17
HISTOIRE DE LA PENSÉE Sandrine Leloup De Boeck Supérieur | Innovations 2002/2 - no 16 pages 231 à 246 ISSN 1267-4982 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-innovations-2002-2-page-231.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Leloup Sandrine, « histoire de la pensée », Innovations, 2002/2 no 16, p. 231-246. DOI : 10.3917/inno.016.0231 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. © De Boeck Supérieur

histoire de la pensée

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: histoire de la pensée

HISTOIRE DE LA PENSÉE Sandrine Leloup De Boeck Supérieur | Innovations 2002/2 - no 16pages 231 à 246

ISSN 1267-4982

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-innovations-2002-2-page-231.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Leloup Sandrine, « histoire de la pensée  »,

Innovations, 2002/2 no 16, p. 231-246. DOI : 10.3917/inno.016.0231

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.

© De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 2: histoire de la pensée

231

Innovations, Cahiers d'économie de l'innovation n°15, 2002-1, pp.229-244.

HISTOIRE DE LA PENSÉE

L'utilité de l'innovation selon Jeremy Bentham

Sandrine LELOUP Pôle d'Histoire et d'Analyse des Représentations

Economiques – Université de Paris I Panthéon-Sorbonne Si Schumpeter demeure aux yeux de nombreux écono-

mistes le premier grand auteur à placer l'accent sur le rôle d'un entrepreneur innovateur, doué d'immenses talents, d'autres auteurs s'y sont néanmoins intéressés avant lui. Ainsi, dès la fin du XVIIIème siècle, Jeremy Bentham, le fondateur de l'utilitarisme moderne décrit une figure qui res-semble étrangement à l'innovateur de Schumpeter (Piesca-relli, 1989 ; Goel, 1997). La ressemblance, aussi étonnante soit elle dans la mesure où Schumpeter n'avait guère d'estime intellectuelle pour Bentham, se justifie entièrement au premier abord : dans la Défense de l'usure, publiée en 1787, Bentham fait l'éloge d'individus qui entreprennent de grandes innovations. Les faiseurs de projets, comme il les appelle, sont des hommes talentueux et géniaux, qui entraînent la nation vers l'opulence.

A l'origine de cet article, se trouve l'idée que ce rapprochement ne va pourtant pas de soi et que Bentham n'est pas un précurseur de Schumpeter, concernant l'innova-teur. Deux raisons sont à mettre en avant. Tout d'abord, le contexte historique dans lequel se situent nos deux auteurs est différent. A l'époque de Schumpeter, le capitalisme est industriel. Les grandes manufactures ont relayé les petites entreprises agricoles et des mesures politiques favorisent la diffusion des innovations. C'est différent à l'époque de Bentham qui écrit à la fin du XVIIIème siècle, au début de la

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 3: histoire de la pensée

232

révolution industrielle. Le personnage auquel il se réfère, c'est-à-dire le faiseur de projets, a un statut particulier. On en parle certes pour des entrepreneurs qui souhaitent introduire une innovation, capable de bouleverser complètement les techniques établies mais, également, pour des hommes publics, des moralistes, des banquiers. Et, quel que soit le domaine concerné, ces individus ont toujours une mauvaise réputation1 : l'innovation est perçue comme un schisme qui détruit tous les systèmes de valeur. Smith, le père du libéra-lisme, est l'un de ces auteurs, hostiles aux faiseurs de projets et donc, plus généralement, à l'introduction de grandes innovations : à ses yeux, les faiseurs de projets sont des hommes inconséquents qui entraînent leur propre ruine, ainsi que celle des autres (Smith, 1776, p. 392). La seconde raison qui rend caduque le rapprochement entre Bentham et Schumpeter est que le programme de recherche de Bentham est éloigné de celui de Schumpeter : pour Bentham, l'écono-mie n'est qu'une branche de la législation et ne constitue pas un savoir autonome. Dans les essais qu'il consacre à l'éco-nomie, il cherche à résoudre avant tout des problèmes éthi-ques. Tous les concepts économiques qu'il met au point, les personnages qu'il défend, sont au service du fameux principe d'utilité. L'objet de cet article est donc de montrer que la défense que Bentham fait de l'innovateur – et, par delà, de l'innovation – renvoie à des préoccupations morales.

L'accès au bonheur qui passe par l'augmentation des plai-sirs ou la diminution de la douleur est au cœur de la morale utilitariste. Au premier abord, le bonheur tel que l'auteur l'en-tend semble se laisser cerner assez aisément. Il est ce solde des plaisirs sur les peines qu'essaieront de rendre maximum chaque individu pour lui-même et le législateur pour chacun. Cette compréhension, toutefois, ne rend pas entièrement justice à l'analyse de Bentham. Lorsque Bentham écrit que la "nature a placé l'homme sous le gouvernement de deux maîtres, le plaisir et la peine" (Bentham, 1789, p. 1), il ouvre la voie à l'éventualité d'une autorité différente de chacun de ces maîtres. Il faut l'augmentation des plaisirs et non unique-ment la diminution

1 Dickson (1967, pp. 145-146) souligne qu'un bon nombre de faiseurs de projets était des imposteurs : "As the boum developed, expectations of profit on the part of projectors, investors, borrowers, lenders, became extremely optimistic. […] These projects have usually been ridiculed. Their financial structure encouraged speculation, for like the South Sea subscriptions they relied on marketing stock on very deferred terms."

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 4: histoire de la pensée

233

des peines pour engendrer le bonheur : "le bonheur sans les plaisirs", écrit Bentham dans la Déonto-logie, "est une chimère et une contradiction. C'est un million sans unités, un mètre sans ses subdivisions métriques, un sac d'écus sans un atome d'argent." (Bentham, 1834, p. 22).

De quel bonheur Bentham parle-t-il ? Est-ce le bonheur individuel ou le bonheur collectif ? Comme le montrent Din-widdy (1982) et Sigot (2001), les efforts de Bentham se concentrent sur les modalités d'interaction entre les deux dimensions du principe d'utilité. Le plus grand bonheur pour le plus grand nombre – correspondant au principe d'utilité collective – apparaît comme l'objectif que les sociétés doi-vent atteindre1. Néanmoins, contrairement à ce que Lyons (1973) pensait, il n'y a aucun argument qui laisse à penser que le bonheur individuel doive être sacrifié2, dans la mesure où c'est du bonheur individuel que découle le bonheur collectif. Ainsi, le degré de moralité d'un individu est susceptible de se mesurer à deux niveaux : une action est qualifiée de morale si elle entraîne un excès de plaisir positif, tant du point de vue individuel que collectif.

L'action de l'innovateur benthamien satisfait ce double critère. Du point de vue du principe d'utilité individuelle, l'innovation est considérée comme une action morale, car elle n'est pas motivée par la fuite de la peine mais par la recher-che de plaisirs supplémentaires. Cette proposition sera dé-montrée à partir de l'étude du processus de choix qui sous-tend la décision d'investir du faiseur de projets (partie 1). Afin de prouver que son action est morale au niveau collectif, on mettra en évidence les conséquences positives de son innovation sur la communauté : les innovations sont à l'origine de l'augmentation de la richesse nationale, ce qui

1 Bentham le suggère dès son premier essai, publié en 1776 - Fragment on Government - jusqu'à son dernier ouvrage, le Constitutional Code, rédigé vers 120. Dans la préface du Fragment on Government, Bentham écrit : "with so little method and precision have the consequences of this fundamental axiom, it is the greatest happiness of the greatest number that is the measure of right and wrong […]." (Bentham, 1776, p. 3). Puis, dans le Constitutional Code : "The right and proper end of government in every political community is the greatest happiness of all the individuals of which it is composed, say, in other words, the greatest happiness of the greatest number." (Bentham, 1823-1832, p. 5) 2 Dinwiddy (1982) rappelle que Bentham expose dans l'Introduction aux Principes de la Morale et de la Législation une éthique privée. Il se demande comment l'individu doit agir pour parvenir à son propre bonheur. (Bentham, 1789, p. 314)

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 5: histoire de la pensée

234

implique conjointement une augmentation du bonheur de la communauté et une dynamique de croissance (partie 2). L'INNOVATEUR BENTHAMIEN : MAXIMISATEUR DE SON BONHEUR PERSONNEL

Avant d'être une action économique, innover constitue

une action morale, dans la mesure où cela permet au faiseur de projets d'améliorer son bonheur. On peut le mettre en évidence à partir de l'étude de son calcul des plaisirs et des peines, associé à cette action. Le felicific calculus est en effet non seulement un instrument au service du législateur pour l'évaluation des actes individuels, mais, également, un processus psychologique individuel, caractérisé par une série "d'opérations logiques accomplies à la perfection" (Bentham, 1813-1815, p. 51)1. Ces opérations portent sur des sensations de plaisirs et/ou de peines2 et sont pratiquées à partir de six dimensions : la durée, l'intensité, la probabilité, la proximité, la fécondité et la pureté3. Concernant le faiseur de projets benthamien, on montre qu'outre son intérêt pour le profit et son aversion pour l'échec, il manifeste aussi une affection toute particulière au fait même de réaliser un projet. Ainsi, son calcul se compose de deux types de sensations : celles liées à la réussite ou à l'échec du projet et celles qui sont indépendantes d'un tel événement. On montre que ce sont les sensations, dont la réalisation ne dépend pas de l'issue de

1 Au sujet du calcul des plaisirs et des peines, voir entre autres, Mitchell (1918), Cot (1992), Laval, (1994, p. 21), Sprigge (1999). 2 Dans l'Introduction aux principes de la morale et de la législation, Bentham présente une taxinomie des sensations de plaisirs et de peines : plaisirs des sens, peine de privation, plaisirs de richesse, plaisirs de l'habilité, plaisirs de l'amitié, plaisir de bonne renommée, plaisir de pouvoir, plaisir de la pitié, plaisir de la bienveillance, plaisir de la malveillance, plaisir de la mémoire, plaisir de l'imagination, plaisir de l'expectative, plaisir de l'association d'i-dées, plaisir du soulagement, peine des sens, peine de la maladresse, peine de l'ennemi, peine de mauvaise renommée, peine de la pitié, peine de la bien-veillance, peine de la malveillance, peine de la mémoire, peine de l'ima-gination, peine de l'expectative, peine de l'association des idées. (Bentham, 1789, pp. 32-41) 3 La technique du calcul des plaisirs et des peines est exposée dans l'Intro-duction aux principes de la morale et de la législation (Bentham, 1789, p. 30-31). Le procédé est aussi décrit dans un fragment reproduit dans la Formation du radicalisme philosophique ; voir Halévy (1901, p. 301, tome 1).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 6: histoire de la pensée

235

l'investissement, qui viennent compenser la peine liée à l'échec, lorsque celle-ci est trop intense.

Plaisirs de l'acquisition et peines de l'échec anticipés par le faiseur de projets

Pour chaque sensation de plaisir et de peine, Bentham

distingue le produit de la probabilité et de la proximité, du produit de l'intensité et de la durée. Le premier produit ren-seigne sur le caractère incertain de l'investissement, alors que le second informe sur ce que Bentham nomme "l'amplitude de la sensation" qui mesure la satisfaction future ressentie par l'individu. Pour les sensations dont la réalisation est con-ditionnelle à l'issue de l'investissement – c'est-à-dire les sen-sations liées à l'échec ou à la réussite du projet –, il est donc possible de séparer ce qu'on pourrait appeler une utilité certaine – évaluée à partir de l'amplitude – du risque de l'in-vestissement – évalué par le produit de la probabilité et de la proximité. – Le risque de l'opération

La dimension "proximité" du plaisir de l'acquisition ressenti en cas de réussite de l'innovation et de la peine de l'échec éprouvée en cas d'événement défavorable appelle peu de commentaires : comme le démarrage d'une branche nou-velle requiert en général un certain temps, les sensations conditionnelles aux événements "réussite" et "échec" de l'in-novation ne se réalisent qu'à une période relativement éloignée dans le temps, d'où une proximité assez modérée. La probabilité de réussite de l'innovation est proche de zéro et, inversement, la probabilité d'échec se rapproche de l'unité pour deux raisons. En premier lieu, comme le constate Bentham dans la Défense de l'Usure, les chances de réussite d'une innovation sont beaucoup plus faibles que celles des investissements traditionnels, car elle se situe dans une bran-che d'activité nouvelle :

"Mais par la nature des choses, aucune industrie nouvelle, aucune industrie dans laquelle on introduit de nouvelles pratiques, ne saurait offrir une sûreté égale à celle que pré-sente une vieille industrie." (Bentham, 1787, p. 170)

En second lieu, l'environnement peut influer sur la proba-bilité de réussite d'une innovation. A l'époque de Bentham, les innovations, accusées de rompre avec le développement

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 7: histoire de la pensée

236

"naturel" des choses, ne sont jamais accueillies d'un très bon œil1 :

"[…] toutes les découvertes qui se suivent et les applications qu'on en fait constituent autant d'altérations des lois de la nature." (Bentham, 1875, p.103-104)

Une telle peur est diffusée par le langage, lequel sous-tend toujours une connotation positive ou négative. Le terme innovation est malheureusement connoté d'un sens péjoratif :

"Au premier moment une innovation est entourée d'une atmosphère impure ; un amas de nuages formés par les capri-ces et les préjugés flotte autour d'elle, les formes se déna-turent en subissant tant de réfractions différentes dans ces milieux trompeurs." (Bentham, 1802, vol 1, p.80)

Les "caprices et les préjugés" sont l'œuvre du Tribunal de l'opinion publique. Théoriquement, ce tribunal incite un indi-vidu à orienter ses choix vers des actions en accord avec le principe d'utilité générale. Or, comme le souligne Bentham, les individus ne sont pas éclairés. Ils sont ignorants et mani-pulés par des dogmes moraux. L'un des mérites du faiseur de projets est donc de rester sourd au jugement a priori du tribunal de l'opinion publique. Cependant, tout en n'étant pas d'accord avec ce tribunal et même s'il n'est pas directement affecté par la peine de mauvaise réputation – celle-ci n'intervient pas en tant que motifs dissuasifs – qu'inflige généralement l'opinion publique à ceux qui innovent, le faiseur de projets ne peut pas occulter que la population est hostile à l'introduction d'une innovation. A cause de cette hostilité en effet, une innovation risque d'être rejetée par l'o-pinion publique avant qu'elle n'ait le temps de faire ses preu-ves. Il en résulte une surestimation de la probabilité d'échec de l'événement réussite de l'innovation, à cause de l'envi-ronnement institutionnel et, inversement, une sous-estimation de la probabilité de réussite de ce même événement.

– L'amplitude des plaisirs et des peines anticipées par le faiseur de projets

S'il entreprend une innovation, le faiseur de projets benthamien a conscience qu'il risque de subir de nombreuses peines, différentes selon l'issue de l'investissement. Tout d'abord, en cas de réussite, le faiseur de projets sait certes

1 Quel que soit le domaine, le terme innovation était toujours péjoratif. Voir sur ce point Monzani (1985).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 8: histoire de la pensée

237

qu'il touchera une récompense – la patente –, mais, malheu-reusement, celle-ci devra être partagée avec l'Etat : dans la Théorie des Récompenses, Bentham explique que la patente constitue en réalité une "récompense douteuse"1, car le faiseur de projets doit payer une taxe – "impôt sur le génie" – pour le lancement de tout nouveau produit. Cette taxe, pré-cise-t-il, tend à entraver le développement des innovations :

"Il [l'inventeur] va, plein de joie, dans un bureau public demander sa patente. Mais là, que trouve t-il ? Des commis, des hommes de loi, des officiers de l'Etat, qui doivent jouir avant lui des profits de son industrie. […] Voilà un piège que la loi, ou plutôt l'extorsion qui a acquis force de loi, tend à l'industrie inventive. C'est un impôt sur le génie, qui a peut-être coûté à la nation des sommes immenses." (Bentham, 1802, vol 2, p.154)

Ensuite, en cas d'issue défavorable, le faiseur de projets anticipe des peines dues aux pertes matérielles. Comme le lancement d'une innovation requiert généralement un volume considérable de capitaux, ces pertes sont exorbitantes, ce qui accroît l'intensité de la peine anticipée par le faiseur de projets. Ajoutons à cela qu'elle a toutes les chances d'être "fé-conde"2, car le faiseur de projets l'associe à une autre peine engendrée sinon par l'impossibilité, du moins par la difficulté de rembourser d'éventuels bailleurs de fonds qui auraient prêté les capitaux manquants.

Ces motifs dissuasifs sont contrebalancés par des motifs incitatifs qui poussent le faiseur de projets à investir. Il s'agit tout d'abord du plaisir issu du profit, somme d'argent qui lui revient en cas de succès de son investissement3. Ici, le succès n'est pas celui d'un escroc, comme le pensait Smith, mais d'un individu ou, mieux, d'un inventeur qui a conçu le projet et s'est soucié de son exécution jusque dans ses moindres dé-tails. A l'instar de l'inventeur d'une découverte, le faiseur de projets ressent un sentiment de fierté à l'idée d'être le seul à bénéficier d'un tel privilège. Ainsi, le plaisir d'acquisition est composé d'un plaisir d'habilité et d'un plaisir de nouveauté.

1 Bentham ne souhaite cependant aucunement la suppression des patentes ; en garantissant un montant de profits, elles favorisent l'innovation. Néanmoins, dans l'état actuel des choses, le système n'est pas efficace à cause de ces taxes. 2 La fécondité est définie selon Bentham comme la capacité d'une sensation à donner naissance à une sensation de même sens. (Bentham, 1789, p. 29) 3 Plus exactement, il s'agit de la somme qui lui restera une fois qu'il aura payé ses salariés. Voir Bentham (1831, pp.230)

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 9: histoire de la pensée

238

Pour que le faiseur de projets se décide à entreprendre une innovation, il est nécessaire que l'amplitude du plaisir anti-cipé associé au profit compense la faiblesse des dimensions probabilité et proximité1. Bentham écrit :

"l'homme préfère le placement où les profits sont les plus grands, les plus certains, les plus prompts. Offrez-lui une spéculation très hasardeuse, dans laquelle il doit perdre beaucoup longtemps son argent de vue, la valeur de cette expectative est moindre, et il ne s'y livrera pas s'il n'est pas alléché par un grand profit. Dans ce cas, le défaut de certi-tude et de proximité se trouve compensé par une hausse de l'intensité et de la durée." (Bentham, 1875, p. 54)

Cette condition a peu de chance d'être vérifiée : aux yeux du faiseur de projets, le profit apparaît comme la récompense naturelle d'un long travail2. Or, d'après Bentham, condition-nelle à la réalisation d'un événement futur, la récompense gagnée par l'inventeur est "promise". Et, une récompense "promise", aussi grande que soit l'intensité du plaisir qui lui est associé, n'est pas toujours en mesure de constituer un motif suffisamment fort pour inciter un individu à entre-prendre une action :

"Une récompense promise ne suffirait pas toujours pour électriser ce sentiment de plaisir. L'état d'attente résultant d'une promesse est un état mixte et incertain, où dominent tour à tour l'espérance et la crainte." (Bentham, 1802, vol.2, p.173)

On peut avancer deux raisons qui rendent compte de ce phénomène. La première renvoie aux principes psychologi-ques benthamiens. Selon l'auteur, il existe une asymétrie entre les sensations de plaisir et de peine : les premières étant toujours plus fugaces que les secondes, dans le calcul déci-sionnel, le poids des douleurs est toujours plus grand que celui des plaisirs. La seconde raison s'explique par le con-texte dans lequel se trouve le faiseur de projets benthamien à l'époque : comme on l'a signalé, la probabilité d'échec des innovations est proche de zéro, à cause des caractéristiques de ces innovations et de l'hostilité manifestée par l'opinion publique à l'égard des innovations.

1 Cette idée sera mise en avant par des économistes contemporains qui ont étudié la psychologie de l'innovateur. Voir sur ce point l'article de Wärneryd (1988). 2 Le thème de la récompense revient souvent dans les écrits de Bentham. Dans la sphère économique, Bentham y fait notamment référence en ce qui concerne le traitement des salaires (Sigot, 2001).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 10: histoire de la pensée

239

Quel est donc l'élément qui incite définitivement le faiseur de projets à se lancer dans une innovation ? Le goût pour la réalisation d'un projet

Le choix du faiseur de projets benthamien d'entreprendre

une grande innovation devient cohérent si son calcul intègre aussi des sensations anticipées qui renforcent les plaisirs anticipés et atténuent les peines anticipées. C'est effecti-vement le cas : si l'on en croit Bentham, l'individu peut être sensible au fait de réaliser un projet. Les projets…

"ont un avantage sur les créations de l'imagination. Les projets permettent d'ajouter au bien actuel un bien à venir. L'intérêt et l'excitation qu'ils créent sont plus durables que les espérances et les fictions imaginaires, ils ont plus de chances de se développer, d'être fécondés, de produire des projets ultérieurs qui à leur tour en produisent d'autres et ainsi successivement." (Bentham, 1834, p.137)

Cette citation nous informe des propriétés d'un plaisir qui serait lié à la réalisation d'un projet. On ne sait rien sur son intensité, mais sa durée semble grande. En outre, ce plaisir a ceci de singulier qu'il est ressenti par l'individu sitôt que l'in-vestissement est réalisé. Plus exactement, la dimension probabilité est égale à l'unité ou, ce qui revient au même, quelle que soit l'issue de l'investissement, ce plaisir se concrétise de la manière suivante : il vient accroître l'inten-sité du plaisir lié à l'événement favorable – la réussite – et atténuer la peine issue de l'événement défavorable – l'échec. Pour reprendre la terminologie benthamienne de l'Intro-duction aux Principes de la Morale et de la Législation, il est associé au plaisir de la récompense et à la peine anticipée liée à l'issue défavorable. Enfin, ce plaisir lié à l'accomplissement d'un projet féconde aussi d'autres plaisirs : un projet – surtout s'il est de grande ampleur – sous-tend souvent d'autres projets dont la réalisation engendre aussi un plaisir.

Le plaisir de réaliser un grand projet, ignoré à l'époque de Bentham, durant laquelle on considérait le faiseur de projets comme un personnage inconséquent, sera mis en avant par Keynes dans le chapitre XII de la Théorie Générale (1936, p.166)1. Bien qu'avouant son antipathie vis-à-vis de l'utilita-

1 "Si la nature humaine [...] n'éprouvait aucune satisfaction à construire une usine ou un chemin de fer [...], les seuls investissements suscités par un calcul

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 11: histoire de la pensée

240

risme, Keynes avance en effet des propos proches de ceux de Bentham. Tout d'abord, il suggère l'idée que la nature humai-ne est généralement pessimiste et que les entrepreneurs ca-pables de se lancer dans de grandes innovations ne sont pas nombreux. Il explique en outre dans la Théorie Générale qu'au XIXème siècle, période des grandes innovations, les "pionniers" au tempérament sanguin étaient certes attirés par le profit, mais ce motif n'était pas suffisant en raison de la grande incertitude qui régnait sur la réussite de ce type d'in-vestissement. En plus du plaisir lié au profit, ces pionniers éprouvaient aussi un plaisir à "construire une usine ou un chemin de fer".

En guise de conclusion, on notera qu'il apparaît bien que le faiseur de projets benthamien effectue un calcul "moral" au sens où l'entend l'éthique utilitariste. En effet, le faiseur de projets ne cherche pas à fuir telle ou telle peine. Il est attiré par deux catégories de plaisirs, à savoir le plaisir de la ré-compense et le plaisir de réaliser un projet.

LES ORIGINES DE LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE : LA MAXIMISATION DU BONHEUR COLLECTIF

Ce complexe calcul conduit le faiseur de projets bentha-

mien à entreprendre une innovation qui améliore son bon-heur ainsi que celui de la communauté. L'argumentation de Bentham est la suivante.

A l'instar de ce que suggérait Smith, Bentham considère que les faiseurs de projets sont des entrepreneurs qui in-vestissent plutôt dans les manufactures que dans l'agriculture. Et, si avec l'agriculture, la population est moins riche mais plus nombreuse, avec les manufactures, elle est au contraire plus riche, mais moins nombreuse (Bentham, 1787, p. 206)1. Alors que l'agriculture permet d'accroître les biens de sub-sistance, les manufactures, en produisant des biens plus sophistiqués, comme les biens de luxe, favorisent l'abon-dance. Or, cette dernière a ceci de singulier d'être à la fois une condition au maintien du principe de l'utilité collective, ainsi qu'un objectif appartenant au domaine économique : l'abondance traduit une augmentation

froidement établi ne prendraient sans doute pas une grande extension." (Ibid., p. 166) 1 Voir sur ce point Sigot (2000).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 12: histoire de la pensée

241

importante du capital de la nation et garantit alors la croissance économique.

C'est donc en traitant de problèmes éthiques – l'utilité collective –, que Bentham construit une théorie économique qui prend ici la forme d'une théorie de la croissance. Cepen-dant, on notera que celle-ci est présentée de façon originale, en ce sens que Bentham ne consacre pas réellement d'ouvra-ges sur ce thème. Pour décrire le mécanisme d'enrichis-sement induit par les innovations des faiseurs de projets, il utilise habilement des métaphores : le chemin du développe-ment économique par lequel doit passer toute nation pour s'enrichir est comparé à une route pleine de gouffres où chaque entrepreneur risque à tout instant de tomber. Tel le héros grec Curtius, le faiseur de projets est celui qui, suite à un complexe calcul des plaisirs et des peines, a le courage d'emprunter cette route (Bentham, 1787, p. 180). Qu'il tombe ou non dans l'un de ces gouffres, il accomplit une action "utile" pour la société. En effet, s'il y sombre – c'est-à-dire si son projet échoue –, le trou se referme après son passage :

"Chacun de ces gouffres ne se ferme qu'après avoir reçu une victime humaine ; mais alors il est fermé pour toujours, et cette partie de la carrière se trouve désormais sans danger pour ceux qui suivent. […] Il ne s'agit pour cela que de faire l'histoire des projets des temps passés […]. (Ibid., p. 180)"

A travers cette phrase, Bentham semble dire que les échecs de certains faiseurs de projets constituent certes un mal pour l'inventeur ruiné. Toutefois, aussi étrange que cela paraît, ces échecs sont nécessaires (Sigot, 2000) au processus de développement économique. Bentham explique en effet que ces échecs ont au moins l'avantage d'informer les autres faiseurs de projets des erreurs à ne pas commettre en matière d'investissement :

"Si des aventuriers vont se heurter contre un rocher caché sous les eaux, leur naufrage sert d'avertissement aux navi-gateurs qui leur succèdent." (Bentham, 1802, p. 228, vol. 2)

Si la société réussit à tirer profit des échecs de malheureux faiseurs de projets, elle a encore plus à gagner de leurs succès. Les innovations victorieuses des faiseurs de projets sont à l'origine d'un effet d'entraînement technolo-gique dans d'autres secteurs de l'activité économique. Ceci est expliqué, là encore, à l'aide d'une métaphore :

"Que Titius découvre une mine ou fasse une prise, il n'en est pas plus facile, et au contraire il n'en devient que plus difficile pour Sempronius de découvrir une autre mine ou de

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 13: histoire de la pensée

242

faire une autre prise. Mais que Titius invente une nouvelle couleur, plus brillante et plus solide que celles en usage ; qu'il invente une nouvelle machine, plus puissante que celles qui existent ; qu'il découvre un système de culture plus avan-tageux que celui qui est pratiqué : mille teinturiers, dix mille artisans, cent mille cultivateurs, peuvent reproduire et multiplier ses succès." (Bentham, 1787, p. 180)

D'un point de vue analytique, tout se passe comme si l'économie était constituée de deux secteurs d'activité, dirigés par deux types d'entrepreneurs différents. A côté des faiseurs de projets qui entreprennent de grandes innovations, on rencontre des entrepreneurs – les hommes de prudence commune – qui se contentent d'investissements moins risqués. Bien que critiqués par Bentham dans la Défense de l'usure1, ces hommes de prudence commune sont néces-saires : "teinturiers, artisans ou cultivateurs", ils forment un secteur d'activité traditionnel qui imite et reproduit les innovations introduites par le secteur des inventions, second secteur d'activité, gouverné par les faiseurs de projets. C'est l'interaction entre ces deux secteurs, qui garantit la croissance des richesses. En effet, d'un côté, le secteur traditionnel offre un débouché aux nouveaux produits des faiseurs de projets et, de l'autre côté, la productivité du travail des entreprises du secteur traditionnel dépend des nouvelles inventions des faiseurs de projets.

Assurément, Bentham reconnaît aussi que les innovations entraînent des conséquences négatives en termes de bien-être pour les individus. Elles accentuent la mécanisation, laquelle provoque une destruction des emplois dans certaines bran-ches d'activité car :

"Ce qui était fait par deux mille étant fait par mille, il vous reste mille hommes disponibles pour les mêmes travaux, ou pour d'autres." (Bentham, 1802, p. 224, vol.2)

Mais aussi néfastes soient-elles, ces conséquences sont toujours transitoires et ne doivent pas inquiéter l'opinion publique : comme on l'a vu, les faiseurs de projets sont des individus talentueux si bien que leurs manufactures ne sont pas des entreprises chimériques. Grâce à l'effet d'entraîne-ment technologique sur d'autres secteurs d'activité, les ou-vriers sans emploi ont la possibilité de se reconvertir dans de

1 Bentham oppose les hommes de prudence commune aux faiseurs de projets. A la différence des faiseurs de projets, les premiers écoutent le tribunal de l'opinion publique au sujet des innovations.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 14: histoire de la pensée

243

nouvelles entreprises. Par suite, le chômage dû à la suppres-sion d'emploi est rapidement éradiqué.

Les innovations victorieuses des faiseurs de projets en-gendrent des irrégularités dynamiques qui, d'après Smith, entraînent, sur le long terme, des effets dépressifs : les fai-seurs de projets donnent naissance à un développement éco-nomique "lent" et "incertain" (Smith, 1776, p. 475)1. C'est pourquoi, toujours d'après l'auteur de la Richesse des Na-tions, il valait mieux se passer de ces faiseurs de projets – d'où, le maintien des lois sur l'usure à un taux d'intérêt assez bas. Chez Bentham, les irrégularités sont inhérentes au pro-cessus de développement d'une nation. Il y a toujours une période durant laquelle la croissance est plus que chaotique, à cause des erreurs des faiseurs de projets – c'est la période durant laquelle les pionniers tombent dans les gouffres. Mais, dans un second temps, lorsqu'enfin une innovation réussit, la croissance des richesses s'accélère. Ces phases d'accélération de l'activité économique sont complètement fortuites et rares. Elles sont fortuites car les inventeurs sont des hommes dont le talent ne résulte pas d'un processus d'apprentissage. Elles sont rares car les faiseurs de projets n'ont guère de possibilité de trouver des fonds sur le marché du crédit.

Et, d'après Bentham, si les mentalités ne changent pas, c'est-à-dire si les individus restent hostiles aux innovations et si on maintient les lois sur l'usure, les innovations demeure-ront trop rares… Dans ces conditions, la quantité de ri-chesses créée risque de diminuer. Bentham le suggère, là encore, à travers une métaphore :

"[…] quand on se borne à vivre, l'Etat languit et le flam-beau de l'industrie ne jette plus que des étincelles mou-rantes." (Bentham, 1802, p. 66, vol. 2)

Ceux qui se "bornent à vivre" sont les hommes de pru-dence commune qui ne prennent pas le risque d'accomplir de grandes innovations. Le "flambeau de l'industrie" fait écho aux quelques faiseurs de projets qui ont réussi à entreprendre leur investissement. Ce flambeau se transformera en "étin-celles mourantes" si de nouvelles innovations ne sont pas entreprises. D'un point de vue économique, la disparition des innovations correspond au sacrifice du secteur des manu-

1 Ce développement "lent" et "incertain" est appelé par le "cours rétrograde". Il se caractérise par le fait que les manufactures se développent plus rapi-dement que l'agriculture. Voir sur ce thème Leloup (2001).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 15: histoire de la pensée

244

factures, ce qui revient à négliger l'objectif d'abondance. Cet objectif est certes mineur, mais, si l'on en croit Bentham, l'abondance qui "n'est jamais si distincte de la subsistance" (Bentham, 1802, p. 66) est liée réciproquement à l'objectif des subsistances. Sacrifier l'abondance revient à sacrifier les subsistances :

"Au contraire, plus l'abondance augmente, plus on est sûr de la subsistance. Ceux qui blâment l'abondance, sous le nom de luxe, n'ont jamais saisi cette considération." (Bentham, 1802, p. 59, vol 1)

Du point de vue de son contemporain Smith, la situation économique de l'époque n'est assurément pas la meilleure à cause de la présence de quelques faiseurs de projets qui réussissent à s'infiltrer sur le marché du crédit. Toutefois, grâce aux lois sur l'usure, les hommes prudents restent sur le devant de la scène. La croissance économique est maintenue et l'accès à l'apogée des richesses, bien que plus tardif, ne saurait être compromis. Inversement, pour Bentham, le con-texte économique de l'époque ne favorise guère la croissance des richesses : seuls les rares faiseurs de projets, caractérisés par une idiosyncrasie – le goût pour la réalisation d'un projet – sont susceptibles d'entreprendre des innovations. C'est donc indirectement pour échapper à un processus de développe-ment régressif1, que Bentham souhaite l'abolition des lois sur l'usure. Une plus grande flexibilité sur le marché du crédit permettrait aux banquiers de financer les projets risqués : ils demanderaient un taux d'intérêt plus élevé, proportionnel au risque de l'opération. Si en plus cette libéralisation est accompagnée de mesures incitatives destinées à combler l'asymétrie d'information qui existe lors de la relation de prêt entre les prêteurs et les emprunteurs (Leloup, 2000), le flux des innovations augmenterait, permettant alors des cycles économiques vertueux de plus en plus fréquents.

La rupture intellectuelle entre Bentham et ses con-

temporains est manifeste : à l'inverse de Smith, par exemple, Bentham considère les innovations majeures comme le phé-nomène central du processus de développement d'une nation, d'où, son plaidoyer envers le faiseur de projets. Cependant, la

1 Bentham fait référence à certains pays – Asie mineure, la Grèce, l'Egypte et les côtes d'Afrique – qui ont connu une période florissante grâce à leur richesse naturelle, mais qui, à cause de leurs institutions, se sont appauvris.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 16: histoire de la pensée

245

rupture ne se trouve pas là où on le croit. En défendant le faiseur de projets et l'innovation, Bentham ne souhaite pas émanciper l'économie de la morale : il propose tout simple-ment d'intégrer l'économie dans une nouvelle morale, celle de l'utilité. A ses yeux, le faiseur de projets est un acteur éco-nomique moral et non un individu malhonnête ou tricheur. Ainsi, s'oppose-t-il aussi à Mandeville pour qui le vice privé entraîne le bonheur public1.

Pour autant, son analyse n'annonce pas celle de Schumpe-ter, même si, concernant le personnage de l'innovateur et les conséquences économiques de l'innovation, la ressemblance est grande. La démarche de Bentham est originale : ce sont ses préoccupations en tant que moraliste qui l'amène à traiter de problèmes économiques. Plus exactement, si l'auteur a bien conscience que la richesse peut engendrer le bonheur, c'est ce dernier qui, à son tour, rend les hommes plus ou moins riches.

BIBLIOGRAPHIE

BENTHAM J. (1776), A Fragment on Government, Cambridge University Press, Cambridge, 1988. BENTHAM J. (1787), Defence of Usury, in Jeremy Bentham's Economic Writings, vol I, pp.121-207 (Défense de l'usure, dans Mélanges d'Economie Politique, tome II, Paris, Guillaumin et Cie, pp.521-576, 1848). BENTHAM J. (1789), The Principles of Morals and Legislation, The Hafner Library of Classics, New-York, 1948. BENTHAM J. (1802), Traités de Législation civile et pénale, précédés des principes généraux de législation et d'une vue d'un corps complet de droit, Paris, Bossange, Masson et Besson, 3 volumes, 1802. BENTHAM J. (1813-1815), A Table of the Springs of Action, in The Collected Works of Jeremy Bentham, Oxford Clarendon Press, 1993. BENTHAM J. (1831), The Pannomial Fragments, in The Works of Jeremy Bentham, volume 3. BENTHAM J. (1823-1832), Constitutional Code, in The Works of Jeremy Bentham, part XVII. BENTHAM J. (1834), Déontologie ou Science de la morale, traduit par Laroche, Charpentier, Paris, ed by Bowring, 1837. BENTHAM (1875)2, La religion naturelle, son influence sur le bonheur du genre humain, édité par G. Grote, traduit de l'anglais par M.E. Cazelle. COT A. L. (1992), Jeremy Bentham, un "Newton de la morale", Nouvelle Histoire de la pensée économique, tome I, Paris, La Découverte. DICKSON P.G.M. (1967), The Financial Revolution in England, a Study in the Development of Public Credit, 1688-1756, Macmillan, New-York.

1 La continuité intellectuelle entre ces deux auteurs est suggérée par Mac Closkey (1998). 2 1875 est la date de la parution de l'ouvrage. On n'a aucun renseignement sur la date à laquelle Bentham a écrit cet essai.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur

Page 17: histoire de la pensée

246

DINWIDDY J.R. (1982), Bentham on Private Ethics and the Principle of Utility, Revue Internationale de Philosophie, 36. GOEL U. (1997), Economists, Entrepreneurs and the Pursuit of Economics, European Universities Studies, Heilderberg. HALEVY E (1901-1904), La formation du radicalisme philosophique, vol I : La jeunesse de Bentham ; vol II : L'évolution de la doctrine utilitariste ; III : Le radicalisme philosophique ; Paris, Presses Universitaires de France, 1995. KEYNES J.M. (1936), Théorie Générale de l'Emploi, de l'Intérêt et de la Monnaie, Payot, Paris, 1969. LAVAL C. (1994), Jeremy Bentham, le pouvoir des fictions, Presses Universitaires de France, Paris. LELOUP S. (2000), Pour en finir avec l'usure : l'enjeu de la controverse entre Adam Smith et Jeremy Bentham, Revue Economique, 51 : 4. LELOUP S. (2001), Adam Smith on Economic Development and moral behaviour: does the road to virtue cross the road to fortune?, communication au colloque organisé par The 18th Century Scottish Culture, sur le thème : "Political Economy and 18th Century Scottish Culture", Arlington, Virginie. LYONS D. (1973) : In the Interest of the Governed, Oxford Clarendon Press, Oxford, 1991. MITCHELL W.C (1918), Bentham's Felicific Calculus, Political Science Quaterly, 33 : 2. MONZANI P. (1985), Innovation et nouveautés au XVIIIème siècle, Economie et Société, Œconomia. PESCIARELLI E. (1989), Smith, Bentham, and the Development of Contrasting Ideas on Entrepreneurship, History of Political Economy, 21 : 3. SIGOT N. (2000), Bentham and the Classical Canon, in Reflections on the Classical Canon in Economics, Essays in honor of Samuel Hollander, édité par E.L. Forget & S. Peart, Routledge, New-York. SIGOT N. (2001), Bentham et l'économie : une histoire d'utilité, Economica, Paris. SMITH A. (1776), Enquête sur la nature et les causes de la Richesse des Nations, 4 volumes, traduction de P. Taïeb, Presses Universitaires de France, Paris, 1995. WARNEDYD K-E (1988), The psychology of innovative entrepreneurship, in Handbook of economic psychology, Pays-Bas, KluwerAcademic Publishers, Dordrecht.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 14

6.20

1.20

8.22

- 1

5/05

/201

3 22

h04.

© D

e B

oeck

Sup

érie

ur

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 146.201.208.22 - 15/05/2013 22h04. ©

De B

oeck Supérieur