2
20 LES CAHIERS DE SCIENCE & VIE LES CAHIERS DE SCIENCE & VIE 21 E. VANDEVILLE-GAMMA-RAPHO VIA GETTY IMAGES/MARIE-LAURE MARAVAL-MAUD MULLIEZ (ARCHÉOVISION-RETROCOLOR 3D) Par Fabienne Lemarchand H erculanum n’est certes pas aussi célèbre que sa grande voisine Pompéi… Elle n’en recèle pas moins de petits bijoux architec- turaux, qui connaissent actuellement une nouvelle jeunesse. La Maison de Neptune et Amphitrite vient ainsi de retrouver son lustre et sa patine d’antan, celle du I er siècle de notre ère, avant que le Vésuve ne l’ense- velisse. Du moins virtuellement. Les murs de cette belle demeure ro- maine, qui appartenait probablement à un commerçant, étaient alors ornés de fresques mythologiques et pay- sagères, de mosaïques… dont seuls quelques fragments ont survécu. De- puis trois ans, une équipe composée d’archéologues, d’historiens et d’his- toriens de l’art mène l’enquête dans le cadre du programme Vesuvia (1) (Vivre Ensemble. Société et Urbanisme d’une Ville de l’Italie Antique). Son objectif : retrouver les pièces manquantes, disséminées dans les réserves du Musée archéologique de Naples, et celles que le temps a effacées, pour les réintégrer à leur emplacement d’origine et restituer l’ensemble de son architecture par la magie des nouvelles technologies. Qui dit enquête, dit bien sûr relevés d’indices sur le terrain. Les cher- cheurs, en collaboration avec le Parc archéologique d’Herculanum, ont donc dressé un inventaire des décors toujours en place, mur par mur, pièce par pièce… « Les compositions antiques sont régies par des règles ornementales et mathématiques précises qui ont évolué au gré des modes, explique Alexandra Dar- denay, du laboratoire Traces (Travaux et recherches archéologiques sur les cultures, les espaces et les sociétés) à l’université de Toulouse, initiatrice de ce programme. Le style en vigueur au moment de l’éruption du Vésuve, dit IV e style pompéien, et que l’on retrouve dans la Maison de Neptune et Amphitrite, se caractérise ainsi par d’étranges fantaisies architecturales et de grands panneaux de couleur unie au centre desquels trônent des scènes mythologiques et paysagères. Les éléments encore en place permettent d’es- quisser le portrait-robot des pièces man- quantes afin de les retrouver. » Paradoxalement, le déluge de boue, de cendres et autres matériaux vol- caniques qui a enseveli Herculanum en l’an 79 (voir l’encadré) a préservé l’essentiel des décors. C’est Charles Au terme d’une minutieuse enquête, des chercheurs fran- çais ont réussi à restituer en 3D une des maisons phares d’Herculanum, la petite cité voisine de Pompéi, telle qu’elle était en l’an 79… Juste avant l’éruption dévastatrice du Vésuve. RESTAURATION NUMÉRIQUE Chaque peinture retrouvée (ici une colonne du triclinum) a été recréée numériquement. HERCULANUM , À LA RECHERCHE DE SES DÉCORS PERDUS (1) Vesuvia est financé par l’Agence natio- nale de la recherche (ANR) et porté par le laboratoire Traces (université Tou- louse Jean-Jau- rès), en collabora- tion avec le Parc archéologique d’Herculanum, le Centre Jean- Bérard de Naples et Archéovision. ACTU //PATRIMOINE LA MAISON DE NEPTUNE ET AMPHITRITE RENAÎT Bien préservée, riche de nombreux décors restés en place (ici, la mosaïque du triclinum d’été qui lui a don- né son nom) et de fresques oubliées dans les réserves des musées, cette demeure est la première à bénéficier du novateur programme Vesuvia. Son modèle virtuel révèle qu’en 79, elle était déjà en cours de restaura- tion (ci-dessous l’atrium).

HERCULANUM À LA RECHERCHE DE SES DÉCORS PERDUS

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: HERCULANUM À LA RECHERCHE DE SES DÉCORS PERDUS

20 LES CAHIERS DE SCIENCE & VIE LES CAHIERS DE SCIENCE & VIE 21

E. V

AN

DE

VIL

LE-G

AM

MA

-RA

PH

O V

IA G

ETT

Y IM

AG

ES/

MA

RIE

-LA

UR

E M

AR

AV

AL-

MA

UD

MU

LLIE

Z (A

RC

HÉO

VIS

ION

-RE

TRO

CO

LOR

3D

)

Par Fabienne Lemarchand

Herculanum n’est certes

pas aussi célèbre que sa

grande voisine Pompéi…

Elle n’en recèle pas moins

de petits bijoux architec-

turaux, qui connaissent actuellement

une nouvelle jeunesse. La Maison de

Neptune et Amphitrite vient ainsi

de retrouver son lustre et sa patine

d’antan, celle du Ier siècle de notre

ère, avant que le Vésuve ne l’ense-

velisse. Du moins virtuellement.

Les murs de cette belle demeure ro-

maine, qui appartenait probablement

à un commerçant, étaient alors ornés

de fresques mythologiques et pay-

sagères, de mosaïques… dont seuls

quelques fragments ont survécu. De-

puis trois ans, une équipe composée

d’archéologues, d’historiens et d’his-

toriens de l’art mène l’enquête dans le

cadre du programme Vesuvia(1) (Vivre

Ensemble. Société et Urbanisme d’une

Ville de l’Italie Antique). Son objectif :

retrouver les pièces manquantes,

disséminées dans les réserves du

Musée archéologique de Naples, et

celles que le temps a effacées, pour

les réintégrer à leur emplacement

d’origine et restituer l’ensemble de

son architecture par la magie des

nouvelles technologies.

Qui dit enquête, dit bien sûr relevés

d’indices sur le terrain. Les cher-

cheurs, en collaboration avec le Parc

archéologique d’Herculanum, ont

donc dressé un inventaire des décors

toujours en place, mur par mur, pièce

par pièce… « Les compositions antiques

sont régies par des règles ornementales et

mathématiques précises qui ont évolué au

gré des modes, explique Alexandra Dar-

denay, du laboratoire Traces (Travaux

et recherches archéologiques sur les

cultures, les espaces et les sociétés) à

l’université de Toulouse, initiatrice de

ce programme. Le style en vigueur au

moment de l’éruption du Vésuve, dit IVe

style pompéien, et que l’on retrouve dans

la Maison de Neptune et Amphitrite, se

caractérise ainsi par d’étranges fantaisies

architecturales et de grands panneaux de

couleur unie au centre desquels trônent des

scènes mythologiques et paysagères. Les

éléments encore en place permettent d’es-

quisser le portrait-robot des pièces man-

quantes afin de les retrouver. »

Paradoxalement, le déluge de boue,

de cendres et autres matériaux vol-

caniques qui a enseveli Herculanum

en l’an 79 (voir l’encadré) a préservé

l’essentiel des décors. C’est Charles

Au terme d’une minutieuse enquête, des chercheurs fran­çais ont réussi à restituer en 3D une des maisons phares d’Herculanum, la petite cité voisine de Pompéi, telle qu’elle était en l’an 79… Juste avant l’éruption dévastatrice du Vésuve.

RESTAURATION NUMÉRIQUEChaque peinture retrouvée (ici une colonne du triclinum) a été recréée numériquement.

HERCULANUM,À LA RECHERCHE DE SES DÉCORS

PERDUS

(1) Vesuvia est financé par l’Agence natio-nale de la recherche (ANR) et porté par le laboratoire Traces (université Tou-louse Jean-Jau-rès), en collabora-tion avec le Parc archéologique d’Herculanum, le Centre Jean- Bérard de Naples et Archéovision.

ACTU//PATRIMOINE

LA MAISON DE NEPTUNE ET AMPHITRITE RENAÎTBien préservée, riche de nombreux décors restés en place (ici, la mosaïque du triclinum d’été qui lui a don-né son nom) et de fresques oubliées dans les réserves des musées, cette demeure est la première à bénéficier du novateur programme Vesuvia. Son modèle virtuel révèle qu’en 79, elle était déjà en cours de restaura-tion (ci-dessous l’atrium).

Page 2: HERCULANUM À LA RECHERCHE DE SES DÉCORS PERDUS

22 LES CAHIERS DE SCIENCE & VIE LES CAHIERS DE SCIENCE & VIE 23

de Bourbon, roi de Naples et de Sicile,

qui au XVIIIe siècle va organiser leur

pillage. En 1738, il achète un terrain

à Portici pour y faire construire un

palais. Celui-là même où, vingt-neuf

ans auparavant, des ouvriers avaient

exhumé plusieurs statues antiques

en marbre alors qu’ils creusaient un

puits… Piqué par la curiosité, le roi

fait rouvrir ce puits et lance les pre-

mières fouilles avec l’espoir de dé-

couvrir de nouvelles œuvres d’art

susceptibles d’enrichir son musée et

donner du lustre à sa capitale. Mais le

travail des fouilleurs est ardu. Car au

fil du temps, les dépôts volcaniques

se sont transformés en une roche

dure et compacte épaisse de quinze à

vingt mètres. Des condamnés de droit

commun et des forçats sont donc en-

rôlés : ils creusent au hasard, ouvrent

une galerie, la rebouchent avec les dé-

blais de la nouvelle, percent les murs

des maisons qui sont sur leur chemin.

Le tout sans grande précaution.

« Le seul objectif est d’avancer vite et d’ex-

traire le maximum d’objets précieux : sta-

tues de bronze et de marbre, vases, bijoux,

argenterie… puis, à partir de 1739, les

peintures murales. Dont seules certaines

parties sont prélevées, les plus intéres-

santes d’un point de vue esthétique, pour

être transformées en tableaux. Mais les dé-

poses sont délicates et il y a de la casse »,

précise Alexandra Dardenay.

Ce pillage organisé cessera peu à

peu après 1748 et la découverte de

Pompéi, bien plus facile à fouiller. Et

l’exploration d’Herculanum ne re-

prendra qu’en 1924, avec l’arrivée

d’Amedeo Maiuri à la tête du Musée

archéologique de Naples et de la Su-

rintendance des antiquités de Cam-

panie. Elle aboutira au dégagement

des différents îlots d’habitations que

nous connaissons aujourd’hui. La

Maison de Neptune et Amphitrite

fut ainsi exhumée entre novembre

1932 et avril 1934. Seuls quelques

morceaux de décors étaient encore

en place, telle la mosaïque éponyme

en pâte de verre représentant le ma-

riage de Neptune et Amphitrite trô-

nant dans la cour intérieure servant

de salle à manger d’été. Mais l’édi-

fice, comme les autres, avait été fra-

gilisé par les tunnels. L’archéologue

dut donc consolider les murs, voire

les reconstruire. « Ce faisant, il a dé-

monté les enduits peints restants et les a

remontés après les travaux… mais pas

toujours à leur emplacement d’origine ! »

poursuit Alexandra Dardenay.

FAIRE REVIVRE LE DÉCOR ORIGINEL, UN TRAVAIL DE LONGUE HALEINE

Au final, quelque 700 fragments de

peintures murales ont ainsi été pré-

levés à Herculanum au XVIIIe siècle

qui, pour l’essentiel, dorment au-

jourd’hui dans les réserves du Musée

archéologique de Naples, sans indica-

tion précise de leur provenance. C’est

donc là que nos enquêteurs, armés de

leurs relevés, ont continué leurs in-

vestigations. Sur la base des traces

laissées sur les murs de la maison,

mais aussi des similitudes entre les

décors encore présents in situ (environ

30 % des décors originaux), ils ont

fait une première sélection d’œuvres

qu’ils ont ensuite affinée en se plon-

geant dans les archives. « Nous avons

procédé par hypothèses et recoupements.

Par exemple, les journaux de bord rédigés

par les fouilleurs commandités par Charles

de Bourbon fournissent pour chaque jour

une liste des objets prélevés. Même si au-

cune maison n’est nommée ni localisée,

nous supposons que les décors enregistrés

le même jour ou à une date proche pro-

viennent d’un même édifice ou d’édifices

voisins, raconte Alexandra Dardenay. M

AR

IE L

AU

RE

MA

RA

VA

L/M

AU

D M

ULL

IEZ

(AR

CH

ÉOV

ISIO

N-R

ETR

OC

OLO

R 3

D)

CURE DE JOUVENCE VIRTUELLELe triclinium (salle à manger) a conservé quelques vestiges de sa beauté (à g.), qui ont été photographiés, puis redessinés par un infographiste. Un spécia-liste de la peinture romaine a ensuite aidé, en fonction du style à la mode en l’an 79, à reconstituer la pièce dans ses moindres détails (en bas la restitution virtuelle.)

(Hermaphrodite et un jeune homme

au sceptre), une femme en vol et cinq

atlantes. Idem pour le tablinum, dont

un panneau figurant un homme cou-

ronné de feuillage et descendant un

escalier se trouve aujourd’hui au

musée du Louvre – il a été offert à

Louis XVIII en 1825.

Retrouver les décors originels est

une chose, les ressusciter en est une

autre… Pour ce faire, Pascal Mora

d’Archéovision, une unité du CNRS

pionnière dans l’exploitation de la

3D en archéologie, a commencé par

photographier la maison sous tous

les angles, soit 1 700 clichés en haute

définition, afin de créer son double

numérique en 3D. « Celui-ci a ensuite

été simplifié et complété en fonction des

données archéologiques pour restituer les

murs, les encadrements des portes, les

poutraisons et les plafonds, puis, dans

un second temps, les décors », note l’in-

génieur. Une dernière étape délicate.

« Leur intégration dans le modèle 3D a né-

cessité une grande résolution d’image pour

que les détails des peintures soient visibles

et qu’elles n’apparaissent pas comme de

simples aplats de couleur, poursuit-

il. Toutes ont donc été redessinées par

une infographiste, Marie-Laure Maraval

(université de Toulouse), avec le concours

d’Hélène Eristov, spécialiste de la peinture

romaine, puis restaurées numériquement

par Maud Mulliez, d’Archéovision, afin

de restituer les nuances des couleurs, les

traits… » Ce travail a nécessité une re-

cherche colorimétrique pour homo-

généiser les couleurs des parois in

situ très abîmées et celles des pièces

conservées au musée pour se rappro-

cher de la palette originale. L’illusion

finale est presque parfaite !

Et l’intérêt n’est pas qu’esthétique…

Comme le souligne Alexandra Dar-

denay, la Maison avait été redécorée

dès l’Antiquité, probablement suite

aux séismes de 62. L’atrium était

d’ailleurs encore en travaux lors de

l’éruption, certaines de ses peintures

étant inachevées. « Et si elle avait fière

allure avec ses décors à la mode, ceux-ci

étaient plus impressionnants que luxueux.

D’après les observations d’Hélène Eristov,

les peintres ont travaillé vite, de manière

peu soignée, en appliquant des formules

ornementales toutes prêtes. Le proprié-

taire, dont l’identité reste inconnue, avait

sans doute un budget limité. »

Ce résultat n’est qu’un début et quatre

autres maisons devraient encore re-

prendre vie. Pour l’heure, un système

de visite en réalité virtuelle est expé-

rimenté. « Nous réfléchissons aussi à une

application pour tablettes ou smartphones

pour que tout visiteur puisse admirer les

décors d’origine et accéder d’un simple clic

aux sources que nous avons utilisées »,

conclut l’archéologue. ◗PLA

N M

AR

IE-L

AU

RE

MA

RA

VA

L +

AR

CH

ÉOV

ISIO

N/

ALI

NA

RI -

RO

GER

-VIO

LLE

T

Nous avons aussi travaillé sur les quelques

photographies prises au début du XXe siècle

par les équipes d’Amedeo Maiuri. Elles do-

cumentent l’état des murs de la Maison

de Neptune et Amphitrite juste après leur

dégagement, et avant que les intempéries

et les séismes qui secouent régulièrement

la région ne les dégradent. » L’essentiel

des décors figurés originels du tricli-

nium d’été a ainsi pu être retrouvé :

deux tableaux (Phèdre et Hippolyte,

et Persée et Andromède), deux figures

sur pied inscrites dans un édicule

Des nuées ardentes sur Herculanum

L’éruption du Vésuve qui, en 79, a détruit Herculanum, Pompéi, Stabies et bien d’autres villes et villages de la baie de Naples, nous est connue grâce aux descriptions très pré-cises qu’en fit à l’époque Pline le Jeune. Le 24 octobre, de violentes explosions ont pro-

jeté à plusieurs kilomètres d’altitude un énorme panache de gaz, de ponces et de cendres. Emportées par les vents vers le sud-est, ces projections retombent sur Pompéi, faisant s’effon-drer les toits. Au moins six « nuées ardentes » vont ensuite se succéder, mélanges incandes-cents de gaz et de débris rocheux qui dévalèrent les pentes du volcan, avant de s’engouffrer dans les vallées. Herculanum, qui fut touchée par plusieurs d’entre elles, se retrouva ensevelie sous quinze à vingt mètres de débris. Ce qui permit, paradoxalement, la conservation de ses éléments en bois carbonisé (objets, meubles, cloisons, structures des étages…). F.L.

Couvrant 227 m2, la demeure, dotée d’une boutique, appartenait sans doute à un commerçant. Elle comportait aussi un étage. (Plan du rez-de-chaussée).

LA MAGIE DES NOUVELLES TECHNOLOGIESÀ partir d’éléments dépareillés restés en place (à g.) ou trônant dans les musées (à dr.), une difficile recherche colorimétrique a permis de se rapprocher au plus près de la palette d’origine. L’illusion est presque parfaite.

UNE PLONGÉE DANS LES ARCHIVESL’analyse des ar-chives, ici photo-graphiques, a permis aux archéologues de suivre l’évolution de l’état des décors entre le moment de sa redécouverte et aujourd’hui (ci-contre, l’atrium).

ACTU//PATRIMOINE

1935

ÉTAT RÉEL

MODÈLE 3D

2017

Atrium

Cuisine

Entrée

Boutique/taverne avec son comptoir

Chambres

Latrines

Triclinium

Tricliniumd’été

Cubiculum

Tablinum