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HENRI GOUTTEBEL

INSTITUTEUR

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ŒUVRES DE LUCIEN GACHON

ROMANS. — Maria, 1925 ; réédition illustrée, 1968, Editions de Bussac. Henri Gouttebel, instituteur, 2 vol., 1971, Editions de Bussac. La petite-fille de Maria, « Auvergne Littéraire », 1971.

EPUISÉS. — Monsieur de l'Euramas, 1929. Jean-Marie, homme de la terre, 1932. La Rose des Vents, 1935. La première année, 1943.

ESSAIS. — La vie rurale en France, Coll. « Que sais-je ? », P.U.F., 2e édit., 1970.

L'écrivain et le paysan, 1932 et 1970 (préface de Paul Vernois), « Les Cahiers Bourbonnais ».

L'eau domestiquée, 1962, Librairie Delaunay, Clermont-Ferrand. Les écoles du paysan, 1942, P.U.F. (épuisé).

R E L A T I F S A L 'AUVERGNE.

L'Auvergne et le Velay, Gallimard, 1948. L'Auvergne et les Auvergnats, 1967, 3 édit., « L'Auvergne Litté-

raire ». Visages de l'Auvergne (en collaboration), Horizons de France,

1964, 2 édit. Auvergne, Delle-Alsthom, H.C., 1965.

GÉOGRAPHIE ET HISTOIRE. — Thèses de Doctorat, 1939. Les Limagnes du Sud (épuisé). Brousse-Montboissier, de 1776 à 1930 (épuisé).

130 études, articles, notes (pour la plupart : hommages de l'auteur, à la Bibliothèque Universitaire de Clermont-Ferrand). Dont :

1926. — Le bassin de Saint-Dier d'Auvergne (Revue de géographie alpine).

1930. — Le fossé de Cunlhat (Revue d'Auvergne). 1931 et 1968. — Le temps en Auvergne (Bull académie de Clermont). 1934. — Une haute colline du Livradois (Revue de géographie alpine). 1944. — Tableau géographique de la Région des Dômes (texte revu

par Henri Baulig), Auvergne Littéraire. 1946. — Pédagogie de la géographie (Information géographique). 1949. — La fougère (en coll. avec Louis Gachon) (Revue d'Auvergne). 1954. — L'Italie septentrionale et la France méridionale (Revue

de géographie alpine). 1956. — France du Nord-Ouest et Angleterre du Sud-Est (Les Etudes

sociales). 1957. — Le réaménagement du Massif Central (Revue de géographie

de Lyon). 1956. — Les paysans et la politique (arrondissement d'Aubert).

Table Ronde, Sciences Politiques. 1957. — Rapports villes-campagnes (Bull. société belge de géogra-

phie). 1958-59. — L'exploitation familiale du sol (Les Etudes sociales). 1963. — Le scandale de la faim dans le monde actuel (Congrès des

Sociétés Savantes, Clermont-Ferrand). 1964. — Vic-le-Comte (Bull. académie de Clermont). 1966. — Le bourg cantonal, point d'ancrage de la vie rurale urba-

nisée (Norois). 1968. — La région ambertoise (Bull. académie de Clermont). 1968. — La région riomoise (Les Amitiés Riomoises). 1970. — Le district clermontois et son hinterland (Revue d Au-

vergne).

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L U C I E N G A C H O N

H E N R I G O U T T E B E L

I N S T I T U T E U R

TOME I

EDITIONS G. DE BUSSAC CLERMONT-FERRAND

1 9 7 1

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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :

1 0 0 EXEMPLAIRES SUR PUR F I L LAFUMA

DES P A P E T E R I E S NAVARRE

NUMÉROTÉS DE 1 A 1 0 0

1 . 0 0 0 EXEMPLAIRES SUR VELIN MATADOR

DES P A P E T E R I E S NAVARRE

QUI CONSTITUENT L 'ÉDITION ORIGINALE

IL A ÉTÉ TIRÉ EN OUTRE

QUELQUES EXEMPLAIRES MARQUÉS « SÉRIE SPÉCIALE »

RÉSERVÉS A L'AUTEUR, L 'ÉDITEUR, LES COLLABORATEURS ET DES HOMMAGES.

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PRÉFACE

L 'ATTRAIT passionnant de ce récit est dans les objectifs contradic- toires qu'il harmonise avec la plus grande simplicité.

D'abord, la vérité première servie. En 300 pages, 30 années d'une existence humaine : celle d'un fils de cantonnier et d'une paysanne ; quatre vachettes et deux chèvres à l 'étable; la petite ferme, seule en un bout d'univers, à près de 1 000 mètres d'altitude, face à la Montagne — la chaîne du Haut-Forez — au Levant. L'auteur est devenu un géo- graphe réputé de la vie rurale. Mais il abhorre la cuistrerie. Pas de tableaux de genre. Pas de littérature paysagiste. Le pays, comme les yeux d'Henri Gouttebel le voient, si pauvre, si beau dans sa sauvage rusticité. Un paradis.

Après les enfances rustiques, heureuses — un tiers du récit — Henri Gouttebel prépare l'Ecole Normale au Cours Complémentaire. Il est élève-maître. Il débute dans un poste de montagne. Il se marie avec une institutrice. La carrière se déroule dans trois postes successifs jusqu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Et ainsi, ce sont les ennuis, les charges et les joies du métier comme l'ont vécu les Instituteurs de la seconde génération, après la génération héroïque : celle d'Albert Thierry, celle que Péguy a admirée, a voulu honorer dans ses Cahiers de la Quinzaine en publiant Jean Coste d'Antonin Lavergne.

Du temps d'Henri Gouttebel — la première guerre, l'entre-deux guerres — le climat change. Faire sentir qu'il change : quel autre des- sein. Il fallait que tous les insensibles ou brusques changements au sein de la profession, de la nation, du monde, la conscience d'Henri Goutte- bel, éminemment enregistreuse, sensible, plastique dans son apparente rigidité, les inscrive avec une fidélité sans oublis. E t cela, néanmoins, sans que Gouttebel, témoin engagé, témoin moyen, se singularise dans son milieu. Sauf qu'il pratique, sur l'incitation d'un camarade, l'aqua- relle et la peinture. Sauf qu'il devient l 'ami d'un très at tachant commis- saire de police : la par t de l'affabulation romanesque dans la nudité du récit.

Avec si peu de romanesque dans la construction, romanesque, ce livre l'est pourtant à un degré rarement atteint. C'est que le romanesque est logé dans l'âme même d'Henri Gouttebel. Puissamment imaginatif, Henri Gouttebel vit des aventures intérieures qui transmutent les réa- lités quotidiennes de l'univers extérieur. Sur les grisailles du métier et du milieu, s'éploient les ors et les pourpres d'orage, les bleus paradi-

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siaques, les noirs infernaux. En sorte que les archétypes de l'instituteur, fait tel par son imagination qu'un héros de Légende, sont ceux-là même qui composent le fond du Trésor des Contes d'Henri Pourrat.

Mais, troisième dessein de Lucien Gachon, écrivain qui, disciple d'Henry Poulaille, refuse de lit tératurer : il fallait que, chez son person- nage, la faculté critique équilibre la faculté imaginative. Il y a les idées, l'idéal, la foi laïque, l'apostolat. Mais il y a l'expérience, les leçons de l'expérience, la réalité, la souveraine réalité. Henri Gouttebel vit tous les drames du métier d'instituteur. En lui, que d'espérances naïves, candides. Que d'illusions et de désillusions. Que d'élans et de retombées.

La trajectoire d'Henri Gouttebel est celle-là même des âges de la vie; celle-là aussi de la nation glissant, entre les deux guerres, sur les pentes de la facilité.

Romanesque et réalité, vérité et poésie : ce livre est un témoignage d'une bouleversante sincérité.

L'EDITEUR.

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I

LES ENFANCES

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LES E N F A N C E S

La mère avait dit :

— Quand nous fîmes lever la maison, nous en eûmes de bons ouvriers : chaque lundi, comme le jour paraissait vers Pierre-sur-Haute, le grand François de Tours était là, devant la porte.

La fille aînée, l'Antonia — la Tonine — avait répondu : — Oh ! oh ! il venait de nuit alors ? Deux heures de chemin et être

ici à la pique du jour ? Mariée à un ouvrier de chez Michelin, la Tonine, pardi, défendait

l'ouvrier. Son homme faisait dix heures par jour à l'usine. C'était bien assez. Le samedi soir, il était éreinté.

Mais en ce jour de Pâques, toute la famille réunie autour de la table, la mère n'en avait pas aux ouvriers d'à présent. Son gendre, le Joannès de chez Chanteloube — des voisins —, c'était un bon homme pour la Tonine, bien patient, pas saoulant. Simplement, la mère évoquait son jeune temps.

— Nous dormions encore, le Baptiste et moi. Une jappée de la chienne nous réveillait. Le Baptiste ouvrait le fenestrou : le grand Fran- çois était là qui attendait.

Toute gentoune, toute frisottée, la plus jeune des deux filles, la Jeanne, avait débarrassé la longue table de hêtre, ne laissant que les verres des hommes pour la goutte de kirsch : ce n'était Pâques qu'une fois l'an. Et, assise, le torchon en main, prête à ramasser les miettes de pain, la mère poursuivait :

— Pour lever la maison, nos quatre maçons se valaient. De rudes ouvriers tous quatre, le Marien, le Guste, le Nanne, le grand François. Il fallait, des fois, que j'aide au goujat à monter le mortier, les pierres sur les échafaudages. « Donnez, pauvre femme, faisait le grand François. Les femmes ne sont pas faites pour aller sur les murailles ». Alors, j'étais fine de taille comme un fuseau. D'avoir eu le Damien, la Tonine, ça s'y connaissait pas. C'était la jeunesse, le joli temps.

Le père, cependant, avait roulé une autre cigarette, goûté à son kirsch avant d'ajouter : « Tu dis pas tout, femme. Faut parler du temps aussi. Cette prime et cet été de 93 : du commencement de mai à la fin de juillet, les murailles ne se mouillèrent pas une fois. Toujours une petite bise fraîchette dans les grands frênes. Et comme cela, les six jours de la semaine, on était au travail, de soleil levant à soleil entrant. Et moi, les soirs, jusqu'à nuit serrée, après ma journée de cantonnier, à caver le sable, à mener la pierre. 225 journées de maçon, 32 de charpen-

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tier, 20 de menuisier, à 4 francs chaque, comptez : ça fit 1.100 francs, tout de même, à payer. Et, en plus, 350 francs de bois de charpente. Encore, 300 francs de chaux à 15 sous le sac. Encore, 400 francs de tuiles montchanin, à 2 sous la pièce alors. Chaux, tuiles, à prendre en gare, bien entendu. Ce fut Lafont de Barsac, un ami, qui monta tout cela, avec ses deux chevaux pommelés. »

— Oui, dit la mère, fallait aller faire renfort à la route avec notre paire de vaches. Notre Marquée, notre Fromente, attelées devant les deux chevaux de Lafont, je les vois encore, tirant comme des bœufs, à la montée de la Croix, au tournant de Quéquel : les chaînes frottaient contre leurs cuisses à les peler jusqu'au sang. La bonne paire, le bon bétail ! La Marquée, fallut la vendre deux ans après, trop vieille pour faire des veaux. Mais la Fromente, si bonne de lait, nous la laissâmes finir ses jours à l'étable en 1900, l'année de l'Exposition. Té ! elle est enterrée là-bas sous le châtaignier. Tu peux le dire, Baptiste, ces deux bêtes nous ont mis le pain à la main.

Pensez, ajouta la mère tournée vers les enfants : votre père gagnait 30 sous par jour à sa route. Et moi, il me fallait vous élever, vous nourrir, vous habiller. Deux vaches, une velle, et deux chèvres à l'étable ! Exami- nez. Calculez. Toi, Tonine, tu avais sept ans et toi Damien six ans. Quand vous arriviez de l'école, j'allais à l'étable claqueter le pis des deux chèvres pour essayer de vous avoir un petit peu de lait au fond d'un bol. Je ne venais que de les traire pour le lait du chèvreton.

Le Damien était un homme à présent : vingt-sept ans. Un garçon si patient. Trop patient même au gré de sa mère. Faisant pas plus cas des filles que s'il n'y en avait pas. En semaine, au travail sur le bien, ou à ses journées chez les autres. Le dimanche, à bricoler dans l'établi, à réparer une clôture ou à épiécer du bois ; puis, la midi approchant, se rasant, changeant de chemise, se mettant en bourgeron propre.

Le Damien écoutait son vieux, sa vieille, conter, une fois de plus, la levée de la maison. Il gardait une petite mouche au menton. Sa mous- tache s'en allait vers ses joues en deux pointes souvent lissées entre le pouce et l'index. Le régiment fini depuis trois ans, de la santé dans tout le corps, il avait sa vie devant lui, une suite infinie de matins au labour, au pré, au bois.

Ce matin, par ce beau jour de Pâques, il est allé au bourg. Il est entré à l'église un moment, planté près des grandes portes, à côté du bénitier. Quand les Enfants de Marie se sont mises à chanter, il a donné un coup de coude au Jacques du Madubost et au Pierre de la Fayolle. Et tous trois, sans bruit, sont sortis. Ils sont allés boire chopine chez la Charlette, une autre chez Fontbonne, et une dernière chez Jean Faitout : chacun la sienne. Le vin frais est entré dans le corps, doux d'abord, puis chaud, vif comme le sang. Après, en grand repos, les trois garçons ont parlé du temps, des travaux. Ils s'en sont revenus chez eux par les che- mins bien connus. Il y avait des violettes. Et aussi de ces fleurs qui sont comme celles des fraisiers, mais plus petites, aussi petites que les étoiles par une belle nuit sans lune.

Après ce bon repas de Pâques, toute la famille réunie, ce voyage du matin à Barsac apparaît au Damien comme une grande promenade : il a vu tant de monde, tant de collines, de terres, de prés ; tant de fermes écartées de ci, de là. Tout un pays bien tenu, soigné, sentant bon. Les seiglières reverdissaient, et plus encore les tréflières. Autour des maisons,

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les poules grattaient le terreau, becquaient le gazon. Le vent retroussait les plumes de leurs queues. Les coqs chantaient. C'était dimanche.

Songe, songe, Damien, bien calé sur ton banc contre la muraille, face au père. La Jeanne achève de ranger la vaisselle. La mère s'est levée, a posé sa torche dans la fournette sous la cheminée, a secoué son grand tablier vers le seuil pour chasser la volaille. Alors, le chien, Pataud, a sauté par-dessus le portillon. Une envolaillée. Pataud rentre avec une plume dans la gueule. Le soleil a viré. On n'a plus faim ; on n'a plus soif. Dans un moment, il faudra panser le bétail. La Tonine s'étire et bâille. Elle se sent dépaysée. Dépaysé, son homme l'est plus encore : après- demain, mardi, ce sera de nouveau l'usine, le contremaître, les machines, le grand sabbat des machines.

— Té, voilà quelqu'un ! On a entendu un pas. On a vu une ombre s'avancer sur le chemin.

Et, tout de suite après, sur le bassoir de la porte, une silhouette, un visage, un joli chapeau comme un papillon sur la tête : l'Alexandrine Lafarge du Madubost qui vient voir la Jeanne. Couché à côté du fumier, Pataud n'a pas même grommelé : il connaît l'Alexandrine.

Les deux demoiselles s'embrassent, puis l'Alexandrine donne bien le bonjour à tout le monde. Elle arrive trop tôt. Si elle avait su... Elle s'ex- cuse, rougit, pâlit, se mouche, toute troublée.

— Ça fait pas rien, pauvre Alexandrine, dit la maman Gouttebel. A la campagne comme à la campagne, pardi. Asseyez-vous là, à côté de la Jeanne.

Les deux filles ne sont pas assises qu'elles se mettent à parler entre elles : de petits rires, de petits secrets, des compliments. Ma parole, ta broche, c'est pas chez Flot, à Barsac, qu'on trouverait la pareille. Chez Flot, rien que des vieilleries.

L'Antonia coule un regard vers sa sœur et cette Alexandrine. Ces filles de la campagne, elles ne se privent de rien. Des corsages de soie. Des bijoux. Des bottines qu'on n'aurait pas pour trente francs à la ville. Sortie de la maison, débrouille-toi, Antonia.

Une jolie femme, l'Antonia. Grande, forte, moulée. Une vraie dame. En apprentissage chez une tailleuse à Barsac ; puis chez une autre à Clermont ; puis à son compte, en chambre, avec un petit magasin rue du Port et deux apprenties : « Mademoiselle Antonia, robes et man- teaux ».

Ce fut le Joannès Chanteloube qui l'eut, la belle Antonia. Parti lui aussi pour la ville depuis ses seize ans, il avait appris à se pommader, à danser, à faire des mamours aux filles. Même des filles aussi rusées que l'Antonia, quand elles sont seulettes le soir dans leur chambre, elles sont sans force contre les garçons.

— Montons dans ma chambre, avait dit tout bas la Jeanne à l'Alexandrine.

Les voilà dans l'escalier, froufroutantes, envolées. D'en bas, les autres entendirent une porte se fermer à clef, une armoire s'ouvrir. Ensuite, des piaillements, des rires étouffés.

— Ça s'en fait pas, là-haut, fit l'Antonia. — Si j'y montais, fit le Joannès ? — Qu'elles rient donc tant qu'elles sont jeunes, fit la maman.

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Le Damien lissait ses moustaches. Le père essayait une pierre neuve, un quartz blanc, sur la grosse mèche de son briquet.

— Regarde, Joannès. Ces pierres font aussi bien feu que les silex. Quelques petits coups secs, du dos du couteau, juste sur la tranche

de l'éclat. Mais l 'amadou tardait à prendre : les cendres du bout étaient tombées. Un mètre de mèche jaune roulée en saucisson, deux ou trois bonnes pierres, un paquet de gris au frais dans une vessie de cochon : il faut cela dans la poche d'un cantonnier.

— Les cantonniers, trétous des fainéants et des gourmands, fit la maman Gouttebel pour taquiner.

— Ouïs-là, celle-là, fit le père Gouttebel à son gendre. Les femmes, pas vrai, il vous faut plus qu'une cigarette.

— Simplard. Tu es peut-être saoûl ? Et de rire aussi en bas.

Dans la chambre, en haut, plus aucun bruit. La Jeanne avait étalé sur son lit tous ses trésors de demoiselle : draps brodés, culottes, sou- tiens-gorge. Les parures de dentelle étaient rangées sous le verre d'une boîte.

— La boîte que mon frère m'a donnée, dit la Jeanne, flattée du cadeau. A l'Ecole Normale, ils y mettent des sauterelles, des guêpes, des mouches. Drôles de goûts, pas vrai ?

— L'Henri n'est peut-être pas ici ? — L'Henri est chez son Grand. Ils s'entendent tous deux. Laissons-

les faire. Et mon Grand ne vient pas à la maison, rapport à mon père, tu sais bien.

Pas d'Henri. Té ! Allons nous promener, décidèrent les deux demoi- selles. Et si les autres, en bas, nous demandent où nous allons ? Aux violettes, que nous dirons ! Manière de laisser entendre : les filles d'au- jourd'hui, va-t-en les suivre, et trouve-les si tu es fin !

Lorsqu'Henri l'avait rejoint, le grand-père Baraduc était en train de vider dans le bac de pierre devant la porte un reste de soupe à sa chienne de chasse. Le petit-fils n'avait vu que le large dos ceint d'une grosse fla- nelle rouge au bas du gilet de bure grise. Un géant, François Baraduc. Mais comme cassé en trois morceaux, à présent, quand il fallait qu'il se plie : les jambes, les reins, la tête, une tête haut plantée sur un cou de taureau.

Le grand-père se redressa. Le petit-fils vit ses grosses moustaches grises en buisson sous le nez charnu, ses joues couleur de brique tra- versées de rides, ses yeux clairs et doux, un peu rêveurs, un peu noyés. Cher parrain, que regardes-tu toujours ainsi au-delà des collines ? Ce qu'il y a au-dedans de toi ?

Le lointain pays que tu sais au soleil levant ? Ton petit garçon ? — Ma grand-mère n'est pas là ? — Ta Grande ? Elle est allée quérir un fagot au hangar. Rentre-toi.

Pour ne pas heurter le linteau de granité, tous deux se courbèrent. Dans les temps, on faisait de petites portes pour mieux fermer le froid dehors, l'hiver.

Assis en face l'un de l'autre, au bout de la table de cerisier, sous les poutres brunies, à côté des casiers scellés au mur où étaient la corne de

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chasse, les cartouches, les boîtes de poudre et de plomb, qu'ils étaient tranquilles, qu'ils étaient bien !

— Ça banquète là-bas. Mais nous boirons chopine tous deux. Le parrain recula son banc, se dressa, prit une bouteille sur la vais-

selière, leva par un coin la trappe de la cave, descendit trois marches et disparut dans l'ombre. Puis le robinet grinça. Le vin fit glou-glou dans la bouteille. Sondé d'un coup de poing, le tonneau chanta le sourd. Allons, ça valait mieux que s'il eût chanté le clair. Une demi-pièce de vin coûte bien vingt-cinq francs : une fortune. Que peuvent-ils vendre, le grand-père, la grand-mère, pour payer leur vin ? Du beurre, le beurre d'une vachette, les œufs de cinq poules, les chèvretons de deux chèvres. Pauvre grand-mère ! Il est vrai que le grand-père est garde de deux bois. Il a le sou du franc sur les ventes. Naguère, l'hiver, il élaguait les sapins. Avec les branches, aidé de la grand-mère, il faisait des fagots de brûle, mille fagots chaque hiver. A cinq francs le cent, c'était une dizaine d'écus qui tombaient dans sa bourse : deux mois et plus d'un cantonnier ! Mais maintenant, la grand-mère ne frémirait-elle pas d'inquiétude si, à soixante-quinze ans, le grand-père voulait monter encore dans des sapins de quatre-vingt-dix et cent pieds de haut ? A elle, un peu moins vieille, de besogner et besogner pour la vêture et le vin.

Le grand-père avait reparu au jour de la cuisine. Attentivement, le vin ayant débordé, il avait essuyé sur ses brayes le verre de la bouteille. Si la Mariette avait vu ça !

— Goûte-le, celui-là, filleul. Du bon. Brançole me sert bien. Mais Brançole, pour ton père, c'est un rien qui vaille. Ton père aime mieux vireter d'un marchand à l'autre. Enfin...

— Eh ! pauvre parrain, le papa, ce qu'il fait, qu'est-ce que ça peut te faire ?

— Tu as raison, tu as raison, filleul. Et de ces filles de la ville, parle-m'en.

— Nous sommes serrés, tu sais. Nous n'avons pas les quatre pieds blancs, comme ces galapians de par ici.

— Taratata... Tu veux rien me dire, petit. Mais je le sais, j'en suis sûr, que tu es bon pour les filles. Amuse-toi bien. C'est ton temps.

S'amuser ? Le Grand a beau dire : les filles, ça vous a l'air de tout promettre et ça ne donne rien.

Té, voilà la grand-mère, une aile de genêt sous le bras, un sac bien gonflé sur l'épaule. Elle était allée vers le talus de la Bugette, rafler à la main la première pousse du chiendent qui perce la vieille fougère. Tout le monde est dans les maisons, à cette heure. Personne ne l'avait vue éprimer l'herbe de la lisière. C'est la Marquette qui se galera à la traite.

La grand-mère vint fourgonner dans le poêle, mit une brande, souffla sur les braises.

— Tu es là, grand flandrin, à piailler, à laper avec ce petit. Et les cailles de mon fromage, bouillent-elles ? Mon porc, qu'aura-t-il ce soir ? Oh ! mon Dieu, bonne Sainte Vierge, avoir un homme comme j'en ai un.

— Allons, pas tant de marre. La médaille te démange plus, mais la langue, toujours. Tu vois les vieilles, Ritou...

— Fadard. Devant ce petit. Tu devrais avoir honte. Tiens, tire-toi, que je sorte le chèvreton. Laper sans manger, c'est bon pour ces saoû- lants des villes.

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La miche du dimanche, le chèvreton, la bouteille : tout comme si Henri n'avait ni bu ni mangé à midi. La vieille cuisine s'éclairait. Entre les jambes du grand-père, la chienne happait les miettes comme elle eût fait des mouches. Mais pas une mouche encore dans la maison. Seule- ment la vieille bonne vie des humains, telle qu'on l'a connue depuis qu 'on ouvre les yeux. On a grandi, forci. Des follets de barbe sont venus au menton. Des envies nouvelles dans la tête. Mais là, entre le poêle et la fenêtre, c'est l'été après le printemps, l'hiver après l'automne ; puis, de nouveau, le printemps, les saules qui châtonnent, les pins qui sèment leur poudre jaune, la sève qui jaillit de terre, partout.

Pourquoi fallut-il que l'heure se ternisse soudain ? La grand-mère était sortie panser son bétail. Un nuage avait dû passer devant le soleil. Les joues trop rouges, le grand-père hoquetait. La vieille cuisine ne fut plus qu'un trou sombre, et la fenêtre un soupirail.

Et là-bas, chez le père ? Sans doute, l'Antonia et le Joannès s'apprê- taient à s'en retourner. La Jeanne et l'Alexandrine devaient faire leurs dindes, rentrées de leur ballade. Cette Alexandrine, quelle chèvre avec son long nez, ses longues jambes, sa poitrine plate. La Jeanne avait trouvé cette copine !

Que faire d'un livre ? Heureusement qu'il y a les étendues de bois et de fougères. Etre seul enfin, marcher, se secouer, grimper dans les arbres, puis passer et repasser par les chemins des collines.

A la nuit, il rentrerait. Sa mère lui demanderait : — Qu'as-tu donc fait tout le soir ? Il répondrait : — Mais rien, pardi. Je me suis promené.

Il se promenait, jeune homme maintenant. Et quand il était peti- tounet ?

Une cousine de Paris avait joué à lui faire saisir la lune toute ronde, toute proche derrière le cerisier. La lune était une balle brillante, échappée des doigts par mégarde. Il n'y avait qu'à se laisser hisser à bout de bras, à tendre les menottes. Pourtant, jamais il n'avait pu reprendre ce jouet, montant, montant par-dessus le cerisier, tandis que la nuit descendait sur la terre, mais que le ciel restait clair.

Tout petit, il dormait dans la chambre de ses parents. Au creux de son petit lit, à leurs pieds, il reposait si tranquille que du coucher au lever, le temps était sans durée. Mais le jour, que de merveilles ! Il fai- sait pipi dans les trous des pierres autour du poêle, et les trous se changeaient en étangs. Il grimpait sur les chaises, sur les bancs et jusque sur la table. Il se cachait derrière les portes, sous les jupons de la maman : cherche le Ritou, Antonia, tu ne le trouveras pas. Il faisait rouler des billes sur le plancher : un bruit à assourdir le monde. Sans sortir, en passant par la souillarde, il allait jusqu'à l'étable où, après les chevreaux, les petits chats, le petit chien, il considérait les vaches, bêtes géantes qui parfois poussaient des me-eux formidables.

Les soirs d'hiver, il y avait la lampe à mèche ronde sur son pied de cuivre jaune. Il ne fallait pas s'en approcher : le moindre souffle l'étei- gnait ; d'ailleurs, elle sentait mauvais. Il y avait aussi le poêle dont la clarté dansait sur les murs. Bien plus encore que de la lampe, défense de

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s 'en app roche r . Ritou, a t t r a p e le feu s u r les m u r s , si t u peux. Il y avai t su r tou t , ap rès souper , le b a n c de c h a r p e n t e d u père , p o r t é de l 'é table en t r e la table et le poêle. Les p l a n c h e s neuves lu isa ient . Avec son r a b o t sa var lope, le pè re en t i ra i t des r u b a n s qu i ja i l l i s sa ien t c o m m e par mi rac le de la gorge de l 'outil. T a n t de to r sades , t a n t de dentel les . Et auss i la p o u d r e de la scie que les m e n o t t e s , p e r m i s s i o n donnée , rece va ien t p r éc i eusemen t . La c l a r t é de la l ampe , les f lambées d u poêle, la fumée b leue de la c igare t te , le souffle des po i t r ines , le vent de l 'out i l sur les p lanches , t ou t e ce t te vie enclose p e n d a n t que dehors , décha îné d a n s la nui t , le vent hur la i t . L 'hor loge ba t t a i t , le c h a t r o n r o n n a i t , l 'Antonia our la i t u n t ab l i e r à l 'aiguille, le Damien pol i ssa i t d ' u n éc la t de v e r r e le bois d ' u n joug, la m a m a n m o n t a i t aux b r o c h e s la j a m b e d ' une chausse de laine. La m è r e : c ' é ta i t s u r elle, s u r le fau teu i l de sa large po i t r i ne que le pe t i t Henr i s ' endo rma i t .

Il y avai t eu des be rceuses , c h a n t é e s d 'une voix do rée :

Pet i tou, pe t i t oune t , F e r m e les yeux, Fa is g r a n d dodo.

Ou encore , ces t ro i s pa ro les r épé tées sans fin :

B a m b a n , bambine , b a m b a n .

Le b e r c e a u allait , venai t , c o m m e u n n id au b a l a n c e m e n t d 'une b ranche .

D 'au t res fois, pas de banc de c h a r p e n t e d a n s la cuis ine. Le père r empa i l l a i t une chaise ou t r e s sa i t u n p a n i e r en écorce de noiset ier . Le dos c o n t r e la caisse de l 'horloge, d u cô té de la l ampe , la g r a n d - m è r e t i ra i t la la ine de sa quenoui l le , en rou l a i t son fil s u r son fuseau. Reculé sous la cheminée , p r è s de la ca isse à bois, le g rand-pè re e n t r e t e n a i t le feu, c racho ta i t , songeai t . Parfois , il o u v r a i t le r o y a u m e des songes.

— Oui, je le vis c o m m e je vous vois, m o n G r a n d à moi , u n soir c o m m e ce soir. Je r e t o u r n a i s d u bois de Mochet . C 'é ta i t pas f r anc nui t . J ' ava is pas e n t e n d u m a r c h e r . Et , t o u t d ' u n coup, m o n G r a n d p l a n t é à t ro is j a m b é e s . Ses bo t tes , sa b louse , son nez, ses joues , ses yeux, sa ca lo t te pare i l le à celle que j 'a i s u r la tête, ce soir.

— Fal la i t l ' embras se r , fa isa i t le pè re p o u r se m o q u e r .

— E h ! p a u v r e s c r éa tu re s , que savez-vous de l ' au t r e m o n d e ? r emar - qua i t la g rand-mère .

— Moi, j e ne v o u d r a i s pas vo i r m o n G r a n d c o m m e cela, a j o u t a i t la m a m a n .

— Et il m e par la , c o n t i n u a i t le grand-père . Le Claudius m e par la . Les m o r t s son t là, a u t o u r de nous . Vous ne les voyez pas, vous au t re s , ma i s moi, j e les vois.

— E t que vous dit-il donc, le Claudius , l ança i t encore le pè re ?

C'en é ta i t t rop. Le g e n d r e voula i t c ro i re à rien. Un band i t . Un h o m m e perdu , ce gendre-là. Ça va s u r sa rou te . Ça fa i t sa j ou rnée , et ça s 'en revient , bê t e c o m m e devant .

Au pas de la por te , le g r a n d pays c o m m e n ç a i t , le d e h o r s sans m u r s , p le in de soleil, f oue t t é de vent , r ayé de pluie ; t o u r à t o u r sec, mouil lé , froid, chaud , ma i s d o n n a n t t o u j o u r s p l a i s i r et force.

Voyages d u seuil au c h e m i n : les deux m a r c h e s , les l a rges p i e r r e s d u pavé. Oh m o n Dieu ! il va r o u l e r ce pet i t . Il ne c r a i n t r ien !

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Voyages du seuil au cerisier, à l'orme, au châtaignier du côté de la bise ; au frêne du côté du midi ; voyages à l'étable et au jardin ; voyages jusqu'au petit pré, devant la maison. La maman donne la main. Les petits sabots s'entravent dans les herbes. Devant les yeux, plus d'arbres : seulement, le ciel et la montagne se joignant là-bas, au bout du monde.

Monter l'escalier des chambres : plaisir à la fin trop connu ; mais grimper dans la touffe de noisetier au coin du jardin, choisir sa branche, se cacher dans les feuilles, reparaître en haut, quelle ivresse ! Ritou est dans une forêt. En bas, sont les choses qui font mal : les pierres, les ronces, les verres de bouteilles. Mais, sans les sabots, que les pieds sont légers ! Une poussée du bras et la branche balance. Ritou est oiseau. Il a des ailes. Passe un coup de vent et sans qu'il bouge, il est balancé. Lui aussi, il est branche, feuille, noisette. Ah ! cueillir cette touffe d'olagnes, là, au bout du rameau. Il monte encore, il s'étire, se fait serpent, ventre sur la tige, tête coulée. Miracle. Lentement, la tige s'écarte, pointe hors de la touffe, s'incline en arc sur le pré. Baisse, baisse-toi gente olagnière. Ainsi descendre, glisser, sortir de la forêt triomphant.

— D'où viens-tu, petit loup-garou ? De grimper dans les olagnières, pas vrai ? Regarde tes chausses, tes brayes. Il est propre, ton cul de brayes.

Si le Ritou pouvait fuir. Si même, il trouvait que dire. — Té, donne ta main, petit bicêtre. La menotte est froide, griffée des ronces. La poigne la réchauffe.

La maman s'arrête. Elle épie quelqu'un qui passe, là-bas, par le travers des landes :

— Savoir qui c'est ? S'approcher du puits, au bout du jardin est formellement défendu.

Que faut-il d'eau pour noyer un petit ? D'ailleurs, dans le puits, il y a une bête, jaune et grise, la Bête qui tire à elle les enfants.

— Ritou, viens la voir, la Bête. Donne bien la main. T'approche pas trop.

Et, en effet, la Bête est bien au fond du puits, ronde, lourde, semble- t-il, comme une pierre. Moins méchante, elle serait quasiment jolie : ces taches qu'elle a sur l'échine, comme la peau d'une châtaigne, comme les châtons d'un noisetier.

— Elle dort. La réveillons pas. Mais elle nage, tu sais. Ta grand- mère l'a vue sauter. Pauvre Ritou. Si tu te trouvais là quand elle saute, elle t 'attraperait, te noierait, te goûlerait. Rentrons-nous vite à la maison.

La maman en dit trop pour que tout soit cru. Quand la fontaine est tarie devant la maison du grand-père, c'est dans ce puits-là que la maman, la grand-mère, l'Antonia vont quérir l'eau, toutes tranquilles. La Bête n'attrape donc que les petits ? Elle n'empoisonne pas l'eau ? Le joli cresson qu'il y a vers la sortie du puits, et les violettes tout autour. La belle eau. Elle va dormir dans la caisse où baignent les pots de lait. Elle en ressort, toute joyeuse. Fontaine, elle remplit le petit lac sous les saules ; le lac, la serve où la grand-mère, la mère viennent la salir en lavant les draps et les pantalons. Les jours de lessive, Ritou a permission de s'approcher de la pierre à laver, même de faire flotter des bâtons. Pas de Bête dans la serve. Seulement des salamandres, des têtards et de petites grenouilles sur le limon du fond, après qu'on l'a vidée, en tirant le manche de la bonde. De belles servées d'eau, toutes plates, toutes lisses au milieu des prés pendants, Henri voudrait qu'il y