Henry Michaux Et Les Gouffres

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  • 7/29/2019 Henry Michaux Et Les Gouffres

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    M escaline, lenfer artificiel

    Dans ma vie, ce qui jusque-l sy est

    pass, mme le plus grave, le plus dra-

    matique, a t toujours moi me trou-

    vant sensiblement au mme niveau.Cette fois, non. Ce qui marrive prsent est un

    autre niveau, et pourtant vient destination, trange-

    ment destination.

    Dans ma jeunesse, plus tard encore, je suis rest

    persuad qu'il n'y aurait pas d'vnement, que j'arri-

    verais au bout de la vie sans.

    Voici quil en est venu un, et indiscutable, dpas-

    sant tout ce que jai connu, en tout sens gant, pour-

    tant ma hauteur... ma taille qui sy proportionne.

    (Misrable miracle, p.174)

    1954 : Henri Michaux crit, la suite de ses pre-

    mires expriences avec la mescaline, Misrable

    miracle. Il a cinquante-cinq ans. Plutt vieux pour se

    laisser abuser par le clinquant, lartificiel, ou une

    enthousiaste adhsion lillusion des drogues.

    Plutt tard : il a accumul des dfenses , et il est

    venu pour voir, au spectacle... Miracle ? Misrable

    miracle en vrit, dplaisir, souffrance - banalit ter-

    rible de ce qui se rvle en gris, en blanc, en succes-

    sions rapides. Il va abandonner : Intolrable,

    Insupportable. Tel est le prix de ce paradis (!) .

    Juste une dernire exprience... Une erreur de

    calcul fit que javalai le sextuple de la dose suffisan-

    te pour moi . Et la mescaline alors se rvle, la

    limite de la folie. Le miracle a lieu. Michaux conti-nue lexploration.

    La mescaline est lexplore

    Cest au Mexique que tout commence, avec un

    cactus hallucinogne, le peyotl, qui contient six alca-

    lodes. La mescaline, un de ces alcalodes, concentre

    toute la puissance du produit initial. On pourrait, on

    devrait peut-tre sen tenir cette description cli-

    nique. Michaux va dailleurs rarement plus loin, et neparlera quune seule fois des rites du peyotl (LInfini

    turbulent p.205). Et pourtant ses rcits, malgr leur

    caractre rsolument objectif, deviennent soudain le

    lieu du religieux, du divin, ce qui nous ramne aux

    rites.

    Citons alors au moinsLHerbe du diable et la peti -

    te fume, de Castaneda, qui est un vritable rcit

    dinitiation. Ce texte raconte, de manire un peu

    nave (avec une navet universitaire ! - analyse, syn-

    thse, conclusion), la rencontre en 1961 dun tu-

    diant en anthropologie et dun indien Yaqui, sorte de

    sorcier du peyotl, qui lui fait dcouvrir la nature

    Henri MichauxL ITTERATURE

    Les drogues nous ennuient avec leur paradis.

    Qu'elles nous donnent plutt un peu de savoir.

    Nous ne sommes pas un sicle paradis.

    Alexis MAR IANI

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    sacre du cactus. En trois ans, et malgr son pragma-

    tisme dsesprant, le novice va apprendre que lepeyotl nest pas une simple plante mais une divinit

    contenue dans la plante, qui se manifeste positi-

    vement ou non, selon sa relation lutilisateur.

    Absorber du peyotl revient alors provoquer une

    extase qui est rencontre du divin. Dans le meilleur

    des cas la divinit, Mescalito (!), se montre efficace

    et trangement ralise (dune ralit qui nest

    pas du tout occidentale) : elle apprend au novice les

    chants quil doit chanter, elle le protge, elle donne

    des rponses aux questions quil se pose sur son exis-tence... Voil alors ltudiant, venu en apprendre plus

    sur le peyotl, devenir un homme de savoir - la

    qute a pris un tour existentiel.

    Citons aussi Antonin Artaud, qui fit en 1936 un

    voyage au Mexique pour y rencontrer les indiens

    Tarahumaras et assister au rite du Ciguri, toujours

    base dabsorption de peyotl, et dont les observations

    (Les Ta r a h u m a r a s) concident avec celles de

    Castaneda. Encore ici le but du voyage est, outre la

    connaissance des rites, la dcouverte de ce quArtaud

    appelle lImpossible : une force magique capable de

    changer son destin - cet vnement indiscutable,

    dpassant tout ce que jai connu, en tout sens gant

    dont parle Michaux ?

    On le sent : au-del des croyances, au Mexique ou

    dans les hpitaux o Michaux va, de manire scien-

    tifique et clinique, effectuer ses expriences de la

    mescaline, la drogue est vcue comme un moyen. La mescaline est lexplore ? Oui, mais pas uni-

    quement la mescaline, presque pas la mescaline. Est

    explor lintrieur, cet espace du dedans inconnu

    et profond comme profonde est la chute au dbut de

    lexprience : plongeant je mtais rejoint, je crois

    en mon fond, et concidais avec moi, non plus obser-

    vateur-voyeur, mais moi revenu moi et, l-dessus

    en plein sur nous, le typhon. (Misrable miracle

    p.124)

    Extrmement serait son nom,

    son vrai nom

    L tre nu

    Avant tout, savoir ceci : Michaux nest pas lcri-

    vain dun extrieur. Jcris pour me parcourir.

    Peindre, composer, crire : me parcourir. L estlaventure dtre en vie . Le lien avec ltre est fon-

    damental : ne pas admettre de diversion, toujours res-

    ter dans les battements de lessentiel, et tout ce qui

    est vcu tourn vers ltre.

    Dj crire dimagination tait mdiocre, mais

    crire propos dun spectacle extrieur !

    Alors comment concilier cette recherche et la des-

    cription, on la dit, clinique, des effets de la drogue ?

    Simplement par la manire dont Michaux aborde

    lexprience. Venu au spectacle, sobservant, criti-quant ses notes la relecture tout en conservant

    llan qui les a fait natre, tour tour ironique puis

    sabandonnant, et laissant la place diffrents degrs

    du langage par un procd typographique (dans

    LInfini turbulent et Misrable miracle, une marge

    lui permet de recopier les bribes notes pendant lex-

    prience, qui viennent commenter brutalement

    un passage plus critique). Venu au spectacle, et pour-

    tant sabandonnant, ne pouvant rsister au tourbillon

    mescalinien, et dans ce tourbillon gardant sa lucidit,

    Michaux est la fois objet et sujet ; lextrieur dcrit

    sera son intrieur.

    criture sous mescaline

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    Car le spectacle extraordinaire, les grandesvagues, les sinusodes, les clatements colors sont

    les parures, les mille ornements dont raffole la mes-

    caline pour dvoiler le plus simple, le plus intime, le

    plus extrmement intime de ltre. Par lexcs,

    parce que la mescaline fait tout avec prcipitation,

    parce que extrmement est son nom, elle dchi-

    re, en forant labandon : elle met ltre nu, le

    confronte sa vrit, elle nomme (mille fois, dix

    mille fois, dans un tonnerre) ce qui ne savouait pas,

    elle dcouvre le lieu de ltre. L o lon nest rien dautre, que son tre propre,

    ctait l. (Misrable miracle p.125)

    Fin de lorganique

    Premire tape de la nudit de ltre : la perte de la

    conscience du corps.

    Le corps, au centre de lexprience mescalinienne,

    pris dans la turbulence de la mescaline. Modification

    de la sensibilit : hyperacuit de loeil, de loreille.

    Cnesthsie. Vision de cristaux, de diamants.

    Lumires vives. Couleurs, excessivement. Beaucoup

    de blanc. Des draps blancs qui se balancent auxfentres. Et puis peu peu perte du sentiment de son

    propre corps, des os, des organes. On a perdu sa

    demeure. On est devenu excentrique soi . Enfin

    acclration. La turbulence, le tourbillon prend le

    corps, ou plutt les milliers de petites particules que

    le corps est devenu, en atomes comme la poussire

    flotte dans un rayon de soleil ; le tourbillon lentra-

    ne au fond des vagues. La turbulence a pris le corps.

    Jai bris la coquille

    simple je sors du carcel de mon corps (Paix dans les brisements)

    Immense angoisse. En dcalage avec son corps

    soudain Michaux connat la frayeur de ne plus le

    retrouver, de ne plus pouvoir revenir. Avec son corps

    il a perdu sa demeure , cest dire la possibilit

    dun apaisement, de la situation connue. En territoire

    tranger la frontire en une seconde vient de dispa-

    ratre : Est-ce que a va durer toute la vie, mainte-

    nant que cest amorc, maintenant que je me trouve

    dans le chemin par o a passe ? (Misrable

    miracle p.125).

    Angoisse dune seule seconde. Car encore la mta-

    Sans titre (1980)

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    morphose se poursuit, une vitesse de vertige, ne

    sarrte pas au corps. La mescaline va au fond des

    choses : on va aux frontires. Maintenant tout

    coup vous tes rendu destination. Dans ce juste au-

    del de vos frontires. Sans plus de frontires :

    cen est fini de la finitude . LInfini perte de vue.

    L In fin i

    La mescaline : une descente prcipite, hystrique,

    au fond de ltre. Le corps nest plus rien. Pas plus

    limmdiat environnement, pas plus la sensation du

    temps ou de lespace. Descente directe, ou monte.

    La mescaline, ce robot Infini, rendre tout infini,

    tout lanc - visions de colonnes, de ruines, gigan-

    tesques, un cou de girafe tir la verticale, des

    gants, et puis surtout des lignes, des montagnes, etla sensation dtre entr, soi-mme, dans une ligne...

    Ascenseur Infini !

    Et puis soudain le voil. Arrt. Soudain face

    lInfini est limmense sensation du sacr. Face

    labouti, la plnitude est le moment des rvlations

    et de la connaissance. De lInfini on ne pourrait dou-

    ter. Voil la nudit de ltre, alors, cet infini interne,

    et que nous apprend-il ? Rien sur lui. Tout en oppo-

    sition. LInfini, bien sr, nous apprend le sens de la

    finitude, et la finitude est cet tat de chute hors delInfini quest la vie courante : Dun coup, en cette

    minute, est reue la Rvlation magique de linsigni-

    fiance de la vie courante. Ltat habituel est, en fait,

    la perte prolonge de lInfini, de lImmense, de

    lAbsolu. (Misrable miracle p.184). La nudit de

    ltre est toujours sa finitude.

    Quelques mots de plus. Nous sommes au scan-

    dale Caf , Marseille. A minuit la musique et les

    danses ont repris. Femmes, ou filles, garons qui

    viennent sortir leur corps. Et pourtant de scandale ilny en a aucun, rien que du donn. Conventionnels

    les robes triques, les sourires des garons. Et scan-

    dale pas plus derrire leur corps, si lon veut, au fond

    de leur tre : derrire chacun est la banalit infinie de

    ltre, sans scandale, sans rien, sans rien, et cest cela

    qui est triste, lincroyable finitude de nos vies.

    Derrire chaque vie souvre un vide. Passe la

    conscience de la finitude, et lexistence de ce vide,

    passe la prsence, cache - mais absolument sre -

    de lInfini, les masques ne trompent plus. Aprs le

    Vide Ineffable, qui est aussi dtachement ineffable,

    un dtachement dans la vie doit, devrait ncessaire-

    ment suivre. Comment, quel niveau le raliser ?

    (Misrable miracle p.187).

    Car lInfini nous apprend encore autre chose,

    donne une rvlation extraordinaire : il fait connatre,

    ou plutt il fait vibrer dans ltre - le Vide, par lex-

    tase : un Vide autant excs que perte , diffrent decelui que nous connaissons ; auguste Vide, sph-

    rique. Vide batifique qui sapproche de la transe, et

    parfait, Vide qui est dlivrance . Un Vide mys-

    tique, frre de lextase religieuse.

    Alors, aprs le Vide Ineffable, le dtachement doit

    forcment tre un dtachement par la foi.

    JA I VU LES M IL L IE R S DE D IE U X

    Psilocybine et mescaline

    Mescaline : on a parl de la machine infini, de

    lacclration inoue des images, des successions de

    couleurs. Trs peu des ondes. La mescaline est une

    drogue ondes. Ondulations permanentes, trs vives,

    en arcs briss, en sinusodes : visions de mon-

    tagnes, de pics effils, ou dnormes couteaux, ou

    encore des triangles la pointe aigu, fine, dirige enlair . Et qui saisissent le sujet, lui-mme pris dans

    les ondes, lui mme pouss loscillation. La mesca-

    line est une drogue ruptures, extrmement rapides,

    brutales : Dualit fanatique dans les vues de les-

    prit. Un moment on voit laspect habituel, un

    moment aprs laspect mauvais, pervers, incorrect.

    Lun, puis lautre. Sans mlange. (Connaissance

    par les gouffres p.27).

    P s i l o c y b i n e : encore le Mexique. Encore

    Castaneda et son sorcier Yaqui : initiation la peti-te fume , cest--dire linhalation, avec laide

    dune pipe, de petits bouts dun champignon

    sacr , Psilocybe Mexicana. Encore Michaux, et

    deux rcits dans Connaissance par les gouffres. Les

    effets sont les mmes, si lon dpasse les conditions

    de lexprience (Castaneda est prt ressentir ce

    quon lui souffle : il va se sentir transform, ou

    dplac, au gr des suggestions du sorcier). La

    Psilocybine est une drogue soumission, qui deman-

    de au sujet de sabandonner, avec une patience et une

    lenteur de femme : Cet appel organique voulait me

    remodeler, me dbarrasser de mes pointes, de mes

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    singularits, et que je fasse ma soumission.

    (Connaissance par les gouffres p.47). Aprs lexp-

    rience, Michaux apprend le nom mazatque du

    champignon, qui signifie boulement. L o la mes-

    caline brisait, sparait, avec frnsie, la Psilocybine

    assemble en avalanche. Au tonnerre mescalinien, elle

    oppose des bruits touffs. Elle enlve les pointes, etson gouffre veut bercer : on se retrouve au niveau

    de lenfance . Rassurante Psilocybine, maternelle.

    Pourtant les deux drogues ont ce point commun :

    elles apportent le dtachement. Chacune sa mani-

    re, lune en mettant linfini porte, lautre en limi-

    nant le chasseur en lhomme , cest--dire en le

    dtournant de ce qui napparat plus essentiel.

    Soudain, note Michaux, un mdecin se dsintres-

    se de toutes ses recherches, qui lui apparaissent

    ineptes . Lune par la rvlation dun Infini int-

    rieur, lautre par la rvlation dune inanit extrieu-

    re. La frnsie de lune, lboulement de lautre,Michaux a su les dire dans ce seul titre : Paix dans

    les brisements . Les brisements : laction interne du

    toxique, la perte du corps, ltre broy sous la chute

    des pierres, comme une fauvette dans le sillage

    tourbillonnant des hlices dun quadrimoteur,

    Peinture mescalinienne (1956)

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    comme une fourmi plaque sous les eaux crasantes

    dune vanne dcoulement, comme je ne sais pas

    quoi, comme personne. (Misrable miracle p.126).

    La paix : lextase, laccs lInfini, ou au Vide, ou

    Dieu.

    Questionn sur le champignon, un Indien du

    Mexique disait dune phrase : il conduit l o estDieu.

    La religion de lenfance

    Une exprience fondamentale : lexprience III de

    LInfini turbulent (p.70). Michaux, aprs les effets

    habituels (lumire, dfilement du blanc, ocans de

    lumire), soudain :

    Lincroyable, le dsir dsesprment depuis

    lenfance, lexclu apparemment que je pensais quemoi je ne verrais jamais, linou, linaccessible, le

    trop beau, le sublime interdit moi, est arriv.

    JAI VU LES MILLIERS DE DIEUX. Jai reu le

    cadeau merveillant. A moi sans foi, ils sont apparus.

    Ils taient l, prsents, plus prsents que nimporte

    quoi que jaie jamais regard. .

    Pas dimportance, ou tellement peu le dtail : les

    milliers de dieux. Fondamentale reste la prsen-

    ce. Un seul ou des milliers, fondamental reste le

    recouvrement total de lespace par la divinit, lerecouvrement soudain de lInfini qui tait apparu.

    Dieu est vibration. Dieu recouvre lInfini, ou se place

    au centre de lInfini. Dieu tait au fond du Vide

    Ineffable, et remplit tout : jtais rempli deux.

    Javais cess dtre mal rempli. Tout tait parfait .

    Tout tait parfait... Voil encore plus ce qui frap-

    pe : cest la foi absolue, la certitude avec laquelle

    Michaux envisage la prsence de la divinit. On

    pourrait dire confiance. Finis les doutes, finie aussi la

    distance critique lhallucination. Une foi qui laisse

    si peu sa place la raison humaine, oubli humain

    derrire son corps douleurs, raison si faible face au

    spectacle extraordinaire. Michaux enfin adhre, tota-

    lement, entirement. La diffrence avec tous les

    pisodes prcdents tait mon total et heureux

    acquiescement. Je navais pas dattention pour autre

    chose. Je me donnais autant que je voyais. Dans ce

    don tait ma joie.

    Il crit : une confiance denfant .

    Le philosophe Alain crit : la magie est la reli-

    gion de lenfance .

    Et cest bien sr de magie quil sagit, cette adh-

    sion totale. La magie, lien direct dun Infini extrieur

    un Infini intrieur, de Dieu ltre, la magie est la

    foi sans concession ltre intermdiaire, cest--

    dire la raison ou au corps. Confront la certitude

    absolue, ayant reu laveuglant message de la

    Vrit , comment pourrait-il mettre en question ce

    quil a vu ? Ltre est tomb dans le gouffre delvidence , est devenu sa foi, est pass du ct de

    Dieu : javais la maladie de la foi . La magie est

    le moment de ce passage.

    Saint M ichaux

    Merveilleux Michaux ! Saint Michaux au front

    aurol de grce, et prophte. Qui nous apprend

    enfin, si nous ne le savions dj, ce quest lextase, la

    foi inconditionnelle, la magie. Et linfinie paix, dansle brisement des corps.

    Drogues qui mnent la foi. Mais quel est le rap-

    port inverse ?

    Michaux revient longuement sur lInde. Pour

    quelle raison nombre de jeunes gens adonns des

    drogues psychdliques ont-ils senti tant dattraits

    pour lInde ? (Misrable miracle p.189). Sans

    doute parce que la religion hindoue laisse une si

    grande place la drogue, et notamment au Soma, aux

    effets proches de la mescaline, que les prtres absor-baient pour participer la nature divine. LeRig Veda,

    premier des livres sacrs hindous, comporte cent huit

    hymnes au Soma : Jai bu le Soma. Je me suis lev

    du dos de la terre. Je suis arriv dans le monde de la

    lumire. Fais-moi brler comme un feu allum. Fais-

    moi briller . Et cest encore vers lInde que Michaux

    se tourne aprs sa vision des milliers de dieux :

    et je comprenais cette fois sans men fcher comme

    dun rcit entour de mgalomanie, lhistoire de lap-

    parition Cakyamouni (enfin clair) des millions de

    dieux arrivant, lentourant. .

    Saint Michaux ? Des saints au contraire il parle

    peu. Pourtant la ressemblance serait frappante si le

    brisement du corps pouvait prendre la forme dune

    drogue du jene, des veilles, des oraisons prolon-

    ges, puisantes . Et le martyre - unies dans le mar-

    tyre la souffrance et la certitude de souffrir pour

    lInfini - le martyre nest pas loin de lexcs, du

    retournementque la mescaline fait subir au corps. Le

    saint ou le prophte : celui qui a vcu lInfini, celui

    dont la parole soudain est devenue la voix de la

    Vrit, dont le corps est devenu le lieu de la magie ?

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    Dessin mescalinien 1956, encre de chine

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    Saint, celui qui a compris le sens de la soumission

    extra-humaine, et qui peut dire : quai-je faire de

    croire, puisquil est l ! ?

    Mais mfiance.

    Saint Michaux, la voix de prophte, nest pas

    seul. Retranscrites, ses expriences sont uniquement

    les paroles dun second Henri Michaux, celui de la

    drogue, on pourrait dire possd, en tous cas pris

    dans le tourbillon. Alors lequel couterons-nous ?

    Serons-nous dupes ? Inutiles rponses. Cette foi au

    got dInfini, la lumire, la certitude inconditionnel-

    le, ce nest sans doute pas LInfini turbulentqui endposera le germe. Sans doute que la raison ne sera

    jamais la hauteur de la rvlation.

    Quelques mots de plus. Michaux, la suite de ses

    expriences, a dessin et peint de nombreux dessins

    mescaliniens , dessins de dsagrgation . Lignes

    verticales, confusion, et impossible de donner len-

    semble un mouvement. Le dtail nexiste pas, car

    tout est dtail, et pourtant regardons mieux. Prophte

    Michaux ne nous apprendra peut-tre rien ; peintre

    peut-tre tout. Regardons mieux. Soudain les lignes

    confuses, les brisures sont devenues multiples, et le

    multiple gonfle encore. Il faudrait cesser de fixer

    sans doute, et pourtant dans le droulement, dans

    cette beaut de prcipice le regard sattarde encore,

    dans la peinture vibrante, et maintenant est labme,

    derrire la confusion. Les lignes soudain ont une pro-

    fondeur de vertige, et moi me voil volume agit,

    tent par labandon, et labandon fait peur.

    Impression dau-dessus, dau-del, de plus, multipli-

    cit vcue, impression surtout un seul mot vient

    impression de boule . Vide comme est parfaite une

    boule. Mais soudain alors retour, une porte a claqu.

    Sur le papier les lignes scrasent nouveau. Tout

    ceci avant davoir lu quoi que ce soit de Michaux.

    Jcris encore : dclic proche .

    A vertissements

    Mescaline, lascenseur infini : marchepied du

    divin ou lappareil clinquant des ornements...

    Et Michaux, prophte ou juste lexprimentateur,

    incroyable voix des contraires qui se jouent...

    Impossible de savoir sans rvlation, et ncessaire

    personnelle rvlation.

    Encore ceci, la mise en garde de Michaux :

    Aux amateurs de perspective unique, la tentation

    pourrait venir de juger dornavant lensemble de mes

    crits comme loeuvre dun drogu. Je regrette. Je

    suis plutt du type buveur deau. .

    Juste encore ceci. Ce que Michaux a russi avec

    laide de la mescaline, ses textes et ses dessins, sans

    doute seulement lui, le pote du dmembrement,

    pouvait le russir. Dangereux usage de la drogue,

    idiot. Exprimentateurs qui ne sont pas la hauteur

    de ce quils affrontent, comme on voit partout, inca-

    pables dInfini. Idiots consommateurs nafs et habi-

    tuels, vulgaires.

    On demeure interdit souvent devant la vulgarit,

    le manque flagrant dlvation, dintriorit, dexi-

    gence et par linconscience parler, avec un ton de

    courtier et danimateur, au nom de lAmour infini, dela Vie sans Ego, de lIllumination.

    On songe des journalistes qui eussent t invits

    la Crucifixion.

    Rfrences :

    Henri Michaux

    Misrable miracle - Posie Gallimard

    Connaissance par les gouffres - Posie Gallimard

    Paix dans les brisements

    LInfini turbulent - Posie Gallimard

    Raymond Bellour

    Henri Michaux - Folio essais