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H I S T O I R E D U D R O I T I N T E R N A T I O N A L P R I V E B ERTRAND A NCEL

Histoire 2008

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L'histoire, dans la civilisation occidentale, est une dimension de la connaissance dont chacun, plus ou moins, a la familiarité. Il est à peine besoin de la définir. On se contentera banalement d'y voir une perspective, à vrai dire une rétrospective, que ceux qui s'y engagent garnissent d'une multitude d'évènements et de mouvements constitutifs de la vie des hommes et qui présentent cette particularité d'être d'ores et déjà accomplis; en quoi, s'échelonnant ou s'allongeant dans un temps révolu, ils appartiennent au passé. Ce n'est pas leur seule qualité, mais c'est leur qualité distinctive. Quoique pur produit de la même civilisation occidentale, le droit international privé ne saurait, encore à l'heure actuelle, se prévaloir de la même familiarité. Dans la mesure où cette discipline offre son passé aux regards de l'histoire, il importe donc de la définir. Mais précisément parce qu'il s'agit ici d'histoire et que celle-ci met au jour divers avatars de la matière, la définition doit être compréhensive, libérée de la problématique contemporaine et suffisamment générale pour embrasser ses états successifs. Il faut alors poser que le droit international privé est la branche du droit qui est chargée de gérer la rencontre des rapports d'intérêts privés avec la diversité des ordres juridiques. Pareille définition appelle un peu d'explication. Intérêts privés. Id quod interest : ce qui importe, ce qui donc justifie l'action, ce qui met le sujet en mouvement. Les interêts ici en cause sont ceux qui déterminent les personnes privées, personnes physiques ou morales, à prendre part à la vie sociale1. Il s'agit, selon la distinction 1 Faut-il préciser qu'aujourd'hui ces intérêts peuvent aussi être ceux de personnes publiques : l'Etat ou ses émanations (pour le dire en langage contemporain) ? Certes, ces personnes de droit public sont instituées pour le service des intérêts de la collectivité, d'intérêts par conséquent communs à l'ensemble des membres du corps social et qui, pour cela, demandent une gestion collective, exercée selon des modalités particulières. Mais si, pour remplir leurs missions d'intérêt public, ces personnes morales de droit public ont besoin de ressources et de moyens, ceux-ci ne sont pas tous nécessairement placés sous un régime exorbitant du droit commun; là où la bonne exécution du service public ne requiert pas une telle réglementation

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traditionnelle dans les systèmes romano-germaniques, des intérêts patrimoniaux que protègent le droit des biens et le droit des obligations et des intérêts extra-patrimoniaux que vient garantir le droit des personnes et de la famille. Classification éprouvée, désormais presque banale, sur laquelle il n'est nul besoin de s'attarder. Relations d'intérêts privés. Il s'agit de la forme bénigne d'une réalité quotidienne : le conflit d'intérêts privés. Dans la vie sociale, l'action, le mouvement que déclenche l'intérêt portent le sujet au contact de ses semblables; il nouera ainsi des rapports d'intérêts dans la mesure où l'intérêt d'autrui est ou risque d'être affecté par cette action, par ce mouvement. La relation peut néanmoins être paisible. Les titulaires des intérêts antagonistes ont pris les arrangements appropriés : le vendeur a reçu la somme d'argent qui lui faisait défaut, l'acquéreur le bien qu'il convoitait. Ou plus simplement, chacun se conforme à un modèle de conduite qui, s'il lui impose aujourd'hui quelque sacrifice à l'avantage d'autrui, lui assurera, demain en d'autres circonstances, le profit dont autrui supportera la charge. Ce modèle de conduite est dicté par la règle de droit. Mais le conflit d'intérêts peut prendre aussi une forme maligne. Il donne lieu alors à un litige, lequel en se coulant dans une procédure devant une juridiction débouchera sur un jugement qui le tranchera en fixant les droits et obligations de chacun des adversaires. Il est vrai que, dans la pratique, l'antagonisme des intérêts ne semble pas découler fatalement de la pluralité des titulaires. Des institutions aussi éprouvées que le mariage ou la société imposent la figure de l'alliance et de la complémentarité. L'affectio coniugalis, l'affectio societatis expriment clairement la convergence des intérêts déterminant une entreprise commune. Cependant cet esprit de concorde et de coopération ne prend un relief juridique que dans la perspective de sa défaillance, laquelle engendre les conflits - éventualité que précisément la mise en place de ces institutions se propose de prévenir ou, à défaut, de contenir.

dérogatoire, les ressources et moyens des personnes de droit public relèvent du régime des intérêts privés. Ainsi, les intérêts privés dont s'occupe le droit international privé sont ceux des personnes privées et ceux des personnes publiques qu'il n'est pas nécessaire de soustraire au droit commun.

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Ordres juridiques. Ceux-ci constituent l'autre terme de la rencontre qui est l'objet du droit international privé. Aujourd'hui, le plus souvent aux yeux du juriste, les ordres juridiques coïncident avec les Etats; mais, en vérité, ils existent et ont existé sous d'autres formes : les cités antiques, les tribus d'Israel, les peuplades barbares, les communes médiévales, les Eglises, les congrégations religieuses, la franc-maçonnerie, les corporations, les ligues sportives, les institutions de convivialité (clubs, confréries, sociétés savantes) etc… C'est que, dans la généralité de la notion, un ordre juridique rassemble les relations entre individus qui, parce qu'elles se modèlent avec une constance suffisante sur un fonds homogène de valeurs généralement acceptées et un système commun de régulation des comportements, se constituent en un réseau formant un corps social différencié. Cette définition a une valeur opératoire incontestable en ce qu'elle permet de cerner toutes les formes de vie sociale juridiquement constituée – généralement au moyen d'un système juridique2 plus ou moins développé selon l'ampleur du champ que se propose de régir l'ordre considéré et dont la réalisation la plus achevée est aujourd'hui offerte par l'Etat moderne. Pluralité des ordres juridiques. Ces ordres juridiques, chacun en son temps, coexistent ou coexistaient avec d'autres. C'est que l'homme, ainsi qu'Aristote l'enseignait, est un animal social, il vit en société. Mais si une société se forme en stabilisant, sur la base d'une intercompréhensibilité immédiate, un système d'échange social optimal entre les individus, le caractère limité des moyens de communication de toute nature (géographique, économique, juridique, linguistique, culturelle, sociale etc) qu'il lui faut pour cela mettre en oeuvre, empêche d'atteindre aussitôt à l'universalité du "village global". Les hommes se répartissent en sociétés relativement restreintes, distinctes les unes des autres et le monde est ainsi morcellé en ordres juridiques séparés. Cependant, même voué à vivre et à s'épanouir au sein d'une communauté sociale constituée, l'homme est aussi un être doué de mobilité sociale, capable de s'accomplir chez les autres comme chez lui, à l'étranger comme dans sa patrie. Il étend ou se propose

2 On définira alors le système juridique comme le corps des règles en vigueur dans un ordre juridique et qui se réunissent en un ensemble structuré sur le plan formel (du point de vue de la validité, des sources, des compétences et de l'organisation) et coordonné sur le plan substantiel (du point de vue de la teneur des règles et de leur articulation en institutions).

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d'étendre ainsi les échanges au delà des frontières de son ordre d'origine3. Dans certains cas, qu'il faudra délimiter sans plus tarder car ils sont ceux sur lesquels le présent ouvrage veut porter le regard de l'historien, cette aptitude soulève aussitôt deux questions. Un bref survol de la nomenclature à l'instant esquissée dévoile que les ordres juridiques ne sont pas tous égaux devant le risque d'interférence inhérent à leur pluralité. Deux catégories se distinguent. Il est évident que les incompatibilités entre les statuts d'une ligue sportive et ceux d'une société savante sont une éventualité toute marginale; la grande majorité des membres de la Société d'Histoire du Droit qui sont aussi licenciés de la Fédération Française de Lawn-Tennis vivent paisiblement leur double allégeance et ils peuvent même envisager sans crainte d'être admis au Comité français de droit international privé ou d'être reçus dans la Confrérie des Chevaliers du Taste-vin. La spécialisation de ces divers ordres suffit à abriter des conflits d'obéissances ou de devoirs, des Pflichtenkonflikten. Mais il y a aussi des ordres juridiques dont le champ d'action est général en ce qu'il peut s'étendre à tous les aspects de la vie sociale. Ainsi en va-t-il de certaines églises ou communautés confessionnelles que l'Etat contemporain s'efforce de ramener dans un périmètre plus étroit; ainsi en va-t-il aussi de l'Etat contemporain lui-même comme de ses préfigurations : cités, empires, royaumes etc. Ce sont ces ordres juridiques à vocation générale qui, dès que la personne privée disperse entre eux ses intérêts, créent par leur dynamique propre un risque permanent d'interférence; ce sont ceux-là qui ont alimenté l'histoire du droit international privé par les réponses qu'ils ont apportées aux deux questions que soulève cette aptitude de l'être humain à nouer des relations au travers des frontières.

3 Si, faute de témoignages positifs, la personne privée ne peut prétendre avoir la première engagé le commerce avec l'étranger, les structures de gouvernement, les préfigurations de l'Etat moderne ne disposent pas davantage de preuves d'une quelconque antériorité dans l'établissement, au niveau collectif, de relations de puissance à puissance. Il n'est nullement invraisemblable que lorsqu'ils ne leur ouvrirent pas l'accès des autorités étrangères, les marchands furent eux-mêmes les premiers ambassadeurs, mais rien n'exclut que les rapports collectifs débutèrent sur le mode de la guerre, de la razzia, du pillage. Au dela de cette question de priorité historique, il reste que des relations se nouèrent à deux niveaux différents, celui du commerce privé et celui des relations entre puissances publiques. Seules les premières seront ici considérées à titre principal.

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La première de ces questions est celle de la détermination de l'extranéité : à quoi se reconnaît-il qu'une relation s'établit avec l'étranger ? quels sont les éléments susceptibles de donner à une relation un caractère international ? La seconde question est celle de la légitmité de ce commerce privé impliquant des ordres juridiques distincts. Il ne va pas de soi que ce pouvoir de l'individu d'entrer en rapport d'intérêts privés avec l'étranger garantisse de lui-même son libre exercice. Le caractère international. A la première question, la réponse est qu'une relation prend un caractère international de ce que l'un au moins des éléments qui la composent la relie à un ordre juridique différent de celui sur lequel convergent les autres. Ainsi est-il admis aujourd'hui que forme une relation internationale celle qui s'établit entre deux sujets de nationalités différentes4, ou celle qui résulte d'un acte ou un fait survenu même entre deux compatriotes mais en un territoire étranger5, ou encore entre les mêmes et dans leur commun pays mais à propos d'un bien situé ailleurs6, ou enfin celle qui est soumise à l'appréciation d'un tribunal relevant d'un autre Etat7. Quatre types de circonstances peuvent ainsi marquer d'extranéité le rapport de droit privé (tenant respectivement aux sujets, à la source, à l'objet et au juge de la relation). Mais ce nombre est tributaire de la représentation contemporaine de l'Etat, devenue forme canonique de l'ordre juridique. Dans le passé et pendant fort longtemps, l'élément territorial n'a pas revêtu la même signification et il aurait été difficile de déceler l'extranéité dans la relation nouée par deux Athéniens hors de leur commune cité … ou par deux sujets du Roi Gondebaud hors du Royaume des Burgondes. L'ordre juridique n'est pas inéluctablement bi-dimensionnel8.

4 Exemple : le mariage entre un Bolivien et une Espagnole (v. P. MAYER et V. HEUZE, Droit international privé, 8e édition, 2004, n. 1) 5 Exemple : un contrat conclu à Genève entre France Télécom et la Compagnie de Suez. 6 Exemple : le même contrat conclu à Paris entre les mêmes et emportant cession de marchandises entreposées dans le port de Gènes. 7 Exemple : le même contrat mais portant sur des marchandises entreposées à Marseille et comportant une clause d'élection de for désignant le Tribunal de commerce de Luxembourg. 8 En vérité, l'ordre juridique en sa forme canonique est tri-dimensionnel, personnel, territorial et juridictionnel; mais ce dernier paramètre concourt le plus souvent avec l'un des deux autres et ce n'est que dans des cas de figures procéduraux particuliers qu'il n'opère plus ratione personae vel loci.

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La légitimité du commerce privé international. La réponse à la seconde question, celle de la légitimité de telles relations privées internationales, n'est pas moins évolutive. Elle forme la substance de ce qu'on pourrait appeler le volet subjectif du droit international privé. Il s'agit en effet de déterminer si la personne privée a la capacité d'entretenir commerce privé au travers des frontières, entre ordres juridiques distincts, en somme si elle est sujet de droit international privé. Une réponse négative aurait exposé l'individu ayant transgressé l'interdit du commerce avec l'étranger à une sanction; la relation ne pouvant se nouer, l'internationalité n'aurait pu apparaître et le droit international privé se serait résumé en sa propre négation. Mais il ne semble pas que la réponse ait jamais été absolument négative. Volet subjectif. Toujours certains rapports ont été admis, sous quelques conditions, si bien que même dans les temps les plus reculés où a pu dominer l'idée que celui qui n'appartenait pas à la communauté est, en principe (et relativement à celle-ci), dépourvu de personnalité juridique, diverses exceptions étaient tolérées, comme s'il était impossible de nier l'utilité de l'homme pour l'homme. Le commerce des vivres et des marchandises, les stratégies matrimoniales, la nécessité de renforcer la sécurité des personnes incitaient à ménager l'étranger et à lui reconnaître, en tant que de besoin, la qualité de sujet de droit. Cette reconnaissance comme les exigences auxquelles elle répondait se sont élargies avec le temps et progressivement, de façon plus ou moins délibérée, s'est instauré un statut de l'étranger. Corrélativement, il a fallu, dans chaque ordre juridique, distinguer ceux qui étaient soumis à ce statut et ceux qui, par leur appartenance à la population constitutive, jouissaient du plein accès aux droits et institutions qui y avaient cours. C'est ainsi que ce volet subjectif du droit international privé se compose aujourd'hui du droit de la nationalité qui permet de discriminer l'étranger et le citoyen et du droit de la condition des étrangers qui mesure la capitis deminutio que ceux-ci doivent endurer. Ce volet subjectif ouvre à son tour sur un volet objectif. Volet objectif. Si le commerce avec l'étranger est licite, les relations privées qui l'animent rencontrent alors, à leur tour, le phénomène de la pluralité des ordres juridiques et il en résulte deux sortes de problèmes, correspondant aux deux versions du conflit d'intérêts. S'inscrivant, d'une manière ou de l'autre dans deux ou plusieurs ordres juridiques distincts, la

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relation est confrontée à deux ou plusieurs réglementations différentes, à deux ou plusieurs modèles de conduite différents, entre lesquels il faut choisir si le caractère international ne justifie pas la multiplication des conditions de formation et l'addition des effets prévus par chacun de ces ordres. Et cette relation prendrait-elle une allure contentieuse, aux juges duquel de ces ordres conviendra-t-il de l'adresser ? Le volet objectif réunit ainsi des questions touchant au choix du droit applicable et des questions touchant à la juridiction; il s'agit des conflits de lois et des conflits de juridictions. Faut-il en faire l'histoire ? II. - Intérêts de l'histoire du droit international privé. Au delà des intérêts génériques auxquels répond toute étude d'histoire du droit, l'histoire du droit international privé peut se flatter de deux utilités supplémentaires. Il n'est donc pas indispensable de célébrer ici les plaisirs de l'érudition, ni la nécessité d'une "redécouverte" des "racines" (?), ni même l'opportunité peu contestable de l'enrichissement culturel; il convient tout de même de rappeler plus sérieusement d'abord que "plus encore que la connaissance du passé, l'esprit juridique qu'elle engendre est nécessaire au juriste qui veut s'élever de l'exégèse des règles à l'étude des concepts; c'est à sa formation historique qu'il devra surtout 'cette compréhension du monde d'aujourd'hui et du monde de demain' qu'on attend de lui"9 et ensuite, comme en corollaire, que la pratique de l'histoire "offre à l'esprit d'analyse et au sens critique, ces deux vertus du juriste accompli, un excellent terrain d'exercice"10. Il faut surtout souligner deux éléments spécifiques qui paraissent ici déterminants : la continuité et la technicité de la discipline. La continuité de la discipline. La continuité est un caractère commun à la plupart des composantes du système juridique – mais ce caractère ne s'y affirme pas uniformément. Le droit civil, la plus vénérable (et la plus fondamentale) des matières, a connu parfois des transitions brutales,

9 H. BATIFFOL, J. ELLUL et P.-C. TIMBAL, « Histoire du droit et droit comparé dans l'enseignement des Facultés de droit », D. 1957, chron., p. 205, spéc. p. 206, en réponse à A. TUNC, « Sortir du néolithique (Recherche et enseignement dans les facultés de droit) », D. 1957, chron, p. 71, qui devait répliquer par « Les Facultés de droit et les grands problèmes du monde contemporain », D. 1958, chron., p. 189 . 10 M. HUMBERT, Institutions politiques et sociales de l'Antiquité, Dalloz, av. propos, p. XIX

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presque des ruptures, qui ont été épargnées au droit international privé. De cela, 1804 donne une belle illustration. Après le code civil des Français, si soucieux que celui-ci ait été de conserver ce qui pouvait l'être, il n'est plus possible de raisonner en droit civil comme on raisonnait auparavant, même si Pothier, Domat ou Du Moulin ne sont pas disqualifiés. En revanche, le code a bel et bien disqualifié le droit romain comme le fonds coutumier11; il a destitué ceux-ci de leur fonction de jus commune, en se voulant la source suprême et, croira-t-on même pendant un moment, exclusive du droit civil, se revendiquant ainsi tout ensemble droit positif et droit savant. Il a inauguré en France une manière nouvelle de "faire du droit" que formalisera le positivisme légaliste du XIXe siècle. Le droit international privé, pour sa part, a échappé à la codification s'il n'a entièrement échappé au code civil; les dispositions que celui-ci lui consacre sont incidentes, partielles, ponctuelles et, comme par exception, bien éloignées de répondre aux exigences de la notion de codification qu'il met en œuvre. Les innovations qu'il impose n'écarteront guère la pratique des ses errements antérieurs12; et si la codification de 1804 constitue néanmoins, comme il sera montré plus loin, un évènement capital dans le développement de la discipline, elle ne reçoit ce rôle que de son action à long terme sur les systèmes et donc sur les ordres juridiques, qu'elle lie désormais aux Etats souverains. Cet arrimage, le droit international privé saura le prendre en compte sans renier son passé. Il ne souffrira d'aucune réelle solution de continuité, sachant puiser dans sa propre histoire, dans le capital de son expérience et aussi dans le thesaurus des doctrines par celle-ci suscitées, les moyens d'absorber les contraintes nouvelles des inévitables transformations de l'organisation de la vie des hommes en société et donc de la structure des ordres juridiques - si bien qu'il semble

11 Lequel fonds coutumier était plus sûrement un fonds doctrinal procédant de la "conférence" des coutumes, de leur consolidation, voire de leur réduction. 12 J.-P. NIBOYET, Cours de droit international privé, Sirey, 1946, observait voici un demi-siècle (n°394, p. 362) : "Journellement les tribunaux appliquent des règles dont certaines remontent parfois au XIIIe ou XIVe siècle, puisque ce droit n'a pas été codifié dans son ensemble. Tout récemment encore, la Cour de cassation a rendu un arrêt de principe sur les successions mobilières [Labedan, Civ., 19 juin 1939, Grands arrêts, n°18] dans lequel elle a appliqué un vieil adage datant de plusieurs siècles, qui fait partie du droit coutumier légué par l'ancien Droit. C'est ici que l'on peut dire que le droit international privé est essentiellement au sens technique du mot, un droit historique, c'est-à-dire un droit qui s'applique tel que l'histoire l'a fait et non tel que le législateur l'a conçu"

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accompagner l'évolution beaucoup plus que la subir13. La discipline est ainsi essentiellement historique, refléchissant constamment son passé dans son présent et se donnant ainsi une expérience qui vaut d'être étudiée non pas seulement pour éclairer, comme de l'extérieur, ses modes de fonctionnement actuels, mais bien aussi pour comprendre, de l'intérieur, sa réalité positive. Le fil de l'histoire est ici le fil de l'explication14. À vrai dire, cette particularité tient aussi à un autre caractère de la matière. La technicité de la matière. Le terme technicité qui voudrait désigner cet autre caractère est tout approximatif; certes, le droit international privé utilise des mécanismes, des procédés, des raisonnements qui, pour déterminer une solution, demandent à se combiner dans de longues chaînes d'opérations dont le sens est rarement perceptible par le profane. Mais la trop courte vue du profane ne supprime pas les fins plus lointaines auxquelles sont ordonnées ces opérations. Pas plus qu'une autre discipline juridique, le droit international privé ne détache sa machinerie des objectifs qu'il s'assigne. Seulement la machinerie déconcerte; c'est qu'elle comprend un forte proportion de règles qui, plutôt que de prescrire à leurs destinataires le comportement à observer dans la situation où ils se trouvent, s'occupent de définir la validité et l'applicabilité des normes auxquelles cette mission peut être confiée15. L'importante présence de

13 Comp., modérant l'emballement du néophyte, Ph. FRANCESCAKIS, in « Droit naturel et droit international privé », Mélanges J. Maury, t. 1. 113, spéc. p. 119 : "Cette branche du droit est et demeure traditionnelle. Nous entendons par là qu'elle prolonge un enseignement ancien – on s'accorde généralement pour le faire remonter à l'école romaniste des post-glossateurs […] – et n'est pas encore arrivée à se débarrasser complètement des obscurités et des inconséquences qui affectaient les leçons initiales, qu'elle n'a pas encore réussi à édifier à leur place une construction rationnelle qui satisfasse aux exigences d'aujourd'hui […]". 14 "Parmi tous les domaines du droit, aucun ne dépend à un tel degré de son histoire que le droit international privé. En droit international privé, l'histoire est tout […] L'histoire du droit internatioanl privé constitue pour ceux qui la connaissent (d'après l'espression heureuse de [Joseph] KOHLER), la "bousssole" qui indique l'orientation de idées et leur degré d'importance. Son aiguille montre en même temps les tendances du développement futur", M. GUTZWILLER, « Le développement historique du droit international privé », Rec. cours La Haye, 1929. IV. 287, pp. 292-293. 15 D. ANZILOTTI, Corso di diritto internazionale privato, Roma-1925, reproduit in Corso di diritto internazionale privato e processuale (F. Salerno ed.), Padoue 1996, parle (p. 387) de norme di applicazione et D. J. EVRIGENIS, « Tendances doctrinales actuelles en droit international privé », Rec. cours La Haye, 1966. II, t. 118, 313, spéc. p. 319 évoque "un droit sur l'application du droit, … un Rechtsanwendungsrecht".

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règles indirectes16, normes secondaires dans la terminologie de N. BOBBIO17 ou de H.L.A. HART18, qui dictent les conditions auxquelles est habilitée à intervenir la norme primaire ou règle matérielle qui attache à l'hypothèse qu'elle vise la sanction que les intéressés escomptent, crée un effet d'optique qui éloigne le droit international privé de ses justiciables. Cette distance est la contrepartie d'un choix originel en vertu duquel les relations privées marquées d'extranéité doivent obéir à l'un ou l'autre des droits des ordres juridiques au sein desquels elles se développent. Pareil choix impose de dépasser la problématique familière du droit matériel qui traite le conflit des intérêts privés pour ce qu'il est, dans un cadre normatif homogène. Il eut été concevable et d'ailleurs l'éventualité s'est réalisée très tôt, mais sur une échelle limitée, de soumettre de la même manière les relations marquées d'extranéité à des règles primaires propres au commerce privé international19. Il n'aurait pas été nécessaire alors d'intercaler entre l'attente des parties et la solution qui leur sera imposée, ces opérations intermédiaires de désignation du droit applicable ou de détermination des règles primaires susceptibles de régir le conflit d'intérêts privés considéré; le caractère de technicité eut été plus discret. Mais ce caractère fait aussi que le droit international privé, n'étant pas en prise immédiate avec les intérêts opposés des parties, n'est que modérément affecté par les bouleversements qui, de temps à autre, viennent secouer les principes du droit matériel et ceci explique la remarquable aptitude de cette discipline à absorber le changement. Moins vulnérable à l'événement, le droit international privé lisse les courbes de l'histoire. En échange, celle-ci déroule la série complète des premières

16 H. BATIFFOL et P. LAGARDE, Droit international privé, t.1, n°245, p. 412; J. MAURY, Règles générales des conflits de lois, Rec. cours. La Haye, 1936. III. 325; P. G. VALLINDAS, « La structure de la règle de conflit », Rec. cours La Haye, 1960, t. 101, 327, spéc. p. 340, à propos de la règle du droit international privé, parle d' "une règle indirecte, [d']un jus supra jus". 17 N. BOBBIO, Nouvelles réflexions sur le normes primaires et les normes secondaires, in La règle de droit, éd. Ch. Perelman, Bruxelles, 1971, p. 104. Cette terminologie offre l'avantage d'autoriser le regroupement, sous le même pavillon, des règles de conflit de lois et des règles de conflit de juridictions, y compris les règles de compétence judiciaire internationale qui, quant à elles, ne sont pas des règles indirectes. 18 H.L.A. HART, Le concept de droit, Bruxelles, 1976, p. 103, p. 119. 19 Ces règles primaires reçoivent des spécialistes la dénomination de règles matérielles de droit international privé ou encore, lorsqu'elles interviennent dans le domaine des relations commerciales internationales, celle de Lex Mercatoria, qui voudrait exciter un argument historique.

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occurrences de tous ces mécanismes, procédés et raisonnements qu'appelle la spécificité des opérations de désignation de l'ordre juridique à solliciter. La professio iuris, le renvoi, le conflit mobile, les lois de police, l'exception d'ordre public etc., toutes ces figures emblématiques sont nées de circonstances particulières et ont revêtu une signification concrète, voire parfois toute prosaïque. L'histoire le montre comme elle montre aussi que la gymnastique mentale particulièrement exigeante que réclame aujourd'hui le maniement de cet outillage résulte des efforts, souvent admirables et féconds, déployés par les auteurs dans la vue d'enfermer dans des théories les inventions de la pratique et d'orchestrer, pour ainsi dire, les diverses solutions que celle-ci dégage. Restituant l'expérience, l'histoire vient alors rattacher les différents moyens aujourd'hui rangés dans l'arsenal du droit international privé, aux circonstances particulières et concrètes qui en ont déterminé soit l'apparition, soit l'évolution. Renouer ainsi avec le fait est d'autant plus secourable pour la raison en quête de compréhension que s'avèrent puissants et variés les efforts qu'une doctrine, consciente de sa fonction, prodigue inlassablement en vue de s'approprier les modes d'agir de la discipline. Relativisant les mérites de la production scientifique, l'histoire est ici encore plus qu'ailleurs l'antidote du dogmatisme et l'indispensable auxiliaire de qui entreprend de connaître le droit international privé d'aujourd'hui. La nécessité d'étudier l'histoire du droit international privé étant établie, le moment est venu de prendre parti sur une question à la fois délicate et importante. Elle est celle du commencement de l'histoire. III. – Le commencement de l'histoire. Faut-il remonter le cours des temps jusqu'à l'épisode biblique de la Tour de Babel20 qui serait le début de la diversité des sociétés humaines et, partant, des ordres juridiques ? Mais est-on assuré de son caractère historique ? La réponse pourrait bien être du domaine de la foi… Est-il alors permis de se fier à l'apparition de la dénomination droit international privé ? L'acte de naissance se placerait cette fois très précisément en 1834. Empruntant et développant l'expression International Law que Jeremy BENTHAM avait intronisée dès 178021, le grand juriste américain Joseph STORY (1779-1845), professeur à

20 Genèse, XI, 1-9 21 J. BENTHAM, Principes de la morale et de la religion, 1780

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l'Université de Harvard et juge à la Cour Suprême des Etats-Unis, semble être le premier à user de l'appelation Private International Law22 dans la première édition de son célèbre traité Commentaries on the Conflict of Laws. Néanmoins, Story aurait été fort surpris de se voir pour cela attribuer la paternité de la matière; il ne se prive pas lui-même d'appeler au soutien de sa doctrine l'autorité de nombreux prédécesseurs, ce qui laisse à penser que la discipline existait bel et bien avant 1834 et que déjà elle avait fait l'objet d'une élaboration scientifique. Il faudrait ici évoquer L. Boullenois, auteur d'un Traité de la personnalité et de la réalité des lois23, et plus tôt, les auteurs Hollandais, notamment J. Voet24 et U. Huber25. Mais ceux-ci, volontiers convoqués par Story, s'étaient inspiré notamment de la doctrine de B. d'Argentré26 lequel avait été fort critique à l'endroit de ses devanciers, etc. A remailler de la sorte la chaîne doctrinale, il sera possible d'atteindre les précurseurs Carolus de Tocco et Aldricus au XIIe siècle… Faudra-t-il pour cela situer les origines du droit international privé à cette époque ? Ce serait adopter un parti théorique sur la nature de la discipline. Lier l'existence de celle-ci au développement de travaux doctrinaux, c'est la considérer comme un droit savant27, un droit de professeurs, Professorenrecht. Cette conception est relativement courante et marque bien l'importance de la réflexion et du discours des auteurs dans la formation de la matière. Il n'est pas interdit d'y adhérer et de rejoindre ainsi une bonne compagnie – où figureront par exemple Armand Laîné28 et, à sa suite, bien des auteurs contemporains29. D'ailleurs,

22 La version française sera adoptée par J.J.G. FOELIX, Traité de droit international privé ou du conflit des lois de différentes nations en matière de droit privé, 1843, et aussitôt reprise par A. MAILHER

DE CHASSAT, Traité des statuts ou du droit international privé, 1845. 23 Louis BOULLENOIS, Traité de la personnalité et de la réalité des loix, coutumes, ou statuts,, par forme d'observations…, 1766 24 Johannes VOET, De statutis, in Commentarius ad Pandectas, 1698 25 Ulrich HUBER, De conflictu legum diversarum in diversis imperiis, in Praelectiones iuris Romani et hodierni, 1689 26 Bertrand d'ARGENTRE, Commentarii in patriae Britonum leges seu Consuetudines generales antiquisimi Ducatus Britanniae, 1584. 27 B. OPPETIT, Le droit international privé, droit savant, Rec. cours La Haye, 1992.III, p. 335, v; spéc., p.376 et s. 28 A. LAINE, Introduction au droit international privé, 2 vol. Paris 1888, reprint Glasshütten im Taunus, 1970; cette introduction est essentiellement historique; elle expose le développement doctrinal de la matière depuis le XIIIe jusqu'au XVIIIe siècle et peut encore aujourd'hui se parer du titre d'ouvrage de référence en ce domaine.

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dans les pages qui suivent, le XIIe siècle ouvrira une époque de l'histoire du droit international privé, celle de la formation de la tradition continentale, une longue époque qui se refermera avec le XVIIIe siècle, pour laisser place à une période plus courte d'un siècle et demi. Cependant, faire commencer l'histoire au coeur du Moyen Âge est trop réducteur. L'humanité a traversé beaucoup de siècles avant les XIIe-XIIIe et elle a développé des relations d'intérêts privés qui n'ont pas pu toutes rester abritées de la diversité des ordres juridiques. Les ordres juridiques ont été définis plus haut comme des réseaux de relations entre individus qui se constituent en corps sociaux différenciés parce que les relations qui les composent se modèlent avec une constance suffisante sur un fonds homogènes de valeurs généralement acceptées et un système commun de régulation des comportements; aussi bien les tribus d'Israel ou les cités grecques comme les empires et monarchies qui se succèdèrent dans le moyen-orient formaient des ordres juridiques d'où la présence de l'étranger n'était pas radicalement exclue. Il faudra donc s'y intéresser, au moins brièvement; mais sans espérer obtenir un tableau homogène, ni développer une chronologie continue, ni dégager le fil d'une évolution ou seulement esquisser un mouvement historique. La durée est trop longue qui court de la Grèce classique à la chute de Rome et les documents et témoignages de cette histoire prédoctrinale trop rares et épars pour autoriser, non pas une présentation synthétique, mais seulement une perception d'ensemble. Il s'agira en somme d'un droit international privé anecdotique, égrenant les moments d'une histoire sans commencement. Plan : - Titre Ier : Le droit international privé anecdotique de l'Antiquité gréco-romaine; - Titre II : La formation de la tradition continentale du droit international privé; - Titre III : L'ère de la pluralité des systèmes de droit international privé.

29 V. par exemple Ph. FRANCESCAKIS, op. cit, p. 120 : "la doctrine du droit international privé est une discipline essentiellement historique" (italique ajouté, BA).

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T I T R E 1 e r .

L E D R O I T I N T E R N A T I O N A L P R I V E A N E C D O T I Q U E

D E L ’ A N T I Q U I T E G R E C O - R O M A I N E

ALLIOT (Michel), Les conflits de lois dans la Grèce ancienne, thèse, Paris 1953 AYMARD (André), Les étrangers dans les cités grecques aux temps classiques, Rec. Soc. J. Bodin, t. IX, p. 119 BIERZANEK (Remigiusz), Le statut juridique des étrangers dans l'antiquité gréco-romaine, Mélanges Séfériadès, vol. II, p. 578. GARDEÑES SANTIAGO (Miguel), Reflexiones sobre los origines historicos del derecho internacional privado, 3AEDIPr , 107 [2003] HAMZA (Gabor), Racines du droit international privé dans l'Antiquité gréco-latine, OIR, 1, 1995, 110-128. Did private international law exist in the Imperium Romanum ? Reflections on a Vexata Quaestio), Il ruolo della buona fede oggettiva nell'esperienza giuridica storica e contemporanea, vol. II, Padova, 2003, 323-331. LEWALD (Hans), Conflits de lois dans le monde grec et romain, Rev.crit dr. int. pr. 1968. 419 et 615. NIEDERER (Werner), Ceterum quaero de legum imperii romani conflictu, Rev.crit dr. int. pr., 1960. 137. PEREZ MARTIN (Elena), Los extranjeros y el derecho en la antigua Grecia, Madrid, 2001. PREAUX (Claire), Les étrangers à l'époque hellénistique (Egypte - Délos - Rhodes), Rec. Soc. J. Bodin, t. IX, p.141. RUILOBA SANTANA (E.), Conflictos de leyes y jus gentium en el mundo romano (visión retrospectiva desde la dogmática permanente del derecho internacional privado), Estudios en homenaje al profesor Santa Cruz Teijeiro, U. de Valencia, 1974, p. 347. SANTIAGO ALVAREZ (Rosa-Araceli) et GARDEÑES SANTIAGO (Miguel), Interacción de poblaciones en la antigua Grecia : Algunos ejemplos de especial interés para el Derecho internacional privado, Faventia 24/1, 2002, 7-36 STURM (Fritz), Comment l’Antiquité réglait-elle ses conflits de lois, JDI, 1979. 259. TAUBENSCHLAG (Raphael), The Law of Greco-Roman Egypt in the Light of the Papyri, 2e éd. Varsovie, 1955.

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Remonter au déluge ? Les indications bibliques sont très clairsemées bien que le problème de la pluralité des ordres juridiques soit abordé; il l'est assurément, on l'a vu, avec l'épisode de la Tour de Babel, mais cet épisode précisément voudrait aussi montrer que la communication avec l'étranger est pour le moins chose difficile. Il ne faut donc pas compter sur une banalisation des relations privées internationales qui aurait pu alimenter dans les temps bibliques une véritable réflexion sur la manière de gérer la diversité des ordres juridiques. Certes les Ecritures relatent des événements moins décourageants que celui de la Tour de Babel, mais de manière générale, leur teneur juridique reste faible30. Par ailleurs, il est pour le moins audacieux de considérer la Bible comme un livre d'histoire. Force est donc d'abandonner ce monde trop discret pour aborder celui de l'antiquité gréco-romaine qui peut paraître moins pauvre en informations. Seulement le droit international privé de l'antiquité gréco-romaine est anecdotique. La formule signifie que cette période ne livre qu'une collection de cas dans lesquels le caractère international était apparent et a fait l'objet d'une considération particulière. Le nombre limité des données et la difficulté de les relier les unes aux autres empêchent de discerner un véritable mouvement, une ligne d'évolution générale. Dans ces conditions, ce ne serait pas sans une grande témérité que l'exposé de cette poussière d'affaires, de témoignages isolés, s'écarterait de la simple succession chronologique. Choisir un plan qui ne soit pas purement énumératif, ce serait suggérer un certain ordre et donc un ensemble de relations entre les diverses espèces et oublier ainsi que, hormis le flux du temps qui passe, rien de sûr en vérité ne permet de les associer en une figure un peu homogène; ce serait offrir une reconstruction de l'histoire qui ne 30 V., par ex., J.-L. ELHOUEISS, Personnalité et territorialité en droit international privé, thèse Paris II, 2000; au delà des quelques textes cités par cet auteur et tendant à dissuader de manière générale les membres du peuple élu d'entrer en relation avec l'étranger - qui ne participe pas au culte de Yahvé - il faut relever divers passages qui montrent un Hébreu épousant une étrangère, ainsi Samson, au Livre des Juges, ch. XIV, convolant avec une Philistine, qui le trahira, ou le roi Salomon, au Troisème Livre des Rois, ch. III, obtenant la fille du Pharaon, roi d'Egypte… Il ne faut cependant pas se hâter de déduire que la qualité d'étranger ne fait pas obstacle à la conclusion d'une union légitime avec un Hébreu; l'histoire de Ruth ne doit pas être négligée en ce qu'elle montre, d'abord, les fils d'Elimelech et de Noémi, Hébreux originaires de Béthléem de Juda, se mariant l'un et l'autre avec des filles du peuple de Moab sur le territoire duquel la famille s'était établie, puis et surtout, l'une de ces Moabites devenue veuve, accompagner Noémi retournant à Béthléem et y épouser Booz dans le respect des règles juives - mais Ruth avait confirmé sa renonciation à l'allégeance moabite pour se joindre au peuple d'Israel sous l'invocation du Seigneur, Ruth, I, 17

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respecterait pas la nature éparse des données singulières et masquerait le caractère chaotique des manifestations du droit international privé de cette période. Pour limiter ce risque, il convient donc de s'en tenir à une division chronologique. H. Lewald en avait proposée une31. Il n'y a pas lieu d'en inventer une autre. Il faut simplement avertir que le danger n'est pas pour autant conjuré et que la construction interne de chaque chapitre crée le risque d'une présentation inexacte. Malgré cela, on s'autorisera le pari - car il y a tout de même de sérieux indices en ce sens - que le problème des relations avec l'étranger, en ces temps reculés, a reposé sur le paradigme d'une exclusivité de l'ordre juridique fondée sur l'appartenance personnelle et accordant un poids considérable à ce volet subjectif du droit international privé évoqué plus haut (supra, p. 6); les internationalistes parlent à ce propos de la personnalité des lois, laquelle veut en principe que chacun règle son comportement dans la vie sociale sur les lois de la collectivité à laquelle il se rattache par des liens d'allégeance personnelle, résultant généralement des rapports familiaux. Chapitre 1e r : La Grèce classique (de 500 à 350 env. av. J .C.) Chapitre 2 : La période héllénistique (de 332 à 30 av. J .C.) Chapitre 3 : Le droit romain général Chapitre 4 : L’Egypte romaine.

31 H. Lewald, « Conflits de lois dans le monde grec et romain », Rev. crit dr. int. pr. 1968. 419 et 615.

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Chapitre 1er: La Grèce classique

(de 500 à 350 env. av. J.C.) Section I: La condition des étrangers. Une hypothèse se place au départ de l’histoire de la condition des étrangers dans la Grèce classique ; cette hypothèse est celle de l’exclusivisme de la cité, en vertu duquel seules les personnes qui ont la qualité de citoyen ont accès aux instituions et droits assurés par celle-ci. Il en résulte que l’étranger ne peut être sujet de droit et qu’il faut le considérer comme un objet de droit, avec cette conséquence que le citoyen qui peut s’en saisir ne sera pas en tort de le dépouiller de ses biens , voire de sa vie, en tout cas de sa liberté pour le tenir en esclavage. S’il en est ainsi, il est primordial de déterminer qui est citoyen et qui ne l'est pas. En règle générale, la citoyenneté se reçoit par la fialition ; est Athénien celui qui est né de père athénien. Du moins en est-il allé ainsi à Athènes jusqu’à ce que Périclès en 451 impose le double lien de filiation paternelle et maternelle ; il s’agissait de contenir le flux des attributions de citoyenneté dans une cité où le développement démographique mettait en péril de fonctionnement des institutions, lesquelles risquaient en effet de s’effondrer ou de se dénaturer sous la pression d’effectifs trop importants. Mais la réforme impliquait que le fils même de son promoteur, né d’Aspasie, une femme étrangère, ne pouvait plus être compté au nombre des citoyens et il fallut l’intervention Périclès pour surmonter l’obstacle. L’anecdote indique en tout cas que des relations pouvaient s’établir entre Athéniens et étrangers. Au demeurant, les unions mixtes n’étaient pas exceptionnelles et Mégaclès, l’ancêtre de Périclès, était marié à une étrangère. De fait, la clôture de la cité n’a sans doute jamais été absolue. La collaboration des étrangers était une nécessité. Elle a conduit à l’utilisation de procédés de contournement de l’exclusivisme et aussi à une ouverture de la cité.

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§1. La technique de l’interposition de personne A.- L’interposition d’un citoyen, personne physique proxénie32. Grace à l’institution de la proxénie, l'étranger se place sous la protection d'un citoyen et il peut agir comme un citoyen dans tous les secteurs de la vie sociale où la considération de l'identité de la personne reste un facteur secondaire (ce qui exclut les rapports personnels et familiaux) : l'étranger se présente sous le couvert de son proxène, comme s'il opérait au nom et pour le compte de celui-ci, alors qu'en réalité son action n'engage que lui-même et ne profite qu'à lui même. L'interposition du proxène entre l'étranger et son partenaire est une simple apparence, une fausse représentation, qui ne trompe personne. B. – L’interposition d’une personne morale : , société. La technique est ici plus élaborée. Elle repose sur la personnalité morale de la société : les étrangers fondent une société à Athènes; ainsi établie à Athènes la société est athénienne et agit dans la vie économique comme un citoyen athénien, ce qui ouvre aux associés étrangers l'accès aux droits patrimoniaux. Les opérations réalisées par le canal de la société bénéficient de la protection des lois et juridictions athéniennes. §2. L’ouverture de la cité A. – Différents facteurs d’ouverture sont venus démanteler l’idée d’exclusivisme de la cité. Le premier d’entre eux est sans doute la proximité culturelle et linguistique qui permet les communications entre les citoyens et les ressortissants des cités et régions avoisinantes. Jointes à cela, les affinités religieuses contribuent à l’affirmation d’une certaine

32 Proxène : citoyen résidant en sa patrie, auquel une cité étrangère a décerné ce titre en ce qui la concerne; ce titre est héréditaire (ainsi l'athénien Alcibiade tenait de ses ascendants le titre de proxène de Sparte, que d'ailleurs il fit revivre après un long interlude imposé par son grand-père hostile à Sparte; ainsi Thucydide, proxène de Pharsale à Athènes, ou Pindare, proxène des athéniens à Thèbes etc. V. G. TENEKIDES, Droit international et communautés fédérales dans la Grèce des cités [Ve-IIIe siècle av. J.-C.], Rec. cours La Haye, 1956. II. 469, spéc. p. 535). V. aussi R.A. SANTIAGO ALVAREZ et M. GARDEÑES SANTIAGO, « Interraccion… », art. préc., p. 25 et s. présentant quatre inscriptions portant institution de proxènes .

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unité de civilisation qui garantit une intercompréhensibilité immédiate favorisant les échanges de toute nature et permettant de répondre aux nécessités de la défense par l’établissement d’alliances et de ligues comme aux beoins de la vie économique. B. – Cette ouverture sur l’étranger33 proche se manifeste par la conclusion de conventions entre cités qui garantissent l’inviolabilité d’où nous vient asile) de leurs ressortissants respectifs et, dans quelque mesure, l’assimilation isopolitie ; , exemption de la fiscalité spéciale des étrangers et égalité fiscale avec les citoyens). A vrai dire, ces privilèges peuvent aussi, pour favoriser l’activité commerciale, être octroyés unilatéralement par l’autorité locale à certaines catégories d’étrangers34. Cette ouverture sur l’étranger de la cité détermine aussi la création, notamment à Athènes, d’une juridiction commerciale maritime devant laquelle tout capitaine de navire marchand peut agir en demande comme en défense, qu’il soit citoyen ou non. Last but not least, il faut signaler l’accueil à demeure des Métèques ( : "ceux qui habitent avec"), pourvu qu'ils se fassent enregistrer et se placent sous la protection d'un prostatès ( : patron). Mais ces étrangers admis à résider et à commercer n'ont aucune vocation à devenir citoyens; l'ouverture comporte des limites. Naturellement, cette ouverture sur l’étranger conditionne l’établissement de rapports juridiques entre citoyens et non-citoyens. Se pose alors la question du régime de ces rapports.

33 V. G. GLOTZ, La cité grecque, le développement des institutions, éd. Evolution de l’humanité, Albin Michel, 1988, p. 271 et s. 34 V. R.A. SANTIAGO ALVAREZ et M. GARDEÑES SANTIAGO, « Interraccion… », art. préc., p. 21 et s. où est présentée l’inscription de Pistiros (Thrace, Bulgarie) portant un édit accordant aux Grecs commerçant dans cette cité ces divers privilèges y inclus l’Enktesis et l’autonomie judiciaire (pour les litiges entre compatriotes)

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Section II : Les conflits de lois §1. Le voile du droit commun des Grecs. A. – Le lieu commun des Il ne serait pas impossible que l’idée d’une réglementation uniforme des opérations commerciales ait prospéré avec un certain naturel dans les esprits éclairés. Certains témoignages suggèrent l’existence active d’une tendance à l’unité du droit réféchissant une inclination proprement culturelle à reconnaître entre les cités grecques une certaine communauté de droit au moins sur le plan des échanges économiques. Ainsi, à propos d’une opération du commerce maritime revêtant un caractère international, en l’occurrence un prêt à la grosse aventure, Démosthène au milieu du IV

e siècle dans on plaidoyer contre Lacrite35 en vient à se demander « La loi n’est-elle pas la même pour tous ? Le droit qui régit les actions commerciales n’est-il pas le même ? ». La conviction pouvait donc se répandre qu’il y avait pour les relations d’affaires internationales, un droit matériel commun. Cette conjecture reçoit une confimation avec la fameuse loi qui traversera les siècles, la Lex Rhodia de iactu, sur le règlement des avaries communes36. B. – Les pratiques d’unification juridique : l'imitation ou l'emprunt. Au delà de ce sentiment d’une certaine communauté de droit, au moins sur certains chapitres, se remarquent occasionnellement des pratiques d’unification. Celles-ci peuvent concerner la législation ; l’exemple en est fourni par une inscription du IV

e siècle trouvée à Delphes37 et consignant l’adoption du (la « loi sur les parents » établissant à la charge des enfants une obligation alimentaire au bénéfice de leurs ascendants) ; il s’agitd’une disposition que Solon avait introduite en droit athénien. 35 V. W.E. THOMPSON, « An Athenian Commercial Case : Demosthenes », 34, TvR, 1980. 137 36 V. E. CHEVREAU, « La lex Rhodia de iactu : un exemple de la réception d'une institution étrangère dans le droit romain », 73 TvR 67 (2005). 37 Inscription découverte en 1937 et publiée par M. LERAT, Rev. philologie ancienne, 1943, 62 et s., cité par H. LEWALD, art. préc., p.423

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Il est arrivé aussi, mais sans doute de manière plutôt exceptionnelle, que l’emprunt soit judiciaire ; ainsi lorsqu’une cité n’était plus en mesure, pour des raisons d’engorgement ou de partialité des tribunaux, de traiter de manière adéquate certains procès, elle faisait appel à un ou plusieurs juges d’une cité voisine et amie (les Enfin, contribue également à développer la communauté de droit la pratique conventionnelle, par exemple lorsqu’elle impose la réception globale du droit de l’île de Kos aux deux cités de Téos et de Lebedos en Asie Mineure, qui ont fait l’objet d’un traité de fusion ou synoecisme39. Pareille opération de transplantation d’un système juridique en son entier d’une cité à l’autre, non seulement fortifie la conviction d’une communauté de droit, mais encore suppose que cette conviction est bien établie et bien partagée. Cependant, cette conviction peut-être dominante pour certains aspects de la vie sociale, n’est pas telle dans les autres domaines qu’elle masque la réalité de la diversité et occulte la perspective de conflit de lois. §2. L’émergence du conflit de lois A. – La détection du conflit de lois Décelé, le conflit de lois n’est pas tranché, mais esquivé comme si dès cette époque étaient utilisés les escape devices et autres échappatoires qu’une doctrine contemporaine prétendra détecter dans la patique moderne du droit international privé. En fait, tant dans le monde des affaires que dans le cadre des rapports familiaux, il s’agit de réactions qui se caractérisent par leur fraicheur et leur simplicité. 1. Affaires patrimoniales

38 H. LEWALD, art. préc., p.426, citant ROSTOVITZEFF, The social and Economic History of the Hellenistic World, 2, 613. 39 Inscription de Téos, in W. DITTENBERG, Sylloge inscriptionum graecarum, 3e éd. Leipzig, 1915, n°344 ; v. aussi G. GLOTZ, La cité grecque, op. cit., p. 115, indiquant que ce droit de Kos était lui-même constitué par le code qu’au VIe siècle av. J.C., Charondas avait donné à Catane ; C. PREAUX, op. cit., p. 142 ; H. LEWALD, art. préc., p. 424 ; H. TSIROYANNIS, L’enfant naturl en droit attique et le droit international privé, Mémoire DES Histoire des institutions, Paris II (J. Mélèze-Modrzejewski, dir.), p. 14.

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La diversité des lois des cités au contact desquelles un contrat est conclu est une source évidente d’embarras ; il n’est pas possible de satisfaire à tout coup l’ensemble des lois que touche la relation contractuelle. Une manière de se soustraire à la difficulté du cumul des lois ou du choix du droit applicable est de soustraire le contrat à toute loi ; c’est la figure du contrat sans loi. Elle a été expérimentée très tôt puisque Démosthène, dans son plaidoyer contre Lacrite, s’appuie pour obtenir l’exécution d’un contrat de prêt à la grosse aventur sur la stipulation que celui-ci comporte et qui énonce : « A l’égard de tous ces points [convenus], rien ne pourra prévaloir sur la présente sungrapha : contrat écrit » ; et d’ajouter qu’ « aux termes du contrat rien ne doit prévaloir sur ce qui est écrit et il n’est permis d’alléguer ni loi, ni décret, ni quoi que ce soit contre la »40. M. Alliot cite dans le même sens les emprunts de la ville d’Arkésiné41. 2. Affaires familiales Dans le domaine du droit de la famille, si une dérobade devant le conflit de lois peut être détectée, c’est que le conflit lui même a été discerné. A vrai dire, plutôt que de suspecter la supercherie, il vaut mieux prendre l’affaire telle qu’elle se présente et admettre qu’il a pu arriver que les intéressés aient une claire conscience que la pluralité des lois eut été source d’embarras et que c’est très légitimement qu’ils ont constaté qu’en définitive le choix leur était épargné parce que les lois en concurrence offraient toutes un contenu identique, de telle sorte qu’il n’y avait pas véritablement conflit de lois et qu’il était inutile d’en élire une et d’exclure les autres. Cette absence de conflit de lois a assuré la notoriété à un

40 V. M. ALLIOT, op. cit., p. 121 ; v. aussi sur le droit du commerce maritime, , alimenté par un usage qu'on pourrait dire international, L. GERNET Droit et société dans la Grèce archaïque, p. 5 et s., p. 89 et s. 41 "Il est convenu de la part des Arkésiniens que rien ne pourra prévaloir contre le présent contrat, ni loi, ni résolution, ni stratège, ni magistrat décidant autre chose que ce qui est écrit dans le contrat, ni rien au monde par quelque détour ou sous quelque prétexte que ce soit"; comp. A l’époque contemporaine l'affaire des Messageries Maritimes, Cass. civ., 1re, 21 juin 1950, Grands arrêts, n°22.

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plaidoyer d’Isocrate, daté de 393 av. J.C.42 et connu sous la désignation d’Eginétique d’Isocrate43. B. – La résolution du conflit de lois 1. Affaires familiales Les relations familiales paraissent offrir au régime de la personnalité des lois son domaine privilégié, mais c'est aussi celui où ce régime se heurte aux plus graves difficultés et rencontre ainsi ses limites. Il est aisé d'admettre que les affaires de famille doivent être régies par la loi personnelle des intéressés et et il y aurait là une véritable règle de conflit de lois44; mais cette éventualité ne dissout pas les réelles difficultés qui résultent du caractère individuel de la personnalité des lois. a) Le mariage de Mégaclès (VIe siècle : 571 av. JC). Mégaclès, père de Clisthène, grand-père de Xanthippos et arrière grand-père de Périclès a participé au concours organisé par le tyran Clisthène de Sicyône en vue de déterminer qui sera digne d’épouser sa fille. Le favori s’étant discrédité en s’enivrant et se livrant à des danses indécentes, l’autre candidat athénien, Mégaclès lui est finalement préféré. Clisthène de Sicyône déclare alors lui donner sa fille Agaristé en mariage « selon les lois d’Athènes ». Il y a ici option de législation, mais celle-ci est un peu particulière car il semble

42 V. G. S. MARIDAKIS, « Isocrate, Eginétique. Contribution à l'histoire du droit international privé », Mélanges Streit, 1939. 575; M. ALLIOT, op. cit. p. 43 Comp. Cie Royale Belge, Cass. civ., 1re, 13 avril 1999, Rev. crit., 1999. 698, note B. Ancel et H. Muir Watt, JDI 2000. 315 note B. Fauvarque-Cosson, D. 2000. 268, note E. Agostini, JCP 2000 II2061, note G. Légier, Gaz. Pal.., 2000, n° 61-62, p. 42, obs. M.-L. Niboyet, et déjà, Bao Daï, Cass. civ., 1re, 11 juillet 1988, Rev. crit., 1989. 81, note P.-Y. Gautier 44 C'est la position défendue par Mme E. MARTIN PEREZ (op. cit. p. 220-231) qui en cherche la confirmation dans Les suppliantes d'Eschile, qui montre les Danaïdes sollicitant l'asile à Argos en faisant valoir qu'elles ont été contraintes de fuir leur Egypte natale parce qu'on voulait les y marier contre leur gré : l'assemblée de la cité d'Argos juge la demande en s'assurant que d'après le droit égyptien de leur patrie, les Danaïdes étaient en droit de refuser les partis qu'on prétendait leur imposer; ainsi d'une part aurait été admise la compétence des autorités d'Argos, et d'autre part l'applicabilité d'une loi étrangère jugée préférable en la cause à la loi du for, ce qui correspondrait à la problèmatique du conflit de lois. Il faut cependant, avec M. GARDEÑES

SANTIAGO, Reflexiones, op. cit., rappeler que Les suppliantes est une oeuvre théâtrale et non un texte juridique.

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bien que le propos rapporté par Hérodote (VI, 12645) exprime, mieux que le choix du droit applicable, l'assentiment du père au transfert de sa fille sous les lois d'Athènes dès lors que celle-ci épousait un Athénien et qu'elle échappait ainsi à son autorité. Il y aurait plutôt acceptation formelle du mariage avec Mégaclès et cette acceptation révèlerait la solution du conflit de lois, qui placerait l'union sous la loi du mari… b) Le testament de Xouthias (Ve siècle : inscription de Tégée46). Xouthias, citoyen de Sparte (suppose-t-on), a cherché le moyen d'échapper aux lois de sa cité prohibant la détention de capitaux; il a déposé dans d'un temple de Tégée, lieu protégé par son inviolabilité, des sommes assez considérables en indiquant leur destination. Mais ayant sans doute accru sa fortune avant de mourir, il a fait marteler la plaque de bronze sur le recto de laquelle (face A) était gravé son testament et au verso (face B) a fait inscrire de nouvelles dispositions :

Face A (martelée) :

A Xouthias, fils de Philachaios, 200 mines. S'il vit, il viendra et les retirera. S'il meurt, elles appartiendront à ses Enfants, cinq ans après qu'ils auront Atteint l'âge de la puberté. S'il n'y A pas d'enfant, elles appartiendront Aux ayant droit ; le peuple de Tégée Décidera, conformément à la coutume

Face B :

A Xouthias, fils de Philachaios, dépôt, 400 mines d'argent. S'il vit, il le retirera lui-même. S'il ne vit pas, ses fils légitimes le retireront cinq années après qu'ils auront atteint l'âge de la puberté. Si ceux-ci ne vivent pas, les filles légitimes retireront. Si celles-ci ne vivent pas, les nothoi retireront. Si les nothoi ne vivent pas, les parents les plus proches retireront. S'il y a contestation entre eux, le peuple de Tégée décidera conformément à la coutume

45 "Et j'engage mon enfant, Agaristé, au fils d'Alcméon, Mégaclès, conformément aux lois des Athéniens", HERODOTE, éd. Budé, trad. Ph. E. Legrand, p. 121. 46 V. M. ALLIOT, op. cit, p. ; H. TSIROYANNIS, op. cit., p. 57.

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Il semble ici que l'option de législation (la professio iuris, comme on dit savamment aujourd'hui) constitue un mode de solution spontané, naturel, puisque pratiqué dès l'aube du droit international privé. Il convient cependant de remarquer que, derrière ce procédé de la professio iuris, il y a le postulat de l'équivalence des lois en concours, c'est-à-dire l'idée que relativement à la question de la détermination des successibles et en dépit de leurs teneur différente, les lois de Tégée et de Sparte sont d'égale valeur, qu'il n'y a pas de raison qui impose l'application de l'une plutôt que celle de l'autre, que par conséquent le choix - puisqu'il faut bien choisir - peut être laissé à la discrétion du disposant; mais cette solution, qui s'en remet à celui qui est le mieux placé pour savoir quelle loi correspond le mieux à sa volonté, confère à l'option un caractère "contenuistique" (contenutistico) ou substantiel qui la met au service exclusif de l'intérêt privé. Avec ce mécanisme de choix du droit applicable, la liaison entre la personne et sa loi se défait : l'acte du spartiate est régi par la loi tégéenne, comme le mariage d'Agaristé, ressortissante de Sicyône, obéit à la loi d'Athènes. 2. Affaires patrimoniales. Spécialement dans le domaine de la responsabilité délictuelle, deux attitudes sont adoptées dans les traités entre cités. a) La première consiste à établir des règles applicables au fond, sans renvoi à l'un ou à l'autre des ordres juridiques d'origine de la victime ou du défendeur, ou du lieu d'arrestation de ce dernier ou encore de commission du délit. C'est le cas du traité de Stymphalos47. Le conflit de lois est ici supprimé par l'édiction de règles matérielles conventionnelles réalisant dans leur domaine une unification du droit entre cités contractantes. b) La seconde voie est celle des traités qui, dès le V

e siècle, plutôt que de définir, pour une matière circonscrite un droit commun aux deux cités contractantes, procèdent à la détermination de la juridiction

47 V. L. WINKEL, Quelques remarques sur les traités d'assistance juridique et sur l'existence de droit international privé dans l'Antiquité, Mélanges Fritz Sturm, vol. I, p. 569, spéc. p. 571 et étudié par Ph. GAUTHIER, Symbola, Les étrangers et la justice dans les cités grecques, Nancy, 1972, p. 295 et s., et G. THÜR et H. TAEUBER, Prozessrechtkliche Inschriften der griechischen Poleis, Vienne, 1994, p. 158 et s.

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compétente et du droit applicable ( : en général, de la cité d’origine du défendeur). Ce type de traité qui unit par exemple Athènes et Phésalis ou Athènes et Trézène se pratiquera pendant des siècles ; non seulement il se rencontrera au I

er siècle av. J.C. entre Sardes et Ephèse, mais encore beaucoup plus tardivement, au Moyen-Âge. Il semble ne pas avoir toujours été observé avec ponctualité, ainsi les tribunaux d'Athènes acceptaient facilement de connaître des contestations où figurait, en demande ou en défense, un citoyen d'Athènes48. Conclusion : 1) sans être démentie, la prémisse de l'exclusivisme de l'ordre juridique de l'appartenance personnelle, qui est une prémisse d'exclusion de l’étranger, n'est pas non plus intégralement confirmée; elle apparaît comme une hypothèse rationnelle à la base d'un régime de personnalité des lois. Le tempérament qui vient l'infléchir permet à l'étranger d'exercer des droits privés, de défendre ou promouvoir ses intérêts dans la cité à laquelle il ne ressortit pas. S'il exerce des droits, c'est qu'il en a la jouissance, laquelle implique la reconnaissance de la qualité de sujet de droit. Mais l'étranger est un sujet de droit de second ordre, car il subit de nombreuses restrictions; il est tout de même un sujet de droit au regard d'un ordre juridique qui n'est pas le sien. 2) L'idée paraît avoir percé selon laquelle il y a lieu, pour organiser convenablement l'exercice des droits dans les rapports avec l'étranger, de régler le problème des lois concurrentes; il y a discernement du conflit de lois. Mais face à ce problème, les réactions sont variées et se déploient en un événtail qui va de la négation du conflit à sa résolution. - la négation : elle n'est pas nécessairement dénuée de pertinence, comme le montre l'Eginetique si les lois sont effectivement identiques, comme le montre aussi Démosthène si, en réalité, il y a une loi commune, ou un droit commun des Grecs; mais elle peut aussi être contestable, avec le contrat sans loi, par exemple. - la résolution : deux formes ici sont à relever. La première forme, l'option de législation, est illustrée par le testament de Xouthias, mais on ne sait pas s'il fut exécuté; en revanche, si le mariage de Mégaclès et Agaristé a certainement été consommé et réputé régulier puisqu'il est à l'origine de la famille de Alcménoïdes à laquelle appartinrent Clisthène et Périclès, il n'est pas évident qu'il y ait eu une véritable option de législation. La seconde forme de résolution du conflit est celle de la désignation de

48 A. AYMARD, op. cit., p. 132 ; G. GLOTZ, op. cit., p. 275.

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l'ordre juridique compétent qui lie compétence judiciaire et compétence législative de la cité de celui qui s'oblige et s'expose ainsi à l'application de la contrainte. Toutefois, la rareté des espèces interdit d'esquisser seulement un système de solution aussi bien d'ailleurs que de conclure à l'existence de règles générales ou de principes de solution.

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Chapitre 2 : La période héllénistique

(de 332 à 30 av. J.C.) Alexandre et ses successeurs; l’Egypte des Lagides, l’ “eldorado de la bureaucratie” producteur d’un “amas de paperasses”, les papyrus, “instantanés de la vie ordinaire que le sol d’Egypte nous a conservés” (H. LEWALD). Section I : Dimension subjective §1 Un patchwork démographique A. – Les Egyptiens B. – Les Grecs49 1) Les cités indépendantes : Naucratis, Alexandrie, Ptolémaïs (Thèbes) 2) Les minorités dans les villes égyptiennes et dans les campagnes. C. - Les Juifs50 1) Le cas d’Alexandrie : un modèle d’autonomie communautaire (v. C. PREAUX, op. cit., p. 156 et s.). 2) Les colonies juives. D. – Les autres (Syriens, Perses, Phéniciens, etc.) §2 Un ordre juridique complexe A. Une extranéité variable 1) Les ressortissants : les Egyptiens (avec leurs lois et leurs tribunaux, les Laocrites), les Grecs des minorités urbaines et aussi des campagnes (avec leurs lois – de leurs cités d’origine respectives – et leurs juges, les

49 J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, Le droit héllènistique et la famille grecque, Nonagesimo Anno, Mélanges en l'honneur de Jean Gaudemet, p. 261 50 J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, Les juifs d'Egypte de Ramsès II à Hadrien, 2e éd., Paris, 1997 (coll. Quadrige).

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Chrématistes, le tribunal des dix); chaque membre d’un groupe étant étranger à l’autre, mais aucun n’étant étranger au monarque qui au besoin légifère pour tous (2) Les étrangers : Les Grecs des cités, étrangers aux Egyptiens, mais pas tout à fait aux autres Grecs, étrangers aux autres étrangers; les Juifs, étrangers aux Egyptiens, mais pas tout à fait étrangers aux de certaines cités ni aux autres Juifs; les autres étrangers, étrangers à tous. B. – Une extranéité relative. Laquelle se traduit par des incapacités relatives de jouissance : plus l’extranéité est accusée, moins large est la possibilité de nouer des rapports interéthniques. Section II. – Dimension objective. §1 Le choix du droit (ou la conscience du conflit). A. – Le procès grec des deux Juifs et l’invocation du droit athénien; et Lewald, p. 436) B. – Un “Athénien”, vendeur de blé, et une clause pénale assortie de l’exécution parée limitée aux biens (référence au droit d’Athènes) §2 Les solutions de conflit A. – L’alignement des compétences judiciaire et législative : le “papyrus du crocodile”, une ordonnance de Ptolémée Evergète II, sur les conflits en matière contractuelle51. L’inversion de la hiérarchie : priorité de la loi applicable. B. – Le critère du choix : de la charge de l’obligation à la volonté des parties : le procès grec des deux Juifs, l’ “Athénien” vendeur de blé, le traité Sardes-Ephèse et le “papyrus du crocodile” (choix de la langue du formulaire et donc de la figure contractuelle). Electio iuris contre lex debitoris.

51 Papyrus de Tebtunis, n°5, II, 207-220, publié par B.P. GRENFELL et A.S. HUNT, v. C. PREAUX, op. cit., p. 174, H. LEWALD, op. cit., p.438.

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Conclusion : Le conflit n’est plus masqué dès que pressenti; le recours au droit commun des Grecs ne paraît plus être un subterfuge, mais bien répondre à une certaine nécessité (droit de cité d’origine inconnu ou ineffectif); au contraire, on s’efforce d’apporter au conflit des solutions qui semblent varier selon la nature du rapport juridique en cause ; la liaison forum-ius est toujours pratiquée mais ce n’est plus nécessairement le choix du juge qui commande celui de la loi applicable.

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Chapitre 3 : Le droit romain général

Sources abondantes, en général, assurant une bonne information sur le droit romain tant public que privé; mais, dans le domaine particulier du droit international privé, la situation est contraire, peu de sources et de bien faible débit. Dûment perçus par F. K. SAVIGNY52, quelques échos chez Gaius ou Ulpien, et aussi dans la littérature générale (v. Les Nuits attiques, d’Aulu Gelle, Pline le Jeune, Tite Live, v. aussi Ciceron). Section I : Dimension subjective Autre version du modèle appliqué par la Grèce classique ( : l’étranger-objet de droit53, Adversus hostem perpetua auctoritas esto54, L. XII Tables, la clientèle, l’hospitium), mais avec complications : suprématie de la citoyenneté romaine à l’intérieur de l’empire, d’une part, et généralisation de cette citoyenneté, d’autre part. Néanmoins, il reste vrai que la diversité des peuples se traduit en un ordre juridique complexe. §1 La diversité des personnes. A. – Avant la Constitutio Antoniniana 1. Les citoyens romains. a) Les cités 52 Traité de droit romain, §356 53 V. H. LEVY-BRUHL, Esquisse d'une théorie sociologique de l'esclavage, Rev. gén. dr., 1931, et la mise au point de J. GAUDEMET, L'étranger dans le monde romain, Studi Clasice, 1965. 37-47 54 auctor : celui qui "donne son fondement à une situation juridique", P. NOAILLES, Fas et Jus, p. 274, il faut donc comprendre la formule de la Loi comme exigeant de l'hôte-étranger qu'il obtienne la recommandation d'un civis pour légitimer ses activités à Rome; il s'agit d'une caution morale car l'auctoritas ainsi requise de manière perpétuelle et qui est "nécessaire pour donner valeur juridique à un acte ou à une situation, ne comporte aucune référence à un avenir en fonction duquel l'auctor assumerait une responsabilité", selon L. GERNET, Le temps dans les formes archaïques du droit, Journ. Psycho., 1956. 379, repr. in Droit et Institutions en Grèce antique, p. 144

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i. Rome : attribution a patre de la qualité de civis romanus fondée sur l’origo (combinant géographie et généalogie + quelques falsifications; également attributifs : adoption, allectio et affranchissement55) ii. Patrie locale et patrie romaine : - Les municipes56: le municeps jouit des droits civils de la citoyenneté romaine (y compris le connubium57), mais non des droits politiques (civitas sine suffragio, formule qui dissocie dimension horizontale et dimension verticale de la citoyenneté); v. M. HUMBERT, Municipium et civitas sine suffragio, Rome 1978. - Les colonies : - cités de droit romain (citoyens romains, v. g. : Narbonne, dès 118 av. J.-C., Arles, Cordoue, Carthage, etc.) - cités de droit latin58 (vocation à devenir citoyen romain par l’exercice d’une charge publique, le citoyen de droit latin participe à la

55 "Philippe V de Macédoine, face à l'oliganthropie affligeant les cités grecques, donne en exemple les Romains qui vont jusqu'à accorder la citoyenneté aux esclaves : Lorsqu'ils les ont libérés, ils leur accordent la citoyenneté et les font participer aux magistratures; ainsi, non seulement ils ont développé leur patrie, mais également ils ont fondé soixante-dix colonies !" (214 av. J.C.), A. GIARDINA, L'homme romain, p. 18. 56 Villes italiennes qui n'ont pas été fondées par Rome et étaient donc peuplées de non-citoyens romains lors de leur passage sous la puissance romaine. Cependant le terme à la longue a été utilisé improprement, à titre ornemental pour désigner des cités de droit latin, qu'on entendait promouvoir… V. A. CHASTAGNOL, Considérations sur le municipes latins, cité infra, p. 73 et s. E. FILIPPI, Droit privé et autonomie juridique des municipes de cives sine suffragio soumis à la juridiction des praefacti iure dicendo, RHD 2005.533. Sur l'organisation des collectivités relevant de Rome, v. M. HUMBERT, Institutions politiques et sociales de l'Antiquité, n°315 et s., n°475 et s. 57 Droit de contracter un iustum matrimonium avec un(e) citoyen(ne) romain(e), alors que le commercium est le droit pour un non-Romain d'être partie à un acte du ius civile avec un civis romanus. AULU GELLE, Les nuits attiques, coll des Universités de France (série latine), texte établi et traduit par Y. Julien, Paris 2002 : "Les municipes sont donc des citoyens romains se servant de leurs propres lois et de leur propre droit, participant seulement avec le peuple romain à un munus honorarium; de leur ardeur à assumer ce munus, ils tiennent leur nom sembe-t-il, sans être liés par aucune autre obligation ni aucune loi du peuple romain, si ce n'est celles dont leur peuple s'est porté garant". 58 V. Ch. SAUMAGNE, Le droit latin et les cités romaines sous l'empire, Paris, 1965; M. HUMBERT, Le droit impérial : cités latines ou citoyenneté latine, Ktèma, 6 (1981), p. 207 et s., P. LE ROUX, Municipe et droit latin en Hispania sous l'empire, Rev. hist. dr. fr. étr., 64 (1986), p. 325; A. CHASTAGNOL, Considérations sur les municipes latins du premier siècle après Jésus-Christ, in L'Afrique dans l'Occident romain (coll de l'Ecole française de Rome, 134), Rome 1990, p. 351, A propos du droit latin provincial, Iura, 38, 1987, p. 1, repris également dans La Gaule romain et le droit latin, éd. de Boccard, Paris.

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vie politique locale avec les citoyens romains, v.g. : Nîmes, Cavaillon, Aix, Carcassonne). b) Les extensions de la citoyenneté i. Les extensions collectives : - Les lois Julia (-90), Plautia Papiria (-89), après la guerre sociale, étendent la citoyenneté romaine aux Latins et aux alliés italiens; au milieu de ce premier siècle avant J.C. la loi Roscia (-49) procède de même pour la Gaule cisalpine. - Des privilèges impériaux concèdent la citoyenneté à la Sicile (44 av. J.C.), aux Provinces espagnoles (73), aux ressortissants de Gadès, Italica, Utique, Volubilis59, etc ii. Les extensions individuelles (viritanes) sont opérées en reconnaissance de services rendus. Il faut par exemple voir là-dessus CICERON, Pro L. Cornelio Balbo, in Discours, t. xv, (Les Belles Lettres, 1997, p. 241 et s.), où l'orateur défend la cause d'un gaditain d'origine à qui le bénéfice de la citoyenneté romaine a été accordée par Pompée en vertu d'une habilitation conférée par le Sénat et en récompense de services militaires éminents, mais est contestée au motif que la perte de la citoyenneté gaditaine n'a pas été autorisée par la cité de Gadès, comme cela aurait été requis en l'absence de traité entre les deux cités (duarum civitatum civis noster esse iure civili non potest). 2. Les sujets de l’empire Les sujets de l’empire sont des personnes établies sur le territoire sans jouir de la citoyenneté mais sans souffrir la condition servile. Mais à l’intérieur du groupe des citoyens romains, il y a aussi des distincitons à faire, précisément en fonction du lieu d’établissement du domicile. L’extranéité est en somme relative ; elle se marque par rapport à la patria communis, avec le pérégrins, et elle se marque aussi par rapport à la patria localis, avec l’incola. a) Le pérégrin (/Rome)

59 Toutes cités pérégrines ainsi directement converties en municipes de citoyens romains

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Le non-citoyen romain, ressortissant d’une cité libre et alliée ou d’une cité autonome toujours étranger à Rome et étranger à la cité dont il n’est pas originaire, le pérégrin n’a ni les droits politiques, ni les droits civils (pas plus le connubium que le commercium) liés à la civitas romana60. Néanmoins il jouit de la protection des droits privés qu'il tient de sa cité d'origine et que le préteur pérégrin, son juge particulier à Rome, est prêt à sanctionner. b) L’incola (/cité) Résidant dans la cité dont il n’a pas la citoyenneté : il s'agit tantôt d'un citoyen romain qui n'a pas l'origo mais qui est partiellement intégré dans la cité par le domicilium, par l’établissement principal assorti de l'intention de demeurer indéfiniment (factum et animus manendi), tantôt d'un indigène issu du territoire de la colonie romaine et qui y est demeuré sans avoir reçu la citoyenneté romaine et est donc pérégrin au lieu de son domicile (ainsi les Salasses à Aoste ou les Tricastins à Orange). L'incola n'a pas de droit politique, mais il bénéficie des droits et services sociaux : panem et circenses61 B. – Avec la Constitutio Antoniniana (212, ap. JC) 1. Le nivellement par le haut. L’Edit de Caracalla (In orbe Romano qui sunt ex constitutione imperatoris Antonini cives romani effecti sunt, Ulpien, D. 1.5.17) généralise la citoyenneté au bénéfice de toutes les catégories de sujets de l'Empire, sauf aux déditices. L’inspiration n’est pas seulement humanitaire, elle est aussi réaliste (les successions pérégrines n’étaient pas soumises à l’impôt pesant sur les successions romaines, lequel venait d’être augmenté)

60 V. F. de VISSCHER, La condition du pérégrin à Rome jusqu’à la Constitution antonine de l’an 212, Rec. Soc. Jean Bodin, t. IX, L’étranger, p. 204 ; J. S. RICHARDSON, Les peregrini et l’idée romaine d’empire sous la République romaine, Rev. hist. dr. fr. étr., 1990. 147 . 61 V. A. CHASTAGNOL, Coloni et Incolae, note sur les différenciations sociales à l'intérieur des colonies romaines de peuplement dans les provinces de l'occident, Splendissima Civitas, Etudes d'histoire romaine en hommage à François Jacques, Paris, 1996; Y. THOMAS, Le droit d’origine à Rome. Contribution à l’étude de la citoyenneté, Rev. crit. dr. int pr., 1995. 253, Origine et commune patrie, étude de droit public romain (89 av. J.C.-212 ap. J.C.), De Boccard, Ecole française de Rome, 1996.

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2. Le maintien de la diversité. A propos de l’extranéité, J. GAUDEMET observait que le "concept était lié, antithétiquement, à celui de civitas. Lorsque l'Empire succède à la cité, la notion de pérégrin perd son sens62" ; cependant cela n'empêche pas que perdurent les distinctions de statuts : libertatis, civitatis, familiae, ni que continuent de prospérer les différences locales. La division de l'Empire en provinces jouissant chacune d'un régime propre en raison de l'inclination à respecter les droits et coutumes locaux comme de la territorialité fréquente des constitutions impériales et de la marge d'autonomie laissée aux gouverneurs, s'oppose à l'uniformisation du droit. Se met en place hors de l'Urbs un système de double allégeance, de double degré de romanité qui d'ailleurs se révèlera incapable d'absorber les mutations démographiques de l'Empire lorsque s'intensifiera l'implantation des Barbares, lesquels seront en quelque sorte des néo-pérégrins. §2 Un ordre juridique complexe. A. – Relations d’ordre personnel 1. Ius civile proprium Romanorum, pour les Romains de Rome et pour les Romains de province (en dépit de l’inscription de Chios, mentionnant un sénatus-consulte de 80 av. J.-C. paraissant imposer aux citoyens romains établis à Chios de respecter les lois de cette cité) 2. Lois pérégrines : lois des cités et peuples subjugués. Suis legibus utuntur; v. Gaius, III. 120 et IV. 37 : l’héritier de la caution pérégrine succède-t-il à l’engagement du défunt, contrairement à ce que prévoit le ius civile ? La réponse appartient à la loi de la cité d'origine du pérégrin. Ulpien, 20. 14, le testament du pérégrin63.

62 J. GAUDEMET, L’étranger au Bas-Empire, Rec. Soc. Jean Bodin, t. IX, L’étranger, p. 215 63 "Le Latin Junien [esclave irrégulièrement affranchi et n'ayant pu ainsi accéder à la citoyenneté romaine, mais étant néanmoins libre sans être rattaché à une cité], de même que celui qui est au nombre des pérégrins déditices, ne peut faire de testament. Le Latin parce que cela lui a été expressément interdit par la loi Junia; celui qui est au nombre des pérégrins déditices, parce qu'il ne pouvait tester en tant que citoyen romain, civis Romanus - puisqu'il est pérégrin - ni en tant que pérégrin - puisqu'il n'est d'aucune cité qui lui permettrait de tester selon les lois de sa propre cité" (trad. M. HUMBERT, op. cit. , in Ktèma 6, [1986], p. 214).

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La loi de l’origo s’applique à la personne et son extension détermine celle de la jouissance des droits de l’intéressé, qui n’a accès qu’aux institutions que cette loi connaît et non aux institutions organisées par les autres lois. B. – Droit des relations économiques 1. Ius gentium; œuvre du préteur pérégrin appuyé à la naturalis ratio (Gaius, 1, 189) laquelle a permis, d’une part, de sélectionner parmi les institutions, pratiques et usages ceux qui convenaient le mieux au commerce international et, d’autre part, grâce à son autorité universelle, l’application de ce droit aux Romains dans leurs rapports avec les pérégrins. Ainsi prennent figure la vente, le louage, le mandat, la société et se transforme le mutuum (prêt), qui traverseront les siècles pour vivre encore après le Code civil. (La question du matrimonium juris gentium. [le désaccord des auteurs, H. LEWALD et F. STURM, lequel fait état de dispositions dérogatoires autorisant le mariage de soldats avec des pérégrines]). 2. Droit commun des Grecs – dont la Constitutio Antoniniana ne paraît pas avoir gêné l’évolution. Les besoins du commerce imposent le développement des rapports mixtes et d’une réglementation plus ouverte et uniforme. Ainsi la lex Rhodia de jactu qui organise le règlement de l'avarie commune conquiert l'ensemble du commerce maritime méditerranéen, même si elle reçoit des interprétations et des régimes différenciés64 . Section 2 : Dimension objective Le paradigme serait celui de la personnalité des lois, mais opérant sur une hypothèse d'inégalité des lois personnelles, traduisant la suprématie du point de vue de l'ordre jrudique romain du ius civile. Le point de départ est bien l'application à chacun de la loi de la collectivité à laquelle il appartient : quid est civitas, nisi iuris societas ? demande Ciceron (de Rep. 6, 13, 13). Gaius, I. 92 : mariage secundum leges moresque peregrinorum;

64 V. E. CHEVREAU, La lex Rhodia de iactu : un exemple de la réception d'une institution étrangère dans le droit romain, 73 TvR 67 (2005).

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III. 120 et IV. 37 : l’héritier d’un fidepromissor pérégrin répondra de l’engagement souscrit par son auteur si, comme dit plus haut, la loi personnelle de celui-ci en dispose ainsi: «nisi si de peregrino fidepromissore quaeremus et alio iure civitas ejus utatur». Cependant, la mise en œuvre rencontre quelques difficultés (§1), et la règle n'est pas absolue, le paradigme est débordé par le droit positif (§2) §1 Les figures du conflit interpersonnel A. – Problèmes d’équivalence V. Ciceron (Ep. ad familiares, 13. 19) priant Servius Sulpicius Rufus, à propos de la succession de l’un de ses clients, C. Maenius Gemellus, citoyen romain mort en exil à Patras dont il avait acquis le droit de cité, de bien vouloir considérer opposable aux héritiers romains, l’adoption qu’il avait faite de l’institué selon les lois de Patras (Comp. Req. 12 avril 1931, Ponnoucannamale, Rev. dr. int., 1932. 526, rapp. Pilon, note Niboyet) B. – Conflits mobiles L’acquisition de la citoyenneté romaine et la validité des actes passés sous l’empire de la loi personnelle antérieure. Cf. AULU GELLE, Noctes Atticae, la collation de la citoyenneté aux ressortissants d’une cité dont les lois considéraient les fiançailles comme obligatoires, libère-t-elle les fiancés de leurs engagements selon ce que décide le droit romain ? §2 Le dépassement de la personnalité A. – Les artifices favorisant l’application territoriale du droit romain 1. Roma nostra communis patria : Les citoyens romains de province présents à Rome (V. ARANGIO RUIZ, Sul problema della doppia cittadinanza nella Repubblica e nell'Impero romano, Scritti Carnelutti, IV, 1950, 53, F. de VISSCHER, La dualité des droits de cité et la mutatio civitatis, Studi in onore de P. de Francisci, I, 1954, 39) 2. Si civis romanus esset (fiction donnant accès à l’actio furti, l’actio legis Aquilae). "Si modo iustum sit eam actionem [i.e.legibus constitutam] etiam ad peregrinos extendi " (Gaius, III, 37)

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B. – Les lois fixant leur propre champ d’application. D’après W. NIEDERER (Ceterum quaero, op. cit.), l’autolimitation par chaque loi de son champ d’application était la règle, chacune déduisant de son propre contenu son domaine dans l’espace, v. l’exemple de l’adoption, adrogatio, (p. 148, note 1) parce que selon le jus civile, elle demande l'intervention des autorités et de l'assemblée des comices curiates, l'institution n'est accessible qu'aux citoyens romains; ainsi l'économie de l'institution assure le monopole des citoyens romains et exclut les non-citoyens65 : la loi est implicitement mais nécessairement d'application personnelle66. Mais il y a également des lois précisant de manière expresse leur champ d'application, soit territorial67 soit personnel. 1. Lois d’application territoriale Gaius III. 121 & 122 : Lex Furia tantum in Italia locum habet; Lex Furia tantum in Italia valet, Apuleia vero in ceteris provinciis; Legis Apuleiae beneficium extra Italia superest (la division par parts viriles de l’engagement des co-garants d’une obligation c. l’engagement au tout de chaque garant assorti d’un recours du solvens contre les co-garants). Ulpien, Disputationes III §3 : le lieu où l’engagement a été pris ou doit être exécuté (et non le lieu où l’obligation garantie a été souscrite), et le Digeste confirme : contraxisse unusquisque in eo loco intelligitur, in quo ut solveret se obligavit (D. 44, 7, 21 : Julien) et contractum autem non

65 Cependant rien n'empêchait "les juridictions locales de tenir ces formes pour valables dans le chef de leurs ressortissants, s'il plaisait à ceux-ci d'y recourir" (F. de Visscher, « La condition des pérégrins à Rome jusqu'à la Constitution Antonine de l'an 212 », Rec. Soc. J. Bodin, L'étranger, p. 203) c'est-à-dire de singer Rome - au regard de laquelle les actes ainsi passés restent jure peregrino, une simple contrefaçon. 66 Mais, peut-être faut-il admettre avec FRANCESCAKIS, op. cit., p. 127 ad notam 32, que "l'aptitude de cette loi à s'appliquer aux rapports internationaux [v. g., à l'adoption par un citoyen romain d'un pérégrin] en raison de son contenu est différente et ultérieure" 67 E. VOLTERRA, « L'efficacia delle costitutzioni imperiali per le provincie et l'istituto dell'expositione », Scritti, t. VI, p. 7-8 mentionne la lettre par laquelle Pline le Jeune au début de 2e siècle ap. J.C. demande à Trajan s'il faut appliquer en Bithynie, où il est proconsul, la constitution impériale permettant la restitution de l'enfant abandonné à son père pourvu que celui-ci acquitte les frais exposés pour la protection de l'enfant. L'empereur répond qu'il n'y a pas lieu d'appliquer en Bithynie cette constitution qui n'a été faite que pour certaines provinces et il fait ainsi respecter la territorialité de sa loi.

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utique eo loco intelligitur quo negotium gestum sit, sed quo solvenda est pecunia (D. 42, 5,3 : Gaius)68 . 2. Lois d’application personnelle Lex Sempronia (IIe siècle av. JC) : extension aux socii nominis Latini, créanciers de citoyens romains, des lois édictées contre les usuriers : une loi romaine ainsi s'impose à des non-citoyens69. Lex Aelia Sentia (4 ap. JC) interdisant l’affranchissement in fraudem creditorum, déclarée ex auctoritate divi Adriani (Gaius II, 47) applicable aux pérégrins.

68 V. F. STURM, « Unerkannte Zugnisse römischen Kollisionsrechts », Festschrift Schwind, Wien 1978.323. 69 Comp. Cass. civ.,10 août 1813, Meyer-Bodenheimer c. Schwendt, Jurisprudence générale Dalloz, V° Lois, chap. 5, art. 5 : « Des lois de police et de sûreté qui obligent les étrangers » p. 188, n° 453, et note 1.

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Chapitre 4 : L’Egypte romaine. V. ARANGIO-RUIZ, L’application du droit romain en Egypte après la constitution antoninienne, Bull. Inst. Egypte, XIX (1948), 83; A. SEGRE, L’applicazione del diritto romano nelle provincie orientali dell’Impero dopo la costituzione antoniniana, Riv. It. Sc. Giur., série II, voL 11 (1948), 419: J. MELEZE-MODRZEJEWSKI, Diritto romano e diritti locali, in Storia di Roma, t. III, 1993, p. 985-1009, L'Egypte, in Rome et l'intégration de l'Empire 44 av J.C.-260 ap. J.C., Approches régionales de Haut Empire romain, Paris 1998. Section 1 : Dimension subjective. §1 Développement du droit uniforme (relations d’affaires). Romanisation du droit commun des Grecs §2 Survie du régime de personnalité (rapports personnels) La règle de l’application exclusive de la loi de la communauté d’origine. A. - Mais influence du droit local sur le droit romain, héllénisation (la prescription libératoire, d’origine grecque) Le civis romanus en Egypte est soumis à un droit qui se sépare du jus civile proprium Romanorum; réciproquement le droit romain peut influencer le droit local et le droit commun des Grecs. B. - Conséquences : élargissement de la jouissance des droits. Le civis romanus a désormais accès à des institutions ignorées du jus civile proprium Romanorum. Il n’est pas sans exemple que le Grec soit soumis à une loi qui n’est pas celle de sa cité d’origine, v. la Pétition de Dionysia qui montre des Grecs entrant en des mariages de droit égyptien.

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Cette évolution explique que l’on rencontre alors des mariages entre une citoyenne romaine et un pérégrin; il ne s’agit là toutefois que de tempéraments qui ne détruisent pas le principe de la personnalité, mais l’adaptent au brassage des populations (v. le cas de l’héritière, citoyenne romaine qui, ayant reçu paiement d’une créance de la succession de sa mère et voulant en donner quittance au débiteur, doit se conformer aux exigences du droit romain et solliciter l’intervention d’un tuteur, ce que ne peut être son mari, pérégrin). Section 2 : Dimension objective §1 Figures du conflit interpersonnel A. - La question de l’équivalence La pétition de Dionisya (Oxy, 237. VIII, 3-6) : le divorce forçé, le mariage non-écrit () et la puissance paternelle (v. R. TAUBENSCHLAG, op. cit., p. 13A.; SEGRE, Note sull’Editto di Caracalla, Rendiconte della Pontificia Accademia romana di Archeologia, vol. XVI, 1949. 200; Barbara ANAGNOSTOU-CANAS, Mariage et puissance paternelle dans l'Egypte romaine : le procès de Dionysia, Actes du colloque Mariage-Mariages, AFAD, Faculté Jean Monnet, Centre Droit et Sociétés réligieuses, Paris 2001). B. - Le conflit mobile Le papyrus Cattaoui (P.M. MEYER, Archiv. für Pap. Forsch., 3. 1906, p. 85) : La démarche de Chrôtis auprès de M. Rutilius Rufus, Préfet d’Egypte, en faveur de Théodoros, fils d’Isodoros (sur ce papyrus et le problème du mariage des militaires, v. M. HUMBERT, Libertas id est civitas. Autour d'un conflit négatif de citoyennetés au IIe siècle av. J.C., 88 Mefra (1976), p. 22170; J. GAUDEMET, Un témoignage méconnu sur la formation du iustum matrimonium, Pap. Cattaoui, Recto, Col.VI, Satura

70 Où est proposée une interprétation inédite de l'affaire : "La solution romaine (prononçant la nullité du mariage d'un soldat, citoyen d'Alexandrie, conclu avec une femmme de la même cité) aurait dû rattacher les enfants à la mère et les considérer comme Alexandrins; mais la règle de conflit romaine est paralysée par la loi locale qui exclut les bâtards de la citoyenneté; les enfants de l'union ne sont donc pas rattachés à la cité de leur mère et ne seront pas inscrits sur les registres des citoyens d'Alexandrie" M. HUMBERT, op. cit, p. 233, ad notam.

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Roberto Feenstra, Fribourg, 1985, p117 et s. et sur le problème des droits successoraux des enfants de soldats, v. J. GAUDEMET, Droit privé romain, p. 301, la Lettre d'Hadrien au préfet d'Egypte Q. Rammius Martialis71). §2 Lois fixant leur propre champ d’application L’édit général du préfet, Edictum provinciale. A. – Lois d’application personnelle Le mariage des citoyens d’Antinoopolis72 avec des indigènes, malgré l’interdiction de leur loi d’origine (et contrairement aux lois de Naucratis, pourtant empruntées par Hadrien pour sa nouvelle cité). B. - Lois d’application territoriale La publicité foncière, les (registres immobiliers) et l’Edit de Mettius Rufus de 89 ap. JC, destiné à rétablir et garantir la généralité d’application sur le territoire égyptien des règles du régime de publicité foncière dans l’intérêt de la sécurité du commerce juridique, abstraction faite de la qualité des aliénateurs et acquéreurs de droits réels. Conclusion : La modestie des sources sur cette période de l'Antiquité courant sur plusieurs siècles commande la modestie de la conclusion. Des quelques affaires connues et des quelques textes rattachés au problème de la loi et du juge compétents sur un rapport mixte, il ressort que prédomine un régime de personnalité des lois. Cette personnalité est à double action : action externe, d’exclusion absolue de l’étranger, non-sujet de droit; action interne, de compartimentage des populations placées sous le même régime politique, qui entretiennent entre elles des rapports d’extranéité relative. Il n’y a pas étanchéité parfaite : par voie de traité, foedus, l’étranger absolu est intégré dans le jeu interne lequel s’accommode dans la durée d’une certaine mobilité sociale des personnes 71 V. M. HUMBERT, « La juridiction du Préfet d'Egypte », in Aspects de l'Empire romain, 1964. 122; A. HANKUM, « Die Haltung des Praefectum von Aegypten… » RIDA, 3e s. 18, 1971, p. 370. 72 V. F. STURM, « Ha conferito Adriano uno statuto personale speciale agli antinoiti ? » IURA, XLIII, 1992. 83.

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passant d’une catégorie à une autre. Par ailleurs, le régime de personnalité est susceptible d’aménagements, par le moyen de la simulation ou de la fiction, et aussi de dérogations, avec les lois qui définissent elles-mêmes leur champ d’application territorial ou personnel. Quant à la technique du conflit de lois, elle paraît tout à fait rudimentaire, encore le plus souvent mêlée à celle du conflit de juridictions et laissant une place significative aux choix individuels.

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TITRE II.

LA FORMATION DE LA TRADITION CONTINENTALE DU

DROIT INTERNATIONAL PRIVE

Introduction. A l’échelle du continent, dans sa partie occidentale, le droit international privé va désormais conquérir son identité en se dotant d’une branche savante. Il n’y a pas seulement des solutions plus ou moins spontanément coordonnées entre elles par la pratique qui les forge et les ajuste à ses besoins; il y a en plus un effort inégalé de construction intellectuelle de la discipline, cherchant à dégager des principes généraux légitimant les solutions et permettant de les relier les unes aux autres et les intégrer en un véritable système. L’entreprise est d’autant plus remarquable qu’elle se développe sur plusieurs siècles et sollicite les maîtres les plus prestigieux : Carolus de TOCCO, ACCURSE, J. BALDUINI, J. de REVIGNY, P. de BELLEPERCHE, G. de CUN, BARTOLE, BALDE, DUMOULIN, d’ARGENTRE, BURGUNDUS, RODENBOURG, les VOET, HUBER, BOULLENOIS, BOUHIER etc.. Pourtant une aussi puissante cohorte, en aucune de ses composantes ne parviendra à élaborer un système de solution répondant aux résultats de la pratique pris dans leur ensemble ; cette pratique débordera toujours les théories proposées par les auteurs, lesquels le cas échéant, ne rencontreront le succès que brièvement, partiellement et, bien souvent, posthumément. I. - Les «grandes invasions» (qui, au départ et jusqu'au Ve siècle, n'ont rien de conquérant puisque les Barbares sont invités par voie de foedus à s'installer sur le limes où leurs capacités militaires leur donnent le bénéfice de l'hospitalitas et la condition de lètes73) ménagent le régime de la personnalité des lois, lequel résistera aux ambitions des nouveaux maîtres

73 V. J. BOUINEAU, Traité d'histoire européenne des institutions, Litec, 2004, n°277 et s., p. 188 et s., J.-M. CARBASSE, Introduction historique au droit, n°53, p. 95. J. BALON, Les lètes chez les Francs TvR, 1966. 41.

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Wisigoths (Edit de Théodoric, 458; code d'Euric, 476; lex romana wisigothorum ou Bréviaire d'Alaric, 506), Burgondes (Lex Burgondionum, "Gombette", 502; Lex romana Burgondionum ), Lombards (Edit de Rotharis, 64374) et Francs (Lex salica 507-511, Constitution de Clotaire)75; ces nouveaux maîtres, qui sont débarrassés depuis 476 (déposition de l'Empereur d'Occident) de la référence à un pouvoir central, fût-elle devenue depuis longtemps symbolique et de pure légitimation, et plus encore leurs successeurs rèvent de territorialité, mais la realpolitik les porte aux concessions. II. - Raisons de cette résistance de la personnalité : le calcul politique face à une donne démographique délicate, la qualité technique du droit gallo-romain, sans doute; mais surtout le droit subjectif de chacun à vivre sous sa loi, sous la loi de sa communauté d’origine, qui participe du sentiment d’identité et qui est un élément de la civilisation des anciens Germains (V. E.M. MEIJERS76); à quoi on ajoutera l’autorité de l’Eglise qui est aussi celle des lettrés (F. STURM77) et l’avantage qu’elle trouvait, comme les Gallo-romains, à jouir de la protection que l'application du droit romain assurait aux situations tant personnelles que patrimoniales dont il avait permis l’acquisition78. III. - Conséquences de cette personnalité des lois : en matière de capacité d’exercice, de succession (loi personnelle de celui dont il s'agit, de cujus), dans la procédure (le Romain prouve contre le Lombard selon le droit romain), la vente (il faut suivre la loi du vendeur, car au fond il s'agit essentiellement de transporter la propriété de la tête du vendeur à celle de l'acheteur; le transfert est la prestation caractéristique), le mariage

74 Chap. 357 : "Tous les étrangers qui sont venus de l'extérieur dans les limites de notre royaume et se sont soumis à notre puissance doivent vivre selon nos lois lombardes, sauf si notre piété leur permet d'invoquer une autre loi" 75 Sur ces "lois des peuples", v. J. Gaudemet, Les naissances du droit, p. 101 et s. 76 « L’histoire des principes fondamentaux… », Rec. cours La Haye, 1934. III. 547, p. 549; cette conception de la personnalité comme son évolution sont l'objet de débats v. M. BELLOMO, Società e Istitutzioni dal Medioevo agli inizi dell'Età Moderno, 7e éd. Rome 1997, p. 36. 77 JDI 1979. 259 78 Id constituimus observandum quod ecclesiastici canones decreverunt et lex romana constitutit, Concile d'Orléans, 511; Secundum legem Romanam qua Ecclesia vivit, L. Ripuar., tit. LVIII §1

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(l'union mixte doit satisfaire aux lois respectives des époux79)… Ce sont là les conséquences habituelles de la personnalité des lois, d'après laquelle l'individu ne doit obéissance qu'aux lois ou au système juridique du groupe auquel il appartient. IV. - Déclin de la personnalité. Disparition des lois personnelles : le brassage des populations et la pratique de la professio iuris80, la dissociation de l’identité et de l’origine (affranchissement per denarium / per cartam, l’acquisition d’un petit fief pour changer de loi), l’effacement de la connaissance des lois d’origine et leur mélange, l’action des législateurs. Affaiblissement du régime de la personnalité : l’immeuble face à la famille (hétérogénéité des indivisions : la pluralité des indivisaires relevant de lois différentes nouait un écheveau inextricable de droits se contrariant les uns les autres), l’immeuble et l’autorité publique (la loi de la concession). V. – Affirmation de la territorialité. Facteur politique : affaiblissement du pouvoir central et émergence des pouvoirs locaux (seigneurie). Facteur juridique: vide législatif compensé par le plein coutumier. Facteur socio-économique : redimensionnement du cadre social et repliement rural.

79 P. C. TIMBAL, Histoire des institutions et des faits sociaux, 3e éd. 1966, n°171, p. 73 remarque :"En matière de mariage, les futurs conjoints soumis à des lois différentes devaient respecter les conditions de forme de chacune d'elles, mais ils n'observaient souvent que les rites d'une seule loi, ce qui rendait possible la rupture de l'union; pour sauvegarder l'indissolubilité, le concile de Tribur (895) affirme que le mariage est définitivement valable, dès lors que les prescriptions d'une des lois ont été respectées". Rappr. Cass. req., 14 mars 1933, Cousin de Lavallière, S. 1934.1.161, rapp. E. Pilon, note H. Solus, RTDciv, 1933. 452, note G. Lagarde : un administrateur aux colonies qui a participé à une cérémonie de mariage l'unissant à deux épouses (sœurs) indigènes selon le rite prescrit par la coutume à laquelle celles-ci ressortissaient n'a pu contracter un vrai mariage correspondant à l'union sanctionnée par le code civil français…; il aurait donc fallu doubler la célébration coutumière par une célébration devant l'offcier de l'état civil qui, sans doute, aurait éprouvé quelque difficulté à prêter son ministère pour l'établisssement d'un lien polygamique (v. I. FADLALLAH, La famille légitime en dr. int. pr., Dalloz, 1977, n°14 et s.). 80 E. M. MEIJERS, Histoire… op. cit. , p. 559 ne s'étonne pas ainsi de lire "dans un acte de Bolzano (Bolsen), Tyrol, qu'un forgeron nommé Lantemann, qui a fait une donatoin à sa femme, quod in Teotonica lingua dicitur morgengab, cependant au moment qu'il reçoit la dot de sa femme professus fuit se vivere lege Romana" (Acte de 1237, Voltellini, Acta Tirolensia, I, n°592).

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Désormais, dans cette région de l’Europe81, les rapports mixtes s’établissent sur une structure différente : il ne s’agit plus de rapports entre individus habitant le même territoire et relevant en raison de leur origine de lois personnelles différentes, mais de rapports où les habitants d’une seigneurie ou d'une commune, dotée d’un droit local autonome, figurent face à des biens, des faits ou des personnes localisés en une autre seigneurie ou commune. L'étranger82 lui-même a changé de silhouette : comme l'observe Marguerite BOULET-SAUTEL (L'aubain dans la France coutumière du Moyen ge, Rec. Soc. J. Bodin, t. IX, L'étranger, vol. 2, 65 et s. , p. 70) : l'étranger ou, comme on le désigne, "l'aubain, c'est celui qui n'a pas d'allégeance personnelle vis-à-vis du seigneur sur la terre de qui il se trouve, et n'importe quel seigneur, à n'importe quel rang de la hiérarchie féodale, peut décréter d'étrangeté un nouveau venu dans son domaine dès lors que son suzerain ne le lui interdit pas ou n'a pas la possibilité de le lui interdire". Cette estrangeté, qui s'apprécie par rapport à l'autorité territoriale, au droit de ban (V. B. d' ALTEROCHE, De l'étranger à la seigneurie à l'étranger au royaume, XIe-XVe siècle, thèse, Paris II, 2000, LGDJ, 2002), pèse fortement sur la condition personnelle de l'aubain. Ainsi, en certaines régions, il est, comme les personnes de condition servile, assujetti aux droits de formariage et de chevage (Vermandois, Picardie, Champagne, etc.) et, de manière générale, il est exposé à l'application du droit d'aubaine : il est privé du droit de disposer de sa succession laquelle, s'il n'a héritier de son corps, échoit au seigneur local et, parallèlement, il est privé du droit de recevoir par voie de libéralité à cause de mort. Mais cette qualité d'aubain et la capitis deminutio qu'elle entraîne peuvent être évitées par l'aveu du nouvel arrivant qui, dans l'an et jour83, se déclare "homme du seigneur" et peut ainsi prendre place à son

81 Dans le secteur central et oriental, le régime de la personnalité des lois semble perdurer, indemne des tentatives d’élaboration doctrinale, v., par ex., le Code des lois (1349) de l’empereur des Serbes Etienne Dusan ( 1308-1355) : Zakonik Tsara Douchana, art. 9 : « Si un infidèle prend une chrétienne, il accepte la chrétienté, s’il le veut ; s’il ne veut pas être baptisé, il sera séparé de la femme et des enfants et sera expulsé » 82 V. M. ASCHERI, Lo straniero nella legislazione e nella letteratura giuridica del Tre-Quattrocento : un primo approcio, Riv. Storia Dir. It., LX, 1987. 83 V. Ph. de BEAUMANOIR, Coutumes de Beauvaisis, Ch. XLV, n°19 (éd. Beugnot) : "Et encore y a il de tix terres quant un frans hons qui n'est pas gentix hons de lignage, y va manoir, et il y

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rang dans la seigneurie ou la ville dépendant du seigneur84. Par ailleurs, cette qualité d'aubain va se transformer dans le temps avec la généralisation de la suzeraineté du roi, qui va déplacer la frontière de l'estrangeté ; cette frontière ne ceindra plus la seigneurie, mais le royaume et l'octroi de lettres de bourgeoisie puis de lettres de naturalité pourra en quelque sorte l'abolir ou la déplacer au profit de leurs bénéficiaires (V. B. d' ALTEROCHE, op. cit.). Cette évolution n'empêchera pas, au contraire, que les conflits de lois et de juridictions ne se développent au sein du royaume, car celui-ci reste divisé en une multitude de ressorts ou détroits coutumiers : coutumes particulières, coutumes locales, coutumes générales, etc85. Seulement ces conflits apparaissent désormais aussi sur le plan spatial86 : il s’agit toujours du problème que soulèvent les lois mises au contact les unes des autres par des rapports entre personnes obéissant à des lois différentes, mais la soumission aux lois dépend maintenant de critères qui, tantôt sont personnels, tantôt sont territoriaux, selon les matières. La première moitié de la période étudiée, qui couvre le Moyen Âge, s’efforcera de maîtriser cette nouvelle donne – qui paraîtra plus banale à partir des Temps Modernes.

est résidens un an et un jour, qu'il devient, soit hons, soit feme, sers au seigneur desoz qui il veut être résidens" 84 La diversité des coutumes locales oblige à nuancer; ainsi dans le Maine, l'antique hospitalité perdure sous des formes renouvelées :"nul ne peut être appelé aubain, à moins qu'il ne vienne sur une terre et que, sur celle-ci, il n'ait ni parent, ni ami, ni hôte de quelque sorte que ce soit et qu'il ne soit que de passage", aff. Moines de l'abbaye Saint Vincent c. Gervais de Château-du-Loir, fin XIe début XIIe siècle, Cartulaire de l'Abbaye Saint Vincent du Mans, "qui nec domos, nec coniuges ibi habent", aff. Prieur de Tessé c. Chapelain de l'Eglise de Sourches, 1167, Cartulaire des Abbayes de Saint Pierre de la Couture et de Saint Pierre de Solesmes, cités par B. d'ALTEROCHE, op. cit., p. 26-27. 85 Au XVe siècle, à la fin du Moyen-âge, on dénombre 700 coutumes : chaque province, chaque ville, chaque bourg, avait sa coutume, ses usages ou son style particuliers; à la fin de l'Ancien Régime, après la Rédaction, les chiffres baissent à 60 coutumes générales et 300 coutumes locales. 86 M. BLOCH, La société féodale, Paris, 1968; R. BOUTRUCHE, Seigneurie et féodalité. Le premier âge des liens d'homme à homme, 1968; G. FOURQUIN, Seigneurie et féodalité au Moyen-âge, 2e éd. Paris 1977, Structures féodales et féodalisme dansl'Occident méditérranéen Xe -XIIIe siècles, Rome, 1980, P. VACCARI, La territorialità come base dell'ordinamento giuridico del contado nell'Italia medievale, Milan, 1963

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SO U S-T I T R E 1e r: LE MO Y E N ÂG E. ASCHIERI (Mario), Lo straniero nella legislazione statutaria e nella letteratura giuridica del Tre-Quattrocento : un primo approcio, Riv. Storia Dir. It., 60 (1987) 179. GUTZWILLER (Max), Le développement historique du droit international privé, Rec. cours La Haye, 1929. IV. 39.5. - Geschichte des Internationalprivatrechts; Bâle-Stuttgart, 1977 LAINE (Armand), Introduction au droit international privé contenant une étude historique et critique de la théorie des statuts, 2 vol., Paris, 1888-1892. MEIJERS (Eduard Maurits), Histoire des principes fondamentaux du droit international privé à partir du Moyen Âge spécialement en Europe occidentale, Rec. cours La Haye, 1934. III. 547. - Etudes d’histoire du droit international privé, trad. P. C. Timbal et J. Metman, Paris, 1967 NEUMEYER (Karl), Die Gemeine rechtliche Entwincklung des internationales Privat und Stafrecht bis Bartolus, 2 vol., 1901-1916 STOUFF (L.), Etude sur le principe de la personnalité des lois, Rev. Bourguignonne, IV, 1894, 1 et 273. TIMBAL (Pierre-Clément), La Coutume, source du droit privé français, Cours de Doctorat, Paris 1958-1959 -La confiscation dans le droit français des XIIIe et XIVe siècles, RHD 1943-1944 - La contribution des auteurs et de la pratique coutumière au droit international privé du Moyen-âge, Rev. crit. dr. int. pr., 1955.17 SOCIETE DES HISTORIENS MEDIEVISTES DE L’ENSEIGEMENT SUPERIEUR

PUBLIC, L’étranger au Moyen-âge, Congrès de Göttingen - juin 1999, Paris 2000. SOCIETE JEAN BODIN, Recueil, t. IX, L'étranger, De la fin du XIIe siècle au XVIe siècle. On distinguera les solutions de la jurisprudence des constructions de la doctrine.

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Chapitre 1er : Les solutions de la jurisprudence. Section 1. – La procédure. Matière clef. Assurément réglée par la lex fori, la loi du juge saisi : il y a un double lien, rationnel et formel, entre l’investiture du juge et le règlement de son activité, qui définit les modalités de l’exercice du pouvoir qu’il a reçu87. Pourquoi introduire ici d’emblée la considération de la lex fori et ne pas envisager d'abord les hypothèses non contentieuses ? Aujourd'hui, il serait répondu que chaque ordre juridique a ses propres solutions de conflit de lois et que, dès lors, il n'est possible en droit international privé de raisonner que du point de vue d'un ordre juridique déterminé et que la manière la plus simple de tenir ce point de vue est de se représenter comme un organe, un interprète autorisé de cet ordre ; le juge est le prototype de l’interprète autorisé. Cette réponse ne vaut pas pour l'époque médiévale où domine l'idée - sinon toujours la réalité - d'un système de règlement des conflits de lois commun à l'ensemble des juridictions. Aussi la priorité reconnue à l'hypothèse judiciaire est sans doute assez banalement reliée à la circonstance que la familiarité des auteurs du temps avec les problèmes de conflits a d'abord résulté de leurs activités de praticiens comme au fait que les témoignages du droit de l'époque (les sources de l'historien) ici retenue ont été produits pour la plupart par les tribunaux, précisément à l'occasion des litiges qui leur étaient soumis. Cependant, la procédure n'absorbe pas tous les aspects du procès et la lex fori ne prend pas toute la place sans laisser aucun espace aux autres lois, ou statuts ou coutumes. Éventualité fâcheuse, qui n'aurait fait connaître qu'après coup aux particuliers la règle de droit qu’ils auraient dû suivre 87 Rationnellement (ou matériellement) l'exigence d'impartialité inhérente à la fonction de juger interdit à celui qui l'exerce d'être "juge et partie"; il doit être un tiers désintéressé s'astreignant personnellement et soumettant les plaideurs à une discipline stricte, qui ne saurait varier en fonction des personnes sans raison objective : l'acte de juger implique l'observation d'une procédure déterminée. Pareille mission a pu, dans des temps ou des milieux plus primitifs, être sacralisée précisément parce qu'elle place celui qui l'accomplit au desssus des parties. Formellement, cette procédure déterminée est la manière de faire imposée au juge par l'autorité qui l'a investi de sa fonction : sortant des voies définies par les règles de procédure, le juge enfreindrait la fonction et contredirait la qualité qu'il a reçues de cette autorité.

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lorsqu’ils agissaient pour obtenir le résultat juridique qu’ils recherchaient; enclose dans le droit du juge, la règle ne leur aurait été connue qu'une fois le juge saisi, bien après la formation du rapport litigieux, au moment où celui-ci est discuté en justice. Cette règle de droit dont, dans une perspective continentale, on attend qu'elle fournisse le modèle de conduite à adopter dépendrait ainsi de la juridiction saisie par le demandeur et ne serait accessible au défendeur qu’au temps du procès et non pas au temps de l’action. La règle de droit ne serait plus une règle de conduite, mais seulement une règle de jugement. Pour éviter ce phénomène contraire à toute sécurité juridique et contraire même à une conception traditionnelle sur le continent de la fonction de la règle de droit, la lex fori doit se cantonner à la procédure au sens étroit de manière à laisser jouer la loi ou les lois sur l’application desquelles les parties ont pu ou dû tabler au moment où elles déterminaient leur conduite. Mais le juge est lié par la lex fori; cantonner celle-ci à la procédure a été une entreprise assez laborieuse en certains pays : - Receswind, rois des Wisigoths (653-672), en Espagne dans son Liber iudiciorum88 (654), prohibe l’application des leges romanae, car «la loi nouvelle suffisait à assurer une pleine justice»89. - Traités en matière délictuelle, d'abord "unilatéraux" : Pise-Amalfi (1126), Naples-Gaëte (1129) puis "bilatéraux", par exemple déjà entre Naples et Narbonne (1132), entre Sienne et Chiusi de 1232 : si un habitant de Chiusi veut obtenir satisfaction d’un habitant de Sienne, qu’il se rende à Sienne pour former sa demande qui sera jugée selon la loi locale et vice versa90 (Actor sequitur forum rei, comp. le traité entre Ephèse et Sardes, supra, p. 3, et aussi Zakonik tsara Douchan, art. 123).

88 Aliene gentis legibus ad exercitium hutilitatis in bui et permittimus et optamus, ad negotiorum vero discussionem et resultamus et proibemus… cum sufficiat… que codis huius series agnoscitur continere, nolumus sive Romanis legibus sive alienis institutionibus amodo amplius convexari 89 Receswind suit les errements habituels des monarques soucieux de leur autorité, en quoi il ne fait qu'imiter Justinien voulant, en sens inverse, imposer l'application du droit romain à l'ensemble de l'empire, v. G. MARIDAKIS, L'inapplicabilité du droit étranger à Byzance, Liber amicorum Baron Louis Frédéricq, Gand,1966, vol. 2, p. 719 et s. 90 Ut quicumque de Clusinis voluerit petere ius de aliquo vel ab aliquo senense, veniat Senas petiturus et recepturus, et similiter quicumque Senensis voluerit petere ius de aliquo Clusino, veniat Clusium petiturus et recepturus ; et petenti observetur ius et constitutum illius terrae, in quae petitio fuerit, rapporté in K. NEUMEYER, op. cit., t. 2, p. 7

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- Plus remarquable, la Common Law d’Angleterre qui, jusqu’au XVIIIe siècle, reste réfractaire à l’idée d’une éventuelle application par ses juges d’un droit qui ne serait pas le leur (v. A. N. SACK, “Conflicts of Laws in the History of the English Law”, in Law : A Century of Progress, 1835-1935, vol. 3, p. 342 et s.). Cette difficulté semble avoir été beaucoup moins considérable dans la France coutumière, où la distinction entre organisation du procès et règlement des intérêts des parties était pour ainsi dire naturelle, car un juge ou un tribunal ou une cour étendait souvent, mais très normalement, sa compétence sur plusieurs détroits coutumiers et n'était pas, pour ce qui était de sa manière de fonctionner, lié par le droit matériel renfermé dans la coutume de son siège ou de la situation de quelque autre élément de l'affaire à trancher91 : la Coutume de Paris n’est pas la lex fori du Parlement, lequel a des règles procédurales propres (stilus curiae) qu’il suit toujours que ce soit pour prononcer au fond selon la Coutume de Senlis ou celle de Mantes et Meulan ou que ce soit pour statuer en application de la coutume de France (seule la coïncidence du ressort juridictionnel et du détroit coutumier suggère l'unité du forum et du jus, des normae decidendi et des normae agendi). Cette dissociation de la procédure et du fond permet ainsi au Parlement de Paris d’appliquer au fond, le cas échéant, le jus scriptum qui ne régit pas son travail juridictionnel : Arrêt de 1202 qui fait application, contre le seigneur du lieu qui prétend recueillir une succession en se réclamant d’un usage constant, du jus scriptum qui était observé à Châlons. Mais c’est de manière générale que la distinction s’opère tant à l’égard de la coutume du lieu de situation de l’immeuble qu’à l’égard de la loi personnelle. §1 Face à la consuetudo terrae Saisi d’une demande d’exécution du douaire de la veuve notamment sur des biens fonds situés en Bretagne, l’Echiquier de Normandie par une décision de 1211 délaisse la coutume de Normandie et tranche par application de la loi du lieu de situation des biens : L’exercice du douaire du tiers de ses biens constitué à son épouse par le défunt, l’un et l’autre

91 Le Parlement se trouve alors dans la situation qui est aujourd'hui celle de la Cour de justice des Communautés européennes : quel système de qualification faut-il adopter ? v. M. AUDIT, L'interprétation autonome du droit international privé communautaire, JDI 2004. 789.

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Normands, est admis sur les immeubles de Bretagne après que le tribunal s’est assuré, par l’audition de témoins autorisés, que la coutume de Bretagne le permet dans cette quotité (art. 41 Très Anc. Cout. Bretagne) : l'Echiquier écarte sur la question du douaire la coutume de Normandie, du lieu où il siège (normalement en la ville de Caen), au profit de la coutume de Bretagne, du lieu de situation des immeubles92. Le Parlement de Paris, à propos d’un litige successoral portant sur des immeubles d’Agen en Guyenne, prévoit l’application de la coutume du lieu de situation de préférence au stilus curiae alors même qu’il statue sur le mode de preuve qui aurait pu être considéré comme matière de procédure : Dictum fuit per arrestum quod super consuetudinibus, super quibus inquirendum est, inter regem Angliae et executores testamenti comitis Pictavensis, inquiretur per testes singulares, cum terra Agenensis regatur jure scripto93. §2 Face à la loi personnelle.

92 L. DELISLE, Recueil de jugements de l'échiquier de Normandie au XIIIe siècle, (1207-1290), 1864, n°90, repr. in MEIJERS, Etudes hist.dr. int. pr., p. 109 ; trad. fr. : « Messire Foulques Paignel, agissant au nom de Dame Lucie, sa fille, veuve d’André de Vitré, demande à Messire Allard de La Bretonnière, gardien du fils ainé dudit André, la tierce partie des immeubles de son mari tant en Normandie qu’en Bretagne, en exécution du douaire préfix qu’elle a reçu par contrat de mariage de son mari. Allard répond qu’il ne veut délivrer le douaire de la tierce partie des terres de Bretagne sans l’avis des barons de Bretagne, ni de Normandie sans l’avis des Barons de Normandie. Jugé qu’elle aura la tierce partie des immeubles d’André en Normandie selon ce qui est fixé dans l’écrit qu’elle tient d’André. Décidé de même pour les terres de Bretagne en présence de l’évêque de Dol, de W., Sénéchal de Rennes, de Messire W. de Fougères, de Messire Pierre Ruant, de Messire Pierre de Saint Hilaire, de Messire Hervé de Vitré, ceux-ci ayant témoigné par lettres patentes, comme Messire le roi le leur avait demandé par lettres, qu’un chevalier ou un baron peut donner à son épouse la tierce partie de ses immeubles en Bretagne : Evêque de Dol, evêque de Saint Maclou, Geoffroy de l’Epine, Messire Jean de Dol, Messire W. de Montfort, Eude fils du comte, Geoffroy de Chateaubriand. Et praedictus Aelardus in misericordia remansit pro difforciatione ». 93 « Il fut dit par arrêt que sur les coutumes, dont il s’agit de déterminer la teneur, entre le roi d’Angleterre et les exécuteurs du testament du comte de Poitou, il serait enquêté par voie de témoignages individuels puisque la terre d’Agen relève du droit écrit » Pt. Paris, 1287 Olim, t. II, p. 268, n°6, cité par MEIJERS, Histoire, op. cit., p. 25 ad notam 22, TIMBAL, La coutume, op . cit., p. 139 (était en cause la succession d’Alphonse de Poitou, frère du roi Louis IX, à qui Louis VIII avait donné en apanage, outre le comté de Poitou, certaines terres en Guyenne alors sous la suzeraineté du roi Edouard 1er d’Angleterre). Et pour l'enquête par turbe, solution semblable, v. arrêt de 1317, Olim, III, 1148, n. LX, cité par MEIJERS, eod. loc.

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A. - Parlement de Paris au XIIIe siècle 1259 : le mariage de Pétronille (Olim, I, 84, n°XXI, MEIJERS, Et. hist. dr. int. pr., p. 94). Ce mariage d'une fille âgée de onze ans n'a pas été célébré conformément à la consuetudo patrie. Le Parlement admet la nullité au motif qu' "il est prouvé que, selon la coutume personnelle, les parents de la dite Pétronille auraient dû être présents à la célébration du mariage alors qu'aucun n'y participa". MEIJERS indique qu'il n'est pas avéré qu'il y eut conflit entre les coutumes dont relevaient respectivement les époux, mais qu'il est certain que le Parlement n'a pas tranché le problème en se référant à la lex fori, laquelle ne s'occupe pas du consentement à mariage, mais seulement de procédure. 1260 : la demande pétitoire fondée sur un droit de succession, formée après l’échec d’une demande de même nature fondée sur une donation, irrecevabilité selon le stilus curiae94, malgré la position contraire du droit écrit - lequel est observé dans le lieu du domicile du demandeur et forme donc sa loi personnelle : cette dernière reste sans prise sur une question jugée être de procédure, alors qu'un système de personnalité des lois en eut imposé l'application..(Olim, I, p. 409, n°6, cité par TIMBAL, op. cit., p. 164) 1272 : id. toutes les exceptions doivent être présentées en même temps (Olim, I, p. 892, n°4, cité par MEIJERS, op. cit., p. 24 et TIMBAL, op. cit., eod. loc.). 1266 : Gilbert de Malesmains c. Richard Goelons (Olim, t. I. p. 630, n°1, repr. in MEIJERS, op. cit, p. 111, cité par TIMBAL, op. cit., p. 165) Retrait lignager, délai d’exercice d’an et jour, preuve de l’expiration du délai ; irrecevabilité de la contramandacio ad usus et consuetudines Normannie, mais admissibilité devant le Parlement de Paris de la recordatio ad usus Normannie L’admissibilité du mode de preuve (recordatio) n’appartient pas à la procédure, elle échappe à la lex fori pour obéir à la lex causae; en revanche l’administration de la preuve (contramandacio) relève du stilus

94 Comp. Cass. ass. plén., 7 juillet 2006. Bull. A.P. n° 8 p. 21, D. 2006. 2135, note L. Weiller, JCP 2006. 1. 183, obs. S. Amrani-Mekki, Droit & Patrimoine, 2006. 113, obs. S. Amrani-Mekki, Procédures, 2006-10, n° 10, p. 10, obs. R. Perrot. RTDciv., 2006-10, n° 4, p. 825-827, obs. R. Perrot : "Mais attendu qu'il incombe au demandeur de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à fonder celle-ci"

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curie95. Cette répartition des problèmes de preuve entre lex fori et lex causae ne sera de longtemps remise en question; elle sera pratiquée aux XVIe-XVIIe siècles (v. LAINE, JDI 1885, p. 260, reproduisant BRODEAU sur LOUET, litt. C., sommaire XLII, n°3) mais elle ne l'est plus aujourd'hui où l'admissibilité des modes de preuve relève d'une solution alternative prévoyant que si "la loi de la juridiction saisie" (lex fori) est applicable, c'est du moins "sans préjudice du droit pour les parties de se prévaloir également des règles de preuve du lieu étranger de l'acte"96. Cependant ce qui est à noter, c'est que sur l'administration de la preuve, G. de Malesmains, domicilié en Normandie, ne peut se prévaloir de sa loi personnelle, parce qu'il s'agit là d'une question de procédure qui relève alors et toujours de la procédure. B. – Parlement de Paris au XIVe siècle 1. Qualification. 1309 : Comte d’Armagnac c. Comte de Foix ( Olim, t. III, p. 387, n°24, cité par TIMBAL op. cit., p. 164) Le Parlement refuse d’homologuer un asseurement97 donné devant lui par le second au premier, parce qu’il comporte des réserves que le stilus curiae n’admet pas ; il ordonne l’emprisonnement du Comte de Foix à qui, pour recouvrer la liberté, il faudra une grâce royale, ce qui, comme une exception, confirme le principe de l’applicabilité du stilus curiae. 5 mars 1323 (X 1A 5, f°292 v°, cité par TIMBAL, op. cit., p. 164). Le Parlement confirme la sentence des maires et échevins d'Amiens qui avaient prononcé un défaut en application de la coutume notoire de leur ville et qui en avaient déjà été approuvés par le bailli d'Amiens, sans qu'on dût s'arrêter à la protestation du défaillant remontrant que cette coutume ne lui était pas applicable parce qu'étranger à Amiens.

95 Rappr. Pt Paris, 1287, supra, où il peut y avoir, pour l'admissibilité des moyens de preuve de la coutume, hésitation entre le droit du ressort coutumier et la lex causae, mais non le stilus curie 96 Cass. civ. 1re, 25 novembre 1981, Rezki, Rev. crit., 1982. 701 note B. Ancel et déjà Cass. civ., 27 juin 1959, Isaac, Rev. crit., 1959. 368, note Y. L., D. 1959. 485, note Ph. Malaurie 97 Promesse de ne pas continuer ni mettre à effet les menaces qu'on a fait peser sur la sécurité de la personne et des biens du destinataire.

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28 juin 1337 (X 1A 7, f°220 v°, cité par TIMBAL, op. cit., p. 136 : Jeanne de Belleville et Olivier de Clisson c. Vve Guy de la Forest, au nom de son fils mineur). La dormition des actions pétitoires concernant le sous-âgé relève des règles ayant cours dans la juridiction devant laquelle le litige a commencé. 2 déc. 1335 (X 1A 7, f°88, cité par TIMBAL, op. cit., p. 164). L’opposition tardive à la complainte de novelleté est soumise à l'application du stilus curiae, malgré le droit écrit contraire dont se prévalent les défendeurs originaires du Rouergue. Il est clair que la distinction entre les ordinatoria litis et les decisoria litis (pour parler comme les romanistes du temps) est acquise et pratiquée avec précision dès cette époque. 2. Rattachement. 1318 : Le commissaire envoyé par le Parlement pour enquête en Auvergne a pu procéder secundum stillum et consuetudinem Curie nostre, a qua commissio sub hoc processerat98. En revanche, si la commission rogatoire est confiée à une autorité locale, celle-ci procède selon la loi locale (la distinction est encore pratiquée aujourd’hui99) 28 août 1365, Simon de La Forest c. Guillemette et Guillaume son fils : les formes de l’acte d’appel se rattachent à la procédure de première instance, de sorte que le style du premier juge doit être observé100 – et non pas, comme en droit canonique et en procédure aujourd’hui, à l’instance d’appel elle-même, ce qui imposerait alors le style de la juridiction d’appel. Section 2 : Le fond

98 Parlement de Paris, 1318, Olim, t. III, 1420, n. LXI 99 V. Cass. civ. 1re, 22 mai 2007, Rev. crit. 2008. 278, note D. Foussard 100 V. G. DU BREUIL, Stilus curie Parlamenti, éd. Aubert, XX, 4 et5, v. aussi les arrêts de 1322 et 1334 cités par GUILHIERMOZ, Enquêtes et procès, app. III, p. 393 et p. 422, et l’arrêt de 1388 cité par J. LE COQ, Quest . 158 (M. BOULET, Questiones Johannis Galli, Paris, 1944, quest. 163)

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Les solutions dégagées par la jurisprudence pour le traitemetn des questions de droit touchant le fond des rapports intercoutumiers, touchant aux décisoria litis (selon la terminologie des civilistes) se laissent ranger assez naturellement selonle scatégories du droit matériel : les personnes, les biens , les obligations, de droit patrimonial de la famille. Sous-section 1re : L’état et la capacité des personnes. La loi qui gouverne la personne, son état et sa capacité est, dans le cadre du système seigneurial, déterminée par le domicile, c’est-à-dire le lieu où l’individu est levant et couchant (manant) ; il en va ainsi dans le Royaume, alors qu’en Italie, par exemple, subsiste, semble-t-il, le rattachement par l’origo, par l’origine – mais sans doute tempérée d’une petite dose de fiction, car les généalogies sont incertaines, dont les arbres sont aisément émondés et greffés selon la vanité ou les besoins des dernires bourgeons, ce qui fait que la différence est mince dans la mesure où le système seigneurial impose une certaine stabilité au domicile101. Domicile ou origo, le rattachement atteste que l’individu ne tient sa personnalité et partant son statut et son aptitude à agir dans la vie sociale que du groupe auquel il appartient (c'était avant le droit-de-l'hommisme). §1 Le statut familial. L’emprise du droit de l’Eglise, qui paraît générale depuis le IXe siècle, épargne les conflits relatifs à l’état de la personne proprement dit : la naissance (baptême), le mariage102 et le décès sont contrôlés par l’institution ecclésiastique, qui consigne ces évènements sur ses registres et préside aux cérémonies auxquelles ils donnent lieu, voire leur confère une dimension sacramentelle103. Mais les droits et prérogatives issus des liens familiaux tombent finalement dans le giron du droit profane.

101 Pour l’Espagne v. P. DOMINGUEZ LOZANO, Las circumstancias personales determinantes de la vinculacion con el derecho local. Estudio sobre el derecho local altomedieval y el derecho local de Aragon, Navarra y Cataluña (siglos IX-XV), Madrid 1986, c.r. Rev. crit. dr. int. pr. 1990. 238 102 v. cep. Pt Paris, 1259, "Le mariage de Pétronille", préc. supra 103 V. A. LEFEBVRE-TEILLARD, Introduction historique au droit des personnes et de la famille, Paris , 1996, p. 127 et s.; J.-Ph. LEVY et A. CASTALDO, Histoire du droit civil, Paris, 2002, p. 53

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§2 L’état individuel La détermiantion de l’état individuel de al personne obéit au principe domiciliaire. La solution pourrati être représetnée comme une conséquence naturelle de la prédominanence du fait coutumier. La outume se relie étroitement par son mode formation à la personne : celle-ci est tenue par la coutume à l’élaboration de alquelle elle a contribué ; en laissant se développer, voire en alimentant par son propre comportement un usage observé et accepté de longue date par la collectivité à laquelle il appartient par son domicile, le sujet s’engage a s’y soumettre. P. de Belleperche affirmera que la cause de la coutume est « la volonté tacite du peuple » ; appliquer à l’individu la coutume du lieu où il est levant et couchant, c’est respecter cette volonté tacite, qu’il exprime dans le faits en conservant son domicile. A vrai dire, c’est peut-être là une analyse optimiste car elle paraît sous-estimer la dépendance de l’individu non pas seulement à l’égard de la collectivité coutumière, mais aussi à l’égard de l’autorité seigneuriale ou municipale qui n’est pas moins attentive à maintenir la coutume. 1263 : Chapître de Notre-Dame de Paris c. Jean de Chevilly104. La coutume du domicile détermine si un individu est serf et à quelles infériorités il est soumis. La solution n'interdit pas le changement de domicile : il y a des villes où l'air rend libre de sorte que la personne de condition servile qui parvient à s'y établir accède à la condition d'homme libre105 (tel aurait été le cas de Toulouse, v. P. BONIN, Bourgeois, bourgeoisie et habitanage dans les villes du Languedoc sous l'Ancien Régime, thèse Paris II, 2000, p. 291, et peut-être même aussi de Paris, v. eod op., p. 300). 1265 : Le litige oppose le bailli de Senlis et les héritiers d'une personne décédée à La Ferté Milon. Les héritiers réclament la remise des biens du défunt que le bailli a saisis, au motif que ceux-ci appartiennent au roi, selon la coutume de La Ferté Milon. Le fondement de cette appropriation serait que le défunt n'avait pas fait aveu dans l'an et jour suivant son établissement en cette ville; en conséquence, il était devenu serf du roi,

104 Olim, I, n°XXIV, p. 446 105 V. Ph. de BEAUMANOIR, op.cit., Ch. XLV, n°36 (éd. Beugnot), où l'accès à la condition d'homme libre est subordonnée à la non-revendication une année durant.

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homo de corporis regis et les biens laissés à son décès revenaient au roi en vertu de la mainmorte. Les héritiers objectaient que leur père était un homme libre, de la commune de Crépy, et qu'il n'avait séjourné à La Ferté Milon que pour affaires, spécialement dans la vue de vendre une forêt qu'il y possédait. L'enquête révèle cependant que le défunt habitait La Ferté Milon depuis plusieurs années et qu'il n'y avait fait aucun aveu. Il fut jugé que ses biens étaient acquis au roi, par l'effet de la mainmorte, c'est-à-dire que, selon la coutume de son domicile, il était de condition servile et devait être traité comme tel. 1270 : Jean de Quantain c. Eustache de Bouteny106. L’incapacité résultant du bannissement relève de la loi du domicile, sauf exception fondée sur la condition de réciprocité. 1351 : Matthieu de Trie et son frère c. Jeanne de Sancerre, comtesse douairière de Dammartin et Jean de Chatillon, son deuxième mari. : la détermination de la majorité en vue de défendre en matière de fiefs. Sous section 2 : Le statut des biens §1. Les immeubles. Sur l’immeuble se projette un faisceau d’intérêts qui lui confère une importance sociale majeure. Pour le seigneur du lieu, dont le pouvoir dépend largement de la détention des moyens matériels de la contrainte, le territoire est l’aire nécessaire de son autorité ; aussi bien est-il peu disposé à tolérer dans le périmètre de sa puissance la diversité de régimes juridiques que risquerait de produire l’éventuelle applicabilité de règles étrangères à certaines parcelles ou à certains éléments immobiliers à l’intérieur de la seigneurie. Pour les villes qui ont bénéficié de franchises et qui assument les charges de la sécurité des personnes établies en leur sein, le foncier bâti ou rural qui compose le territoire de leur autonomie est tout aussi utile à leur défense et à leur économie. Pour les familles et 106 Olim, I, p. 814, n°III : "Considerato itaque quod Cameracenses et alii de imperio jus et legem non denegant hominibus bannitis de regno nec bannos regni observabant, pronunciatum fuit quod propter bannum Cameracensem non denegant Curia jus et legem dicto Eustachio qui erat de regno", cité par TIMBAL, « La coutume… », op. cit., p. 182.

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autres communautés instituées, notamment celles d’Eglise, la possession des immeubles est le support de la pérennité et de la prospérité ; par sa perpétuité et sa productivité l’immeuble assure la subsistance et la survivance. Mais aussi il détermine le rang social et signale la fortune et le prestige de la famille. La loi de l’immeuble, celle qui fixe son statut et définit les droits dont il peut être l’assiette est dénommée consuetudo terrae : le problème est de savoir comment cette « coutume de la terre » est identifiée. Dès l’époque franque, l’immeuble dérange le régime de la personnalité des lois : il conserve sa loi d’origine, celle qui a présidé au titre d’attribution originaire et il ne suit pas celles de ses possesseurs successifs. Aussi bien lorsque les lois, capitulaires et actes de la pratique s’accordent à soumettre dès le IXe siècle la transmission de l’immeuble à la consuetudo terrae (modalités du transfert, constitution de droits par démembrement), ils entendent consacrer cette dissociation entre la chose et la personne. Cette dissociation a conduit à l’application de la loi du lieu de situation, mais cette solution qui est celle du droit international privé contemporain n’a pu être atteinte qu’après l’effacement du régime féodal au profit du régime seigneurial. A. – L’emprise du modèle féodal. Le modèle féodal, réseau hiérarchisé de liens personnels générateurs de charges et de devoirs réciproques manifeste son emprise sous deux formes qui conduisent l’une à l’application de la loi de la concession et l’autre à la loi du concédant. 1. La loi de la concession est parfois contenue dans l’acte de concession lui-même, qui détermine directement les solutions applicables au fonds concerné, par exemple en définissant un ordre de succession spécial au fief concédé, mais c’est là un phénomène plutôt rare qui suppose chez le concédant une autorité quasi souveraine. Il est vrai que l’autre voie d’application de la loi de la concession paraît aussi avoir été pratiquée par des concédants que la conjoncture avait rendu tout-puissants. Ainsi Guillaume le Conquérant, après 1066, distribue des fiefs en Angleterre en précisant que ceux-ci obéissent à la coutume de Normandie. De même, après avoir écrasé l’hérésie des Albigeois et multiplié les confiscations,

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Simon de Montfort récompense ses compagnons par des fiefs en Languedoc que les statuts qu’il impose au « parlement » de Pamiers (1212) soumettent « à la coutume d’Île de France, sa coutume personnelle qui devait les régir pendant des siècles107 ». Mais déjà cette exigence rejoint l’application de la loi du concédant. 2. La loi du concédant, qui n’est pas celle du lieu de situation, ni celle du forum rei sitae, mais une loi personnelle appliquée aux matières féodales gouverne ainsi l’hommage, les devoirs du vassal et leur sanction (la commise), la transmission du fief. Son application est illustrée notamment par les affaires qu’au milieu du XIIIe siècle l’évêque de Beauvais dut soutenir en Parlement pour faire respecter ses droits de suzerain. Ce contentieux révèle les vicissitudes rencontrées par l’ordonnance de Philippe Auguste du 1er mai 1209 abolissant le parage, une institution qui, dans les successions féodales en ligne directe, confiait au seul fils aîné la charge de porter l’hommage au suzerain pour la totalité du fief, fût-il partagé entre les enfants, et corrélativement lui attribuait la prérogative, en ce cas, de recevoir l’hommage de ses cadets respectivement pour leur part. Cette abolition ne fut pas acceptée par les droits locaux et son application resta exceptionnelle. C’est une de ces exceptions que proposent les procès de l’évêque de Beauvais. En 1254108, celui-ci qui a reçu directement l’hommage de la sœur cadette de Dreux de Milly, s’oppose à ce dernier qui, prétendant au parage, a exercé la commise. L’évêque soutient que ses prédécesseurs et lui-même sont en saisine de suivre l’ordonnance de 1209109 – laquelle constitue alors ici la loi du concédant et supprime le devoir de la cadette de prêter foi et homamge à son aîné. Le Parlement de Paris s’arrête à l’argument : il ordonne une enquête sur la réalité et la consistance de cette saisine. Le résultat de l’enquête n’est pas connu, mais une seconde affaire, dans laquelle cette fois l’évêque s’oppose au châtelain de Beauvais, montre que le Parlement tient la loi du concédant

107 TIMBAL, « La contribution des auteurs et de la pratique… », op. cit., p. 23, « La coutume… » op. cit, p. 171, v. aussi Un conflit d’annexion au Moyen Âge : l’application de la coutume de Paris en pays d’Albigeois, 1950, p. 184 ; MEIJERS, Histoire, op. cit., p. 74 108 Olim, t. I, p. 424, n°11, cité par TIMBAL, « La coutume… », op. cit., p. 117 109 C’est-à-dire, selon l’explication fournie par A. CASTALDO, « Pouvoir royal, droit savant et droit commun coutumier dans la France du Moyen Âge. A propos de vues nouvelles. » 46 Droits (2007), 117, spéc. p. 144, que l’évêque allègue la possession que ses prédécesseurs et lui-même ont acquise de gouverner leurs terres selon l’ordonnance ; il s’agit donc d’un usage particulier au concédant.

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pour applicable : sur la preuve de la saisine, il donne par un arrêt de 1258110 satisfaction à l’évêque, alors même que l’ordonnance n’est pas reçue par le droit local. Pareille solution, qui conduit à l’application aux immeubles du même lieu de lois différentes, a pour effet un émiettement du régime foncier, générateur de complexité et donc d’insécurité juridique – lesquelles s’étendent aux censives, dont le régime se calque sur celui des fiefs. Cette insécurité est aggravée par la reprise d’alleux en fiefs111 et par les changements de mouvance112. Cependant le roi, sans doute pour des raisons politiques, maintient les fiefs entrant dans sa mouvance sous l’empire de la consuetudo terrae originaire de sorte que l’immeuble est ainsi détaché, non seulement de la personne de celui qui le tient, mais aussi de la personne du concédant. Cette séparation s’accentue avec la patrimonialité du fief (qui passe à l’héritier et même peut être aliéné entre vifs). B. - L’emprise du modèle seigneurial La concurrence du système seigneurial – fondé sur la détention des moyens matériels et juridiques de la contrainte d’assiette territoriale – et du régime féodal – fondé sur les liens personnels quoique appliqué au sol, donc d’assiette mixte – tourne à l’avantage du premier. La territorialité, qui a l’apparence d’une idée simple, convient au seigneur, à ses juges comme à l’administration de ses finances ; elle convient aussi aux détenteurs de fiefs et de censives à qui elle apporte une certaine sécurité.

110 Olim t. I., p. 47, n°13, cité par TIMBAL, « La coutume… », op.cit., p. 118 111 L’alleu est une terre libre, tenue par un homme libre hors de tout lien féodal, par opposition soit à la censive qui est exploitée par un tenancier obligé de verser un cens « recognitif de seigneur » et partant placé sous la dépendance dudit seigneur, soit surtout au fief qui est concédé par le suzerain à son vassal pour assurer le soutien matériel et social de celui-ci et lui permettre de remplir ses devoirs féodaux et tenir son rang ; la reprise d’alleu en fief est l’acte par lequel le propriétaire alleutier renonce à son indépendance et se place sous la protection d’un suzerain duquel il reçoit en retour sa propre terre en fief, lequel toutefois obéit désormais à la loi du concédant ; v. F. OLIVIER-MARTIN, Histoire du droit français des origines à la Révolution, 1992, n. 190-191, LEVY et CASTALDO, op. cit., n°288 et s. 112 La mouvance est le rapport hiérarchique par lequel le fief servant s’emboîte dans le fief dominant et qui double sur le plan réel le lien personnel entre bénéficiaire et concédant, ou entre suzerain et vassal : si le titulaire du fief dominant change, la loi du concédant se modifie pour le fief servant également.

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C’est bien en ce sens qu’à propos d’un retrait lignager sur un fief situé à Marecq se prononce au XIV

e siècle la consultation délivrée dans l’affaire du Chapitre cathédral de Cambrai et publiée par N. DIDIER113. En fait, la consultation n’innove pas ; la solution paraît acquise au Parlement de Paris dès le XIIIe siècle. Ainsi, par exemple, dans l’affaire Amaury de Meudon c. certains bourgeois de Paris, jugée en 1261114, le Parlement accueille la prétention par laquelle, en s’appuyant sur la consuetudo generalis terrae, le censier réclame avec succès aux censitaires un double cens en raison du mariage de sa fille et de l’accession de son fils à la qualité de chevalier (adoubement). Dans l’affaire de la Communauté des Comte et Comtesse de Blois, qui mettait cette dernière aux prises avec le Comte d'Alençon, héritier de son mari, le Parlement ordonne en 1280 une

113 N. DIDIER, Le droit des fiefs dans le comté de Hainaut, p. 160, cité par TIMBAL, op. cit., p. 173 : « Cette question de droit féodal doit, dans ses causes et les arguments qui ensuivent, être débattue et tranchée en la ville de Marecq où est situé le fief, en présence de personnes féodales députées ou à députer par le chapitre selon la coutume du comté de Hainaut ; pour ce premier motif que, de droit, lorsque la cause est réelle ou féodale, elle doit être débattue et tranchée là où se situe la chose ou le fief… ; encore, pour cet autre motif que ladite cause féodale doit être débattue dans la ville de Marecq et selon la coutume du comté de Hainaut parce que savoir où et en quel lieu doit se débattre et trancher la question de fief relève de la coutume du pays où est situé le dit fief, c’est-à-dire de la coutume du comté de Hainaut » 114 Olim, t. I, p. 661, n°3, repr. in MEIJERS, op. cit., p. 112; v aussi J. BEGOU, Les origines doctrinales …, p. 9 : « La question oppose d’une part, Amaury de Meudon, chevalier, et, d’autre part, certains bourgeois de Paris qui de lui tiennent à Sèvres une censive, sur laquelle, en invoquant la coutume générale du lieu, Amaury, parce qu’il marie sa fille et qu’il fait son fils chevalier, demande qu’ils versent le double du cens qu’ils lui doivent. Ces bourgeois objectent qu’ils ne sont pas obligés de faire cela parce qu’il sont bourgeois de Paris et qu’à l’instar des autres bourgeois, ils paient déjà la taille royale sur tous leurs biens où qu’ils soient situés ; ils ajoutent que ni eux-mêmes, ni leurs prédécesseurs qui tenaient les mêmes terres, n’ont jamais payé cette charge, alors même que les circonstances qui la font demander se produisirent à plusieurs reprises ; pourquoi ils demandent à rester en saisine de ne pas acquitter ce qui leur est réclamé. A cela Amaury répondait que la coutume était telle que, même si depuis longtemps ils avaient cessé de payer cette charge, ils devaient néanmoins la lui verser, à moins qu’il ne prétendent à une exemption ou à une liberté particulière, sur quoi il demandait qu’il lui soit fait droit, s’ils savaient que la coutume était telle ; mais s’ils le niaient, il demandait qu’une enquête soit faite et se déclarait prêt à rapporter la preuve de la coutume. Là-dessus, les parties demandant que droit leur soit fait selon ces conclusions, sur leur déclaration que la coutume du pays était bien telle à l’égard des paysans et des autres, mais non à leur égard ni à l’égard des bourgeois parisiens, sans qu’ils puissent prétendre ni représenter la liberté particulière dont ils jouiraient, il fut arrêté et dit pour droit qu’ils ne devaient pas être entendus contre ladite coutume générale, mais qu’ils devaient payer ce qui leur était demandé ».

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enquête pour déterminer si les raisins et les poissons sont considérés meubles ou immeubles «par les coustumes des leus où les choses sont»115. La solution marque clairement l'emprise de la coutume du lieu de situation des biens et elle ne correspond pas à celle qui, aujourd'hui, est généralement recommandée116, mais qui, à l'époque, était impossible à mettre en œuvre : la qualification lege fori, laquelle suppose qu'au stilus curiae sont associées des règles de fond pour constituer un système juridique complet (procédure et fond) suffisamment outillé pour fixer le statut des biens et par conséquent pour opérer au préalable les distinctions nécessaires; tel n'était point le cas à l'époque (v. supra) et le Parlement ne disposait en propre d'aucune règle de droit matériel définissant ce que pouvait être un meuble ou un immeuble. Sans doute la coutume du lieu de situation s'est-elle imposée parce qu'elle répondait à un rattachement particulièrement solide en matière immobilière et qu'il s'agissait en somme de déterminer quels biens pouvaient lui échapper. La force du rattachement s'affirme. De très nombreuses autres décisions vont dans le sens de cette affirmation, spécialement en matière de droit patrimonial de la famille (v. infra, s.-sect. 4). Ainsi est-on passé de la consuetudo terrae à la lex rei sitae, de la foi féodale à la force seigneuriale. §2 Les meubles Les XIIe et XIIIe siècles dans l’Italie du Nord, dans la France septentrionale et dans les Flandres forment une période d’expansion économique tout à fait remarquable ; la production des biens atteint un volume qui permet de dégager des surplus qui, joints à l’accroissement de la masse monétaire disponible, vont alimenter le commerce et les échanges de marchandises, objets mobiliers corporels. La mobilité des biens tempère très fortement la tentation territorialiste : succomber à celle-ci n’irait pas sans inconvénient parce qu’il faudrait s’accommoder de ce que les droits dont le bien est l’objet se modifient à chaque fois que celui-ci est déplacé d’un

115 Olim, t. II, p. 164, n°30, cité par MEIJERS, op. cit. , p. 68, ad notam 112 et TIMBAL, p. 174 116 V. par exemple P. MAYER et V. HEUZE, Droit international privé, n°157; mais, v. très solidement argumenté en faveur de la qualification lege rei sitae, J. HERON, Le morcellement des successions internationales, Thèse Caen, éd. Economica, 1986, n°209, p. 171 et L. D'AVOUT, Sur les solutions du conflit de lois en droit des biens, thèse Paris II, 2005, éd. Economica, 2006, n. 220 et s., p. 310 et s.

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lieu à un autre. Aussi le régime de personnalité, qui assure relativement une meilleure stabilité du droit applicable, résiste-t-il en dépit des appétits de la territorialité. A. – La résistance du régime de personnalité. Le meuble a partie liée avec la personne de son possesseur : mobilia sequuntur personam, mobilia ossibus inhaerent diront les Commentateurs et, à leur suite, les coutumiers. Tous les meubles qui ne sont pas rattachés à un immeuble le sont à une personne. L’exécution forcée des obligations se fait par la saisie corps et biens (mobiliers) du débiteur : alors que par sa dimension familiale et sociale, l’immeuble «dépasse» l’individu qui n’a sur eux que des prérogatives limitées comme s’il n’était jamais qu’un détenteur provisoire, la dimension individuelle de la possession mobilière détermine un pouvoir qui s’exerce de manière autonome et qui mesure sur cette liberté l’étendue de la responsabilité personnelle. Le lien entre pouvoir et responabilité, le lien d’universalité attache le meuble à la personne. Si ce lien fonde le régime de la personnalité des lois en ce domaine, le maintien de ce régime s’appuie notamment aux règles de compétence judiciaire et à l’autorité des seigneurs sur la personne. 1. La compétence judiciaire : les causes mobilières relèvent de la compétence du juge du domicile comme le rappelle l’Ordonnance de Philippe-le-Bel de 1287 sur la bourgeoisie royale, précisant que le juge royal, compétent sur la personne, est aussi compétent sur ses meubles. BEAUMANOIR117 (Coutume de Beauvaisis, n°214) constate : "…Si devons savoir que, par coutume général et de droit commun, les demandes qui touchent le cors ou qui sont pour muebles ou pour chateus doit estre demandées par devant les seigneurs dessous lesquels cil sont couchant et levant à qui l'en demande…". 2. Le pouvoir seigneurial s’exerçant sur la personne (levant et couchant) s’exerce aussi sur ses meubles, notamment dans le cadre des peines

117 Philippe de Remi, sire de BEAUMANOIR, auteur en 1283 des Coutumes du Beauvaisis, qualifié le "plus admirable de la société médiévale, le chevalier poète et juriste" par Marc BLOCH (La société féodale, p. 179) a été d'abord bailli seigneurial de Robert, Comte de Clermont (en Beauvaisis), frère cadet du roi Louis IX, de 1279 à 1284, ensuite successivement sénéchal royal du Poitou (1284-1287) et de Saintonge (1287-1288), puis bailli royal de Vermandois (1289-1291), de Touraine (1291-1292) et enfin de Senlis (1292-1296).

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pécuniaires, voire des confiscations assortissant les condamnations à des peines criminelles ; en matière délictuelle, en effet, les arrêts sont nombreux en ce sens, l’allégeance de l’individu envers son seigneur justifiant aussi bien cette compétence et ce droit de confiscation. La protection seigneuriale sur l’individu est indissociable du pouvoir de juger celui-ci dans ses comportements et de le contraindre, le cas échéant, à s’amender ou se racheter ; en somme, c’est pour son bien qu’on le prive de ses biens118. Mais c’est sur ce point de la confiscation que l’offensive territorialiste se fait la plus pressante119. B. – La pression de la territorialité. 1. Les appétits seigneuriaux conduisent à détacher la personne et ses meubles : en cas de confiscation, les meubles vont désormais au titulaire de la justice dans le ressort de laquelle ils se trouvent au moment de la condamnation, quoique celle-ci ait été prononcée ailleurs (par le justicier du domicile ou du lieu d’arrestation). A quoi sera donnée une explication savante (G. de Cun, Bartole, n°51) : le condamné encourant la confiscation perd sa capacité de posséder des meubles, lesquels deviennent bona vacantia et comme tels sont acquis par voie d’occupation par le seigneur local… L’argument s’étend aux autres droits profitables : déshérence, bâtardise… Mais la vérité est la position de force du seigneur local. 2. Les droits privés portant sur les meubles soulèvent d’autres difficultés qu’il est commode de faire arbitrer par la loi du lieu de situation : ainsi lorsque deux personnes relevant de coutumes différentes se disputent un meuble et s’opposent leurs coutumes respectives et divergentes… NEUMEYER rapporte une décision autrichienne de 1353120 : le procès opposant le propriétaire d’un cheval volé et celui qui l’a acquis d’un

118 Parlement de Paris 1259, Olim, I, p. 94, n°9, 1260, Olim, I, p. 108, n°12, 1262, Olim, I, p. 157, n°7, cités par TIMBAL, « La coutume… »op. cit., p. 177 119 Sur la confiscation, v. P.-C. TIMBAL, « La confiscation dans le droit français des XIIIe et XIVe siècles », RHD, 1943-1944, 26 et « La contribution… », op. cit., p. 26. 120 K. NEUMEYER, Die geographische Ausbreitung der gemeinrechtkichen Lehren vom internationalen Privatrecht , TvR 33 [1965] 198, p. 206 : et hic collige quod actor et reus consuetudines et iura locorum in quibus litigant observare debent, licet fortassis in aliis locis ubi alia vigent iura residentiam habeat corporalem; unde cum dicitur quod actor forum rei sequi debet, ibi rei potest exponi pro causa, ita quod genitivus huius nominis res et non tantum huius nominis reus, sicut patet in casu presenti.

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marchand à l’étranger est de la compétence du juge et de la loi de Bodenstadt où se trouve le cheval – le commentateur justifiant la solution en indiquant que le tribunal est ici le forum rei (confondant reus et res). La tendance à séparer la personne et ses biens est beaucoup moins accentuée à propos des meubles qu’à propos des immeubles et les progrès de la territorialité n’iront pas jusqu’à périmer mobilia ossibus inhaerent qui trouvera encore à s’appliquer là où les meubles sont considérés ut universi, c’est-à-dire dans leur rapport avec les obligations pesant sur leur possesseur. Sous-section 3 : Le statut des obligations. Il y a lieu de disjoindre les obligations extra-contractuelles ou non-contractuelles des obligations contractuelles pour cette raison que leur régime sur le terrain des conflits dépend de leur source et que, fondée sur la négation, l’opposition du contrat à ce qui n’est pas contrat paraît irréductible. Au demeurant, la distinction s’impose avec d’autant plus de force au Moyen Âge, que la responsabilité délictuelle ou du fait de l’illicite est fortement imprégnée de droit pénal ; au contraire du contrat, le délit civil n’est pas vraiment civil et son régime s’en ressent. §1 Les obligations extra-contractuelles. L’esprit répressif qui pénètre le droit des obligations extra-contractuelles est à la base des transformations que connaît le droit des conflits en ce domaine ; il est aussi à la base de l’unité du forum et du jus, de la détermination conjointe de la juridiction compétente et du droit applicable. La compétence, dans la ligne des siècles antérieurs où la sanction relevait de la justice privée, reste d’abord tributaire du régime de la personnalité des lois, mais progressivement l’évolution s’infléchit vers la protection de l’intérêt public et promeut ainsi la compétence locale. A. – Compétence personnelle. La compétence de ce qu’il faudrait appeler l’ordre juridique personnel (puisqu’elle couvre autant le juge que le droit) constitue le principe initial,

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mais celui-ci, gros de conséquences exigeantes, est tempéré par des exceptions. 1. Le principe - Le principe n’est que mise en œuvre de l’allégeance de la personne sur le double plan du conflit de lois et du conflit de juridictions. Si la personne n’est pas de condition libre, elle doit alors répondre de ses actes devant son seigneur (ou ses juges). Si la personne jouit du droit de bourgeoisie, elle relève de la justice de sa ville, selon ce qu’attestent, par exemple, l'art. 4 de la Confirmation de la Charte communale de Noyon par Philippe Auguste (1182)121 - "Quelconques choses aient adjugie le jurez, ilz ne pourront estre trais ou convenus hors la cité" – ou encore les privilèges de nombreuses villes des Pays Bas mentionnés par MEIJERS122, tandis que, revêtant la qualité de vilain (paysan de condition libre), elle doit être attraite devant le juge son domicile : «Li homs doit estre justisié là où il couche et liève»123 . 2. Les conséquences - Cette solution développe ses conséquences dans les mécanismes de l’extradition et du renvoi vers le « juge naturel » de la personne ; en effet, ces formes de coopération s’imposent entre la juridiction du lieu de l’arrestation et la juridiction de jugement ; cette dernière peut réclamer l’extradition du prévenu lui ressortissant, lequel peut, de son côté, au besoin demander son renvoi («l’adveu emporte l’homme», comme l’admet le Parlement de Paris, jugeant en 1284 que « si lesdits individus présentés au juge de Crécy et refusant de répondre mais s’avouant hommes de l’abbé et du couvent, sont détenus par le juge de Crécy, le juge de Crécy, à la demande de l’abbé et du couvent, rendra ces hommes à leurs soins selon ce qu’ils s’avouent, à moins qu’ils n’aient été pris en flagrant délit »). Le Parlement surveille de près cette nécessaire coopération des autorités locales afin de garantir le respect du principe de la compétence personnelle, ainsi qu’il appert par exemple de l’arrêt de 1258, intimant après enquête « qu’il soit ordonné que, pour ce fait ledit Guillaume et autres susdits soient pris et jetés en prison ; et, si on ne les trouve pas sur les terres du roi, il est prescrit qu’il sera ordonné au comte

121 Publiée par A. LEFRANC, Histoire de la Ville de Noyon, Paris 1887; à la même époque, la solution est aussi répandue en Espagne v. P. DOMINGUEZ LOZANO, La circumstancias personales, op. cit., p. 92, analysant le Fuero de Estella, Lib. II, n°70, de 1164. 122 MEIJERS, Histoire…, op. cit., p. 46, notes 70-71 123 Pierre de FONTAINES, Conseil à un ami, Ch . III, §7, p. 15

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de Blois qu’il s’en saisisse, s’ils sont sur ses terres, et les conduise à la prison du seigneur roi ; et s’il ne le fait pas, que le bailli du roi le fasse… ». 3. Les exceptions124 - La première est celle de « présent mesfet »125, de flagrant délit. Mme H. GAUDEMET-TALLON souligne justement que si la compétence personnelle de principe se fonde sur l’aspect privatiste du délit, la réserve ici faite de l’hypothèse de flagrance qui attribue compétence au juge du lieu du délit qui est aussi celui de l’arrestation, montre que l’aspect de droit public n’est pas complètement négligé : « le trouble de l’ordre public que cause toute infraction est en effet bien plus manifeste, bien plus évident, si le coupable est surpris en flagrant délit126 ». En revanche, la seconde exception conserve tout son relief à l’aspect privatiste puisqu’elle autorise le juge auquel le délit est dénoncé à connaître de la cause si le prévenu comparait volontairement ou s’avoue son justiciable – pourvu du moins que l’extradition de ce dernier ne soit pas demandée par son juge naturel. Enfin un dernier type d’exception est admis comme le résultat de l’exclusivité de certaines compétences, telles celle des juges royaux sur les personnes qui sont sous la sauvegarde du roi ou celle du juge qui a reçu l’asseurement dont la violation est poursuivie. B. – Compétence locale. 1. - L’affirmation de la compétence du juge du lieu de commission du délit (forum loci delicti commissi) a) Dispositions coutumières: - Le principe de la compétence personnelle du juge et de la coutume du domicile du prévenu n’est pas reçu uniformément dans le royaume. Ainsi, d’après les coutumes d’Anjou et de

124 MEIJERS, Histoire…, op. cit., p. 31. 125 BEAUMANOIR, Coutumes de Beauvaisis, éd. Salmon, ch. xxx, n. 911 : « Nus ne ra sa court d’homme qui est pris en présent msfet, soit en mellee, soit en damage fesant à autrui, ainsois en appartient la connaissance au seigneur en qui terre la prise est fete. Mes se li maufeteres s’en part sans estre aresté, la connoissance en appartient au seigneur dessous qui il est conchans et levans ». 126 H. GAUDEMET-TALLON, Recherches sur les origines de l’article 14 du code civil. Contribution à l’histoire de la compétence judiciaire internationale, Paris 1964, p. 26

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Touraine, au XIIIe siècle, par l’effet d’une espèce de division du travail qui entame le principe, si le prévenu arrêté dans le ressort où le délit a été commis doit être remis à son seigneur pour être jugé, il sera, le cas échéant, restitué au juge de l’arrestation aux fins d’exécution de la condamnation. Mais ce modèle de coopération judiciaire table sur la bonne volonté ou la docilité du juge du lieu du délit, lequel pourtant n’est pas assuré du retour du condamné et pour se prémunir de ce risque est enclin à refuser d’extrader le défendeur vers son juge naturel et à tenir ainsi en échec le principe de la compétence personnelle. Aussi bien les versions postérieures de ces coutumes, abdiquant devant la difficulté, se rendent au principe adverse de la compétence du juge dans le ressort duquel ont été commis les faits délictueux. b) La pratique des tribunaux : - MEIJERS signale aux Pays-Bas une tendance des juridictions à négliger le principe de la compétence personnelle et à préférer la compétence du tribunal du lieu du délit127. En l’absence d’une cour supérieure qui put effectivement régler de juges, la coopération entre les juridictions qu’exige le respect des règles de compétence ne peut s’établir et cette attitude d’indépendance s’encourage de l’impunité. Le même auteur observe que le Conseil de Flandres au XIVe siècle proclame le principe de la compétence personnelle mais pour mieux le limiter, notamment lorsque les protagonistes relèvent de juridictions différentes128. A vrai dire, déjà le Parlement de Paris était engagé dans la voie d’un renversement du principe de la compétence personnelle ou plutôt de sa conversion en un tempérament dont il assortissait la compétence locale. Ainsi, en 1299, il écarte la coutume du lieu de l’infraction et déssaisit la juridiction locale au motif que, étranger au ressort, le prévenu était dispensé de se conformer aux règles exorbitantes qui y avaient cours. En même temps qu’elle implique le principe de la compétence locale, la solution de cet arrêt Gilbert de Gages129 offre ainsi une préfiguration de l’excuse d’ignorance légitime du droit applicable130.

127 MEIJERS, Histoire…, op. cit. , p. 40. 128 MEIJERS, Histoire…, op. cit. , p. 50. 129 Parlement de Paris, février 1299, Olim, II, n°XXXIV, p. 428, repr. in MEIJERS, Histoire…, op. cit., p. 113 ; trad. fr. : « Les délégués, jurés et autres recteurs de la commune de Tournai, en leur nom et en celui de leurs concitoyens et de leur commune nous exposent dans leur requête que notre aimé et fidèle comte de Hainaut a pris et arrêté injustement Gilbert de Gages, leur concitoyen de Tournai, l’a retenu captif et arrêté et ensuite lui a fait récréance à charge d’une

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2. – Les facteurs de la promotion du forum loci delicti. Le triomphe du locus delicti est le produit de la conjugaison de trois facteurs. La répugnance des juges, jaloux de leur fonction, à se dessaisir d’une affaire qui a troublé la paix civile dans leur ressort a très bien pu s’associer au sentiment que la justice la plus appropriée à la cause était celle qui y avait cours et qu’il leur incombait de garantir. La considération de la publica utilitas avait reçu l’onction du droit canonique et le second facteur a sans doute été ici l’influence de la doctrine plus moderne des Décrétistes et Décrétalistes, préconisant depuis longtemps une territorialité tempérée, au bénéfice de l’étranger, par l’exception d’ignorance excusable de la loi applicable131. Enfin les appétits seigneuriaux se portant sur le profit des condamnations ont pu aussi agir puissament sur l’évolution en faveur du locus delicti. Conclusion : le régime seigneurial conduit à la territorialisation de la responsabilité. On observe dans le domaine de la responsabilité extra-contractuelle cette tendance à ajuster les champs des compétences pour

forte pénalité ; lesdits délélgués, jurés, citoyens et recteurs susmentionnés demandent que la récréance de Gilbert soit convertie en libération et qu’il soit fait réparation de sa capture et arrestation ; de la part du comte, il fut allégué devant nous que la coutume en vigueur en son comté était telle que dès lors qu’en son comté quelqu’un perpétrait un homicide, tous et chacun de la parentèle dans l’année suivant l’homicide devaient se présenter à la Cour comtale et renier l’homicide et que, si aucun omettait de faire ainsi, il serait réputé prévenu et coupable du crime et puni comme homicide, s’il venait à reparaitre dans le comté ; et comme un parent consanguin de Gilbert avait commis un homicide dans le comté et comme Gilbert n’était pas venu renier comme l’exige la coutume, le comte prit et arrêta Gilbert ensuite reparu dans le comté, le retint puis lui fit récréance comme dit ci-dessus ; lesdits délégués, jurés et citoyens ont répliqué qu’ils n’étaient d’aucune manière justiciables dudit comte et, sur diverses raisons, ont allégué qu’ils n’étaient pas tenus d’obéir à cette coutume ; sur quoi, entendus les différents arguments de part et d’autre, il fut prononcé par notre Cour en jugement que lesdits délégués et jurés, citoyens et recteurs et leurs sujets n’étaient pas tenus d’observer ladite coutume ni de supporter la pénalité susdite s’ils n’observaient pas la dite coutume ; et ils furent expressément dispensés d’obéir là-dessus audit comte et la récréance reçue par ledit comte pour Gilbert fut anéantie par le même jugement et transformée et réécrite en libération pure et simple. Au mois de février ». 130 Rappr., citée par B. d'ALTEROCHE, op. cit., p. 176, la concession de loi accordée en 1239 par Baudouin Buridan aux habitants de Walincourt et autres localités de Picardie, précisant que si un étranger est pris sur un chemin interdit et ne peut prouver par serment qu'il ignorait l'interdiction enfreinte, il sera condamné à une amende de 2 deniers 131 V. L. SIRI, L'apport, op. cit., p. 52 et s.

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statuer (potestas statuendi) et pour juger (potestas adjucandi) sur celui de la compétence pour contraindre (potestas cogendi), qui caractérise le mouvement qui a conduit à l'effacement du régime féodal au profit de régime seigneurial132. §2 Les obligations contractuelles et la règle Locus regit actum « Le lieu gouverne l’acte ». La règle ne sera ainsi formulée qu’au XIV

e siècle par Cinus de Pistoie, maître de Bartole, qui avait recueilli à Orléans l’enseignement de Pierre de Belleperche et avait lu et peut-être entendu Guillaume de Cun ; ceux-ci avaient dégagé la solution au début de ce siècle : cette règle (semble-t-il, déjà admise par les canonistes133) répondait sans doute à la pratique française, au fondement assez sûr mais de portée incertaine. A.- Le fondement : Ex pacto nudo, ius non oritur 1. Même si les auteurs coutumiers, perméables sur ce point à la doctrine canoniste, annoncent l’avènement du consensualisme, la pratique médiévale marque une certaine fidélité au formalisme et maintient le principe que ex pacto nudo nulla actio oritur ou dans le langage de Boutillier que « paction sans stipulation est nue et n’engendre pas d’action ». L’obligation ne se conçoit pas sans sa sanction et il faut attacher celle-ci à l’engagement dès l’échange des consentements. Pas d’obligation sans sanction, pas de sanction sans formalité ; c’est en effet cette dernière qui ménage le concours du pouvoir judiciaire pour qu’en offrant une actio, il mette la contrainte publique, qu’il s’efforce d’organiser et de réguler, au service du créancier. A cette fin, il faut relier l’engagement à la juridiction - ce qui placera le contrat dans son ressort et déterminera ainsi tout ensemble la compétence judiciaire et le droit applicable.

132 La territorialisation va de pair avec l'affirmation du pouvoir; six siècles après Receswind (v. supra), Alphonse X le Sage, en Espagne, rappelle en 1265 que : Todos aquellos que son del Señorio del facedor de las leyes, sobre que las pone, son tenudos de las obedescer, á juzgarse por ellos, e' no por otro escrito de otra ley fecha in ninguna manera (Siete Partidas, I 1, 15) : Tous ceux qui relèvent du pouvoir de l'auteur des lois sont, quant à ce qu'elles disposent, tenus d'y obéir et de les observer, de se régler sur elles et d'aucune manière sur le prescrit de quelque autre loi. 133 V. L. SIRI, L'apport…, op. cit., p. 64 et s.

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a) La liaison peut s’établir par une solennité, par acte public, devant les échevins ou des hommes de justice (v. supra, l’objet de la recordacio proposée par R. Goelons), qui témoigneront devant le juge du lieu où ils siègent de l’existence et de la consistance de l’engagement. b) La liaison peut aussi s’établir par l’écrit notarié ; le notaire ou tabellion, officier ou secrétaire de juridiction rédige le contrat et y appose le sceau de celle-ci, garantissant de la sorte la compétence du tribunal et au besoin l’exécution forcée du contrat (aux conditions pratiquées par ce tribunal). C’est dans ces conditions qu’il est permis de dire que le droit du lieu où il se forme gouverne l’acte. Mais la formule n’a pas une valeur absolue. 2. Le droit des contrats de foire Le commerce des foires s’est considérablement développé à partir du XIIe siècle au point de constituer un véritable réseau férial par l’interconnexion de ces marchés périodiques et organisés. Ces marchés, par définition, concentrent une forte activité contractuelle et peu à peu génèrent leurs propres usages et règles pour adapter leurs modes de fonctionnement aux exigences économiques : instruments de l’échange, les contrats qui son t conclus dans les foires, les contrats de vente qui prévoient la livraison en foire et les contrats de transport de marchandises à destination d’une foire sont soumis aux juridictions et aux coutumes de la place concernée. L'idée - qui n'est pas encore périmée - est au fond qu'est applicable la loi du marché à toute opération qui se développe sur cette place laquelle constitue pour ainsi dire l'ordre juridique vers lequel est tournée l'attention des parties. La liaison avec la juridiction s’observe ici encore sans qu’elle passe nécessairement par la localisation du contrat, mais bien plutôt par la fonction économique de celui-ci. Le formalisme est alors moins nécessaire car la participation à l’activité du marché justifie la compétence de la juridiction fériale (custodes nundinarum), laquelle opère selon des procédures rapides, simplifiées et particulièrement efficaces débouchant sur des décisions dont la reconnaissance et l’exécution sont assurées dans toute la France et au delà d’après la coutume des foires, avec possibilité de forcer la résistance du

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juge ad quem et, en dernier ressort, de frapper d’exclusion le débiteur récalcitrant134. B. - Les applications de locus regit actum. L’application de locus regit actum paraît ne rencontrer aucun obstacle lorsqu’il est question de la forme de l’acte; en revanche, elle est nettement moins sûre lorsque la cause touche le fond du contrat. 1. La forme du contrat. Quant à la forme de l’acte, la solution de l’application de la loi du lieu de confection est illustrée de manière particulièrement démonstrative par des affaires où étaient en cause de la procuration donnée par un plaideur à fins de représentation en justice et où donc entrait en lice le stilus curiae. Or devant le Parlement de Paris et généralement en pays de coutumes, de telles procurations n’étaient admises qu’autorisées par lettres de grâce, tandis qu’en pays de droit écrit, cette formalité n’était pas requise. Le 17 mai 1337, le Parlement, dans un procès opposant le co-seigneur et le juge de Limoux (en pays cathare, chef lieu du comté de Razès, pays de droit écrit), reconnaît la régularité en la forme de la procuration établie en cette ville et non assortie de lettres de grâces. La solution est réitérée par arrêt du 27 mars 1342 au sujet de la procuration des exécuteurs testamentaires de Marie Gancía qui reprennent le procès dans lequel celle-ci était engagée au temps de son décès ; donnée en Espagne où les lettres de grâce ne sont pas exigées, la procuration est jugée valable (v. aussi Pt Paris, 30 mai 1365). En la forme, il est clair que le lieu gouverne l’acte. 2. Le fond de l’acte. Il est beaucoup plus difficile de conclure en ce sens en ce qui concerne le fond de l’acte. Le contentieux contractuel est peu abondant sur ce point. Les meilleurs auteurs citent deux décision du Parlement de Paris qui, ni l’une ni l’autre, ne paraissent se contenter de la règle locus regit actum, alors même que la doctrine du temps, on le verra, semble favorable à cette solution. 134 H. PIRENNE, Le jus mercatorum au Moyen Âge, Rev.hist.dr.fr.étr. 1926. 564, J. BART, la Lex mercatoria au moyen-âge : Mythe ou réalité? Mélanges Ph. Khan, p. 9; v. R. SZRAMKEWICZ, Histoire…; J. HILAIRE, Introduction historique au droit commercial, n.12, n.20 et s., et p. 56.

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Le premier arrêt est de 1272135. Il est prononcé à propos d’une convention de sauvetage conclue un jour de tempête par un batelier avec les habitants de la commune de Belleville promettant à ceux-ci la moitié de la cargaison de vin qu’il transporte si elle échappe au naufrage ; le Parlement mentionne bien la lex loci contractus mais, pour écarter le moyen que le batelier prétendait tirer de la contrainte qui aurait vicié son engagement, il se fonde son choix en faveur de la validité surtout sur les nécessités du commerce: considerato eciam a Curia quod, quanquam hoc durum videatur, contrarium tamen, si fieret, valde posset esse periculosum mercatoribus et dampnosum, quando sunt in naufragii periculo constituti136. La solution échappe ainsi à la coutume locale et relève d’une règle matérielle du droit du commerce fluvial intercoutumier, sorte de lex mercatoria fluvialis. La seconde décision (Jean Teisson c. Henri d’Avaugour) a été prononcée le vendredi des Rameaux 1314137. Henri d'Avaugour le défendeur est le fils d'un noble breton du même nom, qui a fait donation à son gendre Jean Teisson, au moment du mariage, d'une rente annuelle de 200 muids de froment à prendre sur un bien situé en Normandie. Lorsque le défendeur succède à son père et reçoit le fonds grevé, il s'oppose au paiement de la rente au motif que Jean n'a pas respecté la coutume de Bretagne qui exigeait qu'il lui fasse foi et hommage. Jean plaide que le contrat n'est pas soumis à cette coutume de Bretagne, mais que, conclu à Avranches en Normandie où le bien chargé de la rente est situé et où le service de celle-ci était convenu, le contrat de donation obéissait à la coutume normande, comme le montraient les diverses conditions apposées à la libéralité; or, cette coutume ne prescrivait pas au crédirentier de prêter foi et hommage au débirentier. Le Parlement juge que les obligations incombant au bénéficiaire du contrat de donation sont définies par la loi de l’acte, qui est la coutume de Normandie, identifiée à partir des clauses qu’il comporte beaucoup plus qu’à partir du lieu de son exécution ou de sa conclusion.

135 Pt Paris, 1272 (Olim, I, 413, n° XXIII, cité par MEIJERS, op. cit., p. 54) 136 « Etant considéré par la Cour que, si rigoureux que cela puisse paraître, le contraire, s’il était admis, assurément pourrait être dangereux et préjudiciable aux marchands quand ils seraient mis en péril de naufrage » 137 Olim, II, 608, n°XXII, cité par MEIJERS, op. cit., p. 53 et repr p. 115, v. aussi TIMBAL, La coutume, op. cit., p. 174

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Plutôt que consacrer la règle locus regit actum, cet arrêt semble pratiquer la méthode du groupement des points de contacts dans la vue de déduire de ce que les parties ont fait ce qu’elles ont voulu quant à la loi applicable ; le locus contractus a longtemps entretenu l’hésitation entre le lieu d’exécution et le lieu de conclusion de l’acte et une référence à l’intention des parties pouvait être un moyen de surmonter la difficulté. C’était alors s’engager avec quelques siècles d’avance sur la voie de la loi d’autonomie138. Si cette interprétation reste aléatoire, il semble bien que relativement au fond la volonté des contractants n’est pas assujettie à locus regit actum comme elle l’est en ce qui concerne la forme. Sous-section 4. Le droit patrimonial de la famille. Le droit patrimonial de la famille compore deux volets. Le premier organise les effets que le lien conjugal produit sur les rapports patrimoniaux des époux ; plutôt que de régime mantirmonial, c’est de droit du ménage qu’il s’agit alors. Le second volet gouverne les effets que le lien lignager produit sur le sort des biens dont le décès dessaisit l’individu ; il s’agit du droit des successions. Initialement, dans le conflit intercoutumier, ces deux catégories semblent l’une comme l’autre avoir été absorbées par le régime des biens ; cependant, la première amorce dès le Moyen Âge son accession à l’autonomie tandis que la seconde, au contraire, reste incluse dans le statut réel. §1 Rapports patrimoniaux des époux Il n’est pas sûr que, dès cette époque, il y ait un régime matrimonial au sens contemporain de l’expression; il y a la communauté et le douaire en pays de coutume, il y a la dot en pays de droit écrit et, de part et d’autre, la question des libéralités entre époux. La mise en œuvre de ces institutions peut être conventionnelle; il y a des contrats de mariage, comportant éventuellement des donations propter nuptias et différentes clauses aménageant le fonctionnement ou la liquidation des rapports patrimoniaux des époux. Mais ceux-ci ne sont pas soudés par un concept global ni organisés dans une structure d’ensemble et la question du droit applicable

138 V. Cass. civ. , 5 décembre 1910, American Trading C°, Grands arrêts, n°11.

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se règle, sinon au détail, du moins selon des distinctions fondées sur la nature et l’origine des biens. A. - Les immeubles. Les biens immobiliers traduisent sur le plan des conflits la dépendance du droit des rapports entre époux à l’égard du régime général des biens. Ils restent soumis en principe à la loi du lieu de leur situation, comme si l’établissement du ménage restait sans incidence en ce domaine. La dimension personnelle de l’union conjugale n’est point ressentie. 1. Pour le règlement de la communauté, le Parlement de Paris s’est prononcé en ce sens notamment139 par un arrêt du 20 juin 1327, dans une affaire Etienne de Grevies c. Etienne Leprestre140 : Adeline et ses deux maris successifs, Jean Bossart et Etienne Leprestre, ont eu leur domicile à Villeneuve-sur-Yonne (Villanova Regis). Au cours de leur union, Adeline et Etienne Leprestre ont acquis des immeubles dans les localités de Dixmont et des Bordes. Etienne de Grevies est le gendre d'Adeline, époux de Jeannette ; il agit pour le compte de celle-ci et pour celui de Jean, son beau-frère, issu de la première union141. Il demande l'application de la coutume de Lorris, à laquelle se réfère celle de Villeneuve, qui s’étend à Dixmont et aux Bordes. Il s'agit pour les enfants du premier lit d'obtenir contre Etienne Leprestre le quart des meubles et acquêts dans la seconde communauté, du chef d'Adeline (aux héritiers de laquelle revient la moitié, celle-ci se divisant entre les deux lits). Le Parlement règle les droits respectifs par application de la coutume de Villeneuve en ce qui concerne les meubles et aussi les immeubles acquis à Dixmont et aux Bordes; pour les autres biens

139 MEIJERS, Histoire…, op. cit., p. 69, note 115 cite dans le même sens des arrêts de 1261, Olim, I, p. 139, n. III et p. 517, n. X, de 1264, Olim, II, p. 196, n. III, de 1276, Olim, p. 74, n. X . 140 Parlement de Paris, 20 juin 1327, (AN, X1A5 f° 510, cité par TIMBAL, op. cit., p. 184 141 Diagramme des rapports personnels entre les litigants : Jean BOSSART † Adeline Etienne LE PRESTRE Et. de Grevies Jeannette Jean (enfants)

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immobiliers, il prescrit de se reporter à la coutume du lieu de leur situation. C’est dire que si, dans les rapports entre époux, la coutume de leur domicile régit les meubles, c’est la coutume du lieu de leur situation qui gouvenre les immeubles 2. Variant dans son étendue selon les coutumes, le douaire doit être exercé secundum usus et consuetudines locorum in quibus terre site sunt , qu’il s’agisse du douaire coutumier142 (en l’absence de conventions matrimoniales) ou même, semble-t-il au moins primitivement, du douaire préfix143 (convenu par contrat de mariage). B. - Les meubles Les biens mobiliers sont en principe soumis à la loi personnelle de qui les possède. Cette règle s’applique dans le cadre des rapports entre époux et elle désigne alors la coutume du domicile matrimonial, qui est celui du mari, celui auquel le mari conduit son épouse aussitôt après le mariage. Cette cristallisation du rattachement au premier domicile des époux garantit l’immutabilité de la désignation et, par voie de conséquence, l’immutabilité du régime des biens. Jointe au caractère volontaire du domicile, la cristallisation a pu encourager l’idée que cette désignation correspondait à l’intention des époux et, plus avant, que si celle-ci était autre, il ne leur était pas interdit d’exprimer leur choix de la loi applicable. Ainsi a-t-on pu passer de la coutume du domicile matrimonial à la coutume convenue. 1. La coutume du domicile matrimonial Il ne semble pas que le rattachement à la coutume du premier domicile des rapports entre époux portant sur leurs biens mobiliers ait jamais fait difficulté. La solution procédait du régime de la personnalité des lois et, même avec cette marque d’origine, elle s’acclimatait naturellement au droit intercoutumier. Sur ce point aussi l’affaire Etienne de Grevies c. Etienne Leprestre jugée par le Parlement de Paris le 20 juin 1327 peut

142 Arrêts du Parlement de Paris de 1264, Olim, t. 1, p. 195, n. III, et de 1277, Olim, t. 2, p. 94, n. XXVIII 143 V. Echiquier de Normandie, 1211 Foulques Paignel c. Allard de la Bretonnière, trad. supra.

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servir d’illustration : il y est décidé en effet que le partage des meubles de la communauté se fera selon la coutume de Villeneuve, localité où les époux avaient leur domicile. Mais la solution apparaît nettement plus tôt dès le début du XIII

e siècle dans le Manuscrit 141 de la Bibliothèque municpale d’Avranches144 qui renferme une consultation délivrée, nous dit MEIJERS145, par un maître de l’Université parisienne naissante : « Voici la question posée. Supposons que, d’après la coutume de la ville de Paris, lorsque quelqu’un contracte mariage et que ce mariage est dissous par le décès de l’épouse, le mari doive avoir la moitié des biens qui ont été donnés propter nuptias, tandis que, d’après la coutume de la ville de Chartres, si le mariage est dissous par le décès de l’épouse, le mari n’aurait rien. Supposons que quelqu’un se soit marié dans la ville de Paris et s’en soit allé ensuite dans la ville de Chartres et y ait demeuré un an et plus et que l’épouse y soit morte ; ce mari réclame la moitié de la donation propter nuptias. On demande s’il le peut, parce que les héritiers veulent que cette affaire soit réglée selon la coutume de Chartres et non selon la coutume de Paris. Mais celui qui répond ici dit que le mari peut à bon droit réclamer ». Et s’il le peut, c’est que la coutume du premier domicle matrimonial, la coutume de Paris, est applicable. La solution est reprise un siècle plus tard par le Parlement, soit avant, soit après l’arrêt Etienne de Grevies c. Etienne Leprestre, dans l’affaire Guillaume de Dicy c. Jean Haudry ès qualités, tranchée le 4 avril 1315146,

144 Manuscrit 141, fol. 248-v de la Bibliothèque municipale d’Avranches (1200 env., selon MEIJERS, « L'histoire des principes fondamentaux », op. cit., p. 585 où l'avis est reproduit, v. aussi J.-P. Niboyet, Traité de droit internatioanl privé, t. III, 1944, p. 62-63). 145 MEIJERS, eod. loc. 146 Parlement de Paris, 4 avril 1315 Olim, t. III, p. 1010, n°LXVI, repr. in MEIJERS, Histoire…, op. cit., p. 160 : Jean HAUDRY Gilles Haudry Béatrice Guillaume de DICY enfants Haudry Le procès est dirigé contre Jean Haudry, en qualité de tuteur de ses neveux, les enfants Haudry, par Guillaume de Dicy, second mari de leur mère Béatrice, lequel prétend que la communauté ayant existé entre lui-même et Béatrice lui revient en totalité par l'effet d'un don mutuel que les époux se sont consentis. Il s'appuie sur un acte notarié dressé à Villeneuve-sur-Yonne qui est conforme aux coutumes des châtellenies de Sens et de Villeneuve, où les époux étaient domiciliés et il réclame la totalité des meubles. Jean Haudry répond que le don mutuel n'est pas autorisé par la coutume et qu'il faut donc liquider la communauté sans en tenir compte et ainsi attribuer la moitié des meubles aux enfants Haudry, du chef de Béatrice.

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et dans une affaire Mathieu Aucoté, fils de Flore de Follaye c. Raymond Porte147, tranchée le 23 décembre 1329. 2. La coutume convenue L’idée de soumettre le régime matrimonial à la loi choisie par les époux lors de leur mariage est classiquement imputée à DU MOULIN qui l’aurait promue et portée au succès par sa Consultation LIII de 1525 (v. infra). En réalité, sans insister sur le précédent incertain du mariage de Mégaclès (v. supra), il y a lieu de croire qu’elle avait déjà été mise en oeuvre au Moyen Âge. En ce sens pourrait être produit le témoignage recueilli par NEUMEYER aux termes duquel, en 1154, un citoyen de Bari promet à un concitoyen comme lui établi à Palerme de faire venir en cette ville sa fille pour la lui donner en mariage secundum usum et consuetudinem civitatis Bari148. Il n’est pas interdit cependant de juger plus probants les documents plus tardifs présentés par TIMBAL tel celui par lequel, en 1311 Jacques Mène de Fons et Bernarde de Crusoulz font choix de la coutume de Figeac dont ils sont originaires alors qu’ils se marient à Paris où ils

Le Parlement ordonne une enquête sur la coutume; l'issue de l'enquête est favorable à Guillaume. Le Parlement examine ensuite la question de savoir si cette coutume s'applique aussi aux meubles situés à Paris, où le don mutuel ne peut être exercé en présence d'enfants. Là encore l'issue est favorable au demandeur : la communauté et, avec elle, le don mutuel relèvent de la seule coutume du domicile. Guillaume l'emporte sur toute la ligne. Mais il ne s'agissait que de meubles et en 1327, dans l'affaire Et. de Grevies c. Et. Leprestre, le Parlement soumettra les immeubles à la lex rei sitae. 147 Parlement de Paris, 23 décembre 1329 AN, X1A 6, f° 72, repr. in MEIJERS, op. cit., p. 161, cité par TIMBAL, La coutume, op. cit., p. 183 : AUCOTE † Flore de FOLLAYE Lambert PORTE Matthieu Gillette Raymond L'affaire est plutôt compliquée; elle a donné lieu à plusieurs décisions du Parlement de Paris. En 1329 celui-ci décide que - le premier domicile matrimonial des époux Porte-de Follaye était fixé à Paris - avant qu'il n'ait été transféré par les époux à Périgueux, - la coutume de Paris s'applique aux rapports patrimoniaux des époux en ce qui concerne les meubles; que les £500 apportées en mariage par Flore à Lambert sont, en qualité de biens meubles, tombées dans la communauté et ne sauraient donc être prélevées par Mathieu et Gillette Aucoté - qui peuvent prétendre à la moitié de la communauté, du chef de Flore et en l'absence d'enfants nés de l'union Porte-de Follaye. 148 NEUMEYER, Gemeinrechtliche Entwicklung, op. cit., II, p. 43, cité aussi par GUTZWILLER, « Le développement historique… », op. cit., p. 299, et TIMBAL, La coutume…, op. cit., p. 185.

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sont établis149 ou encore celui par lequel, en 1322, l’auteur du Stilus Curiae Parlamenti150, Guillaume du Breuil, et son épouse, également originaires de Figeac établis à Paris, font le même choix 151. Si démonstratives que puissent être ces pièces qui n’émanent point du Parlement, mais peuvent refléter sa position, elles ne fournissent aucune indication sur leur portée exacte. Notamment le choix auquel il y est procédé concerne le sort des biens mobiliers, mais s’étend-il au sort des immeubles ? La question mérite d’être posée, mais elle restera en suspens puisque deux siècles plus tard, elle sera encore posée au Parlement de Paris et en recevra une répsonse positive que d’aucuns jugeront alors novatrice152. §2 Les successions Sur les "Particularités du droit successoral de l'ancienne France", v. J.-Ph. LEVY et A. CASTALDO, Histoire du droit civil, n°795, p. 1109 et s.). Le problème du testament, quant à la forme, relève de locus regit actum : Parlement de Paris, 22 septembre 1341 (AN, X1A 9, f°210, cité pat TIMBAL, p. 168 : de passage à Toulouse, un Auvergnat établit son testament en la forme locale, devant trois témoins et non sept comme l’exige le droit commun des pays de droit écrit ; le Bailli des Montagnes d’Auvergne admet la validité et le Parlement confirme); c'est bien la solution que donne J. BOUTEILLER à la fin du XIVe siècle153. Quant à la dévolution, qu’elle soit volontaire ou légale, elle obéit à la distinction des meubles et des immeubles154. C’est sans difficulté que la succession

149 AN, JJ 46, n°30, cité par TIMBAL, eod. loc. 150 V. AUBERT (F.), Guillaume Du Breuil. Stilus Curie Parlamenti, Paris, 1909; l'ouvrage de Du Breuil est de 1330. 151 AN, JJ 423, cité par TIMBAL, eod. loc. 152 V. infra la Consultation LIII de Ch. DU MOULIN et l’arrêt de 1527 et la réaction de B. D’ARGENTRE. 153 J. BOUTEILLER, Somme rural, éd. Charondas le Caron, Paris, 1603, "Quelque chose que l'en die le droict, regarde tousiours la coutume où tu veux faire testament" 154 "Lois en le Salle à Lille, que se uns homs muert, et unne femme, et il ont hiretages, moeubles et cateulx gisans desoubs pluseurs seigneurs, il se partiront al us et coustume des lieux dont li hiretages sont tenut, et li moeuble se partiront tout la ou li corps quïet. Ce dist Robiers d'Englos, Haipnis de Fourmelles, Jehan Magrés, Bietremieux Hangouwars et Simon

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mobilière est soumise à la coutume du dernier domicile : mobilia sequuntur personam, mobilia ossibus inhaerent (v. Ch. FREYRIA, La loi applicable aux successions mobilières en droit international privé français. La maxime mobilia sequuntur personam, thèse, Lille, 1944). Les successions immobilières seront soumises à la lex rei sitae, mais la solution ne s’est pas imposée sans résistance. A. – Les résistances à la territorialité 1. La maison mortuaire en Flandres Les Flandres constituent une véritable citadelle de la personnalité des lois et de l’unité de la succession : Charte de la Ville d’Ypres (1170-1174), art. 25 : «Et quiconque meur bourgois de la ville d’Ypres, tous les biens qu’il a au tans de son trespas, hiritages et meubles, doibvent etre parti a le loy as us et coustumes de la vile en quelconques liu qu’il soient»; v. aussi, Ch. FREYRIA, Les conflits de coutumes en matière de successions dans le droit coutumier urbain des Flandres sous l’ancien régime, Rev. crit., 1947.249 : Jugements de Échevins de Saint Omer : - 1317 (FREYRIA, Rev. crit., 1947, p. 254 : où la coutume du kiefmès est préférée à la coutume de Saint Omer, bien que le défunt y eut droit de bourgeoisie - 1321 (Ibidem) et 1333 (MEIJERS): les immeubles d’un bourgeois de Saint Omer doivent être partagés selon l’usage de Saint Omer même s’ils se trouvent en une autre juridiction, comme ceux d’un bourgeois de Gand, fût-il bâtard, doivent être partagés selon la coutume de Gand… Il y a donc unité de la succession, laquelle obéit à la loi personnelle. La loi du lieu de situation, même en ce qu'elle évince les bâtards, ne parvient pas à s'imposer. Conseil de Flandres :

de Le Deule" in R. MONIER, Les lois enquêtes et jugemetns des Pairs du Castel de Lille (1283-1406), Lille, 1937

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- 19 juillet 1357, succession de Laurent de Moor, bâtard, bourgeois de Bruges : le bailli de Houtscher qui a mis la main sur les immeubles que le défunt possédait hors l’échevinage de Bruges est condamné à les délivrer aux héritiers que détermine la coutume de Bruges. - 18 juin 1375 (MEIJERS, op. cit., p. 121), Griele van Brien c. Margriete Heebins : arbitrant entre le droit du fief dominant et celui du fief servant (lieu de situation) le Conseil déclare que le bien «devait être partagé d’après la coutume de la maison mortuaire selon le droit commun du pays»; - 15 mars 1377 (MEIJERS op. cit., p. 123), Beele, vve de Clais Boidarts c. Robert van der Douvye : appliquant la coutume de Waerstine «parce que Clais en était bourgeois» et privant ainsi ses héritiers de la succession en raison de sa bâtardise, mais n’attribuant à Robert, seigneur du lieu de situation du bien («où le ventre se rompit»), la succession que «pour autant que les biens se trouvaient dans sa juridiction». Cette citadelle flamande de la personnalité des lois résistera pendant tout le Moyen Âge; elle ne tiendra pas longtemps au delà. MEIJERS observe que la solution, pourtant consolidée par la rédaction des coutumes, perdra aux Temps Modernes presque tout appui doctrinal : "si on lit le livre de l'auteur flamand le plus renommé, Burgundus, on n'aperçoit pas qu'il ait existé dans la pratique une théorie spéciale flamande. Il faut lire le livre peu connu d'un jurisconsulte brugeois de la fin du XVI

e siècle, Jacob de Korte, pour y trouver soutenu que la loi de la maison mortuaire régit toute la succession, même quant aux immeubles situés ailleurs"155. Au demeurant, le régime de personnalité des lois sera démantelé par les archiducs Albert et Isabelle, avec l'Edit perpétuel de 1611. Même en son temps, cette désignation de la loi du dernier domicile pour la totalité de la succession est originale; élément de droit bourgeois, fonctionnant dans le cadre particulier de la "confraternité" des villes flamandes, elle ne se confond pas avec une autre solution qui résiste également à la territorialité : la solution qu'impose le modèle féodal. 2. Affleurements épisodiques du modèle féodal (coutume du fief dominant).

155 MEIJERS, « L’histoire des principes… », op. cit., p. 662; v. cependant, en sens contraire, S. BILLARANT, Le caractère substantiel de la réglementation française des successions internationales, thèse, Paris 1, Dalloz, 2004, n°100 et s.

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- Parlement de Paris, 1272 (MEIJERS, op. cit., p. 78, ad notam 132 b), Succession d’Hugues IV de Bourgogne, dévolue par application de la coutume de France qui refusait à la fille du fils aîné du défunt le bénéfice de la représentation et lui préférait le troisième fils encore en vie. - Parlement de Paris, 1281 (DELISLE, Essai de restitution d'un volume des Olim…, n°441, cité par MEIJERS, op. cit., p. 76 et repr. p. 112), Jean, aîné du Cte de Soissons pour Marguerite de Rumigny c. Isabelle de Rumigny, ép. de Théobald, aîné du duc de Lorraine: Succession au fief d'Aubenton, dans le diocèse de Laon, mais dont le ressort était Saint Quentin, où le droit successoral de la coutume de Vermandois imposait le droit d'aînesse, même entre sœurs (sauf provision en faveur des cadettes) tandis qu'à Laon les filles étaient appelées à égalité; invoquant le droit du ressort, Marguerite, l'aînée, l'emporte. - Parlement de Paris, 4 mai 1342, Succession de Marie de Brabant156 soumise à la coutume du ressort (comté de Blois) et non à la coutume du lieu de situation des fiefs disputés (coutume de Bourges). - Les fiefs concédés en Albigeois par Simon de Montfort (modifications par le roi du statut successoral de certaines seigneuries, 1333 par Philippe VI, 1374 par Charles V; substitution de la coutume d’Anjou à la coutume de Paris pour la seigneurie de Castres, érigée en Comté par Jean le Bon, au profit des comtes de Vendôme, 1356).

156 Parlement de Paris - 4 mai 1342 : Marie de Brabant † Isabeau Alix X.† sire de Thouars Louis Jean Le litige porte sur deux fiefs de la succession de Marie. Isabeau et Alix, sœurs de la défunte demandent à l'encontre de leurs neveux, fils d'une quatrième soeur prédécédée, l'application de la coutume du lieu d'où est mouvant chaque fief, c'est-à-dire du fief dominant, en l'occurrence la coutume du comté de Blois - laquelle ne fait pas jouer la représentation successorale en ligne collatérale, ce qui exclut les neveux Louis et Jean de Thouars. Louis et Jean demandent l'application de la Coutume de Bourges qui est celle du lieu de situation des fiefs disputés. Le Parlement donne gain de cause aux tantes Isabeau et Alix.

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Cette solution qui attire l'immeuble hors du lieu de sa situation n'est pas assurée de sa pérennité. Elle s'efface progressivement157. B. - La prépondérance de la coutume du lieu de situation 1. Droit commun - Parlement de Paris, 1245, application de la coutume du Perche, lex rei sitae; - Parlement de Paris, 1270, succession de Thibault de Nanteuil, comprenant des terres en France et en Normandie, application distributive de deux coutumes des lieux; - Parlement de Paris, 1290 (Olim, t. II, p. 302, X, repr. in MEIJERS, op. cit., p. 113), Jacques Coquin c. Isambert et Marguerite, ses frère et sœur, droit d’aînesse accordé secundum consuetudinem locorum in quibus dicta feoda situantur. - Parlement de Paris, 1312 (Olim, t. II, p. 556, III, repr. in MEIJERS, op. cit., p. 114, TIMBAL, p. 175), succession Calcinel Bethin (Guillaume B. c.. Virna B. ès qualités), saisine attribuée à l’héritier (Jean Bethin, fils d'un second lit) institué conformément au droit de Beaucaire, lieu de situation des biens158 en dépit de ce que le défunt, sénéchal de Beaucaire, avait conservé sa qualité de bourgeois de Paris. . - Parlement de Paris, 1324 (AN, XA5, f° 397 v°, TIMBAL, p. 173), Succession Jean de Massières : Aveline de Caix et Marie du Jardin se disputent la succession d'un fief ayant appartenu à un de leurs collatéraux : elles sont parentes au même degré, l'une du coté paternel et l'autre du coté maternel; Aveline invoque curieusement le privilège d'aînesse (on se serait plutôt attendu à l'invocation du privilège de masculinité, mais celui-ci aurait sans doute joué en faveur de Marie, aussi se résigne-t-on à vaincre la coquetterie et à se prévaloir de l'âge). Le parlement décide que la question doit être résolue d'après la coutume du lieu de la situation des biens litigieux.

157 La supréamtie de la loi du fief dominant paraît cependant avoir persisté davantage dans les Flandres, v. Meijers, Etudes d'histiore, préc., p.16 et s. 158 L'arrêt est déjà relevé par CHOPPIN sur la Coutume de Paris, Liv. II, Tit., I, n°4 pour avoir jugé que tout partage d'immeubles entre cohéritiers ou copropriétaires se fait suivant la coutume de la situation.

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Cette solution est aussi celle que recueillent le Sachsenspiegel (Miroir de Saxe159), une espèce de Restatement du droit coutumier de l'Allemagne du Nord rédigé dans le premier tiers du XIIIe siècle par le chevalier saxon Eike v. Repgow, et le Schawbenspiegel (Miroir de Souabe160) rédigé un peu plus tard, vers 1274, et représentant le droit coutumier de l'Allemagne du Sud. Elle ne s'est pas imposée sans hésitation en France aux successions des grands fiefs de la couronne. 2. Succession aux grands fiefs de la Couronne - Parlement de Paris, 1283, succession d’Alphonse de Poitiers, (Charles d’Anjou c. Philippe III), Louis VIII Louis IX (St Louis) Charles d’Anjou Robert 1erd’Artois Alphonse de Poitiers †1271 †1250

Philippe III Robert II †1302

Robert Mahaut

Robert

où le roi l’emporte sur la lex rei sitae, parce qu’il peut se prévaloir des règles de l’apanage161 comportant une clause de retour à la Couronne; la solution particulière fondée sur l'apanage ne compromet pas la règle générale favorable à la loi du lieu de situation.

159 Liv. I., art. 30 : "Tout habitant acquiert une succession dans le pays de Saxe d'après la loi de ce pays et non d'après sa loi personnelle, qu'il soit Bavarois, Souabe ou Franc" 160 Part. I, ch. XXXIII : "Un hons qui vient de pays en autre et quérir droit daucons biens per devant la iostice la ou li biens sunt il convient que il pragne droit selon la custume dou pays ou li biens sunt assis ne mie à la custume de son pais" 161 Sur l'apanage, v. J. BOUINEAU, Traité, n°653 et s., P.C. TIMBAL, Hist. Inst., n°612

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- Parlement de Paris, 1309 (MEIJERS, op. cit., p. 78, ad notam 132, d), succession de Robert II d’Artois (Robert d’Artois c. Mahaut). La coutume de France qui préfère les descendants mâles, invoquée en tant que loi du fief dominant par Robert à l'encontre de Mahaut, est ici écartée en faveur de la lex rei sitae, la coutume d'Artois, qui ne fait pas de discrimination entre les héritiers selon leur sexe. La Comtesse Mahaut l'emporte - Parlement de Paris, 7 septembre 1341 et 10 janvier 1345 : Succession de Jean III, Duc de Bretagne et Vicomte de Limoges162 Marie, Vtesse de Limoges ArthurII†1312 Yolande de Dreux, Ctesse de Montfort Jean III Guy, Comte de Pierre †1312 Jean de Montfort †1341 Penthièvre, †1331 Jeanne, ép. Charles de Blois 1°) Succession au Duché de Bretagne: la coutume de Bretagne admet la représentation en ligne collatérale (au bénéfice de Jeanne de Blois), la coutume de France exclut les filles de la succession aux fiefs en ligne collatérale (Jean de Monfort devance Jeanne); arrêt de Conflans du 7 septembre 1341 : la coutume du fief dominant (France) est écartée au profit de celle de la situation (Bretagne) et Charles de Blois est admis à l’hommage du Duché de Bretagne; 2°) Succession à la Vicomté de Limoges : le conflit est un conflit dans le temps à l’intérieur de la lex rei sitae, qui est le droit écrit dont le contenu a varié : les Novelles 118 et 127, admettant la représentation en ligne collatérale et instaurant le privilège du double lien, jouent contre la pétition de Jean de Montfort; tandis que le Digeste et le Code de Justinien, antérieurs aux Novelles n’admettent la représentation qu’en ligne directe, ce qui joue contre Jeanne de Blois. Prononcé le10 janvier 1345, l'arrêt maintient sans surprise l’application de la lex rei sitae, qu’il faut considérer dans son dernier état; Jeanne de Blois l'emporte.

162 AN X1A9, f° 201 v°, MEIJERS, p. 116; v. J.-Ph. LEVY et A. CASTALDO, Histoire du droit civil, n°829, p. 1142

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Même imprégnées de considérations politiques, ces solutions apportées au problème de la succession aux grands fiefs de la Couronne consolident l'orientation décidément favorable à l'applicaton de la loi du lieu de situation à la succession aux immeubles et confirment de la sorte le principe de la division selon la nature des biens. Ainsi se complète le jeu des règles de conflit de coutumes qui est l'œuvre de la jurisprudence et qui constitue aujourd'hui encore le fond de l'attirail du droit international privé; ce fond médiéval contient les solutions en matière de succession, mais aussi en matière de droit des biens en général, alors qu'en matière d'obligations, il persiste à alimenter les développements du droit des contrats et du droit des délits internationaux; la matière des régimes matrimoniaux, au moins dans le cas où il n'y a pas eu coutume convenue, n'y est pas encore fixée, tandis que la catégorie de l'état et de la capacité des personnes embryonnaire sera appelée à s'enrichir à la fin du XVIIIe siècle avec la déconfessionnalisation du droit de la famille et à passer au rattachement par la nationalité, avant de s'interroger à la fin du XX

e siècle sur les mérites de la résidence habituelle… L'évolution ne conteste pas le rôle fondateur de cette jurisprudence; il est vrai que celle-ci a pu recevoir le soutien de la doctrine.

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Chapitre 2 : Les constructions doctrinales.

Le travail d’élaboration de la discipline s’amorce en Italie septentrionale et centrale, où le développement économique accompagne, d’une part, un important mouvement d’urbanisation et d’autonomie municipale et, d’autre part, la renaissance du droit romain (avec l’Ecole de Bologne, IRNERIUS [†1130], dès le début du XIIe siècle163). Les conditions politiques sont différentes de celles qui prévalent oltr’Alpe, les villes économiquement puissantes revendiquant ou en tout cas exerçant la potestas statuendi que l’Empereur n’est pas en mesure de leur dénier (ni Frédéric Barberousse, ni même Frédéric II) en dépit de son dominium mundi. Si bien que coexistent dans cette région un jus commune (le droit romain retrouvé dans le Corpus juris civilis de Justinien, censé être, en association avec le droit canonique, le droit de l’Empire dans la continuité de Rome), des coutumes locales sur le déclin ( : le droit vulgaire, issu des derniers avatars du droit romain conservé et altéré depuis le temps des invasions des Barbares) et une floraison de statuta municipaux. Cette profusion pose le problème du droit applicable ; ce problème se pose avec d'autant plus d'acuité que la croissance des échanges de tous ordres accélère la circulation des personnes et des intérêts entre les cités et accroît la présence et l'activité des étrangers. Il se pose aux tribunaux, mais il se pose aussi, avec le renouveau intellectuel et l’essor des études du droit romain, aux docteurs, aux universitaires – lesquels sont aussi le plus souvent des praticiens.

163 La date de la mort d'Irnerius, 1130, dément l'anecdote selon laquelle les Pisans, alliés de l'empereur Lothaire II, auraient en 1135, lors de la prise d'Amalfi, découvert dans le mur éclaté d'une maison en feu, un manuscrit de la plus importante compilation des lois romaines, le Digeste, grâce auquel les maîtres de Bologne auraient pu renouer avec le vrai droit romain, celui de Justinien. Dans l'étude des textes du droit romain, Irnerius avait été précédé par PEPO (Pepone) qui, maître ès arts libéraux comme lui, s'était contenté d'une lecture littéraire (Quidam dominus Pepo cepit auctoritate sua legere in legibus, tamen quidquid fuerit de scientia sua, nullius nominis fuerit, estime ODOFREDO; sur Pepo, v. B. PARADISI, Il giudizio di marturi. Alle origini del pensiero giuridico bolognese, Scintillae iuris. Studi in memoria di Gino Gorla, t. 1, p. 861); Irnerius s'il faut en croire le jugement qu'Ostiensis prête à J. Balduini, aurait abordé également de cette manière le droit romain, vouant au texte un véritable culte, selon l'atmosphère intellectuelle du temps, mais, chargé de fonctions judiciaires, il aurait entrepris de donner des explications juridiques, v. E. CORTESE, La norma giuridica; La renaissance de l'Ecole de Bologne, Riv. it. dir. can., 1993; A. PADOA SCHIOPPA, Le rôle du droit savant dans quelques actes judiciaires italiens des XIe et XIIe siècles, Confluence des droits savants et des pratiques juridiques. Actes du Colloque de Montpellier…1977, Milano, 1979.

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Ce problème est d’abord traité par prétérition. AZON (†1230) dans sa Summa in Codicem (1208) prône assez indistinctement l’application de la lex fori164 et ACCURSE (†1263), son élève, lui aurait emboîté le pas dans sa Grande Glose (magna glossa,1220-30) s’il n’y avait eu Carolus de TOCCO

(†1200) et Jacobus BALDUINI (ou BALDOVINI, †1235, également élève d’Azon) qui sont à l’origine d’un courant important, concurrent et souvent vainqueur de la tendance initiée par ALDRICUS (fin XIIe siècle)165. En présence d’un conflit de coutumes, Aldricus en effet recommande d’appliquer eam quae potior et utilior videtur. Debet enim iudicare secundum quod melius ei visum fuerit. C’est déjà admettre que le juge peut être conduit à juger selon un droit autre que le sien, ce qui n'est pas sans mérite en une époque et une contrée où le juge n'est souvent qu'un organe du pouvoir urbain dans une cité qui édicte ses propres statuta de fond comme de procédure et est donc enclin à s'en tenir à sa lex fori (Bartole lui en ferait même un devoir, sauf distinctions); mais la proposition libératrice d'Aldricus si elle le dégage de l'étreinte de la lex

164 ODOFREDUS, Lectura in Dig. 5. 1. 1. De iudiciis l. si se subiiciant, n. 10 : « … scio quod dominus Azo scripsit eam [quaestionem] C. quae sit longa cons. in rubbrica – Cod. 8, 52 [53] – Nescio autem qualiter laboraverit tunc, quando scriptsit quaestioneme illam : format quaestionem et nihil dicit. Dicit videtur servandae quae est in foro iudicis ». La sévérité est peut-être excessive : Azon pensait sans doute à la pratique conventionnelle de son temps qui liait compétence judiciaire et compétence législative notamment en matière délictuelle, v. supra ; quoi qu'il en soit, Azon est généralement désigné comme refusant toute ouverture du contentieux sur la loi étrangère, v.par exemple, Alberto GALEOTTI (†1255), rapportant l'opinion des Antiquissimi Doctores dans sa Margarita (imprimée en 1595) :et dicunt quidam quod consuetudo loci in quo iudicat servanda est… ut notat Azo C. quae sit longa cons. in glossa super versiculo controversiarum. De même, J. de REVIGNY, Lectura sur D. 5. 1. 1, cité par MEIJERS, Etudes, op. cit., p. 166, ou Albéric de ROSATE, qui emprunte à Révigny, Comm. sur D. 5.1.1, n. 10. Pourtant, dès le 12e siècle, la liaison des compétences judiciaire et législative semblait aux canonistes s'imposer dans certains cas; notamment la Summa anonyma, dite Permissio quedam (1185) enseigne que le juge s'en tient à son propre droit si sa saisine n'est pas contestée par le défendeur, ce qui se ramène à une élection de for impliquant un "accord procédural" et valant donc renonciation des parties à l'application de leurs lois, qui eligit iudicem, eligit ius (sur les positions des canonistes, v. L. SIRI, L'apport des canaonistes médiévaux à la solutions des conflits de lois, Mémoire DEA Histoire du Droit, dir. Pr A. Lefebvre-Teillard, Paris II, 2005 et moins récemment la thèse de W. ONCLIN De territoriali vel personali legis indole. Historia doctrinae et disciplina Codicis iuris canonici, Universitas Catholica Lovaniensis, 1938); la solution s'inscrit assez bien dans le cadre de la personnalité des lois tempérée par la licéité de la professio iuris. 165 Magistrat, qui n'a laissé aucun écrit et est connu grâce aux auteurs qui l'ont entendu - son opinion est mentionnée dans les Dissensiones dominorum.

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fori quant au fond, concède aussi à ce juge une faculté d’appréciation et de choix quasi-discrétionnaire de la lex causae. En d’autres termes, comme Azon, Aldricus discerne l’existence et sans doute la complexité du problème; il ne parvient pourtant pas, lui non plus, à mettre celui-ci en une forme qui permette un traitement systématique; sensible à l’effectivité de la potestas et à l’opportunité de l’utilitas, sans maîtriser toutefois les tensions entre ces deux pôles, il se borne à énoncer une directive générale abandonnant (comme il se voit souvent faire lorsque font défaut les moyens d'énoncer une règle générale satisfaisante) le soin des intérêts privés en conflit à l’appréciation du juge et aux alea de la casuistique. Au départ de l’effort doctrinal, il illustre une attitude pragmatique, conseillant une démarche inductive, mais peu propre à garantir la sécurité juridique. C’est une impulsion sensiblement différente que donne à la même époque Carolus de TOCCO. De cette formule du C. 1,1,1 : «Cunctos populos, quos clementiae nostrae regit imperium, in tali sanctissima volumus religione versari, quam divinum Petrum apostolum tradidisse Romanis etc.166», il tire par un jeu d’interprétation la règle selon laquelle statutum non ligat nisi subditos167. La démarche se veut déductive168; développant à la suite

166 "Nous voulons que les peuples réunis que gouverne le pouvoir de notre clémence soient accueillis dans la très-sainte religion que le divin Apôtre Pierre a apportée aux Romains etc. ". Il s'agit là d'une version légèrement retouchée de la loi des empereurs Gratien, Valentinien et Théodose, par laquelle, en 381, ils imposent la pratique de la religion chrétienne dans l'empire et condamnent comme hérétiques ceux qui s'en écartaient. La constitution de 381 énonce : Cunctos populos quos clementiae nostrae regit temperamentum, in tali volumus religione versari, quam divinum Petrum apostolum tradidisse Romanis religio usque et nunc ab ipso insinuata declarat quamque pontificem Damasum sequi claret et Petrum Alexandriae episcopum virum apostolicae sanctitatis, hoc est ut secundum apostolicam disciplinam evangelicamque doctirnam patris et filii et spiritus sancti unam deitataem sub pari maiestate et sub pia Trinitate credamus. Hans legem sequentes Christianorum catholicorum nomen jubemus amplecti, reliquos vero dementes vesanosque judicantes haeritici dogmatis infamiam sustinere, divina primum vindicta, post etiam motus nostri quem ex caeleste arbitrio sumpserimus, ultione plectendos. 167 « Le statut n’oblige que les sujets». M. ASCHIERI, Lo straniero : aspetti della problematica giuridica, in Dentro la città, Stranieri e realtà urbana nell'Europa dei secoli XII-XVI (G. Rossetti, éd.), Naples,1989, p. 34 observe que par cette inférence C. de Tocco veut exprimer ses doutes sur la légitimité de l'application territoriale du statut en un temps où persiste une "conception encore conventionnelle du statutum, perçu comme un accord entre les cives, plutôt que comme l'émanation d'un pouvoir législatif supérieur" et où s'accumulent les leçons de "l'expérience commerciale et pas seulement celle des territoires coloniaux ouverts par les croisades". La Glose de Padoue, à la même époque (avant 1215), dit : « hinc ergo collige, quod leges solos subditos imperatoris ligant. Et argumentum hic quod ad quaestionem de facto. Si Mutinensis litigat coram potestate Bononiensi, non debet contra eum allegari consuetudo Bononiensis. Subditos enim tantum ligat consuetudo cuiusque civitatis », in K. NEUMEYER, t. 2, v. aussi L. SIRI, L'apport, op. cit., p. 31.

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des canonistes qui avaient quelques longueurs d'avance, une révérence à l'égard du texte et des autorités, elle s’efforce de dégager du droit romain les principes de la matière (sans s’alarmer du fait que celui-ci ne s’était pas vraiment préoccupé de ces principes, mais on se contente alors des mots, faute de capter le message), puis d’en déduire les solutions particulières. C’est que cette déduction s’opère en considération d’un cas d’espèce169 (Quaestio de facto emergens). Mais c’est sans doute dans la combinaison des deux démarches que la méthode scolastique trouve sa fécondité. Dès qu’il est acquis qu’un statut ne s’adresse qu’aux sujets, si le justiciable est étranger, le juge sera confronté au droit étranger. La perspective judiciaire, qui enchâsse la question abstraite de l’étendue d’application du statut dans le cadre d’un problème pratique de détermination du droit applicable à un cas concret, contraint ici à distinguer la procédure et le fond. C’est ce que fait Jacobus BALDUINI. (Aut consuetudo est ad litis ordinationem…). Par cette distinction de la litis ordinatio et de la litis decisio, il libère ainsi le fond de l’emprise de la lex fori ; se référant au contrat, il invite le juge à considérer la coutume du lieu du contrat, consuetudo loci ubi contractum est. Jacobus Balduini a ainsi déverrouillé le conflit de lois ; ce qui ouvre des voies nouvelles qu’il appartiendra à l’Ecole d’Orléans et aux

168 Ex ista lege aperte colligitur argumentum quod imperator non imponit legem nisi suis subditis, nam extra territorium ius dicendi impune non paretur (de cette loi [Cunctos populos] s'infère clairement l'argument que l'empereur n'impose sa loi qu'à ses sujets, car hors le territoire on se soustrait sans dommage à la juridiction : D. 2.1. 20; D. 42. 5). 169 C. de TOCCO : Hic nota quod alios noluit ligare nisi subditos imperio suo et est argumentum, infra, de iudiciis l. rem. primo responso (C. 3.1.14 vers. Quum igitur, etc.) Est autem hoc contra consuetudines civitatum que etiam alios constringere volunt cum suis statutis. Et est argumentum si litigat Mutinensis contra Bononiensem in hac civitate, quod statutum non noceat Mutinensi. Sed quidam contra hoc autem dicunt, argumento illo Mutinensis hic forum sequitur conveniendo Bononiensem, unde omnes leges illius fori recipiat… (Remarque ici qu’il ne veut obliger aucun autre que les sujets de son pouvoir… On allègue là-contre des coutumes qui prétendent contraindre d’autres que leurs sujets. Pourtant le vrai est que si un Modènais est en cette ville [de Bologne] en procès contre un Bolonais, le statut [de Bologne] ne préjudicie pas au Modènais. Mais à cela, argument pris de ce qu’en assignant le Bolonais, le Modènais se porte devant son juge, certains objectent qu’il accepte toutes les lois de ce juge). Leges in scholis deglutiuntur sed in palatiis digeruntur (Balde). Certains auteurs – tel W. ONCLIN, La doctirne de Bartole sur les conflits de lois, in Bartolo da Sassoferrato. Studi e Documenti per il VI°centenario, Milan 1962, t.2, p. - reconnaissent l'antériorité au canoniste UGOLINO (†1233) qui, sur la loi Cunctos populos, fait valoir "quod imperator non imponit legem nisi subditis suis".

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“Ultramontains” d’explorer (Section 1). Cette reconnaissance faite, les Italiens, les Commentateurs avec Bartole reprendront la main (Section 2). Section 1re : L’Ecole d’Orléans. Jacques de REVIGNY (†1296, évêque de Verdun170), Pierre de BELLEPERCHE (élève de Robert d'Harcourt qui fut élève du précédent et son successeur à Orléans, évêque d’Auxerre, Chancelier de France, †1308), Lambert de SALINS (élève du précédent et son successeur à Orléans), Guillaume de CUN (professeur à Toulouse puis Orléans, évêque de Comminges, †1348) à qui il faut joindre Jean FAURE171 (d'Angoulème, praticien, avocat puis sénéchal et sans doute aussi professeur, †1340) et Guillaume DURANT (1237-1296, évêque de Mende), qui était un canoniste dit "Speculator" en raison de son ouvrage Speculum iudiciale, publié entre 1271 et 1276.

170 Peu de détails biographiques sont disponibles sur cet auteur redécouvert au XIXe siècle. Il serait né entre 1230 et 1240 et aurait enseigné à Orléans jusque 1280 environ (v. C.H. BEZEMER, Les Répétitions de Jacques de Révigny. Recherches sur la répétition comme forme d'enseignement et comme genre littéraire, suivies d'un inventaire des textes, Leiden, 1987, p. 1). Relevant de la mouvance intellectuelle de Thomas d'Acquin († 1274, après la publication de la Somme théologique 1267-1273) et d'Albert le Grand († 1280), contemporain aussi de Ph. de Beaumanoir dont la Coutume de Beauvaisis est de 1283, il bénéficia très vite d'une très grande réputation et devait exercer une influence très forte sur les autres représentants de l'Ecole d'Orléans, mais aussi sur les Commentateurs italiens. Certains de ses travaux ont été publiés par W. M. D'ABLAING, Les Lecturae de Jacques de Révigny, Nelle Rev. hist. dr. fr. étr., 12 (1888), p. 360, par P. de TOURTOULON, Les oeuvres de Jacques de Révigny (Jacobus de Ravanis) d'après deux manuscrits de la Bibliothèque Natioanle, Paris, 1899, par MEIJERS , Etudes d'histoire du dorit international privé, op. cit., p. 124 et s., p. 166 et s., L. WAELKENS, La théorie de la coutume chez J. de Révigny, Rechtshistorische Studies 10, Leiden, 1984. 171 N'appartient pas formellement à l'Ecole d'Orléans : il a étudié à Montpellier, puis à Bologne, mais son attitude intellectuelle ne le sépare pas des Orléanais qu'il tient en très haute considération. Il aura une influence significative sur Du Moulin.

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L’Ecole d’Orléans172 est une université gérée par les clercs et destinée à la formation des élites du clergé. Les maîtres ne sont pas des praticiens ; l’école est le monde de l’esprit, de la culture, des arts libéraux, on y étudie la grammaire et la rhétorique, la philosophie et la théologie ; mais comme elle a vocation à fournir l’Eglise et le Royaume en administrateurs et grands serviteurs173, y sont dispensés des enseignements juridiques, de droit canonique mais aussi de droit romain (par ailleurs interdit à la Sorbonne par la décrétale d’Honorius III, Super Speculam, de 1219 et les lettres patentes de 1312 de Philippe le Bel) ce qui lui vaudra le titre d'Universitas Legum (1308). Les méthodes sont celles de la scolastique constituées par Albert le Grand et Thomas d’Aquin, mises en œuvre par des non-praticiens, ce qui aurait pu donner un caractère assez théorique à leur enseignement. Tel n'est assurément pas le cas en ce qui concerne les conflits de lois; les maîtres d’Orléans, et J. de Révigny le premier, dans la ligne du Bolonais franc-tireur Balduini et instruits par un élève de ce dernier, ODOFREDO (DENARI, 1228-1265), ont sans doute été conscients de ce que le droit romain ne pouvait fournir seul le matériau nécessaire à l’élaboration d’une doctrine en ce domaine174 : s'efforçant d'adapter les

172 E.M. MEIJERS, L’Université d’Orléans au XIIIe siècle, in Etudes d’histoire du droit, éd. R. Feenstra et H.F.W.D. Fischer, III, Leyde, 1959 ; R. FEENSTRA, Influence de l'enseignement du droit romain sur les nations étrangères, Actes du Congrès sur l'ancienne Université d'Orléans, XIIIe-XVIIIe siècles, 6-7 mai 1961, éd. 1962, p. 43, L’école de droit d’Orléans au XIIIe siècle et son rayonnement dans l’Europe médiévale, 13, Rev. hist. Fac. dr. sc. jur., 1992. 23, Un momento fondamentale nella storia della giurisprudenza : la Scuola di Orléans, Annali della Facoltà di Giurisprudenza dell'Università degli Studi di Genova, 3 (1964), 451-471 et aussi les études II et III in Le droit savant au Moyen âge et sa vulgarisation, Collected Studies Series, Variorum Reprints, Londres 1986; B. PARADISI, La scuola di Orleans : un’epoca nuova del pensiero giuridico, in Studi sul Medioevo giuridico, Rome, 1987; Robert FEENSTRA et Cornelia M. RIDDERIKHOFF, éd., Etudes néerlandaises de Droit et d'Histoire présentées à l'Université d'Orléans pour le 750e anniversaire des enseignements juridiques, Bull. Soc. Archéol. Hist. de l'Orléanais, nelle série, t. IX (1985), n°68. Adde, les contributions de M. BOULET-SAUTEL, E. GENZMER, L. PROSDOCIMI, T. B. SMITH et S. STELLING-MICHAUD, recueillies dans les Actes du congrès sur l'ancienne Université d'Orléans, Orléans 1962, préc.; L. RIGAUD, La nation germanique dans l'ancienne université d'Orléans, Rev. Hist. Eglise Fr., 1941, 28 p. 173 BEZEMER K, The Law School of Orleans as School of Public Administration, TvR, 1998. 247 174 V. à cet égard l'observation liminaire de P. de BELLEPERCHE sur C. 1, 1, 1 Cunctos populos, : "Lex praesens inducitur ad quaestiones. Si in fine libri esset, non induceritur ad unam, sed quia lex prima est , ideo solemnizatu" (Cette loi soulève beaucoup de questions. Si elle figurait en fin du livre, elle n'en soulèverait aucune, mais parce qu'elle figure en tête, elle est toujours choisie pour les Repetitiones) (cité par E.M. MEIJERS, Etudes III, p. 66, note 248, et C. H. BEZEMER, Les Répétitions, op. cit., p. 42, note 116).

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textes du droit romain aux besoins de l'époque, ils se sont éloignés des Bolonais qui se complaisaient dans la pure exégèse, pour se tourner175 vers la pratique, spécialement jurisprudentielle (v. supra, chap. 1er), de sorte que leurs travaux dans cette discipline ne souffrent pas des caractères théorique et abstrait qu'on aurait pu craindre. Cela est tout à fait net avec le fondateur, J. de Révigny (§1er) ; cela est aussi vrai chez ses successeurs (§2) §1 Le fondateur : Jacques de REVIGNY A. – Le conflit de lois 1. La critique de statutum non ligat nisi subditos. La formule de C. de Tocco engendre le conflit, elle ne le résout pas. C’est ce que fait voir le problème de la procédure : suivra-t-on la coutume du demandeur ou la coutume du défendeur ? En fait, reçu de J. Balduini, le principe de la distinction de la procédure et du fond est déjà attesté et mis en œuvre par la pratique du Parlement de Paris (v. supra, par ex.: Parl. Paris, 1266, Gilbert de Malesmains) ; or, ce principe est en lui-même une contestation de l’axiome des Glossateurs. J. de Révigny observe : « Doctores distinguunt: aut est consuetudo ad ordinem litis aut decisionem. Si ad ordinem litis…dico quod neutrius, nec actoris nec rei, consuetudo spectabitur, sed locus judicii. Si autem ad decisionem, tunc consuetudo loci in quem contractum est servabitur… » (Ad legem Cunctos populos [C., 1, 1, 1]176). On ne peut donc se contenter d'ériger en axiome que chaque loi, coutume ou statut s’appliquera à ses sujets, à ceux

175 Sur les formes d'enseignement du droit introduites ou développées par les Orléanais, v. BEZEMER, op. cit. 176 "Les docteurs distinguent : ou la coutume commande l'ordonnancement du procès ou elle commande la décision quant au fond. Si elle commande l'ordre du procès… je dis qu'il ne faut observer ni la coutume du demandeur, ni celle du défendeur, mais bien celle du lieu du procès. Si elle détermine la décision, alors c'est la coutume du lieu du contrat qu'il faut suivre"; v. aussi Ad legem Si se subjiciant (D., 5, 1, 1), repr. in MEIJERS, op. cit., p. 166. La solution paraît avoir été préparée par les canonistes. Au milieu du XIIIe siècle, BERNARD DE COMPOSTELLE

(LE JEUNE) observait que l'application des lois des plaideurs "ne s'accorde pas souvent avec le droit". Et déjà, à la fin du siècle précédent, BERNARD DE PAVIE n'admettait la pleine application de la lex fori, à la procédure comme au fond, en matière contractuelle, que si le contrat s'était formé dans le pays du juge et il prônait l'application au fond de la loi des contractants s'il s'était formé dans leur pays , V. L. SIRI, L'apport des canonistes, op. cit., p. 64 et s.

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qui par leur domicile doivent allégeance à l'autorité qui l’impose ; en l’occurrence le demandeur n’obéira pas à sa coutume et le défendeur non plus, s’il est assigné devant une tierce juridiction. Intervient donc un autre critère que celui de l’allégeance juridique de la personne, c’est-à-dire que celui de sa sujétion à telle ou telle coutume. Jacques de Révigny écarte tout de que l’axiome véhiculait du régime de la personnalité des lois et se tourne vers une distinction selon les matières pour déterminer la soumission des personnes à telle ou telle règle : si la question est de procédure, le stilus curiae s’assujettit les plaideurs ayant porté leur querelle devant le tribunal où il est en vigueur; si la question est de contrat, c’est la coutume du locus contractus qui s’assujettit les contractants qui y ont formé leur rapport. L'assujettissement au statut est ici le résultat du raisonnement conflictuel, il n'en est pas la prémisse. Il apparaît en définitive que le facteur prépondérant est la nature de la question : de quelle matière relève-t-elle ? Contrat ou procédure ? 2. La construction de la méthode. a) - Si loin d’être tracé par un rattachement primordial et préalable de l’individu à un ordre juridique, le cercle des assujettis à un statut dépend de la nature de la question de droit, il faut identifier chacune des questions de droit, c’est-à-dire la situer parmi les différentes matières composant l’ordre juridique. Jacques de Révigny est ainsi amené à répertorier les différentes matières177 (on parlerait ici, après Bartin, de qualification) et à rechercher la solution que chacune d’elles appelle (c’est-à-dire le rattachement approprié). i) Les rattachements appropriés - Pour les délits, il admet en principe le rattachement par le lieu de commission propter utilitatem publicam178 (sauf l’excuse d’ignorance légitime de la loi applicable179) ;

177 J. de REVIGNY est aussi l'auteur d'un Dictionarium iuris (Libellus de diversis significationibus verborum), sur lequel v. G. D'AMELIO, TvR, 1972. 43. 178 Ad legem Cunctos populos, C. 1, 1, 1. 179 Cette réserve est sans doute d'origine canonique, on la trouve aussi dès la fin du XIIe siècle chez HUGUCCIO di Ferrare (Summa Decreti, 1187) : la loi pénale s'applique aux étrangers

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- Pour les successions testamentaires, semper inspicienda est loci consuetudo in quo res sunt, qu’il s’agisse de la dévolution ou de la forme du testament (spécialement du nombre de témoins requis) ; - Si agitur reali actione, spectabitur consuetudo loci in quo sunt possessores [lire : possessiones], quia possessio subjicit adversarium in rem actioni sicut contractus Et sic tenent laïci ii) La prépondérance du locus. La désignation procède d’un rattachement tributaire de la matière, mais ce rattachement est space oriented, de portée territoriale ; Revigny le découvre au sein de la relation à régir, où il présente cette qualité particulière de se situer sur la marquetterie coutumière, de se localiser. Cette voie conduit par exemple au lieu de conclusion du contrat parce que l’échange des consentements et l’accomplissement des formalités signalent la naissance du lien contractuel et, à la fois, s’effectuent en un lieu déterminé. Ce lieu inscrit le contrat dans l’aire d’autorité d’une coutume ; celui-ci reçoit de celle-là son caractère obligatoire et c’est ainsi que les contractants s’y trouvent assujettis. De même pour le délit et le locus delicti, etc. Ce n’est pas la coutume qui revendique compétence sur les contractants, ou sur le défendeur ; c’est le contrat, c’est le délit qui, par tel ou tel de ses éléments, soumet les contractant ou soumet le défendeur à la coutume du locus. b) L’histoire est sans doute aussi largement (sinon exclusivement) redevable à Jacques de Révigny d’une distinction préfigurant celle de

pour les délits commis sur son territoire à condition qu'ils ne l'aient pas ignorée; v. L. SIRI, L'apport des canonistes…, op. cit. , p. 22. Elle est rappelée dans la Décretale Ut animarum de BONIFACE VIII en 1298 (:"Ut animarum periculis obvietur, sententiis per statuta quorumcumque ordinariorum prolatis ligari nolumus ignorantes. Dum tamen eorum ignorantia crassa non fuerit nec supina. Statuto episcopi quo in omne qui furtum commiserint excommunicationis sententia promulgatur, subditi eius furtum extra ipsius doicesim commitentes minime ligari noscuntur, eum extra territorium dicenti non pareatur impune"). REVIGNY, Quaestio XXI de sa Répétition Ex non scripto : Queritur an consuetudo liget extraneos. […] Dicendum si ignorabat, non ligatur nisi sit crassa et supina ignorantia", reproduit in L. WAELKENS, La théorie de la coutume chez J. de Révigny, op. cit., p. 465, avec un commentaire, p. 410. G. DURANT, son contemporain canoniste, incline également en ce sens. Il faudrait aussi évoquer le Digeste : L. nec supina, D. XII, 6 de iuris et facti ignorantia, 6 : "Nec supina ignorantia ferenda est factum ignoranti, ut nec scrupulosa inquisitio exigenda : scientia enim hoc modo aestimanda est, ut neglilgentia crassa et nimia securitas satis expedita sit neque delatoria curiositas exigatur". Cependant selon W. Onclin, De territoriali vel personali legis indole. Historia doctrinae et disciplina codicis iuris canonici, Gembloux, 1938, p. 66, les canonistes se partagent en une pluralité d’opinions.

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l’élément rationnel (ou matériel) et de l’élément impératif (ou formel) de la règle de droit, que F.-K. v. SAVIGNY ranimera au XIXe siècle (v. infra) et que, dans son sillage, H. BATIFFOL au XXe siècle mettra à la base de sa théorie du conflit de lois (Aspects philosophiques du droit international privé, Paris, 1956, 2e tirage avec présentation Y. Lequette, 2002). Révigny oppose l’auctoritas aequitatis et l’auctoritas legis, la valeur matérielle du précepte (la ratio, proportio ou adequatio de son contenu, des solutions que celui-ci détermine aux exigences de la justice) et la valeur de commandement de la règle (de la lex, en tant qu’édictée par l’autorité compétente, dans l’ordre des sources du droit) dont la somme fait le caractère obligatoire de la norme. En même temps qu’il fonde le positivisme juridique – par la présomption absolue que l’auteur de la règle a une juste raison de l’édicter180 - il se donne - en subordonnant l'impératif au rationnel (ou, si on préfère, l'étendue d'application d'une règle à la nature du rapport qu'elle administre) - le moyen d’éviter au problème du conflit de lois les complications de la compétence normative qu’en vérité la pratique française ne rencontrait pas (v. supra) mais qui empoisonneront les Commentateurs, d’Argentré et ses successeurs. B. – La coopération judiciaire. La coopération judiciaire est nécessaire à l’établissement d’un ordre intercoutumier. L’unité du règlement de conflit de coutumes est recommandable et dans l’esprit des auteurs de l’époque elle s’impose d’elle-même : toutes les juridictions du royaume recourent au même système de solution. Mais c’est là un postulat plus qu’un constat. Par ailleurs les règles de conflit sont abstraites et les procès sont concrets ; le passage de l’abstrait au concret ou plus exactement la dialectique de l’abstrait et du concret, ne serait-ce qu’en raison du pouvoir d’appréciation inhérent à la fonction de juger, ne débouchent pas mécaniquement sur un seul et même résultat ; il se pourrait ainsi qu’une même affaire soumises à des juridictions différentes connaisse des issues différentes. Eventualité fâcheuse pour les justiciables, qui est celle d’avoir à obéir à deux décisons divergentes, voire contradictoire ; éventualité fâcheuse pour l’ordre intercoutumier. C’est pourquoi il faut prévenir par des mesures appropriées ce danger. Cela peut s’obtenir par la

180 V. sur ce point, E. CORTESE, La norma giuridica. Spunti teorici nel diritto comune classico, II., Milan 1964, p. 262 et s.

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reconnaissance immédiate des décisions, cela peut aussi s’obtenir par le respect des règles de compétence judiciaire, à quoi veille le droit de l’extradition. 1. La reconnaissance et l’exécution des décisions. Dès lors que le juge du lieu où l’efficacité de la décision est demandée ( : le juge requis) est saisi par lettres rogatoires du juge qui a prononcé ( : le juge d’origine), il doit assurer la force exécutoire sans connaissance de cause : Certe ego credo quod debeat ei parere nec est suum cognoscere in civilibus181… La solution implique que le jugement obtenu d’un juge fait obsacle au renouvellement du procès devant un autre juge. 2. L’extradition En cas de poursuites à fins de répression, l’extradition doit être assurée sans connaissance de cause par l’autorité182 qui détient le prévenu, à l’adresse du juge du domicile de ce dernier ou du juge du lieu du délit si c’est celui-ci qui a reçu la dénonciation. Ces solutions présupposent que les différentes juridictions entretiennent des rapports de grande confiance, puisque l’autorité locale s’en remet entièrement au jugement de l’autorité étrangère; elles expriment la continuité formelle et organique des ordres juridictionnels dont le Parlement de Paris était le garant. §2. Les successeurs : P. de BELLEPERCHE183, Lambert de SALINS, Guillaume de CUN. Ceux-ci poursuivent naturellement l’ouvrage de Révigny. En particulier, ils apportent d'importantes précisions sur le régime des actes juridiques (A). Surtout, ils vont contribuer d'une manière décisive à la construction

181 Ad legem Properandum §sin autem (C., 3, 1, 13, §3), repr. in MEIJERS, op. cit., p. 12. Comp. Article 41 du Règlement (CE) n°44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000, dit Règlement Bruxelles I, réintroduisant la technique du pareatis utilisée dans le droit français de l’ancien régime. 182 Ad authenticam Qua in provincia (C., 3, 15, 2) , repr. in MEIJERS, op. cit., p. 167 : "Ego dico quod immo remittendus sine causae congitione delicti". 183 BEZEMER K.

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de la doctrine en imposant la distinction des statuts réels et des statuts personnels, qui connaîtra une fortune extraordinaire spécialement en France dans les siècles suivants. Ce faisant sans doute ils s'éloignent de la méthodologie du maître, puisque cette distinction des statuts ne s'élabore que dans la vue de délimiter pour chacun d'entre eux sa portée dans l'espace. Il s'agit alors de déterminer le champ d'application de chaque statut ou de chaque coutume en se référant à l'une ou l'autre de leurs particularités. A. – La distinction des statuts réels et des statuts personnels184. 1. L’emprunt de la distinction romaniste des actions in rem et des actions in personam185

184 La paternité de la distinction est mise en doute. E. M. MEIJERS, Rec. cours La Haye, op. cit, p. 598-599, note 2, déclare Iacopo D'ARENA (†1296) "premier auteur italien" à avoir fait cette distinction dans le domaine des conflits; E. CORTESE, La norma giuridica, op. cit., II, p. 286-287, ad notam 99, opte pour Guido de SUZZARA (†1290); les deux concurrents sont contemporains l'un de l'autre comme de J. de Revigny, donc d'une génération antérieure à celle de Belleperche; mais c'est pourtant à ce dernier que CINUS (Lectura super C. 1, 1, 1, n. 5 f. 2 v.) se déclare redevable de cette distinction. 185 La distinction procédurale des actions in rem et des actions in personam ne reflète pas la distinction matérielle de la res et de la persona, en tant que l'une ou l'autre serait l'objet du procès. L'action porte sur les droits, i.e. sur des rapports : l'actio in personam est celle par laquelle le demandeur met en débat telle relation qui l'unirait au défendeur, à la personne de celui-ci - c'est alors la personne du défendeur qui est en cause (sa liberté : il risque d'être condamné à dare, facere ou non facere); l'actio in rem est celle par laquelle le demandeur met en débat le rapport qu'il entretiendrait avec telle chose et qui serait incompatible avec un rapport simultané, concurrent, entre la chose et le défendeur - c'est alors la chose qui est en-jeu et qui doit être matériellement ou symboliquement mise sous main de justice. En général ces actions se dénoueraient respectivement en jugements in personam (imposant une obligation) et jugements in rem (prononçant sur le sort du bien qui est l'objet et la limite de la décision), à quoi se réfèrent Belleperche et Lambert. De cela, il reste la jurisdiction quasi in rem du droit des Etats-Unis; mais la distinction n'a pas perdu toute utilité dans le droit français où elle pourrait constituer un cryptotype du droit commun de la reconnaissance des jugements étrangers, v. F.-X. MORISSET, Le régime de l'efficacité en France des décisions étrangères patrimoniales, thèse Paris XI, 2002.

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Pierre de Belleperche186 et Lambert de Salins187 : la coutume est personnelle, lorsqu’elle agit in personam, c’est-à-dire impose au sujet une obligation de donner, faire, ne pas faire et la coutume est réelle lorsqu’elle agit in rem, c’est-à-dire schématiquement procède à une attribution de droit réel. Sur l'arrière plan du régime dela personnalité, qui ne ressortit pas (par son domicile) à la coutume in personam n’a pas à l’observer. En revanche qui, ressortissant ou non (par son domicile) à la coutume du lieu de situation d'un bien, se dit titulaire sur celui-ci d'un droit réel doit se conformer aux dispositions in rem de cette coutume; tel est le point de pénétration de la territorialité. Ainsi selon P. de Belleperche et Lambert de Salins, lorsque la coutume agit in personam, elle ne s'adresse qu'à ceux qui lui sont liés par le domicile et lorsqu'elle agit in rem, elle ne s'adresse qu'à ceux qui prétendent à un droit sur la chose située en son détroit188. Qualifiée personnelle, une coutume s'attache ses sujets par le domicile; qualifiée réelle, une coutume s'attache ses sujets par le lieu de situation du bien (immobilier). 2. La généralisation de la distinction par Guillaume de Cun Celui-ci va passer - se laisser glisser - de la considération de l’effet propre de la règle (création d’obligation ou attribution de droit réel) à la considération de son objet : ou bien la coutume nihil ordinat super rebus sed solum super persona et elle est personnelle et comme telle doit être obéie par le sujet domicilié, en quelque lieu qu’il se trouve, ou bien la coutume recte et directo disponit de bonis seu rebus, et elle est réelle et

186 BELLEPERCHE, P. de, Institutiones, De jure naturali (l. 1, t. 2) reproduit in MEIJERS, Etudes d'hisoire dudroit internatioanl privé, préc., p. 170. "Les coutumes des laïcs lient-elles les clercs ? Les moderni (Révigny, d'Harcourt) le nient au motif que 'ces deux groupes n'ont pas de juridicition commune et sont l'un à l'autre comme l'étaient à Rome les plébéiens aux patriciens'. P. de Belleperche 'leur répond qu'il faut distinguer les coutumes in personam des laïcs, qui ne lient pas les clercs, et les coutumes in rem qui les lient bien", L. WAELKENS, op. cit., p. 124. 187 SALINS, L. de, Distinctiones (ad legem Cuntos populos; C., 1, 1 ,1 ) reproduit in MEIJERS, eod. loc.. 188 L'idée se retrouvera encore à la charnière des seizième et dix septième siècles chez G. COQUILLE, Les coutumes des pays et comté de Nivernois, p. 1 et s. :"Mais devons dire que nos Coûtumes lient et restreignent les volontez de ceux qui sont domiciliez, sujets à icelles, pour ne pouvoir disposer contre icelles des biens assis en autres Provinces où les Coûtumes permettent de disposer… Autrement est quand l'exécution de la Coûtume est purement réelle et ne dépend de la volonté des personnes".

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comme telle doit être obéie par tous ceux qui prétendent droit sur la chose située dans le détroit, quand bien même ils relèveraient à titre personnel d'un autre droit189. Ainsi se construisent le statut (status et non statutum) personnel et le statut (status et non statutum) réel. Ainsi Jean Faure pourra opposer, à la même époque : Consuetudo quae concernit rem et tunc attenditur consuetudo loci ubi res est (en matière de retrait lignager) et consuetudo quae tangit mere personnalitatem (qui est celle du domicile, Breviarum in Codicem, §17, 18). Ce déplacement a pour effet de retirer à la distinction son caractère universel ou exhaustif. S'il ramène l'attention du sujet à la matière, il laisse échapper toute une gamme de matières qui ne contribuent ni à organiser la condition de la personne ni à définir le statut des immeubles. Guillaume de Cun est ainsi obligé de faire une place à la coutume qui disponebat per consequens de bonis, non directo ou encore de revenir à la distinction originelle de Pierre de Belleperche et Lambert de Salins B. – Les actes juridiques (selon G. de Cun). 1. La forme du testament La coutume qui règle cette forme offre l’exemple de la coutume personnelle qui disponit per consequens de bonis, non directo, en ce qu’elle impose au testateur de réunir trois témoins (par ex.) pour assurer l’efficacité de ses dispositions de dernière volonté touchant le sort de ses biens; cette coutume met ainsi à la charge de la personne une obligation de faire à laquelle est subordonnée la dévolution des biens : agit in personam. Le testament qui suit cette coutume produira l’effet qui en est attendu où que les biens soient situés. Mais cette doctrine ne précise pas qui est assujeti à cette coutume pourtant déclarée personnelle : ceux qui sont domiciliés en son détroit ou ceux qui y font leur testament ? G. de Cun opte pour la seconde solution et 1°) admet ainsi avec la pratique, mais contre J. de Révigny, que locus regit formam actus et 2°) que l’allégeance juridique (résultant du domicile) n’est pas déterminante en cette matière, en quoi il reste fidèle à Révigny.

189 BELLEPERCHE, op. cit., avait introduit la distinction des statuts dans sa réponse à la question de savoir si la coutume des laïcs s'imposait aux clercs, opinant en faveur de l'applicabilité si la coutume est in rem, non in personam.

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Comme Guillaume de Cun, pour la forme du testament, Jean Faure retient la consuetudo loci ubi testatur et désigne pour la dévolution et le partage la consuetudo loci ubi res sunt positae et, à la manière de J. de Révigny, il ajoute: Et ita servatur de facto (Breviarum in Codicem, §19). 2. Les effets du contrat. Si, à la suite des canonistes du XIIe siècle190 (NEUMEYER, Die gemeinrechtliche Entwicklung des internationalen Privat-- und Strafrecht bis Bartolus, t. II, p. 84, 135 et s), il est généralement admis que le contrat doit obéir quant à sa formation (au fond et en la forme) à la loi du lieu de conclusion191, le régime de ses effets paraît avoir été plus difficile à établir. Guillaume de Cun introduit une distinction entre les effets naturels et immédiats et les suites du contrat. Les premiers relèvent de la lex loci contractus, les secondes de la coutume du lieu de l’exécution de l’obligation, lex loci solutionis. Conclusion : Est ainsi effectué un important travail de distinction et de classification qui permet la différenciation des solutions et que le saut méthodologique accompli par Jacques de Révigny imposait; mais ce travail conduit à constater que la référence à la portée du statut dans l’espace, à son champ d’application, est une complication : pourquoi dire que le statut qui dispose de l’âge de la majorité est personnel et donc s’adresse à toute personne qui par son domicile relève du pouvoir qui l'a édicté, alors qu’on peut dire et qu’il suffit de dire beaucoup plus simplement que l’âge de la majorité est (ratione materiae) déterminé par la coutume du domicile ? Cette complication n’est en somme que la marque d’origine : l’Ecole d’Orléans cultive encore l’idée que les solutions, qu’elle découvre dans la pratique et qui pour cela la convainquent (Et sic tenent laïci [Révigny], Sic tenet, sic servat Curia Franciae ou Camera Parisiis ou Parlamentum Parisiis, mais aussi parfois Curia Fanciae non servat [J. Faure]), doivent néanmoins trouver leur

190 V. NEUMEYER, Die gemeinrechtliche Entwicklung des internationalen Privat-- und Strafrecht bis Bartolus, t. II, p. 84, 135 et s. 191 G. DURANT, le Speculator estime que le juge "appelé à statuer au sujet d'un contrat passé entre deux personnes d'origines différentes doit appliquer la loi du lieu où le contrat s'est formé", De Sententia et de his quae ipsam sequuntur, §5, n°2 (trad. d'A. LAINE, t. 1, p. 118, cité par H. BATIFFOL, Les conflits de lois en matière de contrats, n. 22).

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légitimité dans la tradition romaniste – laquelle s’est constituée en la matière sur la base de la lex Cunctos populos. Section 2 : Les Commentateurs italiens Commentateurs ou Post-glossateurs : entre eux et les premiers Glossateurs (Azon, Accurse etc) s’intercalent les Ultramontains qui ont abandonné les jeux du langage et de l’interprétation littérale pour pratiquer une méthode plus libre à l’égard des textes et plus attentive à la valeur des solutions au regard de la justice (v. L. WAELKENS, L’influence de l’école de droit d’Orléans sur la doctrine bolonaise à la fin du XIIIe siècle, in « Houd voet bij stuk ». Xenia iuris historiae G. van Dievoet oblata, Leuven, 1990). Cette méthode est introduite en Italie par CINUS DE

PISTOÏE (Guittoncino - ou Cino - dei Sighibuldi ou Sinibaldi da Pistoia, 1270-1336192), élève de Pierre de Belleperche à Orléans et admirateur avoué de J. de Révigny193; ainsi dans les écoles d’Italie, rapidement le commentaire du Code supplantera la glose. Commentateurs, Post-glossateurs ou encore Bartolistes; ce dernier qualificatif n’étant pas nécessairement louangeur, car il stigmatise les abus que parfois les successeurs du plus célèbre de ces italiens, BARTOLO DA

SASSOFERRATO194 (1314-1357), ont fait des procédés techniques que ce disciple de Cinus avait légitimés. Parmi ceux-ci, joue un rôle important la

192 TvR 1998. 381-397, 2001. 392-395 193 dont il affirmait qu’il était « magnus magister omnis philosophiae » et que « non erat in mundo adversarius nec durior nec subtilior » ; mais l’admiration n’est pas aveugle : il arrive à Cinus de juger tel argument de Révigny « derisorium et puerile »…. Cinus enseigne à Trévise, Sienne, Pérouse, Florence, Montpellier où il aurait eu Pétrarque pour élève (étudiant un peu fantomatique, semble-t-il, mais plus sûrement rival et ami en poésie, que le maître, par ailleurs lié à Dante Alighieri, ne dédaignait pas de pratiquer lui-même - le rapport entre juristes et poètes, que soulignait J. Giraudoux, s'est noué très tôt sur le plan universitaire : dans son étude sur "Jean Calvin étudiant en droit, à Orléans", Actes du congrès sur l'ancienne Université…op. cit., p. 84, P. MESNARD rappelle que "la lecture des Poètes revenait aux facultés de droit" et observe qu'au début de XVIe siècle "l'Université d'Orléans comprend une faculté de droit et une espèce de propédeutique littéraire qui fait corps avec elle" . V. aussi supra, ad notam 92, la désignation par M. Bloch de Ph. de Beaumanoir, "le chevalier, poète et juriste"). 194 MEILI, F. Die theoretischen Abhanlungen von Bartolus über san internationales Privat- und Strafrecht, Niemeyers Zeitschrift für internationales Privatrechet, 1894, IV, Leipzig 258-269, 340-346, 446-455, J. L. J. VAN DE KAMP, Bartolo da Sassoferrato, Urbino, 1935; v. aussi le recueil Bartolo da Sassoferrato, Studi e documenti per il IV centenario, Milan 1962.

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technique de la distinction qui, lorsqu’elle recoupe ou découpe une distinction antérieure, peut atteindre par ramifications successives un niveau d’analyse et d’abstraction tel que se dissout la réalité du cas concret haché trop menu. Bartole cultive la distinction, mais sa doctrine est assez maîtrisée pour le retenir des excès qui seront reprochés à sa descendance, plus nombreuse encore dans ses opinions et dissensions que dans ses représentants195 – qui tous ne se font pas scrupule de changer de doctrine en fonction des besoins de la cause, i.e. du consilium … (v. Claudia STORTI STORCHI, Ricerche sulla condizione giuridica dello straniero in Italia dal tardo diritto comune all’étà preunitaria. Aspetti civilistici, Milan, 1988, c.r. in Rev. crit dr. int. pr., 1991. 645) §1 Distinctions “Nunc veniamus ad glossam quae dicit : quod si Bononiensis conveniatur Mutinae non debet iudicari secundum statuta Mutinae quibus non subest, et cuius occasione videnda sunt duo : 1° utrum statutum porrigatur [intra territorium]196 ad non subditos ; 2° utrum effectus statuti porrigatur extra territorium statuentium”197, In Codicem Iustiniani commentaria, L. Cunctos populos, 1, Lib. 1, tit. 1, n.13 Cette double interrogation, pour une entrée en matière un peu directe, s'appuie sur une prémisse que l'on pourrait dire de simple bon sens. A priori, dans le cas italien, le statut est édicté, à l'encontre du droit commun ou en complément de celui-ci, pour imposer l'observation de certains

195 La descendance, : - italienne : BALDE de Ubaldis (1327-1400, élève et successeur de Bartole à Pérouse, frère ainé d’Angelo), Bartolomeo da SALICETO, Paolo di CASTRO, Marco Antonio NATTA, Alessandro TARTAGNI, Giovanni Battista CACCIALUPI, Gaspare Antonio TESAURO, Rocco CORTE, etc. ; - française : Jean MASUER (†1449), Barthélémy de CHASSENEUZ (1480-1541), André TIRAQUEAU (1480-1558), etc. ; d’après A. Lainé et pour s’en tenir aux plus célèbres. V. aussi F. CALASSO, L’eredita di Bartolo, in Bartolo da Sassoferrato, Studi e Documenti per il VI° centenario, Milan, 1962, I, p. 3., G. LUTHER, Der Einfluss von Bartolus auf das deutsche internationales Privat- und Strafrecht, in Bartolo da Sassoferrato Studi e documenti per il IV centenario, Milan 1962 196 Les manuscrits ne portent pas cette référence territoriale que l'on trouve dans les éditions imprimées, en ce sens (intra) et parfois dans l'autre (extra)… 197 « Venons en maintenant à la glose qui dit : quod si Bononiensis, et qui offre l’occasion d’étudier deux questions : 1°) y a-t-il un statut qui [à l’intérieur du territoire] étende son autorité à des non-sujets ? 2°) y a-t-il un statut qui étende son effet au delà du territoire où il est édicté ? »

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comportements à l'intérieur de la société que gouvernent les autorités municipales; les comportements définis par le statut local s'écarteront de ceux prescrits par le droit commun et sont destinés à être observés par les personnes qui doivent obéissance à ces autorités municipales, à tout le moins pour autant qu'elles se trouvent sur les lieux qui forment le territoire de la commune. Les questions surviennent dans le cas où (A) la personne ne ressortit pas la commune, mais se trouve sur le territoire de la commune, ou encore, dans le cas (B) où la personne a la qualité de citoyen, mais se trouve hors le territoire de la commune, c'est-à-dire lorsque les deux paramètres personnel et territorial se dissocient de sorte que l'hésitation sur l'applicatibilité du statut surgit. A. – Extensions personnelles Des cas dans lesquels le statut de la cité s’applique sur son territoire à des non-sujets (territorialité) : Bartole examine cinq questions, dont la dernière (n. 28-31) concerne la soumission des clercs aux statuts laïcs. Dans l'exposé traditionnel, les quatre premières suffisent à illustrer la doctrine de Bartole198, mais cette option par trop simplificatrice mutile et déforme la pensée de l'auteur. 1. Les contrats (comp. G. de Cun). Et primo quaero quid de contractibus ? a) La formation : conditions de forme et conditions de fond sont déterminées par la loi du lieu de l’acte : locus regit actum (via Cinus), locus contractus. b) Les effets : - les obligations nées du contrat (que oriuntur secundum ipsius contractus naturam tempore contractus) relèvent du statut du locus contractus, « et intelligo locum contractus ubi est celebratus contractus, non de loco in quem collata est solutio », Ad legem Cunctos populos, n.15 198 V. N. E. HATZIMIHAÏL, Bartolus and the Conflict of Laws, qui déduit de la présence de cette cinquième question que, sous la plume de Bartole, la première des deux interrogations générales que celui-ci se propose d'étudier ne comportait aucune référence au territoire, la mention du territoire serait due à une erreur d'édition…

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- les suites du contrat appelées par le comportement du contractant (que oriuntur ex post facto propter negligentiam vel moram) : retard, exécution défectueuse ou inexécution, etc. : loi du lieu où l’exécution est prévue et, à défaut, du lieu où elle est demandée (lex fori). 2. Les délits (comp. J. de Révigny) Secundo quaero quid de delictis ? a) Le principe de l’application de la loi du lieu où le délit est commis (lex loci delicti commissi). b) Les tempéraments : - écartant la loi locale, du fait de l’étranger : excuse d’ignorance légitime de la loi locale, lorsque le délit institué n’est pas conforme au ius commune et si le séjour de l’étranger ne s’est pas prolongé au point de rendre son ignorance impardonnable (n. 20) ; - exportant la loi locale, du fait du législateur dont l’intention formelle et manifeste est d’atteindre ses sujets, même au delà des frontières de son territoire (n. 45 et 48). 3. Les successions a) Le testament (Tertio quaero quid in testamento ?) : la question est examinée avec une certaine minutie199, mais pour un résultat modeste: le statut du lieu de confection est applicable à la forme, dès lors qu’il est moins exigeant que le ius commune, spécialement quant au nombre de témoins nécessaires200; le testament s’interprète selon la loi du lieu de confection.

199 Sur les 6 paragraphes (n. 21-26) consacrés aux testaments, deux (n.22-23) sont absorbés par la discussion de la légitmité du statut de Venise du point de vue de la potestas statuendi et de l'exigence d'un agrément du princeps. 200 v. supra Pt de Paris, 22 septembre 1341; l'exemple proposé par Bartole est celui du testament fait à Venise où le nombre de témoins requis est de trois alors que le droit commun en exige sept.

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b) La dévolution ab intestat201 : examen de la question anglaise; le verbe (Verba consuetudinis attendenda sunt, v. déjà G. de Cun) et l’intention (n. 42). Disciple prestigieux, BALDE de Ubaldis s’éloignera ici de la méthode de son maître pour revenir vers les Ultramontains : etiam in statutis considerande est ratio et amorce ainsi202 une série de condamnations qui s’étendra sur plusieurs siècles. 4. Les immeubles. Le problème de la loi applicable est abordé avec laconisme à partir du cas particulier de la servitude d'urbanisme altius non tollendi, déjà connue du droit romain et répandue dans les cités italiennes au Moyen-âge. "Breve cum est quaestio de aliquo iure descendente ex re ipsa, debet servari

201 La dévolution n'est pas traitée par Bartole à la suite du testament, mais dans la seconde partie consacrée aux extensions territoriales, au n. 42. 202 Voici comment procède Balde dans son Tractatus de vi et potestate statutorum ratione personarum, territorii et rerum, figurant dans la Repetitio Cunctos Populos (1360 env., sur laquelle v. E.M. MEIJERS, Introduction à la publication d’œuvres inédites de Balde et de Van der Kessel, Rev. crit., 1946. 203.) : [33] : « Sed quomodo cognoscam statutum reale a personali ? Nam de pacto habemus in l. iuris gentium, §pactorum, D. 2, 14, 7, 8 etc… Quid ergo de statuto ? Respondeo : ex his cognoscitur quod est reale : 1. Quando imponitur onus rei, ut si statuit, quod res sit tributaria ut dicta l. rescripti ; 2. Si eximit rem a commercio vel ab onere reali, nam liberare rem est quid reale, quia fundatum in re et super re ; 3. Si transferret rem sine ministerio hominis ipso iure vel ministerio ministri legis quia dispositio legis ex parte causae naturalis seu subiecti seu obiecti non habet alius fundamentum nisi ipsam rem nec aliud concernit seu intuentur » [34] : est personnel le « statutum quod non curat de re nec de eius qualitate sed de qualitate personae propter rem, et sic causa legis eam dici personalem » ou encore, [43], le statut qui « disponit directe super persona, ipsam habilitando » (Mais comment reconnaitrai-je qu'un statut est réel ou personnel ? En effet, pour le pacte nous avons une réponse dans la loi iuris gentium§pactorum, D. 2, 14, 7 et s. Mais pour les statuts ? Je réponds : nous reconnaissons le statut réel à ceci : 1. qu'il grève la chose d'une charge ou qu'il prescrit que la chose soit grevée; 2. qu'il place la chose hors commerce ou qu'il la délivre d'une charge, car libérer la chose est un effet réel en ce qu'il s'inscrit dans et sur la chose; 3. qu'il opère transfert de la chose sans l'intervention de l'homme, de plein droit, par le ministère de la loi parce que la disposition de la loi provenant d'une cause naturelle soit du sujet, soit de l'objet, n'a pas d'autre fondement que la chose même et ne concerne ni regarde rien d'autre. - Est personnel le statut qui ne s'occupe pas de la chose ni de ses qualités, mais de la qualité de la personne à propos de la chose et ainsi, à cause de la loi, je le déclare personnel; de même le statut qui dispose directement sur la personne, lui conférant une capacité).

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consuetudo aut statututm loci ubi est res"203 (n. 27). Le statut du lieu de sitaution s’impose, sans doute avec évidence pour Bartole, puisqu’il n’essaye pas de justifier la solution et s’ent tient à quelques lignes. En s’appliquant à des personnes qui ne sont pas rattachées d’elles-mêmes au territoire, mais seulement par leurs actes, ou par leurs faits, ou par leurs biens, le statut devient purement territorial; on fait abstraction de son autorité à l’égard des personnes sujets de la cité qui l’a posé. 5. Les clercs. Récurrente chez les auteurs de l'époque, la cinquième question est celle de savoir si les coutumes et statuts laïcs obligent les clercs et peuvent leur être appliqués par les juridictions d'Eglise. Il s'agit sans doute d'une éventuelle extension personnelle, mais elle ne se développerait pas exclusivement à l'intérieur du territoire, pouvant relever plus généralement d'une problèmatique différente qui est celle de la personnalité des lois204; néanmoins, même si ne s'éloignant pas des voies suivies par ses prédécesseurs, Bartole ne privilégie pas la perspective territoriale, sa réponse s'y inscrit naturellement lorsqu'il résout le conflit entre les règles propres au clergé et les statuts municipaux; ce conflit est réglé par l'opposition du spécial et du général : Le droit propre du clergé est établi par voie de privilèges particuliers; le statut d'une ville qui contredirait spécialement un tel privilège émanerait d'une autorité incompétente et n'aurait lieu d'être appliqué au clerc; un statut de portée générale qui serait contraire à un privilège ne saurait écarter celui-ci (generalia non derogant specialibus); en l'absence de privilège spécial, le statut local qui modifie le droit commun s'applique aux clercs de la même manière qu'aux laïcs. Et les exemples proposés par Bartole le ramènent à la perspective territoriale; il est vrai que les circonstances visées placent le clerc dans le ressort géographique des autorités municipales.

203 "Bref, lorsqu'il est question de quelque droit procédant de la chose même, il faut suivre la coutume ou le statut du lieu où la chose se trouve" 204 V. J. de REVIGNY, Repetitio "ex non scripto", quaestio XX : Queritur an consuetudo laicorum liget clericos, in L. Waelkens, op cit., p. 464, et commentaire p. 405 et s., P. de BELLEPERCHE, P. de, Institutiones, De jure naturali (l. 1, t. 2), v. supra, ad notam 135.

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B. – Extensions territoriales Des cas dans lesquels le statut de la cité s’applique à ses ressortissants même hors de son territoire (extraterritorialité) : Le raisonnement de Bartole ici épouse une autre trajectoire; il ne s'amorce plus à l'examen d'un cas où est en cause un certain type de rapport de droit (contrat, délit, legs etc) pour lequel se pose la question de la compétence du statut qui en traite, mais à l'examen des statuts pour déterminer leur portée dans l'espace. 1. Les lois permissives (n. 34-43) Ces statuts habilitant les sujets aux actes ou aux comportements qu'ils visent sont, en principe, d’application extra-territoriale; ils suivent le sujet où qu’il aille. Ce sont des statuts personnels. Il faut cependant réserver le cas où le statut confère une faculté exorbitante, non prévue par le ius commune; la portée d'une telle disposition se limite au territoire et les sujets ne peuvent exercer à l’étranger, où elle serait trop surprenante, la faculté exorbitante que leur reconnaît le statut de leur domicile (n. 39 ; Bartole retient des exemples empruntés au droit de succession, ce qui n’éclaire pas le lecteur…); ainsi la coutume anglaise qui ordonnerait Primogenitus succedat, "si son objet est de conférer à l'aîné un avantage en supprimant à son profit l'obstacle établi par le droit commun"(n. 42). 2. Les lois prohibitives (n. 32-33) Les lois prohibitives205 retirent au sujet une faculté cependant reconnue par le ius commune. Il y a lieu de distinguer alors : i) le statutum prohibitivum ratione solemnitatis qui s'impose s'il est celui du lieu où l'affaire se fait (ubi res agitur)

205 H. KAUFMANN, Zur Geschichte der internationalprivatrechtlichen Vorbehaltsklausel von der Glossatoren bis Bartolus, Studien zur Europäichen Rechtsgeschichte, Francfort, 1972. 66, c. r. H. BATIFFOL, Rev. crit. dr. int. pr., 1974. 589.

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ii) le statutum prohibitivum in rem et respectu rei, tel celui qui interdit à l'indivisaire d'aliéner ses droits indivis sur la chose, qui (s'il est celui du liue de situation dela chose) s'impose où que l'opération soit tentée. iii) le statututm prohibitivum in personam, pour lequel il convient de procéder à des sous-distinctions : - si la prohibition est faite dans l’intérêt de celui qui la subit, telle l’incapacité de protection du mineur de disposer de ses biens, ou l'interdiction des donations entre époux ou encore l'incapacité du mineur de quinze ans de disposer par testament, sa portée est extra-territoriale et l’incapable est ainsi protégé en tout lieu et où que ses biens soient situés, comme le statut de son domicile le juge convenable ; - si la prohibition dérogatoire au ius commune est commandée par la défiance envers le sujet qui la subit, ou en haine, in odio, de celui-ci, le statut est odieux (comp. G de Cun) et ne s’applique qu’aux sujets dans les limites du territoire. Ainsi du statut qui dénie aux filles (dotées) le droit de succéder (n. 32)206 ou encore de la coutume anglaise ordonnant Primogenitus succedat si véritablement elle "frappe les puînés d'une déchéance" (n. 42). Ainsi la dimension territoriale de l’autorité du statut peut, si le ius commune ne s’y oppose pas, être éliminée et laisser toute la place à la seule dimension personnelle207 : le statut devient extra-territorial §2 Doctrine. A. – Les paramètres. 1. Eléments de droit public a) La compétence normative, potestas statuendi. Le problème entre le ius commune et les statuta est d’abord celui des rapports entre l’Empire et la commune, en tant que pouvoirs de légiférer, potestates statuendi. La légitimité formelle du statut, c’est-à-dire sa validité du point de vue de la compétence normative de l’organe qui a

206 V. L. MAYALI, Droit savant et coutumes. L'exclusion des filles dotées, XIIe - XVe siècle, Ius commune, 1987, spéc. p. 76 et s. 207 Comp. A. PILLET.

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légiféré est la question première (Comp., sur le nombre de témoins, la question de la compétence de la ville de Venise et Pt. Paris, 22 septembre 1341, à propos de la coutume de Toulouse); chartes et franchises municipales, usurpations consolidées par la possession208… b) L’intention du législateur : - en matière délictuelle, vecteur d’extra territorialité - en matière successorale : - bona decedentium veniant in primogenitum / primogenitus succedat, grief de verbalisme et influence de la rhétorique et de l’herméneutique209. Si la technique interprétative est discutable, la critique ne doit pas faire oublier que le rôle confié à l'intention du législateur, dont on veut tirer la définition du champ d'application du statut, implique la subordination de l'élément rationnel de la règle à son élément impératif. 2. Considération des intérêts privés a) La conformité au ius commune. Les solutions du ius commune sont considérées être l’expression même de la justice des rapports d’intérêt privé; aussi bien, apprécier le statut en le rapportant au modèle du ius commune, c’est s’assurer de la légitimité matérielle de ce statut i. La conformité vaut licence à l’exportation dès lors que le statut s’adresse à la personne : il la suivra en quelque lieu qu’elle aille. L'extraterritorialité requiert donc l'addition de deux qualités : le statut doit être personnel et conforme au droit commun. ii. La non-conformité peut élever une barrière à l’exportation : - le statut qui, dans le but de servir un objectif propre à l’ordre juridique local, demande le sacrifice des intérêts de l’une des parties et rompt ainsi, pour quelque motif de publica utilitas locale, l’équilibre des intérêts

208 Sur les idées constitutionnelles de Bartole, v. BASZKIEWICZ, « Quelques remarques sur la conception du dominium mundi dans l’œuvre de Bartole », Bartolo da Sassoferrato, Studi e Documenti per il VI° centenario, Milan, 1962, II, p. 9, spéc. p. 20 et s., N. E. HATZIMIHAÏL, Bartolus and the Conflict of Laws, op. cit. 209 D. ANZILOTTI, Corso di lezioni di diritto internazionale (diritto privato), Rome, 1918, , repr. in Corso, Padoue, 1996, p. 27, observe, en homme de culture et de civilité, :"Bartole n'a-t-il pas voulu plutôt exprimer l'idée que le but de la loi, révélé par les mots, est ce qui détermine la mesure de son application?"

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privés établi par le ius commune, est déclaré statutum odiosum210 ce qui lui interdit de franchir la frontière211 ; ainsi l’exclusion des filles de la succession tendant à garantir la conservation des biens dans les familles et donc de l’ordre social établi212 (idem pour la première interprétation proposée de primogenitus succedat, n. 42). - le statut favorable, qui améliore, dépasse ou adapte le droit commun, conserve le soutien de celui-ci et peut donc rayonner à l’étranger s'il est doté de l'autre moteur nécessaire : le caractère personnel213. b) La connaissance du droit local. À plusieurs reprises intervient l’idée (déjà présente chez J. de Révigny et, avant lui, chez les canonistes) que la règle de droit ne peut être appliquée à qui n’est pas tenu de la connaître ou, à tout le moins, n’est pas vraiment en faute de l’ignorer. Ainsi en matière délictuelle, lorsque l’infraction est

210 MAYALI, L. , La notion de statutum odiosum dans la doctrine romaniste du Moyen âge, Ius commune, t. XII, 1984, p. 57 211 Quod odiosa sunt restringenda, favores amplianda 212 V. BALDE, Tractatus, op. cit. 213 D. ANZILOTTI, Corso di lezioni di diritto internazionale (Diritto privato), Roma 1918, repr. in Corso, Padoue, 1996, p. 25 et s. interprète Bartole sur ce point de la manière suivante :"Longtemps on hésita à admettre qu'un statut puisse déroger au droit commun; quand ensuite cette question fut dépassée et qu'on admit en général la validité d'un statut contraire au droit commun, surgit la question de l'interprétation à donner au statut. D'abord prévalut l'idée que le statut, comme loi particulière et presque exceptionnelle, devait toujours recevoir une interprétation stricte pour élargir le cercle d'autorité du droit commun; mais plus tard, on fit une distinction et on dit que le statut dérogeant au droit commun dans un sens favorable devait être interprété extensivement tandis que le statut qui dérogeait dans un sens odieux devait être interprété restrictivement. De là on franchit un autre pas et on admit que le statut favorable peut être appliqué à la personne même si celle-ci se trouve hors du territoire, tandis que le statut odieux est strictement territorial. Voici de la sorte la première distinction entre statuts personnels et réels; les premiers ont efficacité hors du territoire parce que favorables, les seconds non parce que odieux. Plus tard, le concept des statuts favorable et odieux disparaît, ou passe en seconde ligne et la distinction des statuts personnel et réel se fonde exclusivement sur l'objet : sont déclarés personnels les statuts qui concernent la personne, réels ceux qui concerne immédiatement les choses. Mais à l'origine la distinction est rattachée à celle des statuts favorables et odieux; et une bonne part des questions discutées par ces auteurs tournent précisément sur le point de savoir si une disposition déterminée est favorable ou odieuse. Point incertain et équivoque car il n'est pratiquement pas de disposition qui ne puisse être considérée favorable ou défavorable selon le point de vue duquel on l'envisage : la loi qui prolonge la minorité au delà des limites fixées par le droit commun est défavorable en tant que restriction de la liberté, mais elle est favorable en tant que renforcement de la protection; et ainsi de suite…"

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propre au droit local, c'est-à-dire non prévue par le ius commune; ainsi aussi lorsqu’un statut personnel accorde au citoyen une faculté d’agir exorbitante du droit commun et donc normalement inconnue à l’étranger (v. supra, Lois permissives). B. – La construction 1. Conception du conflit de lois a) Représentation spatiale. Spatialisation du champ d’application du statut : le subditum est lié au territoire soit par quelque attache personnelle (origo, domicilium214), soit par les choses ou par les faits, par leur localisation sur le territoire. D’où les deux questions touchant l’étendue d’application des statuts. b) Perception impériale. Constitutionnalité formelle (potestas statuendi) et matérielle (ius commune) du statut : un statut municipal ne doit être considéré que s’il est l’expression légitime d’un pouvoir inscrit dans un ensemble politiquement constitué, une communauté politique englobant la cité qui l’édicte215. Prépondérance des éléments de droit public et du point de vue du législateur, heureusement tempérée par la prise en compte des intérêts privés, laquelle en définitive, par les distinctions qu’elle impose et les différenciations de solution qu’elle demande ratione materiae, rend le système opérationnel. Mais cela reste un système de distribution des

214 Le non subditum est donc celui dont le rapport au territoire n'est pas assuré par l'origo ou le domicilium, tel l'étranger ou encore tel le clerc dont l'allégeance envers l'Eglise procède de l'ordination. La question (supra, n. 5) de l'application du statut local au clerc qui y séjourne ne remet pas en cause la représentation spatiale, puisqu'elle n'est posée qu'à l'égard du clerc qui se trouve dans la cité, comme elle n'est posée qu'à l'égard de l'étranger qui se trouve dans la cité. 215 D. ANZILOTTI, Corso di lezioni di diritto internazionale (Diritto privato), Roma 1918, repr. in Corso, Padoue, 1996, p. 24 et s., expose ici encore la doctrine de Bartole avec une grande justesse : "Le droit romain était alors le droit positif, loi d'un empire qui n'avait jamais cessé d'exister; en conséquence, droit commun, au dessous duquel étaient en vigueur en tant que lois locales particulières les statuts des Communes. D'où surtout une série de questions concernant les rapports entre statuts municipaux et droit commun : est-ce que le statut qui déroge au droit commun est valable ? Et s'il est valable, quel sera son champ d'application en face du droit commun ? En l'état d'un conflit entre lois municipales, indépendamment de la valeur universelle du droit commun, comment déterminer le statut applicable ? "

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compétences normatives et, au fond, il est peut-être heureux que Bartole répugne à citer aussi souvent que la probité l'imposerait, les Ultramontains et Jacques de Révigny en particulier. 2. Conception de la règle de droit La fonction programmatique du droit légiféré affirmée face à la fonction conservatrice de la règle coutumière et à la fonction thérapeutique de la règle jurisprudentielle. L’optique italienne, foncièrement positiviste, privilégie le point de vue du législateur et ne s’oriente pas selon le même axe que l’optique française qui se place au point de vue du praticien. Conclusion: Elle sera double : - «Kaléidoscope de critères interprétatifs qui, par la voie des procédés inhérents au caractère doctrinal du ius commune, pouvaient être combinés et décomposés de mille façons différentes. On est en présence d’un appareil herméneutique multiforme qui se prête à la poursuite de résultats même absolument étrangers aux objectifs qui en avaient commandé la formulation» C. STORTI STORCHI, op cit , p. 40. Ce jugement pourrait dénoter une certaine réprobation, mais ceci ne retire rien à sa pertinence. - "Aujourd'hui encore, Bartole passe essentiellement pour être le père du droit international privé. Injustice des grands noms ! Bartole n'a pourtant marché la plupart du temps que dans les pas de ses devanciers. Et si nous suivons ici le cours de l'évolution jusqu'à cet auteur, il ne faut pas voir dans cette façon de procéder la mise en évidence d'un point de rupture dans l'histoire du doit international privé, mais bien celle d'un point culminant, qui n'a pu être atteint que grâce aux travaux préalables d'un grand nombre d'autres auteurs" K. NEUMEYER, Die gemeinrechtliche Entwicklung…, t. 1, p. V (trad. D. BODEN, L'ordre public : limite et condition de la tolérance, thèse Paris 1, 2002, p. 37, note 71). - Ce que confirme E.M. MEIJERS lorsqu'il note que "s'il est arrivé à Bartole de copier, parfois mot à mot, les auteurs français, le plus souvent il observe les choses d'un point de vue personnel où l'on reconnaît son originalité et sa pénétration juridique; mais il n'en demeure pas moins que c'est ordinairement l'école française qui a posé de nouveaux problèmes et qui a introduit de nouvelles manières d'envisager la science du droit", "L'université d'Orléans au XIII

e siècle", op. cit., p. 124.

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SOUS-TITRE 2 : LES TEMPS MODERNES Chapitre 1er : La théorie française des statuts Titre abusif. Il n’y a pas une théorie qui serait la théorie française des statuts; et cette appellation est aussi trompeuse en ce qu’elle renvoie à la distinction des statut réel et statut personnel dont le caractère primordial n’est pourtant pas reconnu de tous. Il y a une querelle des doctrines (Sect. 1) à laquelle la jurisprudence est modérément perméable (Sect. 2) Section 1re : La querelle des doctrines §1 Charles DU MOULIN (1500-1566)216 Très remarquable connaisseur du droit romain et du droit coutumier français, théoricien et praticien, conservateur et novateur (grand réformateur et modernisateur du droit des obligations et du crédit,217). A. – Une figure ambiguë 1. L’ultime bartoliste. Les Conclusiones de statutis et consuetudinibus localibus Le praticien professeur. Du Moulin en Allemagne218. Bartolisme et romanistique. Un exercice académique et l’obéissance aux lois du genre.

216 P. LABORDERIE, Un précurseur du droit international privé, Dumoulin et les conflits de lois, JDI 1912. 79 217 Sur l'oeuvre et l'influence de Du Moulin sur le droit interne v. J.-L. THIREAU, Charles Du Moulin, 1500-1566. Etude sur les sources, la méthode, les idées politiques et économiques de la Renaissance, Genève, 1980 et plus ancien, AUBEPIN, De l'influence de Dumoulin sur la législation française; sur l'oeuvre et l'influence de Du Moulin sur le droit des conflits v. F. GAMILLSCHEG, Der Einfluss Dumoulins auf die Entwincklung des Kollisionsrechts, Tubingen, 1955. 218 J. CARBONNIER, Du Moulin à Tubingue, Rev. gén. dr., 1936. 194; R. FILHOL, Dumoulin à Montbéliard, Etudes Noël Didier, 1960, p. 111. V. aussi BRODEAU, La vie de Maistre Charles Du Moulin, ouvrant les Caroli Molinaei Opera Omnia, t. 1, Paris, 1681

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a) L’emploi des procédés techniques. L'accumulation des autorités. Les distinctions. La forme et le fond; les intérêts disponibles et les intérêts indisponibles; le statut réel et le statut personnel; la conformité et la non conformité au ius commune. En annexe aux Conclusiones, le De Delictis : compétence du juge du locus delicti, applicabilité de la lex loci delicti, sous réserve de distinctions : conformité au ius commune de l'infraction, de la peine; ignorance excusable ou non, etc. b) Le ius commune, vecteur de l’extraterritorialité. i. La passiva interpretatio legis219. L’interprétation extensive de la loi (entendre : de la règle du droit comun, ius commune) correspond à la thèse bartoliste selon laquelle le ius commune – dont l’extension géographique est illimitée – opère à la manière d'un champ magnétique qui attire hors des limites du ressort où il est en vigueur le statut qui lui est conforme et repousse à l’intérieur du ressort où il est en vigueur le statut qui ne lui est pas conforme; aussi bien lorsque le statut est personnel, sa conformité lui permet de suivre à l’étranger le sujet auquel il s'adresse220, tandis que sa non-conformité le cantonne au territoire. ii. Bonum universum, justitia naturalis et ratio iuris communis. Du Moulin se garde d’adhérer au dogme impérial de l’autorité positive du droit romain, ius commune; il adapte la notion à la situation française et y inclut les exigences du bien commun et de la justice naturelle221 qu’il associe à la raison du droit commun, c’est-à-dire à la ratio scripta dont la composante essentielle ou le modèle est le droit romain - quoique sur ce point l'opinion de Du Moulin puisse se nuancer selon qu'il est à Tubingen ou à Paris - où il défend l'idée d'un droit commun coutumier (voire d'une

219 Doctrine forgée, selon MEIJERS, Histoire des principes…, op. cit., p. 626-627, par Raphael FULGOSIUS, in C. 1.1.1, n°22, à partir de l'enseignement de Bartole. 220 L'exemple est celui de l'administration des biens de l'incapable par le tuteur. Cette doctrine se retrouvera chez CHALLINE, Méthode générale pour l'intelligence des coutumes de France, qui distinguera deux catégories de statuts personnels, les universels à effet extraterritoiral, "qui s'observent dans tout le royaume et dan sla plupart des provinces du pays coutumier" et les particuliers à effet territorial, parce que non conformes à ce droit commun. 221 L'exemple est celui du bref de mariage encombré pour lequel le ius commune n'est d'aucun secours.

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unification des coutumes : Oratio de concordia et unione consuetudinum Franciae) et où il discerne l'existence de "coutumes princesses", dont l'autorité dépasse les limites de leur détroit pour voler au secours de coutumes locales incomplètes (Commentarii in consuetudines Parisienses, Paris 1576, I, Epitomé, n. 109), remplissant ainsi à l'échelon régional la fonction que conserve le droit romain dans les pays de droit écrit222 Ce faisant, il place son système sous le contrôle de principes matériels (v. Ph. Francescakis, La théorie du renvoi, n°15 et s., p. 20 et s., Droit naturel et droit international privé, Mélanges Jacques Maury, t. 1, p. 113 et s. spéc. n°13 et n°28 et s., mais Gaius, 1, 189, déjà faisait reposer le ius gentium sur la naturalis ratio) et donne ainsi une préfiguration de la condition de conformité à l’ordre public international que doit satisfaire la loi étrangère pour être appliquée en France (v. Cass. civ. 25 mai 1948, Lautour, Rev. crit., 1948. 89, note Batiffol, Grands arrêts, n°19) 2. Le juriste gallican. a) Exclusion des éléments de droit public : - potestas statuendi, rejet de la perception impériale; à la différence de Bartole, Du Moulin ne s'arrête pas à la question de la compétence normative de l'autorité qui a édicté la règle dont il s'agit de déterminer les cas d'application. En France, il est vrai la question est moins aiguë qu'elle ne l'était en Italie quoiqu'il y ait également des statuts municipaux et qu'il y ait aussi l'Eglise, ordre juridique distinct et complémentaire (avec lesquels les problèmes de délimitation des compétences sont fréquents). Mais déjà Révigny et l'Ecole d'Orléans séparaient le conflit des compétences normatives et les conflits de coutumes. Cette séparation est encore plus claire chez Du Moulin. - intention du législateur fondue, en milieu coutumier, dans la «raison vivante[, laquelle] fondée sur une justice naturelle, claire et manifeste, a autant de valeur qu’une loi écrite» tandis que «toute loi, statut ou coutume doivent s’entendre suivant le bon droit et équité» ; la valeur de commandement ou l'élément impératif de la règle n'ont pas prépondérance sur l'adéquation du contenu ou élément rationnel de la règle.

222 V. J.-L. THIREAU, op. cit., p. 98-99.

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b) Instrumentalisation accentuée de la romanistique : les sources romaines sont canalisées, détournées au service de la démonstration et de l’effort de systématisation des solutions, elles n’ont plus qu’une fonction rhétorique ou, au mieux, heuristique (v. ci-dessus, l’adaptation du ius commune, ou encore le rôle de la loi Si fundus, de evictionibus dans les Conclusiones). Ces sources romaines cèdent devant les positions constantes du droit des praticiens tels que fixé en France (… et ita praticatur). - à propos des meubles : nomina ossibus affixa, mobilia ossibus inhaerent (pas de situation fixe), Du Moulin, qui a d’abord défendu l’application de la loi du lieu de situation parce que le droit romain ne distingue pas selon la nature mobilière ou immobilière du bien, finit par admettre l’application de la loi du domicile, en réputant les meubles situés au domicile du possesseur; certains y verront une fiction. - à propos des statuts non conformes au ius commune : il rejette la distinction italienne des statuts favorables et des statuts odieux et la remplace par le jeu du principe et de l’exception; s’alignant sur la jurisprudence et la pratique dominantes, il préconise de ne ramener à une application strictement territoriale que les règles à la fois odieuses et «carrément exorbitantes». B. – La distinction selon la libre-disponibilité des intérêts 1. L’amorce (1525) : le Consilium LIII, affaire de Ganey223. Le don mutuel des biens de la communauté. La veuve a-t-elle, au décès de son mari, reçu la propriété des biens acquis en Mâconnais, pays de droit écrit ? Il faut d’abord que ces biens aient été communs aux époux : que la communauté, prévue par la coutume de Paris, s’y soit étendue pour en faire des conquêts (ou acquêts de communauté). Il faut ensuite que la donation s’y soit étendue; il faut enfin que cette donation ait porté sur la propriété de ces conquêts. La communauté coutumière est une société tacite; la société est un contrat, lequel est un acte générateur d'obligations. Les obligations ont une portée extraterritoriale car elles agissent in personam, gouvernant le comportement des sujets, leur imposant de faire, de ne pas faire ou de donner quelque chose. C'est la personne qui est affectée dans sa liberté et cette "affectation" de la personne l'accompagne en tous lieux où elle se

223 V. B. ANCEL et H. MUIR WATT, Annotations sur la Consultation 53 de Du Moulin traduite en français, Mélanges Jacques Foyer, p. 1sq.

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porte et agit. Deux personnes relevant de la coutume de Paris où est leur domicile se mariant sans conventions matrimoniales concluent ce contrat tacite de société; ce contrat de société s'incorpore la communauté coutumière et devient ainsi le vecteur de l’extension de la communauté parisienne aux immeubles situés en Mâconnais (comp., supra : Pt Paris, 20 juin 1327, Etienne de Grevies c. Etienne Leprestre; 4 avril 1315, Guillaume de Dicy c. Jean Haudry ès qualités). Fiction ou analyse scientifique ? Le Parlement en 1527 suivra Du Moulin : la communauté englobait les immeubles situés en pays de droit écrit, lesquels constituant des biens communs étaient compris dans le don mutuel. 2. L’aboutissement : l’autonomie de la volonté, les Conclusiones (1553) La distinction primordiale : d'un coté, les intérêts librement disponibles (Aut statutum loquitur de his… quae pendent a voluntate partium), soustraits à la problèmatique bartoliste pour être confiés à l’autonomie des parties (soit à la loi ou coutume ou statut que les parties ont pris en considération ou qu'elles n'ont pu manquer de prendre en considération lorsqu'elles sont entrées dans une opération, un rapport juridique dans les termes et les circonstances où elles l'ont fait), et de l'autre coté, les intérêts indisponibles (Aut Statutum disponit in his quae non pendent à voluntate partium…)224, lesquels, mélangés d’intérêt général, restent sous le contrôle de la collectivité, soit du lieu de situation s’ils tendent à fixer la condition des biens (aut statutum agit in rem & quaecumque verborum formula utatur, semper inspicitur locus, ubi res sita est), soit du lieu du domicile s’ils sont rapportables à la condition de la personne (Aut statututm agit in personam, & tunc non includit exteros, sive habiliter, sive inhabiliter personam, unde sit satuto hujus urbis cavetur)225.

224 Du Moulin ne s'arrête pas à la question qui, en l'état actuel du droit international privé, est incontournable : quel ordre juridique qualifiera les intérêts et les déclarera disponibles ou indisponibles ? Avec la pluralité contemporaine des ordres juridiques et de leurs systèmes de droit international privé, il est permis d'hésiter : lex fori ou lex causae ? Mais cette pluralité est un phénomène récent (XIXe siècle) que Du Moulin ne pouvait en son temps soupçonner; il se référait naturellement aux qualifications fournies par le fonds coutumier commun, ce jus commune gallico modo. 225 V., sur la distinction des statuts chez Du Moulin, Ph. MEYLAN, Les statuts réels et personnels dans la doctrine de Du Moulin, Mélanges Paul Fournier, Paris, Sirey, 1929, p. 511.

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La libre disponibilité, vecteur de l’extra-territorialité : Quinimò jus est in tacita et verisimiliter mente contrahentium : la vérité est que le droit est, tacitement, dans l’esprit des contractants; dans le champ laissé à la liberté des parties, la volonté autonome relaye le ius commune et, comme celui-ci, elle défait l'ancrage territorial de la coutume - ce qui sera très difficile à faire reconnaître car, de cet ancrage, dans l'opinion courante, procédait la force obligatoire. Du Moulin, le dernier de Bartolistes français ? Il pourrait bien dans le domaine des conflits avoir surpassé son prétendu maître. Et s'il devait être le dernier, c'est parce qu'ensuite, plutôt qu'à Bartole, les auteurs français se rattacheront à lui, sans doute le plus grand juriste de son siècle, même si certains se plairont à lui trouver un rival en la personne de B. d'Argentré. §2 Bertrand d’ARGENTRE (1519-1590). Hobereau breton, sénéchal de Rennes, puis président au Présidial de Rennes, Bertrand du Plessis d'Argentré se fait connaître d'abord comme magistrat, mais aussi comme historien du Duché de Bretagne; cependant ses analyses, sans doute un peu abruptes, des rapports entre sa province et la Couronne le conduisent à la disgrâce et à la retraite… ce qui lui permet de travailler à la publication de ses Commentarii in patriae Britonum leges seu Consuetudines generales antiquisimi Ducatus Britanniae (1584). Esprit très cultivé, bon romaniste et bon connaisseur des coutumes, D’Argentré est obsédé par le statut politique de sa province, sa sujétion à la Couronne de France ; il est avant la lettre un autonomiste breton, opiniâtre, faisant pruve jusque dans sesécrits juridique d’un tempérament protectionniste, d’une mentalité obsidionale. La vulgate de l'histoire du droit le présentera comme l'interlocuteur incommode de Du Moulin; il est exact qu'il recherche volontiers l'affrontement avec la doctrine de ce dernier, lequel, en entrant dans la controverse, n'aurait pu que l'élever à son niveau. Cependant, Du Moulin n'a jamais fait le moindre cas de d'Argentré; il était mort depuis près de vingt ans lorsque parurent les Commentarii, il n'a jamais pu engager le débat avec leur auteur; il faut le regretter car celui-ci aurait certainement bénéficié de la hauteur et de la clarté des vues de son partenaire-adversaire.

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Le siège de la doctrine de d'Argentré est au Titre des donations, sous l’Article 218 de la coutume, dans la Glose 6226, formant par elle-même une dissertation qu’on intitulera aussi De statutis personnalibus et realibus A. – La construction de la Théorie des statuts L'opposition des statuts réels et des statuts personnels occupe la Glose 6 sur l'article 218; mais d'Argentré a, occasionnellement, traité d'autres questions qui échappent à cette opposition - ainsi sur l'article 2, prescrivant que les testaments soient faits devant les juges d'Eglise, il précise: "Episcopos diocesanos intellige ejus loci ubi conditur testamentum, quam eodem loco obtinent qua de re Doctores vulgo L 1, C. de S. Trinitate" se ralliant ainsi à l'opinion des romanistes sur la forme des actes, sans chercher une autre justification… Son effort se portera sur les principes de solution qu'il dégage et ordonne. 1. La dualité des principes a) Territorialité-réalité227. Ce principe concerne les choses du sol, les immeubles qui ne peuvent relever d’aucune autre souveraineté que celle qui s’exerce au lieu de leur situation (n. 2). L’intégrité territoriale que ce principe conditionne garantit la nécessaire stabilité des droits et il répond à l’idée de droits historiquement acquis, qu’un phénomène comme la réunion de la Bretagne au Royaume ne saurait affecter. b) Personnalité-extra-territorialité. Celle-ci concerne les personnes et les meubles : n. 4 (éléments ambulatoires, v. n.12). Le rattachement se fait par le domicile, ce qui correspond à un lieu commun n’appelant pas de justification autre que l’archaïque allégeance au justicier du domicile - lequel n'aurait pas dû etre privé de sa compétence en matière de délits par l'ordonnance de Moulins, 1566, et à son avis conserve juridiction sur l'action civile en réparation comme sur la confiscation des meubles…

226 B. ARGENTREI Commentarii in patriae Britonum leges, Paris MDCV, p. 44 sq. Sur l'auteur et le rayonnement de sa doctrine Ch. de LA LANDE DE CALAN, Le droit commercial chez lez Romains; Bertrand d'Argentré, ses doctrines juridiques et leur influence (Dr. fr.), thèse Paris 1892 227 V. F. JOÜON DES LONGRAIS, Le territorialisme de d'Argentré, 1961

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(thèse relevant directement du régime de la personnalité des lois et passablement rétrograde) A la base de ces deux principes, il y a le fait historique auquel le temps a conféré valeur normative; il y a aussi la liaison du judiciaire et du juridique (ressortir à un juge, à un pouvoir, c'est ressortir aussi à son droit, et réciproquement, sans que la corrélation soit absolue). 2. La hiérarchie des principes a) La primauté du statut réel (statutum reale). Celle-ci se dévoile sur la question des statuts mixtes (statuta mixta), n. 5 et s. et prend la forme d’une présomption de réalité : la règle qui vise l’immeuble en même temps que la personne est présumée réelle (n. 2, où les contrats, testaments et tous les actes portant sur un immeuble relèvent de la «loi du territoire», v. surtout, n. 8 et 9); l’immeuble dévore la personne. b) Le statut (status, ius) personnel est un statut d’exception (introducteur des coutumes étrangères), n. 7 et 8 : Ut personalia sint purè de personarum statu agi oportet, citra rerum immobilium mixturam & abstractè ab omni materia reali. Naturellement un tel statut d’exception est inextensible (exceptiones sunt restrigenda) et il ne peut donc s’emparer des incapacités spéciales que traitent les statuts mixtes. Constituent des statuts personnels ceux qui règlent la majorité, la puissance paternelle, la tutelle, l'interdiction, l'excommunication, l'incapacité de la femme mariée, la légitimation etc. B. – La critique de la doctrine Simplex sigillum veri, simplex omen successus (selon M. Gutzwiller). Par sa sobriété, la construction en impose, mais elle procède d’un dogmatisme qui, d’une part, prétend rompre avec le bartolisme, mais à certains égards n’en offre qu’une version allégée, quand ce n’est pas une caricature et qui, d’autre part, s’annonce intransigeant mais finit par se compromettre dans les concessions. 1. La réintégration des éléments publicistes. L’obsession du pouvoir.

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a) Finitae enim potestatis finita est virtus (n. 9, 10 et s.) : la force se confine dans les limites du pouvoir. La formule peut s’interpréter en ce sens que la potestas statuendi (comme disaient les Scholatici) n’a de force et donc ne peut exercer son action normative que si elle la circonsrit au champ de compétence qui lui est reconnu ; ce qui est plutôt banal, presque tautologique. Mais la singulartité ici est que ce champ de compétence est conçu selon une optique spatiale comme une étendue, un espace géographique. Cela ne ressort peut-être pas nettement à propos des statuts visant les meubles et les personnes car ces éléments sont ambulatoires se déplaçant d’un lieu à un autre d’une coutume à une autre sans que leur condition en soit modifiée. Cependant cette condition elle-même est stable et elle dépend d’un ancrage territorial, par le domicile qui en assujetissant l’individu et ses biens mobiliers aux autorités du lieu où il est établi, détermine la compétence de celles-ci sur une base geographique. En tout cas, l’optique spatiale et la conception qui cantonne la potestas statuendi dans un territoire sont évidentes en ce qui concerne les immeubles – lesquels forment précisément le territoire même : leur sujétion au droit du lieu de leur situation n’est que la manifestation de la souveraineté, c’est-à-dire d’une compétence inconditionnée dans l’aire géographique qui est la sienne; il en résulte notamment que si un individu détient des immeubles dans différents détroits coutumiers, il se démultiplie, par ses actes juridiques les concernant, en autant d’acteurs qu’il y a de lieux de situation. La réintégration du facteur droit public résulte ici de ce que D’Argentré conçoit le conflit de coutumes comme un problème de coexistence des souverainetés, qui reçoit sa solution d’un système de répartition des compétences opérant sur la base du territoire. De fait, son obsession autonomiste ou souverainiste le porte à considérer que l’immixtion dans la province de Bretagne d’une coutume étrangère est une question de droit international public (rapports entre souverainetés) ou de droit constitutionnel (rapports entre pouvoir local et pouvoir central). b) La liaison de l’objet et de l’effet (de l’étendue) de la coutume : la portée dans l’espace d’un statut est ajustée au périmètre dans lequel le pouvoir qui l’édicte est en mesure de contraindre à son obéissance, d’en assurer l’exécution (Quae [: obligationes] eiusmodi [: legales] sunt non amplius virium habent quam quantum à lege accipiunt, lex non ampliùs quàm à legislatore, legislator non plus quam quantum territorii habet, n. 33 : Or ces [obligations] qui sont de cette nature [légale] n'ont pas plus de

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force que celle qu'elles reçoivent de la loi, et la loi pas plus que celle qu'elle reçoit du législateur, et le législateur pas plus qu'il n'a de territoire. D'où il résulte que la disposition prise par le statut en matière réelle ne se projette pas plus loin que ne s'éloignent les frontières du territoire tandis que ce qui est prévu par convention ou pacte entre le contractants n'est arrêté par aucune borne et suit la personne en quelque lieu que la personne aille et se transporte.). L’application matérielle du statut réel et du statut mixte n’est effective qu’au lieu même de l’immeuble, c’est là que les droits déclarés et reconnus par la coutume et par le juge seront ramenés à exécution, c’est là qu’ils sont exercés utilement et c’est là que leur exercice sera au besoin garanti par la force dont le pouvoir local a le monopole. Cette perspective où la potestas statuendi s’absorbe dans la potestas cogendi et se dissocie mal de la postestas iudicandi est aussi celle de la réalisation pratique et effective du droit et débouchera sur le principe de proximité ou de l'ordre juridique le plus fort. Mais, chez d'Argentré, cette proximité ne s'impose directement que pour tout ce que l'immeuble s'agrège; en revanche, pour la personne et les meubles, la double équation des potestates, des trois pouvoirs, passe par l'idée d'allégeance : le sujet doit allégeance au juge de son domicile qui exercera sa juridiction et, au besoin, ordonnera des contraintes, en conformité de son droit; comme le domicile est le lieu vers lequel le sujet revient aussi longtemps qu'il n'a pas décidé de transférer ailleurs le centre de ses intérêts (n. 12), l'effectivité du pouvoir de l'autorité domiciliaire est assurée dans cette mesure. 2. Le cantonnement des considérations d’intérêt privé. a) L’élimination des catégories privatistes; la présomption de réalité est un mécanisme aveugle qui (théoriquement) ne se soucie guère de la nature des intérêts en conflit, que ces catégories permettent d’identifier. Ce qui est déterminant n’est pas que la coutume règle une question de personne ou une question d’immeuble, c’est que la situation qu’elle vise comporte ou ne comporte pas parmi ses éléments un immeuble, que celui-ci soit l’objet direct de la réglementation (par ex., la définition des droits réels dont il peut être l’assiette) ou qu’il soit seulement l’objet du rapport à réglementer (jus ad rem, par ex., le contrat ou le legs portant sur un immeuble…); l'immeuble attire à lui l'ensemble du rapport où il figure à

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quelque titre que ce soit (comp. l'interprétation initiale de l'art. 3, al. 2 c. civ.). b) L’absence de critère : l’incapacité d’aliéner du mineur (n. 8 et n. 46 et s.) met la contradiction entre la compétence domiciliaire (à portée extra-territoriale) et la territorialisation de l’autorité. Conclusion. L’éclatement du bartolisme, Du Moulin ne s’encombrant pas des éléments publicistes, d’Argentré négligeant la considération des intérêts privés. En doctrine, la théorie française des statuts est duale; il y a une fracture que les auteurs postérieurs ne sauront réduire: A. LOYSEL, G. COQUILLE (1523-1603), puis J.-M. RICARD (1622-1678), Ph. de RENUSSON (1632-1699), D. LEBRUN (†1708), au XVIIe siècle, L. FROLAND (1746), L. BOULLENOIS (1680-1762) et J. BOUHIER (1673-1746) au début du XVIIIe siècle. Section 2 : Le verdict de la jurisprudence. La jurisprudence n’arbitre pas la querelle des doctrines à laquelle elle reste étrangère. Elle paraît beaucoup plus proche de Du Moulin parce qu’en réalité celui-ci s’efforçait de ne pas décrocher du droit positif qu’elle avait établi. Si d’Argentré n’a eu au cours de l’Ancien régime aucune influence effective sur la pratique228, Du Moulin n’a pas non plus

228 V. l'arrêt du Parlement de Paris du 28 août 1600 tel que rapporté par LOUET, in Recueil de plusieurs arrêts notables du Parlement de Paris, pris des mémoires de M. Georges LOUET (Paris,1742), Sommaire XLII de la Lettre C : "Par la coutume du Duché d'Anjou, on est réputé majeur à vingt ans accomplis, et celui qui a atteint cet âge peut valablement vendre ses immeubles sans autre solennité. On a demandé si, un particulier étant hors le Duché d'Anjou, sçavoir en la ville de Senlis, ayant des héritages en Anjou, pouvait consentir à l'aliénation d'iceux, ayant atteint l'âge de vingt ans, ou s'il fallait qu'il eût l'âge de vingt cinq ans, comme il est requis en la coutume de Senlis, en laquelle était son domicile. La difficulté était en ce que l'on disait que cette coutume d'Anjou, bien qu'elle fût personnelle, néanmoins elle disposoit de l'héritage et étoit pour ce regard réelle, même que l'héritage situé en Anjou étoit sujet à cette loi que l'on en pouvait disposer à vingt ans; que tel statut étoit fait contemplatione rei et personae, partant mixte : et la raison pour laquelle en la coutume d'Anjou l'on étoit majeur à vingt ans n'étoit pas qu'au Païs où les esprits étoient plus prompts que les personnes eussent une autre particularité qu'aux autres coutumes, mais que, lors de la coutume rédigée, qui fut en 1508, ce Païs étoit un Païs limitrophe à la Bretagne, Païs de guerre, où la vie

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déterminé celle-ci; il l’a plutôt confirmée, consolidée, dans ses orientations traditionnelles en essayant de construire un système d’explication. §1 La définition des méthodes. A. – La méthode conflictuelle. 1. Une affaire de choix : choisir, parmi les coutumes au contact desquelles la situation à régir se développe, celle qui fournira les règles à appliquer. a) éléments d’extranéité tenant - au(x) sujet(s) : origo, domicile, résidence, présence, etc. - à l’objet : lieu de situation, lieu de livraison (destination), etc. - à la source : lieu de conclusion, lieu de survenance, etc présentant généralement un caractère géographique (domicile, lieu de situation) - il ne semble pas être question de contacts non géographiques du genre origo (qu'en la présumant, le domicile a absorbée là où elle prétendit conserver un rôle). b) facteur de rattachement : un élément d’extranéité appelé à prévaloir sur tous les autres229. La question de la justification du choix. 2. Prémisses du choix

est plus courte, aussi les prescriptions moindres, comme du tenement de cinq ans, l'âge avancé, ce qui est raisonnable, puisque la vie est abrégée. Jugé, au contraire, selon l'opinion de Bartole, in l. cunctos populos, num. 26, de summa Trinitate et fide Cathol., suivie par les Docteurs, que quotiescumque de capacitate et habilitate personarum quaeritur, domicilii leges et statuta spectantur. D'autant que c'est une autre maxime que statuta municipalia nunquam disponunt super capacitate aut habilitate eorum qui non sunt in potestate statuti, comme le tient Paul de Castre, in d. l. cunctos populos : statuta enim suo clauduntur territorio, C., nec ultra territorium disponunt. Par arrêt du 28 août 1600, donné en la cinquième Chambre des Enquêtes, à l'extraordinaire, au rapport de Monsieur de Fortia, au profit d'Antoine Potier, appelant du Sénéchal de Beaumont ou son Lieutenant à la Flèche contre les Fontaines. Voyez d'Argentré, tit. De donationibus, num. 114, et ce serait une chose absurde qu'en une même coutume une même personne fût estimée majeure, et en une autre mineure, la capacité étant égale, avec le même jugement et entendement de pouvoir disposer de ses affaires". 229 Sauf à réserver, semble-t-il, l'analyse que fait Du Moulin du rattachement volontaire qui ne correspond à aucun élément d'extranéité.

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a) Toutes les coutumes concernées sont également disponibles entre les mains du juge; b) Chaque coutume est susceptible d’apporter une réponse, de fournir (directement et expressément ou indirectement ou implicitement) une solution à la question dont le juge est saisi. S’il n’y a pas dans telle coutume locale de disposition répondant à la question de droit débattue, il faut changer d’échelle et s’adresser à la coutume générale du lieu, voire, selon Du Moulin «aux coutumes voisines ou aux coutumes générales de la Gaule (sic)» (Commentarii in consuetudines parisienses, op.cit., I, n.107) de sorte qu’il ne peut y avoir de lacune dans le droit coutumier en France… B. – La méthode statutaire Une affaire d’étendue : délimiter d'abord le champ d’application de la règle coutumière, s’assurer ensuite que la situation litigieuse entre ou non dans ce champ; enfin si la situation litigieuse entre dans les champs respectifs de plusieurs statuts, recourir à d'autres procédés pour arbitrer entre eux (à ce stade, les avis divergent…) 1. Statutum non ligat nisi subditos : il s'agit pour chaque statut ou coutume de définir le cercle de ses assujettis. Dans la présentation la plus schématique de la méthode, les deux critères de délimitation que sont le domicile, affecté au statut personnel - qui devient par là extra territorial dans la mesure où le sujet qui s'éloigne de son domicile ne se soustrait pas à l'autorité de la loi qui y a cours - et le lieu de situation, affecté au statut réel - plus ou moins largement entendu selon les auteurs, mais toujours territorial - ne sont que des facteurs de rattachement des sujets, des facteurs de sujétion aux divers statuts : on est ainsi assujetti soit dans sa personne par le domicile, soit dans son bien (immeuble), par le lieu de la situation de celui-ci. Cette technique requiert, pour ainsi dénombrer les assujettis à un statut, de déterminer si celui-ci s'adresse à la personne ou aux biens. 2. Cette méthode ne résout pas les conflits : il faudrait pour cela qu’elle obéisse rigoureusement à la loi du puzzle, laquelle exige que la surface du jeu soit découpée de telle manière que chaque pièce se juxtapose aux

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autres en en épousant les contours sans mordre, ni manquer. Cela n’est possible que si toutes les pièces sont d’accord sur leurs étendues respectives ou si une seule main dessine d’autorité les frontières et ne tolère pas qu'elles soient jamais repoussées. Or, appliquée au droit coutumier, la méthode n'impose pas cette unité de tracé; elle demande plutôt qu'on interroge chaque coutume pour savoir si la prescription qu'elle destine à la situation à traiter s'adresse à la personne ou au bien. Un telle démarche (qu'on qualifierait unilatéraliste) risque de conduire à des résultats déconcertants; les coutumes en effet devant la même question ne réagissent pas nécessairement à l'unisson : s'agissant de la possibilité pour le mineur de disposer de ses biens à cause de mort, l’une, par exemple, interdit à celui-ci de léguer ses immeubles parce qu’il est incapable, en raison de son âge, de disposer de ses droits et cette protection générale de la personne forme un statut personnel qui s’impose au domicilié alors même qu’il souhaiterait léguer des immeubles sis ailleurs, en revanche, l’autre lève de manière générale l’incapacité à l’approche de la majorité (entre 20 et 25 ans par exemple), sous réserve de quelques exceptions comme celle qui maintient spécialement l’incapacité à l’égard des libéralités portant sur des immeubles et qui, visant ainsi à la conservation des biens dans les familles, poursuit un objectif successoral qui en fait un statut réel, lequel s’applique dès que l’acte porte sur un immeuble local sans considération du domicile du disposant. Ainsi les découpages, résultant le l'examen de l'objet des statuts, ne s’ajustent pas toujours les uns aux autres et la méthode statutaire crée le conflit plutôt qu’elle ne le résout230. Si le statut du lieu de situation reste confiné au

230 Pour les besoins de la démonstration on suppose que la coutume de Vez (aujourd'hui dans le département de l'Oise, se prononce : vé) fait de l’interdiction de léguer un statut personnel, celle de Y (aujourd'hui dans le département de la Somme, se prononce : i), un statut réel. Si le mineur est domicilié à Y alors que ses immeubles sont à Vez, le statut (réel) de Y n’est pas applicable car les biens sont situés ailleurs, et le statut (personnel) de Vez n’est pas davantage applicable parce que le mineur est domicilié ailleurs : les deux statuts en conflit interdisent l’un et l’autre le legs et cependant le mineur n’est atteint par aucune de ces interdictions et le legs qu’il ferait échapperait à la nullité. Si le mineur est domicilié à Vez, il est frappé par l’interdiction et si ses immeubles sont à Y, il est encore frappé par l’interdiction ; c’est une fois de trop car si cette redondance ne présente pas d’inconvénient lorsque les deux statuts coïncident absolument dans les conditions et dans les effets de l’annulation, elle est beaucoup plus troublante lorsqu’il y a des différences même minimes dans leurs conditions ou leurs effets et il faut alors choisir ; c’est dire que la délimitation a priori du champ d’application de chaque statut ne tranche pas le problème, mais le crée.

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territoire parce que réel, le statut du domicile peut venir mordre sur ce territoire en sortant de son détroit et se heurter ainsi au statut dela situation…. L’hypothèse idéale serait que les règles homologues des diverses coutumes, celles qui tranchent la même question de droit, aient toutes la même portée dans l’espace. Mais cette hypothèse (qui autoriserait la bilatéralité) n’est pas conforme aux prémisses de la méthode… et est souvent démentie dans les faits : pourquoi celui qui, à une même catégorie de personnes permet et celui qui interdit un même acte relativement à une même classe de biens auraient-ils les mêmes intentions ? et pourquoi chacun étant maître de son choix devrait-il être réputé poursuivre les mêmes objectifs que tous les autres ? 3. Pour résoudre pareille difficulté, il y a au moins deux possibilités : i. Faire comme d'Argentré et avec la présomption de réalité (toutes coutumes sont réelles), déclarer que dès qu'une règle vise un rapport de droit dans lequel figure un immeuble, celle-ci constitue un statut réel. Cette voie dévie de l'orientation initiale puisqu'au fond elle ne se soucie guère désormais de savoir si les statuts qui sont aux prises sur la même situation s'adressent à la personne ou aux biens, il lui suffit qu'un immeuble figure dans le rapport à traiter; au demeurant, cette voie que trace l'alignement de la potestas statuendi sur la potestas cogendi débouche sur une conception publiciste du conflit de coutumes (où prédomine la considération de l'élément formel ou impératif) qui ne rencontre pas pleinement le droit positif - lequel ne reste pas insensible à la considération des intérêts privés (de l'élément rationnel ou matériel). ii. La seconde possibilité est de renoncer à interroger chaque coutume sur la portée territoriale ou extra territoriale de ses prescriptions et de rechercher plutôt laquelle des coutumes en conflit il est, eu égard aux caractéristiques de la situation à traiter, approprié d'appliquer; il suffit de procéder alors à son application sans se préoccuper davantage des limites de chacune ou des chevauchements ou lacunes qui peuvent en résulter. En fait, cette seconde solution consiste à se tourner alors vers la méthode conflictuelle bilatérale. Celle-ci pourrait n'intervenir qu'une fois constaté le conflit de deux coutumes de portée différentes et comme un perfectionnement capable de départir les adversaires.

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Ce n'est pas cette combinaison que va retenir la jurisprudence. Celle-ci adoptera un autre modèle de coordination des méthodes. §2 La coordination des méthodes A. – L’incapacité velléienne Bertrand LEMARIGNIER, La Conférence des avocats et les conflits de statuts concernant les effets du mariage au début de XVIIIe siècle, Faculté de droit et sciences économiques de Paris, 1961, p. 24 et s.. Dominique FOUSSARD, Recherches sur les conflits de statuts relatifs à l’incapacité velléienne, XVIIe et XVIIIe siècles, Mémoire dactyl., Caen, 1972. L’interdiction d’intercéder pour son mari, l’Edit de 1606. 1. L’application de la coutume du domicile ou la qualification “effets du mariage” (statut personnel). a) Parlement de Rouen (Grand’Chambre), 22 juin 1693, Anne Mordant, ép. Grandin231, domiciliée en Normandie et douairière à Senlis. La veuve qui a souscrit à l’engagement que son mari avait pris de verser une rente au Couvent de Trépagny dont celui-ci demandait l’exécution sur les biens de Senlis, obtient d’être libérée de l’engagement en application du Velléien, pourtant abrogé à Senlis. b) Parlement de Paris, - 6 septembre 1664, G. d’Harcourt, Ctesse de Fiesque (domiciliée à Paris où l’interdiction est levée par l’Edit de 1606, la veuve est tenue par son engagement, mais la mainlevée est néanmoins ordonnée, sur un autre argument )

231 L. FROLAND, Mémoire concernant l'observation du sénatus-consulte velléien, Paris 1722, p. 315, reproduit in B. LEMARIGNIER, La conférence…, op. cit., p. 105.

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- 6 juillet 1677, dame de Créquy, Mise de Mailloc (domiciliée en Normandie, où le Vélléien subsiste, la veuve n’est pas tenue par son engagement, où que soient les biens concernés232). C'est donc sans trop d'hésitation que la Conférence des avocats pouvait en sa séance du 29 juillet 1713 conclure que "le Velléien est un statut personnel"233. 2. L’intervention du statut prohibitif du lieu de situation de l’immeuble a) L’application distributive de la loi personnelle (la licéité de l’engagement) et de la loi réelle (l’exécution de l’engagement). Arrêts du Parlement de Rouen, 20 décembre 1607 (domicile à Paris, biens en Normandie), du Parlement de Paris, (7 septembre 1662, Dame de Saint Géran234; 6 septembre 1664, G. d'Harcourt, Ctesse de Fiesque, préc. et, du même jour, Dame Maignard ou de Flavancourt235 : l’engagement de la femme parisienne est valable, mais il ne peut être exécuté sur le immeubles normands; Cadot : 4 août 1668236; de Béthune : 20 juin 1689237;

232 Cet arrêt, selon L. FROLAND, Mémoire concernant…, op. cit. , p. 102, "a jugé que… le Vélléien est un statut personnel et que l'incapacité de la femme domiciliée en Normandie influe non seulement sur les biens de cette province, mais encore sur ceux qui sont situés sous des coutumes libres" (p. 175, v. aussi B. LEMARIGNIER, La Conférence.., op. cit., p. 102, et p. 27). Adde, Parl. Rouen, 8 août 1671, dame de Cardonville; Parl. Paris, 30 juill. 1687, Dlle de Launay, p. 245; 21 août 1692, Dame de Sourdéac, p. 216 v. aussi B. LEMARIGNIER, La Conférence.., op. cit., p. 104, et p. 28; 4 mars 1693, Dame du Grippon, p. 153; 22 juin 1714, Dlle Hallé, 20 mai 1716, Mise de Mailloc, p. 178 et BOULLENOIS ajoute l'arrêt du 23 mai 1729, Dame de Joinville, approuvant la solution au motif que "cette incapacité personnelle se prend de la loi du domicile et se mesure par cette loi parce qu'il n'y a qu'elle qui ait autorité sur la personne et qui puisse disposer de son état. En sorte qu'une femme domiciliée dans une province où le Sénatus Consulte vélléien est observé, ne peut valablement s'obliger pour autrui, ni même ses biens situés dans une coutume où le Sénatus Consulte Velléien n'est pas observé", Dissertation sur les questions qui naissent de la contrariété des loix et des coutumes, Paris, 1732, Seizième Question, p. 308; B. LEMARIGNIER, La Conférence…, op. cit., p. 26 signale que la conférence s'était prononcée en faveur de cette qualification dans sa séance du 29 juillet 1713. 233 V. sur cette Conférence instituée par le testament de Riparfond, ancien avocat au Parlement de Paris, v. B. LEMARIGNIER, La conférence…, op. cit., p. 7 et s. 234 FROLAND, Mémoire concernant…, op. cit, p. 548; LE BRUN, Traité de la communauté, Paris, 1754, p. 314, n. 36; v. aussi in B. LEMARIGNIER, La Conférence.., op. cit., p. 26. 235 FROLAND, Mémoire concernant…, op. cit., p. 591, reproduit in B. LEMARIGNIER, La Conférence.., op. cit., p. 101, et p. 26. 236 FROLAND, Mémoire concernant…, op. cit., p. 591, reproduit in B. LEMARIGNIER, La Conférence.., op. cit., p. 107, et p. 30.

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de Maillé : 7 septembre 1695 ; Chamilly : 26 août 1700, etc.) et du Grand-Conseil (de Vieuxpont : 28 juin 1669; Morand de Rupière : 25 janvier 1679; Mise de Molac : 28 mars 1703). S’agissant d’un engagement de garantie, d’une sûreté, la distinction de la licéité de principe et de l’exécution est pur artifice. b) Solution statutaire; conditions de mise en œuvre. Le statut prohibitif et le statut négatif, et la combinaison des méthodes : conflictuelle en principe, statutaire par exception – s’il n’y a aucune chance d’obtenir la coopération de l’autorité locale d’exécution; le statut personnel de l'épouse parisienne cède devant l'intransigeante prohibition normande, qui se donne des allures de "loi de police". B. – La donation entre époux. 1. Arrêt de Ganey, 1527; la distinction de la licéité (selon la coutume du domicile) et de l’exécution du don mutuel (dont l’objet est déterminé par la coutume du lieu de situation, en usufruit à Paris, en pleine propriété à Senlis et en pleine propriété dans le maconnais); 2. L’évolution en faveur de la méthode conflictuelle : de l’arrêt de Miromesnil, 31 janvier 1663 (désignation de la coutume du domicile refoulée par l’exception du statut prohibitif de l’art. 410 de la coutume de Normandie) à l’arrêt des Hameaux, 31 août 1671 (désignation de la coutume du lieu de situation de l’immeuble, par alignement sur la solution conflictuelle prévalant en matière de libéralités à cause de mort entre époux et fondée sur l’exigence de conservation des biens dans les familles). De la «chose défendue» au «motif de la défense» (v. BOULLENOIS, Traité de la personnalité et de la réalité des lois, p. 6). La méthode statutaire échappe si peu à sa condition d’exception qu’elle est évincée (strictissima interpretatio) dès qu’une voie conflictuelle paraît praticable.

237 FROLAND, Mémoire concernant…, op. cit., p. 593, reproduit in B. LEMARIGNIER, La Conférence.., op. cit., p. 101, et p. 27.

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Chapitre II : L’Ecole hollandaise Les Flamands : Paul CHRISTINAEUS (1543-1631), Nicolas BOURGOIGNE ou BURGUNDUS (1586-1649), Pierre STOCKMANS (1608-1671) Les Hollandais : Christian RODENBURGH (1618-1668) : De jure conjugum, 1653 avec un De jure quod oritur ex statutorum vel consuetudinum discrepantium conflictu. Paul VOET (1619-1677) : De Statutis eorumque concursu, 1661 Ulric HUBER (1636-1694) : Praelectionum juris Romani et hodierni pars secunda, 1689 avec un De conflictu legum diversarum in diversis imperiis238 Jean VOET (1647-1714) : Commentarius ad Pandectas, 1698, avec un De Statutis L’identité de ce courant doctrinal239 s’est forgée dans le combat pour l’indépendance des Provinces Unies, le refus des allégeances à l’Espagne et à l’Empire, l’affirmation de la souveraineté. Ce mouvement a alimenté sur le plan du droit international privé une double option doctrinale : - rupture avec la romanistique ou plutôt avec le bartolisme et la structure impériale du conflit de lois240 : de ce rejet procède notamment la mise en examen, sinon la condamnation, de l’idée qu’un statut personnel par son objet affecte la personne d’une marque indélébile qu’elle porte en tout lieu ou attribue à celle-ci une qualitas qu’elle conserve même à l’étranger; il

238 V. trad. française in B. ANCEL et H. MUIR WATT, « Du conflit des lois différentes dans des Etats différents », Mélanges Jacques Héron, à paraître 2009 239 Sur l'histoire du droit international privé néerlandais v. outre les travaux d'E. M. MEIJERS, déjà cités, KOLLEWIJN, Geschiedenis van de Nederlandische Wetenschap van het internationaal Privatrecht tot 1880, Amsterdam 1937. 240 La rupture viserait le mos italicus, pour lequel le droit romain est toujours le droit positif général, le ius commune; elle n'atteint pas le mos gallicus qui, à la suite de Cujas, considère et étudie le droit romain comme une donnée historique extérieure au droit positif; en réalité parce que le plus souvent ils sont aussi des praticiens, les auteurs hollandais n'ont récusé du mos italicus que sa liaison avec l'empire et ils ont fusionné les deux courants de manière à ne se priver d'aucune des ressources du droit romain et à ne pas se laisser enfermer dans le conservatisme coutumier; le droit romain constituait pour eux un réservoir d'arguments et de solutions indispensable pour la mise à jour du droit coutumier et ils se sont montrés romanistes virtuoses au point que leurs travaux ont mérité l'appellation de "jurisprudence élégante" et ont consolidé une tradition du Roman-Dutch Law, qui survit en Afrique du Sud.

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faudrait à cette capacité du statut de transgresser les frontières une source dont l’autorité s’impose universellement, en tous les Etats, sur le modèle impérial; - une conception de la territorialité-exclusivité dans la ligne du “souverainiste” d’ARGENTRE : chaque Etat étant maître chez lui, dans ses frontières, est libre de ses lois et n’a pas à se restreindre pour laisser un espace aux lois étrangères241. Refusant le modèle impérial, cette doctrine se tourne vers le jus gentium, le droit des nations, dans l’optique de J. BODIN et de H. GROTIUS, pour asseoir sa souveraineté législative, absolue en droit, de jure, de summo jure; v. U. HUBER, n. 1 et 2242. Cette orientation assure le succès et la diffusion de la doctrine, qui, par l’intermédiaire des Écossais, va pénétrer l’Angleterre, laquelle découvrira alors au dix-huitième siècle le problème du conflit de lois243, puis qui

241 Sur les liens de la doctrine de B. d'Argentré avec l'Ecole hollandaise, v. l'article, un peu rapide et daté de J. BARBEY, Le sort du système de d'Argentré, Rev. hist. dr. fr. ét., 1940-1941, p. 397. 242 Dans son De Jure Civitatis, liv. III, sect. IV, ch. 1, 14, Huber avertissait déjà : "Exempla, quibus utemur, ad juris privati species maximè quidem pertinebunt, sed judicium de illis unicè juris publici rationibus constat, et exinde definiri debent (les exemples que nous utilisons appartiennent pour la plupart assurément au genre du droit privé, mais leur traitement relève uniquement de considérations de droit public, et par conséquent ils doivent être définis", cité Par H. E. YNTEMA, The Comity Doctrine, Vom Deutschen zum Europäischen Recht, Festschrift für H. Dölle, vol. II, Tubingen, 1963, p. 65. 243 L’adhésion de la jurisprudence des Cours de Westminster à la doctrine hollandaise mériterait sans doute d’être vérifiée d’un peu plus près. Jusqu’au Dix-huitième siècle, la Common Law ne connaît pour ainsi dire pas le problème du conflit de lois ; elle y devient sensible après l'Acte d'Union, 1706, notamment sous l’influence de Lord MANSFIELD (William Murray, 1705-1793), Chief Justice du King’s Bench de 1756 à 1786, juriste éminent de formation initiale écossaise et de ce fait sans doute redevable d’une bonne part de sa culture juridique à l’Ecole hollandaise à laquelle il se réfère volontiers – "The doctrine Huberus lays down is founded in good sense and upon general principles of justice. I entirely agree with him", in Holman v. Johnson, [1775] 1 W. Bl. at 259 - ce qui ne l’empèche pas toutefois de déclarer, dans l’affaire Robinson v. Bland [1760] Burr. 1077, 1 W. Bl. 234 à propos de la loi applicable à un contrat, que « the law of the place can never be the rule, where the transaction is entered into with an express view to the law of another country, as the rule by which it is to be governed », après avoir admis quelques lignes plus haut que « la règle générale, ex comitate et jure gentium, est que le lieu où le contrat est conclu, et non que le lieu où l’action est exercée doit être considéré pour l’appréciation et la sanction du contrat. Mais cette règle tolère une exception lorsque les parties au moment de la conclusion avaient en vue un royaume différent » (on remarque, il est vrai, une instabilité chez Huber, mais à propos des conventions matrimoniales, comp. §§3 et 4 et §8), rejoignant ainsi Du Moulin qui enseignait dans ses Conclusiones (v. supra, p. 34) qu’en la matière il ne faut pas « considérer le lieu et la coutume où le contrat a été conclu ni retenir ainsi le droit du lieu du contrat…La vérité est que le droit est, tacitement, dans l’esprit des

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émigrera vers les Etats-Unis où elle sera relayée par J. STORY (Commentaries on the conflict of laws, 1834) et même le Code civil lui fera, en fin de compte, plutôt bon accueil244. La pratique de l’époque est cependant peu perméable à cette doctrine et, même aux Pays-Bas, elle conserve son attitude prudente à l’égard de la dogmatique publiciste et se montre toujours ouverte aux considérations de droit privé. C’est cette pratique plutôt stable qui fait l’unité de la tradition continentale du droit international privé; les solutions qu’elle retient restent dans toutes les grandes juridictions européennes, des Provinces-Unies au Royaume de Naples, lisibles dans la tradition bartoliste. Pour sa part, la doctrine continentale se donne désormais avec l’Ecole Hollandaise, une double tradition puisque DU MOULIN n’a pas été emporté par D’ARGENTRE. Le second rameau, publiciste et argentréen, de cette doctrine se caractérise par l’introduction et la promotion de deux concepts à peu près inédits : la Comitas et les “droits acquis”. Section 1re : La Comitas Courtoisie, obligeance, bonne compagnie – entre les peuples, les Etats souverains – qui recommande qu’on ne méconnaisse pas l’existence et l’effectivité des lois étrangères et qui va constituer le vecteur que le souverain local accepte de mettre à la disposition de l’extra-territorialité de celles-ci §1. La naissance du concept A. – Le double visage de la necessitas

contractants », ce qui ne rentre pas facilement dans la doctrine des Hollandais. V. sur la brève histoire du droit international privé d’Angleterre, A. E. ANTON, The Introduction into English Practice of Continental Theories on the Conflict of Laws, 5 ICLQ 534 [1956] et Les conflits de lois et de juridictions entre l'Angleterre et l'Ecosse, Rev. crit., 1956. 191, H. LEVY-ULLMANN, Rev. hist. dr. fr. étr., 4e série, t. 12, D.J. LLEWELYN DAVIES, The Influence of Huber’s De Conflictu Legum, 18 BYBIL, 49 [1937], A. N. SACK, Conflicts of Laws in the History of the English Law, in Law : A Century of Progress, 1835-1935, vol III, 342 244 A l’article 3, par le truchement de L. BOULLENOIS, dont le Traité de la personnalité et de la réalité des loix, coutumes, ou statut, par forme d’observations (1766), se donne pour un commentaire du De jure quod oritur…, de Rodenburgh, dont il publie la traduction dans le t. 2 . En réalité, la question de l'affiliation de l'article 3 c. civ. à la doctrine hollandaise des statuts exige le sens des nuances, v. A. LAINE, Rev. dr. int. pr., 1905. 21 et 443

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1. Ch. RODENBURGH, de jure quod oritur (1653, op. cit.) : reprenant la distinction des statuts réels et des stauts personnels, il considère que l’extra-territorialité du statut personnel est le fruit de la necessitas (la personne ne peut changer de condition à chaque fois qu’elle franchit la frontière), laquelle légitime, par une exception d'intérêt privé, une atteinte à la territorialité générale des lois245. 2. Paul VOET, de statutis eorumque concursu (1661, op. cit.) : c'est la territorialité générale des lois qui est le fruit de la necessitas, en ce qu’elle procède inéluctablement de la pleine souveraineté du législateur dans les limites de son territoire246; la pénétration des lois étrangères relatives à la condition juridique des personnes étrangères est un effet de l’humanitas ou de l’urbanitas, qu’on peut appeler aussi comitas (comp. la civiltà de G.B. VICO, à propos des rapports entre les peuples ou nations). Pour les solutions particulières, P. Voet accueille la distinction des statuts réels et des statuts personnels qu'il enrichit d'une troisième branche, celle des statuts mixtes qui ne sont pas ceux de B. d'Argentré s'adressant aux personnes à propos des biens, mais ceux qui réunissent les règles traitant du mode et de la forme (de modo vel solemnitate) des actes et des procédures dont il considère qu'elles sont territoriales en ce qu'elles doivent être observées à l'intérieur du territoire et extraterritoriales en ce qu'elles justifient l'efficacité au dela des frontières où que les biens soient situés. B. – La necessitas et la comitas 1. Jean VOET, Commentarius (1698, op. cit.) hérite de son père la distinction tripartite des statuts, mais le point important n'est pas là; il est dans l'opposition de la necessitas facti de Rodenburg justifiant 245 H. E. YNTEMA, The Comity Doctrine, op. cit., p. 65 rattache cette prise en compte de la loi étrangère à l'article 17 de l'Union d'Utrecht garantissant aux étrangers comme aux citoyens une égale administration de "la justice et d'un bon droit". Il est plus vraisemblable que le concept de necessitas, habillé ou non plus tard par l'article 17 de l'Union, a été recueilli du droit romain où il était destiné à rendre compte de la personnalité des lois et de l'obligation imposée aux magistrats provinciaux, agents du pouvoir central impérial, d'appliquer les lois personnelles; ceci, comme le note C. STORTI STORCHI, op. cit., p 152 correspondait à une necessitas iuris, ou activement à un droit de la peersonne garanti par la loi. 246 H. E. YNTEMA, eod op., p. 74, discerne dans cette position une influence de la théorie de la souveraineté territoriale de Jean BODIN, dans les Six Livres de la République.

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l'extraterritorialité des statuts personnels et de la necessitas juris de P. Voet, son père, fondant la territorialité de principe des lois – étant entendu que la première, necessitas facti, ne commande pas le seconde, necessitas iuris: - il n’y a aucune necessitas juris (i. e. aucune obligation) qui impose à un Etat souverain d’assurer dans ses tribunaux et sur son territoire, dans sa sphère de souveraineté, l’observation des lois qui ne sont pas les siennes, quand bien même la necessitas facti (la considération des intérêts des particuliers, l’utilitas privatorum) le recommanderait; - mais, s’il n’y a aucune obligation en droit qui l’impose, il reste loisible à chaque Etat de se référer aux lois étrangères lorsqu’il juge que leur emploi répond à une necessitas facti; c’est alors en vertu de sa propre souveraineté que dans ses tribunaux et sur son territoire sera observée la loi étrangère. 2. De summo jure et necessitate juris, il appartient à chaque Etat de porter l’autorité de ses lois sur toute l’étendue de son territoire, mais pas au delà, comme sur toute personne qui se trouve sur ce territoire, à titre permanent ou passager (v. U. HUBER, axiomes I et II247); il est loisible à chaque Etat, par égard pour l’Etat auquel ressortit l’étranger, de se référer à la loi étrangère pour apprécier la condition de ce dernier, sauf l’ordre public (axiome III). C'est ainsi que Huber achève l'édifice, qu'il débarrasse au passage de la distinction des statuts. §2. Les implications du concept. 1. Fondée sur la priorité des éléments publicistes, jus gentium (droit des nations, i. e. droit des relations entre les Etats en tant que structures de

247 U. HUBER, « De conflictu legum… », n.2 : « Voici ces axiomes : - 1. Les lois de chaque Etat ont autorité dans les limites de son territoire et obligent tous ses sujets, mais pas au-delà ; - 2. Sont réputés sujets d’un Etat tous ceux qui se trouvent à l’intérieur de ses frontières, qu’ils y demeurent à titre permanent ou à titre temporaire ; - 3. Les autorités des Etats, par courtoisie, font en sorte que les lois de chaque peuple, après avoir été appliquées dans les limites de son territoire, conservent leur effet en tout lieu, sous la réserve que ni les autres Etas, ni leurs sujets n'en subissent aucune atteinte dans leur pouvoir et dans leur droit ».

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gouvernement : droit international public), la première de ces implictions est évidemment la prééminence souveraine de la lex fori à laquelle s’associe logiquement l’infériorité de la loi étrangère : la première a une compétence générale qu’il n’est pas besoin de démontrer la seconde n’a qu’une vocation spéciale, exceptionnelle, et doit donc être invoquée pour pouvoir se réaliser. Il s’ensuit un déclassement de la considération des intérêts privés qui serait aussi le déclassement de la romanistique. 2. Théoriquement, ce n’est plus dans les exigences de la matière à régir que se découvrent les raisons qui définissent l’étendue d’application des lois; c’est désormais dans le bon vouloir du Prince, lequel, il est vrai, peut tenir compte des singularités de chaque matière (sans doute les auteurs supposent-ils que telle est l’attitude du souverain puisqu’ils n’hésitent pas proposer des solutions différenciées selon les matières: testament, mariage, forme des actes etc., dans la meilleure tradition et sans grande originalité) ; il reste que l’appel à une loi étrangère n’est plus opéré sous le contrôle du jus commune, mais procède de la comitas qui constituerait le véritable vecteur – aléatoire – de leur éventuelle extra-territorialité. Section 2 : Les “droits acquis”. Déjà aperçue chez d’Argentré (mais pour justifier dans une perspective historique l’exclusivisme de la coutume du lieu de situation à l’égard des choses du sol) l’idée de droit acquis va dévorer la doctrine hollandaise. Cette idée de droit acquis suppose une situation juridique constituée dans le passé et à l’étranger (dans un temps et dans un espace qui échappent à la souveraineté du point de vue de laquelle on raisonne, v. axiome III de Huber). La comitas – qui, en principe, évolue dans le champ du jus gentium, dans le champ des rapports de peuple à peuple, d’Etat à Etat - commande sans doute de reconnaître la validité de l’acte passé ou de la situation créée régulièrement à l’étranger selon les conditions de la loi locale, mais plus encore lorsqu’elle se combine à l’idée de souveraineté, elle impose sous la pression de celle-ci, cette reconnaissance du droit acquis à l’étranger. §1. L’irrésistible pression de la souveraineté.

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L’irréversibilité du droit acquis à l’étranger résulte du transfert au plan des rapports entre Etats souverains de la necessitas facti de Rodenburgh, de l’urbanitas ou humanitas de P. Voet: il est sain (peut-être d’assurer la continuité de l’état de la personne en la maintenant même hors de son domicile sous l’autorité de la coutume qui y a cours, mais surtout) de reconnaître l’action de la souveraineté étrangère sur les évènements de la vie sociale survenus à l’intérieur de son périmètre d’autorité ; après Huber (n. 3 et 4), ce ne sera plus l’utilitas privatorum, mais le respect dû à la souveraineté étrangère, par inter pares, qui fondera la référence à la loi étrangère. J. STORY parlera de Comity of Nations, Comitas gentium, livrant la comitas au jus gentium248. Prise dans le jeu de la dogmatique des rapports de souveraineté, cette comitas perdra son caractère potestatif, et le respect des vested rights deviendra un impératif du droit international privé – déterminé par les exigences du droit international public; la notion de souveraineté unifiera le droit international général249. §2 Les conséquences. A. – Les caractères du droit acquis 1. Le droit acquis est un fait : Le juge du for n’applique jamais la loi étrangère car celle-ci est dépourvue de force à son égard, mais il peut enregistrer l’existence de la situation à laquelle la loi et la souveraineté étrangères ont donné naissance sur leur territoire et faire produire aux droits ainsi créés à l’étranger des effets dans le for (v. par exemple, pour le testament fait en Hollande et à reconnaître en Frise, n. 4). C’est ainsi le droit subjectif créé ou acquis, à l’étranger qui est reconnu au for, ce n’est pas la loi locale étrangère elle-même, laquelle, procédant d’une souveraineté étrangère, n’a au for aucune force, aucune autorité normative. Cette doctrine a une incidence directe sur le régime procédural de la loi étrangère : quiconque se prévaut au for d’une situation constituée ou d’un droit acquis à l’étranger doit établir que les conditions de constitution ou 248 Sur la destinée en pays de Common Law de la notion de vested rights, v. H. MUIR WATT, Quelques remarques sur la théorie anglo-américaine des droits acquis, Rev. crit. dr. int pr., 1986. 425 et B. ANCEL et H. MUIR WATT, « Du conflit des lois… », op. cit. 249 V. sur «La notion de conflit de souverainetés dans la science des conflits de lois», l’excellente étude de A. BONNICHON, in Rev. crit., 1949. 615 et 1950. 11.

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d’acquisition fixées par la loi étrangère ont bien été remplies en territoire étranger; il s’agit de la preuve de faits. Parmi ces faits, il y a la conformité à la loi du lieu d’acqusition ; il faut donc prouver que les caractéristiques de l’acquisition correspondent aux conditions posées par cette loi et, partant, il faut établir la teneur de cette loi, charge qui pèse sur la partie qui se prévaut de la conformité et donc allègue les conditions de la loi du lieu de constitution ou d’acquisition 2. Le droit acquis est abrité de l’ordre public : Régulièrement créée à l’étranger, la situation échappe à la censure de l’ordre public du for pour autant que celui-ci s’offusquerait des conditions de la création : l’action de la souveraineté étrangère dans le périmètre de son autorité est un fait irréversible qu’il convient de respecter250 ; en revanche les effets qu’il serait question de tirer de cette situation sont exposés à la réaction de l’ordre public dès lors qu’ils doivent se déployer dans l’ordre juridique du for; la souveraineté du for impose la solution (v. Huber, axiome III, et aussi arrêts Bulkley, Cass. civ. 28 février 1860, Grands arrêts, n. 4, Rivière, Civ. 17 avril 1953, Grands arrêts, n. 26). B. – La notion d’incident du statut (Huber, n. 13 et s.) 1. Affaire du testament de Rudolf Monsema, Cour supérieure de Frise, 27 octobre 1643 Rudolf, Frison, séjournant à Groningue pour étudier la pharmacie, y fait son testament conformément à la loi frisonne qui l’autorise, quoique mineur, à disposer de ses biens à cause de mort pourvu qu’il ait atteint l’age de 17 ans. Exhérédées au profit de son oncle paternel, ses tantes de la ligne maternelle font juger que la loi de Groningue, qui exige l’âge de vingt ans, annule l’acte : la loi frisonne du domicile détermine la qualité de mineur ou de majeur (qualitas), la loi locale tire la conséquence de cette qualité (effectus qualitatis) relativement à l’acte qui y est passé (réserve faite d’une éventuelle fraude à la loi).

250 U. HUBER, « De conflictu legum…. », op. cit., n. 8 : « En Frise, il y a mariage lorsque l'homme et la femme consentent à s'épouser et se considèrent mutuellement comme époux, même si jamais ils ne sont unis devant l'Eglise : en Hollande, ceci ne serait pas tenu pour mariage. Cependant, sans aucun doute, les conjoints frisons jouiront en Hollande du statut d'époux, qu'il s'agisse de dot, de donations, de la succession des enfants etc. De même, sera reconnu le mariage conclu au degré prohibé grâce à une dispense papale par un brabançon qui viendrait ensuite s'établir ici… »

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2. Le cantonnement de l’action de la comitas Dans la perspective de la souveraineté-exclusivité, le grand mérite que présente pour Huber la distinction entre le statut et l’incident de statut est de limiter l’accueil de la loi étrangère qu’impose la comitas. La distinction, qui conduit à l’éclatement des ensembles législatifs251, est toute fonctionnelle et ne représente effectivement qu’un moyen de contenir la pénétration des lois étrangères ; elle n’a pas plus de valeur que la présomption de réalité de d’Argentré et traduit la même dégradation de l’utilitas privatorum. Elle sera néanmoins admise par le droit international privé anglais (v. ALLEN, Status and Capacity, 66 L.Q.R., 277, R. GRAVESON, Status in the Common law). Conclusion : L’élément publiciste, l’hypothèse politique de la souveraineté - perçue comme potestas cogendi absolue sur toute l’étendue du territoire – ont assuré le succès posthume et précaire de cette doctrine hollandaise. Ce triomphe décalé s’explique sans doute par le caractère tardif de la réalisation sur une grande échelle de l’hypothèse politique (le Saint Empire romain germanique sera abattu définitivement par Napoléon en 1806). Quoi qu’il en soit, cette veine doctrinale ne remet pas en cause dans cette période l’unité foncière de la tradition continentale du droit international privé252, laquelle s’est forgée à l’enclume de la pratique jurisprudentielle et a trouvé son identité dans sa capacité à provoquer continûment des efforts de construction théorique que leurs divergences mêmes ne décourageaient pas plus que la modestie de leurs contributions respectives à l’intelligence d’un droit positif où la jurisprudence, selon la figure du principe et de l’exception, arbitre entre la considération des intérêts privés (qui légitime l’emploi de la méthode

251 Critiquant sévèrement de ce point de vue cette distinction entre "qualifications juridiques de la personne en soi et les effets juridiques de ces qualifications", SAVIGNY, Système de Droit romain contemporain (§362, p. 118) l'attribue à Hert, Mittermaïer et Wächter. 252 MEIJERS (E.-M.) qui désigne Denis Godefroi van der KEESSEL (1738-1816, auteur de Praelectiones iuris hodierni H. Grotii Introductionem ad iurisprudentiam Hollandicam) comme le "dernier représentant de l'école hollandaise des statuts" (Rev. crit., 1946. 203, spéc. 213 et s.), montre aussi et surtout qu'avec cet auteur la necessitas iuris ou rigor iuris se fait beaucoup moins ambitieuse, tandis que la comitas, assimilée à l'équité et à l'utilité, joue un rôle si important qu'on pourrait hésiter à n'y voir qu'une exception au principe de souveraineté… A la fin du dix huitième siècle, la doctrine hollandaise se replace dans la ligne.

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conflictuelle) et celle d’éléments de caractère publiciste (justiciable de la méthode statutiste).

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TITRE III

L’ERE DE LA PLURALITE DES SYSTEMES DE DROIT

INTERNATIONAL PRIVE

Le terme système offre au moins deux acceptions différentes. C’est d’abord, pour le juriste d’aujourd’hui, l’appareil des règles dont chaque ordre juridique se dote pour réaliser ses fins les plus générales, assurer la paix civile sous le signe de la justice ; cet appareil de règles comporte lui-même des dispositifs spécialisés et ainsi un (sous-)système fiscal voisine avec le système de droit civil ou de droit commercial, avec le système de droit administratif. Il y a ainsi un système de droit international privé. Un système peut être aussi «une construction théorique que forme l’esprit sur un vaste sujet» (pour s’exprimer comme le dictionnaire, Petit Robert); le système de droit international privé sera alors une doctrine ordonnant autour de quelques principes fondamentaux, compatibles entre eux et même parfois strictement coordonnés, l’ensemble des solutions qu’appelle la matière des relations privées internationales. Quelle que soit l’acception retenue, à partir du début du Dix neuvième Siècle et tout au long de cette période que terminera la première Guerre mondiale, le droit international privé se place sous le signe de la pluralité des systèmes : d’un coté, chaque ordre juridique s’approprie le droit international privé qui apparaît dès lors dans autant de versions distinctes qu’il y a d’Etats, puisque c’est aussi à cette époque que s’instaure l’idée, qui est d’ailleurs à l’origine de cette pluralité, d’une coïncidence entre ordre juridique et Etat; d’un autre coté, les deux grandes branches doctrinales ou les deux versants - dogmatique, d’une part, avec d’Argentré et les Hollandais, et pragmatique, d’autre part, avec Dumoulin qui à lui seul fait largement contrepoids – qui divisaient la tradition continentale, paraissent se subdiviser à leur tour car si Savigny admire Story, il ne le suit pas et si Bartin se place dans le sillage de Savigny, c’est néanmoins

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en récusant certaines prémisses de ce maître lui préférant à certains égards Mancini, statutiste comme Story, tandis que Pillet offre un autre mélange de ces deux derniers… Pour mettre un peu d’ordre dans ce pluralisme des doctrines, il serait tentant d’élaborer une table matricielle sur la base de quelques caractères primaires et généraux. Par exemple, sur la base de quatre paramètres : particularisme253 [universalisme], nationalisme254 [internationaliste], privatisme255 [publicisme], conflictualisme [statutisme], on arriverait à quelque chose comme cela : STORY SAVIGNY MANCINI BARTIN Particulariste 0 0 0 1 Nationaliste 0 0 1 1 Privatiste 0 1 0 1 Conflictualiste 0 1 0 1

Le tableau pourrait être enrichi, soit en caractères (personnaliste [territorialiste]), soit en auteurs (C.-G. v.WÄCHTER, W. SCHÄFFNER, J. WESTLAKE, L. v. BAR, A. V. DICEY, A. PILLET, Cte de VAREILLES-SOMMIERES, D. ANZILOTTI, etc.); il resterait tout de même très rudimentaire, très imparfait, il ne permettrait sans doute pas de nuancer suffisamment pour rendre justice à l’originalité de chacun; il serait par exemple bien difficile d’appliquer l’opposition personnaliste/territorialiste à Savigny…

253 Avec le particularisme, le problème du conflit de lois est traité par chaque ordre juridique de son propre point de vue et pour son propre compte, alors qu’avec l’universalisme, le droit international privé est conçu comme une discipline commune à tous les ordres juridiques élaborant des solutions de valeur universelle qu’il appartient ensuite à chacun de ceux-ci de mettre en œuvre. 254 L’option nationaliste donne la priorité à l’intérêt national qu’il fonde sur l’antériorité de l’ordre juridique interne par rapport à un ordre juridique international encore embryonnaire, insuffisamment développé pour avoir la préséance ; au contraire, l’internationalisme rêve d’organiser une véritable société internationale et place cet objectif au premier plan. 255 Le privatisme caractérise les doctrines qui considèrent que l’objet premier du droit international privé est formé par les conflits d’intérêts privés, accidentellement affectés par la diversité des ordres juridiques ; le publicisme donne au droit international privé pour objet les conflits de compétence normative entre les ordres juridiques étatiques, qui trouvent leur occasion dans des relations privées. V. à ce propos, la remarquable étude précitée de A. BONNICHON in Rev. crit., 1949. 615 et 1960. 11.

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Quant aux systèmes de droit international privé, s’ils sont pris dans la déferlante des codifications nationales que déchaîne l’aventure napoléonienne, exportant d’abord le code Napoléon dans l’Europe, jusqu’au Grand-duché de Varsovie, puis laissant sur place le regret de son rapatriement et le désir de son remplacement par une production indigène, ils conservent néanmoins d’assez larges affinités quant au fond des solutions. Mais deux observations doivent être faites qui justifient qu’on est alors bien en présence d’un phénomène de différenciation accentuée. La première observation enregistre la disparition du jus commune. Certes, la Doctrine hollandaise avait célébré sa mise au tombeau, mais ce n’était pas encore du droit positif. Depuis la suppression par Napoléon de l’Empire romain-germanique en 1806, toute la structure impériale s’est éffondrée. Le jus commune est désormais disqualifié, jeté hors jeu et les règles codifiées, en principe, ne lui laissent aucune place. C’est d’ailleurs l’un des traits les plus caractéristiques du code Napoléon et des codifications qui l’ont suivi que de consommer l’éviction du droit romain positif256, d’en finir avec la réception du droit romain,257 même si Savigny, au milieu du siècle entreprend la publication de son System des heutingen Römischen Rechts, (8 vol. de 1840 à 1849), son Système de droit romain contemporain (trad. M. Guénoux, dès 1851). La seconde observation vise le niveau auquel s’opère la différenciation entre systèmes nationaux de droit international privé; il s’agit essentiellement du niveau formel, car au fond s’il y a des désaccords sur des éléments particuliers, il n’y a tout de même pas une distance

256 Cette disparition entérine une situation acquise de longue date en France, où le droit romain n’a survécu dans le droit positif sous sa forme vulgaire, que dans la partie méridionale du royaume, dans les pays dits de droit écrit. On sait que le droit romain de Justinien et des époques antérieures est, depuis Cujas, l’objet d’un enseignement historique et que son influence sur le droit français tient à sa fonction théorique. On a déjà signalé que l’évolution avait été différente en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas. 257 Le droit romain, jusqu’aux codifications modernes est réputé constituer le droit général de l’Allemagne auxquels dérogent les droits territoriaux mais dont il supplée les lacunes, comme dans les pays de droit écrit. L’Allgemeines Landrecht für die Preussischen Staaten (ALR) de 1794, codification d’ancienne manière, abandonne cependant cette position : s’il ne rassemble que les règles du droit territorial ( : édictées pour les différents territoires relevant du Roi de Prusse), il est néanmoins si détaillé qu’il peut croire avoir tout prévu et donc contenir une législation exhaustive ne laissant aucune place à l’inteprétation ni au droit romain..

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considérable entre les solutions mises en œuvre par les textes et les tribunaux dans les divers pays. En revanche, ces solutions ne trouvent plus leur autorité dans une tradition commune; elles la reçoivent de l’ordre juridique qui les sanctionne, qui les prescrit dans son code, qui les fait appliquer par ses tribunaux et autres organes. Chaque ordre juridique acquiert ainsi en l’exerçant la maîtrise de son droit international privé, la liberté de faire cavalier seul en ce domaine. Il vaudra donc la peine d’étudier l’évolution de ces droits positifs pour lesquels sont réunies les conditions de la divergence. On le fera après avoir présenté un tableau des dispersions doctrinales. Chapitre 1er : Les dispersions doctrinales Dans cette revue des auteurs et des doctrines, Joseph STORY (1779-1845)258 (Commentaries on the conflict of laws259, 1re éd.. 1834, 2e éd. 1841260) doit occuper la première place, sinon la place la plus importante. Auteur américain, il fut professeur à l’Université de Harvard et juge à la Cour Suprême des Etats-Unis ; son ouvrage le porte en tête du cortège parce qu’il fut à la fois l’introducteur effectif du droit international privé dans la jurisprudence et la pratique américaines (quoique devancé dans le temps, mais sans succès, par S. LIVERMORE et J. KENT) et le rénovateur du mode d’exposition de la matière, adoptant une formule qui est encore aujourd’hui mise en œuvre et qui, dès la première édition, séduisit tout autant les juristes de Common Law que ceux cultivant la tradition continentale (notamment J. J. G. FOELIX261 en France); c’est que Story

258 K. ZWEIGERT, Die Gestalt Joseph Story's, Zeitschrift für die Gesamte Staatswissenschaft, vol. 105, Tübingen, 1949, p. 590-602, c.r. H. Batiffol, Rev. crit., 1950. 135; K.H. NADELMANN, Joseph Story's Contribution to American Conflicts Law, 5 Am. J. Legal Hist., 230 (1961) 259 Le titre complet de l'ouvrage est : Commentaries on the Conflict of Laws, Foreign and Domestic, in regard to Contracts, Divorces, Wills, Successions, and Jugments. 260 V. sur cette deuxième édition, K. H. NADELMANN, Bicentennial Observations on the Second Edition of Joseph Story's Commentaries on the Conflict of Laws, 28 Am. J. Comp. L., 66 (1980), trad. fr., in Rev. crit. dr. int priv., 1981, p. 1, repr. in Conflict of Laws : International and Interstate, 21 (1972). 261 Traité de droit international privé ou du conflit des lois de différentes nations en matière de droit privé, 1843, p. 12, n. 1 : « La doctrine que nous exposons dans ce chapitre est celle de M. Story ; nous l’adoptons complètement ».

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parvient à sortir la discipline du droit international privé (en la nommant ainsi) du discours doctrinal où elle s’enlisait pour l’inscrire dans la réalité de la pratique ordinaire du droit où, d’ailleurs, le fédéralisme américain la promettait à un développement considérable. Sur le plan de la construction théorique de la matière, STORY serait assez décevant; il n’a pas réinventé le droit international privé, il ne se propose pas d’élaborer une nouvelle conception. En revanche, il adopte un point de vue pragmatique et, sans craindre la casuistique, il s’efforce de dégager des solutions particulières qui soient satisfaisantes à tous égards. Il en résulte ceci que les Commentaries sacrifient leurs deux premiers chapitres à la théorie - Story est professeur - et consacrent les quinze qui suivent aux différents domaines de la vie civile où la question du conflit de lois a été pour ainsi dire expérimentée par les juridictions (mariage, contrats, successions etc) – Story est juge. C’est cette présentation en deux volets qui fera le succès de l’ouvrage, et aussi la disproportion délibérée entre la partie générale et la partie spéciale, manifestant une certaine économie de la réflexion théorique et au contraire une énorme attention aux problèmes concrets262. Sur ces problèmes concrets, il convoque ou voudrait convoquer l’ensemble de la doctrine (européenne, que Livermore a révélée) et il cite volontiers les Hollandais mais aussi très fréquemment Boullenois (qui lui fournit d’ailleurs l’épigraphe de son livre).

262 "Mon but sera, dans la discussion de ces questions, d’exposer la théorie générale de manière aussi concise que le permet la nature de la discipline, et de consacrer mes efforts principalement aux développements de solutions pratiques d’application quotidienne, qui doivent guider le comportement des individus et des Etats, en temps de guerre comme en temps de paix. A ces fins, j’irai plus loin que ne le font d’ordinaire les publicistes dans l’examen des principes généraux qui doivent recevoir application lorsque les ressortissants des différents Etats s’obligent, acquièrent des droits, recueillent une succession à l’étranger ou se voient soumis de quelque manière que ce soit au droit étranger. Cette analyse implique l’examen d’une variété de questions fort intéressantes soulevées par l’application d’un droit étranger : le domaine parfois appelé lex fori et lex loci. Parmi ces questions, on trouvera celle de la fixation du domicile à l’étranger, celle des mariages, celle des divorces, ainsi que des crimes comportant un élément d’extranéité ; celle des testaments et des successions ; celle des libéralités et des contrats ; celle de l’effet des prescriptions étrangères, de la procédure étrangère et des jugements étrangers. Ainsi que de façon incidente, celle de la nature et de l’étendue du pouvoir de juridiction des tribunaux quant à l’administration de la justice aux ressortissants étrangers et quant à l’effet à reconnaître aux commandements des tribunaux étrangers », J. STORY, Value and importance of legal studies, cours du 28 août 1829, in The Miscellaneous Writings of Joseph Story, 1852, p. 538, cité par K. H. NADELMANN, in Rev. crit., 1981. 1, spéc., p. 15.

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- La partie générale emprunte très directement aux Hollandais et plus spécialement à Huber, duquel il tient que « les lois d’un pays ne peuvent avoir en soi aucun pouvoir, proprio vigore, excepté dans les limites territoriales et juridictionnelles de ce pays. Elles peuvent obliger exclusivement leurs propres sujets et les autres à condition seulement qu’ils se trouvent à l’intérieur de leurs limites juridictionnelles et pour le temps qu'ils y restent. Aucune autre nation et aucun sujet étranger ne sont tenus à la moindre obéissance à ces lois. Quelle que soit la force extraterritoriale qu’elles seraient destinées à avoir, jamais cette force ne sera le résultat d’un pouvoir originaire de s’étendre au delà du territoire263…». On peut multiplier les citations : «les lois de chaque pays affectent et lient directement tout bien, meuble ou immeuble, situé sur son territoire264»; «nul Etat ou nation ne peut par ses lois affecter ou lier directement des biens hors de son territoire ou des personnes qui n’y résident pas265». Ces propositions sont déterminées par la souveraineté; «laquelle, jointe aux droits éminents (domain), fonde la juridiction exclusive d’une nation dans les limites de son territoire266», ce qui n’éloigne guère des Hollandais, pas plus que la référence aux «convenance commune, bénéfices et nécessités mutuels» qui voudrait justifier l’accueil des lois étrangères par le for, leur reconnaissance à titre de réciprocité. Il s’agit bien de ce tempérament à la mécanique de la souveraineté auquel Story laisse son appellation d’origine: «Cette reconnaissance, écrit-il, est donc, dans le sens le plus strict, l’objet de la courtoisie entre les nations (Comity of nations) et non pas d’une obligation souveraine stricte267». Peut-être sur ce point n’est-il pas entièrement satisfait par les auteurs hollandais, puisqu’il tient à préciser que cette Comity repose sur «une

263 Commentaries, §7 264 Commentaries, §18 265 Commentaries, §20 266 Commentaries, §35; ce passage est littéralement repris de E. de VATTEL, Le droit des gens ou principe de la loi naturelle, Lyon, 1802, II, §84 : "L'empire uni au domaine établit la juridiction de la nation dans le pays qui lui appartient, dans son territoire. C'est à elle, ou à son souverain de rendre justice dans tous les lieux de son obéissance, de prendre connaissance des crimes qui se commettent, et des différends qui s'élèvent dans le pays. Les autres nations doivent respecter ce droit.". 267 Commentaries, §36

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sorte de nécessité morale de faire justice»268, ce qui est alors concéder que la souveraineté n’est plus tout à fait souveraine puisqu’elle plie devant une nécessité : on en revient à Rodenburgh. Et Story avoue l’embarras: «La vraie difficulté est d’établir quels principes du point de vue de la convenance publique doivent régler la conduite des nations les unes envers les autres à cet égard… L’expression Comity of nations est la mieux à même de rendre compte du véritable fondement et de l’étendue de l’autorité des lois d’une nation dans le territoire d’une autre; cette autorité ne procède que de l’agrément volontaire de cette dernière et doit être déniée lorsque contraire à une politique connue ou préjudiciable à ses intérêts269.» On ne sait plus si cette Comity est nécessaire ou simplement potestative. Mais à vrai dire, il n’y a pas lieu de s’alarmer; Story passe outre l’aporie : elle ne doit pas troubler le juge : «Ce n’est pas courtoisie de juge, mais courtoisie de la nation, laquelle est observée, précisée et orientée par les mêmes errements et raisonnements que le sont tous les principes du droit interne270» - Sur la partie spéciale, c’est-à-dire sur cette succession de quinze chapitres traitant des différents aspects de la vie civile, il n’est pas indispensable d’entrer dans le détail des solutions particulières ici et là recommandées (sur lesquelles, v. E. G. LORENZEN, A propos du centenaire des Commentaires de Story sur les conflits de lois, Rev. crit., 1935.295, version originale in [1934] 48 Harvard L. Rev. 15 et repris in Selected Articles on the Conflicts of Laws, 1947, p. 181). En revanche deux observations s’imposent. D’abord, le plan de l’ouvrage montre que la division retenue n’est plus celle, emblématique de la doctrine dite française (en vérité, de souche argentréenne) qui distribue les statuts en catégories : personnels, réels, mixtes éventuellement accompagnés par les statuts touchant à la forme des actes. De façon inédite, la partie spéciale décline les divers types de rapports ou situations juridiques dans lesquels le cours de son existence appelle l’homme à figurer. C’est là une innovation qui met le droit international privé en consonance avec la tradition de Common Law

268 Commentaries, §35 269 Commentaries, §37 270 Commentaries, §38

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encore à l’époque peu perméable aux conflits de lois et dont l’approche toujours pragmatique des problèmes préfère considérer les types de cas plutôt que les catégories dogmatiques abstraites et donc parler, à la suite et à la manière de Blackstone, de husband and wife, parent and child, principal and agent, landlord and tenant, etc. Certes, Story choisit des intitulés un peu plus abstraits (Domicile [National Domicile], capacité, mariage, effets du mariage, divorces étrangers, contrats étrangers, etc.) mais il reste fidèle à l’esprit de la Common Law et se garde de négliger les conflits de juridictions (Compétence et actions en justice, jugements étrangers, etc). On peut considérer sous ce rapport que Story a réussi l’intégration du droit international privé dans la tradition anglo-américaine. Sa démarche en tout cas y aura valeur de paradigme jusqu’à la fin de cette période. Ensuite, la seconde observation concerne l’impact de cette attitude sur la tradition continentale européenne. Avec le plan de son ouvrage, Story porte finalement en première ligne les rapports de droit, c’est-à-dire les types de conflits d’intérêts – qui deviennent ainsi le véritable objet du droit international privé. D’une certaine manière, il met ses pas dans ceux de Bartole, qui partait de prémisses statutistes sur l’étendue d’application des statuts perçue comme extension dans l’espace de la potestas statuendi, pour cheminer ensuite, grâce à un jeu infini de distinctions, vers les types de conflits d’intérêts privés (v. supra, p.23 et s.). Cette conversion qui fait succéder à une partie générale statutiste et publiciste, une partie spéciale plus conflictualiste et privatiste, connecte naturellement l’œuvre de Story sur la doctrine continentale et, on le verra, notamment sur la conception de Savigny – qui lui aussi, quoique de manière différente, donnera un rôle primordial au rapport de droit et sera le héraut de la doctrine privatiste, tout en adoptant d’ailleurs un plan présentant des affinités évidentes avec le modèle américain (v. G. KEGEL, Story and Savigny, 37 Am.. J. Comp. L. 39 [1989]) . Mais en fait, la notoriété de Story, son prestige, son magistère jouent sur les deux tableaux : ils encouragent les statutistes soucieux de l’autorité des lois et ils imprègnent les conflictualistes attentifs au règlement satisfaisant des conflits d’intérêts privés. Ainsi, la fonction que lui assigne l’histoire suggère le plan des développements suivants : Section 1re : Les statutistes, et Section 2de : Les conflictualistes. Mais à la vérité cette division en renferme d’autres que

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tracent les oppositions entre personnalistes et territorialistes, ou entre universalistes et particularistes… Section 1re : - Les statutistes §1 Le personnalisme : Pasquale Stanislao MANCINI A. - La doctrine de Mancini dans une coquille de noix. L'approche du conflit de lois par Mancini est à la fois traditionnnelle et novatrice. Traditionnelle car elle s'inscrit dans le fil de la démarche statutiste qui remonte aux origines doctrinales de la matière. Novatrice, elle l'est aussi, bien sûr, par la fonction tout à fait générale qu'elle confie à la nationalité. Mancini, comme beaucoup de ses prédécesseurs, part de la règle de droit pour rechercher quels sont les rapports de droit qui devront lui obéir, pour déterminer quelle sera l'étendue de son application dans l'espace ; il prolonge dans son raisonnement une démarche d'un autre temps, qui fut celle de Bartole et des Post-glossateurs, celle de d'Argentré puis des Hollandais271. Mais là où ces derniers professaient qu'en principe l'étendue d'application d'une règle de droit correspond au domaine dans lequel le pouvoir qui l'a édictée peut contraindre à son obéissance, Mancini milite pour un autre critère, un critère inédit et libéral, qui refuse la prééminence à la potestas statuendi et tourne autour du mode d'action de la règle sur la liberté de l'individu. De ce mode d'action, qui varie selon la fonction de la règle, se déduit la portée internationale de celle-ci. Ainsi, il est amené à distinguer trois catégories de lois, là où aux siècles antérieurs on en distinguait deux, qu'il s'agît avec la doctrine française des lois réelles et des lois personnelles (avec parfois un casier complémentaire bien composite accueillant les statuts mixtes) ou bien qu'il s'agît du principe de territorialité et des exceptions ex comitate. Et chacune de ces trois

271 Cette brève énumération s'efforce de couvrir les siècles antérieurs à Mancini, elle ne prétend naturellement pas suggérer que la démarche statutiste est devenue une simple curiosité historique; on sait, en effet, que cette tradition statutaire s'est perpétuée, en France par exemple, avec A. Pillet et G. de Vareilles Sommières et sur le continent nord américain où Story en a assuré l'implantation et où les efforts de Beale, loin de l'éradiquer, ont conduit, par réaction, à son renouveau avec B. Currie et nombre d'auteurs américains contemporains.

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catégories qu'élabore Mancini est assortie d'un domaine d'application propre. La première catégorie réunit les lois de droit public et d'ordre public qui sont d'application territoriale; la seconde catégorie forme le droit privé volontaire qui se relie au principe de liberté de l'individu, au principe d'autonomie, et qui est d'application, pourrait-on dire, transterritoriale; enfin la dernière catégorie est celle du droit privé nécessaire272 qui obéit au principe de nationalité, qui est d'application extra-territoriale. 1) Lois de droit public et d'ordre public. Cette catégorie de lois regroupe les lois les plus pesantes, sinon les plus contraignantes. Il s'agit de lois qui entament la liberté de l'individu sans lui fournir une contrepartie immédiate, concrète et tangible, mais en lui offrant seulement une compensation abstraite, diffuse et générale de sorte que le sacrifice subi peut sembler plus pénible. Ces lois sont d'abord celles qui soutiennent l'organisation de l'Etat. Indispensables au développement de la vie sociale, elles forgent les institutions publiques dont elles définissent les missions et les pouvoirs. Ainsi tout ce qui est lié au monopole de la contrainte, à l'exercice de la puissance publique, aux structures de gouvernement, à l'institution des pouvoirs publics, tout ce qui rend possible l'action de l'autorité, qui touche à l'ordre, à la sûreté, à la police, est traité par ces lois de droit public. Bien sûr, ces règles de droit constitutionnel, de droit administratif, de droit fiscal, de droit pénal et de procédure pénale, s'appliquent de manière impérative : l'intérêt général auquel l'Etat est réputé se consacrer justifie que les lois qui déterminent les fins et procurent les moyens de sa mission priment le simple service de l'intérêt privé. A ces lois de droit public se joignent les lois de droit privé marquées du caractère d'ordre public. Ces règles qui sont destinées à gouverner des relations entre particuliers ne se contentent pas d'un simple arbitrage entre des intérêts privés en conflit, elles ordonnent cet arbitrage à la promotion d'intérêts collectifs et, pour celà, elles s'imposeront donc, bon gré, mal gré, aux particuliers et affecteront ainsi semblablement leur liberté. On dénombre ici, par exemple, les lois sur la propriété immobilière qui établissent la police des sols et de leur usage (et qui

272 Cette terminologie opposant droit volontaire et droit nécessaire paraît avoir été empruntée par Mancini à E. de Vattel

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évoluent dans le périmètre d'exercice de la puissance publique273) ou encore les lois sur la responsabilité délictuelle qui concourent à l'ordre et à la paix publics. En somme, cette catégorie des règles impératives que fondent des exigences primaires et primordiales de la vie en société est sans doute moins hétérogène qu'on ne l'a parfois dit; ces règles, en effet, font prévaloir l'intérêt de la société elle-même, la publica utilitas, et, par là, gèrent des rapports d'autorité. Elles sont donc d'application territoriale, car sur ce point Mancini fait hommage aux Hollandais en admettant que la puissance publique ne se déploie qu'à l'intérieur des frontières bornant le territoire de l'Etat. Il évoque même à leur propos le principe de souveraineté et d'indépendance politiques274. On le voit, pour cette catégorie des lois de droit public et d'ordre public, Mancini ne s'éloigne guère de la tradition. C'est à propos des règles toutes différentes qui gèrent non plus des rapports d'autorité, mais bien des rapports d'égalité, c'est-à-dire des règles de droit privé que Mancini se montrera plus novateur. De ces lois de droit privé, il distinguera les deux espèces formant le droit privé volontaire et le droit privé nécessaire. 2) Le droit privé volontaire Cette catégorie réunit les règles dont l'action sur la liberté se développe dans un rapport d'opposition diamétrale avec l'action qu'exercent les lois de droit public et d'ordre public. Ces lois du droit privé volontaire, en effet, ne suppriment pas la liberté, ni même ne la restreignent. Tout au contraire, elles l'assistent, elles la promeuvent. Il s'agit de toutes les règles qui sont édictées dans la vue de suppléer une liberté qui ne s'est pas entièrement exprimée, alors même qu'aucune raison supérieure ne commande de la limiter dans certaines situations de la vie sociale où il est utile de l'exercer positivement. Ces règles supplétives se rencontrent dans

273 V., interprétant en ce sens l'article 3, al. 2 du code civil, A. WEISS, Le Code civil et les Conflits de lois, Livre du Centenaire, p. 257 et s. 274 Exposant en 1882 sa doctrine de l'intérêt et retenant que "dans nos idées modernes, le souverain... est l'organe des intérêts généraux de la société", le disert et fidèle LAURENT, op. cit., §378, p. 548-549, admettra que "dès que l'existence et la conservation de la société sont en cause, l'Etat impose ses lois à tous ceux qui se trouvent sur son territoire, aux étrangers comme aux indigènes", v. aussi, §429, p. 634.

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l'ordre patrimonial et elles sont là pour aider et non pour brider ou contrarier la volonté des personnes privées. Puisqu'il faut bien, par exemple, que dans une vente soit fixé le moment où s'opère le transfert de la propriété du vendeur à l'acheteur, la loi le déterminera si les parties ne sont convenues de rien à ce propos. Aussi bien ces règles supplétives s'effacent-elles, faute d'utilité, lorsque la liberté des contractants s'est exercée pleinement dans un acte de volonté qui a explicité toutes les composantes de son projet. Le champ matériel de ces règles est formé par la masse importante des rapports interindividuels qui relèvent de la liberté des particuliers, de la liberté inoffensive275 des particuliers, selon les termes mêmes de Mancini, entendant par là : une liberté qui ne met pas en cause l'intérêt public ou collectif et qui ne dérange pas les intérêts d'autrui276. Ces lois de liberté relèvent sur le plan international du principe d'autonomie. C'est qu'aux yeux de Mancini la bénignité de cette liberté interdit aux Etats où celle-ci s'exerce - par qui que ce soit, national ou étranger - de lui porter atteinte. L'enchaîner par quelque disposition restrictive procèderait de l'arbitraire pur et simple. Dès lors, dans le domaine qui lui est reconnue, les particuliers définiront eux-mêmes leurs rapports réciproques, soit qu'ils en précisent le contenu en détail, soit que par commodité ils s'en remettent à un modèle législatif de leur choix. Les Etats, qui n'ont pas d'intérêt propre à faire valoir là-dessus, n'auront qu'à enregistrer le choix fait. L'autonomie matérielle se convertit en autonomie conflictuelle en accédant au plan international et donne ainsi à la loi choisie une portée transterritoriale277. Cependant la liberté des personnes privées n'est pas toujours inoffensive; son exercice peut parfois compromettre la liberté ou les intérêts d'autrui. Cette éventualité ressortit au droit privé nécessaire.

275 MANCINI (P.S.), op. cit. Clunet, 1874, p. 292. LAURENT, op. cit., eod loc., enseigne de son côté que la loi "laisse aux particuliers la plus complète liberté pour le règlement de leurs intérêts privés, sans distinguer entre les indigènes et les étrangers". 276 Comp. E. JAYME, "Identité culturelle et intégration : le droit international privé postmoderne", Rec. cours, La Haye, 1995, vol. 252, p. 149 277 "Transterritoriale" disons-nous, plutôt qu'extra-territoriale, pour signifier que le choix effectué par les parties n'affecte pas la potestas statuendi de l'odre juridique élu, ni celle des ordres juridiques exclus; dans le langage du droit international privé français, un tel choix réaliserait une appropriation de loi par le contrat ou encore son incorporation au contrat.

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3) Le droit privé nécessaire. Le droit privé nécessaire est celui de la conciliation des libertés individuelles et il entretient avec celles-ci une relation dialectique. Il se compose de règles impératives sanctionnant les sacrifices réciproques, les concessions mutuelles auxquels sont amenés les membres du corps social pour que s'instaure entre eux cet état de civilité qui est indispensable à leur coexistence comme à leur épanouissement. Ces lois prélèvent cette part de liberté qu'il est nécessaire que chaque citoyen abandonne à ses pairs pour que soit régulée la concurrence des libertés et ménagée à chacun une aire suffisante d'autonomie. Ces règles de droit privé forment la constitution civile du corps social, et dans cette fonction elles s'imposent à tous les membres de celui-ci de manière qu'en soient garanties la pérennité et la prospérité par la fluidité et la sécurité des rapports interindividuels, la justice des échanges et la compossibilité des initiatives... Ces règles impératives, qui limitent et protègent la liberté de chacun au bénéfice de tous et réciproquement, fixent notamment la condition de la personne, son état et sa capacité qui, sur le plan juridique, déterminent le programme d'action dans la vie sociale qui est ouvert à ses initiatives, le cadre et la nomenclature de sa liberté. Cet état, c'est, bien sûr, la condition individuelle mais c'est aussi la condition familiale saisie dans sa double dimension personnelle et patrimoniale. En vérité, ces règles ont un domaine plus vaste encore comme on le verrra. Mais quoique impératives, elles sont d'application extra-territoriale; elles obéissent au principe de nationalité. Pour expliquer cette solution, Mancini aurait pu théoriquement développer une intuition qu'avait fugitivement exprimée le tribun Grenier au cours des travaux préparatoires du code civil français, lors de la discussion sur l'article 3, alinéa 3 : "Enfin, les citoyens ne peuvent être régis personnellement que par les lois de la société dont ils sont membres..."278. On ne pouvait appliquer aux Français une loi autre que celle qu'ils s'étaient donnée279. Mais, à être détaillée, cette justification aurait conduit

278 LOCRE, I., p. 601. 279 Cette justification prend des circonstances historiques un relief saisissant, mais elle apparaît en doctrine bien antérieurement à la révolution française et à la diffusion du mythe de la volonté générale, v. par exemple le traité "De la distinction des statuts réels et personnels" de PREVOT de la JANNES, dans ses Principes de la jurisprudence française (1759) : "La loi est la commune convention des citoyens, communis sponsio civitatis, or l'obligation qu'une personne a

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vers des idées de contrat social, voire de souveraineté populaire, que Mancini sans doute, en disciple des Lumières, ne condamnait pas, mais qu'en qualité d'homme politique avisé et réaliste et aussi en qualité de protégé de la monarchie des Savoie, il se gardait d'exalter publiquement. Il préfère alors s'éloigner de Jean-Jacques et rejoindre Montesquieu et surtout son compatriote napolitain Giambattista VICO280. L'idée qu'il y cherche, qu'il va exploiter et qui n'est pas sans écho auprès de l'Ecole historique allemande de Savigny et Puchta ni sans affinité avec les vues plus anciennes encore que relève F. Chabod281, est celle d'une correspondance nécessaire qui existerait entre d'une part, la teneur du droit privé nécessaire d'un Etat et les structures intellectuelles, morales et affectives des citoyens qui le composent. C'est que ces structures sont elles-mêmes le produit de la confrontation de la liberté des hommes et des contraintes de l'environnement physique et historique. Si cette confrontation a tourné à l'avantage de la liberté, c'est parce que les hommes, pour dominer les contraintes de leur condition, ont su s'unir et s'organiser dans ce qu'à la même époque Renan appelle "une grande association séculaire"282, la nation constituée en Etat. Dans cette

contractée par convention, la lie, sans difficulté, pour tous ses biens, en quelque lieu qu'ils puissent être situés", p. 76, v. aussi p.85; plus tôt encore Guy COQUILLE (1523-1603) fondait, contre d'Argentré, la portée en principe extraterritoriale de la coutume par le fait que, celle-ci étant le fruit des délibérations des trois ordres de la province, elle obligeait les personnes représentées à ces délibérations quasi ex contractu 280 " Lequel, offrant au monde le phénomène inoui d'une rupture dans la chaîne progressive qui compose l'histoire du savoir, discerna un concept fort et fécond qui, par un autre chemin, aurait pu, d'une manière presque magique, refonder la doctrine du droit des rapports internationaux. Je crois avoir désigné Giambattista Vico, sans avoir besoin de le nommer. Dans la vie de solitude et d'obscure pauvreté à laquelle il fut condamné en ce siècle et en ce pays où tant de médiocrités académiques gagnèrent l'admiration et la fortune, conduit (comme lui-même le dit) par les voies ignorées de la Providence à découvrir son œuvre admirable du monde social et à contempler, des abysses de sa sagesse, les lois éternelles selon lesquelles elle gouverne l'humanité, il dédaigne ajouter une pierre de plus à l'édifice du passé, mais entreprend de le rebâtir en entier et de se jeter dans un nouveau monde où ses contemporains le laissent seul face à son propre génie", c'est en ces termes que Mancini manifeste son admiration pour l'auteur des Principii di una scienza nuova intorno alla comune natura delle nazioni, 1725, dans la Leçon inaugurale de 1851, in Della nazionalità come fondamento del diritto delle genti, op. cit., p. 31 281 F. CHABOD, L'idea di nazione, 1961, rééd. par A. Saitta et E. Sestan, Laterza, 1977, p. 24. On pourrait aussi citer Du Moulin dans ses Conclusiones évoquant le caractère particulier des maris normands, d'Argentré lui emboîtant le pas ou Bouhier Observations, ch. XXXIII, n.62 282 RENAN (E.), "Nouvelle lettre à M. Strauss" du 15 septembre 1871, in Renan. Histoire et parole, Oeuvres diverses, Paris 1984, p. 652

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perspective, le droit privé nécessaire est, dit Mancini, le miroir de la nationalité283, il exprime le génie particulier et les caractères distinctifs de chaque peuple, sa façon d'organiser l'échange social, sa manière propre d'orchestrer les libertés individuelles. Il n'est en somme que la forme que revêt la liberté individuelle reconstruite sur le plan collectif dans la nation-Etat284. Dès lors, sauf si une raison de droit public ou d'ordre public le lui commande, un Etat étranger au contact duquel se trouve le national n'a ni intérêt, ni qualité pour altérer cette liberté telle qu'elle ressort du droit privé nécessaire. Cette liberté collective ou nationalité s'impose dans l'ordre international, elle est opposable aux autres Etats. De la sorte, le droit privé nécessaire édicté en Italie est applicable aux Italiens, même résidant à l'étranger et par identité de raison, le droit privé nécessaire contenu dans le code civil français est applicable aux Français, se trouveraient-ils en Italie285. Sans doute Mancini retrouve ainsi, sur le plan des conséquences, la vieille formule, que Foelix286 ou Mailher de Chassat287 professent encore, de la loi si intimement liée à la personne que celle-ci transporte avec elle l'état qu'elle en reçoit en quelque lieu qu'elle aille et se trouve; mais pour sa part, il lui découvre une autre source : le principe de nationalité, qui fait un "devoir strict" à chaque Etat de

283 MANCINI (P.S.), op. cit. , Clunet, 1874, p. 293-294; la formule entretient un rapport d’affinité frappant avec celle d’E. AMARI, Critica di una scienza delle legislazioni, 1857, p. 342, faisant du droit « il specchio della civiltà dei popoli » ; comp. LAURENT, op. cit., §12, p. 34 : "Le droit est l'expression de l'individualité nationale". SAVIGNY qui ne prône pourtant pas le rattachement par la nationalité exprimait déjà l'idée :"…la loi est l'expression du droit populaire. Pour en douter, il faudrait se figurer le législateur comme en dehors de la nation; mais au contraire, placé au centre de la nation, il en réfléchit l'esprit", Système, t. 1, §13, p. 37-38. 284 La distinction de la nationalité de droit et de la nationalité de fait n'arrête pas Mancini qui la souhaite provisoire tout en étant conscient qu'elle ne disparaîtra sans doute jamais tout à fait; mais il reste pour lui que l'Etat national est la forme d'organisation politique la plus accomplie, l'Etat non national, composite, ne proposant qu'une forme rudimentaire, inachevée; v. E. CATELLANI, op. cit., p. 714. V. insistant justement sur l’objectif de protection et promotion de la liberté individuelle qui anime la construction de Mancini, F. MOSCONI, « La legge regolatrice della capacità delle persone fisiche : dalla proposta di Pasquale Stanislao Mancini alla prassi convenzionale », Mélanges R. Ago, t. 3, 187, spéc. p. 192. 285 MANCINI (P.S.), ibid. 286 FOELIX, Traité de droit international privé, 4e éd. , 1866, par DEMANGEAT, p. 41, se référant ici à Story et Rodenburg. 287 MAILHER de CHASSAT, Traité des statuts ou du Droit international privé, Paris, 1845, p. 160.

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reconnaître "l'efficacité dans son territoire des lois qui règlent la personne, la famille, la succession, tant que cela ne va pas jusqu'à toucher à la constitution politique et à l'ordre public du pays". Même ainsi réduite à ses traits essentiels la doctrine de Mancini mériterait de nombreux commentaires. Mais pourrait-on vraiment renouveler ou compléter ici les analyses et critiques dont depuis plus d'un siècle elle est l'objet ? A la vérité ceci n'entre pas dans un propos qui, pour l'heure, voudrait rendre compte de son succès et non de son déclin en droit positif. De ce point de vue, c'est la force des thèses de Mancini qu'il faut mesurer. B. - La force de la doctrine de Mancini. Il serait facile d'en juger d'après ses manifestations. Au demeurant la tâche serait bien légère pour avoir déjà été accomplie288; maintes fois l'extraordinaire influence que sans délai la doctrine de Mancini a exercée sur le droit positif a été relevée et appréciée. Un simple rappel suffira donc ici, sans qu'il soit utile de s'y attarder dès lors qu'il ne pourrait montrer que l'emprise d'une pensée mais n'en dévoilerait pas les ressorts. Ceux-là intéressent davantage. Voici donc en peu de mots les principales rubriques d'un palmarès qui s'étend à la fois aux codifications nationales et au droit conventionnel. S'agissant des premières, le succès inaugural est enregistré en 1865 avec les Dispositions préliminaires du Code civil du Royaume d'Italie dont la rédaction peut être attribuée au député Mancini. Aussitôt suivit le Codigo civil du Portugal de 1867 fortement inspiré de ces Dispositions préliminaires qui séduisent également à peu de temps de là les rédacteurs du Titre préliminaire du Codigo civil d'Espagne de 1889. Il faut aussi signaler un évènement survenu à cette époque; plus précisément, lors de leur Journée annuelle tenue en 1886 à Wiesbaden, les Juristes allemands, emmenés par les rapporteurs Jaques et Dorn, forts du soutien de L. von Bar, se prononçèrent à une "très grand majorité" pour l'abandon du rattachement par le domicile en faveur du rattachement par la nationalité, s'éloignant ainsi de l'enseignement de Savigny et de la solution traditionnelle pour rallier la solution codifiée de l'article 3, al. 3 du code

288 V. par exemple, CASTANGIA (I), Il criterio della cittadinanza nel diritto internazionale privato, Naples, 1983, p. 24 et s.; de WINTER (L.I.), cours préc., p. 373 et s.

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civil français289, qui allait être adoptée par la Loi d'introduction du Code civil allemand de 1896. Même si à d'autres égards, cette loi refuse de s'aligner sur les positions de Mancini, du moins les rejoint-elle sur le principe de nationalité. Dans le champ du droit conventionnel, il faut naturellement évoquer en priorité la Conférence de La Haye de droit international privé qui se réunit pour la première fois en 1893, alors que Mancini était mort depuis cinq années; mais il n'est pas contesté qu'il fut très tôt le principal initiateur de cette entreprise290. Il est bien connu aussi que les premiers travaux de cet organisme se sont développés sur la base de ses théories et que leur succès fut aussi celui du principe de nationalité. C'est un destin plus contrasté qui fut réservé à celui-ci sur le continent sud-américain où il fut introduit en doctrine, dès 1875, par le doyen de la Faculté des sciences politiques et administratives du Pérou, le professeur français P. Pradier-Fodéré, organisateur du Congrès des Jurisconsultes américains de Lima de 1878. A ce congrès, présidé par un Péruvien, la doctrine mancinienne reçut si bon accueil qu'elle inspira le traité unifiant les règles de conflits, signé à Lima encore l'année suivante291. Cependant, cette option prenait une allure dogmatique dans des pays d'immigration et elle appelait évidemment une réaction; celle-ci se manifesta sous la forme des Traités de Montevideo de 1889 qui firent le choix contraire en faveur du principe domiciliaire292. Néanmoins, l'autorité de Mancini continua de peser sur les esprits et le code civil du Brésil de 1916 devait initialement préférer la nationalité, tandis que le Code Bustamante, issu de la Sixième conférence panaméricaine de La Havane en 1928 hésitait à prendre parti, admettant à égalité les deux rattachements, mais adoptant, avec la distribution des lois

289 Sur cette évolution du droit international privé allemand, v. H.-P. MANSEL, "L'adoption du principe de la nationalité par l'EGBGB du 18 août 1896", Liber memorialis François Laurent, p. 869, spéc., p. 873; Simons, "La conception du droit international privé en Allemagne", Rec. cours, La Haye, 1926. V. 480. 290 v. STEENHOFF (G.J.W.), "Asser et la fondation de la Conférence de La Haye de droit international privé", Rev. crit. dr. int. pr., 1994, p. 297, spéc. p. 305 et s. 291 Traité de Lima du 9 novembre 1878; sur l'influence de Mancini v. spécialement VILLELA (A.M.) "L'unification du droit international privé en Amérique latine", Rev. crit., 1984. 233, spéc. p. 240; FERNANDEZ ARROYO (D.P.), La codificación del derecho internacional privado en America latina, Madrid, 1994, p. 90 et s.; MOSCONI (F.), "La legge regolatrice della capacità delle persone fisiche : dalle proposte di Pasquale Stanislao Mancini alla prassi convennzionle", Le droit interantional à l'heure de sa codification. Etudes en l'honneur de Roberto Ago, t. IV, Milan, 1987, p. 187, sp"c. p. 210. 292 V. FERNANDEZ ARROYO (D.P.), La codificación , op cit,, p. 92 et s.

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en trois catégories, une construction toute mancinienne293. Il est très remarquable que cette doctrine ait réussi à séduire sinon à convaincre jusque dans des régions où l'opportunité de ses conclusions étaient la plus incertaine. 1) Sans doute faut-il rechercher le secret de son rayonnement immédiat et incomparable dans sa parfaite consonance avec le principe des nationalités - qu'à la vérité Mancini et les internationalistes italiens de son époque ne distinguaient pas du principe de nationalité. Ce principe de nationalité a ainsi bénéficié du soutien d'un thème politique montant au zénith de sa puissance. De sorte qu'aujourd'hui il est permis de risquer l'opinion que l'autorité du rattachement par la nationalité procède pour une large part de l'extraordinaire tour de force qu'accomplit Mancini lorsqu'il articule autour d'un même principe et de manière rigoureusement cohérente droit international public et droit international privé et unifie ainsi le droit des gens. C'est qu'à la source du succès il y a plus que de l'idéologie ou de la politique. En vérité, l'unification du droit des gens que réussit Mancini avec ce principe de nationalité offre un moyen de servir, sur le plan juridique, l'esprit de conquête que développe, avec la mise en place de l'économie capitaliste moderne, le continent européen. En effet, à l'individu qui quitte sa terre natale pour s'établir et prospérer en quelque part des vastes espaces que n'a pas encore touchés à cette époque la civilisation occidentale, le principe de nationalité assure la conservation de sa condition et, en écartant le plus possible l'autorité des lois locales, réduit sensiblement le risque juridique inhérent à toute entreprise conduite à l'étranger. Portant sa loi avec lui comme le citoyen romain dans l'Empire, l'expatrié jouit d'une continuité de statut qui représente pour lui une sécurité puisque, grâce à cette extraterritorialité, il n'est pas tenu d'apprendre et respecter en son entier le système de valeurs sociales ayant cours dans l'Etat ou le territoire qu'il aborde, et qu'il peut se référer encore, pour déterminer sa conduite, aux valeurs sociales ayant façonné le contenu de sa loi nationale. Le principe de nationalité a un profil colonial ou impérial - comme d'ailleurs le rattachement domiciliaire tel qu'en ces temps victoriens le droit anglais le cristallise. Ce n'est pas sans quelque raison que J.-P. Niboyet dénoncera le caractère offensif de la doctrine de

293 V. FERNANDEZ ARROYO (D.P.), La codificación , op. cit., p. 143 et s., spéc. p. 146.

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Mancini294, mais s'il y détecte la marque d'une emprise exagérée de l'intérêt de l'Etat d'origine, lequel ne saurait, face aux intérêts des Etats d'accueil, être élevé "à la hauteur d'un principe", il est tout aussi possible et certainement plus légitime parce que plus conforme à l'individualisme foncier de cette construction, d'y percevoir le souci de l'intérêt privé de la personne qui, pour accomplir sa destinée, est contrainte de rechercher les conditions pratiques de son épanouissement et de sa prospérité en pays étranger. La priorité de cette préoccupation de préservation de la liberté et de la marge d'action de l'individu est d'ailleurs attestée par la conséquence que Mancini déduit de la bilatéralité du rattachement par la nationalité et donc de la capacité de celui-ci d'exporter le status libertatis de l'individu; cette conséquence, qui sera recueillie par l'article 3 du Codice civile de 1865 est l'absence de toute capitis deminutio à l'égard de l'étranger, "admis à jouir des droits civils attribués aux citoyens" dans la configuration que leur donne la loi nationale295; cette non discrimination qui profite principalement à la personne de l'immigré beaucoup plus qu'à l'Etat auquel elle appartient, n'est alors subordonnée à aucune exigence de réciprocité et on sait qu'une telle exigence de réciprocité est l'arme par laquelle un Etat peut songer à défendre ses intérêts de souveraineté296. Mais on sait aussi que pour Mancini, l'Etat ne doit pas être un obstacle au développement de la personne ni à la pleine réalisation de la liberté de l'individu, il doit au contraire se mettre au service de ces objectifs. Pareille doctrine prônant la fluidité des rapports internationaux ne pouvait qu'être bien accueillie à une époque où ceux-ci prennent leur essor, à une époque où l'homme blanc entreprend de s'approprier la planète297.

294 NIBOYET (J.P.), Traité de droit international privé, Paris, 1944, t. 3, §. 900, p. 148, §901. p. 152. 295 Conclusion à laquelle adhèrent aussi bien LAURENT, eod. loc., qu'ESPERSON, Il principio di nazionalità applicato alle relazioni civili internazionali, 1858, p. 31. La solution a été abandonnée dans le code de 1942 dont l'article 16 n'a pas été modifié ni abrogé par la Loi n. 218 du 31 mai 1995 : "L'étranger est admis à jouir des droits civils attribués au national sous condition de réciprocité et sous réserve des dispositions contenues dans les lois spéciales...". V. sur ce point, STORTI STORCHI (Cl.), Ricerche sulla condizione giuridica dello straniero in Italia dal tardo diritto comune all'età preunitaria. Aspetti civilistici, Milan, 1989, spéc. p. 277 et s. 296 LAGARDE (P.), "La réciprocité en droit international privé", Rec. cours, La Haye, 1977. I. 101, spéc. p. 138. 297 V. VITTA (E), "Il principio di nazionalità nel diritto internazionale privato", Riv. dir. int. priv. proc., 1980. 346, soulignant que les thèses de Mancini "correspondaient aux conceptions politico-économiques alors dominantes", v. aussi I. CASTANGIA, Il criterio della cittadinanza nel dir. int. privato, Naples 1983, p. 18, note 53.

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Certes, il pourrait paraître que le principe de nationalité ne recevait pas du système mancinien une telle autorité car la classification qu'il met en œuvre se donne l'apparence d'une distribution régulière des lois en trois catégories, chacune relevant d'un principe propre; le principe de nationalité ne serait donc qu'une pièce de l'ensemble. En réalité et malgré les mots, il n'y a bien qu'un seul principe, celui de nationalité, les deux autres n'étant que des pseudo-principes, corps d'exceptions appuyés à l'autonomie des particuliers et à la souveraineté des Etats. Cette prééminence du principe de nationalité éclate à la considération de la détermination du domaine qui est confié à celui-ci, c'est-à-dire du domaine du droit privé nécessaire. On a vu, plus haut298, Mancini y placer, à coté de l'état et de la capacité des personnes, le droit des successions. Ce n'est pas encore assez. Entre le droit privé volontaire qui couvre les situations pour lesquelles les règles supplétives de volonté suffisent parce qu'il y va de la liberté inoffensive, de l'autonomie des particuliers, et les lois de droit public et d'ordre public qui concernent l'organisation de la structure étatique et de la police du territoire, un vaste secteur de la vie sociale s'offre au droit privé nécessaire. Il faudrait peut-être énumérer les matières qui lui sont ainsi livrées, mais il est beaucoup plus simple et au fond plus conforme à la doctrine de Mancini de se contenter de les rassembler sous la catégorie peu précise des intérêts privés dont les particuliers n'ont pas la libre disposition. C'est qu'en réalité dès qu'une règle de droit restreint la liberté de l'individu sans qu'il soit possible d'établir qu'elle contribue à la constitution de l'Etat et de ses organes ni à la promotion de l'intérêt collectif, elle est une règle de droit privé nécessaire299. Finalement le droit privé nécessaire se caractérise doublement : il pèse sur la liberté individuelle et il régit un rapport d'égalité (exclusif de toute autorité). Ni droit privé volontaire, ni lois de droit public et d'ordre public, il forme la catégorie générale, la catégorie «de droit commun» qui réunit toutes les lois à l'exception de celles qu'en écarte une raison particulière qu'on peut appeler, par convention, principe d'autonomie ou principe de souveraineté selon le cas. C'est ainsi que lorsqu'il élabore le projet qui deviendra le bloc 298 V. supra, n. 36. 299 LAURENT l'affirme plus nettement encore que Mancini : "toute loi, en général, est personnelle, en ce sens que la loi nationale de la personne régit tous les faits juridiques où elle intervient, sauf ceux qui dépendent de la pure volonté des parties intéressées, et sauf la réalité des lois qui sont de droit public", Le droit civil international, op. cit., vol. 1, § 423, p. 624.

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des prélois du code civil de 1865, Mancini soumet, si l'on peut dire, par défaut, le statut des meubles à la loi nationale de leur propriétaire300... Non moins significatif du caractère résiduel de la catégorie et de la présomption de personnalité301 qui en résulte est le traitement qu'il réserve à l'obligation contractuelle lorsque les contractants n'ont pas fait choix d'une loi pour leur contrat; la solution de l'autonomie est alors mise en défaut et la loi qui s'impose est la loi nationale commune, n'étant évidemment pas envisageable en l'absence d'intérêt public de faire triompher la loi territoriale. Tout au plus, lorsque les parties seront de nationalités différentes, faudra-t-il, se rabattre sur l'ultimum subsidium, fossile conservé d'une très antique et exsangue tradition : la loi du lieu de conclusion302. D'autres exemples pourraient être ici convoqués de manière aussi démonstrative; il suffira de rappeler celui qu'offre le régime matrimonial, sur lequel à vrai dire MANCINI n'avait pas prononcé, mais qu'Anzilotti, puis le législateur italien attribueront à la loi nationale (du mari) parce que, dans ce concept de rapports patrimoniaux entre conjoints, ils ne découvriront que les quelques règles impératives, applicables à tous les époux du seul fait du mariage, que pendant longtemps se contentent de formuler les codes italiens de 1865 et 1942303. Ce caractère résiduel ou général de la catégorie du droit privé nécessaire et la présomption de personnalité qui en résulte, associés au caractère bilatéral ou universel qui étend la portée de la règle de conflit à l'application des lois étrangères, confirment le statut et l'autorité d'un rattachement de principe (auquel n'échappent que les règles dont il est clair qu'elles sont ou oppressives ou expressives de volonté) que permet de revendiquer pour la nationalité le caractère originel de la justification que donne Mancini (le miroir de la nationalité).

300 Art. 7, Dispositions préliminaires du code de 1865. 301 Cette présomption de personnalité se trouve déjà chez un auteur français du XVIIIe siècle, également très sensible aux Lumières mais lui donnant un autre fondement, le Président BOUHIER, Observations sur la Coutûme de Bourgogne. 302 Art. 9, al 3,Dispositions préliminaires du code de 1865. Rappr. art. 25, Dispositions sur la loi en général du code de 1942 303 ANZILOTTI (D.), Sui mutamenti dei rapporti patrimoniali fra coniugi nel diritto internazionale privato, Florence, 1898, reproduit in Opere, III, Padoue 1960, p. 393; v. UBERTAZZI (L.), I rapporti patrimoniali tra coniugi nel diritto internazionale privato, Milan, 1951, p. 8, GAROFALO (L), I rapporti

patrimoniali tra coniugi nel diritto internazionale privato, 2e éd., Turin, 1997, p. 43 et s.

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2) La force particulière de sa thèse tient aussi à ce que Mancini parvient, dans son développement à coordonner très étroitement les deux dimensions de la nationalité de droit, la dimension horizontale et la dimension verticale, chacune se renforçant de l'autre. En effet, la conception du droit privé nécessaire, miroir de la nationalité, implique une forte cohésion du corps social qu’il régit et reflète. Le statut de chacun y dépend d'un mécanisme d'abandons réciproques d'une fraction de la liberté individuelle. Pour que ce mécanisme qui règle le jeu social opère et porte les fruits qu'on en attend, il faut qu'il s’inscrive dans la durée, qu’on soit assuré de sa continuité de sorte que la limitation qui empêche le sujet d'agir aujourd'hui au mépris de la liberté et des intérêts d'autrui puisse demain trouver sa compensation dans la limitation qui empêchera autrui de méconnaître la liberté et les intérêts du sujet. Comme l'observe très justement Mme BRILMAYER dans une perspective toute contemporaine, il serait "inique d'imposer à une personne le fardeau d'une règle de droit si elle n'était pas éligible à en recevoir le bénéfice"304. De fait, chaque règle de droit tranchant une opposition d'intérêts opère à l'avantage de l'un et au détriment de l'autre des protagonistes. S'il y a un bienfait de la loi, il y a aussi une charge. Ce système de bascule n'est supportable que lorsque chacun est également apte à en pâtir ou à en jouir selon les cas, "if the tables were turned"305. Aussi bien, dès lors que la règle prolonge son action dans le temps, dès lors qu'elle est d'application continue, elle ne doit admettre au jeu social dont elle s'occupe que les personnes qui sont en situation d'y participer durablement. Il en va ainsi par exemple des règles relatives à l'état et à la capacité des personnes. Pour se conformer à ce qu'aujourd'hui on connaît sous le nom de justice conflictuelle ou de justice du droit international privé, celles-ci ne régiront que les membres d'une même collectivité, nouant entre eux une multitude de rapports sociaux de manière habituelle, voire préférentielle306,

304 L. BRILMAYER, "The Role of Substantive and Choice of Law Policies in the Formation and Application of Choice of Law Rules", Rec. cours, La Haye, préc., spéc. p. 74, où l'auteur renvoie à son Conflict of Laws.., ch. 5, où est présenté le principe de mutualité.; v aussi "Rights, Fairness and choice of Law", 98 Yale L. J. (1989), p. 1277-1319. 305 L. BRILMAYER, "Post-modernism in American Choice of Law", Liber memorialis François Laurent, préc., p. 695, spéc. p. 704. 306 A la suite de son compatriote napolitain G.B. Vico et du sicilien E. Amari (et de Fichte, comme le relèvent M. JAYME, Pasquale Stanislao Mancini, op. cit., p. 56-57 et LAURENT, op. cit., §425, p. 627), Mancini attache une grande importance à la communauté de langue et il n'est pas interdit d'interpréter cette valorisation spéciale en une manifestation particulière d'une

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inscrivant ainsi leurs existences dans une histoire commune. Cette perspective historique, on l'a vu, est justement celle qui anime l'idée de nationalité, représentation d'une histoire faite et à faire ensemble, d'un corps social en perpétuelle formation307. En d'autres termes, l'application à une personne des lois du droit privé nécessaire édictées par un Etat est liée à l'appartenance de celle-ci à la population constitutive de la communauté que celui-ci a charge d'administrer. La nationalité est ici un rattachement d'intégration; elle est nationalité-appartenance. Dans le même temps, cet Etat-nation apparaît dans la construction de Mancini comme le garant du mécanisme de conciliation des libertés et de l'harmonie des intérêts individuels. Il s'établit de la sorte un lien permanent de dépendance des nationaux à l'égard de l'Etat. La condition juridique de la personne, les possibilités et les modalités de son action dans la vie sociale sont déterminées par le droit privé nécessaire sanctionné par l'Etat. La personne est ce que l'Etat en fait; la dimension verticale de la nationalité, le lien d'allégeance se concrétise par l'édiction de dispositions impératives réglant le grand marchandage des libertés individuelles. L'Etat se présente alors non plus seulement comme une simple organisation que la nation se donne à elle-même, mais bien aussi comme la structure de souveraineté, protectrice de chacun de ses sujets, sur le plan interne comme sur le plan international308. Ainsi, le problème de la justice du droit international privé se trouve dans la pensée de Mancini confié au droit des gens, dont le fondement est la nationalité, "forme organique de l'humanité"309.

attention portée à tout ce qui facilite la communication entre les individus, condition de la communication sociale à laquelle le droit fournit un support : on peut conjecturer que les hommes se lient de préférence à ceux avec lesquels ils sont en rapport d'intercompréhensibilité immédiate. 307 V. après Renan sans doute, mais dans la tradition italienne (telle que la rapporte E. CATELLANI, "Les maîtres de l'Ecole italienne...", cours préc.), Benedetto CROCE, Storia d'Europa, p. 19 : "... "nazione" è concetto spirituale e storico e perciò in divenire, e non naturalistico ed immobile, come quello di razza", cité par M. Jayme (op. cit., p. 60). 308 A cette dimension verticale et à l'idée de protection de la personne par le souverain et ses lois, E. BARTIN se montrera plus sensible, mais il s'écartera de MANCINI sur le plan méthodologique où il pratiquera de manière déterminée l'approche conflictuelle d'inspiration très savignienne. 309 Ainsi Mancini réalise une synthèse délicate de la conception élective de la nationalité (« la nation n’existe que par le consentement de ceux qui la peuplent…, [par] l’adhésion de ceux qui vivent en elle. La nation … est l’ouvrage des individus », A. FINKELKRAUT, in Etre Français

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§2 Le territorialisme : Gabriel de VAREILLES SOMMIERES (La territorialité tempérée par le principe de non-rétroactivité) §3 Une doctrine synthétique : Antoine PILLET (La coordination de la territorialité et de l'extra-territorialité par la considération du but social des lois) Section 2 : Les conflictualistes §1 : L’universalisme : Friedrich Carl von SAVIGNY. F. C. de SAVIGNY, Traité de droit romain, t. VIII, trad. Ch Guenoux, 2de éd. Paris 1860, rééd. Ed. Panthéon-Assas, av.-propos de H. Synvet, Paris, 2002 Issu d’une famille protestante d’origine française installée en Allemagne depuis le dix-septième siècle F.-C. v. SAVIGNY (Francfort, 1779- Berlin, 1861) est sans doute le juriste allemand le plus prestigieux et le plus influent du dix neuvième siècle. Professeur, enseignant le droit romain à Marbourg, à Landshut puis à Berlin, il a aussi assumé des charges publiques considérables. Administrateur, il fut l'un des maîtres d'œuvre de la nouvelle université allemande. Il occupa aussi l'emploi de Grand Chancelier de Prusse de 1842 à 1848. Réputé conservateur, il est pourtant à l’origine d’importantes réformes de la législation prussienne. Il paraît s’intéresser assez tardivement au droit international privé310; sa fortune académique a d’abord tenu à ses qualités d’historien et de civiliste, il est un des chefs de l’Ecole historique allemande, fondateur en 1815 de la

aujourd’hui, Rapport de la Commissionde la nationalité, 1988, t. 1, p. 595 et s.) et de la conception ethnique ou organique (dans laquelle « c’est l’individu qui est l’ouvrage de sa nation. Ce ne sont pas les sujets humains qui forment consciemment la communauté dans laquelle ils vivent, c’est cette collectivité qui façonne leur conscience. La nation n’est donc pas composée à partir de la volonté de ses membres, mais c’est la volonté de ceux-ci qui est commandée par l’appartenance » ibidem). 310 La question apparaît dans son enseignement à partir de 1840, Savigny a 61 ans, on peut supposer qu'il s'y intéressait depuis quelque temps..

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Zeitschrift für Gesichtliche Rechtswissenshaft311, mais son autorité et son rayonnement intellectuels sont aussi puissants dans le domaine des conflits de lois312. C’est dans le huitième volume de son Système de droit romain contemporain (1840-1849) qu’il aborde ce domaine. Ce droit romain contemporain est pour Savigny, le droit romain de Justinien, voire celui de la République, tel que les temps l’ont conservé, vivifié, implanté et cultivé en Allemagne au point d’en faire le jus commune. Ce n’est pas une dépouille inerte que l’historien exhumerait et à laquelle il s’efforcerait de redonner un peu ou un semblant de cette vie qui depuis longtemps l’a quittée ; c’est un être, un organisme vivant et actuel qui a derrière lui, sans solution de continuité, un passé et une expérience qui accroissent sa valeur et son autorité313. Certes, ce jus commune est tout de même depuis la dissolution du Saint Empire romain germanique privé du soutien formel du pouvoir d’Etat; mais cette péripétie reste secondaire pour Savigny qui estime que le droit romain, officiellement reçu au XVe siècle en Allemagne, s’est tellement bien acclimaté à ce pays qu’il est désormais, avec et sans doute devant les coutumes germaniques, partie intégrante du Volksgeist, cet esprit du peuple, cette mentalité qui est la véritable source du droit. Seulement, ce droit romain ne joue pas le rôle et n’a sans doute jamais joué le rôle d’un droit unifié ou uniforme pour les divers Etats allemands; depuis longtemps ce jus commune314 doit compter avec les droits locaux, les droits territoriaux, lesquels sont nombreux et développés, et sont donc, sur les questions qu’ils tranchent, à l’origine de conflits de lois.

311 Devenue depuis 1879 le Zeitschrift der Savignystiftung für Rechtsgeschichte. V. sur le rôle cardinal de Savigny dans la formation de l'Université allemande moderne, H. KANTOROWICZ, Savigny and the Historical School of Law,, 211 L.Q.R. 326 [1937] 312 GUTZWILLER, M., Der Einfluss Savignys auf die Entwicklung des internationlen Privatrecht, 1923, Le développement historique de droit international privé, Rec. cours La Haye, 1929. IV.291, spéc. p. 352 et s. 313 V. J. GAUDEMET, Histoire et système dans la méthode de Savigny, Mélanges R. Dekkers, 1962, p. 117. 314 BARTIN, Principes, §69 rappelle que l'autorité de ce jus commune était entamée par 1° la persistance de certaines institutions coutumières germaniques, 2° la législation de l'ancien Empire Germanique, 3° la promulgation dans certains Etats de codes, tels le Codex Maximilianus de 1756, pour la Bavière, l'ALR de 1794, pour la Prusse ou l'ABG de 1811 pour l'Autriche.

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La série de huit volumes que clôt celui où Savigny se mesure aux questions de conflits de lois - conflits de lois dans l’espace, puis conflits de lois dans le temps - constitue une partie générale dans le projet initial d’exposition du droit romain contemporain. On y trouve donc une espèce de théorie générale du droit privé qui ne sera d’ailleurs suivie que par deux volumes de partie spéciale consacrés au droit des obligations. Aussi bien le tome VIII propose-t-il une théorie générale des conflits de lois dans l’espace, mais sur ce point il ne se contente pas de définir une doctrine, il met celle-ci à l’épreuve de ses applications. Si bien que cette partie de l’ouvrage épouse la même structure que les Commentaries de Story315 (v. supra, p.39) : d’abord, les généralités (§345 à 349), puis de substantiels développements sur le domicile (confronté à l’origo [-nationalité]), et ensuite l’étude particulière des solutions propres aux différentes catégories de rapports de droit (1 : Etat et capacité des personnes, 2 : Droit des choses, 3 : Droit des obligations, 4 : Droit des successions, 5 : Droit de famille [mariage, puissance paternelle, tutelle]; mais, il faut le préciser, cette construction est plus cohérente avec la doctrine de Savigny puisque l’une de ses prémisses essentielles est que l’objet du droit international privé est de déterminer le droit applicable aux rapports de droit et non pas de définir le champ d’application des diverses lois étatiques. C'est là évidemment une rupture radicale avec la tradition de l'Ecole hollandaise, avec ce qui était alors le dernier avatar de la théorie des statuts316. Pourtant, l’affinité avec Story qui est "officiellement" statutaire se vérifie sur un autre point, qui constituera aussi une donnée fondamentale de la doctrine de Savigny : celui-ci élabore le concept de communauté de droit et raisonne ensuite à partir de cette hypothèse qu'à ses yeux confirme l'histoire; son contemporain aux Etats-Unis raisonne dans le cadre d’une structure fédérale où la communauté de droit est une donnée de fait et même une donnée de droit. Ces prémisses méritent qu’on s’y arrête car elles expliquent largement la méthode qui en est pour ainsi dire la conséquence naturelle et qui a fait la gloire de Savigny. A. – Les prémisses de la doctrine de Savigny.

315 KEGEL, G., Story and Savigny, 37 Am. J. Comp. L., 39 [1989] 316 E. GAUDEMET, La théorie des conflits de lois dans l'œuvre d'Antoine Pillet et la doctrine de Savigny, Mélanges Pillet, t. 1, 89, p. 91; F. STURM, Savigny und des internationale Privatrecht seiner Zeit, Ius commune, 1979.

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Deux données fondamentales sont dégagées, sont élaborées par Savigny : le rapport de droit et la communauté de droit. 1. - Le rapport de droit. C’est là un élément opérationnel que Savigny fixe dès le deuxième chapitre du premier volume du Système. Cet élément doit rendre compte de l’implication du sujet dans la vie sociale, c'est-à-dire de la vie de l’homme avec ses semblables dans le cadre de la société. Il y a plusieurs types de rapports de droit (b), comme il y a plusieurs modes d’implication du sujet. Mais, naturellement, cette implication présuppose l’existence du sujet (a). a.- L’antériorité du sujet. Cette antériorité du sujet se constate à l’égard du rapport de droit, mais non pas à l’égard de la société - non pas à l’égard de l’ordre juridique -, quoi qu’on en ait dit. Il faut insister ici sur la conception que Savigny se fait du sujet du rapport de droit, car cette conception donne aussi une prémisse de sa doctrine - au même titre que le rapport de droit et la communauté de droit ; cependant cette prémisse ne peut prétendre ni à l’originalité, car elle s’inscrit délibérément dans la vénérable tradition de la personnalité des lois, ni à l'autonomie, car elle rejoindra le rapport de droit sur le plan méthodologique. Le sujet est ce qu’en fait l’ordre juridique auquel il appartient. 1) Être libre, l’homme détient, par ses facultés intellectuelles, techniques et physiques, des pouvoirs sur les choses et sur les êtres; ces pouvoirs seraient illimités si la liberté constituait un absolu. Mais celle-ci est forcément relative, car les facultés naturelles ne sont pas infinies en fait et, corrélativement, cet être libre est aussi un être social qui vit et a besoin de vivre dans la compagnie de ses semblables. Participant au jeu social, il n’a dès lors sur les choses et les êtres que les pouvoirs que lui mesure sa nature et que, «du consentement de tous317», lui laisse le jeu social. Dans ce jeu social, auquel sa nature l’appelle, il devient sujet de droits (titulaire

317 Système, t. 1, §4, p. 7

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de droits subjectifs318) et d’obligations; il devient une personne. La personne est ainsi configurée par la vie sociale; elle est indissociable de cette vie sociale même telle qu'elle s'institue en ordre juridique. Sur le plan logique comme sur le plan historique, le sujet de droit n’est ni antérieur, ni postérieur à l’ordre juridique; il est concomitant319. 2) Or, cet ordre juridique n’est pas une construction spontanée, il est l’ouvrage de ceux que réunit cette vie sociale organisée, le groupe, la communauté, le peuple ; l’ordre juridique est le produit du Volksgeist. C’est ainsi l’appartenance active au groupe qui fonde l’application, autant que l’applicabilité, des lois de celui-ci à la condition juridique de la personne. L’approche n’est pas ici sans affinité avec la thèse de Mancini – lequel l’avait d’ailleurs remarqué (supra, p. 43) ; elle suit la trajectoire de la personnalité des lois. Cependant, elle aligne cette trajectoire, non pas sur l’origine (origo ou la nationalité, ou la base généalogique), mais sur le domicile, l’attache territoriale et, en vérité sur une espèce de possession, car si la base géographique de l’établissement est nécessaire, elle n’est pas suffisante; il faut aussi compter avec «l’influence de la volonté humaine320» (factum et animus). Le domicilié a droit à son droit (non pas comme le Germain d’autrefois qui recevait jure sanguinis le droit subjectif de vivre selon ses propres lois, v. supra, p. 8, mais plutôt comme le bourgeois des temps médiévaux qui, par saisine d’an et jour, tenait son droit et sa condition de son domicile). Cette préférence pour le domicile est liée autant à la forte capacité d’intégration sociale de celui-ci qu’à sa dimension volontaire à laquelle Savigny est particulièrement sensible ; il en tirera même une théorie de la soumission volontaire, qui voudrait réconcilier la liberté de l'individu et sa subordination au droit et qu’il appliquera aussi aux rapports de droit.

318 Ibidem. 319 V. cep. A. BUCHER, Trav. com. fr. dr. int. pr., 1993-1995, p. 209 et s. Le Volume VIII, pas moins que l'ensemble du Système constitue une véritable "œuvre ouverte" qui connaît autant d'avatars qu'il y a de précompréhensions chez les lecteurs qui s'avisent de le présenter. Bartin en livre une version, Niboyet une autre, assez différente – mais il est vrai que cet auteur apprécie toute donnée au trébuchet de ses propres convictions. Pour des présentations plus récentes, v. P.-M. PATOCCHI, Règles de rattachement localisatrices et règles de rattachement à caractère substantiel, Genève, 1985 n°417 et s., p. 201 et s., J.-L. HALPERIN, Entre nationalisme juridique et communauté de droit, PUF, 1999, p. 47 et s. et pour une lecture différente et sans concession, v. Didier BODEN, L'ordre public : Limite et condition de la tolérance. Recherche sur le pluralisme juridique, thèse Paris I, 2002, , n°439 et s. 320 Système, t. 8, §346, p. 20-21

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Le rapport de droit est le produit de l’exercice par le sujet des pouvoirs qui lui sont reconnus et recalibrés par l’ordre juridique auquel il appartient321. Né de l’activité du sujet dans la vie sociale, le rapport de droit est une suite, une séquelle, une extension de la personne. b. – La nature du rapport de droit. Lorsqu’au départ du volume VIII, Savigny jette un «coup d’œil général» sur le droit et son objet, ces rapports sont répartis en quatre classes : droit des choses, droit des obligations, successions, droit de famille; ce tétranôme (quadrinôme ? tétrade ?) s’oppose alors en bloc à l’état de la personne. Mais chemin faisant cette dernière matière rejoint (pour former une pentade ?) le groupe des rapports de droit, spécialement au §361, où Savigny présente la méthode de solution des conflits. C’est probablement que si la condition de la personne est conceptuellement distincte des rapports de droit que celle-ci engendre, elle est néanmoins justiciable du même procédé de résolution des conflits de lois ; l’assimilation pourrait bien être fonctionnelle. 1) De même que la personne recouvre une réalité vivante, concrète, simplement susceptible d'entrer par ses caractéristiques dans telle ou telle classe (mineurs, majeurs, célibataires, incapables etc) que définit l'ordre juridique, le rapport de droit recouvre une réalité vivante, concrète, tout aussi susceptible d'entrer dans une catégorie abstraite mise en place par l'ordre juridique (usufruit, dépôt, puissance paternelle, etc.). Cette réalité vivante produite par l'exercice par la personne des pouvoirs-mêmes qui la caractérisent dans la vie sociale est d'abord un rapport d'intérêts; à la vérité, ce rapport ne serait qu'un conflit d'intérêts s'il n'y avait un dispositif approprié pour limiter, pour civiliser ces pouvoirs dans leur application aux choses et aux hommes. La limitation des pouvoirs, leur orchestration générale par le droit mettent en forme la relation d'intérêts et s'efforcent d'éviter ainsi qu'elle ne dégénère en conflit. Le rapport de droit est un modèle apaisé du conflit d'intérêts ou, si l'on veut, un conflit d'intérêts formalisé par le droit322. Ainsi, pour représenter ce 321 Système, t. 8, §345, p. 16 322 Constitue de la sorte un rapport de droit entre le propriétaire du fonds servant et celui du fonds dominant la servitude d'écoulement – qui résulte d'un arbitrage fondé sur la disposition des lieux limitant les prérogatives de l'un pour que l'autre conserve l'utilité de son fonds et donc l'intérêt que servent ses propres prérogatives sur le fonds dominant.

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qu’est un rapport de droit, Savigny, dès le début de son ouvrage, propose l’exemple d’un contentieux opposant dans un règlement successoral deux frères cohéritiers dont l’un vient de rembourser à l'autre la somme d'argent que celui-ci lui avait avancée du vivant de leur père323; pour concevoir le rapport de droit, il faut se repèrer sur le conflit d’intérêts que celui-ci met en forme. Cette construction suscitera la critique324. Comment mettre au départ de la question de conflit de lois un rapport de droit, c'est-à-dire un conflit d'intérêts saisi par le droit, alors que précisément c'est la solution du conflit de lois qui désignera le droit habilité à se saisir de ce conflit d'intérêts ? Ne serait-ce pas mettre la charrue avant les bœufs ? La réponse est simple : dans la vue de Savigny, c'est le droit commun qui permet d'identifier le conflit d'intérêts en lui donnant la forme d'un rapport de droit; mais ceci fait, le droit commun ne se réalisera effectivement en sanctionnant le rapport de droit que si le droit international privé ne désigne pas un autre droit. Le jus commune, c'est-à-dire le droit romain contemporain sert à déchiffrer la réalité, mais pas nécessairement à la sanctionner car il y a les droits "territoriaux" qui en certains cas ont été établis pour cela. Simple, la réponse est aussi précaire : quid si le droit commun n'existe pas ou plus ? Il appartiendra à E. BARTIN de trouver la solution.

323 Système, t. 1er, §4, p. 8; l'exemple est construit sur la base de la loi frater a fratre, L. 38, XII, 10 qui supposait que sous le régime la patria potestas, les enfants ne jouissaient pas de l'autonomie patrimoniale et étaient réputés détenir et gérer leur pécule pour le compte du paterfamilias, de sorte que l'emprunt de frère à frère s'il avait pu réaliser un mouvement de valeurs économiques entre les pécules était neutralisé à l'ouverture de la succession, le patrimoine du défunt absorbant alors toutes ses composantes pour être partagé entre les cohéritiers. Sur le pécule, v. THOMAS, Y. Droit domestique et droit politique à Rome. Remarques sur le pécule et les honores des fils de famille, Mélanges de l'Ecole Française de Rome. Antiquité, n°94, 1982. 527 324 V. C.-L. von BAR, Theorie und Praxis des internationale Privatrechts, t. 1, §32, p. 107, R. QUADRI, Lezioni di dir. int. priv., 5e éd., 1969, §32, p. 243-244.

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2) La classification en cinq cases325 offre une grille bien rudimentaire pour capter et déchiffrer l’ensemble de la vie sociale. Dans la mesure où en droit international privé, correspond à chaque case une solution propre et il ne saurait en être autrement sans retirer toute utilité à la classification, c’est naturellement prendre le risque de traiter chaque rapport de droit sur la base de quelques caractères extrêmement généraux peu distinctifs, trop vagues pour le qualifier (le ranger dans une case) et qui invitent aussi à une réduction excessive, diluant tous les éléments qui font la singularité de chaque cas ; la démarche serait trop abstraite, conceptuelle et, sous-évaluant l’entremêlement des intérêts engagés dans chaque situation concrète, resterait inattentive aux besoins réels de la cause. Mais entre le conflit d’intérêts – version factuelle de la situation à laquelle le rapport de droit donne sa forme juridique – et la classification en cinq compartiments, Savigny admet l’existence de degrés intermédiaires : les institutions de droit326. C’est par un jeu d’emboîtements que la nature du rapport de droit est identifiée. A la base, avant même le rapport de droit, il y a le pouvoir revendiqué par l'un à l'encontre de l'autre; mais ce pouvoir, encore très proche de l'auto-affimation d'une puissance de fait, revêt quelque sens si, en le réinsérant dans les conditions réelles de sa revendication, on parvient à le rattacher à un rapport de droit dont il apparaîtra alors (en se transformant en droit subjectif) comme l'effet. Ce rapport de droit, à son tour, sera placé dans l'institution qui l'incorpore avec d'autres pour produire une représentation cohérente d'un certain type de relations interindividuelles. Enfin, l'institution, qui lui donne ainsi sa signification, vient garnir l'une des cases de la classification. La construction du droit en système qui est le chef d'œuvre de la

325 Cinq cases et plus, en vérité… : il faut au moins ajouter la catégorie procédure, confiée à la lex fori et la catégorie forme des actes qui relève de locus regit actum. Savigny retient quatre rattachements génériques (domicile, lieu de situation de la chose, lieu de l'acte, et lieu du tribunal saisi) mais il ne se prive pas de décliner ceux-ci par combinaison avec le facteur temporel et/ou personnel (par exemple, le premier domicile du mari après le mariage désigne la loi applicable au régime des biens entre les époux) et par spécification de la catégorie (par exemple, la puissance paternelle est une sous-catégorie du droit de la famille et elle-même se dédouble : quant à la personne et quant aux biens de l'enfant; le mariage, autre sous-catégorie, se découpe en formation et effets, parmi lesquels il faut faire une place à part aux rapports patrimoniaux). 326 Système, t. 1er, §5, p. 9.

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romanistique autorise ce jeu d’emboîtements successifs327. C’est ainsi à travers le droit romain contemporain – qui constitue son véritable «code328» - que Savigny décrypte la réalité des relations interindividuelles tissant et animant la vie sociale329. On pourrait sans doute imaginer que tel conflit d’intérêts particulier soit né dans le cadre d’un droit territorial, référence commune aux deux protagonistes, qui n'entrerait dans aucun des moules forgés par le système du droit romain contemporain. Savigny admet cette éventualité, mais ce ne serait pour lui qu’une exception qui soustrairait à sa méthode le traitement international de ce conflit d’intérêts330. En principe le droit romain reste le jus commune. 2. – La communauté de droit. Le concept-clé de communauté de droit – comme celui de rapport de droit – est rien moins que dogmatique. C'est l'Histoire qui l'impose et cet apport de l'Histoire dispense de recourir à l'artifice de la notion trop incertaine de Comitas dont les Hollandais et Story avaient tant besoin pour expliquer

327 COING, H., Rechtsverhaltnis und Rechtsinstitution im allgemeinen und internaltionalen Privatrecht bei Savigny, Eranion Maridakis, III, 1964, p. 19; KIEFNER, Lex frater a fratre, Institution und Rechtsinstitution bei Savigny, Rechtstheorie, vol. 10, 1979, p.129. 328 Savigny est hostile à la codification, notamment à la codification de type moderne telle que la réalise le Code civil des Français, spécialement parce qu’elle prétend éliminer l’autorité du droit romain en qualité de jus commune, v. supra p. 38 (v. Z. KRYSTUFEK, La querelle entre Savigny et Thibaut et son influence sur la pensée juridique européenne, Rev. Hist. dr. fr. étr., 1966. 59, A. DUFOUR, L'idée de codification et sa critique dans la pensée juridique allemande des XVIIIe et XIXe siècles , Droits, 1996. 45). Il faut prendre ici le terme code au sens plus général d'ensemble de règles régissant l'interprétation et donc permettant l'intelligencedes relations interindividuelles, des faits de communication sociale. Plutôt que code, J.-L. HALPERIN propose "grammaire juridique universelle", op. cit., p. 62. 329 V. Système, t. 1er, §§ 4 et 5 , p. 8 et s. Savigny conclut ainsi : "un examen plus attentif nous montre que toutes les institutions de droit forment un vaste système, et que l'harmonie de ce système, où se reproduit leur nature organique, nous en donne seule l'intelligence complète. Malgré l'immense distance qui existe entre un rapport individuel de droit et l'ensemble du droit positif d'une nation, il n'y a d'autre différence que celle de proportion, et le procédé par lequel l'esprit parvient à les connaître est absolument le même. Par là on voit combien est fausse l'opinion qui considère la théorie et la pratique comme choses diverses et même opposées. Sans doute le théoricien et le praticien ont chacun leur fonction : l'application qu'ils font de leurs connaissances est différente, mais ils suivent un même ordre d'idées, leurs études doivent être les mêmes, et nul n'exerce dignement la théorie ou la pratique s'il n'a conscience de leur identité". 330 V. infra : Les limites de la méthode, a.

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qu'un ordre juridique souverain autorise ses juges à mettre en œuvre une loi étrangère. L'Histoire dissout l'hypothèse du conflit de souverainetés. Voici la thèse de Savigny, thèse d'historien et pourtant profondément novatrice, en rupture franche ici aussi avec tous ses prédécesseurs, ne serait-ce que parce qu'elle fait de l'égalité le principe de la communauté de droit. a. – L'ouvrage de l'égalité 1) L'égalité est d'abord l'égalité des personnes. Depuis l'Antiquité la condition de l'étranger s'améliore progressivement et tend à rejoindre celle du sujet331. Dans cette marche vers l'égalité, l'Histoire vient reconnaître, peut-être lentement, mais toujours plus largement, à l'étranger la possibilité de figurer comme sujet dans les rapports de droit animant la vie locale. Cependant, cette possibilité sans cesse accrue ne préjuge pas le droit applicable aux rapports dans lesquels l'étranger va pouvoir figurer comme sujet. A cette question du conflit de lois, l'Histoire interdit qu'on réponde par l'application indifférenciée et exclusive de la loi du for; "le droit rigoureux de souveraineté", "principe d'exclusion" qui commanderait cette issue332, est écarté par le principe contraire, celui de la réciprocité : il se peut en effet que parfois on applique le droit local à un rapport dans lequel figure un étranger333, mais il faut alors, dans le cas symétrique, être prêt à appliquer le droit étranger à un rapport dans lequel figure le domicilié et, à l'inverse, il se peut, qu'on applique à l'état du domicilié la loi du domicile, mais alors il faut appliquer à l'état de l'étranger la loi étrangère (de son domicile) de manière "à établir, devant la justice, entre les étrangers et les nationaux, une égalité que réclame l'intérêt des peuples et des individus"334. Dès lors que, par exemple, le juge français applique aux français même résidant en pays étranger la loi française, l'égalité-réciprocité commande d'appliquer à l'étranger même résidant en France, la loi étrangère.

331 Système, t. 8, §348, p. 28, v. aussi §360, p. 114. 332 Tel qu'il résulte des deux premiers axiomes de Huber, v. supra, p. 33. 333 Alors même que ce qui fait que l'étranger est étranger est qu'il est par son domicile lié à un autre droit. 334 Ibidem, v. aussi §361, p. 128.

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2) Ainsi, la conquête de l'égalité porte le juge à soumettre par exemple la capacité d'agir de l'individu335 ou le régime des biens entre époux336, ou encore la licéité de la donation entre époux337 à la loi du domicile, sans acception de personne, que le domicile par sa situation conduise au droit du for ou au droit étranger. L'égalité dissocie le forum et le jus; l'égalité fonde la bilatéralité du rattachement. C'est pourquoi "si cette égalité était complètement réalisée, non seulement dans chaque État les tribunaux seraient accessibles aux étrangers comme aux nationaux (ce qui constitue l'égalité de traitement pour les personnes), mais […] la décision rendue sur le rapport de droit serait toujours la même, quel que soit le pays où le jugement aurait été prononcé". Se discerne ainsi une communauté de droit : du point de vue des particuliers, les rapports bénéficient de l'uniformité et de la continuité de traitement sur le plan international; du point de vue des ordres juridiques, les lois étrangères se réunissent à la lex fori pour former un pool à la disposition du juge338. "Le point de vue où nous placent ces considérations est celui d'une communauté de droit entre les différents peuples; et par la suite des temps ce point de vue a été de plus en plus généralement adopté sous l'influence des idées chrétiennes et des avantages réels qu'il procure à toutes les parties"339. b. – L'éviction de la souveraineté 1) L'argument historique évince l'argument théorique, celui de la souveraineté. Savigny rejette l'idée d'un conflit de souverainetés, d'un conflit entre pouvoirs normatifs (potestates statuendi) des États. La

335 A noter que Savigny réfute très pertinemment la distinction initiée par Huber, supra, p. 35, et reprise en Allemagne par certains au XVIIIe siècle, entre le status et ses incidents, v. Système, §362, p. 134. 336 Système, §379, p. 323. 337 Système, eod. num., p. 330. 338 Au §348, p. 31, Savigny évoque ces "Etats souverains qui admettent des lois originairement étrangères au nombre des sources où leurs tribunaux doivent chercher le jugement de nombreux rapports de droit". 339 Système, t. 8, §348, p. 30; D. ANZILOTTI, Corso, p. 39précité observera que "de cette façon les lois de tous les Etats civili en arrivent à être, d'une certaine manière sources communes de droit, dès lors que dans chaque Etat on recourt indifféremment à la loi locale ou à une loi étrangère pour déduire la norme régulatrice d'un rapport donné. Ce principe, Savigny l'appelle "communauté de droit".

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polarisation sur l'égalité des personnes – laquelle est autant la condition que l'effet du développement du commerce international, dont la légitimité procédant de la liberté de l'individu est une évidence positive – empêche le conflit de lois international de s'éloigner du modèle du conflit de lois interne tel qu'expérimenté par les ordres juridiques plurilégislatifs. Ce modèle primitif n'intègre pas la notion de souveraineté, les différents systèmes juridiques en vigueur dans les ordres plurilégilsatifs revendiquant peut-être chacun une compétence normative, mais aucun ne pouvant de toute manière adosser sa prétention à l'affirmation d'une autorité absolue, sans contrôle, qui serait en effet inconciliable avec le fait que l'ensemble comprend les parties (et donc les domine : par in parem non habet imperium, Dante, Monarchia, I., 10, 12, repris de la Glose, D. 36 1. 13, 4). Tout au plus, au sein d'un même Etat les différentes lois qui coexistent peuvent aspirer à la parité. C'est cette parité des lois nationales que, hors ou au delà des structures étatiques, réalise la communauté de droit sous l'impulsion du principe d'égalité applicable à l'étranger. 2) Le principe d'égalité des personnes prive la souveraineté de tout titre à déterminer la solution du conflit de lois340. Les activités transfrontières étant licites, le commerce international étant encouragé, se nouent entre les hommes des rapports qui ne sont nullement commandés par les exigences de souveraineté étatique, mais bien par le jeu des intérêts privés dont les titulaires sont par nature doués de mobilité sociale341. Dès lors que la légitimité de ces rapports est admise, il y va d'un règlement des intérêts privés et l'étranger est placé, en tant que personne - ce qu'il est selon son ordre juridique - sur un pied d'égalité avec le domicilié, qui est aussi une personne selon son ordre juridique. i. Introduite par la doctrine chrétienne, cette égalité a baptisé le droit romain et à vrai dire l'ensemble des ordres juridiques d'obédience 340 Savigny ne conteste pas que la souveraineté autorise un Etat à édicter des règles de conflit de lois, mais il distingue l'exercice de cette souveraineté législative et la spécification des solutions de conflit, laquelle n'a pas à être détournée du soin des intérêts privés pour servir à l'affirmation d'une puissance absolue face aux autres Etats, v. à propos de la distinction des meubles et des immeubles, §360, pp. 114-117, plus généralement, §361, p 127, à l'encontre du lex forisme de Wächter (sur lequel B. Sandmann, Grundlagen und Einfluss der internationaprovatrechtlichen Lehre Carl Georg von Wächters (1797-1880) (Diss. Munster, 1979). 341 "Il existe une tendance à une communauté de droit véritable, c'est-à-dire à juger les cas de collision d'après la nature intime et les nécessités de chaque rapport de droit, sans égard aux limites des différents Etats et de leurs lois", §361, p. 128 (souligné par nous).

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romaniste comme elle a aussi baptisé des systèmes non romanistes mais participant de la civilisation européenne342. Il en résulte cette communauté où les différentes lois sont de même valeur, non seulement sur le plan formel (parité, décloisonnement, au regard de l'élément impératif), mais encore sur le plan matériel (équivalence des solutions substantielles, au regard de l'élément rationnel). Plus besoin de Comitas : l'Histoire a abattu les obstacles qui eussent pu retenir un juge d'appliquer une loi différente émanée d'une autorité différente343. ii. Corrélativement, le champ du conflit de lois se rétrécit : il ne suffit plus que le rapport de droit se développe au contact de deux ordres juridiques, de deux potestates statuendi, chacune susceptible d'en revendiquer la maîtrise, il faut aussi et surtout que les solutions matérielles concrètes prescrites pour le rapport en cause par ces potestates concurrentes soient divergentes. Cette condition supplémentaire de divergence des solutions fait apparaître le conflit au cœur duquel les sujets sont tiraillés entre des commandements contraires; c'est alors que s'impose le choix d'une loi applicable (à l'exclusion de ses concurrentes). Reste à déterminer cette loi dans chaque cas. B. – La méthode de Savigny. Celle-ci a été empaquetée en certaines formules que Savigny n'hésite pas à répeter et qui, comme des slogans, ont été le vecteur de son immense influence et de son extraordinaire réputation. La plus complète de ces formules invite à "rechercher pour chaque rapport de droit le domaine de droit auquel ce rapport appartient de sa nature (où ce rapport de droit a son siège)" (§360, p. 109). Dès lors en effet que le droit international privé ne règle pas un antagonisme entre structures étatiques souveraines, un conflit de souverainetés, mais un conflit d'intérêts privés affecté par la pluralité des ordres juridiques, il y a lieu de rechercher la loi qui apportera la 342 Cette acceptation de la légitimité du commerce international et de son corollaire de l'égalité des personnes que l'on constate aussi bien sur le Continent européen qu'outre-Manche après la réception de la Doctrine hollandaise et outre-Atlantique avec Story, équivaudrait à un "accord amiable entre les Etats souverains […dans lequel] il ne faut pas voir […] l'effet d'une pure bienveillance, l'acte révocable d'une volonté arbitraire, mais bien plutôt un développement propre du droit", §348, p. 31.Il s'agit là d'une concession rhétorique aux thèses publicistes du conflit de souverainetés qui trouveront dans l'accord amiable un substitut présentable de la fâcheuse Comitas. 343 "Ce n'est là ni une conception humanitaire, ni une théorie philosophique : c'est un résultat de l'histoire", observe justement BARTIN, Principes, §69

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solution la plus appropriée sans devoir en principe s'inquiéter d'éventuelles revendications de compétence normative de la part des Etats344. Comme Savigny, partisan du rattachement de la personne par son domicile, continue d'entretenir une conception spatiale de l'ordre juridique, il lui paraît logique de confier le rapport de droit à l'ordre juridique dans le territoire duquel son développement se produira, selon ce que sa nature laisse présager. Mais cette méthode de la localisation du siège du rapport de droit (1) connaît des limites : il arrive que ses prémisses soient contredites par la réalité (2). 1. – Le siège du rapport de droit. "Déterminer pour chaque rapport de droit le domaine du droit345 le plus conforme à la nature propre et essentielle de ce rapport" (§348, p. 30); "Nous avons à déterminer pour chaque classe de rapport de droit le domaine auquel il appartient, c'est-à-dire le siège du rapport de droit" (§361, p. 118). Il faut donc comprendre que la nature du rapport de droit lui assigne dans l'espace une situation, qui ainsi le rattache à un ordre juridique. Opérée sur la base d'éléments d'ordre matériel, cette localisation du rapport de droit ne va pas d'elle-même et elle mérite d'être examinée d'autant plus soigneusement qu'elle paraît se compliquer avec l'apparition de ce que Savigny appelle le principe de la soumission volontaire et qui rencontre des préoccupations d'ordre formel. a. - La localisation du rapport de droit. Il faut ici se souvenir de ce qu'est le rapport de droit. Celui-ci encadre le pouvoir que la personne exerce sur les choses ou sur autrui. Pour inscrire ce rapport de droit dans l'espace, il faut supposer que cet exercice du pouvoir est localisable. De fait, Savigny justifie ainsi sans difficulté la désignation de la lex rei sitae pour le statut des biens; les prérogatives issues du rapport de droit ayant un bien pour objet et par le moyen desquelles le sujet retire les utilités de la chose, s'exercent sur la chose-

344 V. Supra, ad notam 111. 345 Domaine du droit, la traduction de Rechtsgebiete par Guénoux est aujourd'hui un peu énigmatique ou équivoque, ordre juridique serait sans doute plus adéquat s'il ne laissait échapper la dimension purement territoriale à laquelle Savigny demeure fidèle.

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même au lieu où celle-ci est située. C'est à peine s'il est ici besoin, pour aboutir à ce résultat de localisation, d'interroger la nature du rapport de droit; la matérialité de ses implications est éloquente par elle même (mais encore faut-il distinguer le droit d'usage et le jus ad rem du locataire346). Cependant toutes les hypothèses ne sont pas aussi claires. Pour les obligations contractuelles, qui ne sont que liens de droit sans consistance matérielle, il faut se guider sur le locus contractus qui n'est pas le lieu de conclusion de l'acte, mais celui choisi de manière expresse ou implicite par les parties pour l'accomplissement de l'obligation en cause347, celui où "l'obligation s'accomplit par des faits visibles"(§370, p. 205), car c'est sur ce lieu que "les parties ont dirigé leur attente"(p. 204); "en effet, l'obligation consiste à rendre certaine et nécessaire une chose auparavant incertaine et soumise au libre arbitre de chacun. Or la chose devenue ainsi nécessaire et certaine est précisément l'accomplissement de l'obligation; c'est là-dessus que se concentre l'attente des parties : dès lors il est de l'essence de l'obligation que le lieu de l'accomplissement soit regardé comme siège de l'obligation…" (p. 205). Ainsi parvient-on à localiser, mais il y faut cette fois du raisonnement et avoir bien compris ce qu'est l'obligation contractuelle. Il y a des cas intellectuellement plus exigeants encore. Imaginons, sans craindre l'anachronisme, qu'un père de famille inflige à son fils de quinze ans un châtiment corporel en punition du retard avec lequel celui-ci a regagné la nuit dernière la caravane familiale, basée pour les vacances aux abords de Benidorm (Espagne) ou de Positano (Italie); la question de la légitimité de l'exercice du droit de correction n'en sera pas moins localisée à Argenteuil ou Bagneux, au domicile familial ! Il ne suffit donc pas de se référer aux "faits visibles" par lesquels se réalise l'exercice de la prérogative paternelle et conduisant à la loi espagnole ou à la loi italienne. Ici la nature du rapport de droit pèse de façon plus importante que dans les cas précédents : c'est parce que le droit de correction appartient au faisceau de pouvoirs et devoirs constituant la puissance paternelle,

346 Et, bien sûr, réserver le statut des biens incorporels que leur immatérialité soustrait à cette démonstration. 347 On reconnaît ici la position de DU MOULIN, Concl. p. 554, supra, p. ( et Système, §372, p. 252), qui fut aussi celle de Lord MANSFIELD dans Robinson v. Bland, v. supra, p. , ad notam. Mais Savigny, sur cette lancée, va jusqu'à admettre une localisation individuelle de chaque obligation contractuelle et donc une division, un découpage (Spaltung) du contrat. Le rapport de droit se spécifie, en ce cas, au niveau de l'obligation contractuelle et non de l'acte qui l'a fait naître

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aujourd'hui autorité parentale, elle-même composante essentielle de la relation parents-enfants qui relève du droit de la famille, qu'il va être localisé au siège de la famille et soumis au droit du domicile du paterfamilias. On voit où mène le jeu d'emboitements successifs, on voit qu'il "déplace" le siège du rapport de droit. La démarche est pourtant cohérente. Comme l'observe Bartin qui reste un des meilleurs lecteurs de Savigny, la détermination du siège du rapport de droit repose sur deux éléments : une version de ce qu'on appelerait aujourd'hui le critère de l'effet ou de l'ordre juridique affecté (2) et les solutions en matière de compétence spéciale des tribunaux, ce que Savigny dénomme juridiction spéciale (1). 1) L'expression juridiction spéciale s'entend ici comme, dans le système de la Convention ou du Règlement Bruxelles I, les compétences dites spéciales et qui offrent au demandeur des chefs alternatifs (art. 5) de la compétence générale des tribunaux de l'Etat du domicile du défendeur (art. 2). S'il y a plusieurs chefs spéciaux, c'est que les litiges n'ont pas toujours le même objet; la spécification se fait selon la nature du rapport litigieux : obligation alimentaire, obligation contractuelle, obligation non-contractuelle etc. Cette spécification s'opére à l'échelle des catégories juridiques et non pas des litiges concrets, particuliers. Savigny paraît fasciné par ce modèle; il est convaincu du "lien intime entre la juridiction et le droit local à appliquer"348 car, sans doute, les raisons qui commandent le choix de la juridiction valent aussi pour le choix de la loi applicable et elles sont justement liées à la nature du rapport de droit. Malheureusement, il s'efforce de les dégager du droit romain et l'entreprise prend pour le lecteur actuel un tour pour le moins laborieux. Ce qu'aujourd'hui il est permis de noter, c'est que la juridiction spéciale est tributaire, d'une part, des exigences de la bonne administration de la justice eu égard à la configuration propre du rapport litigieux et notamment de ces "faits visibles" discernés par Savigny et dont il est préférable qu'ils le soient aisément par le juge et, d'autre part, de considérations d'efficacité sur le plan de la réalisation judiciaire du droit qui demandent un juge qui soit en position d'exercer une autorité effective sur les plaideurs et de garantir ainsi la pleine exécution de la décision. Ce

348 Système, §356, p. 79, §369, p. 98, §360, pp. 109-110, §369, p. 199…

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sont là des paramètres de proximité349 qui peuvent intervenir utilement pour la détermination de la loi applicable350. 2) Sur le critère de l'effet351, il suffit de laisser ici parler l'interprète : "C'est la nature de ce rapport de droit qui en fixe le siège et la nature de ce rapport, ce sont ses effets qui la traduisent et par conséquent l'indiquent. Dès lors, c'est là où les effets doivent se produire, que le siège de ce rapport se trouvera… Le lieu où doivent se produire les effets fixera son siège, qui fournira en même temps la juridiction compétente et la loi applicable. De telle sorte que s'il arrivait qu'un conflit de lois se présentât sur un rapport de droit dont les textes du droit romain n'auraient pas prévu la localisation, rien ne serait plus simple que la méthode à suivre. On analyserait la nature de ce rapport et on en déduirait, par le procédé qu'on vient de décrire, la loi applicable. Ce ne serait plus du droit romain tiré des textes sans doute, mais ce serait encore du droit romain, parce que ce serait une analyse à la romaine, ce serait du droit romain actuel" (E. BARTIN, Principes, §71, p. 163). b. – La soumission volontaire. Bien qu'il lui semble convenable que le juge dispose de l'application des lois, des étrangères comme de la sienne, afin de doter le rapport d'intérêts privés d'un règlement approprié, Savigny hésite à imposer aux individus l'observation de lois qui ne sont pas les leurs. Il développe l'idée d'une soumission volontaire à la loi que désigne le siège du rapport de droit, comme si lui-même jugeait que la détermination de ce siège, qu'il fonde sur une analyse matérielle du rapport de droit, ne libérait aucune force

349 Avec toute l'ambiguité caractérisant cette notion de proximité, car le premier paramètre vise une localisation matérielle réelle ou prévisible, tandis que le second vise plutôt une allégeance, une relation d'obéissance dont l'assiette n'est pas nécessairement "localisable" de la même manière. 350 Mais ce n'est pas un retour au lex forisme, car la compétence générale du forum domicilii reste offerte et, au contraire de la juridiction spéciale, elle ne tend pas à la coincidence des deux compétences. 351 Sur la théorie dite des effets, qui met en œuvre le critère de l'effet en droit communautaire de la concurrence pour déterminer le champ d'application des règles relatives aux ententes et aux concentrations d'entreprises, v. L. IDOT, Le contrôle des pratiques restrictives dans les échanges internationaux, thèse, Paris II, 1981, et Le domaine spatial du droit communautaire des affaires, Trav. Com. fr. dr. int. pr., 1992-1993, p. 145 et s., T. BALLARINO, Manuale di diritto dell'Unione europea, p. 545 et s.

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propre à assujetir le justiciable au droit applicable et qu'il fallait donc l'adhésion de celui-là pour être assuré de l'application de celui-ci. Paraissant reposer sur une présomption de volonté téméraire au point de virer trop souvent à la fiction, l'argument a suscité la perplexité… Pourtant il n'est certainement pas sans valeur. 1) La soumission volontaire est l'autre versant du rapport de droit. Celui-ci est le régulateur du pouvoir, autant dire le régulateur de la liberté individuelle; il contient en lui cette part de la liberté que l'ordre juridique conserve à la personne. Le droit subjectif est son contenu, sa dimension matérielle, mais il a aussi une dimension formelle en ce qu'il canalise, oriente et informe la liberté. Ce rappel fait comprendre que la détermination du siège du rapport de droit corresponde au dévoilement d'une soumission volontaire à la loi ainsi désignée. i. Il n'y a pas de difficulté avec l'état et la capacité des personnes que leur nature relie au domicile de l'intéressé; l'élément intentionnel qui préside à la fixation facto & animo du domicile assure le passage : établissant son domicile, l'individu par l'intention qu'il manifeste de fixer le centre de ses affaires en un pays déterminé, choisit de participer au jeu social que gère et contrôle l'ordre juridique local; il en recevra les moyens rassemblés en son état et sa capacité, mais il en subira aussi les contraintes. Il n'y a pas davantage de difficulté avec les obligations contractuelles si le siège du rapport de droit dépend du choix des parties. ii. En revanche, la difficulté serait plus considérable avec l'obligation extra-contractuelle, au point de paraître insurmontable : "le forum delicti ne se fonde pas sur une présomption de soumission volontaire…"352. Ce serait là une exception, il faudra y revenir. Mais, pour le statut des biens, le passage du siège à la soumission volontaire se ferait aisément : "Celui qui veut acquérir ou exercer un droit sur une chose se transporte avec cette intention dans le lieu qu'elle occupe et pour ce rapport de droit spécial se soumet au droit de la localité. Ainsi donc quand on dit que les droits réels se jugent d'après le droit du lieu où la chose se trouve (lex rei sitae), on part du même principe que quand on applique à l'état de la personne la lex domicilii. Ce principe est la soumission volontaire". Avec cette dernière

352 Système, §371, p. 237; "Cette juridiction a […] une nature toute particulière; car elle ne repose pas sur une soumission volontaire, mais sur une soumission forcée, conséquence immédiate de la violation du droit , dont le délinquant s'est rendu coupable", ibidem.

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application, ce principe soulève tout de même la question de sa véracité, de sa correspondance à la réalité. 2) Le propriétaire qui prévoit d'exhausser sa villa au bord de l'Adriatique obéit à une série de considérations parmi lesquelles le contenu de la loi italienne ne joue sans doute pas un rôle majeur si même on s'y arrête. Sur ce point, il faut faire une distinction : si la réalité est ici la volonté psychologique du sujet, la correspondance du principe est en effet bien incertaine, car absolument conjecturale ; mais si la réalité est la volonté déclarée, la correspondance est beaucoup moins contestable : objectivement, "celui qui veut acquérir ou exercer un droit sur une chose" entend entrer, au lieu de situation, dans le jeu social réglé par l'ordre juridique local. Or, il se pourrait bien que Savigny, partisan de la Willenstheorie dans le droit des obligations, se rallie, sur le point de la loi applicable, à l'Erklärungstheorie. i. Voici précisément un indice en ce sens : "La juridiction spéciale, de même que le droit local des obligations, repose sur une soumission volontaire (§360, n°2), qui dans la plupart des cas n'est pas exprimée formellement, mais qui résulte des circonstances et dès lors peut être exclue par une déclaration contraire expresse. Ainsi donc les circonstances au milieu desquelles une obligation prend naissance peuvent déterminer chez autrui une attente précise et fondée en raison353, or cette attente ne doit pas être trompée"354. L'explication anticipe la formule de "l'expectative naturelle et raisonnable des individus et des masses (sic)" dont R. QUADRI, plus d'un siècle plus tard fera l'un des axes de sa théorie du "rattachement psychologique", d'après laquelle il convient de "confier le traitement des diverses situations à l'ordre juridique dans lequel présomptivement et à son avis les parties se sont psychologiquement placées, dans les termes duquel elles et les tiers sont instinctivement portés à configurer et à représenter le rapport et ceci, naturellement, en relation fondamentale avec le droit de l'effectivité […] Ce n'est en substance rien d'autre que le principe de bonne foi355, celui qui impose

353 Souligné par nous. 354 Système, §369, p. 201 355 (Souligné par nous) le principe de bonne foi – qui ne sanctionne pas une disposition morale ni un état d'âme – résorbe l'éventuel décalage entre, d'une part, la structure juridique d'un état de choses et, d'autre part, la représentation de cet état de choses qu'une personne a

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l'application des normes de l'ordre juridique de l'Etat qu'on peut présumer être présent à l'esprit des parties et auquel elles se sentent soumises…"356. ii. Autant dire que le sujet, en exerçant ses pouvoirs, sa liberté, tout ensemble fixe le siège du rapport de droit et se rend opposable à lui-même la loi qui y a cours. Cette interprétation est doublement intéressante. D'une part, puisque la localisation est en somme l'œuvre même de la liberté du sujet et non pas le simple résultat d'une analyse a posteriori du juge, elle satisfait à l'exigence de prévisibilité : au moment où il agit, le sujet sait vers quelle loi il se dirige et donc à quels préceptes il doit conformer sa conduite pour atteindre ses objectifs. D'autre part, cette interprétation parachève la "révolution copernicienne" : l'ordre juridique désigné par le siège du rapport de droit ne s'impose pas d'en haut, de summo jure, par l'effet de la souveraineté – que les Etats eux-mêmes n'estiment pas être en principe concernée – mais d'en bas, par l'effet de cette "attente précise et fondée en raison [qui] ne doit pas être trompée" et que suscite chez autrui l'attitude du sujet. On ne peut nier la cohérence de la thèse : si la communauté de droit neutralise l'élément impératif des lois, il faut tout de même rétablir l'autorité de celle qui est déclarée applicable et par conséquent trouver un fondement à son application qui ne soit pas purement matériel (l'analyse du rapport de

créée, par son comportement actif ou passif, de telle manière que tout être raisonnable et normalement attentif a pu s'y laisser prendre et agir en tablant sur sa véracité; le principe opte pour la représentation en lui attachant les effets escomptés par le tiers si celui-ci le demande : si une personne se comporte en propriétaire d'un fonds enclavé situé en France et offre ainsi aux regards de tous en ce lieu l'image du propriétaire telle que la dessine le code civil, celui qui est propriétaire du fonds servant peut compter sur l'application de la loi française à la détermination du droit de passage (v. sur le rôle que remplit le correspondant des "faits visibles" que constitue l' "apparence" dans la doctrine de la "localisation objective" de H. Batiffol, Aspects philosophiques du dr. int. pr., n°115) On peut aussi voir une application du principe dans l'affaire Lizardi, où il y avait décalage entre l'état de minorité en lequel la loi nationale tenait l'intéressé et la représentation que celui-ci créait par un comportement entretenant l'illusion de sa majorité (Grands arrêts dr. int. pr., n°5). 356 R. QUADRI, Lezioni di diritto internazionale privato, 5e éd., Naples, 1969, p. 151. L'auteur précise que l'ordre juridique à retenir est celui "dont l'autorité s'exerce principalement ou exclusivement sur la configuration du rapport, celui sur lequel se modèlent les situations réelles, celui dont l'empreinte est décisive pour elles" (ibid.) et, de la sorte, se démarque de l'universaliste et bilatéraliste Savigny en poussant le particularisme jusqu'à l'unilatéralisme. Au principe de cette divergence, il y a que Savigny pense que "l'attente précise et fondée en raison" d'autrui se construit selon les catégories (propriété, droit de passage, capacité) du jus commune, de la romanistique, tandis que Quadri, convaincu de la disparition du jus commune, pense que "l'expectative naturelle et raisonnable des individus" se construit selon les normes de l'ordre juridique qui exerce une "effectivité opératoire" sur la situation (ibid.).

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droit) mais aussi formel (le principe de bonne foi ou la soumission volontaire). Le siège du rapport de droit sélectionne, la soumission volontaire impose357. C'est ainsi que l'humanitas, l'urbanitas ou la comitas ne sont plus des qualités à vérifier chez le souverain, mais en somme chez l'individu lui-même. On ne peut nier en tout cas que ce principe était nécessaire : la souveraineté mise hors jeu, la potestas statuendi sur la touche, le jus gentium disqualifié, les lois toutes égales ne sont plus en mesure de s'imposer l'une contre l'autre; certes, elles ont vocation à régir le rapport de droit international et l'analyse matérielle de ce dernier permet de sélectionner la loi appropriée, mais encore faut-il pour que la vocation reconnue à celle-ci s'actualise, qu'elle reçoive la force de commander au sujets de ce rapport. Cette force de commander lui vient de la soumission volontaire, du principe de bonne foi. Sans doute, il peut sembler que ce principe est mis en œuvre de manière singulière. La soumission volontaire procède de la volonté psychologique mais catégorisée par ceux à qui le comportement du sujet déclare celle-ci. Cette catégorisation s'opère selon le jus commune. C'est là un élément qui peut être discuté ; depuis le déclin du jus commune, on n'est plus assuré qu'autrui ait baigné dans la romanistique, en tout cas suffisamment pour comprendre les faits de la vie sociale au travers de sa construction du monde. Mais il reste vrai, en sens contraire, que le droit est à la fois un aliment et un produit de la culture (ou du Volksgeist) partagé par l'ensemble des membres du corps social. Il serait un peu risqué de soutenir aujourd'hui que le Volksgeist se structure selon la romanistique, mais à l'époque de Savigny, celle-ci imprégnait les esprits des juristes suffisamment pour que jus commune survive à sa propre disparition et continue de marquer de son empreinte l'interprétation et le fonctionnement des rapports interindividuels dans la vie sociale en Allemagne. La combinaison du rapport de droit et de la communauté de droit n'avait alors rien de choquant.

357 Dans la combinaison de ses deux éléments, la thèse est cohérente; mais l'observation n'oblige pas à souscrire au principe de respect des légitimes expectatives des parties, au principe de bonne foi (v. la réfutation de M. P. MAYER, La distinction des règles et des décisions et le droit international privé, thèse, n°208 et s., Dalloz, 1973) et elle s'accommoderait d'un autre principe ;(à découvrir).

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Mais Savigny observe lui-même qu'une telle combinaison ne se réalise pas toujours. Le processus de nationalisation du droit lié à la codification de type napoléonien, dirigée contre le jus commune, est en effet décidémnt engagé. La méthode trouve alors ses limites. 2. Les limites de la méthode. "Le forum delicti ne se fonde pas sur une présomption de soumission volontaire358". C'est une exception; elle doit être justifiée : "cette juridiction a […] une nature toute particulière; car elle repose […] sur une soumission forcée, conséquence immédiate de la violationde la loi359". Il y aurait ainsi des règles qui s'imposeraient d'elles-mêmes, proprio vigore, sans qu'on ait besoin de s'inquiéter de l'adhésion du sujet; ces règles ne seraient pas démunies de leur élément impératif et jouiraient d'une autorité suffisante pour s'assujettir le justiciable. La potestas statuendi qu'elles expriment ne serait pas affectée par le commerce juridique international des intérêts privés. Pareille immunité, en effet, est accordée par Savigny certaines règles qu'il répartit en "deux classes principales : A) Lois d'une nature positive rigoureusement obligatoires, par là-même n'admettant pas cette liberté d'appréciation qui n'a pas égard aux limites des divers Etats; B) Institutions d'un Etat étranger dont l'existence n'est pas reconnue dans le nôtre et qui, par conséquent, n'y peuvent prétendre à la protectiondes tribunaux360" Ces deux classes mettent en défaut la prémisse de la communauté de droit. Mais il n'est pas sûr que la responsabilité civile délictuelle y trouve sa place, ou du moins que Savigny n'ait pas ici commis une erreur de jugement. Comme en hommage à Descartes, le doute, que suscite ici la position de Savigny sur la responsabilité délictuelle, appelle l'analyse critique. a. Lois d'une nature positive rigoureusement obligatoires. Revenant un instant à la doctrine de Mancini, on retrouverait, opposées au droit privé volontaire, les deux catégories du droit privé necessaire et des lois d'ordre public et de droit public. Ces dernières ne sont certes pas

358 Système, §371, p. 327, v. supra ad notam 112 359 Ibidem 360 Sytème §349, p. 35

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moins impératives que les lois de droit privé nécessaire. Mais elles méritent un sort spécial : elles sont d'application purement territoriale. Tel est bien aussi l'avis de Savigny (lequel a d'ailleurs, sur ce point aussi, pu influencer Mancini), qui cependant circonscrit plus étroitement la catégorie : il s'agit de dispositions impératives ("des lois absolues") qui, tout en règlant des rapports d'intérêts privés, "peuvent avoir pour base un motif moral; telle la loi qui prohibe la polygamie [… ou] un motif d'intérêt général (publica utilitas), revêtant un caractère politique, de police ou d'économie politique"; leur motif et leur but les situent "en dehors du domaine du droit conçu abstractivement, de sorte qu'elle ne sont pas uniquement faites dans l'intérêt des personnes privées". En vérité, édictées dans l'intérêt d'une société étatique déterminée, ces lois (Gesetze von streng positiver, zwingender Natur : de nature rigoureusement positive et contraignante) sont en raison de cette affectation particulière réfractaires à la mise en commun, la mise en pool caractéristique de la communauté de droit361; leur champ d'autorité est alors strictement ajusté à celui de l'Etat qui les posent et est donc purement territorial. L'exemple est celui des "lois qui restreignent l'acquisition de la propriété foncière par les Juifs"362 361 V. supra, p. 54 362 "Si nos lois interdisent aux Juifs l'acquisition de la propriété foncière, nos juges doivent interdire cette acquisition, non-seulement aux Juifs de notre pays, mais encore aux Juifs des Etats étrangers où cette interdiction n'existe pas, bien que d'après nos principes généraux sur la collision, la capacité personnelle du droit et la capacité d'agir soient déterminées par les lois du domicile de la personne. Mais réciproquement l'Etat étranger dont les lois permettent aux Juifs l'acquisition de la propriété foncière, permettra cette acquisition aux Juifs de notre pays, sans égard à la loi prohibitive de leur domicile personnel", Système, §349, p. 39. Pour diverses raisons, cet extrait vaut d'être reproduit. D'abord, il met parfaitement en lumière la portée dérogatoire de ce type de règles extérieures à la communauté de droit. Ensuite et surtout, il offre l'opportunité d'évoquer l'antisémitisme chez Savigny. Que celui-ci ait éprouvé et pratiqué l'antisémistisme, c'est un fait brut, vérifiable historiquement. Cet antisémitisme appelle tout de même deux observations. La première est qu'il est devenu une molécule de l' "intellectuellement correct" composé par les commentateurs d'obédience communiste ou marxiste, qui en ont fait une espèce de détergent dont ils espéraient un autoblanchiement dissolvant à bon compte des macules non moins infâmes et infamantes. La seconde est d'une portée beaucoup moins conjoncturelle. Instruit par les décisions de Lord MANSFIELD (Somerset v. Stewart, 98 Eng. Rep. 499 [1772]) et du Juge PORTER (Saul v. His Creditors, 5 Mart. 569 [La. 1827]), Story avait retenu l'exemple des lois d'esclavage auquel il se trouva d'ailleurs directement confronté dans sa fonction de juge et dans ses convictions anti-esclavagistes(La jeune Eugénie, 26 F. Cas. 832; Prigg v. Pennsylvania, 6 Peters 539 [1842]); quoiqu'il admette la pertinence de l'exemple (p. 40), Savigny préfère, pour illustrer ce qu'il considère aussi un statut odieux, les restrictions de jouissance des droits infligés aux Juifs en Allemagne ou en Autriche (et aussi ajoute Savigny, toujours sévère avec la France, "dans quelques départements de l'est [dont une partie a été plus tard réunie à l'Allemagne]", §365, p. 161). Pareil choix relativise

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On discerne ici une préfiguration des lois de police ou d'application immédiate dont la théorie a été faite par FRANCESCAKIS363 et qui forment l'avatar contemporain des statuts prohibitifs considérés par Du Moulin et dont l'existence positive est attestée dans la jurisprudence de l'Ancien Droit.364. C'est à toutes ces époques la même idée d'une dérogation au droit commun justifiée, même dans le domaine du droit privé, par les besoins particuliers de la collectivité sociale, la publica utilitas, "contra rationem iuris", précise Savigny, laissant l'épithète communi à la précompréhension du lecteur. Or on remarquera que l'article 3, al. 1er a pu être sollicité autrefois par la jurisprudence française et qu'il est encore mis à contribution en Belgique pour fonder le régime international de la responsabilité extra-contractuelle. Il est pourtant difficile de faire entrer les règles du droit interne de la matière dans le champ des lois de police ; Savigny s'en garde bien. Le but de ces règles, le rétablissement de l'équilibre des intérêts privés injustement rompu par le fait ou pour l'avantage du défendeur, ne repose pas sur un motif moral ou de police, en tout cas pas plus que celui des règles sur la propriété. Reste donc l'autre limite, celle relative aux : b. Institutions d'un Etat étranger dont l'existence en général n'est pas reconnue dans le nôtre. Il est encore plus improbable que cette limite, qu'établit l'institution proscrite, rejette la responsabilité extra-contractuelle hors de la communauté de droit. Quel ordre juridique peut ignorer le problème ? ou approuver systématiquement l'auteur du dommage ou lui en accorder le profit au sacrifice de la victime ? Le délit civil ne se confond pas avec la mort civile, que cite Savigny, ni avec quelque autre institution exotique comme l'esclavage, qu'il mentionne également et par où il rejoint Story maniant le troisième

l'intensité de son antisémitisme, et surtout montre le souci constant de maintenir un ancrage solide de sa doctrine dans la réalité positive : le problème juif lui a sans doute paru plus pressant que le problème noir sur le continent européen. 363 V. notamment Ph. FRANCESCAKIS, Quelques précisions sur les lois d'application immédiate et leurs rapports avec les règles de conflit de lois, Rev. crit. dr. int. pr., 1966. 1; v. aussi Gr. arrêts dr. int. pr., n°53, p. 502. 364 v. supra, p. 83 et s.

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axiome de Huber contre les lois qui l'admettent365 : quatenus nihil potestati aut juri alterius imperantis ejusque civium praejudicetur. On reconnaît ici une anticipation de l'exception d'ordre public à laquelle Bartin le premier saura donner son visage actuel. Au demeurant, l'exception d'ordre public est un mécanisme de défense qui s'oppose à l'application de lois étrangères dont on craint qu'elle ne produise des résultats incompatibles avec les valeurs fondamentales de l'ordre du for; ce n'est pas un mécanisme conduisant à l'application de la loi étrangère. Or, Savigny, à propos de la responsabilité délictuelle, formule bien, à partir de la localisation du siège du rapport de droit fondée sur sa nature, une règle de conflit qui débouche sur le locus delicti, lequel peut naturellement en certains cas se situer à l'étranger. La seule singularité à relever est qu'ici ce que la soumission forcée contredit, ce n'est pas la prémisse de la communauté de droit, mais cette composante particulière de la méthode que constitue la soumission volontaire et qui est chargée de justifier l'autorité de la loi désignée sur le rapport de droit à régler. Autrement dit, Savigny commence par laisser la communauté de droit retirer aux lois de responsabilité extra-contractuelle leur élément impératif, puis il constate sans s'en émouvoir que celle qui est désignée n'a pas besoin du soutien de la soumission volontaire et donc qu'elle a conservé ou recouvré, on ne sait par quelle alchimie, sa capacité de commander et qu'elle peut donc s'appliquer proprio vigore. On peut voir là une contradiction Mais s'il y a contradiction, elle est le fait de Savigny, qui a maladroitement développé sa méthode en ce domaine. Alors que la méthode en elle-même en est indemne. Si se soumettre volontairement à un droit c'est entrer dans le jeu social que celui-ci règle, on ne voit pas

365 Commentaries, §27, p. 35. V. aussi §25, p. 33 :"Dans l'infinie diversité des conceptions du droit que cultive l'humanité, de nombreuses lois peuvent exister dans un pays qui ne sont que le fruit de circonstances locales ou accidentelles et qu'il serait absolument impossible de greffer sur les institutions et les usages d'un autre. De nombreuses lois, assez bien adaptées aux croyances des nations païennes, seraient absolument répugnantes aux sentiments aussi bien de cœur que de justice de celles qui forment la Chrétienté. Une nation païenne peut légitimer la polygamie ou l'inceste, les contrats immoraux ou les pratiques de cruauté despotique sur les personne, qui répugnent aux premiers principes du christianisme [… Mais] la difficulté serait extrême de soutenir que les autres nations sont dans l'obligation de mettre en œuvre les lois, institutions ou coutumes de cette nation, qui subvertissent leur propre éthique, leur justice et leur organisation sociale

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pourquoi en matière de responsabilité civile, il n'y aurait pas soumission volontaire. Le fait de franchir la frontière vaut engagement d'observer les règles qui ont cours dans le territoire où l'on pénètre, ou du moins les tiers peuvent s'attendre à pareille observation.