorie. Ils'agit l pour lui d'une manire d'affirmer, de jouer la ralit. La cons-cience mythique donne directement un chiffre de la nature, elle dessi-ne le paysage dans sa prsence la plus immdiate. M. Leenhardt a in-gnieusement relev la persistance de cette lecture mythique du mon-de dans certains termes de notre langage. Le seul vocabulaire monta-

    .

    7 Van der Leeuw, L'homme primitif et la Religion, trad. franaise, Alcan,1940, p. 131.

    8 Ibid., p. 134.9 Maurice Leenhardt,Do Kamo, N.R.F., 1947, p. 2-17.10 Ibid.,p. 248-249.

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    gnard nous offre en effet des mots comme : tte, couronne, dent,gorge, col, mamelon, flanc, cte, dos, croupe, cule, pied, ossature,etc. 11

    Au primitif la montagne apparat, sans allgorie, comme un vivant.Une vision d'unit impose la forme humaine la totalit de l'Univers,sans que l'on puisse parler ici de fabulation ou d'anthropomorphismevolontaire. Le primitif reconnat l'environnement la mme ralitqu'il s'accorde lui-mme. Son exprience est affrontement vivant. Lephilosophe moderne, imaginant le primitif sur son propre modle, luiprtera une attitude systmatique, et comme une philosophie l'tatfruste. Le Canaque tir par l'objet obit, dira-t-on, la loi de par-ticipation. Et l'on peut imaginer, en son nom, une logique de la parti-cipation, caractrise par le fait qu'elle demeure inconsciente chez ce-lui-l mme qui la [17] met en oeuvre, et que d'ailleurs elle corres-pond l'absence totale de tout ce que nous entendons par logique .Auparavant, on avait essay de schmatiser la mme exprience sousles espces de la doctrine animiste : elle supposait une cosmologie etune mtaphysique, diffusant travers l'univers une puissance imper-sonnelle qui animerait les pierres, les plantes, les toiles et les ani-

    maux, donnant ainsi occasion aux techniques de la magie destines capter et incliner favorablement ces forces parses. De mme le to-tmisme, associant le groupe humain telle ou telle espce vgtaleou animale, met en forme cette mme saisie originaire du monde parl'homme primitif.

    . Nous avons cess de voir les montagnes comme autant de

    gants. Mais nos mots retiennent inconsciemment les paves fossili-ses d'une vision du monde disparue, ou vide de sa puissance directeet devenue simplement allgorique.

    Participation, animisme, totmisme se justifient des degrs diverscomme descriptions, comme essais de comprhension de l'exprienceconcrte. Mais ces interprtations concurrentes prsentent toutes ledfaut de se vouloir des rductions, des lucidations de ce moment de

    vie qu'elles dsignent. Dans le comportement du Canaque tir parl'objet, il y a plus et moins qu'une thorie philosophique. La conscien-ce mythique ne procde pas non plus en fonction d'un simple ralismedu dsir, oppos tout idalisme intellectuel. L'ontologie vcue dans

    11 M. Leenhardt, La Religion des peuples archaques actuels, dans : Histoiregnrale des Religions, Quillet, d., t. 1, p. 114.

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    le mythe est pralable toute dissociation. L'homme moderne voluest l'hritier d'une longue tradition qui a dsintgr pour connatre.Pour notre esprit, la troisime personne en son objectivit s'oppose

    la seconde et la premire. Dans l'homme mme, nous savons distin-guer des rgimes de pense et de vie, l'intelligence ayant ralis sondivorce d'avec les instincts et les sentiments, l'homo faber se situantpar rapport l'homo conomicus, l'homme religieux, a l'homme po-litique ; le sujet rationnel, l'individu social prenant ses distances enface de la personne concrte.

    Pour notre pense ainsi structure, la conscience mythique brouilletous les ordres, et l'ide mme de participation n'est peut-tre, cetgard, qu'une raction de civilis devant cette confusion gnralise.Nous avons peine nous dfaire de l'impression que le primitif nejoue pas correctement le jeu de la connaissance; exactement commel'adulte juge puriles , enfantines , avec une nuance de condes-cendance, les penses et les conduites de l'enfant. C'est nous, en lacirconstance, qui faisons preuve d'gocentrisme. Il faut au contraireaccepter la conscience mythique comme une affirmation totalitaire. Sile mythe correspond une catgorie, la seule qui lui convienne seraitcelle de la totalit concrte, ou encore celle de l'identit radicale, del'unit ontologique. Toute la ralit s'inscrit dans un seul ordre, elle sedveloppe selon un dynamisme [18] commun qui s'inscrit en elle

    comme une circulation de vie et d'intelligibilit. La conscience mythi-que affirme un monde l'tat pteux, dans sa premire cohsion et sacoalescence. Les articulations du langage, de la technique et de lapense n'entament pas la masse. Elles dsignent, bien plutt qu'ellesn'analysent, cette premire image d'un monde dont la plnitude setrouve prserve. Non que la pense ait ainsi moins de prise sur lemonde. Au contraire, la mdiation tant peine esquisse, la pensese trouve en prise directe avec la ralit.

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    [19]

    Premire partie.LA CONSCIENCE MYTHIQUE

    Chapitre II

    L'exprience mythiquecomme liturgie de rptition

    Retour la table des matires

    Si l'affirmation premire de l'homme le spare du monde, il semble

    donc que la conscience mythique ait pour fonction de le rintgrerdans l'univers. Ex-sistence signifie scession. Mais la conscience my-thique opre la runion en donnant la ralit un sens humain. Lesmythes dessinent une image du monde en rciprocit avec une mesurepremire de l'homme. Mesure et non pas dmesure. D'o l'erreur decertains savants, tels Frazer ou Loisy, critiquant les mythes et les r-prouvant au nom d'un positivisme dans la tradition du XIXe sicle, Enfait, le mythe a pour fonction de rendre la vie possible. Il donne auxsocits humaines leur assiette et leur permet de durer. Un ensemblemythique incompatible avec le maintien de la vie se condamnerait lui-mme. C'est--dire que les systmes mythiques en apparence pournous les plus inhumains, ceux par exemple des Mexicains avec leursrituels de sacrifice, ou ceux des tribus cannibales d'Afrique oud'Ocanie, devaient nanmoins prserver une possibilit d'existence etcomme un secret de vie, que nos investigations rtrospectives teintesd'humanitarisme ne nous permettent pas toujours de retrouver.

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    Davantage encore, il faut reconnatre que le mythe ne constitue pasun abandon pur et simple une pense fabulatrice et gratuite analogue celle du rve ou de la posie. Le mythe ne se situe pas en dehors du

    rel, puisqu'il se prsente comme une forme d'tablissement dans lerel. Il formule un ensemble de rgles prcises pour la pense et pourl'action. Si l'observateur moderne s'y trouve souvent perdu, l'indigne,pour sa [20] part, y est bien orient et peut y voluer avec aisance,tandis qu'au contraire le nouveau milieu de la technique occidentalelui est un perptuel objet de scandale.

    Loin d'tre dristique, le mythe constitue un formulaire ou unestylistique du comportement humain dans son insertion parmi les cho-ses. La philosophie s'efforce de redoubler le monde. Elle constitue unmonde en ide. Le mythe demeure fleur d'existence. Il est par essen-ce une pense non dprise des choses, encore demi-incarne. Le motadhre a la chose ; le nom ne dsigne pas seulement, il est l'tre m-me. Ainsi le mythe ne se suffit pas, ne se ferme pas sur soi. Il est tou-jours relatif un contexte existentiel, troitement appuy et commeintgr au paysage qu'il a pour fonction de mettre en place. C'estpourquoi ce rgime de pense droute l'observateur qui s'attend trouver une dimension autonome, et se heurte trs vite des lacunesdans l'information, des obscurits et des contradictions, o il croitsouvent dcouvrir des rticences. En fait, ce n'est pas le primitif inter-

    rog qui se drobe, mais la matire mme de l'enqute qui se refuse,par sa constitution, entrer dans les cadres prpars pour son enregis-trement.

    La reprise du mythe par l'intelligence, sa transcription rflchielaisse donc chapper l'essentiel, dans la mesure o elle dtache le my-the de la situation, lui confrant ainsi une autonomie en pense qui lednature. La conscience mythique suscite une pense engage, qu'onne peut dgager sans la fausser. Nous avons aujourd'hui le sens d'une

    pense pour la pense, quoi le primitif demeure compltement

    tranger, Par un renversement de la perspective trop souvent admise,on pourrait donc dire que la pense rflchie est, elle, dristique,alors que la pense mythique est par excellence une pense incarne.Mme, on peut estimer que notre civilisation souffre d'une sorte dedlire technique, les dveloppements de la science rompant de plus enplus avec les ralits et les possibilits naturelles. Il y a un dcalagegrandissant entre la condition de l'homme et sa puissance technique.

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    Cette puissance finit par nous exiler d'un monde dsormais trop res-treint. Comme si les recherches de nos savants et les crations de nosingnieurs nous avaient fait perdre la mesure humaine. On pourrait

    parler d'une authentique fabulation matrielle, les mcanismes de lapuissance se librant peu prs de tout contrle et vouant l'humanitaux fantasmagories de la guerre, de l'Etat totalitaire et du systmeconcentrationnaire.

    Par ailleurs, l'adhrence au rel, caractristique du mythe, empchede voir en lui quelque degr que ce soit une transposition ou une al-lgorie, [21] la personnification par exemple des forces naturelles oula parabole d'un systme du monde. L'allgorie suppose en effet lapossibilit d'un double jeu de la conscience et comme d'une doublelecture de l'univers. Fontenelle dnonait dans les mythes les artificesde prtres intresss maintenir les hommes dans l'ignorance. Lesmythologues du XIXe sicle y voyaient l'expression consciemmentrecherche d'une conception du monde. Toutes ces interprtationssupposent le primitif capable d'oprer la dissociation entre un relobjectif et une surralit mythique, venant comme se surajouter laralit brute des choses. Or le caractre essentiel de l'exprience my-thique est de mettre en uvre une ralit indissociable. Il n'y a pasd'opposition entre la nature et une surnature. C'est justement ce quicondamne l'interprtation naturaliste des mythes. En aucun cas, crit

    M. Eliade, le mythe ne peut tre tenu pour la simple projection fantas-tique d'un vnement naturel . Sur le plan de l'exprience magico-religieuse (...), la Nature n'est jamais naturelle 12

    L'imagerie mythologique est donc le fruit d'une dgradation de laconscience mythique. Mme Marie Delcourt, spcialiste de la religiongrecque, l'indique trs nettement : Dans les superstitions populaires,l'activit fabulatrice augmente mesure que la conviction diminue. On

    En fait, les my-thes ne deviennent symboles que lorsque vient le temps des potes etdes penseurs, aux yeux desquels vrit et allgorie se trouvent disso-cies. cette poque tardive, il entre dans le mythe une intention dejeu. L'homme se redonne le monde en pense et la fonction fabulatricese trouve comme dcroche par rapport au rel. Au contraire, pour leprimitif, la conscience mythique imprime directement son sens au relvcu, sans que soit possible la moindre ambigit.

    12 Eliade, Trait d'Histoire des Religions, Payot, 1949, p. 363.

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    justifie une pratique par un rcit partir du moment o l'esprit est as-sez libr pour s'interroger sur elle et s'aviser qu'elle a besoin d'uneexplication. Ds lors, on peut entrevoir le jour o la pratique elle-

    mme aura disparu, tandis qu'on se souviendra encore de l'anecdote,laquelle, si elle a eu la chance d'tre raconte par un grand pote, seradans l'intervalle devenue immortelle 13

    Schelling avait d'ailleurs dj trs fortement senti que l'essentiel,dans le mythe, tait le sens direct. Les reprsentations mythologi-ques, crivait-il, n'ont t ni inventes, ni librement acceptes. Pro-duits d'un [22] processus indpendant de la pense et de la volont,elles taient, pour la conscience qui les subissait, dune ralit in-contestable et irrfutable. Peuples et individus ne sont que des instru-ments de ce processus qui dpasse leur horizon et qu'ils servent sans lecomprendre

    .

    14. Schelling prconisait donc dj, dans l'tude du my-the, le retour de l'image au sens. La signification de la mythologie,disait-il expressment, ne peut tre que celle du processus la suiteduquel elle nat 15. Il soutenait ainsi la ncessit d'une interprta-tion littrale de la mythologie : il faut la comprendre telle qu'elles'exprime, comme si rien d'autre n'avait t sous-entendu, comme sielle ne disait que ce qu'elle dit 16

    L'intuition gniale du philosophe romantique dfinit ici parfaite-ment le caractre existentiel de la conscience mythique, indivisible-ment prsence soi et prsence au monde, unit originaire de la cons-cience et du monde, pralable au divorce de la rflexion qui est d-doublement avant d'tre enrichissement. Les vues pntrantes de

    . Et Schelling oppose alors la pen-se allgorique des modernes la pense tautgorique, celle justementqui ne renvoie pas autre chose qu'elle mme, celle qui ne connat pas

    ce jeu de miroirs o se rpercute et se multiplie la pense dsincarneaprs son mancipation. La pense tautgorique n'a pas besoin d'autrejustification parce qu'elle porte en soi sa fin en mme temps que soncommencement.

    13 Marie Delcourt,Lgendes et Cultes de Hros en Grce, P.U.F., 1942, p. 4.14 Schelling,Introduction la Philosophie de la Mythologie, VIlleleon, trad.

    Janklvitch, Aubier, 1945, t. I, p. 235, Cf. p. 239 : la premire consciencerelle tait dj, comme telle, mythologique .

    15 Ibid., p. 236.16 Ibid.,p. 237-238.

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    Schelling paraissent tout fait justifies. Elles donnent aujourd'hui ledernier tat de la question 17

    La conscience mythique oriente l'action humaine en fonction d'un

    horizon dfini une fois pour toutes. C'est au travers du mythe quel'Ocanien apprhende le monde

    .

    18

    On savait, en fait, depuis longtemps que le mythe se distingue dusimple rcit ou de la lgende en ce qu'il est li une action religieuse, un rite. Un rite, selon la formule de Van der Leeuw, est un mythe

    en action

    , crit M. Leenhardt. Le mythe etle monde ne sauraient tre dissocis. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'unesimple lecture du paysage, d'une attitude contemplative. L'homme se[23] comprend lui-mme dans ce paysage mythique. Il y joue son rle.Forme de la reprsentation, le mythe est aussi rgime de l'action.

    19

    En mme temps, d'ailleurs, le rite fait bnficier le fidle de l'auto-rit, de l'efficacit de l'histoire mythique. Car le rite, d'intention, rp-te le mythe dans le prsent. Alors que le jsus de l'historien est mortdepuis trs longtemps, le Christ du fidle demeure tout prs de lui,

    . Le geste, le mot, l'attitude rituelle ne doivent pas treconsidrs au dtail, comme un automatisme de la pit. Le rite est unphnomne de premier plan qui s'inscrit sur l'arrire-plan du mythe.Le rite vise le mythe ; on pourrait mme dire qu'il a la puissance de lesusciter, ou tout au moins de le raffirmer. Le rite est une manire deraconter cette histoire, qui n'est pas une histoire, avec le corps et lesmains, de s'incorporer en elle et ensemble de la rincarner sur la terredes hommes. Le signe de la croix prolonge et actualise pour le fidlel'histoire et le sacrifice du Christ.

    17 Dans un fragment desDisciples de Sas (1798), Novalis esquisse, semble-t-il, une interprtation du mythe qui prfigure celle de Schelling : Nouspouvons considrer les opinions de nos anctres au sujet des choses naturel-les comme un produit ncessaire , comme le reflet direct de l'tat de la Natu-re terrestre cette poque, et c'est d'aprs eux, comme l'aide des instru-

    ments les plus propres l'observation de l'univers, que nous pourrons ddui-re avec certitude la relation fondamentale de l'Univers, je veux dire del'Univers ses habitants et de ses habitants lUnivers (trad. G. Bianquis,dansNovalis, Petits crits, Aubier, 1947, p. 189-191). Le mythe est comprisici comme la formule d'tablissement de l'tre dans le monde.

    18 Maurice Leenhardt,Arts de l'Ocanie, ditions du Chne, 1947, p. 129.19 Van der Leeuw, L'homme primitif et la Religion, trad. franaise, Alcan,

    1940, p. 120.

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    porte de cette main qui fait le signe sacr. L'action rituelle ralisedonc, dans l'immdiat, une transcendance vcue. L'individu quotidienaccde ainsi une surralit qui le transfigure lui-mme et transfigure

    le cadre de sa vie. Le rite prend le sens d'une action essentielle et pri-mordiale, par la rfrence qu'il institue du profane au sacr. Mais, ausurplus, l'homme d' prsent reconnat implicitement la diffrence en-tre le monde quotidien, dsacralis, et la surralit religieuse. Aucontraire la conscience mythique se situe avant le ddoublement, elleralise sans cesse l'unit, la concidence du rel et du vrai. La conduitedu primitif, toute entire soumise au contrle du mythe, apparat ainsicomme un enchanement de rites. Tout ce qui se passe est mythi-que 20

    Il y a l un caractre essentiel de la conscience mythique. Le com-portement catgorial du civilis lui permet de distribuer le rel globaldans des cadres qui le dissocient et le rendent ainsi plus maniable.Cette mise en forme assure la spcialisation de l'existence, qui distin-gue entre le pass, le futur et le prsent, entre le proche et le lointain,entre le sacr et le profane, entre le positif et le fantastique, le rel etle dsirable, etc. [24] Il en va autrement pour le primitif qui se situe aucur d'une ralit peu prs indissociable. Il doit sans cesse agir enfonction de la totalit, de l'infini donn, que, faute de structures abs-traites appropries, il est incapable de tenir distance et d'aborder au

    dtail.

    , dit fortement Van der Leeuw.

    Lvy-Brhl signalait cette attitude primitive propos de la divina-tion, qui anticipe effectivement les rsultats qu'elle escompte, alignantles pratiques rituelles et les bienfaits attendus dans une simultanitvcue. L'action des puissances sacres parait au primitif immdiate,au plein sens de ce mot. Elle s'exerce sans intermdiaire, par cons-quent tout de suite, et l'vnement futur qui sera produit par elle estdj vcu comme prsent . Le syncrtisme de la spontanit primiti-ve nous parait ainsi confondre les perspectives temporelles : Peu

    importe, crit encore Lvy-Brhl, que l'vnement appartienne au fu-tur ou au pass : il semble que, pour la mentalit primitive, le champd'action des puissances mystiques constitue comme une catgorie durel qui domine celles du temps et de l'espace, o les faits se rangentncessairement pour nous. L'exprience primitive a des cadres moins

    20 L'homme primitif et la Religion, p. 105.

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    rigides que la ntre, ce qui lui permet de loger dans la mme ralitle visible et l'invisible, ce que nous appelons la nature et le surnaturel,en un mot ce monde et l'autre 21

    C'est la notion mme de ralit qui oppose l'exprience du primitif la ntre. Le mythe dsigne un rgime de l'existence caractris par lefait que ses structures ont une validit permanente, non pas historique,pourrait-on dire, mais ontologique. Il ne suffit donc pas de dire que lesmythes perptuent le souvenir d'vnements anciens, qui se perdent,au besoin, dans la nuit des temps. Situer le mythe dans le temps, ceserait le dpouiller de sa modalit existentielle. Les vnements desmythes, disaient dj trs justement Hubert et Mauss, se passent, sem-ble-t-il, hors du temps, ou, ce qui revient au mme, dans l'tendue to-tale du temps

    .

    22

    Le fait capital pour la comprhension de la conscience mythiquesemble donc tre que le mythe, comme structure ontologique, perp-tue une ralit donne. L'essentiel est dj l. Il n'y a pas besoin del'inventer, [25] il faut et il suffit de le reprendre son compte. Le my-the fournit le chiffre obligatoire de tout comportement. Un mythe estun fait qui doit se rpter , note Van der Leeuw

    . Il s'agit donc bien d'un temps transtemporel et quifait autorit pour toute l'tendue du temps temporel. C'est le temps dela prsence totale.

    23. M. Mircea Eliade,qui a beaucoup insist sur ce point essentiel, formule ainsi le principede la mtaphysique primitive : Un objet ou un acte ne devient relque dans la mesure o il imite ou rpte un archtype. Ainsi la ralits'acquiert exclusivement par rptition ou participation ; tout ce quin'a pas un modle exemplaire est dnu de sens , c'est--dire man-que de ralit 24

    21 Lvy-Bruhl,

    .

    La Mentalit primitive,Alcan, 1922, p. 225-226.22 Hubert et Mauss,tude sommaire sur la Reprsentation du Temps dans la

    Religion et la Magie. Mlanges d'Histoire des Religions, Alcan, 1909, p.

    192.23 L'homme primitif et la Religion, p. 105.24 Eliade,Le Mythe de l'Eternel Retour,N.R.F. 1949, p. 63. Cf. Trait d'Histoi-

    re des Religions, Payot, 1949, p. 355 : Il faut s'habituer dissocier la no-tion de mythe et celles de paroles, de fable () pour la rapprocherdes notions d' action sacre , de geste significatif , d' vnement pri-mordial . Est mythique non seulement tout ce qu'on raconte de certainsvnements qui se sont drouls et de certains personnages qui ont vcu in

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    M. Eliade ajoute que, de ce fait, l'ontologie primitive prsente unestructure platonicienne. La formule est juste, condition de ne jamaisoublier qu'il s'agit en fait d'une ontologie prrflexive, beaucoup plus

    radicale qu'elle ne parait dans la doctrine de Platon. Le systme philo-sophique laisse la place libre pour la vie quotidienne. Aussi bien, lessages seuls en ont-ils la rvlation. La masse des hommes, demeursdans la caverne, peuvent vivre et mourir sans se douter de ce primaten droit du vrai sur le rel, que met en lumire la doctrine de la rmi-niscence. Le petit esclave duMnon apprend jamais que savoir c'estse ressouvenir, mais tout le monde n'a pas, comme lui, la chance derencontrer Socrate. Au contraire, l'ontologie primitive est une ontolo-gie spontanment mise en action par la totalit des individus. La doc-trine des Ides peut faire l'unit d'une socit des sages, affranchis de

    l'illusion quotidienne. L'exprience primitive de la rptition fonde lacommunaut primitive unanime. Elle justifie l'existence de chacun chaque moment.

    Le mythe seul est principe de ralit. Seul, il autorise, il donnel'tre. Lvy-Brhl y insiste juste titre dans sa Mythologie primitive : Mme en dehors de tout intrt humain, les vnements de notremonde actuel, les caractres physiques et moraux des tres qui y vi-vent, et de ceux aussi que nous appelons inanims, comme les pierres,les rochers, les fleuves, la mer, etc., leurs tendances, leurs disposi-

    tions , leurs modes habituels d'activit, bref tout ce qui constituel'exprience quotidienne, doit d'tre ce qu'il est sa participation avecles vnements et les [26] tres de la priode mythique 25

    Lvy-Brhl donne, d'aprs Williams, l'exemple des Elemas, peu-plade du golfe de Papouasie. Bon nombre de leurs mythes ont poursujet de longs voyages sur mer qui se sont bien termins, et ils four-

    nissent ainsi des modles aux navigateurs actuels... qui eux aussi arri-veront heureusement bon port puisqu'ils imiteront ce que les anc-

    . Le mythea formul une fois pour toutes le modle parfait de tout tre dans lemonde. En sorte que la tche de l'homme consiste rejouer le com-portement exemplaire des hros mythiques.

    illo tempore, mais encore tout ce qui est dans un rapport direct ou indirectavec de tels vnements et avec des personnages primordiaux.

    25 La Mythologie primitive,Alcan, 1935, p. 166.

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    tres ont fait, d'aprs le mythe 26. Les mythes prescrivent des proto-types de conduite efficaces non seulement pour la navigation, maisaussi bien pour la pche, pour la guerre ou pour l'amour. On peut dire

    que la vie de la communaut dans son ensemble constitue comme une mise en scne (la formule est de Lvy-Brhl) du mythe primordialqui a fix une fois pour toutes les voies et moyens d'un fonctionne-ment social bien rgl. Dans une expdition maritime, le commandant devient, pour quelque temps, le hros mythique dont il a revtu lecostume et les ornements, dont il a pris la coiffure, dont il mime lesgestes. En l imitant ainsi, il participe de lui si intimement qu'il nes'en distingue plus. Il estAori. Identification d'autant plus compltequ'il porte le nom de ce hros, nom secret et puissant, comme le my-the lui mme 27

    On voit ici en quel sens les mythes sont bien principes de ralitpour la vie humaine. Les mythes, note Van der Leeuw, sont la vieprimitive mme. La vie primitive est une vie reprsentative. Agir defaon primitive, c'est rexcuter l'acte originel

    . L'homme qui fait la cour une femme reprend,

    pour la conqurir, le rle et le nom de la lune, dont le mythe fait leparadigme du sducteur. Le pcheur l'arc est le hros mythique, sp-cialiste exemplaire de cette activit.

    28

    Cest pourquoi l'ge mythique de l'humanit, au moment o il r-gne [27] sans partage, apparait comme l'ge de la Rptition. Le motde rptition parait ici convenir mieux que celui d' ternel retour ,propos par M. Eliade dans ses belles tudes sur ce sujet. L'ide deretour ternel implique un devenir circulaire du temps, une successionde priodes dont l'alternance rgit la suite des ges. Le retour ternel

    suppose le temps. La pense primitive n'a pas encore pris consciencedu temps ; elle en est comme affranchie. La rptition signifie la raf-firmation du Mme. Le retour ternel ne peut que viser l'identit du

    . On pourrait dire,en somme, que l'essence mythique prcde l'existence primitive, etseule la rend valable. Le groupe social dans son ensemble se consacre

    raliser une liturgie de rptition, chaque moment de chaque exis-tence se conformant d'intention un rituel fix une fois pour toutesdans le temps primordial.

    26 Ibid.,p. 162.27 Ibid.,p. 163.28 Van der Leeuw, L'homme primitif et la Religion, p. 124.

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    Mme parmi la dispersion commenante de l'Autre ; l'unit y apparaitdj menace. Historiquement d'ailleurs, la pense de l'ternel retourapparat, dans les empires orientaux puis chez les Grecs, comme une

    systmatisation philosophique, caractristique d'une poque et d'unecivilisation ou la mentalit prhistorique de l'ge mythique se trouvedj dpasse.

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    [28]

    Premire partie.LA CONSCIENCE MYTHIQUE

    Chapitre III

    Les implications ontologiquesde la rptition

    Retour la table des matires

    La conduite primitive se ralise donc comme un vaste enchane-

    ment de rites actualisant les mythes primordiaux. L'attitude spontanedu primitif suppose de ce fait un certain nombre d'implications mta-physiques. Tout d'abord il est essentiel de noter que le monde de larptition est le monde de la cration continue. La rptition assurela rintgration du temps humain dans le temps primordial. C'est--dire que le temps actuel est toujours le premier temps , le tempseschatologique o toutes choses apparaissaient nouvelles. L'hommeprimitif est contemporain de la cosmogonie. Il la rejoue, il contribue l'effectuer par sa participation aux tres mythiques. L'excution cor-recte des rites assure seule, chaque instant, la gense de l'univers etla bonne marche des activits entreprises. Le primitif, dit Van derLeeuw, va se promener pour que la nuit vienne. Et sa promenaden'est son tour qu'une rplique d'une promenade originelle, que lepremier promeneur a faite un jour dans le temps mythique 29

    29 L'Homme primitif et la Religion, p. 124.

    .

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    L'apparition et la disparition de la vgtation, signale de son ctEliade, ont toujours t senties, dans la perspective de l'expriencemagico-religieuse, comme un signe de la cration priodique du cos-

    mos30

    Il n'y a pas d'autre temps que le Grand Temps initial. Les rituels desacrifice, en particulier, manifestent cette intention profonde de parti-ciper la dangereuse cration mythique de l'univers. Cette vise cos-mogonique [29] des conduites rituelles donne l'activit humaine uncaractre ambigu. Elle n'est ni vraiment active, ni vraiment passive, ausens o nous l'entendons. En effet, le primitif ne peut rien ajouter deson cru la cration mythique. Le monde est form, le monde estcomplet. Les techniques ratines sont un don des dieux et ne laissentpas de place des inventions nouvelles. On ne peut que refaire ce quia t fait une fois, dfinitivement, par les tres mythiques. Mais cettepassivit totale s'accompagne pourtant d'une efficacit relle. L'hom-me se trouve associ, par une participation ncessaire, la liturgiecosmique. Si les rites ne sont pas accomplis correctement, la lune nese lvera pas, il n'y aura pas de printemps, la rcolte sera gte, lachasse infructueuse, la famine, la maladie feront mourir les hommes etles femmes seront striles. Le primitif ne peut rien commencer. Mais,pour lui, tout est toujours recommencer. Il partage vraiment le poidsde la responsabilit cosmique. Chez les Marind Anim de la Nouvelle-

    Guine, selon un exemple cit par Lvy-Brhl, les cocotiers, ceque rapporte le mythe, doivent leur origine aux crmonies majo :c'est pourquoi aujourdhui les crmonies majo causent la fconditde ces palmiers. Par consquent, si les crmonies majo n'ont pas lieu,lesDema sont irrits, les palmiers et les autres arbres fruitiers ne pro-duisent rien, les hommes tomberont malades et mourront

    .

    31

    Le mythe fournit donc le prototype de l'efficience humaine. Il cor-respond un principe de causalit exemplaire, la fois technique etspirituel. Comme le dit trs justement Van der Leeuw, la mentalit

    primitive ne dissocie pas nature et culture. Elle ne spare pas un do-

    .

    30 Eliade, Trait d'Histoire des Religions, p. 363.31 Lvy-Brhl,La Mythologie primitive,p. 160. Cf. ibid, p. 166 :pour que la

    culture du tabac russisse chez les Karuks de Californie, il faut que le Karuk soit en possession du mythe qui s'y rapporte, et qu'il imite ce qu'a fait l'an-ctre ou le hros, en prononant les mmes formules .

    http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.lel.mythttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.lel.mythttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.lel.mythttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.lel.myt
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    maine objectif o la ralit nous est donne telle quelle, et un domaineo l'initiative humaine peut se manifester plus librement. Dans l'exp-rience intgrale du primitif, le lever du soleil ou de la lune sont des

    vnements du mme ordre que le sort d'une bataille ou la russitetechnique d'un bateau ou d'une case. Pour l'homme civilis, la culturec'est l'homme ajout la nature, l'homme exerant un droit de reprisesur l'univers et la faonnant son image pour mieux s'y installer.L'homme du mythe, pour qui faire c'est toujours refaire, ne connatqu'une ralit globale dont il n'a pas l'initiative radicale, et en laquelles'associent troitement nature et surnature.

    [30]

    On pourrait dire aussi bien que le mythe assure concurremment des

    fonctions que nous avons rparties entre des modes de pense spcia-liss. Si le mythe ne distingue pas nature et culture, c'est parce qu'ilcorrespond un geprhistorique de l'esprit humain. Une socit quivit dans le Grand Espace et le Grand Temps est une socit trangre l'histoire, dans la mesure o elle fixe son attention non sur l'vne-ment, la nouveaut, l'indit, mais sur ce qui se rpte toujours. Laconscience mythique aborde le rel au moyen d'un seul systme ana-lyseur : elle ne peut accueillir la fois le stable et l'accident. Une pen-se plus volue, au contraire, possde plusieurs schmas de conden-sation pour mettre en forme son exprience. Elle peut diriger l'atten-tion soit sur l'identique, sur ce qui s'affirme toujours de mme tra-vers le temps, soit sur ce qui change. La dtermination des ressem-blances, des constances, se trouve, en gros, au principe de l'espritscientifique. Au contraire, l'intrt pour les diffrences dans les hom-mes ou les vnements est le propre de l'esprit historique, dimensionpropre de la culture, de l'humanit, par opposition la nature.

    Seulement notre pense n'est historique que dans la mesure o ellea fix ses constances. La fonction de l'histoire, discipline du change-ment, est en quelque sorte complmentaire de la fonction de la scien-

    ce, qui assure l'horizon, en fixant les stabilits indispensables. Laconnaissance du devenir ainsi solidaire de la connaissance de l'tre.Histoire et Science sont donc deux formes de la reprsentation origi-nales qui se dveloppent toutes deux en mme temps. Au contraire, laconscience mythique recouvre les domaines indissocis de la scienceet de l'histoire. Il est d'ailleurs normal que ce premier savoir anhistori-que se prsente comme une fonction de stabilisation. L'histoire,

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    connaissance du devenir, nous prsente un horizon ouvert, c'est--direinquitant. Mais l'homme recherche d'instinct des structures fermes,qui lui soient des garanties contre l'vnement et ses menaces. Grce

    au mythe, l'insolite est ramen au coutumier : il se passe toujours lamme chose, c'est--dire qu'il ne se passe rien. En tous les sens dumot, le mythe est un principe de conservation pour le groupe humain,qui ramne toute l'exprience possible un gigantesque phnomnede dj vu. On pourrait dire, en reprenant le schma de Meyerson,qu'il s'agit d'un principe d'identit appliqu au temps, et qui assuredans tous les cas la prpondrance du Mme ontologique sur l'Autrehistorique.

    La mentalit mythique ainsi dfinie dpasse d'ailleurs trs large-ment les cadres de la prhistoire au sens technique du terme. Elle argn [31] sur l'univers entier, presque jusqu' nos jours, et rgit enco-re l'exprience de la plus large part de l'humanit, l'oppos de l'espritoccidental. E.-F. Gautier donne, dansMurs et Coutumes des Musul-mans, un bon exemple de cette opposition. Les services de propagan-de de Bonaparte en Egypte, pensant blouir des populations arrires,imaginent un jour de lancer une montgolfire. Certains chroniqueursarabes dalors nous apprennent que l'effet obtenu fut peu prs nul.Les dmons trangers, rapportent-ils, imaginrent de lancer contre leciel une sorte de monstre, qui retomba bientt lamentablement. La

    conscience mythique a facilement neutralis l'vnement insolite. Onvoit trs bien s'affronter ici l'tat d'esprit moderne, dsireux de jamaisvu, d'extraordinaire l'amricaine, -- et l'attitude primitive, qui se m-fie de toute nouveaut, et l'affecte d'un jugement de valeur dfavora-ble.

    La science et l'histoire se dveloppent peu peu au dtriment dumythe, et permettront un nouveau mode d'installation de l'hommedans l'univers. Mais le mythe avait dj fourni une premire solutionvalable puisqu'elle a permis l'espce humaine de subsister pendant

    des millnaires. Le mythe est une justification de l'existence ; il fondele temporel sur l'intemporel et constitue un principe d'intelligibilitsatisfaisant, pal le recours une priorit ontologique, une vrit an-tcdente en valeur. Si l'on pose nos catgories comme un absolu, onne peut que prendre sans cesse en dfaut la mentalit primitive. Lvy-Brhl, critiquant le prjug positiviste qui animait ses premiers tra-vaux, est parvenu la fin de sa vie un mouvant examen de cons-

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    cience, consign dans ses Carnets posthumes. Le point de dpart decette autocritique se trouve dans le fait que si invraisemblable quecela nous paraisse, chez les primitifs , les mythes sont pris pour des

    histoires vraies 32

    . Et Lvy-Brhl persiste se scandaliser de cettefacilit, si dconcertante pour nous, admettre des ralits invraisem-blables, absurdes, palpablement impossibles 33

    On ne peut que s'tonner ici de l'tonnement du grand espritqu'tait Lvy-Brhl, se demandant si opinitrement : Comment peut-on tre Persan ? J'ai nglig, reconnait-il, avec une loyaut tou-chante, de me demander si vraies du point de vue primitif avaitbien le [32] mme sens que du ntre

    .

    34. Il rpond la question enaffirmant la nature bi-univoque de la ralit primitive, la fois relle , au sens ordinaire o nous l'entendons, et mystique .Ce double jeu de la pense primitive expliquerait ainsi son incohren-ce. Il y aurait une sorte d'en soi de l'exprience objective, en sa vrit,que le primitif fausserait secondairement par sa saisie mystique del'vnement. L'exprience du primitif, pour se produire, prsupposeun ensemble de croyances traditionnelles qui vivent en lui 35

    Mais chez nous aussi, l'ide de vrit historique recouvre en ralitun systme complexe d'interprtation, une foule de rgles de mthodo-logie et de critique, lentement labores travers le temps. Il est ab-surde de prtendre, comme on l'a fait trop souvent, que le primitif est impermable l'exprience . L'exprience n'est pas un absolu. Elleest l'expression d'un ensemble d'ides et de jugements de valeur. Il n'ya pas plus de fait brut dans ce domaine qu'il n'y en a dans l'ordrescientifique, comme le montrait la critique clbre de Duhem. Nouspensons que notre vrit est objective parce que vrifiable. Mais lavrification s'inscrit dans le cadre d'un systme pralablement dfini.Pour le primitif aussi, dans son systme, il y a vrification. L'interpr-tation mythique est toujours vrifie par l'vnement. M. Leenhardtconte par exemple l'histoire d'un lot du Pacifique en proie une pi-

    dmie ; on dcouvre un beau jour que le mal provient d'une vieille

    .

    32 Carnets de Lucien Lvy-Brhl,publi par Maurice Leenhardt, P.U.F., 1949,p. 193.

    33 Ibid., p. 197.34 Ibid.,p. 193.35 Ibid.,p. 198.

    http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.lel.carhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.lel.carhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.lel.car
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    pirogue choue sur un rocher pointu, irritant ainsi la dent d'un dieu. La pirogue retire, l'pidmie cesse , note M. Leenhardt 36. Il en esttoujours ainsi : l'intrieur du systme mythique considr, les rites

    sont efficaces. On n'imagine d'ailleurs pas une population, si primi-tive soit-elle, persvrant dans l'accomplissement de pratiques dontelle apercevrait clairement qu'elles ne servent rien. La mdecineprimitive traite effectivement les malades et justifie les maladies. Laviolation des tabous entrane effectivement la mort du transgres-seur 37

    Aussi bien devons-nous croire que les processions des Rogationsne sont pas sans rsultat objectif pour les campagnes frappes descheresse, puisqu'il s'en fait encore de nos jours. De mme, en ce quiconcerne l'objectivit, il faudrait songer ici aux procs de sorcellerie,[33] si nombreux au moyen ge et jusqu'au XVIIe sicle. Pour inad-missible

    .

    que cela puisse nous paratre, ces procs taient parfaitement ob-jectifs : tout le monde, accusateurs et accuss, opinion publique, taitd'accord sur le fond de la question, et le jugement avait lieu confor-mment aux lois. La vrit intrinsque de la ralit mythique est don-ne dans la mentalit avant laffirmation historique de l'vnement. Lefait s'inscrit dans le prolongement d'une structure, et la critique d'au-thenticit se fera en fonction de cette structure. Lorsque nous parlonsde vrit historique aujourd'hui, nous faisons implicitement certainesdistinctions, trangres au primitif. Mais le fond du problme demeurele mme. Soit, par exemple, le cas de Jeanne dArc. Tout le mondeserait sans doute d'accord sur le fait historique qu'elle a entendu desvoix. Nous n'en sommes plus, avec les Inquisiteurs, l'accuser demensonge. Mais chacun, une fois admise la bonne foi de Jeanne,conserve son interprtation de l'vnement. Pour les uns, la vracit dela sainte correspond la ralit objective : des anges lui ont effecti-vement parl. Pour d'autres, il s'agit d'une illumine hroque, dont les

    affirmations s'expliquent par les mcanismes inconscients de l'halluci-

    36 M. Leenhardt, La Religion des peuples archaques actuels, p. 115.37 Cf. sur ce point l'tude de Marcel Mauss : Effet physique chez l'individu de

    l'ide de mort suggre par la Collectivit, dans Sociologie et Anthropolo-gie, P.U.F, 1950, p. 313 sq.

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    nation. La question demeure entire, et ne peut tre rsolue que selonles prsupposs implicites.

    La conscience mythique fournit donc bien un domaine d'intelligibi-

    lit plus radicale que celle dont bnficie l'homme d'aujourd'hui. Siradicale mme, que sa russite trop complte empche le progrs del'intelligence. Le mythe rpond toute question avant mme qu'elle nese pose. Il empche la question de se poser. L'exemplarisme mythiquedonne au fait la caution du droit. La coutume bnficiant ainsi de l'as-surance en valeur procure par le mythe, se trouve immobilise ja-mais. Ainsi prvaut une structure fixiste de l'existence, d'ailleursconfirme par l'troite adhrence du groupe son environnement na-turel, que ne viennent pas bouleverser les inventions techniques, cra-trices du nouveau milieu o vit l'homme moderne, ni les contacts ext-rieurs. Cet immobilisme mtaphysique explique sans doute la stagna-tion de la civilisation primitive livre elle-mme : le mode de vie despygmes africains ou des aborignes australiens semble perptuer jus-qu' nos jours l'existence des hommes prhistoriques, premiers habi-tants du monde occidental.

    La consistance ontologique de l'univers primitif tient sans doute aufait que le mythe projette directement et historialise en termes hu-mains les exigences principales de l'tre dans le monde. D'o le carac-tre [34] comme minral de la ralit humaine ainsi articule. M.Marcel Griaule a trs bien vu que les origines de l'art sont lies au d-sir de styliser encore davantage et de fixer dfinitivement l'image dumonde. Le masque, la statue, la peinture rupestre, explique-t-il, sontdes concrtions mythiques. Or le mythe se meut dans un temps origi-nel, ternel, immuable et actuel tout la fois ; il est d'autre part objetde foi. Il suit de l que la sculpture ou la peinture doivent rester, aumoins thoriquement, inchanges ; cette qualit joue dans le sens de laconservation, donc du misonisme. Aux yeux des usagers, la valeuresthtique du matriel religieux tient donc au premier chef son im-

    mutabilit 38

    38 Marcel Griaule,Arts de lAfrique Notre, ditions du Chne, 1947, p. 108.

    . L'art primitif, selon M. Griaule, est un moyen de nier,en les dpassant l'volution des formes humaines et leur mort : dansle monde mythique immortel, la ncessit de la reproduction des for-mes ne pouvait se faire sentir, puisqu'elles taient ternelles. Aucontraire, ds que la mort apparat, il devient urgent de sculpter des

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    formes imprissables. L'art primitif est donc une lutte contre lapourriture des formes 39

    Ainsi donc, ce que l'on appelle l'art primitif -- statues et masques,costumes, objets rituels, quoi s'ajouteraient musique et danse, cor-respondants primitifs de notre art du ballet -- constitue un essai de r-alisation matrielle de la transcendance du mythe. Mais il apparatalors qu'il ne s'agit pas l dun art au sens o nous l'entendons, d'un artdistinct de la vie et constituant comme une dimension contemplativeet dsintresse. L'art primitif fait corps avec l'existence. Il en traduitles structures matresses et les articulations essentielles. Il stylise lavie commune en fonction des mythes et lui imprime ainsi la stabilit,l'intemporalit. La mise en forme esthtique intervient comme le chif-fre mme de la rptition.

    , selon les exigences d'une conscience rgiepar la norme de la Rptition. L'art permettrait ainsi de mettre en

    chec l'exprience de la mort, assurant le triomphe du principe onto-logique de conservation.

    Nature, histoire, technique, religion, surnature, connaissance posi-tive, reprsentation esthtique, - tous, les plans de clivage qui nouspermettent de dpecer le rel pour mieux agir sur lui, n'ont pas desens, littralement, dans la socit primitive. Ces fonctions ne se sp-cialisent que lorsque la conscience mythique a cess de s'imposer, etde les [35] assumer toutes conjointement. L'quilibre du monde primi-tif se fonde ainsi sur le fait que toutes les activits humaines obissent une mme rgulation, mise au point une fois pour toutes - alors quele monde moderne pourrait tre caractris par l'mancipation de cha-que fonction spcialise, chappant tout contrle et se dveloppantpour sa part au risque de dsquilibrer l'ensemble. L'immobilisme dumythe fournit vraiment une sorte de carapace protectrice l'existencedu groupe, qui parvient mme triompher des angoisses de la mort.

    La conscience mythique donne ainsi validit ontologique au genrede vie en sa totalit. Elle en assure la perptuation intgrale, en sorte

    que la civilisation traditionnelle des campagnes a pu prolonger jus-qu'en plein xix" sicle europen les rites et coutumes des temps pr-

    39 Ibid.,p. 118. Cf. ces vers de Thophile Gautier (L'Art) :

    Tout passe. LArt robusteSeul l'ternit...

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    historiques, ainsi que M. Varagnac l'a montr dans un livre rcent 40

    Le genre de vie se prsente ainsi comme le conservatoire des tradi-tions dont il assure l'unit. D' o l'ankylose caractristique de la civili-sation mythique : la tradition, dit M. Varagnac, reprsente pourl'homme, jusqu' l'avnement de l'outillage intellectuel, logique puisscientifique, toutes les sauvegardes et les premiers rudiments de l'in-telligibilit. On comprend ds lors qu'une tradition ait eu d'autant plusde valeur qu'elle tait plus ancienne, plus rigoureusement conserve.Elle constitue la premire forme de capital, de bien prserv, et toutl'effort des civilisations portera longtemps vers cette conservationmalgr les causes d'altration, si puissantes et constamment l'u-vre

    .Cette civilisation millnaire, troitement associe aux rythmes natu-rels, prsente une structure mythique uniforme par del la multiplicit

    des folklores qui l'enracinent dans tel ou tel terroir.

    41

    Il y a donc rciprocit entre la conscience mythique et la synth-se objective du genre de vie. Le mythe peut tre compris la foiscomme le chiffre de la vie sociale, et peut-tre la projection sublime,et inconsciente, des exigences constitutives de l'tre ensemble dans laralit humaine. Le mythe donne au genre de vie la sanction de l'ter-nit parla rptition. Le charme ne sera rompu, dans les campagnesd'Occident, que par la rvolution industrielle, lorsqu'elle s'imposeramme au monde paysan. La conscience mythique en sa plnitudefournit ainsi une sorte d'abstraction du fonctionnement social. M.Dumzil, qui s'est particulirement attach dterminer le schma destructure de la [36] civilisation indo-europenne, dfinit ainsi son uni-t de constitution : Le systme religieux d'un groupe humain s'ex-prime la fois sur plusieurs plans : dans une structure conceptuelled'abord, plus ou moins explicite, parfois presque inconsciente, maistoujours prsente, qui est comme le champ de force sur lequel tout lereste se dispose et s'oriente ; puis dans des mythes qui figurent et met-

    tent en scne ces rapports conceptuels fondamentaux, puis encoredans des rites qui actualisent, mobilisent, utilisent ces mmes rapports; enfin souvent dans une organisation sociale, ou dans une distribu-

    .

    40 Varagnac, Civilisation traditionnelle et genres de vie, Albin Michel, 1948.41 Op. cit., 355.

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    tion du travail social, ou dans un corps sacerdotal qui administreconcepts, mythes et rites 42

    Le systme religieux tel que M. Dumzil l'envisage correspond

    un moment plus avanc, plus volu de la conscience mythique.Mais il reprsente une expression encore de cette conscience en sonactualit, en son unit naissante, qui en fait la clef de toute civilisa-tion. Le caractre essentiel de cette conscience serait sans doute qu'el-le situe et oriente l'homme dans l'absolu. L'homme d'aujourd'hui, enOccident, vit dans l'histoire, au jour le jour, dans un temps qui disper-se la vrit. Kant nous a dj appris que le temps mental tait l'une desdimensions de notre insuffisance. Cette prise de conscience de notrehistoricit n'a fait que crotre depuis Kant. Le primitif au contraire,l'homme prhistorique, est l'homme de l'unit non encore perdue ; tousles horizons demeurent porte de la main. Le divorce entre le rel etle vrai, qui ouvrira les aventures de la pense et de la libert, ne s'estpas encore produit.

    .

    42 G. Dumzil, L'hritage indo-europen Rome, N.R.F., 1949, p. 37.

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    [37]

    Premire partie.LA CONSCIENCE MYTHIQUE

    Chapitre IV

    MANA

    Retour la table des matires

    Il est fort difficile l'Occidental moderne de se faire une ide unpeu nette de l'ontologie primitive. Les divisions que notre traditionphilosophique nous a rendues familires ne s'y retrouvent pas. Une

    mtaphysique, en effet, suppose une physique. Or la physique primiti-ve est tout entire mtaphysique - comme aussi bien la mtaphysiques'affirme immdiatement en forme de physique. Sujet et objet ne par-viennent gure mutuellement s'opposer, immanence et transcendan-ce paraissent perptuellement confondues. Si notre pense rflchie,dans son tat actuel, est prise comme talon, il est clair que la cons-cience mythique se rvlera vite comme tant en tat de drglementsystmatique.

    Cependant le concept d'ontologie dsigne une affirmation premire

    de l'tre, en fonction de laquelle se constitue et s'articule l'existencemme de l'homme. Avant l'ontologie consciente, qui devient une sortede programme pour l'exercice philosophique, il est une ontologie v-cue, dploye au niveau des comportements humains et qui se mon-naye sans cesse dans le dtail des attitudes, des gestes et paroles dechacun. C'est cette exigence de valeur, rflchie ou non, qui permet l'activit de prendre terre et qui l'oriente parmi la diversit des tres et

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    des choses. Il y a l comme un premier sens du rel, faute de quoil'homme se trouverait tranger dans le monde, comme dgag de toutepesanteur matrielle et spirituelle et donc incapable de trouver une

    assiette quelconque.En ce sens, le primitif, qui a incontestablement russi s'tablir

    dans un univers sa mesure, doit se trouver titulaire d'une mtaphysi-que originale qui fait la cohrence de son univers et l'unit de sa [38]conduite. C'est de cette ontologie spontane que nous voudrions main-tenant dgager les grandes lignes, en prenant comme fil conducteur denotre recherche la division matresse de la philosophie occidentale.Celle-ci se donne traditionnellement trois centres d'intrt : le Moi, leMonde et Dieu. Bien que la conscience primitive, dans son domainepropre, ne connaisse, ni de prs ni de loin, une pareille distinction,nous tenterons de donner une esquisse de la prhistoire mtaphysiqueen mettant en lumire les lments qui, dans la reprsentation concrteprrflchie, peuvent s'apparenter aux trois grandes vises de la philo-sophie classique. Nous commencerons par l'tude du sacr, dsignpar le mot mlansien Mana, qui nous parait se situer la lointaineorigine de la saisie religieuse du monde.

    Notre premier centre d'intrt apparat d'emble tout fait diffrentde l'ide de Dieu telle qu'elle s'affirme dans sa spcificit en face desautres termes de la trilogie traditionnelle. La notion primitive de manane correspond pas une ide claire et distincte, mais plutt une sortede matrice gnrale de la pense primitive dans son ensemble. Exp-rience prrflchie, affirmation implicite, et non pas concept quel-que degr que ce soit. Une dnomination occidentale risque ici d'in-duire en erreur : nos mots s'affirment en situation dans un certain uni-vers du discours. Ils apportent avec eux une orientation, des opposi-tions caractristiques de notre attitude mentale, mais trangres laconscience mythique.

    Le missionnaire Codrington, qui a mis en usage la notion de mana,

    la dfinissait ainsi, en 1891, dans son ouvrage sur les Mlansiens : puissance ou influence surnaturelle... qui entre en jeu pour effectuertout ce qui est au del du pouvoir ordinaire de l'homme, en dehors duprocessus commun de la nature . Des puissances analogues ontt repres, sous d'autres noms, chez les Indiens d'Amrique duNord, les Australiens, les Pygmes d'Afrique et ailleurs encore. Ils'agit donc bien l d'un aspect fondamental de la conscience mythique.

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    Mais la description de Codrington repose sur la distinction entre natu-re et surnature, distinction dont on peut se demander si elle a un senspour le primitif. Ce ddoublement suppose le divorce entre le rel po-

    sitif, qui n'est que ce qu'il est - et le monde du mystre, o se jouentdes influences transcendantes. La mme rserve nous semble devoirtre faite l'gard de l'expression catgorie affective du surnaturel ,propose par Lvy-Brhl dans son livre sur Le Surnaturel et la Naturedans la Mentalit primitive. De mme encore, l'emploi du mot sacr,mis en avant par [39] Rudolf Otto, suppose une opposition entre sacret profane que les religions systmatiques ont labore, mais qui ne seprsente pas du tout de la mme faon dans la conscience primitive,pour laquelle rien n'est proprement naturel, ni profane. Le grandschisme est loin d'tre accompli, au terme duquel s'opposeront science

    et religion.La conscience mythique connat bien certaines tensions, certaines

    polarits intimes, mais elle est essentiellement conscience d'unit. No-tre connaissance est articule. Nous jouons sans cesse double, tripleou quadruple jeu en face du rel : le mme homme peut percevoir lerel p