227
MINISTÈRE DE LA DÉFENSE SECRÉTARIAT GÉNÉRAL POUR L’ADMINISTRATION CAHIERS DU CENTRE D’ÉTUDES D’HISTOIRE DE LA DÉFENSE HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES III GUERRE ET SOCIÉTÉ DANS L EMPIRE OTTOMAN ET LES BALKANS LES PROBLÈMES DE PERSONNEL DANS L ARMÉE FRANÇAISE sous la direction de CLAUDE D’ABZAC-EPEZY chargée de recherches au CEHD CAHIER N° 30 2007

HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

MINISTÈRE DE LA DÉFENSE

SECRÉTARIAT GÉNÉRAL POUR L’ADMINISTRATION

CAHIERS DU CENTRE D’ÉTUDES D’HISTOIRE DE LA DÉFENSE

HISTOIRE SOCIOCULTURELLE

DES ARMÉES III

GUERRE ET SOCIÉTÉ DANS L’EMPIRE OTTOMAN ET

LES BALKANS

LES PROBLÈMES DE PERSONNEL

DANS L’ARMÉE FRANÇAISE

sous la direction de CLAUDE D’ABZAC-EPEZY

chargée de recherches au CEHD

CAHIER N° 30

2007

Page 2: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Introduction..........................................................................................................5

PREMIÈRE PARTIE : GUERRE ET SOCIÉTÉ DANS LES BALKANS

ET DANS L’EMPIRE OTTOMAN ..............................................................................7

Bachi-Bouzouks et Gentlemen : les troupes irrégulières anglo-ottomanesdurant la guerre de Crimée (1854-1856), par Patrick Louvier ..........................9

Les relations entre soldats français et serbes au sein de l’Armée d’Oriententre 1915 et 1918 par Alexis Troude................................................................29

L’image de l’Autre : la Macédoine yougoslave à travers les rapports des attachés militaires français (1912-1939), par Sacha Markovic ........................47

L’occidentalisation des forces armées turques, par Odile Moreau ..................87

Représentations de l’Autre, idéologies et mythologies chez les combattants : le cas des casques bleus en Bosnie (1992-95), par André Thiéblemont ......................................................................................99

DEUXIÈME PARTIE : LES PROBLÈMES DE PERSONNEL DANS L’ARMÉE

FRANÇAISE........................................................................................................107

La légion départementale des Pyrénées Orientales (1815-1820) Un microcosme militaire à l’heure de la remise en état de la défense du territoire national, par Quentin Chazaud ..................................................109

Implantation et activité communistes dans l’armée française de 1926 à 1939, par Georges Vidal ................................................................151

Le problème du service militaire en France de 1940 à 1946, disparition et renaissance, par Claude d’Abzac-Epezy ..................................185

Prosopographie d’une élite militaire : le recrutement des officiers de marine issus de l’École navale entre 1945 et 1969, par Laurent Suteau ..........................................................................................199

Sélection et formation du personnel de la Force océanique stratégique(1965-1980), par Patrick Boureille ................................................................225

Les auteurs ......................................................................................................245

3

TABLE DES MATIÈRES

Page 3: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

INTRODUCTIONPAR CLAUDE D’ABZAC-EPEZY

La commission d’histoire socioculturelle des armées a été créée dès lanaissance du CEHD en 1996. Placée d’abord sous la direction du professeurRaoul Girardet, puis de Pascal Brouillet, elle a pour but de réunir ceux quisont intéressés par l’histoire des sociétés militaires dans tous leurs aspects,en incluant les apports des autres sciences humaines. L’étude des mentali-tés, des perceptions, des cultures, des opinions, des rapports armées-nationa, en effet, depuis près de 30 ans, profondément enrichi les problématiquesde l’histoire militaire. Les découvertes dans ce domaine ont été nombreuseset toujours passionnantes car elles ont presque systématiquement balayé lesidées reçues, tant il est vrai que le regard sur la société militaire est souventnormatif, faute d’une connaissance détaillée de sa complexité.

Deux approches ont permis ce renouvellement de l’histoire militaire :l’appel à l’histoire quantitative et l’étude des perceptions et des comporte-ments. Les deux premiers recueils publiés dans les cahiers du CEHD (nos 7et 19) ont croisé ces ceux angles d’attaque en privilégiant trois champs derecherche : le problème de la société militaire à l’époque moderne, les trans-formations de la période napoléonienne, et l’étude de l’armée française auXIXe siècle. Cette double démarche, quantitative et cognitiviste, est conser-vée dans le présent cahier. Les champs de recherche ont, en revanche, étéredéfinis en fonction du programme annuel des travaux de la commission.Les deux premiers thèmes abordés correspondant aux années universitaires2003-2004 et 2004-2005 sont rassemblés dans le présent volume.

Dans première partie : « Guerre et société dans les Balkans et dansl’Empire Ottoman », les cinq auteurs, Patrick Louvier, Alexis Troude, SachaMarcovic, Odile Moreau et André Thiéblemont mettent en relief plus d’unsiècle de chocs culturels entre les armées occidentales et celles de cettevaste zone géographique. L’histoire montre toutes les tentatives pourcomprendre et dépasser ces différences culturelles au service de l’efficacitémilitaire. Ces tentatives ont parfois été des échecs, comme le montre l’ex-périence des bachi-bouzouks décrite par Patrick Louvier, parfois, aucontraire, elles ont été couronnées de succès, à l’image de l’occidentalisa-tion de l’armée turque, développée par Odile Moreau, ou des liens tissésentre les armées française et serbe après l’opération de Salonique, étudiéepar Alexis Troude. Malgré ces avancées, les schémas de perception del’autre restent marqués par des archétypes de pensée figés, ce que montrentparfaitement les communications de Sacha Marcovic pour l’entre-deux-guerres et d’André Thiéblemont pour les interventions de l’armée françaiseen Bosnie au début des années 1990.

5

Page 4: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Les études consacrées au deuxième thème : les problèmes de personneldans l’armée française aux XIXe et XXe siècle, ne permettent que d’entrevoirun des aspects les plus importants de l’histoire militaire française contem-poraine. En effet, une histoire focalisée sur les conflits et l’armement passele plus souvent sous silence le problème permanent des hommes : commentles recruter, les former, les contrôler politiquement pour s’assurer de leursoumission au pouvoir politique en place ? Ces questions, souvent bien dif-ficiles à résoudre, se retrouvent au début du XIXe siècle, avec l’organisationdes légions départementales, parfaitement décrite par Quentin Chazaud,pendant l’entre-deux-guerres avec le délicat problème de l’activité commu-niste dans l’armée française, que développe l’étude de Georges Vidal ainsique pendant les années 1940-1950, durant lesquelles se pose le délicat pro-blème de la suppression et de la renaissance du service militaire dans uncontexte de guerre et de pénurie matérielle et humaine. Une problématiquetransversale parcourt tous les articles de cette deuxième partie : il s’agit dela différence entre la rapidité potentielle d’une évolution organisationnelle,financière ou technique, et l’extrême lourdeur d’une politique de recrutementet de formation qui ne fait sentir ses effets que des années plus tard. Dès lors,il existe toujours un décalage potentiel entre l’innovation technique et lepersonnel qui est amené à l’accompagner. Cet aspect est bien montré dansles deux dernières études (Laurent Suteau et Patrick Boureille), consacréesau personnel de la Marine nationale, contrainte de s’adapter à la nouvelledonne stratégique des années 1960 et 1970 et de former des officiers etsous-officiers techniquement adaptés à leur nouvelle mission.

L’ensemble de ces études montre ainsi la richesse de l’approche sociocul-turelle dans l’histoire militaire en indiquant deux permanences : la premièreest d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des culturesde guerre souvent incompatibles ou difficilement compatibles entre elles ;la deuxième est d’ordre social, liée à la résistance au changement et aux difficultés d’adaptation de la ressource humaine à la ressource technique.

6

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 5: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

1re Partie

GUERRE ET SOCIÉTÉ DANS

LES BALKANS

Page 6: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

BACHI-BOUZOUKS ET GENTLEMEN :LES TROUPES IRRÉGULIÈRES

ANGLO-OTTOMANES DURANT LA GUERRE DE CRIMÉE (1854-1856)

PAR PATRICK LOUVIER1

Cette étude a pour ambition de présenter une des unités les plus malconnues de l’armée britannique mid-victorienne : les Beatson’s Horse ouIrregular Horse, un corps de cavalerie irrégulière anglo-ottomane constituédurant la guerre de Crimée, que les Français, alliés alors du Royaume-Uniet du Sultan, appelèrent les bachi-bouzouks anglais. Signalée brièvementsouvent en termes ironiques dans quelques ouvrages anglo-saxons, cetteunité n’a guère suscité d’intérêt, un seul et court article lui ayant été consa-cré, à notre connaissance, en 19552. Une chronologie succincte suffit àcomprendre ce dédain.

Envisagée en mars 1854, décidée au mois d’octobre suivant, la formationd’un corps de cavalerie irrégulière de quatre mille hommes sous lecommandement du général anglais Beatson est suivie au printemps 1855par une tardive campagne de recrutement en Asie Mineure et dans lesBalkans. Après le rassemblement de deux mille guerriers musulmans dansla péninsule de Gallipoli en juin-juillet 1855, une suite de rixes et de dés-ordres entraîne, le 29 septembre, la démission de Beatson, puis le déta-chement des bachi-bouzouks en Bulgarie, en décembre 1855. Maintenus àl’écart des zones de combat (Crimée, mer d’Azov, Caucase), les cavaliersottomans sont licenciés en juin 1856. Nous croyons toutefois que l’histoiredes Beatson’s Horse ne se réduit pas à cette chronique sans éclat.

L’intérêt d’une étude consacrée à ce corps se révèle tout d’abord à lalumière des circonstances stratégiques et diplomatiques qui mènent à sacréation aux heures les plus difficiles de la guerre de Crimée, durant l’au-tomne et l’hiver 1854.

Initialement défensif, limité à la seule zone des Détroits, le déploiementdes corps expéditionnaires anglais et français en mars-avril 1854 n’exigealors qu’un engagement militaire restreint, parfaitement compatible alorsavec les contraintes impériales de l’armée royale britannique. Le transfert

9

1 Ce texte est issu de la communication présentée par Patrick Louvier devant la commission d’histoire socio-culturelle des armées, le 9 juin 2005.2 J.-B. CONACHER, Britain in the Crimea 1855-56. Problems of War and Peace, Londres, 1987, p. 127 ;C. HIBBERT, The Destruction of Lord Raglan. A Tragedy of the Crimean War 1854-55, Londres, 1963, p. 29 ;B. D. GOOCH, The New Bonapartist Generals in the Crimean War, La Haye, 1959, p. 99-102 ; M.E.S. LAWS,« Beatson’s Bashi Bazooks », Army Quaterly, 71, 1955, p. 80-85 ; P. W. SCHROEDER, Austria, Great Britain andthe Crimean War, New-York, 1972, p. 342.

Page 7: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

des forces alliées en Bulgarie durant le printemps 1854, l’échec en sep-tembre d’un grand raid contre Sébastopol puis le siège de ce port-arsenalrévèlent l’inadaptation des contingents franco-britanniques dont les capacitésopérationnelles, minées par le choléra durant l’été, sont éprouvées par lescombats et les rigueurs de l’hiver. Alors que le commandement françaisdispose de réserves importantes en Algérie comme en métropole, l’arméeanglaise en Crimée est confrontée à une dramatique pénurie d’hommes enMéditerranée et dans les Îles Britanniques. Pour sauver son corps expédi-tionnaire, l’Angleterre renoue avec les mesures d’urgence qui lui avaientpermis de devenir une grande puissance militaire face à la France révolu-tionnaire et impériale. Le Cabinet mène ainsi de l’Amérique du Nord à laTurquie une ambitieuse politique d’enrôlement et d’embrigadement d’uni-tés étrangères à la solde de la Couronne qui permet d’aligner à la fin de laguerre, en mars 1856, un peu moins de quarante mille soldats européens etturcs. En étudiant la création et la mise sur pied des Beatson’s Horse noussuivons donc, à l’échelle d’une de ces formations, la mutation d’un petitcorps expéditionnaire anglais en armée internationale et son adaptation àdes conditions tactiques et stratégiques bien différentes de celles qu’avaientenvisagées le Cabinet et le commandement au début de la guerre contre laRussie. L’étude des Beatson’s Horse permet dans cette perspective decompléter les travaux que le lieutenant-colonel A. Egerton puis C. C. Bayleyconsacrèrent aux unités mercenaires anglo-européennes durant la guerred’Orient3. Il s’inscrit également dans le prolongement du colloque internationalde novembre 2004 organisé par l’Institut Français d’Études Anatoliennesautour de la Turquie et de la guerre de Crimée.

Les débats et les controverses qui, dès le début de la guerre, précèdent etentourent la création de la cavalerie irrégulière offrent, en second lieu, unstimulant aperçu des limites de la coopération militaire anglo-turque durantla guerre de Crimée. Imaginée sur le modèle d’unités ayant fait leur preuveen Inde, cette cavalerie est certes parfois défendue par les autorités londo-niennes, mais suscite la méfiance puis la hargne du commandement quijoue un rôle décisif dans l’échec de cette expérience. Ce sont les ressortsmentaux et culturels de cette hostilité que nous désirons présenter car ilsoffrent un fascinant éclairage sur le commandement mid-victorien, bruta-lement confronté aux traditions militaires de l’Empire ottoman.Exclusivement françaises et anglaises, les sources que nous avons utiliséespermettent également de saisir l’incompréhension et parfois l’indignationqu’inspirent aux irréguliers ottomans les règles disciplinaires au sein des

10

3 C. C. BAYLEY, Mercenaries for the Crimea. The German, Swiss and Italian Legions in British Service 1854-1856,Londres, 1977; A. EGERTON, « The British German Legion, 1855-1856 », JRUSI, 66, 1921, p. 469-476.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 8: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

armées occidentales du milieu du XIXe siècle4. Si nous suivons John Keegan,cette difficile coopération anglo-ottomane illustre l’abîme qui sépare encore alors une culture occidentale de la guerre, soucieuse de maîtriser labrutalité militaire pour mieux l’exploiter sur le champ de bataille, d’unecivilisation guerrière balkanique et levantine, où la violence, étroitementlimitée durant les combats, frappe en priorité les non-combattants5. Sansprétendre offrir des conclusions originales, cette étude prolonge également,nous semble-t-il, les remarques nuancées qu’Alain Gouttman avance surl’échec des Spahis d’Orient, unité irrégulière franco-ottomane levée et dis-soute avant l’expédition de Crimée6.

Bâti sur une indispensable trame chronologique, notre propos débuterapour l’intelligence générale du sujet par l’aperçu des circonstances qui a-mènent le Royaume-Uni, allié à la France, à sortir d’une approche navale dela question d’Orient pour déployer dans les Détroits puis en Bulgarie vingt-cinq mille soldats entre mars et juin 1854. Le projet d’une force arméeanglo-ottomane, envisagé en mars, et l’opposition tenace que suscite ce planavant l’expédition de Crimée forment la seconde partie de l’étude. Le recru-tement, l’organisation des Beatson’s Horse, les circonstances militaires etdiplomatiques qui entraînent leur mise en quarantaine entre septembre 1855et juin 1856 forment la troisième et dernière partie de cette contribution.

LE ROYAUME-UNI ET L’INTÉGRITÉ DE L’EMPIRE OTTOMAN : DE L’ACTION

NAVALE À L’INTERVENTION MILITAIRE (1833-1853)

Sensible dès le début du XVIIIe siècle, incontestable au début du sièclesuivant, le déclin de l’Empire ottoman détermine les politiques balkaniqueset proche-orientales des grandes puissances européennes. Non sans hésita-tion, le Royaume-Uni adopte dans les années 1830 une ligne de conduitepro-réformatrice qui vise à soutenir la modernisation de l’État ottoman, soninsertion dans la première mondialisation (1815-1914), tout en maintenantson unité territoriale face aux visées égyptiennes, russes et balkaniques. Lesmotivations de cette politique, tout à la fois libérale et conservatrice,forment un écheveau complexe d’intérêts « moraux » et matériels : démon-trer la vitalité d’un Empire modernisé selon les principes libéraux, assurer

11

4 Ont été consultées au SHD/TERRE (aujourd’hui la Division Terre du Service Historique de la Défense) les pièces du carton G 1/247 relatives au Spahis d’Orient et aux bachi-bouzouks anglais. Outre quelques piècesmanuscrites, l’IOL (India Office Library) contient d’intéressantes brochures qui permettent de reconstituer« l’affaire Beatson ». Les sources britanniques officielles les plus utiles se trouvent au PRO (Kew) dans lesfonds WO (War Office) et FO (Foreign Office). Les sources imprimées (surtout Panmure Papers et FurtherCorrespondence relative to the Military expedition to the East, mais aussi Englishe Akten zur Geschichte desKrimkriegs) offrent de précieuses ouvertures sur les motivations londoniennes. Les sentiments des irréguliers« turcs » sont à reconstituer à partir des souvenirs et des lettres des officiers français et britanniques (Noé,Money, Butler).5 J. KEEGAN, Histoire de la guerre, t. 1, La guerre dans l’histoire, Paris, éd. française 1996, p. 23-35.6 A. GOUTTMAN, La guerre de Crimée 1853-1856. La première guerre moderne, Paris, 2nde édit., 2003, p. 166-179.

PATRICK LOUVIER

Page 9: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

la promotion et l’intégration des minorités non-musulmanes et maintenir àl’abri des ambitions étrangères le tracé syro-irakien d’une route postaleanglo-indienne. Pendant près de deux décennies (1833-1853), la défensearmée de l’Empire ottoman repose essentiellement sur l’escadre de laMéditerranée, qui joue ainsi un rôle décisif dans le règlement de la secondecrise de Syrie en 1840 en appuyant par une série de raids et de bombardementsla reconquête turque du Liban. Ne disposant alors que d’un millier de marineset de matelots débarqués, l’amiral Stopford et son très entreprenant second,le commodore Napier, mobilisent alors avec succès des moyens militairesde fortune : quelques milliers de soldats réguliers turcs auxquels se rallientles tribus libanaises dont les guerriers accablent les colonnes égyptiennes7.Pendant les six années qui suivent la guerre de Syrie, le rétablissement militaireottoman au Levant et dans les Balkans, l’apaisement du contentieux anglo-russe sur les Détroits par la Convention du 13 juillet 1841, la prudence dela France au Liban rendent inutile toute ingérence armée. Après la tourmenterévolutionnaire et nationaliste de 1848, cette conjoncture favorable prendtoutefois fin8.

En 1849, Anglais et Français déploient leurs escadres dans les paragesdes Détroits pour soutenir le Sultan qui refuse de livrer les réfugiés hon-grois et polonais que réclament Vienne et Saint-Pétersbourg. Deux annéesplus tard, la lutte d’influence que la France engage en Palestine contre laRussie incite le tsar Nicolas Ier à renouer avec la politique d’ingérencearmée des années 1830, ce que l’Angleterre ne peut plus accepter. Se rap-prochant de la France, le gouvernement Aberdeen (décembre 1852-février1855) quitte progressivement son rôle d’arbitrage pro-russe dans la ques-tion des « Lieux Saints » pour un ostensible soutien à la Turquie dont lesingénieurs militaires anglais grossissent les défaillances. Source d’embar-ras sanitaires et diplomatiques, le détachement de deux escadres, françaiseet anglaise, en juin 1853 dans la rade de Bésika au sud-est des Dardanelles,s’avère une décision malheureuse. Elle ne prévient pas l’occupation desprincipautés danubiennes de Valachie et de Moldavie par les armées russes,le 2 juillet 1853, puis entrave leur retrait. Elle encourage, enfin, le belli-cisme de la Porte qui déclare la guerre à la Russie, le 5 octobre 1853, avantd’ouvrir deux fronts sur le Danube et le Caucase.

Accueillies avec enthousiasme par les Stambouliotes, les hostilitésrépondent en effet aux attentes de la majorité des sujets musulmans duSultan qui voient l’occasion de conjurer enfin le recul territorial del’Empire et le déclin politique du dar-el-islam. Si l’armée régulière, réor-ganisée depuis les années 1830 sur le modèle occidental supporte le fardeaudes opérations, trente mille volontaires répondent au djihad, suivant une

12

7 P. LOUVIER, La puissance navale et militaire britannique en Méditerranée (1840-1871), thèse de doctorat d’his-toire non publiée sous la direction du professeur G.-H. SOUTOU, Paris IV, 2000, vol. 1, p. 123-150.8 H. TEMPERLEY, England and the Near East. The Crimea, Londres, 1964, p. 61, 120-121, 224-229.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 10: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

coutume ancestrale, et rallient le front du Danube pour y combattre lesRusses en « francs-tireurs » de l’islam. Sans enthousiasme, le comman-dement ottoman, qui ne dispose plus de l’excellente cavalerie irrégulièreturcomane et tatare des XVIIe et XVIIIe SIÈCLES, emploie les services de cesbachi-bouzouks, littéralement les « têtes brisées », originaires des confinsasiatiques et balkaniques de l’Empire9.

En dépit de succès initiaux, les Ottomans subissent, le 30 novembre1853, un revers spectaculaire en mer Noire où une division de sept frégatesembossées dans le port de Sinope est détruite. Accueillie avec consternationà Londres comme à Paris, la nouvelle de la défaite (ou « massacre ») deSinope suscite, les mois suivants, les hypothèses les plus pessimistes. Siles flottes alliées pénètrent en mer Noire au début du mois de janvier 1854pour escorter les transports des troupes turcs ni les marins ni les soldatsanglais ne croient plus les marines alliées capables de préserver seules l’in-tégrité des provinces asiatiques ou danubiennes du Sultan. Au début de1854, le spectre d’une descente russe sur les Détroits rentre de nouveaudans la sphère des risques éventuels contre lesquels les analystes suggèrentle déploiement d’une armée européenne pour verrouiller les Dardanelles etle Bosphore10.

LE COMMANDEMENT BRITANNIQUE ET L’ENRÔLEMENT DES FORCES

IRRÉGULIÈRES OTTOMANES : UNE HOSTILITÉ IMMÉDIATE ET DURABLE

(MARS-SEPTEMBRE 1854)

Trois mois avant la déclaration de guerre à la Russie, les 27 et 28 mars1854, la nécessité d’un engagement militaire s’impose à Londres comme àParis. Envisagé en janvier 1854, le détachement d’un corps expéditionnairede vingt mille soldats britanniques, épaulé par une armée française, doitimmédiatement assurer la sécurité des Détroits et permettre éventuellementde mener contre l’arsenal de Sébastopol un raid que les escadres Dundas etHamelin ne paraissent pas pouvoir mener seules. Pour déployer au plus tôtune armée anglaise en Orient, le Cabinet et l’administration militaire mobi-lisent des unités servant dans les Îles Britanniques et dans les forteresses deMéditerranée : La Valette, Corfou et Gibraltar. Rassemblé à Malte enfévrier-mars 1854, le corps expéditionnaire britannique, placé sous lecommandement de lord Raglan (1788-1855), rallie en avril la péninsule deGallipoli que les Alliés barrent d’une ligne de retranchements : les Boulairlines. Alors que les ingénieurs français et anglais planifient la défense deConstantinople, le déclenchement d’une offensive russe sur le front duDanube, le 23 mars 1854, fait craindre le mois suivant l’effondrement des

13

9 L. BELY, J. BERANGER, A. CORVISIER, Guerre et Paix dans l’Europe du XVIIe siècle, Paris, 1991,t. 1, p. 295-298 ; Vicomte de NOE, Les bachi-bozouks et les chasseurs d’Afrique. La cavalerie irrégulière de campagne,Paris, 1861, p. 21.10 D. M. GOLDFRANK, The Origins of the Crimean War, Londres, 1994, p. 251.

PATRICK LOUVIER

Page 11: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

forces du généralissime turc, Ömer Pacha, et leur repli sur Varna au sud dela Bulgarie. À la surprise générale, les forces régulières turques, bienarmées et formées à l’européenne, font bonne figure, tout particulièrementà Silistra (Silistrie) où combattent quelques centaines de bachi-bouzouksque côtoient les officiers et les sous-officiers anglais et français détachéspour fournir au commandement ottoman les cadres instruits qui lui manquent.Anticipant toutefois la chute de Silistrie, les états-majors alliés décident àla fin du mois de mai de prendre position sur les côtes bulgares où sonttransférés, le mois suivant, les premiers éléments des armées anglaise etfrançaise11.

Les forces de cavalerie légère manquent aux armées alliées enBulgarie (mai-août 1854)

Dans les semaines qui précèdent le déploiement des contingents alliés àVarna, plusieurs officiers subalternes et supérieurs perçoivent l’insuffisance,l’impréparation et l’inadaptation des corps expéditionnaires. Si les régi-ments d’infanterie de ligne de l’armée royale, voués à servir outre-mer parrotation, comptaient (en nombre variable) des vétérans des guerres colo-niales, la Brigade d’Infanterie de la Garde et les régiments de cavalerielourde n’avaient plus combattu outre-mer pendant des décennies et n’étaientnullement préparés à opérer sur les vastes étendues semi-désertiques de laBulgarie. Vétéran des guerres cafres, le major Wellesley signale le médiocreentraînement des fantassins de la Garde, incapables de couvrir sac au dosquelques kilomètres en rase campagne, et se moque de leurs officiers qui« grognent terriblement car ils ne sont nullement habitués aux fatiguesqu’endurent les soldats de l’infanterie de ligne12 ». Il manquait égalementaux armées alliées une forte capacité de reconnaissance et de poursuite. Niles Français ni les Britanniques ne disposent alors d’infanterie montée.Détachées en Bulgarie avec lenteur, les cavaleries alliées ne totalisent pasplus de trois mille cinq cents hommes à la veille de l’expédition de Criméeen septembre. La modestie de ces effectifs n’échappe pas aux chefs descorps expéditionnaires ni, bien sûr, à leurs subordonnés13. La surestimationnumérique des forces ennemies déployées sur le front du Danube accentuaiten outre l’impression de déséquilibre. « Nos deux milles dragons ne pour-ront résister aux vingt-sept mille cavaliers que les Russes semblent avoirdétachés en Dobrudja » écrit ainsi en mai un des adjoints du généralCampbell14. Le maréchal de Saint-Arnaud craint alors de voir ses cavaliersétrillés par des nuées de cosaques russes, aguerris par d’innombrables

14

11 M. BATTESTI, La Marine de Napoléon III, Vincennes, 1997,t. I, p. 85.12 E. WELLESLEY, Letters of a Victorian Army Officer, Edward Wellesley, Major 73rd Regiment of Foot, 1840-1854, Londres, 1995, p. 187.13 Chef d’escadron Vico au maréchal de Castellane, 13 octobre 1854, n° 71, in Lettres adressées au Maréchalde Castellane, Paris, 1898, p. 113.14 Lieutenant-colonel Sterling, Varna, 20 mai 1854 in A. STERLING, The Story of the Highland Brigade in theCrimea, réimpression de l’édition londonienne de 1895, Minneapolis, 1995, p. 9.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 12: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

escarmouches contre les tribus circassiennes. Ces considérations tactiqueset stratégiques incitèrent les Anglais comme leurs partenaires à examinerles services que pouvaient rendre les troupes irrégulières ottomanes quiavaient rejoint le front du Danube au début de la guerre.

De ces bachi-bouzouks, les soldats occidentaux ont laissé des tableauxhauts en couleur15 : « Une horde du Moyen Âge », écrit le généralCanrobert, un vieux soldat d’Afrique, « dont le spectacle nous reculait de10 siècles en arrière. Tantôt c’étaient des Arnautes [Albanais] [...] avec desvestes soutachées d’or et la fustanelle blanche plissée autour du corps (...)tantôt des Kurdes au teint basané [...]. Tous étaient armés jusqu’aux dents,de pistolets à pierre, de yatagans recourbés, de kinjars, de kriss, de cou-teaux de boucher16 ». Un des subordonnés du général Yusuf, le vicomte deNoé, évoque ce « pêle-mêle de costumes et d’armures » où chaque soldatest armé « à sa guise qui d’une lance, qui d’un tromblon, qui d’un sabre, quid’une hache17 ». Les descriptions que donnent les Britanniques soulignentavec autant de complaisance l’exotique valeur martiale des bachi-bouzouksde l’armée de Roumélie, « une variété deux fois plus féroce encore que leschefs des anciens clans highlanders ». Le 30 avril 1854, le spectacle de cinqcents cavaliers turcs et kurdes impressionne vivement un jeune officier du88e Régiment d’infanterie de ligne : « Ces zeïbeks [irréguliers asiatiques]étaient solidement bâtis, armés jusqu’aux dents de pistolets et de carabineset [...] chevauchaient de petits et vigoureux chevaux18 ». L’idée d’engagerces bandes revint, semble-t-il, à lord Clarendon, secrétaire d’État auxAffaires étrangères, qui émit cette proposition en mars 1854, probablementsur les conseils de lord Ellenborough, un ancien gouverneur général del’Inde. Cette suggestion n’était nullement surprenante. Les campagnes co-loniales de la première moitié du XIXe siècle avaient en effet montré lavaleur des unités indigènes irrégulières dans les opérations d’éclairage et decontre-guérilla, « sur un territoire étendu et pauvre dont la population esthabituée aux armes19 ». En Inde contre les Mahrattes puis les Sikhs, enAfrique Australe contre les Cafres, l’armée britannique avait constitué etutilisé, avec des succès divers, des forces de cavalerie indigène et d’infan-terie montée. Les traditions militaires et religieuses de l’Empire ottomaninterdisaient-elles une collaboration militaire soutenue ? Dans une lettre du

15

15 L’orthographe s’avère fluctuante dans les dictionnaires du XIXe siècle et de la première moitié du XXe où sontreportés les termes de bachi-bozouk, bachi-bouzouk, bachi-bouzouck et bachî-bozouk. Le mot connaît éga-lement de nombreuses variations en anglais. Nous avons retenu la forme la plus connue qui appartient au cé-lèbre répertoire des vociférations du capitaine Haddock.16 Cité par J. GARNIER dans le Dictionnaire du Second Empire (J. TULARD dir), art. « Yusuf 1808 (?)-1866 géné-ral », p. 1137-1138.17 Vicomte DE NOE, op. cit., p. 25-26.18 Lieutenant-colonel STEEVENS, The Crimean Campaign with the Connaught Rangers 1854-55-56, Londres,1878, p. 21.19 WO 33/6 A (039), J. F. BURGOYNE, Popular Fallacies with regard to our security against invasion, janvier 1858,p. 12.

PATRICK LOUVIER

Page 13: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

8 novembre, l’ambassadeur britannique à Constantinople, lord Stratford deRedcliffe, un fin connaisseur du monde turc, devait évoquer les résistancesque soulèverait la création d’une armée musulmane sous le commandementd’un Européen non converti à l’islam20. Résistances certes, mais non pasrefus. S’il était encore impossible de confier le commandement de troupesottomanes à des chrétiens d’Orient ni même de les intégrer aux arméesturques, le détachement de dizaines d’instructeurs français, anglais et prus-siens dans les rangs des armées égyptiennes et turques avait progressi-vement atténué les anciennes préventions confessionnelles et xénophobesdans les années 1830-1850. Au milieu du siècle, des officiers européensétaient parvenus, sans « apostasier », à se faire obéir au Levant de troupesrégulières, et parfois irrégulières. Durant les opérations de Syrie de 1840,Napier et ses subordonnés avaient ainsi commandé des unités turques et prislangue avec des tribus libanaises. Au début de la guerre russo-turque, descadres volontaires de l’armée des Indes comme le général Cannon, le capi-taine Butler, mortellement blessé en juin 1854, les lieutenants Nasmyth etBullard avaient également joué un rôle décisif dans la défense de Silistrie.

Pour lever et commander une force de supplétifs ottomans, lordClarendon avança le nom d’un cavalier de l’armée des Indes, le colonelWilliam Fergusson Beatson (1805-1872) dont il demanda le détachement enOrient une semaine avant l’entrée en guerre du Royaume-Uni21. Très décriépar la suite, le choix n’étonne guère tant l’homme semblait le plus qualifiépour cette entreprise. Après quinze années de service en Inde, cet officiersupérieur, avait rejoint en 1835 les rangs de la British Legion, une armée desoldats de fortune mise à la disposition de la reine Isabelle II d’Espagnecontre les Carlistes. De retour en Inde, en 1837, Beatson avait pris partde 1840 à 1851 à onze campagnes contre les Afghans et les Sikhs. Admirantla rapidité et l’endurance des irréguliers pendjabi, cet éminent cavalier del’armée du Bengale avait constitué et commandé en 1844 une force de cetype, la Bundelkund Legion, qui avait mené des opérations de harcèlementet de reconnaissance en territoire sikh22.

L’hostilité du commandement : un écheveau de préjugés et d’appréhensions

Parvenant en Bulgarie en mai 1854, Beatson, froidement accueilli par leHaut commandement, est contraint pendant cinq mois à une quasi-inacti-vité, lord Raglan refusant toute coopération militaire anglo-ottomane.L’indifférence et l’hostilité du commandement anglais contrastent avec levif intérêt que le maréchal de Saint-Arnaud (1798-1854) porte, à la fin duprintemps, aux irréguliers ottomans pour des raisons tant stratégiques que

16

20 FO 352/48 (7), Lord Stratford de Redcliffe à lord Clarendon, 8 novembre 1854.21 IOR/L/PS/3/42, Lord Clarendon à sir Charles Wood, 17 mars 1854.22 « Beatson, Lt. Gen. Wm Ferguson », in Foreign Office List, 1869, p. 58-59.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 14: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

politiques. Après avoir envisagé de démonter les bachi-bouzouks pour faci-liter la remonte de ses unités, le commandant en chef de l’armée d’Orientappuie en mai la création d’un corps provisoire de cavalerie légère irrégu-lière, les Spahis d’Orient. Placés sous le commandement d’une célèbre fi-gure de l’armée d’Afrique, le général Yusuf, les bachi-bouzouks suscitentles réserves de l’empereur qui laisse toutefois Saint-Arnaud poursuivrel’expérience. Loin de s’opposer à l’initiative française, le commandementottoman la seconde pour se débarrasser de ces bandes irrégulières qu’ilcontrôle mal23.

L’inaction de Beatson, qui finit par rejoindre, en désespoir de cause, labrigade de cavalerie lourde du général Scarlett, tient à un écheveau de pré-jugés et de motivations éthiques et tactiques que les consignes et instructionslondoniennes ne parvinrent jamais à dénouer.

Préjugés sociaux et militaires tout d’abord. La carrière de Beatson s’estpresque toute entière déroulée en Inde quand ce dernier parvient enBulgarie où il se trouve isolé. Sans être les chefs incapables et bornésqu’une historiographie classique a stigmatisés, ni le chef de la cavalerieanglaise, lord Lucan, ni son irascible beau-frère, lord Cardigan, ne pou-vaient être favorables à un homme dont l’expérience militaire était dérou-tante et d’autant moins considérée que les unités anglo-indiennes passaientpour des troupes de second ordre, très inférieures aux forces européennes24.Cherchant à renforcer sa brigade de cavalerie légère, lord Raglan n’évoquenullement l’envoi de cavalerie indienne, mais suggère en mai, avant de l’ob-tenir en juin, le détachement d’un régiment de la cavalerie royale anglaise,le 10e Hussard, qui servait alors dans l’armée du gouvernement de Bombay25.

Au-delà des seuls préjugés anti-indiens, c’est l’illégitimité et le dangerd’une cavalerie irrégulière ottomane que le commandement britanniquesuspecta et dénonça.

17

23 Le commandement français s’efforça de donner à l’encadrement des Spahis d’Orient une certaine cohésion.Dans la liste des officiers pressentis par Saint-Arnaud sont reportés les noms de huit officiers et sous-officiersdu 2e Cuirassiers. Si les chefs de corps ont été choisis avec un soin particulier, l’encadrement subalterne n’apas correspondu aux critères définis initialement. Établie le 28 juin, la liste des officiers des 1er et 2nd régimentsdes Spahis d’Orient révèle la prédominance des « Africains » cavaliers ou fantassins (Zouaves, TirailleursIndigènes, Spahis et Chasseurs d’Afrique). La sélection des officiers de cavalerie, dont une vingtaine en non-activité fut rappelée au service, suscita les mises en garde des Bureaux parisiens. G 1/247, Général de Saint-Arnaud, maréchal de France, au ministre de la Guerre, 30 mai 1854 ; Ibid., chef d’état-major du corpsexpéditionnaire, Cavalerie. Spahis d’Orient. Nomination d’Officiers, 28 juin 1854; M. LEPINE, Le maréchal de Saint-Arnaud d’après sa correspondance et des documents inédits (1798-1854), Paris, 1928-1929, t. 2, p. 311, 362-364.24 Les défaillances au combat des cipayes hindous et musulmans durant les campagnes menées contre lesAfghans et les Sikhs (1842 ; 1845-46 ; 1848) avaient en effet nourri outre-Manche les préjugés les plus odieu-sement convenus sur la supériorité des « troupes blanches » de l’armée royale et de la compagnie des IndesOrientales sur les « troupes noires » et leurs officiers.

C. MARKOVITS (dir), Histoire de l’Inde Moderne 1480-1950, Paris, 1994, p. 323-338.25 IOR/L/P/S/3/42, Duc de Newcastle à sir Charles Wood, 3 juin 1854.

PATRICK LOUVIER

Page 15: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Aux yeux de Raglan et de ses subordonnés, la première tare de ces unitésirrégulières était leur ignorance totale des « lois » de la guerre qui, sans êtreencore codifiées au milieu du siècle, déterminent (plus ou moins effica-cement) la conduite des armées en Europe de l’Ouest depuis le XVIIIe siècle.Ces règles admises, sinon respectées, qui sont l’autre face d’une brutalisa-tion croissante des batailles depuis le XVIIe siècle, rejettent toute perfidie,garantissent l’intégrité des prisonniers de guerre et assurent aux non-combattants l’immunité la plus grande possible. Ces principes conditionnentl’indignation des autorités londoniennes et de lord Raglan quand le ForeignOffice apprend, en avril 1854, les atrocités commises par des irréguliersalbanais contre des villages chrétiens en Épire et en Albanie où s’étaientinfiltrées des bandes armées grecques. Engagée au nom de la civilisation etde la promotion des minorités chrétiennes d’Orient, l’intervention alliée sevoyait malencontreusement associée à une répression incontrôlée, sourcesde nouvelles révoltes, justifiant en outre l’ingérence du tsar dans les affairesreligieuses des Balkans. Informé des brutalités que les irréguliers musul-mans infligeaient aux chrétiens de Bulgarie, Raglan f it savoir àConstantinople comme à Londres sa résolution de « ne jamais compter surune telle force » dont la collaboration niait la politique pro-réformatrice del’Angleterre26. La colère méprisante de lord Raglan révèle en définitivel’incompréhension occidentale des fondements religieux de l’Empire ottoman.Là où lord Raglan, pur produit de l’aristocratie insulaire des Lumières, chré-tienne et philanthrope, voyait d’inexcusables monstruosités, les sujetsmusulmans du Sultan ne pouvaient que saluer une légitime opération demaintien de l’ordre sur les marches de l’islam. Contre des populations chré-tiennes soupçonnées de vouloir s’émanciper du pacte de protection et desoumission les liant au calife, le déclenchement de violences terroristes sem-blait en effet une entreprise de représailles justes et nécessaires, puisqu’ellesassuraient la légitime prééminence musulmane dans le dar-el-islam27.

La deuxième tare des bachi-bouzouks était leur détestable réputationd’indiscipline. Gardant en mémoire les brigandages répétés auxquelss’étaient régulièrement livrées certaines bandes irrégulières espagnoles, niRaglan ni les autres Peninsular Veterans qui le secondaient ne voulaients’embarrasser de maraudeurs levantins28. Quelques officiers plus jeunes, ettout particulièrement des vétérans de l’armée d’Afrique, sentirent que les

18

26 J. SWEETMAN, Raglan. From the Peninsula to the Crimea, Londres, 1993, p. 206.27 On peut, à titre de comparaison, lire les pages que B. Étienne consacre aux massacres de Damas de 1860où les ambiguïtés d’Abd-el-Kader et ses réticences devant le processus d’émancipation des chrétiens duLevant sont exposées.

Art. « Dhimma », in Encyclopédie de l’Islam, ss. la dir. de B. LEWIS, Ch. PELLAT, t. SCHACHT, t. II, C-G, Leyde-Paris, 1977, p. 234-236 ; B. ETIENNE, Abdelkader, Paris, 1994, p. 290-296.28 J. W. FORTESCUE, A History of the British Army, Londres, 1929, vol. XIII, p. 43.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 16: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

irréguliers kurdes, tcherkesses ou albanais suivaient en fait certaines règlesqui les distinguaient de simples brigands. Tout comme les guérilleros espa-gnols ou les klephtes des montagnes helléniques, les arnautes albanais, leszeïbeks, ou les bachi-bouzouks du Kurdistan et du Levant rejoignaient labannière d’un compatriote ou d’un coréligionnaire dont les talents et labonne étoile préservaient ses compagnons d’affrontements meurtriers etleur assuraient d’heureux coups de main et un large butin avant de se reti-rer de la zone des combats durant la mauvaise saison29. Cette forme de« honorable » et fructueuse, maintenue quasiment intacte depuis l’époquemédiévale et moderne, était bien évidemment demeurée étrangère aux muta-tions tactiques et disciplinaires qui avaient permis aux XVIIe et XVIIIe sièclesde forger l’inhumaine machine de guerre occidentale. De parades, de servicelong, de vénérables traditions régimentaires, d’obéissance aveugle au combatet de lutte sans esprit de recul, il n’était évidemment pas question pour cescombattants volontaires, ces « francs-tireurs » de l’islam qui, maîtres de leursarmes et de leurs montures, ne suivaient que leurs chefs tribaux comme lacélèbre Kara Fatima, ou les meilleurs d’entre eux, en méprisant ouvertementl’embrigadement servile et dégradant des troupes régulières du Sultan.

Les péripéties du front du Danube durant l’été 1854 justifièrent plei-nement le refus ou l’indifférence du commandement britannique. À la findu mois de juin, l’armée russe, craignant l’entrée en guerre de l’Autricheaux côtés des alliés, leva le siège de Silistrie et se replia en Roumanie, avantd’évacuer les Principautés. Sans doute pour fixer l’attention de ses adver-saires sur le front européen, le généralissime français engage, le 21 juillet,trois divisions dans les marécages de la Dobroudja (ou Dobrutsha) où lesrégiments des Spahis d’Orient sont également déployés. Cette campagnetourne, le mois suivant, au désastre : le choléra et les désertions désagrègentles régiments français de bachi-bouzouks dont quelques unités se heurtentles 28 et 29 juillet aux arrière-gardes cosaques. L’échec s’avère si patent quele commandement français suspend l’expérience, licencie et désarme, le14 août, les Spahis d’Orient30. Ulcéré par leurs réclamations et leurs troubles,le général Ömer pacha fit parallèlement massacrer les plus indisciplinés desbachi-bouzouks qui avaient rallié sa bannière. Suivant un usage multisécu-laire, les survivants, démobilisés à l’automne, se retirèrent soit dans leurspays soit dans les ports du Levant et des Balkans.

L’échec de la campagne de Crimée en octobre 1854 et la rapide détério-ration de la situation sanitaire et opérationnelle devaient contraindre le gou-vernement et le commandement à revoir la question des troupes irrégulières.

19

29 J. FORTESCUE, op. cit., t. 1, p. 32 ; R. MANTRAN, Histoire de l’Empire Ottoman, Paris, 1989, p. 328-329.30 A. GOUTTMAN, op. cit., Paris, 2e édition, 2003, p. 169-174 ; M. LEPINE, op. cit., vol. 2, p. 367-368.

PATRICK LOUVIER

Page 17: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

DE LA CRÉATION DES BEATSON’S HORSE À LA DISSOLUTION DES IRREGULAR

HORSE : PROJETS, AVANIES ET ÉCHEC DE LA CAVALERIE IRRÉGULIÈRE ANGLO-TURQUE (OCTOBRE 1854-JUIN 1856)

Lancée le 5 septembre 1854, l’expédition de Crimée est initialementconçue comme une descente contre le port-arsenal de Sébastopol dont lefront terrestre demeurait inachevé. Dans les semaines qui suivent l’échec dubombardement terrestre et naval du 17 octobre 1854, le corps expéditionnaireanglais, alignant vingt-sept mille soldats très éprouvés par les combats et lefroid, ne peut recevoir que de médiocres renforts prélevés sur les rares uni-tés disponibles au Royaume-Uni (20 000 hommes) et dans les forteressesméditerranéennes. Dès le mois de novembre, l’armée de lord Raglan ne sub-siste que par l’appui logistique et opérationnel des Français. Si l’Angleterreest alors la troisième puissance militaire européenne, la dispersion de sesunités des Antilles au Pacifique Sud, la sécurité des possessions indiennes,la faiblesse du recrutement insulaire, moins de cinq mille hommes par mois,retardent et limitent les renforts durant l’hiver et le printemps31.

L’affaiblissement de l’armée britannique en Crimée et l’enrôlementdes forces étrangères

Pour sauver l’efficacité opérationnelle de l’armée de lord Raglan etmaintenir l’apparence d’un partenariat militaire avec les Français, lordAberdeen puis lord Palmerston, rappelé aux affaires en février 1855, entre-prirent d’employer des forces étrangères. Le Cabinet recruta avec des succèsdivers des mercenaires suisses, allemands et italiens regroupés en« légions » nationales. On se tourna vers les partenaires ou les alliés desecond ordre comme le Piémont, entré dans la coalition anti-russe le 21 jan-vier 1855, et la Turquie, dont quinze mille soldats réguliers et cinq milleréservistes furent placés sous commandement anglais, le 12 mars 1855, encontrepartie d’une assistance navale et d’un support financier et technique.C’est dans cette recherche désespérée de soldats, que s’inscrit la créationdes Beatson’s Horse, dès le début du siège de Sébastopol, quand l’affaiblis-sement numérique du corps expéditionnaire devient enfin perceptible. Sansignorer l’opposition à ce projet de Raglan qui l’avait explicitement condamnéen juillet, le duc de Newcastle lui fait connaître, le 19 octobre 1854, la créa-tion d’une force de cavalerie irrégulière de quatre mille hommes placés sousles ordres du colonel Beatson, promu général le 1er novembre. La démobili-sation des bachi-bouzouks, dispersés au Levant, au sud de la mer Noire eten Macédoine, retarde toutefois leur recrutement qui s’ouvre au début dumois de février 1855.

20

31 P. LOUVIER, thèse citée, vol. 1, p. 268-274.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 18: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Suivant les instructions du duc de Newcastle et de son successeur, FoxMaule, second baron Panmure, le général Beatson détacha, le 9 février,quatre agents recruteurs à Beyrouth et deux hommes à Salonique, puis unagent à Sinope, le 17 du même mois32. Afin de faciliter le recrutement desirréguliers, les autorités londoniennes placèrent Beatson sous l’égide del’ambassadeur britannique, lord Stratford de Redcliffe, qui avait joué unrôle actif dans la défense du front du Danube au premier semestre 1854.C’est toutefois du War Office que relevaient le financement et l’enca-drement des Beatson’s Horse. Seul chef de corps britannique à ne pas êtresoumis au haut-commandement en Crimée, mais fortement dépendant deStratford, le général Beatson fut investi de pouvoirs financiers extraordi-naires le 12 mars 1855, quand lord Panmure l’autorisa à régler lui-même lasolde de ses officiers et de leurs soldats33. Douze jours plus tard, le WarDepartment entreprit de fournir deux mille carabines et deux mille sabres àla nouvelle unité. Le ton des instructions officielles comme la modestie decertains moyens administratifs montrent néanmoins la réserve du WarOffice. Dans les mois qui suivirent sa démission en septembre 1855,Beatson devait dénoncer les obstacles dressés par les autorités londoniennesqui auraient ainsi retardé l’envoi de fonds jusqu’en février 1855. Si la cor-respondance de Panmure est d’une incontestable froideur à son égard,Beatson ne paraît pas avoir été la victime d’un complot mené par l’esta-blishment militaire. Le secrétaire d’État à la Guerre devait plus vraisembla-blement le tenir pour un de ces hommes de guerre habitués à une grandeindépendance mais aux médiocres talents administratifs. Sans doute pouréviter les déboires qu’avait rencontrés le général Yusuf durant l’été 1854,Panmure devait ainsi ordonner au chef de corps de la cavalerie irrégulièrede limiter à deux mille le nombre des recrues en attendant son rapport sur« les campagnes de recrutement et le comportement » des engagés34.

« Tant valent les hommes tant valent les choses35 »

Quittant Constantinople en juin 1855, Beatson établit son quartier-géné-ral aux Dardanelles où parvinrent, le 10 de ce mois, les premiers contin-gents de son corps. Parallèlement, un camp fut établi à Beyrouth où unmillier d’hommes fut rassemblé durant l’été. Un rapport indique enfin en

21

32 Général Beatson au duc de Newcastle, 19 février 1855, in Major général BEATSON, The War Department andthe Bashi Buzouks, Londres, 1856, p. 6-7.33 Further Correspondence relative to the Military expedition to the East, V, Lord Panmure au major généralBeatson, 12 mars 1855, n° 389, p. 479.34 Further Correspondence (...) op. cit., V, Lord Panmure au major général Beatson, le 23 mars 1855, n° 412,p. 550-551.35 G 1/247, Général de Saint-Arnaud, maréchal de France, au maréchal Vaillant, ministre de la Guerre,30 mai 1854.

PATRICK LOUVIER

Page 19: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

septembre le cantonnement de deux cent trente-sept hommes à Varna enBulgarie. Lord Palmerston envisage alors et à plusieurs reprises le rapidetransfert des unités anglo-ottomanes en Crimée afin de mener les forcesturques d’Eupatoria sur le front d’Asie36. Ces projets londoniens ne tenaientabsolument pas compte des difficultés disciplinaires et logistiques quedevait surmonter Beatson, qui dénonça en juillet 1855 l’inertie de labureaucratie (these pen-and-ink people at home) incapable de lui fournir detalentueux seconds37. Dans une brochure publiée en 1856, l’ancien chef decorps des Irregular Horse réitéra ses plaintes en accusant lord Panmure d’avoirsciemment détaché des « officiers subalternes inexpérimentés provenantdes régiments d’infanterie38 ». Ces critiques, qui font écho au jugementqu’Alain Gouttman porte sur les officiers subalternes des Spahis d’Orient,s’avèrent globalement exactes39. Dans un petit livre de souvenirs et d’anec-dotes pittoresques publié en 1857, Twelve Months with the Bashi Buzuks,Edward Money reconnut ainsi l’intensité des jalousies et des inimitiésaccrues par l’absence de tradition régimentaire, une tare majeure aux yeuxde tout officier britannique40. Provenant de tous les horizons sociaux, sescompagnons formaient en outre un groupe d’une médiocre valeur, d’au-thentiques aventuriers côtoyant des subalternes de l’armée des Indes oud’anciens agents de la P & O.. Si le corps des officiers des Beatson’s Horsemanquait de cohésion et d’un certain panache, quelle fut exactement laresponsabilité du War Office dans cette affaire ? Il n’est pas improbable quele recrutement des officiers de cavalerie de l’armée des Indes fut entravépar les besoins de l’armée régulière anglo-ottomane (Anglo-TurkishContingent) que tentait alors de mettre sur pied le général sir Robert JohnHussey Vivian (1802-1887). Soutenant sans réserve les efforts de Vivian,Panmure s’était attaché à lui fournir les meilleurs volontaires des régimentsservant en Inde en augmentant ainsi la solde des instructeurs du TurkishContingent41. L’objectif avoué était de constituer un corps d’officiers exem-plaires, qui fussent à la fois des gentlemen, scrupuleusement honnêtes, et lespiliers de la discipline régimentaire. Panmure, qui avait servi douze annéesdans les rangs de l’armée royale, ne manifesta jamais la même sollicitudepour les Beatson’s Horse dont l’utilité tactique et politique était en outre plusdouteuse. Inévitablement, les volontaires de l’armée des Indes qui avaientété déboutés et les éléments de second ordre se tournèrent vers la cavalerieirrégulière où les soldes des officiers étaient notoirement excellentes.

22

36 Palmerston à Clarendon, 22 juillet 1855 in Akten zur Geschichte des Krimkriegs (par la suite AGKK), série III,vol. I, n° 539, p. 812.37 B. D. GOOCH, op. cit., p. 66.38 Major général BEATSON, op. cit., 1856, p. 6.39 A. GOUTTMAN, op. cit., p. 176-177.40 E. MONEY, Twelve Months with the Bashi-Bazouks, Londres, 1857, p. 12-18.41 WO 43/980, Lord Panmure au lieutenant général Vivian, 30 avril 1855.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 20: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Une horde de ruffians : les Beatson’s horses dans la péninsule deGallipoli (juillet-septembre 1855)

L’embrigadement des bachi-bouzouks dans la péninsule de Gallipoli s’avéra une tâche difficile. S’ils admirèrent sans réserve leur chef, les irrégu-liers ne comprirent pas cette phase d’instruction qui les maintenait, contretoutes leurs coutumes, loin des zones de combat. Ignorant l’arabe, le kurdeou l’albanais que parlait la majorité des recrues, les cadres et tout particu-lièrement les officiers anglo-indiens les traitèrent dédaigneusement foulantau pied les coutumes égalitaires et méritocratiques des armées ottomanes.Ancien officier de l’armée des Indes, Edward Money rapporte son irritationd’avoir été ainsi traité d’égal à égal par des officiers subalternes turcs. Lesdésertions et les (inévitables) pillages traduisent ce mécontentement. Le17 juillet 1855, le général Larchey, commandant les forces françaises àConstantinople, dénonce « les excès déplorables » auxquels se livrent lesbachi-bouzouks « à la solde de l’Angleterre » et dont les violences, conclut-il, menacent la sécurité générale des établissements alliés dans la péninsulede Gallipoli42. Communiqué au général Simpson, le successeur de lordRaglan, puis à Londres, ce rapport consterna la reine Victoria et lordPanmure43. L’agitation des bachi-bouzouks n’émut guère néanmoins lordPalmerston qui, jeune ministre, avait connu des incidents infiniment plusgraves comme la mutinerie du régiment de Froberg à Malte en 1807.

Frappé par l’inaction des Beatson’s Horse, qui ne pouvaient servir à riendans la zone des Détroits, le Premier Britannique suggéra de les engager àEupatoria en Crimée pour intercepter ou harceler les convois russes entrePerekop et Simphéropol. Ce projet que lord Panmure reprit le 31 juillet,puis le 4 août 1855, devait ainsi permettre de relever les forces d’ÖmerPacha et dégager la forteresse de Kars44. Si de telles vues demeuraient bienchimériques tant l’impréparation des forces de Vivian et de Beatson étaitencore manifeste, le Premier ne cessa de recommander la patience durant lemois d’août : « Il serait déraisonnable (unwise) de licencier et de perdre unebonne force de cavalerie qui nous a coûté beaucoup de temps, d’ennuis etd’argent à rassembler45 ». Palmerston ne put toutefois sauver le crédit desBeatson’s Horse ruiné en août par de nouveaux incidents que le généralLarchey dénonça aux autorités diplomatiques alliées : le 21, les irrégulierssont accusés d’avoir enlevé et battu onze infirmiers de l’hôpital de Mégara ;

23

42 Further Correspondence ..., op. cit., VI, Général Larchey au général Pélissier, 17 juillet 1855, p. 1135.43 Lord Panmure au général Simpson, 4 août 1855, in G. DOUGLAS et G. D. RAMSAY (édit.), The PanmurePapers (par la suite Panmure Papers), Londres, 1908, vol. I, p. 238.44 WO 33/1, Correspondence relative to the Defence of Kars, Lieutenant général Vivian à lord Panmure,4 juillet 1855, n° 5, p. 5 ; Panmure Papers, I, Lord Panmure à la reine Victoria, 31 juillet 1855, p. 324-325.45 Ibid., I, Lord Palmerston à lord Panmure, 12 août 1855, p. 346.

PATRICK LOUVIER

Page 21: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

le 24, quatre recrues albanaises se heurtent à des officiers français ; le 27enfin, un sous-officier français est blessé46. Les causes exactes comme lescirconstances de ces rixes et de ces tensions sont difficiles à débrouiller.L’inimitié qui oppose les contingents français aux irréguliers ottomans s’estprobablement nourrie durant l’été d’insultes, de heurts divers et de petitesvendettas entretenues, selon Beatson, par le consul de France à Gallipoli etle général Yusuf. Sans surprise, les rapports français flétrissent la passivitéquasi-volontaire du commandement anglais. Les sources britanniques sefont largement l’écho de ces critiques. Que Beatson ait couvert ses hommes,de peur sans doute de perdre son prestige de chef de guerre en les livrant,ne fit et ne fait guère de doute. E. Money, un de ses anciens subordonnés,déplora le manque de fermeté de Beatson, que le général Simpson, nonsans une évidente jubilation, croyait être la prochaine victime des bachi-bouzouks : « Beatson sera un chef indépendant », devait-il ainsi écrire, le21 août 1855, « aussi longtemps que sa bande s’abstiendra de l’assas-siner47 ». Les analyses londoniennes furent plus nuancées. Avec finesse,Palmerston vit dans les plaintes et les réclamations françaises l’occasioninespérée de faire déguerpir de la zone des Détroits la seule unité britan-nique qui demeurait à proximité de la capitale ottomane où stationnaient…vingt mille Français. Sans ignorer les défaillances de l’encadrement, qu’ilévoque le 25 août 1855, lord Panmure ne manqua pas cependant de blâmerla conduite manifestement « irrégulière » de son subordonné.

Une efficace mais inutile reprise en main (septembre 1855-juin 1856)

Sans croire en bloc les accusations françaises dont ils pressentaient leszones d’ombre et les excès, ni Panmure ni Palmerston ne pouvaient laisserla situation dégénérer en laissant encore souffrir le bon renom de l’arméeanglaise, passablement écorné durant le siège de Sébastopol. La rumeur del’assassinat de Beatson entraîna le détachement en septembre de troiscompagnies d’infanterie ottomane qu’épaula un bâtiment de guerre anglais,HMS Oberon, chargé de montrer le pavillon. L’indépendance relative dontavait joui Beatson ne survécut pas aux incidents de l’été. L’ingérence mar-quée de l’ambassade d’Angleterre puis l’intégration des irréguliers dansl’armée du général Vivian attisèrent les rancœurs de « cet officier très indo-cile », dont la démission, le 29 septembre 1855, fut accueillie à la satisfac-tion générale48. Le climat était alors devenu si délétère que certains de sesanciens adjoints, comme le consul Skene, accusèrent l’ancien chef de corpsdes bachi-bouzouks d’avoir fomenté une rébellion pour ruiner le crédit dugénéral Smith, son successeur.

24

46 G1/247, Général F.E. Larchey au général commandant en chef l’armée d’Orient, 4 septembre 1855.47 Panmure Papers, I, Général Simpson à lord Panmure, 21 août 1855, p. 346.48 AGKK, série III, IV, Clarendon à Stratford de Redcliffe, 22 septembre 1855, n° 38, p. 131.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 22: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

La chute de Sébastopol, le 11 septembre, et la gravité de la situation surle front du Caucase permirent enfin de reconsidérer le rôle des Beatson’sHorse, rebaptisés les Irregular Horse ou, plus rarement, l’IrregularOsmanli Cavalry après le départ de leur fondateur. Panmure recommandade nouveau leur transfert à Eupatoria afin de relever les troupes d’ÖmerPacha. La proposition ne manquait pas de bon sens car elle entrait (enfin)dans le champ du possible. Ayant reçu en septembre d’importantes quanti-tés d’armes, les bachi-bouzouks à la solde de l’Angleterre atteignirent pro-gressivement au début de l’automne un honorable niveau de discipline etd’efficacité. Très impressionné par leur tenue et l’endurance de leurs mon-tures, le nouveau chef de corps des Irréguliers, le général Smith, note le3 octobre l’arrêt des désertions, motivé sans doute par l’attrait de la solde,alors que débutait la traditionnelle période de licenciement des milices irré-gulières. Plus nuancé, le rapport qu’il dresse le 14 octobre ne tarit pas d’é-loges sur les qualités militaires des Albanais49. Le mois suivant, le WarDepartment félicite Smith pour avoir enrégimenté les bachi-bouzouks parnations en convertissant les unités arabes en régiments de lanciers, lesBulgares en carabiniers (dragons ?) et les Albanais en tireurs d’élite/volti-geurs. La satisfaction londonienne résulte moins des résultats obtenus quedu système adopté pour encadrer les irréguliers50. Le processus qui vise àfondre des qualités militaires « ethniques » dans un cadre disciplinaire occi-dental rassure Londres car il relève d’une pratique éprouvée de « domesti-cation » des « peuplades guerrières ». Que l’on songe ainsi à l’intégrationdes Croates, des Serbes, des hussards, des milices cosaques, puis destroupes nord-africaines, caucasiennes ou indiennes entre les XVIIe etXIXe siècles. Annoncé le 3 novembre, le transfert de pistolets et de carabinesMinié accélère cette mutation. Ces signes encourageants ne suscitent guèred’écho en Crimée où le général Simpson refuse d’accueillir à Eupatoriacette « bande de malandrins » avant d’accepter, en octobre, de les déployerdans le détroit de Kertch à la grande satisfaction de Panmure trop heureuxd’employer enfin cet improbable corps de cavalerie51. Ce dernier plandemeura toutefois lettre morte. Après avoir pensé les cantonner en Turquied’Asie à proximité de Smyrne, le commandement déplaça les sept régi-ments de la Cavalerie Irrégulière vers Edirne avant de les diriger, en dé-cembre, vers Schumla en Bulgarie où ces trois mille hommes stationnèrentjusqu’à la fin des hostilités en mars 1856. Caressant désormais le rêved’une grande formation de cosaques polonais du Sultan, Palmerston évoquaen ces termes moqueurs et désabusés, le 1er janvier 1856, « les errances duContingent Anglo-Ottoman et de la Cavalerie Légère turque [qui] semblent

25

49 WO 32/7295, Major général W. Smith au lieutenant général Vivian, 14 octobre 1855.50 Ibid., War Department au major général Smith, 3 novembre 1855.51 B. D. GOOCH, op. cit., p. 243.

PATRICK LOUVIER

Page 23: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

rivaliser avec les aventures d’Ulysse après la chute de Troie52 ». Enmars 1856, avec la conclusion des hostilités, il ne restait plus à Londresqu’une voix pour défendre l’utilité stratégique et politique des unités anglo-ottomanes levées durant la guerre. Anticipant une rupture prochaine de l’al-liance franco-britannique, lord Clarendon, secrétaire d’État aux Affairesétrangères, déconseilla le licenciement brutal des unités régulières et irré-gulières constituées à prix d’or durant le conflit : « notre générosité sera unplacement judicieux [...] si nous sommes de nouveau en guerre, nous pou-vons avoir besoin d’un grand nombre d’étrangers53 ». La réorganisation del’armée, les contraintes budgétaires et le règlement favorable des points lesplus disputés eurent vite raison de ces craintes. Obtenant la rétrocession deKars et la neutralisation de la mer Noire, le Cabinet renoua dès l’été 1856en Méditerranée orientale avec la politique de surveillance navale desannées 1830-1850 et licencia les trente-six mille soldats européens et turcsà la solde de la Couronne. La dissolution de la cavalerie irrégulière otto-mane en juin 1856, un mois avant la fin de l’évacuation alliée de la Crimée,sonna, sans gloire, le glas d’une entreprise imaginée vingt-six mois aupara-vant et qui n’avait pas coûté moins de 200 000 livres sterling aux contri-buables insulaires.

Des deux côtés de la Manche, la débandade lamentable des Spahisd’Orient comme les désordres et l’inaction des Beatson’s Horse marquèrentles esprits. Quelques voix proposent encore certes durant la guerre russo-turque de 1877-1878 une collaboration anglo-ottomane en s’appuyant surl’exemple de Beatson et de ses homologues de l’armée des Indes. De telspropos, très rares, ne rencontrent alors guère d’écho dans l’opinion éclairéeoù seule l’armée régulière turque semble réformable entre les mains d’offi-ciers anglais. La guerre de Crimée a brisé les rêveries palmerstoniennes degrandes unités étrangères constituées hâtivement à prix d’or. Les bachi-bou-zouks sont définitivement associés à la plus indéracinable sauvagerie :« Hordes aux costumes bizarres54 » [...] ; « ils accourent partout où laguerre leur fait pressentir la destruction et le pillage. Parmi ceux que laguerre de Crimée avait attirés en 1854, le chef de l’Armée française enchoisit un certain nombre [...] il tenta sans succès de les organiser en esca-drons soumis à la discipline55 ». Sans nier les progrès perceptibles à la veillede l’expédition de la Dobrudja, le vicomte de Noé dresse en 1861 un acca-blant portrait des Spahis d’Orient et des irréguliers « enrôlés parl’Angleterre » qu’il fallut, croyait-il, mitrailler « pour en venir à bout56 ».

26

52 Panmure Papers, I, Lord Palmerston à lord Panmure, 1er janvier 1856, p. 514.53 Ibid., II, Lord Clarendon à lord Panmure, 27 mars 1856, p. 167.54 Art. « Bachî-bozouk » in La Grande Encyclopédie Berthelot, Paris, 1885, p. 1082.55 Art. « Bachi-bouzouck » in Comte de CHESNEL, Encyclopédie militaire et maritime, Paris, 1868, vol. 1, p. 108.56 Vicomte de NOÉ, op. cit., note 1, p. 23.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 24: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Les heurts opposant Beatson au War Office et au Foreign Office, les accu-sations de perfidie et de mutinerie dont s’accablèrent les principaux prota-gonistes comme l’inaction des troupes anglo-ottomanes furent tenusoutre-Manche par toutes les parties comme un coûteux et triste gâchis. Quoide bien étonnant par ailleurs ? Si les préjugés et les inimitiés ont joué unrôle déterminant dans la relégation finale de l’unité, la cause principale del’échec tient à l’absence d’un instrument militaire autonome crédible, capabled’agir en Europe comme en Méditerranée où seul, en définitive, le partena-riat militaire du Second Empire apportait une solution efficace mais embar-rassante et provisoire.

27

PATRICK LOUVIER

Page 25: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

LES RELATIONS ENTRE SOLDATS FRANÇAIS ET SERBES AU SEIN DE

L’ARMÉE D’ORIENT ENTRE 1915 ET 1918PAR ALEXIS TROUDE1

Les liens entre la France et la petite Serbie étaient à la fois très solideset ténus depuis le retour de la dynastie des Karadjordjevi en Serbie en19032, mais ils dénotaient en même temps une profonde méconnaissance desSerbes et de la Serbie par les Français avant la première guerre mondiale.

Le publiciste Pierre de Lanux a bien décrit en 1916 la totale méconnais-sance des caractères ethniques de chaque peuple balkanique par les Françaislorsque le conflit mondial commença. Ainsi, les Serbes étaient pris pour des« montagnards » et des « orientaux au caractère indolent et fuyant » ; l’am-bassadeur de France en poste à Belgrade entre 1907 et 1914 évoquera mêmeleur « somnolence coutumière3 ». Or les Serbes habitaient des vallées et descollines, et on ne pouvait les considérer de caractère oriental, car ils étaientd’origine slave4. Par ailleurs, la presse française avait l’habitude de parlerdes Serbes, mais seulement en les présentant sous une seule facette et demanière parfois dédaigneuse. Selon des journaux comme le Temps oul’Illustration, c’étaient des « éleveurs de porcs » aux mœurs orientales etviolentes. On les confondait souvent avec les Bulgares et le coup d’État san-glant de 1903, où le dernier descendant de la dynastie Obrenovi fut déca-pité, était resté dans les mémoires.

Dans ces journaux à grand tirage, on estimait peu la stratégie et l’orga-nisation militaire des Serbes, mais on s’intéressait surtout à leur goût pourle chant et les poèmes épiques. Les Français, à la veille du conflit, avaienten fait peur des velléités combatives des Serbes : lorsqu’Henri Barby, jour-naliste à l’Aurore, raconta les victoires serbes contre les Ottomans en 1913,les lecteurs réagirent en pensant que cela risquait d’entraîner la France dansune nouvelle guerre5. Les dirigeants eux, par contre, étaient très bien infor-més des réalités locales. L’ambassadeur de France à Belgrade, RobertDescos, avait déjà dit dans sa note du 10 septembre 1912, adressée à sonMinistre, que « la défiance du Bulgare domine toujours en Serbie » ; le4 février 1913, il opposait ainsi « le Serbe, infiniment plus cultivé, mais

c

c

29

1 Ce texte est issu de la communication prononcée par Alexis Troude devant la commission d’histoire socio-culturelle des armées, le 17 mars 2005.2 Georges CASTELLAN, Histoire des Balkans, Fayard, Paris, 1991, p. 326-331.3 SHD/MARINE, SS Z 35, dossier H3 - Affaires serbes.4 Pour la géographie de la Serbie, consulter le très didactique ouvrage du géographe serbe Jovan CVIJIC, La péninsule balkanique. Géographie humaine, Armand Colin, Paris, 1918.5 Henry BARBY, Les victoires serbes, Belfond, Paris, 1913.

Page 26: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

plus mou que son voisin de l’Est » au Bulgare « âpre et violent, arbitraireet dominateur ». Déjà, l’ambassadeur de France à Belgrade remarquait lesprétentions territoriales des Bulgares sur Kumanovo et Skoplje, et lavolonté des Serbes d’avoir un « débouché sur la mer Égée » depuis que laBosnie-Herzégovine annexée par l’Autriche en 1908 lui avait barré la routede l’Adriatique6.

LA SERBIE : UN ALLIÉ RÉCENT MAIS SOLIDE DE LA FRANCE

Dans ce contexte, la France officielle se rapprocha de la Serbie, Piémontdes Balkans. Le roi Pierre Ier Karadjordjevi , arrivé sur le trône en 1903,avait mené une politique totalement favorable à la France, ce qui changeacomplètement la politique française dans les années 1900 et 1910. Ayantfréquenté l’école militaire de Saint-Cyr à la fin des années 1860 puis parti-cipé à la guerre contre la Prusse aux côtés de la France, Pierre Ier de Serbieétait un monarque sur lequel la France pouvait s’appuyer7.

Bien avant ce rapprochement diplomatique franco-serbe, la culture fran-çaise s’était implantée dans la principauté de Serbie au XIXe siècle. Déjà en1838, les Français avaient aidé le prince Milo Obrenovi à établir uneConstitution et la langue française était enseignée dans les trois lycées dès1848 et à la faculté de Belgrade à partir de 1880. Mais le contact le plusimportant avec le milieu culturel français fut l’envoi de jeunes boursiersserbes en France à partir du milieu du XIXe siècle. Cela avait le double avan-tage de les arracher à l’influence germanique – de Vuk Karad i à NikolaPa i , les figures éminentes de la Serbie avaient fait leurs études enAutriche-Hongrie ou en Allemagne – et à constituer un corps de diplomateset de fonctionnaires fidèles à la France. Ce qu’on a appelé les « Parisiens »eurent pour nom Jovan Marinovi , Filip Khristi , ou Milan Jankovi . En1889, sur 33 boursiers envoyés à l’étranger, 14 le furent à Paris. À partir dumilieu du XIXe siècle, ils formaient une élite intellectuelle francophile quiallait influer sur le rapprochement entre la Serbie et la France. La consé-quence en fut la présence d’hommes d’État proches de la France : en postedurant la première guerre mondiale, le Ministre des Finances Mom ilo Nin iet les ambassadeurs à Londres et à Paris avaient fait leurs études à Paris8.

La colonie française à Belgrade n’était pas nombreuse au XIXe siècle,mais certains de ses membres avaient laissé des traces dans la vie publiquede la Serbie ; le capitaine Magnant avait essayé de rétablir, après la paix deParis, le transport fluvial sur la Save et le Danube et, en le reliant à la ligne

ccc

ccc

cscz

cs

c

30

6 Télégrammes de la Légation française de Belgrade, in Vojislav PAVLOVIC, Témoignages français sur les Serbeset la Serbie, Narodna Knjiga, Belgrade, 1988, p. 67-85.7 Dusan BATAKOVIC, Histoire du peuple serbe, L’Âge d’Homme, Paris, 2005, p. 185-188.8 Vojislav PAVLOVIC, « L’influence culturelle de la France en Serbie à l’époque des Constitutionnalistes », inRapports franco-yougoslaves, Institut d’Histoire, Belgrade, 1990, p. 103-111.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 27: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Marseille-Galatz, de faire sortir le commerce serbe de sa dépendance vis-à-vis de l’Autriche. Mais c’est surtout le capitaine de génie HippolyteMondain qui retiendra notre attention. Il fut envoyé dans une première mis-sion à Belgrade pendant la guerre de Crimée (1853-55) puis, en 1861, ilétait nommé Ministre de la Guerre par le gouvernement serbe9. En l’espacede quelques années, il dressa un plan d’ensemble des routes et défenses dela Serbie, refit le programme de l’école d’artillerie et forma un certain nom-bre de cadres militaires. Surtout, Mondain créa une armée de partisans rapi-dement mobilisable, la milice nationale serbe. En bon connaisseur desBalkans, il avait déjà constaté dans les années 1880 que « les manœuvress’exécutent avec un entrain et un ensemble qu’on serait loin d’espérer detroupes irrégulières » ; « le peuple serbe possède un goût inné pour lesarmes et des qualités nécessaires pour faire un peuple guerrier10 ».

La Serbie représentait en 1914 un allié important du dispositif diploma-tique français. Comme le dit en 1916 l’historien Victor Bérard, la Serbieconstituait, dans les Balkans, l’« élément principal de notre politique face àl’expansionnisme germanique ». Or ces craintes furent reprises, de façonrépétitive et alarmée, par les officiers du 3e Bureau : ainsi le 7 octobre 1915était souligné ce qui fut appelé le « plan allemand », c’est-à-dire « réaliserau travers du territoire serbe la continuité des échanges et des territoiresautrichien, bulgare et turc11 ». En effet, les Allemands contrôlaient en 1914à la fois l’axe Vienne-Sofia-Istanbul par l’Orient-Express et la route del’Orient par le Berlin-Bagdad-Bahn. Des rapports du 2e Bureau sur lesBalkans ressortait en 1915 le souci principal de la France : empêcher lesAllemands d’aller plus en avant dans leur contrôle des richesses du Moyen-Orient, « terre de convoitises économiques et de rêves d’influence mon-diale » pour l’Allemagne12. Pétrole de mer Caspienne, mines de fer et decharbon d’Irak ainsi que richesses agricoles de Turquie étaient pointées dudoigt par le 2e Bureau13. Or les deux axes Budapest/Salonique etVienne/Istanbul traversaient la Serbie. Depuis la crise de l’annexion de laBosnie-Herzégovine par les Autrichiens en 1908, la France craignait uncontournement de la Serbie par l’ouest et le sud, ce qui aurait amené unaffaiblissement de ses positions dans la région.

Deuxième souci de la diplomatie française en 1914, comme le dit unenote du 2e Bureau du 7 octobre 1915, « la Quadruple Entente sait en effet àpeu près maintenant quels sont ses adversaires dans les Balkans, mais ellene sait pas quels sont ses amis ». La Roumanie était dirigée par un

31

9 SHD/TERRE, 7 N 1573, Dossier « Attachés militaires-Missions en Serbie ».10 Draga VUKSANOVIC-ANIC, « Les missions militaires françaises en Serbie de 1853 à 1886 et la question de lamilice nationale », in Rapports franco-yougoslaves, Institut d’Histoire, Belgrade, 1990, p. 120-130.11 SHD/TERRE, 16 N 3056, GQG Armées de l’Est, 3e Bureau (1915-16), pièce n° 2, 7 octobre 1915.12 SHD/TERRE, 16 N 3058, GQG Armées de l’Est, 3e Bureau (1916-17), pièce n° 7, 6 novembre 1916.13 SHD/TERRE, 16 N 3056, GQG Armées de l’Est, 3e Bureau (1915-16), note n° 10, 27 octobre 1915.

ALEXIS TROUDE

Page 28: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

« Hohenzollern qui a signé des traités avec tout le monde », car son but étaitde « ne marcher qu’au dernier moment et avec le vainqueur ». Or aumoment de la débâcle serbe d’octobre 1915, il fut fait mention à plusieursreprises de l’intérêt crucial de la Roumanie pour la réussite du front deSalonique : par ce pays se ferait la jonction entre le front de Salonique et laGalicie où l’allié russe était en train de se battre ardemment. En Grèce, leroi Constantin était pro-allemand, et le Premier ministre Venizelos pouvaittout juste accorder quelques gardes pour le camp fortifié qui se construisaità Salonique à partir de novembre 1915. Le 3e Bureau remarqua que les sol-dats grecs maintiendraient longtemps vis-à-vis des Français une « attitudedouteuse14 » et alla même jusqu’à craindre que « l’hostilité de la Grèce, quia déjà hypothéqué toutes nos opérations dans les Balkans, ne les fasse pasdéfinitivement échouer15 ».

Dernier facteur géopolitique, le rôle des autres grandes puissances. Lesresponsables politiques britanniques, relayés par les officiers de l’arméeroyale, freinaient les initiatives de la France. Lord Kitchener, Secrétaire auxAffaires étrangères, avait évoqué en novembre 1915 l’éventualité de faireretirer les troupes britanniques ; lorsque le général Sarrail prit le comman-dement en chef de l’Armée d’Orient en novembre 1916, les Britanniquesmaintinrent leur autonomie et, en pleine bataille de Monastir, refusèrent derenvoyer des renforts. En fait, l’Armée d’Orient abandonna à partir de 1917la zone d’influence du Vardar et de Salonique aux Italiens. Ceux-ci renfor-cèrent également leur présence chez leur protégé albanais : l’armée ita-lienne pénétra ainsi en 1917 à El-Basan « sans les Français et sans EssadPacha16 ». Selon les accords de Londres d’août 1915, l’Italie devait récupé-rer la Dalmatie et l’Istrie dans l’Adriatique (c’est-à-dire faire barrage auxprétentions serbes sur l’Adriatique17).

Enfin, il nous faut mentionner une implantation économique françaiseen Serbie débutée au tournant du siècle et qui s’accéléra à l’approche duconflit mondial. La « banque Franco-Serbe, banque d’affaires créée au tour-nant du siècle à Paris, avait investi 60 millions de francs dès 1902 dans leschemins de fer serbes et 100 millions deux ans plus tard dans l’équipementmilitaire serbe18 ». La France avait des participations dans les mines decharbon de Bor et Negotin, en Serbie orientale, mais aussi dans les minesde fer de Trep a et de cuivre de Leskovac en Vieille-Serbie ; Manufrancec

32

14 SHD/TERRE, 16 N 3060, GQG Armées de l’Est, 3e Bureau (1917-18), dossier n° 2, pièce n° 64, 11 novembre1917.15 SHD/TERRE, 16 N 3058, GQG Armées de l’Est, 3e Bureau (1916-17), pièce n° 7, 6 novembre 1916.16 SHD/TERRE, 16 N 3058, GQG Armées de l’Est, 3e Bureau (1916-17), pièce n° 21.17 Frédéric LE MOAL, « Le poids des ambitions adriatiques de l’Italie sur les opérations militaires dans lesBalkans 1914-18 », in Cahiers du CEHD, n° 22, 2004, p. 45-63.18 Grégoire JAKSIC, « Les relations franco-serbes aux XIXe-XXe siècles », in Actes du Colloque des LanguesOrientales d’avril 1980.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 29: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

avait fourni dans les années 1910 l’armée serbe en fusils-mitrailleurs et encanons de 7519. Enfin, le réseau ferré serbe était largement la réalisation deconstructeurs français : l’axe Belgrade-Salonique par Uskub en Macédoinevenait juste d’être terminé lorsque la guerre débuta, et on travaillait sur leprojet Belgrade-Sarajevo20.

L’ARMÉE FRANÇAISE EN 1915 : SOUTIEN ET RAPPROCHEMENT AVEC

LA SERBIE

En 1914, la vaillance des Serbes contre les Puissances centrales commen-çait à être connue en France et provoqua des vocations. Les correspondantsdu « Petit Journal », de l’« Illustration » et du « Parisien » rapportaient quo-tidiennement les faits et gestes de l’épopée serbe. Les Serbes avaientrepoussé les Austro-Hongrois sur la Kolubara en août 1914, face à un en-nemi six fois supérieur en nombre, et repris Belgrade. Or quelques volon-taires français s’étaient déjà fait remarquer pour la défense de Belgrade.

Janvier-novembre 1915 : missions médicale et aérienne françaises

Pendant les combats que les Serbes menèrent seuls contre les Allemandset les Austro-Hongrois, deux missions militaires françaises allaient en 1915venir aider l’armée serbe. Déjà Belgrade était défendue par trois canons de140 et quelques dizaines de civils - la mission D -, et la frégate du lieute-nant Picot défendait l’embouchure de la Save et du Danube21. Pas moins de1 200 tirailleurs-marins, aviateurs, artilleurs ou télégraphistes allaient ainsi,avant la formation de l’Armée d’Orient, rentrer en contact avec la popula-tion et l’armée serbe22.

D’avril à août 1915, une mission formée de plus de 100 médecins offi-cia à Belgrade, avec comme tâche principale de lutter contre les épidémiesqui commençaient à se propager. L’épidémie de typhus faisait rage et enmars 1915, déjà 125 médecins serbes sur 300 étaient décédés. Établie dansles hôpitaux de Ni et de Belgrade, et assistée d’infirmières britanniques,la mission française réussira en quelques mois à faire passer de 35 à 4 % letaux de mortalité typhique. Des tournées de vaccination, des comités d’hy-giène avec création de dispensaires, mais aussi un effort d’information,

s

33

19 Antoine LAMBOUR, « Politique des fournitures d’armes de la France en Europe centrale en 1900-1914 », inActes du Colloque des Langues Orientales d’avril 1980.20 Entretien avec Ljiljana Mirkovic, Directrice des Archives de Serbie, Belgrade, avril 1990.21 SHD/MARINE, SS Z 35, dossier H3-Affaires serbes, Note du lieutenant Picot (attaché militaire), 15 février1916.

SHD/MARINE, SS Z 35, dossier H3-Affaires serbes, Note d’Auguste Boppe (Ambassadeur de France), 23 février1916.22 Vladimir STOJANCEVIC, « Les Français en Serbie en 1915 », in Rapports franco-yougoslaves, Institutd’Histoire, Belgrade, 1990, p. 174-181.

ALEXIS TROUDE

Page 30: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

avec causeries, soupes populaires et actions explicatives dans les écoles devillage, amenèrent ce résultat formidable23.

En janvier 1915, arriva à Ni une mission militaire formée de 80 soldats,8 officiers-aviateurs et 8 avions, sous le commandement du major Vitraud.Ses objectifs consistaient à bombarder les positions ennemies, défendre leterritoire serbe et enfin surveiller les mouvements allemands et austro-hon-grois, notamment en Syrmie et au Banat. Les avions de type Farman avaientbeaucoup soutenu l’armée serbe même si les Allemands en abattirent deux.L’escadrille française fut d’abord déplacée dans le village de Ralje, dans lesenvirons de Belgrade, puis à Kraljevo. Les six derniers avions françaisramenèrent en novembre 1915 des enfants et des femmes serbes en France24.

Les Belgradois se sentirent véritablement protégés par cette aide mari-time, terrestre et aérienne française et déjà en 1915 nacquit une amitié entresoldats français et civils serbes. L’ambassadeur de France à Belgrade,Auguste Boppe, constatait le 23 février 1915 : « la mission D a été trèsappréciée en Serbie25 » et « l’excellente organisation des missions fran-çaises produit une impression profonde ; le contraste avec les missions d’ar-tillerie russe et britannique est sensible ». Le major commandant la missionmédicale française soulignait aussi les liens qui se nouèrent entre Françaiset Serbes au tout début du conflit. « Accueilli cordialement dans tous lesmilieux serbes, c’est surtout au contact du paysan, véritable force de laSerbie, que le médecin serbe put pénétrer et comprendre les qualités fon-cières de la race. Altruisme, amour du sol natal, culte fervent de la patrie,souci de l’honneur, telles sont les vertus capitales du Serbe ; et ceci suffitpour expliquer l’attirance faite d’affinités électives qu’exerce sur nous cetterace qu’une fraternité de cœur et non un vil calcul d’intérêt pousse vers laFrance et que nous devons, dans ces cruelles épreuves, aimer et assister fra-ternellement26 ».

s

34

23 « Mission militaire médicale française en Serbie », in Revue franco-macédonienne, n° 2, mai 1916. Cette revueavait été publiée d’avril 1915 à décembre 1917 à Salonique, non loin des zones occupées par l’Armée d’Orient.Regroupant des articles d’officiers et de sous-officiers de l’Armée d’Orient, la Revue franco-macédoniennecherchait à illustrer le travail humanitaire et les œuvres sociales de cette armée (écoles, hôpitaux, etc.), maisaussi à accoutumer les soldats de l’Armée d’Orient à cette terre de Macédoine en vue d’une installation à pluslong terme.24 Alphonse MUZET, Le monde balkanique, Flammarion, Paris, 1917, chapitre « La défense de Belgrade ».25 SHD/MARINE, SS Z 35, dossier H3-Affaires serbes, Note d’Auguste Boppe (Ambassadeur de France),23 février 1916.26 Médecin-major JAUNOY-CHRETIEN, « La mission médicale française en Serbie », in Revue franco-macédo-nienne, n° 2, mai 1916.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 31: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Octobre-décembre 1915 : le sauvetage à Durazzo et la retraite de Corfou

Après l’échec des Dardanelles à l’été 1915, une partie du corps expédi-tionnaire franco-britannique fut ramenée dans le port grec de Salonique. Lehaut-commandement français comptait sur la combativité des Serbes pourqu’ils retiennent assez longtemps les Austro-allemands le temps de prépa-rer le contact avec l’armée russe en Galicie. Mais le 5 octobre 1915, soit lejour même du débarquement de la 156e division d’infanterie à Salonique, lesBulgares ajoutaient deux armées à la IXe armée allemande et à la IIIe arméeaustro-hongroise ; le 9 octobre, les Austro-Hongrois prenaient Belgrade etavant même que la mission Bailloud n’ait franchi la vallée du Vardar, lesBulgares occupaient Skoplje. Dans sa note du 11 novembre 1915, le3e Bureau constata : « l’armée serbe n’a pas présenté la force de résistancedont nous la croyions capable27 ». Mais en aucun cas « il ne faut abandon-ner l’armée serbe28 », ne serait-ce que pour des raisons morales ; mais aussi« afin d’éviter que l’Allemagne ne mette la main sur Salonique29 ».

Le 25 novembre 1915 fut donné l’ordre historique de retraite de l’arméeserbe par le roi Pierre Ier, qui refusait la capitulation. Commença alors unépisode tragique qui se terminera seulement le 15 janvier 1916 : la traverséede l’armée et de la cour royale serbes à travers les montagnes d’Albanie.Assaillie par le froid et les maladies, un tiers de l’armée serbe périra. Alorsque la mission navale française affirmait dès le 25 octobre qu’« il estindispensable pour l’armée serbe qu’elle puisse continuer à subsister30 », lesItaliens se plaignaient dès le 1er décembre d’être les seuls à prendre desrisques. Le 20 décembre, alors que les premiers soldats serbes en haillonsrejoignaient les ports de Valona et Durazzo, le lieutenant Gauchet se plai-gnit du frein à l’aide émis par les Italiens et prévint : « Les Serbes vontmourir de faim31 ». Le lieutenant-colonel Broussaud signalait l’« épui-sement physique et moral complet » et des « coups de fusils des comitadjisalbanais » ; il évoqua aussi la mort de jeunes recrues par centaines le longdes routes32. Or ce fut l’armée française qui, sur 120 000 soldats serbes arri-vés à pied sur la côte albanaise, en récupéra 90 000 pour les transférer surl’île grecque de Corfou.

35

27 SHD/TERRE, 16 N 3056, GQG Armées de l’Est, 3e Bureau (1915-16), note n° 19, 11 novembre 1915.28 SHD/TERRE, 16 N 3056, GQG Armées de l’Est, 3e Bureau (1915-16), note n° 20, 11 novembre 1915.29 SHD/TERRE, 16 N 3056, GQG Armées de l’Est, 3e Bureau (1915-16), note n° 3, 12 octobre 1915.30 SHD/MARINE, SS Z 35, dossier H3-Affaires serbes, Télégramme du Commandant Laurens, 25 octobre 1915.31 SHD/MARINE, SS Z 35, dossier H3-Affaires serbes, Note du Lieutenant Gauchet, 20 décembre 1915.32 SHD/MARINE, SS Z 35, dossier H3-Affaires serbes, Note du Lieutenant-colonel Broussaud, 22 décembre 1916.

ALEXIS TROUDE

Page 32: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Entre le 15 janvier et le 20 février 1916 furent ainsi évacués à Corfouplus de 135 000 soldats serbes. Lorsqu’ils débarquèrent sur l’île grecque, onpouvait lire dans le carnet de route du 6e chasseurs alpins que « l’état d’épui-sement des malheureux soldats serbes est extrême : il en mourait 40 parjour33 ». À Corfou, les médecins allaient entièrement rétablir cette armée enguenilles et les instructeurs la remettre sur pieds : deux hôpitaux militairesfurent dès lors installés et fin mars plus aucune épidémie n’était à l’œuvre.Les Serbes étaient pour la première fois en contact avec des unités consti-tuées de Français ordinaires – pas des aviateurs comme en 1915 – et qui n’a-vaient pas été préparés à cette aventure. Svetozar Aleksi , paysan du centrede Serbie, fut réjoui d’avoir été, durant le transport de Corfou, rasé, lavé ethabillé comme de neuf. « Qu’ils (les Français) bénissent leur mère-patrie,la France. Ils nous ont alors sauvés la vie34 ». La même reconnaissance seretrouve dans la lettre du Ministre serbe de la guerre au général Mondésir,responsable de l’évacuation de Corfou. Le 24 avril 1916, il affirmait que« les chasseurs, pendant leur séjour à Corfou, ont gagné les cœurs des sol-dats et de leurs chefs par leur dévouement inlassable envers leurs camaradesserbes35 ». Ce dévouement explique que « les Français portaient à leurscamarades serbes leurs équipements et leur donnaient la plus grande partie deleur pain36 ». De plus, les Français si proches et attentionnés avaient créé desliens indéfectibles. Le prince Alexandre dit en avril 1916 à Auguste Boppe :

Les Serbes savent aujourd’hui ce qu’est la France. Jusqu’ici, ils ne connais-saient que la Russie. Or nulle part ils n’ont vu les Russes, partout ils onttrouvé des Français : à Salonique pour leur tendre la main, en Albanie pourles accueillir, à Corfou pour les sauver37.

L’ARMÉE D’ORIENT 1916-1917 : ÉCHANGES ET CONFLITS

Le 5 octobre 1915, la 156e DI (division d’infanterie) britannique, direc-tement arrivée des Dardanelles, débarquait dans le port de Salonique. À lafin du mois arrivèrent du front occidental pour les épauler la 57e DI et la122e DI françaises. Parties vers le nord à Velez rejoindre l’armée serbe,elles furent stoppées par les troupes bulgares entrées en guerre le 5 octobre.En réponse, une aide militaire française assez importante fut acheminéedans la région : à Durazzo, 1 700 wagons de farine de blé, à Corfou,75 000 fusils et 18 batteries de 75, enfin à Salonique, 24 canons de 155 et

c

36

33 SHD/TERRE, 16 N 3057, GQG Armées de l’Est, 3e Bureau (1916-17), note 14, 5 février 1916.34 Témoignage de Svetozar Aleksic, in PAUNIC-DJORDJEVIC, Tri sile pritisle Srbijicu (Trois puissances ontencerclé la petite Serbie), Belgrade, 1988, p. 8-12.35 Milan ZIVANOVIC, « Sur l’évacuation de l’armée serbe de l’Albanie et sa réorganisation à Corfou (1915-1916),d’après les documents français », in Revue historique (Belgrade) n° XIV-XV, Institut d’Histoire, Belgrade, 1966,p. 2.36 Ibid.37 Ibid.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 33: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

3 batteries de 6538. Mais très vite les Français durent se replier surSalonique et y construire un fort retranché, entouré par des massifs avoisi-nant les 2 500 mètres d’altitude. Avec les Britanniques, l’Armée Françaised’Orient allait tracer une ligne de fortification allant du village de Seres aunord-est de Salonique jusqu’au lac de Prespa sur la frontière albanaise.

À partir d’avril 1916, l’Armée Française d’Orient formée desBritanniques et des Français accueillit l’armée serbe, placée au cœur dudispositif. Le front restait relativement stable, hormis des percées commecelle de Monastir en novembre 1916 et de Pogradec fin 1917. Pourtant,quatre nouvelles divisions furent envoyées en décembre 1916, mais des dés-accords entre le général Sarrail, commandant de ce qui devient l’Arméed’Orient fin 1916, et le général Milne, commandant les troupes britan-niques, empêchèrent de relayer les ordres et expliquèrent les échecs, no-tamment dans le secteur de Florina. Alors que l’armée serbe était placéesous le commandement direct de Sarrail, les Britanniques s’abstenaient àpartir de l’hiver 1916 de participer aux opérations : l’attaque déclenchée enmai 1917 dans le secteur de Doïran fut un échec, par mauvaise synchroni-sation des attaques et dispersion des moyens39.

L’autre raison des échecs réside dans la conception même du front deSalonique. Jusqu’en 1918, ce front était considéré comme un appui auxRusses qui combattaient en Galicie. Le gouvernement français attendaitl’entrée en guerre de la Roumanie, à laquelle elle proposa même des terri-toires de Transylvanie et du Banat. Mais l’entrée dans l’Entente de laRoumanie en août 1916 ne fit qu’éloigner tout espoir d’une prochaine jonc-tion des fronts de Salonique et de Galicie. En effet, dès septembre 1916, lesRoumains étaient défaits et occupés par les Austro-allemands40.

Mésententes et incompréhensions entre Serbes et Français

Au début de l’année 1917, la démoralisation gagna les troupes et les pre-mières divisions se firent jour au sein de l’Armée d’Orient. Tout d’abord,les officiers, déçus par les atermoiements du Haut commandement à l’au-tomne et l’hiver 1916, semblaient remettre en cause la stratégie militairedes généraux français. Dans son rapport de février 1918, l’officier de liai-son Strauss remarquait une « subordination mal définie » des officiersserbes face au Haut commandement. Strauss critiquait aussi l’esprit mer-cantile des Serbes, qui ne pensaient qu’à « faire du commerce et traiter41 ».En fait, ce qui gênait le commandement français, c’était la faiblesse

37

38 SHD/MARINE, SS Z 35, Dossier H3 : « ravitaillement armée serbe ».39 Lieutenant-colonel Gérard FASSY, « Le commandement unique aux armées alliées d’Orient », in Revue histo-rique des armées, n° 1, 2002, p. 47-58.40 Charles PINGAUD, Histoire diplomatique de la France pendant la Grande Guerre, t. 1, Paris 1921.41 SHD/TERRE, 16 N 3060, GQG Armées de l’Est, 3e Bureau (1917-18), dossier 2, note n° 49, 24 février 1918.

ALEXIS TROUDE

Page 34: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

momentanée des troupes serbes, alors qu’au début du conflit la France fon-dait toute son action dans les Balkans sur cette armée. Dans un rapport du9 septembre 1917, le 2e Bureau affirmait que l’armée serbe « ne présenteplus qu’une valeur défensive restreinte » et que « son concours aux opéra-tions de l’Armée d’Orient est devenu faible au début de l’année 191742 ». Ilfaut savoir que la Serbie s’était battue pendant un an contre un ennemi– l’Autriche-Hongrie – 8 fois supérieur en nombre ; en second lieu, comme ilétait dit dans le rapport du 9 septembre 1917, cette armée fournit « un effortconsidérable » à l’automne 1916, ce qui avait « porté un coup sérieux à sa valeurmilitaire43 ». Enfin, des divisions importantes sur l’après-guerre commençaientà apparaître entre le gouvernement serbe et certains exilés politiques.

Au sein même de l’armée française existait un bataillon « bosniaque »,qui très vite posera problème à la hiérarchie militaire. Constitué enmai 1916, ce bataillon comptait des Monténégrins et des Serbesd’Herzégovine, qui s’étaient battus jusque-là avec l’armée serbe ou biens’étaient engagés dans l’armée du roi Nicolas du Monténégro. Ces deuxarmées ayant été vaincues en 1915, 1 700 hommes seront incorporés pen-dant six mois dans l’Armée Française d’Orient44. Très vite des cas d’indis-cipline ou d’insubordination apparurent, et à la dissolution du bataillon parSarrail en sept 191645, sept bombes et plusieurs armes furent trouvées dansle bateau qui les amenait vers le camp de prisonniers de Cervione en Corse.En fait, ces hommes étaient le plus souvent de fervents partisans de l’indé-pendance du Monténégro et, le roi ayant accepté d’abdiquer en faveur de ladynastie serbe des Karadjordjevi , des dissensions fortes avec les Serbesamenèrent les autorités françaises à les isoler du front de Salonique. LaFrance appuyant en 1916 les négociations dans la perspective de créer unÉtat slave du sud formé autour de la Serbie, les Monténégrins se trouvaienten porte-à-faux.

Découvertes réciproques

Au début du front de Salonique, soldats serbes et français se jaugaientcar la vision de l’autre était difficile : les États-majors n’avaient pas préparéleurs soldats à une cohabitation et aucune explication des cultures autoch-tones n’avait été faite auprès des poilus d’Orient. Radenko Ivi , arrivant àSalonique en avril 1916, expliquait ainsi sa peur des Français. « Nous avonsété mis en garde à vue et le bateau qui nous accueillait était emplid’hommes en armes qui nous défiguraient ; le bateau était inondé de lu-mière venant de grands projecteurs ». Mihajlo Milojevi se souvient aussic

c

c

38

42 SHD/TERRE, 16 N 3060, GQG Armées de l’Est, 3e Bureau (1917-18), dossier 1, note n° 7, 6 septembre 1917.43 SHD/TERRE, Ibid.44 Lieutenant Michaël BOURLET, « Les Slaves du Sud dans l’armée française pendant la première guerre mon-diale », in Revue historique des armées, n° 1 (La France et les Balkans), 2002, p. 59-70.45 SHD/TERRE, 6 N 236, note n° 225 de la 113e brigade, 30 novembre 1916.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 35: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

quel accueil il a reçu à Bizerte au printemps 1916 : « Les Français nousattendaient sur des chevaux, le revolver au ceinturon, la carabine au flanc etle sabre à la main46 ».

Or les Français expliquaient leur attitude suspicieuse, voir craintive :« Nous avions entendu parler de vous [les Serbes] comme de sauvages quiveulent fuir. Mais quand vous avez montré que personne n’essayait de fuir,notre peur a disparu47 ». Cette incrédulité et cette peur du côté français pro-venaient d’une méconnaissance totale des peuples balkaniques par le poilud’Orient à son arrivée en Macédoine. Le lieutenant Maurice Tetenoir, dansson journal de guerre, expliquait bien le long temps d’acclimatation pources soldats brutalement jetés dans une guerre qui se déroulait loin de leurpatrie. Arrivé le 26 septembre 1915 sur le front de Salonique et placé dansle secteur de Kereves, Tetenoir reconnut d’abord avoir peu de contacts avecla population locale. Ainsi le 8 octobre 1915 : « Nous partons au campinstallé à 4 km. La pluie tombe à torrents, nous traversons la ville arme surl’épaule. La population nous regarde ; les soldats et les officiers grecs nousdévisagent ». Le lieutenant savait que l’armée française allait devoir sebattre aux côtés de l’armée serbe, mais il ne la connaissait pas encore.Ainsi toujours le 8 octobre, Tetenoir écrivait : « La 176e était partie à11 heures pour embarquer à destination de la Serbie. Arrivés à la gare,contre-ordre ; il ne peut partir pour raison diplomatique. Le train venu deSerbie repart vide… Quelle est notre situation ici ? ». Sa mission était doncpeu claire : aider des Serbes qu’il n’avait pas encore vus. Or même lorsqu’ildut les accueillir, Tetenoir avait peur de ne pas les reconnaître. Le 19 octo-bre, parti avec un peloton occuper le village de Gradec incendié par lesBulgares, le lieutenant dira : « Devant nous des Serbes qui paraît-il vont sereplier cette nuit. Comment les reconnaîtrons-nous ? » Malheureusement, lelieutenant Tetenoir mourait trois jours après dans une embuscade, sans avoirconnu les soldats serbes48.

Mais la proximité des garnisons – les Serbes furent placés au centre dudispositif de l’Armée d’Orient – et surtout la fraternité d’armes à partir dela percée du Kaïmaktchalan en septembre 1916 allaient vite aider à seconnaître et s’apprécier.

Un rapport établi par l’officier de liaison à Corfou en mars 1917 sembleindiquer que les soldats français s’entendaient bien avec ceux des autresnationalités. Notamment, les liens entretenus avec les Serbes étaient « trèscordiaux et suivis49 ». Un an plus tard, l’officier de liaison Strauss auprès de

39

46 Témoignage de Mihajlo Milojevic, in PAUNIC-DJORDJEVIC, op. cit., p. 78-82.47 SHD/TERRE, 16 N 3060, GQG Armées de l’Est, 3e Bureau (1917-18), dossier 1, note n° 6, 5 septembre 1917.48 Recueil de lettres du lieutenant Maurice Tetenoir, de la 176° DIC, publié par le « Courrier du Président » del’« Association des Poilus d’Orient et Anciens combattants », Paris, n° 4, septembre 2001.49 SHD/TERRE, 17 N 725, Dossier n° 2, Document n° 1103.

ALEXIS TROUDE

Page 36: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

l’armée serbe, confirmait le sentiment d’un fort rapprochement des poilusd’Orient avec leurs homologues serbes. Il dit ainsi : « Parfaitementaccueillis en France et à Bizerte, lors des séjours de convalescence qu’ils yont fait, les soldats serbes ont pour la France un sentiment marqué de recon-naissance50 ». Ce sentiment des officiers de liaison français est corroborépar les remarques et écrits d’après-guerre des intéressés, les soldats serbes.Ranko Aleksandrovi raconte son voyage de Valona à Corfou : « LesFrançais nous ont accueillis comme des frères ; ce sont des mères pour nous,je ne sais comment décrire combien ils nous ont sauvés à Corfou51 ».Radojica Petrovi accomplit un parcours impressionnant pour rejoindre lefront. Il est parti de Londres, puis a embarqué à Toulon pour Bizerte enjuin 1917 avant se retrouver sur le front de Salonique à l’été 1917. Le plusimportant pour lui était que les Français aient montré tout de suite un fortsentiment de solidarité : « Je remercie les Français de nous avoir fourni desbouées pour le sauvetage à Bizerte, avant même de nous donner des vête-ments52 ». Mais c’est Danilo Kuzmi qui le mieux parviendra à décrire lesentiment d’amitié qui naquit à Salonique entre Serbes et Français. À sonarrivée à Salonique, il nota que « Les Français étaient joyeux de nous voiret nous joyeux d’être revenus53 ».

Soutien des intellectuels à la cause serbe

En fait, les slavisants de renom multiplièrent au milieu de la guerre lesconférences et ainsi firent connaître les peuples balkaniques. L’historienErnest Denis publia son livre célèbre sur « La Serbie » en 1915 et VictorBérard en 1916, c’est-à-dire au moment où l’on prit conscience de l’aidemilitaire que cet État pouvait rendre à la France. Eux-mêmes peu au fait desparticularités balkaniques au début de leur carrière, ces deux historiensréagirent à l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par les Autrichiens en1908 et commencèrent à partir de cette année une réflexion sur le rôle de laSerbie. Les journalistes spécialisés allaient également mieux faireconnaître les réalités serbes. Henri Barby, correspondant de guerre auJournal, écrivit en 1915 une série d’articles sur les batailles menées àKumanovo et à Bregalnitza pendant les guerres balkaniques. Charles Diehl,dans son ouvrage de vulgarisation « L’héroïque Serbie » qui parut enfévrier 1915, relatait les victoires serbes à Tser et Kolubara54.

Auguste Albert était mitrailleur sur le front de Salonique. Il revint enYougoslavie après la guerre où il se maria ; il s’installa ensuite à Skoplje où

c

c

c

40

50 SHD/TERRE, 16 N 3060, GQG Armées de l’Est, 3e Bureau (1917-18), dossier n° 2, pièce n° 49, 24 février 1918.51 Témoignage de Ranko Aleksandrovic, in PAUNIC-DJORDJEVIC, op. cit., p. 32-35.52 Témoignage de Radojica Petrovic, Ibid., p. 45-48.53 Témoignage de Danilo Kuzmic, Ibid., p. 64-67.54 Mihaïlo PAVLOVIC, Témoignages français sur les Serbes et la Serbie 1912-1918, Narodna Knjiga, Belgrade,1988.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 37: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

il créa une usine d’huile avec son beau-père. Auguste Albert était étonné parl’amour du Serbe pour sa terre. Lorsqu’il se battait contre les Bulgares, leSerbe criait : « C’est ma terre, ne l’oublie pas ». Puis Auguste Albert ajou-tait : « Dans l’offensive attendue depuis longtemps [la percée du front] j’aiété frappé par des choses étonnantes. J’ai remarqué comment le soldat serbes’agenouille sur son sol natal et l’embrasse. Ses yeux sont pleins de larmeset je l’entends dire : “ma terre55” ». Il faut savoir que les Bulgares avaientoccupé de 1915 à 1918 tout le sud-est de la Serbie : leurs revendicationsportaient sur la Macédoine du Pirin et en Serbie sur les districts de Pirot,Leskovac et Vranje.

Les conférences en Sorbonne par de grands slavistes devenaient plus fré-quentes en 1916. Émile Haumant et Victor Bérard, qui avaient créé le« Comité Franco-serbe », y développaient leurs idées généreuses sur laSerbie. En Sorbonne se tinrent aussi des manifestations réunissant universi-taires, hommes de lettres et responsables politiques. L’historien ErnestDenis prononcera, rien qu’en 1916, pas moins de trois conférences sur lesSerbes et la Yougoslavie56 : le 27 janvier 1916, le président de laRépublique, Raymond Poincaré, y assista. Le 8 février 1917, l’« Effortserbe » fut organisé par le comité l’« Effort de la France et ses alliés » : cetteinitiative permit d’envoyer plus de 67 000 vêtements aux sinistrés en 1916.Enfin le gouvernement organisa, le 25 mars 1915 et le 28 juin 1916, des« Journées franco-serbes » dans toutes les écoles pour faire connaître notreallié lointain57.

Dans le prolongement de cette action, un élan de solidarité se manifes-tait en faveur des enfants touchés par la guerre. Plus de 1 900 enfantsserbes avaient ainsi trouvé refuge pendant la guerre en France. La retraited’Albanie et l’occupation de la Serbie fin 1915 avaient beaucoup ému lapopulation et ce furent des associations, comme celle des « Orphelins deguerre », qui les premières accueillirent ces enfants démunis. On les re-trouva ensuite au lycée de Bastia, à Saint-Étienne comme à Viriville, doncdans toutes les régions de France. La solidarité nationale fonctionna à pleinrégime pour aider ces civils serbes : 1,5 millions de francs d’aide furentvotés à l’été 1916 au Parlement et des fonds « serbes » allaient même êtrecréés dans quelques villes. Enfin, plus de mille étudiants vinrent se formerdans les universités françaises ; dans les années vingt, cinquante viendrontchaque année58.

41

55 Témoignage d’Auguste ALBERT, in Antonije DJURIC, « Ovako je bilo : Solunci govore » (C’était comme ça àSalonique - témoignages d’Anciens combattants), Belgrade 1986.56 Ernest DENIS, « La Serbie héroïque », in Foi et vie, cahier B, 16 janvier 1916. Lire aussi son ouvrage majeursur la question serbe, La Grande Serbie, Paris, 1915.57 Grégoire JAKSIC, Livre sur la France, Belgrade, 1940. Consulter aussi aux Archives de Serbie (Belgrade), lespièces de l’Exposition « Français et Yougoslaves 1838-1988 » organisée à Belgrade en 1988.58 Maurice TORAU-BAYLE, chapitre « Réorganisation de l’armée serbe et trahison de la Grèce », in Salonique,Monastir et Athènes, Chiron, Paris, 1920.

ALEXIS TROUDE

Page 38: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

1918-20 : LIBÉRATION DE LA SERBIE ET ACTION POLITIQUE DE LA FRANCE

En septembre 1918, les colonnes du Général Tranié et du MaréchalFranchet d’Esperey perçaient le front de Salonique dans le massif de laMoglena et, en l’espace de trois semaines, libéraient la Macédoine et laSerbie. Le général allemand Mackensen déclarait lors de cet événement :« Nous avons perdu la guerre à Salonique ».

Ces opérations militaires menées ensemble finirent de souder les liensentre Serbes et poilus d’Orient et de nouer une amitié indéfectible. PaulRoi, élève-officier dans l’artillerie, évoquait l’habitude des combats quiavait fini de rapprocher les deux armées. « La joie des Français et desSerbes dès le moment où les canons tonnent. Ces canons ont comme re-donné espoir aux soldats serbes dans la pensée du retour proche dans leurpatrie. Nous, Français, avions une patrie. Tous les soldats français étaientconscients de cette situation ; de là leur volonté de se battre épaule contreépaule pour la liberté de la terre serbe59 ». Georges Schweitzer, officier-artilleur à Monastir en 1916 puis à la Moglena en septembre 1918, racon-tait l’abnégation des soldats serbes pendant la bataille. Blessé et perdu dansune tranchée dans le massif de la Moglena, Schweitzer fut sauvé d’une mortassurée par plusieurs Serbes venus le soigner dans la tranchée. « D’un coup,j’ai compris que j’étais entouré d’amis, de gens fantastiques, des soldatsserbes qui sont maintenant là, à côté de moi ». Les Bulgares continuèrent às’approcher en lançant des grenades, mais sa peur avait disparu.

Mes blessures sont soignées, le sang ne coule plus mais ce qui est le plus impor-tant : je ne suis plus seul. C’est maintenant la lutte pour moi : quand un soldatserbe se relève et lance une bombe, il le fait pour moi, il défend ma vie60 !

Georges Schweitzer, dans une hallucination extatique, éprouvait toute sareconnaissance à l’esprit de sacrifice et de corps des soldats serbes accou-rus pour le sauver. À ce moment-là de la guerre, la solidité des liens entreSerbes et Français expliquait en grande partie la victoire obtenue parFranchet d’Esperey.

La confiance fut telle à la fin de la guerre entre soldats serbes et fran-çais qu’on décela de véritables scènes de liesse et des fêtes mémorablesdans les bivouacs de l’Armée d’Orient. Albert Chantel, officier de liaison àla Moglena en septembre 1918, racontait la joie des Serbes à la vue detroupes françaises. Un officier serbe passant à côté de lui avec son escouadeau retour d’une mission de surveillance s’écria : « Ce sont des Français, desFrançais – francuzi ! ». Et les soldats serbes se mirent à danser et à chanter.« Ses soldats, heureux, riaient comme s’ils allaient à une fête ».

42

59 Paul ROI, in Antonije DJURIC, « Ovako je bilo : Solunci govore » (C’était comme ça à Salonique - témoignagesd’Anciens combattants), Belgrade 1986.60 Georges SCHWEITZER, in Antonije DJURIC, Ibid.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 39: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Accueil chaleureux de l’armée d’Orient en Serbie

Lors de leur remontée à travers les vallées du Vardar et de la Morava, desscènes de liesse populaire accompagnèrent l’Armée d’Orient. Les civilsserbes, qui avaient appris les hauts faits militaires de cette armée, furentreconnaissants de leur avoir rendu leur famille et libéré leurs territoires.

Le général Tranié, qui libéra Skoplje en Macédoine puis Djakovo etMitrovica au Kosovo-Métochie, nous a laissé des témoignages saisissantsde l’amour d’un peuple pour son libérateur. À Kur umlija, sur la route quimenait de Mitrovica à Ni , « les gens sont habillés pauvrement, les enfantspresque nus, mais la population nous offre ce qu’elle a, les maisons sont lar-gement ouvertes aux Français61 ». Partout sur la route menant à Ni , desscènes d’accolade, des offrandes de pain, de vin et de fromage, toujoursdonnées de bon cœur par un peuple pourtant touché par la disette. Arrivés àNi , la seconde ville serbe, les soldats de l’Armée d’Orient furent accueillisavec tous les honneurs : les plus vieux ne laissaient pas le général Traniéremonter à cheval et l’embrassaient comme s’il était leur fils. Puis enremontant la vallée de la Morava, des actes symboliques très forts, quiallaient sceller l’amitié franco-serbe, émaillaient le chemin. À Aleksinac, legénéral Tranié fut enthousiasmé par l’accueil qui lui fut réservé : « De jeunesfilles chantent la Marseillaise et m’entraînent dans la ronde dansée par toutle village62 ». Plus loin, à uprija, le maire de la ville fit un discours enfrançais et les soldats serbes offrirent en guise de cadeau à l’Armée d’Orientdes foulards ; à Svilajnac, des demoiselles offrirent au général Tranié un dra-peau brodé de lettres d’or par leurs mères où il fut écrit en lettres cyrilliques :« Aux libérateurs de la Serbie, les demoiselles de Resava63 ! »

Implantation française 1919-1920

Le dépouillement de la « Revue Franco-Macédonienne », journal desofficiers de l’Armée d’Orient qui a publié plus de 15 numéros mensuelsentre septembre 1916 et fin 1917, nous permet d’attester de la volonté fran-çaise de s’établir durablement dans la région une fois la guerre terminée.On sait qu’autour de Goritza (Korçë) a été établie pendant plusieurs moisune République avec écoles, routes et droit français. En mars 1917, un articlesouligna ainsi l’importance de l’influence culturelle pour les responsablesfrançais. Domaine placé au-dessus de l’économie, dans lequel la Franceétait considérée plus forte que les autres, la culture représentait « un produit(sic) où la concurrence nous sera la moins dangereuse64 ». C’est dans cetétat d’esprit que fut construite par l’armée française l’école de Lembet enMacédoine. Accueillant 220 élèves, tous civils, sur une population de

C

s

s

ss

43

61 Général TRANIE, in DJURIC, Les soldats de Salonique parlent, Belgrade 1978, p. 58.62 Ibid., p. 64.63 Ibid., p. 65.64 « La culture française en Macédoine », Revue Franco-Macédonienne, n° 8, mars 1917.

ALEXIS TROUDE

Page 40: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

4 500 âmes, l’école française de Lembet dispensait des cours d’histoire et degéographie en langue grecque, mais les mathématiques et les « leçons dechoses » se faisaient dans la langue de Voltaire. L’auteur de l’article écrit enmai 1917 dans la « Revue Franco-Macédonienne » émettait l’espoir quecette école « restera après la guerre comme un modèle de la culture fran-çaise en Macédoine65 ». Cette action se poursuivit après l’armistice : dansun compte rendu envoyé au Quartier général le 10 février 1919, l’officier deliaison déclara qu’il « faudrait envoyer des publications de France car il n’estpas encore parvenu ni livres ni journaux français durant cette guerre66 ». Ordès octobre 1918, le gouvernement serbe lui-même avait demandé la créa-tion d’un journal en français à Skoplje.

Mais c’est surtout au niveau des infrastructures économiques que va por-ter à la fin de la guerre l’effort de la France. En 1917, le gouvernementfrançais dépêcha en Macédoine hydrologues, géographes, historiens et lin-guistes. Dans un premier temps, ils allaient mettre en plan toute la régioncontrôlée par l’Armée d’Orient : la cartographie complète du pays réaliséepar l’Armée d’Orient remplaça la « carte autrichienne incomplète etinexacte67 ». Ensuite, un réseau de routes quadrilla la Macédoine : une voieKastoria-Salonique comprenant de nombreux ponts sur la Moglenitsa, etune route Florina-Velez, donc vers la Serbie, furent construites. Enfin, lesressources du sol et du sous-sol furent exploitées. L’Armée d’Orient assé-cha les marais autour de Kastoria et Verria pour en faire des cultures maraî-chères. Des mines de charbon (Komotini) et des gisements de fer (Kavala)approvisionnèrent les industries de Salonique68.

Mais le plus étonnant fut le projet d’installer dans la région des combat-tants nord-africains après la guerre. Un article de décembre 1917 de la« Revue Franco-Macédonienne » nous éclaire ainsi sur les espoirs caresséspar les officiers de l’Armée d’Orient. La similitude entre l’Afrique du nordet la Macédoine était décrite dans ses aspects géographiques et sociaux,incitant le soldat à émigrer dans cette région balkanique. « Des rues étroites,pavées à l’arabe, bordées de petites maisons » donnent l’occasion à l’auteurde souligner que Macédoniens et Africains possédaient « les mêmes cou-tumes, les mêmes caractères et les mêmes mœurs ». D’ailleurs, laMacédoine « semble être résignée depuis des siècles à vivre sous le protec-torat (sic) d’un autre pays plus grand » et les Macédoniens montraient de« petites ambitions de cultivateur et d’épicier ». L’Africain pouvait donc s’yinstaller sans y être dépaysé, d’autant plus que le vide que représentait « lenombre trop restreint de nos compatriotes » devait être comblé69.

44

65 « L’école française de Lembet », Revue Franco-Macédonienne, n° 9, mai 1917.66 SHD/TERRE, 20 N 522, dossier n° 8, Note du 10 février 1919.67 Jacques ANCEL, Travaux et jours de l’Armée d’Orient, Brossard, Paris, 1921, p. 78-79.68 Ibid.69 « La politique française en Orient », Revue Franco-Macédonienne, n° 12, décembre 1917.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 41: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

L’Armée d’Orient n’arrêta pas de combattre en octobre 1918 avec lacapitulation de la Bulgarie. En effet, alors que le général Tranié poursuivaitson avancée jusqu’à Trieste dans l’Adriatique, l’autre partie des arméesfrançaises s’installa à Constantza, avec pour mission de bloquer le nouvelennemi, le bolchevique. Jusqu’en 1921 stationneront des soldats françaisdans l’embouchure du Danube, mais avec beaucoup d’atermoiements devantun ennemi souvent invisible, ce qui entraînera des formes de lassitude.

Le plus important pour notre sujet réside dans le fait que cette situationidéale sur le Danube va amener la France à jouer un grand rôle dans laconstruction du « Royaume des Serbes, Croates et Slovènes », « État desSerbes, Croates et Slovènes ». Les frontières de cet État créé en dé-cembre 1918 étaient l’œuvre de géographes français, comme Ernest Denis.Des juristes français furent très vite après la guerre envoyés dans ce nouvelÉtat, ce qui explique que le système politique y ressemblait fortement. Eneffet, dans l’État des Serbes, Croates et Slovènes, une Assemblée nationalede 315 députés élus pour 4 ans au suffrage universel direct et à la représen-tation proportionnelle fut formée dès 1919. L’administration fut aussi for-tement imprégnée des valeurs françaises. Enfin, un système départementalavec 33 unités dirigées par des préfets fut installé, ce qui remplaçait lesanciennes régions historiques.

Dans le domaine économique aussi, la politique de la France se fit sen-tir dès l’après-guerre. En Serbie, Lafarge exploita les mines de cuivre deBor et le gisement de charbon de Rudnik ; en Bosnie, des entreprises fran-çaises prenaient possession des mines de fer de Zenica et de charbon àBanja Luka ; enfin en Macédoine, le gisement de Prilep intéressa lesFrançais. Sur les pas de l’Armée d’Orient, pour mieux desservir ces minesau départ, furent construites des routes qui allaient devenir des axes impor-tants. Ainsi les voies Bor-Negotin et Kratovo-Vranje furent construites audébut des années vingt. À la même époque, la voie ferrée Belgrade-Sarajevo était achevée par des compagnies françaises.

Conclusion

La première guerre mondiale a permis à la France d’approfondir sonimplantation dans les Balkans. Sur les plans économique, politique et cultu-rel, le travail entamé par l’Armée Française d’Orient puis l’Armée d’Orientpendant la guerre a permis à la France de se présenter comme puissance depremier plan dans les Balkans dans les années 1920. Grâce au soutien indé-fectible à ses alliés serbe, grec et roumain, la France put remplacer lesPuissances centrales dans les Balkans.

Cette politique d’intérêt créera les conditions favorables pour l’émer-gence d’une amitié indéfectible entre les peuples serbe et français. Encoredans les années 1932, un train entier de journalistes spécialistes mais ausside simples citoyens fit le trajet Paris-Belgrade pour témoigner de l’attache

45

ALEXIS TROUDE

Page 42: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

profonde qui liait ces deux peuples. À Belgrade, le sculpteur Ivan Me troviérigea un monument où il était écrit « Nous aimons la France comme ellenous a aimé » et en France beaucoup de nos villes se paraient de rues enréférence à des personnalités ou des lieux de Serbie. Mais l’assassinat en1934 du roi Alexandre Karadjordjevi et du Président du Conseil LouisBarthou, et l’arrivée du communisme en 1943 en Yougoslavie amenuiserontcette flamme. Pourtant, le Général de Gaulle évoquera toujours la Serbie aulieu de parler de la Yougoslavie et encore dans les années 1980, une troupede théâtre serbe itinérante, remontant le trajet de la colonne Tranié, étaitpartout accueillie comme aux plus beaux jours de la libération de 1918.

Bibliographie

BOPPE, À la suite du gouvernement serbe, Brossard, 1919.

FAPPA, Souvenirs d’un officier de liaison, Flammarion, 1921.

JOUIN-FRANCOIS, Uskub, c’est loin, Lavauzelle, 1976.

LABRY, Avec le retrait de l’Armée serbe, Paris, 1918.

SARRAIL, Mon commandement en Orient (1916-18), Paris, 1920.

c

cs

46

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 43: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

L’IMAGE DE L’AUTRE : LA MACÉDOINEYOUGOSLAVE À TRAVERS LES RAPPORTS

DES ATTACHÉS MILITAIRES FRANÇAIS(1912-1939)

PAR SACHA MARKOVIC1

Loin des sphères dirigeantes et des cercles décisionnels de Paris, les atta-chés militaires français en Yougoslavie sont quotidiennement confrontésaux réalités du terrain balkanique. En découvrant la Macédoine, ils serendent rapidement compte que la « Serbie du Sud » résiste aux analysesréductrices des décideurs occidentaux comme aux discours lénifiants dupouvoir central de Belgrade. Leur marge de manœuvre demeure très réduitecependant, entre leurs devoirs de représentants de l’Armée française dansun pays ami, auprès d’un état-major acquis à la cause de la France, et lanécessité diplomatique de ne pas froisser la susceptibilité très sourcilleusede l’allié traditionnel serbe. Il n’en demeure pas moins que leur missiond’observation et de renseignement – également liée à leur fonction offi-cielle, sans parler des aspects officieux comme l’espionnage indirect – nousoffre des rapports très précieux à plus d’un titre2. On y peut mesurer l’im-mense travail de défrichement et de reconnaissance effectué par ces offi-ciers dans de nombreux domaines d’activité du pouvoir, non seulementmilitaires mais aussi civils. S’ils privilégient bien évidemment leur princi-pal domaine de compétence, les questions de défense, leur curiosité, quantà elle, s’exerce bien au-delà de l’art de la guerre. Ils se révèlent très souventobservateurs avisés des réalités yougoslaves, qu’elles soient de nature éco-nomique, politique ou sociale, et ce d’autant qu’ils aiment à quitter les lam-bris de Dedinje pour les chemins improbables de la Babuna. Ces serviteursde la France se font un point d’honneur de faire leur devoir et d’appliquerscrupuleusement leurs ordres. Mais au-delà de la simple exécution desdirectives du ministère de la Guerre et de l’État-major Général, on voitpoindre leur propre subjectivité entre les lignes de leurs notes, pour lemeilleur comme pour le pire. C’est un exemple concret d’exercice diploma-tique pratique, où l’on « touche du doigt » les difficultés et les limites de ladécision dans le domaine des relations internationales : la subjectivité,sinon les préjugés, guettent l’observateur et viennent à tout moment

47

1 Ce texte développe la communication prononcée par Sacha Marcovic devant la commission d’histoire socio-culturelle des armées, le 28 juin 2005.2 M. VAÏSSE, « L’évolution de la fonction d’attaché militaire en France au XXe siècle », in Relations internationales,n° 32, hiver 1982, p. 507-524 ; J.-B. DUROSELLE, Tout Empire périra, p. 63-66 et 75-85 ; J.-B. DUROSELLE, LaDécadence, Paris, Imprimerie Nationale, 1969, p. 283-287 ; capitaine C. Carré, Les attachés militaires français(1920-1945), rôle et influence, maîtrise s/s. dir. de J.-B. Duroselle, Université Paris I-Sorbonne, 1976 ; A. VAGTS,The Military Attaché, Princeton, PUP, 1967 ; capitaine A.-P. BEAUVAIS, Attachés militaires, attachés navals etattachés de l’Air, Paris, A. Pedone, 1937

Page 44: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

brouiller la justesse et la pertinence de son analyse, alors que celle-ci parti-cipe à l’élaboration de la décision. La Macédoine contemporaine fait très tôtl’expérience de ce prisme déformant et de ses incidences sur l’existence despopulations, avant même l’entre-deux-guerres. La période yougoslave ne faitque confirmer combien chaque observation internationale est tributaire dece choc des cultures, des solidarités, des stratégies et des ambitions maisaussi combien la décision – et finalement la relation internationale – est lefruit d’un équilibre éminemment imparfait et fragile entre tous ces élémentsplus ou moins tangibles. La diplomatie se fait à ce prix. Après un bref rap-pel de la « question macédonienne » nous tenterons de l’observer en action.

LA QUESTION MACÉDONIENNE

Au début du XXe siècle, la « question macédonienne » n’est aux yeux desgrandes puissances qu’un vague développement, sinon un épiphénomèneinsignifiant, de la « question d’Orient3 ». Pour les Occidentaux, il s’agitsurtout, déjà depuis le milieu du XVIIIe siècle, de canaliser et de contrôler lesproblèmes géopolitiques induits par la décomposition de l’Empire ottoman.Ce dernier est en effet malmené par deux processus intimement liés : il està la fois ébranlé par les mouvements nationaux autonomistes ou indépen-dantistes intérieurs et rejeté hors d’Europe par les coups de boutoir expan-sionnistes russes et austro-hongrois4. Cette expression très générale dénotesurtout l’acception outrancièrement globalisante des problèmes balkaniquesque génère la vision occidentalocentriste des hommes d’État, diplomates etautres intellectuels de l’Ouest. Le sentiment des Balkaniques est d’avoiraffaires à un impérialisme polycentrique d’autant plus fort que les« Puissances », tour à tour alliées et rivales, appréhendent finalement lesdifficultés de l’Europe du Sud-Est comme autant de problèmes protéi-formes d’une complexité abyssale, qu’il faut régler, pour ne pas dire « expé-dier » au plus vite, afin de maintenir l’équilibre européen et liquider tousles obstacles à la réalisation de leurs objectifs propres. In fine, il est surtoutessentiel que la Macédoine ne devienne pas la fausse note qui trouble l’har-monie européenne des « Grands ».

Or, depuis la fin du XVIIIe siècle, l’expansionnisme russe s’appuie sur lespeuples balkaniques pour atteindre le sud de la mare ottomanicum, c’est-à-dire la Méditerranée orientale, et contrôler les Détroits. Ces ambitions seheurtent à celles des autres grandes puissances, alors même que les mouve-ments nationaux balkaniques choisissent de réclamer la protection du Tsardans leur lutte pour leur émancipation nationale contre la Sublime Porte, en

48

3 N. LANGE-AKHUND, The Macedonian Question, 1893-1908, from Western Sources, New-York, East EuropeanMonographs, Boulder, 1998; D. DJORDJEVIC, Révolutions nationales des peuples balkaniques, 1804-1914,Belgrade, 1965; A. KRAINIKOWSKY, La question de la Macédoine et la diplomatie européenne, Paris, 1938.4 B. JELAVICH, History of the Balkans. Eighteenth and Nineteenth Centuries, Cambridge, 1983 ; R. GROUSSET,L’Empire du Levant. Histoire de la question d’Orient, Paris, Payot, 1949, 648 p. ; D. KITSIKIS, L’Empire ottoman,Paris, PUF, 1985, 125 p.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 45: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

échange de leur soutien aux visées de L’Empire russe dans la péninsule5.Ces mouvements indépendantistes ont en outre l’immense inconvénientd’être eux-mêmes expansionnistes, parce qu’ils sont le produit de nationa-lismes récents très conquérants. Leurs appétits territoriaux démesurés sontenfin aiguisés par le souvenir très vivace d’une genèse de l’État par accré-tions territoriales successives.

Jusqu’au congrès de Berlin de 1878, les puissances occidentales fonttout pour mettre les plans russes en échec, soit en s’évertuant à prolonger lasurvie de l’Empire ottoman et en s’alliant militairement avec lui contrel’Empire tsariste, soit, à l’inverse, en se disputant les faveurs des peuplesbalkaniques et en encourageant les mouvements de libération nationale quicombattent l’autorité de la Porte. Le congrès de Berlin ne laisse finalementà la Turquie, en Europe continentale, que la Thrace, la Macédoine, l’Épire,le territoire de l’Albanie actuelle, le Kosovo et le Sandjak de Novi Pazar. Cesont autant de territoires à conquérir pour les États balkaniques naissants6

mais ces jeunes nations turbulentes, ardentes et belliqueuses ont des préten-tions territoriales qui se recoupent partiellement. Ces « ambitions territo-riales interférentes » atteignent leur paroxysme au Kosovo et en Macédoine7.

La région est alors d’autant plus instable que ces territoires sont les der-niers à prendre et que l’indétermination nationale supposée des populationsautochtones aiguise la compétition entre les États balkaniques pour « lacapture identitaire des populations et le contrôle politique de l’espace, l’unedevant ouvrir la voie à l’autre8 ». Cette fluidité politico-culturelle et cetteimmaturité du processus d’affirmation nationale donnent aux dirigeantsbalkaniques le sentiment que la « question d’Orient », vue de l’intérieur,recèle de nombreuses possibilités étatiques et de multiples potentialitésnationales. Toutes ces combinaisons virtuelles font de la déterminationnationale et religieuse des populations de Macédoine un enjeu crucial entreles États balkaniques, d’une part, mais aussi entre les autorités religieuses– non seulement chrétiennes et musulmanes mais, parmi les chrétiens, entreles Églises autocéphales9 –, sans compter les puissances non-balkaniques,

49

5 N. MANDELSTAM, La politique russe d’accès à la Méditerranée au XXe siècle, Paris, 1935.6 Quatre États nationaux balkaniques, d’abord autonomes puis indépendants, se forment dans la partie euro-péenne de l’Empire ottoman, au cours du XIXe siècle : la Grèce, la Serbie, le Monténégro, la Bulgarie.7 M. ROUX, Les Albanais en Yougoslavie. Minorité nationale, territoire et développement, Paris, Éditions de laMaison des sciences de l’homme, 1992, p. 159-175 ; H.L. KOSTANICK, « The Geopolitics of the Balkans », inC. et B. JELAVICH, The Balkans in Transition, Berkeley, University of California Press, 1963, fig. 3; G. W. HOFFMAN,« The Evolution of the Ethnographic Map of the Balkans », in F. W. CARTER, An Historical Geography of theBalkans, London, New-York, San Francisco, Academic Press, p. 483.8 M. ROUX, op. cit., 161-165.9 Les Serbes, les Bulgares et les Grecs, par exemple, se disputent les faveurs des populations chrétiennes deMacédoine. Cf. J. MOUSSET, La Serbie et son église (1830-1904), Paris, Droz, 523 p. En outre, la langue macé-donienne n’étant perçue que comme un continuum linguistique entre Serbes et Bulgares, les populationsslaves de Macédoine - et donc les territoires qu’elles occupent - sont revendiquées par Belgrade comme parSofia, qui leur affectent une identité nationale respectivement serbe ou bulgare.

SACHA MARKOVIC

Page 46: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

grandes et moyennes. Pour les Grands de ce monde, toutes ces populationssont finalement perçues comme de dangereux sauvages, des ethnies, sinondes tribus, incapables de se regrouper et de se gouverner pour constituerune nation, encore moins un État civique ou même communautaire. On esttrès près de la vision antique du barbare. Dans ces conditions, le partage del’espace non-territorialisé - en un mot d’un « non-État » -, n’appartenant dece fait pas à ce qui n’est qu’une « non-nation », n’a rien d’immoral, encoremoins d’illégitime. Le cas macédonien illustre à merveille ces jeux diplo-matiques à géométrie variable, en particulier à l’occasion de deux momentshistoriques fondamentaux qui ont scellé son destin : les guerres balkaniques(1912-1913) et la création de la Yougoslavie à la Conférence de la Paix deParis (1919-1920).

LA MACÉDOINE YOUGOSLAVE ENTRE OBSERVATIONS, PERCEPTIONS ET ANALYSES

Quittons désormais les sommets du pouvoir et les approches synthé-tiques macro-historiques pour nous intéresser aux réalités quotidiennes deshommes de terrain que sont les attachés militaires. Leur univers recèle deprécieuses vérités, certes contingentes et prosaïques, mais éminemmentprécieuses parce qu’ils sont au contact des deux mondes, l’Orient etl’Occident européens. Mieux encore, ils constituent même l’intime inter-face, l’organe sensible et sensoriel d’une France militaire qui redécouvreces terres balkaniques « lointaines », armée de ses propres convictions, pré-jugée et valeurs. Alors que l’Empire colonial français atteint son apogée,fort de la certitude que le « génie français » doit assumer sa « mission civi-lisatrice » pour le « bien commun » universel de l’humanité tout entière, lesattachés militaires sont confrontés à une nouvelle altérité au cœur del’Europe, insoupçonnée jusqu’alors et qui leur rappelle bien des souvenirsd’outre-mer. Convaincus des bienfaits d’une colonisation modernisatrice,ils regarderont souvent la Macédoine comme un pays que leurs frèresd’armes serbes doivent « pacifier » et « civiliser », dont ils doivent « assi-miler » les populations. Toutefois, à mesure que les réalités balkaniques leur« sauteront au visage », que les dérives brutales du régime serbe troublerontla limpidité cristalline de leur « prisme colonialiste » et que les injusticesinhérentes à l’annexion de la « Serbie du Sud » éroderont leur solidarité proyougoslave, ils sauront parfois se montrer critiques et se risqueront même àproposer des solutions politiques.

La découverte des réalités de la « Serbie du Sud »

Les attachés militaires français sont rapidement confrontés enMacédoine yougoslave à une situation critique explosive qui confine à l’étatde guerre. En 1927, le colonel Deltel dresse un bilan alarmant de l’« activité terroriste constamment croissante » de l’ORIM, l’Organisation

50

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 47: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

révolutionnaire intérieure macédonienne10 (VMRO en macédonien,Vatresna Makedonska Revolucionarna Organizacija). Entre le 21 juillet etle 9 octobre 1927, alors que l’ORIM se livre à une campagne d’attentatsavec l’appui italien, il énumère sept attentats à la bombe – visant notammentle cercle des officiers de Kocane et se soldant surtout par l’assassinat dugénéral Kovacevic à Stip le 6 octobre –, quatre franchissements illégaux desfrontières albano-SHS ou bulgaro-SHS par des groupes entiers de komitadji11

armés (une vingtaine environ à chaque fois), l’attaque d’un village de colo-nisation serbe, des dizaines de tués et de blessés, notamment parmi lescivils12. Ces événements sont d’autant plus préoccupants qu’ils contribuentà envenimer les relations serbo-bulgares, alors même qu’on assistait à un

51

10 L’ORIM, issue de la scission en trois groupes, en 1896, de la « Première grande organisation autonomiste bul-garo-macédonienne », revendique le droit à l’autodétermination des Macédoniens, proteste contre le partagede la Macédoine et lutte pour l’unification des terres macédoniennes - en fait, selon son expression, la « res-tauration » de l’intégrité territoriale macédonienne. Elle souhaite voir cette « Macédoine unifiée et autonome »placée soit « sous protectorat des Grands États Alliés », soit sous celui des États-Unis, soit - la Conférence dela Paix de Paris n’ayant reconnu ni individualité macédonienne ni droit à un État propre - dans le cadre duRoyaume SHS ou d’une Grande Yougoslavie fédérative incluant la Bulgarie, créant du même coup un clivageavec les partisans d’une Macédoine rattachée à la Bulgarie. Ce but ne pouvant représenter qu’un objectif loin-tain, elle demande en attendant l’application des clauses des traités de paix sur le respect des minorités eth-niques que Belgrade a signées en 1919 mais que les Serbes refusent d’appliquer en « Serbie du Sud »,prétextant le fait qu’elles ne concernent en toute rigueur que les populations ayant changé d’appartenance aulendemain de la Grande Guerre - ce qui n’est pas le cas de la Macédoine, annexée à la Serbie en 1913. Belgradeniera l’existence de tout Macédonien ou de toute minorité bulgare sur son territoire jusqu’à la fin des années1930. Après le renversement des agrariens et du très modéré Premier ministre bulgare Stambulijsky - qui avaitannoncé, lors d’une visite officielle à Belgrade les 9 et 10 novembre 1922, que Sofia renonçait à la Macédoineet acceptait la mise sur pied d’une commission mixte bulgaro-serbe - notamment destinée à régler les pro-blèmes frontaliers - par le coup d’État du 9 juin 1923, c’est une équipe favorable à l’ORIM et appuyée par ellequi accède au pouvoir. Dès cet instant, le « Comité révolutionnaire macédonien » déclenche une action sansfrein dont le but réel devient le rattachement de la Macédoine à la Bulgarie, quitte à faire usage du terrorismeet de la guérilla pour déstabiliser les Macédoine SHS et grecque, dans l’espoir de soulever une insurrectionqui attirerait d’autant plus l’attention des Grands qu’elle susciterait une répression très dure. Cette internatio-nalisation de la « question macédonienne », également nourrie par une propagande censée soulever l’indi-gnation générale du « monde civilisé » contre les exactions des autorités grecques et serbes, devait permettred’obtenir des soutiens financiers et surtout de montrer aux grandes puissances que le problème macédonienrestait une plaie béante qui menaçait la sécurité et la stabilité non seulement des Balkans mais aussi de l’Europetoute entière. Ainsi, l’ORIM devient un facteur de déstabilisation régionale, d’ingérence des puissances étran-gères dans les affaires balkaniques et surtout yougoslaves, voire même de pression et d’intimidation deBelgrade sur Sofia - les représentants diplomatiques et militaires iront jusqu’à craindre que les Serbes s’enservent d’alibi pour envahir la Bulgarie - voir, par exemple, MAE, série « Europe 1918-1940 », Yougoslavien° 49, où l’ambassadeur Picot se demande, en 1923, si Belgrade fait tout ce qui est en son pouvoir contre leskomitadji. Cf. E. DIMITROV, « La Macédoine et les conséquences des traités de paix de 1919-1920 », in Lesconséquences des traités de paix de 1919-1920 en Europe centrale et sud-orientale, Colloque de Strasbourg,mai 1984, p. 295-297.11 Ce terme signifie littéralement « franc-tireur » mais il est employé aux XIXe et XXe siècles pour désigner lesbandes de l’ORIM.12 Les cibles principales des attentats de l’ORIM sont en fait les lignes ferroviaires internationales traversant leRoyaume SHS, particulièrement la ligne Nis-Salonique, précisément dans l’intention d’éveiller les inquiétudesde l’Europe et de provoquer ainsi une internationalisation de la « question macédonienne ». Cf. A. LONDRES, Les Comitadjis ou le terrorisme dans les Balkans, Paris, 1932, p. 233-234.

SACHA MARKOVIC

Page 48: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

processus timide de rapprochement entre les « frères ennemis13 » : Belgradeferme la frontière serbo-bulgare et charge son ministre à Sofia, Nesic, deprésenter de sévères observations au gouvernement de Liapcev. Son opinionpublique réclame nerveusement des mesures de rétorsion draconiennes ; ceà quoi les Bulgares répondent en décrétant l’« état de siège » dans les dépar-tements limitrophes de Kustendil et de Petric14. Le Tribunal d’État, qui jugeles crimes contre la sécurité de l’État yougoslave, multiplie les condamna-tions à mort des activistes « pro-macédoniens15 ». Le général Lepetit nousapprend, en 1931, que l’ORIM tente de recruter des « adeptes » parmi lesjeunes étudiants de Macédoine en leur adressant des lettres contenant3 000 dinars à titre de première subvention, par l’intermédiaire de l’un deses agents de Vienne16, un certain Kosta Crnusakovic, en vue d’une actionterroriste en Yougoslavie, avec le soutien explicite d’organes de presse bul-gares paraissant librement à Sof ia, comme par exemple Zarja ouMakedonija. En 1932, les informateurs du général Lepetit lui révèlent quele congrès de l’ORIM, tenu en mai à Rujen en Bulgarie – près de la fron-tière yougoslave, à l’ouest de Kustendil –, a décidé d’étendre ses actions

52

13 La crise albanaise de la fin 1926-début 1927 a ramené à l’ORIM le soutien notamment financier de Rome,qui a réussi à convaincre les Macédoniens qu’une guerre italo-SHS favoriserait l’autonomie de la Macédoine.Conscientes du danger que représenterait un rapprochement italo-bulgare, les autorités yougoslaves se sontrapidement réorientées vers une politique de conciliation à l’égard de Sofia - avec l’accord de Paris - soucieuxde voir la Bulgarie devenir un pion italo-britannique ou soviéto-turc. On nomma à Sofia un nouvel ambas-sadeur SHS, le très diplomatique Nesic, et on manifesta la volonté d’octroyer à la « minorité macédonienne »les droits des minorités nationales, à condition que la Bulgarie renonce explicitement à la Macédoine etaccepte de passer un accord avec le Royaume SHS. Les Serbes sont même allés jusqu’à autoriser l’envoid’une délégation de Macédoniens SHS au congrès des minorités d’août 1927, à Vienne - si, toutefois, ilss’engageaient à y exprimer leur loyauté à Belgrade et à y proclamer qu’ils se satisfaisaient des seuls droitsculturels -, ainsi qu’à adoucir l’« état d’urgence » en Macédoine, le temps de parvenir à une « réconciliation ».Le contexte se prêtait d’autant plus à un réchauffement des relations serbo-bulgares que le leader historiquedu Parti radical, le très charismatique mais néanmoins bulgarophobe notoire Nikola Pasic, venait de disparaîtreen 1926.14 SHD/TERRE 7N3188, Rapport du colonel Deltel sur les attentats des comitadjis macédoniens, 14 octobre1927, n° 3323/S.15 SHD/TERRE 7N3188, Note du colonel Deltel du 10 avril 1924, n° 1035/S et note du général H. Rozet du31 décembre 1931, n° 509/S.16 Vienne est en effet l’un des pôles de l’ORIM en Europe centrale. Point de convergence des subsides envoyéspar les Macédoniens émigrés - surtout ceux d’Amérique du Nord et notamment des États-Unis - et les servicessecrets soviétiques, elle constitue la plaque tournante de la coopération entre l’ORIM et les puissances cen-trales, au premier rang desquelles on trouve l’Allemagne que courtise déjà Protogerov. L’arrivée d’Hitler au pou-voir ne fera que renforcer ce canal et accroître l’importance de cette base-arrière, du moins jusqu’en 1935 -Milan Stojadinovic devient alors Premier ministre du Royaume de Yougoslavie, imprimant un virage à 180° à lapolitique étrangère du pays, désormais animé d’une « bienveillante neutralité » à l’égard de l’Allemagne nazie.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 49: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

terroristes non seulement en « Serbie du Sud » mais sur tout le territoireyougoslave, en y multipliant les attentats17.

Les attachés militaires français savent que l’insécurité en Macédoine n’apas seulement des causes endogènes. De fait, le front des « États révision-nistes », avec l’Italie en tête, manipule les activistes de l’ORIM et instru-mentalise la « question macédonienne » à ses propres fins, dans le but dedéstabiliser le Royaume SHS et de provoquer son éclatement18. Ainsi, lesmilitaires français en poste à Belgrade voient en Rome, tout au long de l’en-tre-deux-guerres, la menace principale pour la stabilité et la sécurité nonseulement du Royaume SHS mais de toute l’aire balkanique19 : « La politiqueextérieure du Royaume SHS est entièrement dominée par la menace italienne.Cette menace est constante et progressive car elle revêt la forme d’une pré-paration minutieuse de guerre offensive, avec un travail diplomatiqued’isolement20 ». Le colonel Rozet montre comment l’activité « diploma-tique » italienne vient contrebalancer tous les efforts « pacifiques » you-goslaves. Il estime, en effet, que le rapprochement avec la Bulgarie estempêché par l’ORIM, alors même que Belgrade voudrait parvenir à une

53

17 SHD/TERRE 7N3189, Rapports du général L. Lepetit sur les activités des comitadjis macédoniens : 24 juillet1931, n° 222/S, p. 10 ; 19 août 1931, n° 277/S, p. 5 ; 31 décembre 1931, n° 509/S, p. 6-7 ; SHD/TERRE 7N3190,Rapport du général L. Lepetit sur les activités des comitadjis macédoniens, 5 mai 1932, n° 185/S, p. 8-9.Notons, au passage, la très profonde francophilie des officiers serbes, qui conduit notamment le chef du Bureaudes renseignements à l’État-Major yougoslave - l’équivalent du 2e Bureau -, le colonel puis général Arasic, à selaisser aller à une véritable débauche d’indiscrétions et de confidences à l’oreille des attachés militaires fran-çais qui se succèdent à Belgrade, poussant même parfois le « vice » jusqu’à révéler des secrets militaires qu’ilcherche en revanche à cacher aux ministres et même aux officiers - notamment de la Marine, souvent non-serbes - soupçonnés par lui de germanophilie. Voir, par exemple, le compte rendu du général L. Lepetit sur saconversation du 5 octobre 1932 avec le colonel Arasic, 5 octobre 1932, n° 387/S, 4 p. ; note du généralL. Lepetit du 2 novembre 1933 sur le long entretien qu’il a eu avec le général de Division Kosic, premier sous-chef d’État-Major général, qui a porté d’une part sur la « question bulgare » et d’autre part sur la Conférencepour la limitation et la réduction des armements : « [Au cours de cet entretien, le général Kosic], avec lequel j’aitoujours eu d’excellentes relations, m’a parlé très librement et ne m’a, je crois, rien dissimulé de ce qu’il pense. »18 Il ne s’agit bien évidemment pas ici de faire l’histoire générale des relations internationales yougoslaves dansl’entre-deux-guerres mais de présenter la perception que les attachés militaires français ont pu avoir des enjeuxde politique étrangère yougoslaves.19 L’Italie commence à soutenir l’ORIM dès septembre 1919, lorsque la question de Fiume-Rijeka devient unepierre d’achoppement brûlante dans ses relations avec le Royaume SHS, espérant ainsi créer une diversion ausud-est du pays. Rome a même envisagé la formation d’une Macédoine autonome sous mandat italien mais yrenonce au début de 1923 devant l’opposition des Macédoniens. Mussolini continue toutefois à soutenir l’or-ganisation, par l’envoi d’armes et d’argent, par l’activité diplomatique de ses représentants à l’étranger et parla propagande médiatique de ses journalistes. Cette collaboration est momentanément gelée par l’accord italo-yougoslave de janvier 1924 - suppression du traité de Rapallo et incorporation de Fiume à l’Italie -, quicomprend une clause spéciale prévoyant expressément la lutte contre les incursions des bandes armées dekomitadji. L’ORIM ne recevra plus de subsides pendant quelque temps et les Serbes, ainsi débarrassés de laquestion adriatique, auront tout loisir de concentrer leurs efforts sur la Macédoine et même de menacer laBulgarie de représailles, à tel point que cette dernière privera également les Macédoniens de son soutien. Lesliens ne sont pourtant pas complètement rompus ; on les renouera même très rapidement à l’occasion de lacrise albanaise de la fin 1926.20 SHD/TERRE 7N3188, Compte-rendu du colonel H. Rozet du 2 octobre 1928, n° 0321/S, p. 3-4.

SACHA MARKOVIC

Page 50: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

entente solidaire entre les Balkaniques. Il souligne que les Italiens tra-vaillent Athènes et même Bucarest au corps, afin d’obtenir leur neutralitéen cas de conflit avec les Yougoslaves. Quant à la Hongrie, elle prépareouvertement, selon lui, la guerre [contre le Royaume SHS], en liaison avecl’Italie21. N’étant militairement pas prêt à supporter un affrontement arméavec les Italiens, le gouvernement SHS est acculé à des concessions quel’attaché militaire français juge tout bonnement humiliantes22, comme parexemple la reconnaissance d’Ahmed Zogou, alors qu’il porte le titre de « roides Albanais » et que le Royaume SHS compte lui-même de très nombreux« albanophones » en « Serbie du Sud » et en « Vieille Serbie ». C’est pour-quoi, il pense que les efforts diplomatiques de Belgrade consistent essen-tiellement à rechercher l’appui des grandes puissances – de la France et duRoyaume-Uni, en particulier –, à renforcer les liens avec la Petite Entente –tout spécialement avec la Tchécoslovaquie – et, enfin, à neutraliser l’actionitalienne en Albanie, en Autriche, en Grèce, en Bulgarie et en Roumanie.

On espère [à Belgrade] que les Grandes Puissances réussiront à maintenirla paix dont le Royaume SHS a besoin encore pendant longtemps ; on craintqu’en cas de conflit avec l’Italie, l’intervention militaire de la France, etéventuellement celle de l’Angleterre, ne soient difficiles à obtenir. [...] Detout ceci résulte que le gouvernement yougoslave met, pour le moment,tout en œuvre pour éviter le conflit avec l’Italie mais ce conflit est toujourslatent et reste un danger pour la paix générale23.

Il semble inutile de souligner vers qui vont les sympathies et la solida-rité du colonel Rozet. L’attentat de Marseille, du 9 octobre 1934, qui a vul’assassinat du roi Alexandre Ier de Yougoslavie et du ministre français desAffaires étrangères, Louis Barthou, par les oustachis et les agents de l’ORIM,s’impose comme un moment privilégié de très forte empathie avec les Serbesmais aussi comme la confirmation de toutes les analyses antérieures :

[...] on constate la responsabilité écrasante de la Hongrie et on jugeral’Italie à ses actes, c’est-à-dire, à sa décision relative à l’extradition dePavelitch. Il faut ajouter pourtant que les officiels oublieront difficilementles responsabilités antérieures de l’Italie dont ils ont eu les preuves24.

La teneur des condoléances que l’adjoint à l’attaché militaire, le capi-taine Le Troter, présentera le 10 octobre, dès 9 heures du matin, au chef d’é-tat-major général yougoslave, le général Nedic, et au chef du 2e Bureau, legénéral Arasic, au nom de l’État-Major français et de l’Armée française– en l’absence de l’attaché militaire lui-même, le lieutenant-colonelBéthouart, alors en congé –, est à ce titre on ne peut plus éloquente :

54

21 Ibid.22 Ibid.23 Ibid.24 SHD/TERRE 7N3191, Rapport général du lieutenant-colonel Béthouart du 24 octobre 1934, n° 347/SC, p. 1-5.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 51: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Mon général, apprenant le deuil affreux qui frappe la Yougoslavie et laFrance, unies dans le sang du Roi Alexandre, je vous apporte les condo-léances très émues de l’Armée Française et de Monsieur le Chargéd’Affaires de France à Belgrade. Au nom de tous mes camarades del’Armée Française, j’exprime à mes camarades de l’Armée Yougoslave maprofonde sympathie. L’amitié que nous portons à la Yougoslavie n’a jamaisété plus ardente qu’aujourd’hui.

Ce à quoi le général Nedic a répondu, « les larmes aux yeux », quelquesmots très chaleureux, en priant le représentant français de transmettre auchef d’état-major général l’expression de « l’inaltérable amitié franco you-goslave ». Le général Arasic, quant à lui, tout en réservant un accueil trèscordial à l’officier français, n’a pu s’empêcher de tourner l’entretien à lapolémique anti-italienne : « Les Italiens, vous dis-je, toujours les Italiens. »Le général, moins ému que le chef d’état-major, semblait en proie à unesombre fureur25. C’est le lieutenant-colonel Béthouart qui résume finalementle mieux la perception que les représentants militaires français à Belgradeont alors de la politique extérieure yougoslave et tout particulièrement deson traitement de la « question italienne ». Après avoir rappelé les derniersmots que la légende attribue à Alexandre mourant – « Sauvegardez laYougoslavie ! » –, l’attaché militaire français met en exergue deux leitmotivede la doctrine qui guide les affaires étrangères yougoslaves : conserver cequi a été acquis et maintenir la Yougoslavie dans son intégrité.

Cette volonté de conservation constitue certainement le fond des aspira-tions nationales. Ces idées de base guident la politique extérieure yougos-lave. Elles expliquent clairement son attitude vis-à-vis des autrespuissances. Tout ce qui menace à son détriment l’ordre établi est ennemi.On est prêt à s’appuyer sur tout ce qui peut le consolider et à l’utiliser.

Selon lui, la Bulgarie aurait cessée d’être « farouchement haïe » parcequ’elle a progressivement renoncé au révisionnisme actif, rendant du mêmecoup possible une « sympathie méfiante », voire même une « ententepresque cordiale » entre les deux pays. En revanche, la haine à l’encontrede l’Italie et des Italiens serait d’autant plus inextinguible qu’elle se dou-blerait d’un mépris sans borne. En outre, on ne leur pardonne pas d’avoirannexé « 600 000 Slaves », d’entretenir des prétentions sur la Dalmatie etde menacer le pays par des empiétements constants en Albanie, en Autricheet dans presque tous les autres États limitrophes de la Yougoslavie. Mais cequi finit de dresser les Yougoslaves contre leur voisine adriatique, d’aprèsl’officier français, c’est le souvenir des « facilités qu’avaient trouvées lesoustachis en Italie, exposées dans le procès de Zagreb », sans oublier lessubsides généreusement accordés à l’ORIM, également impliquée dansl’assassinat du roi Alexandre. Le lieutenant-colonel Béthouart est en fait

55

25 SHD/TERRE 7N3191, Rapport général du capitaine R. Le Troter du 23 octobre 1934, n° 1/AD.

SACHA MARKOVIC

Page 52: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

persuadé que les Yougoslaves ont le ferme espoir de voir la France réussir àfaire abandonner à l’Italie sa politique révisionniste et anti-yougoslave. Ilnous révèle, néanmoins, qu’un doute troublant est en train de s’insinuerdans l’esprit de la hiérarchie militaire serbe :

Pourtant, je suis absolument convaincu que le Haut Commandement et, trèsprobablement, le gouvernement (on pourrait presque dire par conséquent lepays) restent fidèles à l’Alliance française. [...] Mais les dirigeants déclarentégalement qu’il faut compter avec l’opinion. Au fond d’eux-mêmes notrepolitique italienne les inquiète. Ils voudraient bien voir un changement d’at-titude de l’Italie à leur égard mais ils n’y peuvent pas croire. Leur méfianceenvers l’Italie est considérable. Ils craignent que nous nous laissions entraî-ner au contraire par un excès de confiance dont ils feraient les frais. Il estincontestable que de ce fait et du fait de la propagande allemande intensenotre situation dans ce pays court un certain danger. On nous l’avait aban-donné tant qu’on le croyait faible et destiné à s’effondrer rapidement.Maintenant que l’enjeu se révèle considérable et de taille à entraîner aveclui une partie importante de l’Europe, on nous le dispute âprement26.

En un mot, l’Italie reste l’ennemi par excellence de la Yougoslavie, del’avis même des attachés militaires français.

La menace hongroise se confond avec le « danger » italien, surtoutdepuis l’attentat de Marseille, car Budapest est soupçonnée de bienveillanceà l’égard des oustachis et des activistes de l’ORIM, auxquels elle offriraitasile, aides et subsides, selon les Français de Belgrade :

Au contraire de l’Italie, la Hongrie dont la responsabilité dans l’attentat deMarseille est encore plus éclatante et qui plus est affiche toujours ses pré-tentions révisionnistes, n’est l’objet d’aucun ménagement. La presse estdéchaînée contre elle. Les Hongrois résidant en Yougoslavie sont expulsés27.

Les attachés militaires français rendent compte, très régulièrement, dessentiments bulgarophobes presque unanimement partagés par les Serbes engénéral, la hiérarchie militaire et les officiers serbes en particulier28. Ce ressentiment tenace, lié en grande partie à la trahison « fratricide » de 1913et surtout de 1915-1918, est entretenu par la conviction que le gouver-nement de Sofia, les élites bulgares dans leur très grande majorité et peut-

56

26 SHD/TERRE 7N3191, Rapport général du lieutenant-colonel Béthouart du 13 novembre 1934, n° 400/SC.27 SHD/TERRE 7N3191, Rapport du lieutenant-colonel Béthouart du 13 novembre 1934, n° 400/SC, p. 4.28 SHD/TERRE 7N3190, Compte-rendu de la rencontre des rois Alexandre et Boris à Euxinograd le 3 octobre1933 par le général L. Lepetit, 1er novembre 1933, n° 473/S, p. 8-10 ; Compte-rendu de l’entrevue avec le géné-ral de division Kosic, premier sous-chef de l’État-Major général, par le général L. Lepetit, 2 novembre 1933,n° 480/S, p. 3.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 53: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

être surtout l’armée du roi Boris soutiennent l’activisme de l’ORIM29.Belgrade ne croit pas à une guerre de libération nationale macédoniennemais plutôt à une remise en cause révisionniste du traité de Neuilly, voiremême à la volonté de ressusciter la « Grande Bulgarie » de San Stefanodonc au désir d’annexer la « Serbie du Sud ». Les officiers français pré-sents à Belgrade, en revanche, se montrent très critiques, sinon même ex-plicitement défiants, à l’égard de ce qu’ils considèrent f inalement commeune hostilité systématique injustifiée des Serbes à l’endroit du gouver-nement de Sofia30. C’est le colonel Deltel qui, dès 1924, apparaît le plusvirulent : « J’ai eu l’honneur de vous rendre compte verbalement, à Parisdans la première quinzaine de janvier, de certains indices susceptibles defaire attribuer aux SHS des intentions hostiles à l’égard de la Bulgarie. Ona même parlé, dans certains milieux diplomatiques français, de l’éventua-lité d’une marche sur Sofia au printemps31. » Même si l’attaché militairefrançais convient bien volontiers du caractère excessif de ces allégations, ilsouligne toutefois que ses sources lui ont révélé, de façon indubitable, l’im-plication directe du gouvernement de Belgrade dans la campagne de presseanti-bulgare menée par les quotidiens belgradois Vreme, Politika etSamouprava. En outre, il a appris que le chef du « Bureau yougoslave depresse étrangère » a été invité à lancer dans la presse française une séried’articles tendant à prouver que la Bulgarie désire et prépare la guerre.Voici son commentaire :

On peut se demander si cette offensive de la presse [yougoslave] ne visepas à préparer l’opinion publique à quelque action militaire. La hâte aveclaquelle a été signée la convention italo-SHS trouverait alors son explica-tion dans le désir des SHS d’avoir les mains libres du côté de la Bulgarie.

57

29 De fait, l’organisation trouve un appui indéfectible auprès de la Bulgarie depuis 1918, surtout lorsque les cou-rants qui prônent la bulgarisation de la Macédoine et son rattachement à la Bulgarie prennent le dessus au seindu mouvement. La collusion entre le « Comité révolutionnaire » et l’État bulgare est d’autant plus étroite qu’ellese fonde sur la présence, dans tous les services ou institutions et à tous les degrés des hiérarchies administra-tive et militaire, de nombreux fonctionnaires et officiers bulgares en même temps membres de l’ORIM. Cetteinfiltration des institutions de Sofia se renforce à partir de juin 1923, avec l’arrivée au pouvoir de Cankov. Dèslors, l’influence de l’ORIM se diffuse dans tout le pays et atteint la sphère internationale, grâce à l’affectation denombreux Macédoniens dans la police et la diplomatie. Des liens et des réseaux s’établissent entre le gouver-nement, le comité central de l’organisation et la Ligue militaire bulgare. Plusieurs leaders de l’ORIM deviennentmême députés de la Macédoine du Pirin au Sobranje. Parmi ces Macédoniens qui détiennent de hauts postesdans l’État, beaucoup sont originaires de Macédoine « serbe ». On assiste alors à un échange de bons procé-dés entre les autorités bulgares et le Comité : l’ORIM bénéficie d’une grande liberté d’action sur le territoire bul-gare, de l’administration de la Macédoine Pirin qu’on lui abandonne, de l’aide financière et militaire accordéepar Sofia ; en échange, l’ORIM met ses komitadji à la disposition des autorités pour la répression des oppo-sants, et notamment des mouvements agraro-communistes. Ainsi, l’organisation macédonienne dispose d’unebase arrière, pendant que Sofia cultive ses ambitions grand’bulgares sans trop se compromettre à l’échellel’internationale.30 Au début de l’année 1921, le président du Conseil bulgare, Stambulijsky, a fait un voyage triomphal en France,où il a pu constater l’existence d’un courant bulgarophile, incarné par le sénateur Cornet.31 De fait, le renversement de Stambulijsky et l’arrivée au pouvoir d’une équipe soutenue par l’ORIM a inquiétéles Yougoslaves, qui ont aussitôt envoyé des troupes à la frontière et ont signé avec beaucoup de hâte le « pacted’amitié » italo-SHS de janvier 1924, afin d’avoir les mains libres à l’Est.

SACHA MARKOVIC

Page 54: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Il est vrai que l’arrivée au pouvoir de M. Mac Donald et surtout du généralThomson, bulgarophiles notoires, a créé depuis une situation très défavo-rable à une entreprise des Serbes contre Sofia. Jusqu’ici, dans les milieuxmilitaires, il n’est question de rien. Mais les difficultés intérieures ne sont-elles pas susceptibles de brusquer les événements ? La Couronne et le pou-voir actuel sauront-ils résister à la tentation de recourir à une diversion quileur apporte à peu de frais une auréole nouvelle ? Ces questions méritent,je crois, d’être posées. Je continuerai à suivre de très près tout ce qui pour-rait justifier l’hypothèse d’un conflit assez prochain32.

Les attachés militaires français ne dérogent pas à cette ligne de conduite,même après le début du processus de normalisation des relations bulgaro-serbes, qui s’instaure progressivement à partir de 1927. En effet, ils restenttrès sensibles aux attentes de Sofia pendant cette phase d’embellie et trans-mettent les récriminations bulgares auprès de leur hiérarchie. Ils ne croientde toute évidence pas à la collusion entre le gouvernement de Sofia etl’ORIM. Au plus, pensent-ils que le gouvernement bulgare est impuissant àmater le « Comité révolutionnaire macédonien » mené par Mihailov, qui estmaître des confins sud-ouest bulgares et qui bénéficie du soutien et de lacomplicité d’une partie des rouages civils et militaires de l’État. En somme,ils admettent que l’ORIM constitue un État dans l’État mais ils soulignentque Sofia se prête loyalement aux enquêtes sur les attentats, démontrantainsi sa bonne volonté et son innocence33. En avril 1927, le colonel Deltelnote que les Bulgares dénoncent les visées hégémoniques de la Yougoslaviesur les Balkans et il souligne que la condition sine qua non de relations debon voisinage avec le Royaume SHS est le respect des intérêts de tous. Lerèglement de la « question macédonienne » et celui des « territoires situéssur les confins occidentaux de la Bulgarie, enlevés à cette dernière par letraité de Neuilly » - notamment les villes de Caribrod et de Bosilgrad -, nedoit porter préjudice à aucune des deux parties, selon lui34. On retrouve cetteantienne en février 1929, lorsque le colonel Rozet nous rapporte que lesautorités bulgares sont certes favorables au rapprochement des deux paysmais qu’elles craignent une emprise trop forte des Yougoslaves. « Ils ne veulentpas être absorbés et redoutent la puissance envahissante de leur voisin ». Les Bulgares doutent de la sincérité des intentions serbes et, parconséquent, de la pérennité du « réchauffement » des relations entre Belgradeet Sofia. Ils déplorent que les Yougoslaves les traitent en parents pauvres et

58

32 SHD/TERRE 7N3188, Rapport du colonel Deltel du 15 février 1924, n° 927/S.33 SHD/TERRE 7N3188, Rapport du général H. Rozet du 3 juillet 1929, n° 0241/I, p. 3-5 ; SHD/TERRE 7N3189,« Note politique » du général H. Rozet du 12 mars 1930, n° 080/S, p. 1-3 ; Compte-rendu du général H. Rozetsur son voyage à Constantinople et à Sofia en mai 1930, 30 mai 1930, n° 168/S, p. 5-7 ; SHD/TERRE 7N3190,Rapport du général L. Lepetit du 9 novembre 1932, n° 420/S, p. 5-6.34 SHD/TERRE 7N3188, Résumé chronologique du conflit italo-yougoslave actuel par le colonel Deltel, 26 avril1927, (n° illisible), p. 9-11.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 55: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

cherchent toujours à obtenir quelque chose d’eux35. En novembre 1929, legénéral Rozet semble prêter foi aux accusations de la presse bulgares :

Si les relations de la Yougoslavie et de la Bulgarie ne réussissent pas à s’a-méliorer malgré les tentatives des Conférences de Pirot et de Sofia, c’estaussi, d’après l’opinion de personnalités bien renseignées, parce que lamain de l’Italie se fait sentir, soit sur le gouvernement bulgare, soit sur leComité macédonien. [...] Il y a lieu cependant de signaler que la presse bul-gare accuse les Yougoslaves d’avoir préparé et organisé ces derniers atten-tats et méfaits, afin de forcer la main des membres de la Conférencebulgaro-yougoslave pour la création d’une zone spéciale de surveillance[...] de part et d’autre de la frontière. Ceci est bien possible, ce sont là desarguments balkaniques qui ne doivent pas nous étonner outre mesure36.

L’Albanie représente également une base-arrière importante, qui offreaux komitadji macédoniens et aux kacak albanais une véritable profondeurstratégique37. Les attachés militaires français rendent régulièrement comptedes mesures de représailles prises par Belgrade à l’encontre de Tirana, queles Yougoslaves savent être manipulée et utilisée par Rome. « Estimant quel’Albanie se montre trop tolérante à l’égard des comitadjis bulgares, lesSHS viennent d’interdire toute exportation de denrées alimentaires vers lepays38 ». Mais, comme nous l’avons déjà souligné, les Français surveillentde très près tous les mouvements de troupes et toutes les opérations mili-taires qui permettraient de déceler une éventuelle concentration des forcesyougoslaves à la frontière albanaise. On épie et on traque toute tentationhostile ou velléité offensive chez les Serbes39. Même le Monténégro est de

59

35 SHD/TERRE 7N3188, Rapport du colonel H. Rozet du 27 février 1929, n° 085/I, p. 2 ; Rapport du généralH. Rozet du 11 avril 1929, n° 0150/I, p. 4-5.36 SHD/TERRE 7N3188, Rapport du général H. Rozet du 26 novembre 1929, n° 0368/S, p. 3.37 Le « Comité du Kosovo », composé en grande partie d’Albanais originaires du territoire SHS, revendique l’u-nification de toutes les « terres albanaises », à savoir l’Albanie, l’ancien vilayet du Kosovo et tout le territoiresitué à l’ouest du Vardar. Bien que ces revendications irrédentistes albanaises empiètent sur celles de l’ORIM,les deux organisations font alliance pour renverser l’ordre établi serbe. L’avantage stratégique de cet accord decirconstance est de fournir aux deux organisations une seconde base-arrière et de leur permettre de recevoirplus facilement des armes en provenance d’Italie. En outre, les kacak albanais sont représentés au Parlementde Belgrade par les députés du parti Djemiet de Ferad Beg Draga, qui fait souvent alliance avec les radicauxserbes en échange d’un certain laxisme vis-à-vis des activités terroristes. On aura compris que le parti Djemietreprésente les Albanais de Macédoine et que kacak est le nom donné aux francs-tireurs albanais.38 SHD/TERRE 7N3188, Rapport du colonel Deltel du 10 avril 1924, n° 1035/S.39 SHD/TERRE 7N3188, Télégrammes chiffrés classés « secret défense » du colonel Deltel des 10 et 26 mars1927. Le chef d’État-Major général yougoslave, le général Pesic, certifie en effet au colonel Deltel que : 1). il nesera fait aucun déplacement d’unités vers les régions menacées ; 2). les effectifs d’infanterie des garnisons fron-talières étant diminués par la libération d’une classe, les généraux commandant les IIe et IIIe Armées ne serontautorisés à convoquer que pour des périodes d’instruction et uniquement le nombre de réservistes nécessairepour renforcer ces effectifs ; 3). ils ne pourront porter qu’à 60 le nombre de fusils disponibles par compagnie ;ce qui revient à dire que l’effectif de ces compagnies ne sera porté qu’à 100 soldats environ ; 4). il n’y aura au-cune mobilisation ni même convocation de réservistes dans l’artillerie et dans les autres armes.

SACHA MARKOVIC

Page 56: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

ce fait surveillé de très près, afin de s’assurer qu’il n’abrite aucune bandearmée et que les forces régulières se réduisent bien, comme cela est « éner-giquement confirmé » par le chef d’état-major général yougoslave, à unbataillon à Budva, un à Cetinje, un à Podgorica, un à Niksic, un à Kolasin,un à Borane, avec deux batteries à Podgorica, trois à Trebinje40. Le généralRozet apprend de sources jugées absolument fiables que le gouvernementde Belgrade encourage les komitadji serbes à passer la frontière albano-yougoslave et à provoquer des troubles en Albanie. Le ministre de Belgiqueà Belgrade, également accrédité en Albanie, Monsieur Delcoigne, lui ad’ailleurs confié combien ces « méthodes de lutte [...] périmées et indési-rables » portaient préjudice à l’image internationale des Serbes et permet-taient aux Italiens de « démontrer » que les Yougoslaves sont les ennemis del’Albanie dont ils menacent l’indépendance41.

En revanche, on ne peut que s’étonner de la discrétion presque absoluedont font preuve les attachés militaires français sur le rôle des Soviétiquesdans la « question macédonienne ». Ces derniers noyautent pourtant lesmouvements politiques de la région avec d’autant plus de facilité que lescommunistes y sont très bien implantés. Moscou commence d’ailleurs às’intéresser à l’ORIM dès 1923 et ne tarde pas à lui envoyer armes et sub-sides, alors même que les responsables russes préconisent la formation d’unfront révolutionnaire unique de tous les peuples balkaniques sous leurégide. Il est vrai cependant que les clivages qui affaiblissaient et divisaientl’ORIM, ont été radicalement résolus par l’élimination physique des oppo-sants à la ligne pro bulgare en septembre 192442. Dès lors, Sofia contrôleentièrement l’organisation, désormais dirigée par le général Protogerov et letrès pro bulgare Vanco Mihajlov. Moscou ne peut à présent poursuivre sontravail de sape de la « prison des peuples » yougoslave que de façon larvée,discrète et sournoise. Leur action devient donc presque imperceptible. Elle

60

40 SHD/TERRE, 7N3188, Télégramme du colonel Deltel du 26 mars 1927.41 SHD/TERRE 7N3189, Rapport du général H. Rozet du 29 janvier 1930, n° 030/S.42 Trois courants s’opposaient jusqu’alors au sein de l’ORIM sur le projet national, pourtant au cœur de l’iden-tité politique du mouvement : la première faction, violemment anticommuniste et commandée par le généralProtogerov, prônait le rapprochement avec Sofia et voyait d’un bon œil le projet de Grande Bulgarie ; la secondefrange, dirigée par Caulev mais en fait soutenue et commandée depuis Moscou par l’intermédiaire du Comitébalkanique soviétique de Vienne, était favorable à une alliance avec les autres organisations révolutionnairesbalkaniques et militait pour une Macédoine autonome au sein d’une fédération balkanique soviétique, s’oppo-sant fermement à la création de la Bulgarie de San Stefano - se rapprochant en cela des agrariens deStambulijsky - enfin, le troisième groupe, conduit par Alexandrov, préconisait une sorte de « machiavélismeidéaliste », fondé sur l’indépendance de l’organisation et l’utilisation cynique mais pragmatique de tous lesappuis étrangers, en jouant des rivalités pour obtenir le plus possible et concéder le moins possible, dans laperspective d’une Macédoine unifiée indépendante. Soviétiques et Bulgares se retrouvaient ainsi en rivalité pourle contrôle de l’ORIM et l’instrumentalisation de la « question macédonienne » à leurs propres fins: pour les pre-miers, le contrôle des Balkans par la diffusion du communisme; pour les autres, la réalisation du rêve grand’bulgare.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 57: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

est à nouveau rendue plus « lisible » à partir d’octobre 1925, par la fonda-tion à Vienne d’un mouvement séparé très proche des communistes bulgareset dirigé par Vlahov, l’« ORIM Unif iée » (Vatresna MakedonskaRevolucionarna Organizacija Obedineta), rassemblant l’aile gauche del’organisation et militant pour une Macédoine unifiée au sein d’une fédéra-tion des peuples balkaniques libres et égaux en droits. Mais l’ORIM a déjàcessé, à cette époque, de constituer un facteur politique puissant, capabled’une action insurrectionnelle d’envergure. La frustration des activistesmacédoniens ne fera qu’accélérer la dérive terroriste, d’autant plus quel’ORIM rebondit finalement en 1927, grâce au soutien de Mussolini, quil’emprisonne ainsi dans l’orbite de Rome et des fascistes.

C’est finalement le général Rozet qui restitue le mieux, en juillet 1929,à la fois le contexte politique macédonien de l’époque et les sentiments desattachés militaires français face à cette « insurrection armée permanente » :

Les incidents de frontière se multiplient avec la Bulgarie. Les assassinatsou exécutions sommaires sont devenus d’une fréquence inquiétante. Lesgardes-frontières sont chaque nuit alertés par le passage de comitadjis oude bulgares voulant pénétrer en Serbie ou rentrer chez eux sans autorisationrégulière. Il en résulte de véritables combats. À chaque incident, la pressebulgare fulmine et accuse le gouvernement yougoslave de causer cette insé-curité. Or, d’après des renseignements concordants, ce n’est pas le gouver-nement yougoslave qui est responsable mais bien le [...] Comitémacédonien. Il est évident que les gendarmes et les gardes-frontières you-goslaves font usage de leurs armes sans ménagement mais il faut tenircompte de la situation locale : ils opèrent dans une zone où la guérilla estdéclarée et où ils risquent leur vie. [...] Belgrade a la preuve que [le]Comité macédonien reçoit de l’argent italien pour entretenir cette agitationet que, faute d’activité, il verrait les subsides diminuer. [...] Le généralMilovanovic, chef d’état-major général, qui vient de commander l’arméede Skopje, me déclarait dernièrement que la population actuelle deMacédoine ne demande qu’à rester tranquille et qu’elle réprouve abso-lument les entreprises [de l’ORIM] pour venir soi-disant au secours desopprimés. [...] Le Comité macédonien seul est en cause et, s’il ne recevaitpas d’argent étranger, il y a longtemps qu’il aurait perdu toute importancecar ses chefs vivent de cet argent43.

Au-delà des observations objectives, l’identification et la solidarité avecl’allié serbe apparaissent ici très clairement. Mais ce qui frappe le plus c’estl’approbation et la légitimation des méthodes brutales des forces loyalistes.Nous y reviendrons.

61

43 SHD/TERRE 7N3188, Rapport du général H. Rozet sur les activités des comitadjis en Macédoine yougoslave,3 juillet 1929, n° 0241/I, p. 3-4.

SACHA MARKOVIC

Page 58: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Les attachés militaires français ne se contentent pas d’observer l’acti-visme des komitadji « bulgares ». Ils nous renseignent aussi sur la défensedu territoire macédonien par les forces gouvernementales44. Aux frontièresalbanaise et bulgare, l’État SHS a progressivement constitué un système deprotection extrêmement rigoureux. En effet, la défense territoriale de laMacédoine n’a pas cessé de se resserrer et de se perfectionner depuis 1923.En 1931, elle comporte quatre volets principaux : un barrage linéaire tendule long des frontières par les compagnies de gardes-frontières ; la sur-veillance des routes et de l’intérieur par la gendarmerie ; la garde des voiesferrées par la gendarmerie, les paysans armés, les groupes paramilitairespro gouvernementaux et la troupe ; enfin, l’armement partiel des popula-tions les plus exposées. Le barrage des frontières se compose de postes degardes-frontières installés dans des barraques ou karaule, échelonnées lelong des frontières. Chaque poste est fort de six à douze hommes suivant lessecteurs, armés de fusils, de grenades et parfois de fusils-mitrailleurs. Sil’état d’urgence est décrété, on mobilise les réservistes de la région dans lesunités de gardes-frontières45. La densité du réseau de défense est très va-riable : on compte 12 compagnies de gardes-frontières sur la frontière alba-naise, 7,5 sur la frontière grecque et 28 sur la frontière bulgare46. Sur unemême frontière, la densité varie selon le terrain et la situation politique47.Au sud de Bosilgrad, par exemple, la frontière bulgaro-yougoslave est orga-nisée comme un véritable front fortifié : un obstacle continu, constituéd’une haie artificielle mêlée de fil de fer, court tout le long de la frontière,les postes se succédant à 500 ou 1 000 m d’écart à peine. La nuit, les senti-nelles ne se tiennent pas à plus de 100 m les unes des autres. En arrière, les

62

44 SHD/TERRE 7N3189, Rapport du lieutenant-colonel Béthouart sur l’organisation de la protection du territoireyougoslave dans la région des frontières albanaise et bulgare, 6 novembre 1931, n° 422/1.45 Quatre à cinq postes constituent une section, commandée par un officier dont la baraque est généralementen arrière et vers le centre de la section. Les commandants de compagnie sont plus en arrière encore, soit dansdes villages, soit dans des baraques isolées. Les compagnies sont regroupées en sous-secteurs, commandéspar des lieutenants-colonels. Ces sous-secteurs dépendent de généraux de division commandant les territoiresà la tête desquels ils sont placés et du général dirigeant les troupes de frontière, dont le siège est à Skopje. Lescommandants de sous-secteurs, de compagnies et de sections n’ont avec eux que les quelques hommesnécessaires à leur service et à l’administration. Il n’y a aucune réserve à ces postes.46 La frontière grecque est en effet gardée presque aussi rigoureusement que les autres parce que les comitad-jis empruntent parfois le territoire hellénique.47 Ainsi, sur la frontière albanaise septentrionale, entre le lac de Scutari et Pec, les postes sont assez loin lesuns des autres - de 5 à 6 km - chaque compagnie ayant un front de 50 km. Cette zone est pourtant agitée et ily a des pertes assez fréquentes mais les incidents sont dus à des rivalités entre tribus, à des vendettas cla-niques ou à des vengeances contre les gardes-frontières. Sur la frontière bulgare, en revanche, la densité despostes est extrêmement forte au sud de Bosilgrad et va en diminuant vers le nord. On compte 16 compagniesentre la frontière grecque et le bassin de Bosilgrad, 8 compagnies de Bosilgrad à Stara Planina (au nord de Pirot)et 4 compagnies de Pirot au Danube. Au sud de Bosilgrad, en effet, le pays bulgare est entièrement sous lacoupe du Comité macédonien ; du coup, il est impossible pour Belgrade d’y avoir des agents et d’être rensei-gné. On ne peut donc prévoir les passages et il faut garder partout. Au nord, au contraire, il y a quelques sym-pathies pro yougoslaves dans la population. De ce fait, on a facilement des renseignements qui permettentd’éventer les complots et de révéler les points de passage des comitadjis.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 59: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

postes des chefs de section et de compagnie, perchés sur les hauteurs,forment une deuxième et une troisième lignes. Les commandants de compa-gnie sont à l’abri dans des blockhaus en béton, avec logement intérieur ettour pour les sentinelles, dont les murs, à l’épreuve des obus de 105, sontpercés de meutrières. La consigne des gardes-frontières est simple : inter-dire le passage de la frontière hors des points autorisés - qui sont d’ailleurstrès rares - et tirer sur quiconque veut forcer le barrage. Certaines partiessont gardées par des chiens, qui patrouillent le long d’un fil de fer de 50 à100 m de longueur, auquel ils sont attachés. Des miradors jalonnent la fron-tière et couronnent tous les pitons. Les gardes-frontières servent par contrat.À la fin des années 1920, presque tous sont Serbes - alors qu’au début onprenait des réfugiés russes peu motivés, semble-t-il - et on les paie trèsbien48. Mais surtout, ils font excellente impression aux observateurs fran-çais : « très disciplinés », d’une « rigueur inflexible », ils ont un « sens aigudu sacrifice49 ».

La surveillance des routes et de l’intérieur de la région est assumée parla gendarmerie. Des postes sont échelonnés tout le long des routes princi-pales avoisinant la frontière, en particulier sur les routes Podgorica-Pec-Prizren, Tetovo-Debar et toutes les routes de pénétration vers la frontièrebulgare. Sur ces axes, des patrouilles de gendarmerie circulent constamment.À certains points de passage, de véritables check points sont installés, oùtout le monde doit montrer patte blanche. Pour aller de Stip à Carevo Selo,par exemple, les gendarmes ont installé cinq points de contrôle de ce type.Toutes les voies ferrées de Macédoine, de la vallée de la Morava et de laSerbie de l’Est sont gardées par des sentinelles échelonnées le long de lavoie, qui surveillent également les ouvrages d’art. La troupe et la gendar-merie participent à ces actions mais la garde est en général confiée auxcommunes, qui désignent des paysans qu’elles paient 25 dinars par jour.

Enfin, Belgrade a également fait le choix d’armer partiellement la popu-lation civile de la région - en fait de l’organiser en de véritables milices - cedernier terme n’est évidemment jamais employé par les attachés militairesfrançais. Le général L. Lepetit nous révèle même, en avril 1932, grâce auxindiscrétions du ban (préfet) de la banovine du Vardar, M. Zivojin Lazic,que le commandant des gardes-frontières dont le QG est à Skopje, le géné-ral Kovacevic, « homme extrêmement actif », a fait distribuer 25 000 fusils,avec 50 cartouches pour chacun, aux « éléments les plus loyalistes des

63

48 Après 17 mois de service, un garde-frontière yougoslave touche 1700 dinars par mois. Les Yougoslaves, avecune pointe de malice chauvine, sont très fiers de pouvoir dire que leurs gardes-frontières sont mieux payés queles officiers bulgares. Les gardes-frontières coûtent 150 millions de dinars par an à l’État yougoslave, la gen-darmerie 400 millions.49 Albert Londres confirme la réalité de ce décor et parle de « murs sans brèche, larges, hauts, épineux etrouillés », de « blockhaus », « redoutes », « lanternes », « pièges à loup » et « chiens dressés ». Cf. A. LONDRES,op. cit., p. 234-235.

SACHA MARKOVIC

Page 60: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

populations frontalières », « pour leur permettre d’assurer eux-mêmes leursécurité », considérant que l’ORIM, quant à elle, reçoit chaque année6 millions de lires de l’Italie50. En juin 1928, le colonel H. Rozet va mêmejusqu’à nous gratifier d’une réflexion qui renvoie manifestement à sespropres références coloniales : « Les routes sont gardées, les gendarmes etles gardes-frontières circulent partout et on rencontre, comme au Maroc,des paysans avec le fusil en bandoulière51. » Les populations civiles concer-nées sont tenues de présenter leurs fusils de temps en temps aux autorités.C’est encore Rozet qui nous révèle le plus explicitement la présence enMacédoine de véritables forces paramilitaires serbes, de même qu’il nousexplique les méthodes des services de renseignement yougoslaves, avec unecertaine pudeur toutefois. Il conclut que la couverture des frontières par lestroupes spéciales régulières, « comme tous les cordons, est assez illusoire »,d’autant que le secteur à garder par une compagnie de 90 à 100 hommes,dans un pays broussailleux, montagneux et sans chemin, représente uneétendue immense. « Il est à peu près impossible d’empêcher de passer, sur-tout de nuit, un groupe de 10 à 12 comitadjis connaissant admirablement lessentiers et les passages. C’est donc plus sur les renseignements recueillispar les agents ou par la population, une fois que les comitadjis ont déjàpénétré en territoire SHS que l’on peut compter pour les repérer et les pour-chasser. » Il nous apprend que des « contre-comitadjis », armés et équipéspar Belgrade, parcourent la zone frontière, dépistent les « indésirables » et« leur font passer un mauvais quart d’heure52 ».

À mi-chemin entre les unités spéciales et les milices paramilitaires, nousest révélée l’existence d’officiers « mis à la retraite » et nommés aussitôt pré-fets ou sous-préfets dans les régions frontalières, ou bien envoyés secrètementdans le maquis macédonien, où ils organisent et instruisent les groupes paramilitaires serbes, comme par exemple la fameuse Narodna Odbrana, la« Défense nationale » ou l’« Organisation contre les bandits bulgares53 ».

64

50 SHD/TERRE 7N3190, Compte-rendu du général L. Lepetit sur son voyage en « Serbie du Sud » pendant lasemaine de Pâques (fin mars - début avril 1932), 11 avril 1932, n° 142/S et Rapports du général L. Lepetit des3 avril 1933, n° 192/S et 16 avril 1934, n° 177/SC, p. 2. Les autorités yougoslaves sont en fait surtout inquiètes à cause de la mainmise italienne sur l’Albanie car elles pensent que cette dernière servira certainementde base aux bombardements aériens qu’effectuera l’Italie dès le début ou avant même la mobilisation, en casde guerre. En outre, Belgrade est préoccupée par l’attitude qu’auraient les populations albanaises concentréesdans la partie occidentale de la Macédoine, dans l’éventualité d’un conflit avec l’Italie et de telles opérationsaériennes. Toutes ces inquiétudes sont confirmées par la saisie en « Serbie du Sud », en mai 1938, d’une grandequantité d’armes de marque italienne ayant franchi la frontière albano-yougoslave : 6000 fusils, 100 mitrailleuseset une soixantaine de caisses de grenades, apparemment destinés à la population albanaise de Macédoine etde « Vieille Serbie ». Cf. Rapport du colonel Béthouart du 24 mai 1938, n° 124/SC.51 SHD/TERRE 7N3188, Compte-rendu du colonel H. Rozet sur son voyage en « Serbie méridionale » du 1er au11 juin 1928, 15 juin 1928, n° 0182/S.52 Ibid.53 Les « contre-organisations » de ce type forment des bandes dites « d’active » (cete), constituées surtout deSerbes « autochtones » mais aussi d’immigrés bulgares agrariens ou communistes, c’est-à-dire anti-ORIM.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 61: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

La loi militaire SHS permet de mettre un officier à la retraite pendant uncertain temps et de le rappeler ensuite à l’activité. Profitant de ces disposi-tions et estimant que l’administration civile serait incapable d’agir au pointet au moment voulus, le gouvernement a mis à la retraite un certainnombre d’officiers. [...] La population armée et les comitadjis serbes, orga-nisés et dirigés par ces officiers, auront certainement plus d’efficacité queles troupes régulières ; et la conversation que j’ai eu ces jours-ci avec ungénéral qui a « été retraité provisoirement » pour diriger cette affaire, medonne à penser que beaucoup de Macédoniens n’iront pas bien loin aprèsavoir passé la frontière et « disparaîtront » sans que personne ne parle plusjamais d’eux. Je me permets d’insister sur le caractère très secret de cetteinformation qui n’est connue que de quelques initiés54.

À ces unités spéciales spécifiquement destinées à la défense des frontièreset du territoire « macédoniens », s’ajoutent les forces militaires régulièresconventionnelles basées dans la région ou proches d’elle, qu’on n’hésite pasà mobiliser et à concentrer en cas de besoin. Outre les unités basées auMonténégro que nous avons déjà évoquées55, la IIIe armée est stationnée dansla région de Skopje, alors que la Ve Armée se tient prête non loin de là, dansle pays de Nis56. Ces forces terrestres sont renforcées par la Marine, repré-sentée sur les lacs d’Ohrid et de Prespa par une flottille comprenant,en juin 1932, deux canonnières armées d’un canon de 47, ainsi que six

65

54 SHD/TERRE 7N3188, Rapport du colonel Deltel du 2 novembre 1927, n° 3347/S.55 Cf. supra, p. 29.56 Le voyage du colonel H. Rozet en « Serbie du Sud », du 1er au 11 juin 1928, nous renseigne, grâce à la visitesystématique des garnisons qu’il effectue, sur les forces régulières conventionnelles prêtes à intervenir enMacédoine. La ville de Nis, située à moins de 150 km de Skopje, abrite le commandement de la Ve Armée, lecommandement de la Division « Morava », le commandement de la 2e Division de Cavalerie, le 16e RI, les 10e

et 26e RAD, le 5e RAL, le 1er Régiment de Cavalerie, un bataillon du Génie, une école de sous-officiers deCavalerie et encore d’autres unités, alors que le 3e RI est stationné dans la ville de Pirot, située près de la fron-tière bulgare, à 160 km environ de Skopje. À Skopje même, on trouve le commandement de la IIIe Armée, la4e Brigade de Cavalerie, le 7e Régiment de Cavalerie, les 21e et 50e RI, le 3e RAL et le 1er Bataillon du Génie. ÀMonastir (Bitola) sont basés le commandement de la Division « Vardar », le 46e RI et le 8e RAD, alors que Velesbénéficie de la présence d’un demi-bataillon du Génie. Le commandement des gardes-frontières de la zonealbano-macédonienne, ainsi que l’un des bataillons du 46e RI ont élu domicile à Ohrid, la ville de Prilep devantse contenter d’un groupe d’artillerie (AD Vardar). Notons que le 46e RI, composé de quatre bataillons, est en faittrès dispersé : l’état-major et deux bataillons sont en garnison à Monastir (Bitola), un bataillon se situe à Resan,un autre à Ohrid. Cf. SHD/TERRE 7N3188, Compte-rendu du colonel H. Rozet sur son voyage en « Serbie duSud » du 1er au 11 juin 1928, 15 juin 1928, n° 0182/S. Le général L. Lepetit nous apporte, en juin 1932, des ren-seignements précieux sur l’organisation de l’armée yougoslave dans la région de la frontière albano-yougos-lave, ainsi qu’un complément d’informations sur les forces yougoslaves présentes en Macédoine. En effet, ilnous apprend que le chef de bataillon commandant le bataillon du 46e RI en garnison à Ohrid, exerce aussi undroit de regard sur le service des gardes-frontières et dirige également un Bureau de SR. En cas de mobilisa-tion, le commandant du bataillon du 46e prend le commandement des gardes-frontières. Le bataillon d’Ohridest constitué de 4 compagnies et comprend alors 10 officiers. Cf. SHD/TERRE 7N3190, Compte-rendu dugénéral L. Lepetit sur son voyage en « Serbie du Sud », à la frontière « serbo-albanaise » au sud du parallèleSkopje-Tetovo, du 1er au 9 juin 1932, 15 juin 1932, n° 223/S, p. 10-11.

SACHA MARKOVIC

Page 62: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

vedettes armées de mitrailleuses57. On surveille d’ailleurs très attentivementtout mouvement de troupes à proximité de la Bulgarie et de l’Albanie et onne manque jamais l’occasion de rappeler aux Serbes que si l’on comprendleur souci de sécurité, en revanche, on exige fermement de Belgrade quesoit tenu compte « de la capacité réduite de la Bulgarie et de son gouver-nement à contrôler les activités du Comité macédonien, notamment à lafrontière bulgaro-yougoslave. » C’est en somme un conseil pressant demodération que l’on adresse aux Serbes58. Aux yeux des militaires français,rappelons-le, « le Comité révolutionnaire macédonien est le véritable maîtrede la situation, beaucoup plus que le gouvernement bulgare. [L’avenir desrelations bulgaro-yougoslaves] dépendra de la puissance de ce dernier et deson action effective sur le Comité et son chef Mihailov59. » En mars 1927,par exemple, à la suite d’importants rassemblements albanais dans la régionde Kukës – environ 3 000 volontaires –, le colonel Deltel s’empresse de scru-ter les réactions de Belgrade et d’obtenir l’assurance de l’État-Major géné-ral que les mesures prises ont pour seul but de mettre le territoire SHS àl’abri des incursions60. On certifie au représentant français qu’il ne sera faitaucun déplacement d’unités vers les régions menacées et qu’aucun réser-viste ne sera mobilisé dans l’artillerie. Le chef d’état-major général en per-sonne, le général Pesic, donne sa parole d’honneur au colonel Deltel que lesmesures prises sont « inspirées par la plus élémentaire prudence, sans arriè-re-pensée », qu’aucune unité ne sera envoyée en renfort sans nécessité absolueet, surtout, sans prévenir l’attaché militaire français ; enfin, qu’aucunemesure pouvant passer pour une provocation ne sera prise. Le général serbeoffre même à l’officier français de se rendre sur les lieux pour constater parlui-même. Mais, ayant appris que le chef d’état-major général yougoslavesoupçonnait les Italiens de préparer une action prochaine en Albanie, deconcert avec les organisations macédoniennes et albanaises, le colonelDeltel estime préférable de rester à Belgrade, pour le moment du moins,afin de ne pas trop s’éloigner des lieux de décision. En fait, il se méfieostensiblement des intentions de Belgrade et ne tarde pas à passer au cribletous les indices de la préparation éventuelle d’une opération militaire :reconnaissance de l’intendance vers la frontière, pour étudier les meilleursemplacements des magasins ; construction de fortif ications ; travaux

66

57 Cette flottille est placée sous les ordres d’un lieutenant de vaisseau, disposant de quatre officiers et d’unetrentaine d’hommes. Elle est basée au petit arsenal de Gorica, à 4 km d’Ohrid, et sa mission théoriquement mili-taire est plutôt, de fait, de nature policière. En effet, elle patrouille surtout la nuit, pour empêcher la contrebandeet les incursions de comitadjis à la frontière albano-yougoslave. Elle se répartit précisément comme suit : 2vedettes sur le lac de Prespa et le reste sur celui d’Ohrid. Cf. SHD/TERRE 7N3190, Compte-rendu du généralL. Lepetit sur son voyage en « Serbie du Sud » du 1er au 9 juin 1932, op. cit.58 SHD/TERRE 7N3188, Rapport du colonel Deltel sur la Conférence de la Petite Entente, tenue à Belgrade les10-12 janvier 1924, 17 janvier 1924, n° 865/S.59 SHD/TERRE 7N3189, Compte-rendu du général H. Rozet du 18 février 1930, n° 65/S.60 SHD/TERRE 7N3188, Télégramme du colonel Deltel du 10 mars 1927. La méfiance du colonel Delteltransparaît dans ses comptes-rendus dès avril 1924. Cf. SHD/TERRE 7N3188, Rapport du 10 avril 1924,n° 1035/S.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 63: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

routiers et ferroviaires entre les bases de stationnement des troupes et lesrégions frontalières ; augmentation rapide du nombre de cadres ; intensifi-cation des travaux des arsenaux ; fabrication ou achats importants à l’étran-ger d’armements et d’équipements ; négociations commercialesinhabituelles ; augmentation du nombre d’admissions dans les écoles mili-taires ; accroissement du nombre de cours accélérés et surtout concentrationdes forces yougoslaves aux frontières albanaise et bulgare.

L’intensité de l’état d’urgence instauré en Macédoine yougoslave semesure également à l’aune des efforts budgétaires consentis61. Il est très dif-ficile d’obtenir le détail des dépenses par région mais certaines informa-tions apportées par les attachés militaires français nous renseignent surl’importance que les autorités yougoslaves accordent à la surveillance desfrontières et à la lutte contre les komitadji, et par conséquent à la défensed’un territoire aussi exposé que la Macédoine. Le budget total du ministèrede la Guerre et de la Marine yougoslave pour l’exercice 1934-1935, parexemple, se monte à 1 943 275 390 dinars, dont 1 665 230 831 pour l’Arméede Terre (dépenses ordinaires et extraordinaires), 167 821 307 pour laMarine (dépenses ordinaires et extraordinaires) et 110 223 252 pour les« troupes frontières » (dépenses ordinaires uniquement !), soit 5,67 % dubudget total, c’est-à-dire presqu’autant que la Marine (8,64 %). Ceci neprend pas en compte les « dépenses extraordinaires » très importantes – destinées à armer et former les forces paramilitaires et les civils de larégion –, le fait qu’une part non négligeable des unités de la IIIe et de laVe armées, de même que les unités régulières de l’Armée de Terre et de laMarine stationnées au Monténégro, participent à la défense des frontières etdu territoire de la Macédoine et, enfin, les crédits alloués à la Gendarmerieet à la police, eux aussi très importants, mais dont les attachés militaires nenous parlent que très rarement parce qu’ils entrent dans le budget du minis-tère de l’Intérieur. Lors du débat sur le budget à la Skupstina (« Assembléenationale »), le 3 mars 1934, le ministre de la Guerre et de la Marine, legénéral Stojanovic, révèle que les dépenses de matériels sont considérableset représentent 1 498 690 000 dinars, dont 1,22 milliard pour l’Armée deTerre, 142,17 millions pour l’Aviation, 120,6 millions pour la Marine et15,92 millions pour les gardes-frontières, soit 1,06 % du total, 11,20 % desdépenses de matériels de l’Aviation et 13,20 % de celles de la Marine ! Cespourcentages sont remarquables, surtout lorsqu’on prend en considérationla cherté des matériels de l’Aviation et de la Marine. De plus, les dépensesde matériels pour les gardes-frontières représentent 14,5 % des dépensesordinaires pour ces mêmes troupes, ce qui est aussi tout à fait conséquent.Les indemnités des sous-officiers de terrain et des hommes du rang quiservent dans ces « unités frontières » sont largement supérieures à celles de

67

61 SHD/TERRE 7N3191, Compte-rendu du général L. Lepetit du 16 avril 1934 et traduction du « Budget duministère de la Guerre et de la Marine yougoslave pour l’exercice 1934-1935 » (1er avril 1934-1er avril 1935),n° 177/SC et n° 197/SC du 2 mai 1934. Notons que 1 franc représente 3 dinars.

SACHA MARKOVIC

Page 64: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

leurs équivalents dans les autres armes. Le différentiel est d’autant plusgrand qu’on se rapproche de la base62. Les effectifs de l’armée yougoslavese montent à 104 916 hommes en 1934, dont 8 401 dans les « troupes fron-tières », soit 8 % du total. À l’examen précis des postes et titres budgétaires,on découvre également des spécificités propres aux « troupes frontières »comme, par exemple, une ligne consacrée à la formation des recrues, quis’intitule « Entretien de 200 caporaux et 2 000 hommes spécialement for-més pour le service des gardes-frontières dans cette année budgétaire » : cesforces spéciales, représentant tout de même plus du quart (26,2 % exac-tement) des « effectifs frontières », drainent à elles seules, pour leur for-mation uniquement, 2 784 000 dinars, soit 2,53 % des dépenses ordinairestotales consacrées aux « troupes frontières ». En outre, alors que le budgettotal pour l’exercice 1934-1935 se monte à un peu plus de 10 milliards dedinars et qu’il est en diminution de 267 millions sur celui de l’an dernier, lelieutenant-colonel Béthouart apprend de sources sûres, en novembre 1934,non seulement que l’État-Major yougoslave étudie en secret le projet deporter la durée du service militaire à deux ans dans l’Infanterie – ce quisignifie qu’une bonne partie des unités régulières conventionnelles impli-quées dans la défense des frontières et du territoire macédoniens seraientconcernées63 – mais aussi que les budgets des ministères civils seraient enfait tous amputés de 5 % au profit de celui de la Défense nationale. Ainsi,contrairement à ce que le budget officiel prétend, le ministère de la Guerreet de la Marine serait le seul à voir ses crédits augmenter, en pleine périodede contraction des dépenses budgétaires64. La détermination des autoritésmilitaires yougoslaves ne fait aucun doute aux yeux de l’attaché militairefrançais :

68

62 Les chiffres globaux dont nous disposons nous renseignent sur les appointements totaux par catégorie depersonnels et par grade mais ne nous permettent pas de différencier les traitements selon l’ancienneté dans legrade. Notre évaluation se fonde donc sur une sorte de salaire moyen du grade considéré, sans distinction del’ancienneté. Malgré cette limite, toutes choses égales par ailleurs, nous pouvons, par exemple, comparer lesindemnités dans l’Armée de Terre et dans les « unités frontières » dont les missions sont de nature relativementproche : dans l’Armée de Terre, le traitement annuel moyen d’un adjudant est de 4529 dinars, d’un sergent 3508dinars, d’un caporal 360 dinars, d’un homme du rang 120 dinars ; dans les « troupes frontières », les indemni-tés annuelles moyennes d’un adjudant sont de 4647 dinars, d’un sergent 3517 dinars, d’un caporal 2702dinars, d’un garde-frontière 2469 dinars. On remarque également que les différences de soldes entre gradessont moindres dans les « troupes frontières » et ce d’autant plus qu’on se rapproche de la base.63 La durée du service militaire est déjà, à cette époque, de deux ans dans l’Aviation et dans la Marine, alorsqu’elle n’atteint que 18 mois dans les autres armes. Il est évident que la Yougoslavie réagit alors à l’attentat deMarseille et tente avec beaucoup d’opportunisme de profiter du contexte international qui en découle - sym-pathie et compréhension, voire même inquiétudes et préoccupations de ses alliés - pour consolider son sys-tème de défense et renforcer son armature militaire, afin de se prémunir contre toute agression étrangère. Or,l’expression la plus fréquente et la plus violente de cette hostilité reste, à cette époque, le terrorisme, tout par-ticulièrement celui des comitadjis macédoniens et des oustachis.64 SHD/TERRE 7N3191, Rapport du lieutenant-colonel Béthouart du 13 novembre 1934, n° 400/SC, p. 4-5. Ilprécise qu’« en ce qui concerne l’armement, l’État-Major est absolument résolu à tout faire pour arriver à réali-ser son programme. » [...] Les effets de la Grande Dépression se prolongent en effet tardivement dans lesBalkans (1929-1936).

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 65: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Le général Zivkovic, chef du Bureau des Opérations et frère du ministre [dela Guerre et de la Marine, le général Petar Zivkovic], l’a dit et répété. Ilmanifeste son souci du défaut d’armement dans les circonstances actuelles.Il compte sur les démarches diplomatiques en cours pour obtenir de laFrance son appui financier ou des facilités qui permettraient de passer àl’industrie française la commande des matériels qui ont fait l’objet de lademande du Gouvernement Yougoslave au Gouvernement Français de sep-tembre 1933. Le général Zivkovic, qui n’aime pas le matériel tchèque, aajouté : « Si la France ne marche pas, nous nous adresserons aux Tchèqueset à d’autres s’il le faut, mais nous ne pouvons pas rester ainsi. » On sentévidemment une petite pointe de chantage mais il est incontestable qu’ilsle feront. Il n’est pas douteux d’autre part, que notre réponse sera considé-rée comme une indication grave sur l’orientation de notre politique. Il n’estpas douteux non plus que notre place en Yougoslavie est convoitée parl’Allemagne. Elle l’est surtout depuis [...] que, par l’apparition de la soli-darité balkanique, l’Allemagne s’est aperçue [...] que par la Yougoslavieelle pourrait agir sur toute la péninsule et l’entraîner dans son sillage65.

L’exercice budgétaire 1935-1936 ne va faire que confirmer cette ten-dance. En effet, alors que le budget de l’année financière 1935-1936 n’atoujours pas été voté en septembre 1935, le budget 1934-1935 est prolongépar « douzièmes provisoires » pour les mois d’avril à décembre 1935 et lesmois de janvier à mars 1936, par le vote d’un crédit de 12 douzièmes. Lescrédits affectés au ministère de la Guerre et de la Marine, pour les moisd’août 1935 à mars 1936, bénéficient de modifications tout à fait révéla-trices : une augmentation de 50 millions de dinars pour les « fournitures »et une augmentation systématique de toutes les soldes ordinaires, indemni-tés spéciales et crédits extraordinaires, à tel point que les sommes totalesallouées au titre de la Défense nationale bénéficient, pour l’année fiscale1935-1936, d’une augmentation globale de 85 040 000 dinars par rapport àcelles du budget régulier de l’année 1934-1935, alors que le budget yougoslave général pour l’exercice 1935-1936 subit une diminution de plus de 183 millions66. Ces années fiscales sont d’autant plus révélatrices qu’elless’inscrivent dans la période de la Grande Dépression – quelque peu décaléedans les Balkans –, alors que les prévisions budgétaires ultérieures seronttotalement influencées, pour ne pas dire déterminées, par la « montéedes périls67 ».

69

65 Ibid., p. 6.66 SHD/TERRE 7N3192, Rapport du lieutenant-colonel Béthouart et traduction du budget de l’année financière1935-1936 et de la « loi sur les douzièmes budgétaires, indemnités et crédits extraordinaires du 29 juin 1935 »,4 septembre 1935, n° 319/I. La gendarmerie, qui participe activement à la défense du territoire macédonien,hérite de crédits extraordinaires se montant à 735000 dinars.67 Voir tous les rapports du lieutenant-colonel Béthouart relatifs à cette question et les traductions des budgetsdu ministère de la Guerre et de la Marine pour la période 1936-1939 : 12 mars 1937, n° 68/SC ; 17 mars 1937,note de synthèse ; 22 novembre 1937, n° 236/S ; 5 janvier 1938, n° 5/I.

SACHA MARKOVIC

Page 66: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

L’analyse de la « question macédonienne » par les attachés militaires

Après la phase d’observation de l’« état de guerre » permanent qui règneen Macédoine yougoslave pendant les années 1920-1930 – un travail de« renseignement » proprement dit – vient le temps de l’analyse, où les atta-chés militaires français ne se contentent plus de rendre compte mais serisquent à apprécier, estimer, évaluer les différents paramètres de cet « étatd’urgence » constant, qui est devenu une seconde nature de la « Serbie duSud » et, de ce fait, un élément inhérent à la « question macédonienne ». Lecolonel Rozet et le général Lepetit identifient parfaitement les caractéris-tiques topographiques de la Macédoine dans une optique militaire, lors-qu’ils considèrent que le relief escarpé et la végétation broussailleuse de cepays sans chemin rendent illusoire toute couverture des frontières par destroupes même spéciales68.

La pénurie des routes et des chemins de fer donne une caractéristique spé-ciale à cette région au point de vue militaire proprement dit. Une seuleligne de chemin de fer traverse la Macédoine du nord au sud, celle de Nis-Skopje-Veles-Salonique. Vers l’ouest, on trouve seulement deux voiesétroites à très faible rendement : Skopje-Ohrid et Gradsko-Monastir(Bitola). Ainsi, pour aller de Skopje et de la Macédoine orientale àMonastir et en Macédoine occidentale, il faut passer par Salonique ! Lesroutes sont rares et ont besoin d’être refaites pour être praticables aux auto-mobiles. Dans ces conditions, des opérations militaires dans la Serbie duSud, surtout face à l’Ouest, rencontreraient des difficultés de ravitaillementconsidérables si les effectifs étaient importants69.

C’est pourquoi les responsables militaires yougoslaves prévoient de lais-ser leurs troupes vivre sur le pays, comme elles l’ont fait pendant lesguerres balkaniques, laissant de très mauvais souvenirs à la population. Sila hiérarchie peut compter sur « la sobriété et la rusticité du soldat serbe »,en revanche « faut-il encore que les effectifs ne soient pas trop forts parceque les ressources sont limitées. » Le colonel Rozet nous explique qu’in-versement, une offensive italienne en « Serbie du Sud » débouchantd’Albanie sur Debar et Ohrid rencontrerait les mêmes difficultés, accruespar la dévastation du pays que les Yougoslaves n’abandonneraient pas sanscombat et sans l’avoir préalablement vidé de ses provisions. Si l’on ajouteà cela les actions que les komitadji serbes pourraient mener contre lesconvois et les arrières italiens, on se rend compte qu’une campagne danscette région serait très dure, surtout pour des troupes ne connaissant pas le

70

68 SHD/TERRE 7N3188, Compte-rendu du voyage du colonel H. Rozet en « Serbie Méridionale » du 1er au 11 juin 1928, 15 juin 1928, n° 0182/S ; SHD/TERRE 7N3190, Compte-rendu du voyage du généralL. Lepetit en « Serbie du Sud », à la frontière serbo-albanaise au sud du parallèle Skopje-Tetovo, du 1er au 9 juin1932, 15 juin 1932, n° 223/S.69 SHD/TERRE 7N3188, Compte-rendu du voyage du colonel H. Rozet en « Serbie Méridionale », op. cit., p. 4-5.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 67: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

pays et les privations, d’autant que la malaria, si répandue en Macédoine àcause de ses très nombreuses étendues marécageuses, ne manquerait pas dedécimer des troupes épuisées et sous-alimentées. En somme, le manque devoies de communication entraverait toute opération militaire régulière etconventionnelle de quelque importance, particulièrement une offensive dansl’axe Debar-Ohrid. Cette région apparaît donc comme un terrain tout indiquépour la guérilla et les francs-tireurs, d’où l’impérieuse nécessité de forcesspéciales, de troupes irrégulières et surtout de komitadji. C’est certainementaussi ce qui explique, du moins en partie, les exactions et les dévastationscommises à l’encontre des populations civiles macédoniennes70.

Les difficultés stratégiques, qui découlent de cette pauvreté des voies decommunication routières et ferroviaires, poussent les attachés militairesfrançais à se féliciter et même à s’enthousiasmer chaque fois que leur alliéyougoslave enrichit son réseau de transport. C’est ainsi que le lieutenant-colonel Béthouart salut la construction de la voie ferrée Pristina-Pec, inau-gurée le 12 juillet 1936 en présence du ministre de France, M. Dampierre,avec d’autant plus d’émotion que le maître d’œuvre n’est autre que laSociété des Batignolles71. Il est aussi très satisfait de pouvoir annoncer quele Conseil des ministres, dans sa séance du 9 juillet 1936, a approuvé laconstruction de toute une série de voies ferrées à portée stratégique : la voieRaska-Bijoca, faisant communiquer la ligne Kraljevo-Pristina avec la valléedu Lim, permettra d’amener des troupes vers la frontière nord de l’Albanie,d’où elles pourront se déployer soit vers Podgorica, soit vers Pec ; la voiePristina-Podujevo permettra aux Serbes de mieux contrôler l’axe Belgrade-Salonique et d’intervenir plus facilement en « Vieille Serbie » (Kosovo) ; lavoie Stip-Strumica, enfin, devra permettre le désenclavement économiqueet stratégique de la Macédoine orientale72. La nouvelle ligne de chemin defer Veles-Prilep, qui traverse la plaine de Pélagonie (entre Prilep et Bitola),a été inaugurée le 19 janvier 1936. Construite et financée par des sociétésfrançaises73, elle est destinée à jouer un rôle commercial et stratégique trèsimportant. En effet, plus rapide et surtout moins coûteuse que la voieSalonique-Florina-Korica, elle doit permettre à la Pélagonie très fertiled’exporter ses produits agricoles vers l’Europe centrale. En outre, elle per-mettra la concentration rapide de troupes yougoslaves dans la région dePrilep, en cas de conflit avec l’Albanie. Malgré la construction de ce nou-vel axe, le tronçon Veles-Skopje, long de 40 km et constituant un passageobligé de tous les itinéraires ferroviaires entre Belgrade et Salonique, reste,

71

70 SHD/TERRE 7N3188, Compte-rendu du colonel H. Rozet sur son voyage en « Serbie Méridionale » du 1er au11 juin 1928, 15 juin 1928, n° 0182/S.71 SHD/TERRE 7N3192, Rapport du lieutenant-colonel Béthouart du 15 juillet 1936, n° 299/C.72 SHD/TERRE 7N3192, Rapport du lieutenant-colonel Béthouart du 13 juillet 1936, n° 291/I.73 La Société européenne d’études et d’entreprises a coordonné les efforts de plusieurs maisons françaises : laBanque Worms et la Société européenne de crédit foncier et de banque ont prêté leur concours financier ; laSociété Schneider et Cie a assuré la partie technique.

SACHA MARKOVIC

Page 68: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

aux yeux du lieutenant-colonel Béthouart, la partie la plus vulnérable dupoint de vue militaire74. La tentation de se détourner de cet « enfer destroupes régulières » qu’est la Macédoine, pour faire de Salonique la pierreangulaire de toutes leurs constructions stratégiques, ne quitte jamais l’espritde nos attachés militaires :

L’importance de Salonique s’impose encore plus à l’attention lorsque l’onexamine les possibilités d’opérations militaires en Macédoine. C’est ceport qui est vraiment le ravitailleur naturel de toute la région et une fois deplus on comprend la lutte d’influence qui pousse les puissances intéresséesvers ce but plus accessible et plus utile même que Constantinople. La ques-tion d’Orient s’est déplacée vers le Sud75.

L’armée yougoslave est elle aussi passée au crible de l’analyse militairefrançaise, et notamment les unités impliquées dans la défense des frontièreset du territoire macédoniens76. Le général Rozet déplore, dès 1929, le« manque de continuité dans les méthodes de travail » des IIIe et Ve armées,qu’il attribue aux trop nombreuses mutations simultanées, surtout parmi lescadres, sans doute liées au caractère très éprouvant de cette affectation :

J’ai trouvé les nouveaux chefs désignés s’orientant et cherchant à remettreen ordre leur commandement. Ceci n’est pas toujours facile, quand le géné-ral commandant, son chef d’état-major et ses principaux collaborateurssont changés en même temps. Il en résulte un temps mort assez long. [...]Mais l’esprit de suite n’est pas une qualité slave77.

Déjà en juin 1928, son voyage en « Serbie méridionale » l’avait amené àse confronter aux troupes, aux cadres et aux états-majors de ces deux armées.Les troupes recevaient alors, selon lui, une instruction intensive mais rigide.

Cette rigidité paraît une nécessité en raison de l’insuffisance de formationdes cadres comme instructeur et un peu par méfiance, pour éviter des fan-taisies ou des divergences de méthodes d’instruction provenant de ce quetous les officiers supérieurs ne sont pas actuellement (sic) de même origine.Les Serbes n’admettent pas d’autres systèmes que le leur.

72

74 SHD/TERRE 7N3192, Rapport du lieutenant-colonel Béthouart du 27 janvier 1936, n° 64/1. Notons que la délé-gation française à l’inauguration de cette ligne Veles-Prilep était notamment composée de M. Réveillaud, représen-tant permanent de la France à Genève et président du Conseil d’administration de la Société européenne d’étudeset d’entreprises, ainsi que de Paul Reynaud lui-même, avocat-conseil de la même société.75 SHD/TERRE 7N3188, Compte-rendu du colonel H. Rozet sur son voyage en « Serbie du Sud » du 1er au11 juin 1928.76 SHD/TERRE 7N3188, Compte-rendu du voyage du colonel H. Rozet en « Serbie Méridionale » du 1er au 11 juin1928, 15 juin 1928, n° 0182/S ; Rapport du colonel H. Rozet du 2 octobre 1928, n° 0321/S ; SHD/TERRE7N3188, Compte-rendu du voyage du général H. Rozet en Grèce et en « Serbie du Sud », 20 mai 1929,n° 0189/S ; SHD/TERRE, 7N3189, commandant Béthouart, « Note sur la crise de l’Armée yougoslave et lesremèdes à préconiser », 21 décembre 1931, n° 500/S ; SHD/TERRE 7N3190, Compte-rendu du voyage dugénéral L. Lepetit en « Serbie du Sud » dans la semaine de Pâques (fin mars - début avril 1932), 11 avril 1932,n° 0142/S.77 SHD/TERRE 7N3188, Compte-rendu du général H. Rozet sur son voyage en Grèce et en « Serbie du Sud »,20 mai 1929, n° 0189/S.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 69: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

On découvre que les hommes, très souvent illettrés, sont menés assezdurement et soumis à une discipline de fer. Des conditions de vie spartiates leursont imposées, de nombreuses recrues continuant à dormir dans les ruines,les baraquements, voire même sous les tentes de la Grande Guerre. « Pas decompromis à ce sujet et le traitement brutal et rigoureux en honneur n’estapplicable que grâce à la rusticité, à la simplicité fruste et ignorante, maisaussi à la valeur militaire de la majorité des recrues. » L’instruction phy-sique est faible et les exercices de tir peu poussés. D’ailleurs, on s’attachebeaucoup plus, d’une façon générale, aux exercices de rang, de discipline,littéralement de « dressage » du soldat, qu’aux finesses de l’instruction pra-tique et tactique. L’instruction des cadres, quant à elle, lui paraît « assezsuperficielle et primaire ». Elle n’est semble-t-il pas assez poussée dans lesens de l’emploi des feux, des transmissions et de la combinaison des arme-ments. Les problèmes tactiques des petites unités ne sont pas étudiés àfond ; les questions ne sont pas assez sériées : l’approche, la prise de contactet les phases successives du combat offensif et défensif sont assez mal dis-tinguées. L’officier français reproche aux généraux serbes de surtout penserà une guerre de mouvement rapide sur de grands fronts avec de larges inter-valles entre les divisions, alors que les manœuvres et le combat des unitésisolées sont négligés. Il pense qu’on accorde trop de confiance à la valeurde la troupe et à l’énergie du commandement pour sortir de situations tac-tiques difficiles. La puissance du feu est, selon lui, perdue de vue et lanotion de « base de feu » est encore mal comprise, alors qu’elle est si néces-saire à toute manœuvre de combat. La liaison des armes et toute la questionprimordiale des transmissions paraissent également insuffisamment aupoint et escamotées dans les exercices. Mitrailleuses, fusils mitrailleurs,engins d’accompagnement, matériel de transmission, masques à gaz et tantd’autres matériels encore sont en quantité insuffisante dans les unités dutemps de paix pour faire une instruction convenable. La formation descadres est donc en retard et insuffisamment poussée, d’autant qu’aucuncamp d’instruction n’a encore été installé ici en Macédoine, privant ainsiles officiers et les troupes du travail fécond de la grande unité réunie aucomplet pour plusieurs semaines sur un terrain bien aménagé. La pénuried’officiers brevetés se fait douloureusement sentir dans les états-majors desIIIe et Ve Armées et dans ceux des Divisions « Morava » et « Vardar », d’aprèsl’attaché militaire français. On compte un ou deux brevetés au plus par état-major, les autres officiers étant détachés de leurs corps. Il y a parmi eux uneproportion élevée de lieutenants-colonels, tous employés à un travail purementbureaucratique. L’effectif des officiers d’état-major – en comptant tous ceuxqui y sont détachés – est élevé : 15 à 20 à l’état-major des armées, 8 à 12 àl’état-major des divisions. Il en résulte naturellement un foisonnement depapiers. La séparation en quatre bureaux existe bien en principe mais le travail semble surtout réparti suivant la valeur des officiers, les questionsdifficiles étant traitées, quelle que soient leur nature, par les individus jugésle plus capables. La préparation des exercices de cadres d’état-major ou des

73

SACHA MARKOVIC

Page 70: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

manœuvres est faite par le chef d’état-major lui-même, parce qu’il est généralement le seul compétent. Les voyages d’état-major ont lieu chaqueannée mais ils sont courts, faute de crédits, et ne comportent souvent quedes reconnaissances très approximatives de frontière ou de terrain, le travailde rédaction des ordres restant très peu poussé. Cette analyse nous laisseévidemment perplexe quant à l’efficacité réelle de ces unités face aux komitadji. L’image la plus évocatrice et certainement la plus touchante nousest laissée par le 2e escadron du 1er Régiment de Cavalerie :

[...] beaucoup de juments sont suitées. J’ai compté onze poulains [...] et ily a les yearlings, les chevaux de 2 et 3 ans en plus, qui forment tout un lotà part. On explique cela par le fait que les juments achetées par la remontesont presque toutes pleines. De plus, pendant la période du vert, lesjuments sont menées aux champs, où elles se mélangent avec des chevauxcivils. Le Régiment profite de la vente de ses poulains et peut garder lesmeilleurs pour le service. Lorsqu’un escadron sort pour la promenade oumême pour un exercice peu important, son aspect est assez pittoresque avectous ces jeunes chevaux qui gambadent à l’entour de la colonne. C’estd’ailleurs dans les habitudes slaves et magyares, les paysans emmenant toujours leurs poulains avec les juments attelées, ce qui entre parenthèsesne facilite pas précisément la circulation en automobile78.

Ce spectacle ne semble de toute évidence pas émouvoir le généralL. Lepetit dont l’analyse cassante, à l’occasion de la visite du champ debataille de Kumanovo, cingle comme un coup de cravache :

[...] je retiens surtout que si la victoire de Kumanovo (bataille des 23-24 octobre 1912) a eu pour les Serbes une importance politique considé-rable, elle ne justifie en rien l’admiration qu’ils lui portent du point de vuemilitaire. Au cours de l’exposé du colonel Grisold, j’ai été frappé de rele-ver toutes les lacunes que nous reprochons à l’armée serbe d’aujourd’hui.Il est évident qu’elle n’a pas suffisamment évolué et n’a pas retiré de laGrande Guerre les leçons qu’elle comporte. La bataille de Kumanovo n’au-rait certainement pas été un succès si elle avait été livrée contre une arméeautre que l’armée turque. Les journées des 23-24 octobre 1912 sont carac-térisées par : 1). la carence complète du haut commandement jusqu’à ladivision incluse ; 2). l’emploi défectueux de la cavalerie, seul organe dereconnaissance à l’époque, d’où manque complet de renseignements tantsur l’ennemi que sur les troupes amies voisines ; 3). le défaut de liaison ; 4). l’engagement des forces successivement et au compte-gouttes ; 5). Lemanque d’initiative et la peur des responsabilités, surtout aux échelonssupérieurs. À l’actif des Serbes, il faut mettre leur valeur morale, la qualitéde leurs fantassins et la supériorité de leur artillerie, se servant pour la pre-mière fois du 75 français.

74

78 SHD/TERRE 7N3188, Compte-rendu du voyage du colonel H. Rozet en « Serbie Méridionale » du 1er au 11 juin1928, 15 juin 1928/n° 0182/S.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 71: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

D’ailleurs, le commandant en chef de la IIIe Armée, le généralMilan Dj. Nedic en personne, se plaint à l’attaché militaire français de l’in-suffisance des états-majors, de la centralisation excessive qui brise touteinitiative et toute responsabilité. Débordés par la « paperasse administra-tive », les officiers supérieurs passent leur temps au QG et n’ont plus letemps « ni d’étudier ni de réfléchir79 ». Déjà en mai 1929, le généralJovanovic, commandant en chef de la Ve armée, déplorait, à l’oreille dugénéral Rozet, le manque d’armements modernes, l’absence de chars d’as-saut, l’inexistence de la formation aux gaz de combat, le peu de travail surla liaison avec les autres armes, le manque de matériel de transmission etles lacunes en personnels capables de se servir de ce matériel80.

Mais c’est le commandant Béthouart qui propose l’analyse critique laplus approfondie et la plus systématique81. Il considère qu’à l’origine decette « crise de l’Armée yougoslave », il y a d’abord des adversaires et desconditions naturelles d’une très grande diversité, allant en Macédoine desmontagnes arides et rocailleuses de la frontière albano-yougoslave aux petiteshauteurs faciles de la frontière bulgare, en passant par les immenses étenduesdénudées de l’intérieur, aggravée par le manque criant de voies de commu-nication, la variété des largeurs de voies ferrées – 3 normes différentes –,l’hétérogénéité du réseau routier et la multiplicité des frontières et des payslimitrophes, souvent ennemis déclarés (Bulgarie, Grèce, Albanie, rien quepour la Macédoine). Face à ces terrains innombrables et ces situations stra-tégiques différentes, seuls la valeur du commandement, la souplesse de l’or-ganisation, la pertinence des procédés tactiques et, surtout, un espritd’initiative alerte peuvent arriver à bout de ces cas de figure atypiquesqu’aucune réglementation ne peut prévoir et résoudre. Or justement, l’aug-mentation considérable du nombre des unités depuis la création duRoyaume SHS, le recrutement et la formation nécessairement rapides decadres nouveaux, le manque de culture générale des jeunes recrues dontl’instruction a souffert du vide occasionné par la Grande Guerre, l’amalgamed’éléments aussi hétérogènes que l’ancienne armée autrichienne et les ex-sujets ottomans sont autant de facteurs, selon lui, qui ont obligé l’Arméeyougoslave à enserrer ses militaires dans un cadre uniforme et rigide, afinde pallier les incompétences individuelles et sceller la cohésion de tous cesapports, générant de ce fait le conformisme et la routine que tous déplorent,y compris la hiérarchie et les cadres yougoslaves. La structure de l’armée,

75

79 SHD/TERRE 7N3190, Comte-rendu du voyage du général L. Lepetit en « Serbie du Sud » dans le courant dela semaine de Pâques (fin mars - début avril), 11 avril 1932, p. 16-18.80 SHD/TERRE 7N3188, Compte-rendu du voyage du général H. Rozet en Grèce et en « Serbie du Sud » du 6au 18 mai 1929, 20 mai 1929, n° 0189/S, p. 9-14.81 SHD/TERRE 7N3189, « Note sur la crise de l’Armée yougoslave et les remèdes à préconiser » du comman-dant Béthouart, 4 décembre 1931, inséré dans le rapport sur la « Situation de l’Armée yougoslave » du généralL. Lepetit du 21 décembre 1931, n° 500/S.

SACHA MARKOVIC

Page 72: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

les formations et les procédés de combat ressemblent encore trop à ceux dela première guerre mondiale et même des guerres balkaniques, d’après lecommandant. En outre, il pense que la centralisation paralyse littéralementl’Armée yougoslave. Faute de temps et de moyens, semble-t-il, on a prisl’habitude de rester dans les généralités, en négligeant la technique et lesdétails de l’exécution. « Un esprit de système formaliste, schématique etthéorique redoutable s’est développé et se retrouve jusque chez les plusjeunes officiers, alors qu’ils auront précisément à faire face aux situationsles plus diverses et les plus imprévues ». Ce sont finalement même les qua-lités intellectuelles des responsables militaires qui sont en cause. « La cen-tralisation, la réglementation, l’uniformité excessives semblent avoirrefoulé la personnalité et l’esprit d’initiative des cadres et enrayé tout progrès.L’armée semble cristallisée dans une gangue rigide82. » Il y a donc crise deméthode aggravée, et certainement causée en partie, par une très grave crisedes cadres. En effet, il arrive fréquemment, dans l’Armée yougoslave,qu’un officier accompagné de deux sous-officiers soit seul pour administreret instruire une compagnie de 80 recrues, qu’un chef d’état-major d’arméeou de division soit le seul officier breveté de son état-major et que l’uncomme l’autre soient en plus chargés de services divers, notamment decours dans les écoles. L’instruction des troupes de la compagnie et le travailde l’état-major en souffrent fatalement. Le commandement, mécontent desrésultats, est tenté alors d’intervenir par une réglementation rigoureuse des-tinée à limiter les fautes et les incompétences. C’est un véritable cerclevicieux. Les officiers, débordés de travail, ne peuvent plus perfectionner

76

82 Ibid., p. 3-4. Le commandant Béthouart constate que l’Armée yougoslave ne fait que de la tactique générale,rarement de la tactique d’armes, alors qu’un raisonnement tactique n’a de valeur que s’il est basé sur uneconnaissance approfondie de l’emploi des différentes armes, du fonctionnement des services et de la maîtrisede leurs possibilités. On parle de directions d’attaque ou d’appui d’artillerie sans savoir si l’infanterie arrivera àtemps, si l’artillerie aura assez de munitions, si ces réglages auront pu être faits, si la liaison avec l’infanterie estpossible st si les transmissions pourront fonctionner. « L’esprit schématique se retrouve dans des expressionscomme celle-ci : “Chez nous, une division attaque sur 20 km de front” ou “les distances entre les échelons sontde tant” ou “l’artillerie agit de telle façon”. Comme s’il pouvait y avoir des “fronts d’action”, des “distances”, des“procédés”, une “tactique” uniformes dans des circonstances si variées. » En manœuvres, le rendement desappareils radiotélégraphiques est généralement médiocre parce que les états-majors et les exécutants nesemblent pas avoir été suffisamment formés sur leur emploi. L’artillerie a de bons matériels mais semble s’ini-tier difficilement aux méthodes de tir que lui permettent des matériels aussi perfectionnés. L’infanterie a desmitrailleuses et des fusils-mitrailleurs en quantité assez considérable mais leur emploi est défectueux, en consé-quence de quoi elle ne tire certainement pas le meilleur parti du potentiel d’un armement aussi puissant. Dansles petites unités, les officiers semblent davantage chercher la solution dans leur mémoire, par une applicationrigoureuse des règlements, que dans une discussion raisonnée, fondée sur la situation, le terrain, la nature del’ennemi. En conséquence, la solution adoptée est souvent inadaptée à la situation, le terrain est mal exploité,les armes mal placées ou mal employées. La vie courante participe d’ailleurs, par une réglementation outran-cière, à l’étouffement de l’esprit d’initiative. Les officiers des régiments par exemple, colonel compris, sont liéspar des heures de présence à la caserne et sur le terrain d’exercice, même quand cette présence est de touteévidence inutile. Le résultat c’est que les jeunes officiers, constamment contrôlés et surveillés, deviennent desexécutants passifs, alors que les supérieurs perdent un temps précieux. Dans le domaine administratif, une cen-tralisation exagérée, en même temps qu’elle surcharge les Bureaux des états-majors et des unités avec un tra-vail énorme, donne à tous l’habitude de toujours en référer au supérieur, ce qui nuit à l’épanouissement de lavaleur individuelle.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 73: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

leurs formations et instruction personnelle. N’ayant plus le temps de laréflexion, enserrés dans des règles étroites, ils perdent chaque jour un peuplus de leur personnalité et de leur initiative. Ainsi, la crise devient égalementquantitative et qualitative. Le commandant Béthouart conclut son analyseen ces termes :

Mais la crise de méthode et la crise de cadres ne sont que les deux aspectsd’une vaste crise de croissance. De la transformation de la petite arméeserbe en Grande Armée moderne européenne, une partie seulement estréalisée. Le cadre extérieur existe, l’unité morale est faite : c’est beaucoupmais encore insuffisant. Il reste à réformer l’esprit83.

Le général L. Lepetit ne montre toutefois pas la même confiance et lemême optimisme volontaire que son subordonné :

Le Commandement commence d’ailleurs à se rendre compte de la situationet même à s’en inquiéter. Malheureusement, l’inquiétude n’a pas le mêmepouvoir dynamique qu’en France, sur cette race dont l’insouciance slave estaggravée de fatalisme oriental et qui compte trop sur le hasard et sa bonneétoile. Si à cela on ajoute le favoritisme qui préside à trop de désignationset de mutations, on peut se rendre compte que la tâche n’est pas facile etqu’il ne faut pas s’attendre, même si les réformes sont entreprises, à unrésultat immédiat et merveilleux84.

Quelques propositions pour résoudre la « question macédonienne »

À mesure que leur expérience commune du terrain yougoslave s’étoffe,les attachés militaires français se risquent à outrepasser leurs attributionsofficielles en suggérant des solutions. Dans le domaine militaire – qui estprécisément de leur ressort, d’autant que les Yougoslaves eux-mêmes lesinvitent parfois à s’investir « conseillers techniques », voire même « instruc-teurs » –, le commandant Béthouart propose essentiellement d’insister sur laformation initiale des jeunes officiers – en particulier des futurs officiersd’état-major –, en accompagnant ces mesures fondamentales de quelquesréformes décentralisatrices. Pour ce faire, il faudrait, selon lui, développerdans les écoles militaires la culture générale, la personnalité propre, le ju-gement critique et l’esprit d’initiative des élèves, en refondant les pro-grammes dans un sens plus objectif et en constituant un corps de professeursd’élite, titulaires, stables à leur poste, libres de se consacrer exclusivement àleur formation intellectuelle continue et à leur enseignement. Afin de per-mettre une diffusion plus rapide des nouvelles méthodes ainsi réformées, ilconseille de fondre la Visa Skola – littéralement, la « grande école » – et le« stage d’état-major » en une seule et même « grande école d’état-major »,qui deviendrait de ce fait le véritable creuset, la pépinière unique des « cer-veaux » de l’armée yougoslave, dès lors dotés d’un « esprit nouveau » :

77

83 Ibid., p. 7.84 Ibid., p. 4 de l’introduction à la note du commandant Béthouart par le général L. Lepetit.

SACHA MARKOVIC

Page 74: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Une armée, en effet, vaut ce que vaut son État-Major, et un État-Major vautce que vaut son École et son cadre enseignant. Toutes les grandes Arméesmodernes ont, ou ont eu, leur creuset intellectuel : l’École de Guerre deParis, la Kriegs Akademie de Berlin, etc. [...] et c’est de la valeur de leursenseignements qu’est issu au fond le sort des batailles et des nations85.

Sur le terrain, le général L. Lepetit propose une refonte totale de la cou-verture militaire de la frontière albano-yougoslave86. Il estime que cette der-nière serait en fait facile à défendre avec des effectifs relativement peuimportants, à condition que le commandement ait préparé le terrain par lesabotage des innombrables ponts en particulier et qu’il dispose de troupesmanœuvrières très motivées connaissant bien le secteur, de camions ennombre suffisant pour déplacer ces réserves le long des rocades qu’offre leréseau routier macédonien, d’un réseau de transmissions fonctionnant bienet parfaitement organisé dès le temps de paix, enfin de stocks de munitionset de vivres importants, surtout en eau dont la région est pauvre.

Bien loin de leur domaine de compétence naturel, les attachés militairesfrançais s’aventurent parfois même sur le terrain politique intérieur, en pré-conisant des solutions de fonds à la « question macédonienne », qu’ilsconnaissent toujours beaucoup mieux et qu’ils abordent souvent plus objec-tivement au bout de quelques années de service dans le pays. C’est ainsi quele colonel Deltel se laisse aller, en 192587, à quelques appréciations géné-rales dans la « postface » qui accompagne une synthèse sur l’ORIM outran-cièrement bulgarophobe et antimacédonienne, de toute évidence rédigée parun « informateur » anonyme pro serbe radicalement « yougoslaviste ».

La question macédonienne n’est pas absolument factice : si les meneursavaient affaire exclusivement à une population « inerte » ou « terrorisée »,ils auraient cessé depuis longtemps d’être dangereux. La vérité est qu’ilstrouvent aussi des concours dévoués. L’affaire dépasse le cadre d’unesimple entreprise de banditisme, tout en restant à forme balkanique.

Plus loin, il ajoute :

L’informateur déclare que devant l’impossibilité de donner satisfaction àtous les habitants de la Macédoine, le mieux serait de conserver l’état dechoses actuel, tout devant finir par s’arranger. Oui, bien, mais pour l’ins-tant « l’apaisement » se fait, de l’aveu même de l’informateur, par lesmêmes procédés terroristes que l’on reproche aux Macédoniens. Et cesmoyens ne sont de surcroît pas appliqués aux seuls « bandits » mais aussiaux populations soupçonnées de sympathies88 pour la cause macédonienne.

78

85 Ibid., p. 7-9.86 SHD/TERRE, 7N3190, Compte-rendu du voyage du général L. Lepetit en « Serbie du Sud », à la frontièreserbo-albanaise au sud du parallèle Skopje-Tetovo, du 1er au 9 juin 1932, 15 juin 1932, n° 223/S, p. 6-9.87 SHD/TERRE 7N3196 d.19, Note d’accompagnement du colonel Deltel à une « Synthèse sur l’ORIM » de jan-vier 1925, GL/23/J/E. Voir également l’étude très serbophile et nettement anti-macédonienne n° 2131/C du7 novembre 1929/SHD/TERRE 7N3196 d. 1, intitulée « L’ORIM » et dont l’auteur est anonyme.88 Souligné par l’auteur.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 75: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Il conclut :

D’après certains informateurs bien renseignés, mais pro macédoniens, unrèglement apaisant de la question pourrait être obtenu, semble-t-il, parl’établissement d’une Macédoine autonome, dans le cadre d’uneConfédération générale balkanique, faute de quoi ce pays serait toujours unnid de brutales injustices, que le maître en soit Serbe, Bulgare ou Grec.D’autres sources autorisées indiquent que les Macédoniens accepteraientmême la formation d’une grande Macédoine comprenant les trois tronçonsbulgare, serbe, grec, et rattachée à n’importe quel État balkanique, laYougoslavie par exemple, tout en conservant une complète autonomie locale.Il reste d’ailleurs très possible que ces solutions ne soient pas désirablespour des raisons et des considérations de politique générale pouvant dépas-ser le cadre des questions balkaniques.

Dans le même esprit, le lieutenant-colonel Delmas rédige en dé-cembre 1933 une note sur « Ce qu’il faut savoir de la Yougoslavie et del’Armée yougoslave », dans laquelle il brosse un portrait rapide mais hon-nête de la Macédoine et même du Kosovo :

La Vieille Serbie est peuplée d’une majorité d’Albanais musulmans. EnMacédoine vit une population slave spéciale, de religion orthodoxe, quiparle une langue apparentée à la langue bulgare, rêve d’autonomie et ré-siste à la « serbisation ». Elle est mélangée à des éléments turcs, musul-mans et albanais, assez nombreux sur les confins ouest. Sur elle, l’école,les œuvres sociales serbes, le temps accomplissent peu à peu leur travail derapprochement89.

Malheureusement, le général Lepetit estime après relecture qu’elle nepeut pas être publiée en l’état :

Non seulement je l’ai lue attentivement mais je l’ai soumise en camaradeau général Arasic, chef du 2e Bureau. Elle peut être publiée sans inconvé-nient. Cependant, les Yougoslaves se montrant toujours très pointilleux surla question de la Macédoine et ne voulant pas admettre, en dehors dequelques confidences intimes, qu’il existe des Bulgares (sic) dans cetteprovince, je pense qu’il serait préférable de remplacer [le paragraphe citéci-dessus] et de le remplacer par : « La Vieille Serbie et la Macédoine pré-sentent une population assez hétérogène. À côté d’éléments en majoritéSerbes, on en rencontre quelques-uns d’origine bulgare, turque, albanaise,tsintsare. Le gouvernement yougoslave a entrepris dans cette région uneœuvre sociale qui force l’admiration ; il concentre particulièrement sesefforts sur l’instruction et sur l’hygiène. Le temps se chargera d’accomplirl’œuvre définitive de rapprochement. » C’est d’ailleurs cette nouvellerédaction que j’ai soumise au général Arasic90.

79

89 Cette étude du lieutenant-colonel Delmas a en fait été adressée en communication au général L. Lepetit, sousbordereau d’envoi du 20 décembre 1933, n° 2996 SAE 2/11, en le priant de la contrôler dans ses détails et defaire savoir si sa publication ne soulèvait pas de difficultés du point de vue yougoslave.90 SHD/TERRE 7N3191, Rapport du général L. Lepetit du 2 février 1934, n° 72/1, p. 1-3.

SACHA MARKOVIC

Page 76: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Même si le général Lepetit ne semble pas encore vraiment au fait dessubtilités de la distinction entre Macédoniens et Bulgares, on doit tout demême lui reconnaître le mérite d’avoir implicitement saisi les enjeux de la« question macédonienne » pour les Serbes : « [On] l’appelle “Serbie duSud”, “Nouvelle Serbie” ou “Banovine du Vardar” mais jamais“Macédoine”, nom que les Serbes ont prohibé91. » Il faut bien reconnaîtreen effet qu’à quelques exceptions près, les militaires français acceptent trèspassivement la négation de l’existence même d’un peuple macédonien,véhiculée par la doctrine et la rhétorique du pouvoir central serbe. De fait,très rares sont les attachés militaires qui désignent les Macédoniens commetels sans les affubler des qualificatifs habituels : « Bulgares », « proBulgares », « Macédoniens bulgarisants » ou encore « pro Macédoniens »mais jamais, ou presque, « Macédoniens » tout court. Le colonel Rozetavoue implicitement son embarras et sa méconnaissance des complexitésethniques de la région, ne faisant que relayer le discours officiel des auto-rités de Belgrade :

[...] la maladie ancienne de la Macédoine [est] l’imprécision et la diversitédes nationalités, avec ses accidents périphériques fréquents, les comitadjis.Dans le fond, les Macédoniens ne savent pas bien ce qu’ils sont. À part les« Zinzares » descendant des Romains et des Grecs, les autres sont à ten-dances grécophiles ou bulgarophiles, sans beaucoup de conviction, etn’aiment pas le maître du moment, turc ou serbe. Cette situation est exploi-tée facilement par des agitateurs dont quelques-uns ont un idéal deMacédoine autonome mais dont la majorité trouve son compte en travaillantà la solde du plus offrant. [...] Il y a d’ailleurs beaucoup à faire dans ce sens[celui de la paix et du travail] en Macédoine, « terre de souffrance » aban-donnée longtemps par l’incurie turque et troublée par des guerres constantes.[...] Ici comme ailleurs, routes et chemins de fer marchent de pair avec civi-lisation et pacification. [...] Il faut une longue période de paix pour que lastabilité des autorités serbes mette en confiance les populations92.

Ainsi, la solution à tous les maux de la Macédoine résiderait dans l’« œuvre civilisatrice » serbe qui, après la « pacification », doit s’atteler au« développement » économique, culturel et sanitaire de la région, afin deréussir l’« assimilation » des populations « indigènes ». Les réflexes colo-nialistes ne sont manifestement jamais très loin et semblent décidémentbien ancrés dans les mentalités de l’époque. Les mythes républicainsremontent alors tous à la surface, intacts et opérants comme au plus fort desdiscours de Jules Ferry. L’assimilation devra se faire par l’école, l’armée etles œuvres sociales, véritable trinité républicaine du panthéon« humaniste » :

80

91 SHD/TERRE 7N3190, Compte-rendu du voyage du général L. Lepetit en « Serbie du Sud » pendant la se-maine de Pâques (fin mars - début avril 1932), 11 avril 1932, n° 142/S.92 SHD/TERRE 7N3188, Compte-rendu du voyage du colonel H. Rozet en « Serbie Méridionale » du 1er au 11 juin 1928, 15 juin 1928, n° 0182/S.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 77: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Les Macédoniens bulgarisants se serbisent de plus en plus sous l’influencede l’école, des progrès hygiéniques et moraux accomplis, de l’ordrerégnant : beaucoup ont ajouté (sic) à leur nom la terminaison « -ic » pourlui donner une consonance serbe. [...] Pour s’attacher définitivement cettepopulation hétérogène, près de laquelle elle peut déjà enregistrer de grandsprogrès, la Yougoslavie ne recule devant aucun sacrifice. L’œuvre d’assi-milation qu’elle poursuit est comparable, dans une certaine mesure, à celleque nous cherchons nous-mêmes à réaliser au Maroc. Aussi, le gouver-nement de Belgrade porte-t-il son effort principalement sur les écoles et lesœuvres sociales, considérant, à juste titre, l’instituteur et le médecincomme ses meilleurs propagandistes. Il a créé également quelques villagesde colonisation dont les terres sont distribuées à des immigrés de pure race(sic) serbe, recrutés en particulier parmi les Monténégrins et lesBosniaques. Cette action morale et civilisatrice se voit par ailleurs quel-quefois renforcée par des mesures plus brutales qui répugnent à nos men-talités d’Occidentaux mais que l’Orient admet sans s’en étonner autrement.Les écoles sont particulièrement bien organisées ; il y en a dans le moindrevillage et les maîtres ou maîtresses, recrutés uniquement parmi des Serbesde Vieille Serbie [Kosovo], se donnent à leur tâche avec un patriotismeombrageux ; naturellement, ils n’enseignent pas d’autre langue et dansd’autre langue que le serbe, et il n’est pas toléré qu’un enfant puisse en par-ler une autre93.

Plus loin, l’officier français loue les vertus intégratrices de l’armée,espace d’assimilation privilégié, renouant avec les principaux leviers de la« mission civilisatrice » républicaine, pourtant si loin de l’Empire français :

Ce qu’il y a de remarquable, c’est la cohésion obtenue avec des élémentsforts disparates. Il y a des différences considérables entre les hommesconstituant un régiment, puisque les contingents des différentes parties duRoyaume sont mélangés et brassés en une véritable macédoine, c’est le casde le dire. [...] Tous ces échantillons ethnographiques balkaniques viventtrès bien ensemble, quoique parlant assez mal et souvent pas du tout leserbe. Mais l’empreinte est vite prise sous la poigne du commandant94.

On retrouve en fait les clichés et les stéréotypes colonialistes des « massesindigènes reconnaissantes » ne pouvant qu’apprécier la pax serbica en l’occurrence et des mouvements de protestation qui ne peuvent être le faitque de « meneurs isolés manipulés par l’étranger » et animés d’un troubledésir malsain de rompre l’harmonie. Ces fauteurs de troubles insensibles auprogrès, ces rebelles réticents à la civilisation, ces renégats se complaisant

81

93 SHD/TERRE 7N3188, Compte-rendu du voyage du colonel H. Rozet en « Serbie Méridionale » du 1er au 11 juin 1928, 15 juin 1928, n° 0182/S.94 Ibid.

SACHA MARKOVIC

Page 78: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

dans les ténèbres ne peuvent représenter qu’une infime minorité95. C’est legrand mythe classique de la « minorité » agissante. Dans ces conditions, larépression la plus brutale apparaît comme légitime car elle n’est pas violence contre un peuple : elle est l’arme légale et salutaire d’un État dotéde la caution morale que lui procure sa reconnaissance internationale parles grandes puissances ; elle doit permettre de neutraliser les germes mena-çants, d’extirper les éléments malsains, d’éradiquer les facteurs de déstabi-lisation du pouvoir central. Mais comparons plutôt. En 1933, l’un desauteurs fétiches des cercles coloniaux français, Albert de Pouvourville, évo-quant le cas indochinois, écrit :

Il est évident qu’il ne sera jamais possible de rallier les nationalistes irré-ductibles. Il n’y a pas, en ce qui concerne cette catégorie d’individus, deréforme qui tienne [...]. La seule politique à suivre à leur égard est celle dela répression impitoyable [...]. Tout indigène qui se pare de l’étiquette révo-lutionnaire doit être hors-la-loi ; il ne faut pas qu’il y ait d’équivoque à cesujet. Il est heureusement certain que le nombre de ces irréductibles n’estpas élevé, quelques centaines au plus pour le Nord-Annam, mais ils sonttrès ardents. Ce nombre augmenterait très vite si, par une générosité calcu-lée, nous commettions la faute de composer avec eux, de leur témoigner del’indulgence96.

Osons une hypothèse : si le contexte macédonien se prête tant, dansl’esprit du général Rozet, à la comparaison avec les colonies de l’Empirefrançais n’est-ce pas surtout parce que Belgrade y mène une véritableguerre de conquête coloniale depuis 1912, cherchant à faire de la « Serbiedu Sud », comme du Kosovo voisin devenu « Vieille Serbie », de véritablescolonies de peuplement ? Ne peut-on considérer, de ce fait, les événementsdes années 1990 – ne serait-ce que par certains aspects – comme un authen-tique processus de décolonisation, s’accompagnant dans certains cas devéritables guerres de décolonisation, précisément lorsque des populationstrès importantes en nombre sont en jeu ? Ces processus d’identification etde solidarité colonialistes entre Serbes et Français expliquent peut-être

82

95 Voir le passage du rapport du général H. Rozet n° 0241/I du 3 juillet 1929 déjà cité ci-dessus p. 29-30. Notonstout de même que le général Rozet fait preuve d’un « racisme de convention » tout particulièrement marqué,teinté de darwinisme social et d’eugénisme dignes des pires dérives de l’anthropométrie et des classifications raciales d’un Gustave Le Bon ou d’un Vacher de Lapouge. En ce sens, il est heureusement plutôt atypique : « Il [Monsieur le ministre de France à Athènes, M. Clément-Simon] ne m’a pas caché les taresdes Grecs modernes, fortement dégénérés si on les compare aux Hellènes de la belle période. [...] Ils sont dansl’ensemble moins sympathiques que les Serbes, ces barbares améliorés qui ont au moins les qualités de volontéet d’énergie qui permettent d’aboutir. De plus, ces réfugiés [les Grecs déplacés d’Asie Mineure] ont les défautsdes Asiatiques, ils réclament beaucoup et voudraient bien travailler le moins possible. [...] J’ai pu visiter auxenvirons de Salonique, en Chalcidique, des villages de réfugiés [...]. La race est vigoureuse, les enfants sont trèsbeaux. On me dit que cela n’a rien d’étonnant, ces enfants étant le résultat d’une sélection, les plus faibles étantmorts au cours de l’exode, par suite des privations et des mauvais traitements des Turcs. » Cf. SHD/TERRE7N3188, Compte-rendu du voyage du général H. Rozet en Grèce et en « Serbie du Sud » du 6 au 18 mai 1929,20 mai 1929, n° 0189/S.96 A. de POUVOURVILLE, Griffes rouges sur l’Asie, Paris, Baudinière, 1933, cité par Alain RUSCIO, « La tortureroutinière de la République », in Le Monde diplomatique, Manière de voir n° 58, juillet - août 2001, p. 38.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 79: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

pourquoi, au-delà des nécessités et opportunités conjoncturelles – l’urgencede faire pièce au « danger hitlérien » –, certains attachés militaires françaisvont jusqu’à complaisamment excuser, sinon cautionner, la « serbisation »de la Macédoine, même lorsqu’elle prend le visage très inhumain du dépla-cement forcé de populations allogènes. En effet, lorsqu’en juillet 1938 parexemple, Belgrade propose à Ankara d’organiser l’exode vers la Turquied’une partie des populations paysannes « turques » vivant en Yougoslavie –l’accord portant sur 150 000 individus dont on sait qu’au moins une partieest albanaise97 – le colonel Béthouart commente :

L’exode de ces 150 000 paysans turcs va permettre au gouvernement you-goslave de les remplacer par de purs yougoslaves (sic), ce qui consoliderala situation en Macédoine, où le nombre d’habitants de race ou de sympa-thie albanaises ou bulgares est encore très grand et pourrait constituer undanger grave en cas de crise extérieure, malgré toutes les apparencesactuelles de pacification des esprits. L’exode, organisé à la demande dugouvernement yougoslave, est d’ailleurs la preuve qu’il sent la nécessitéd’augmenter en Macédoine le nombre d’habitants aux sentiments natio-naux incontestables. D’après le ministre de Turquie à Belgrade, il faudraitque le gouvernement yougoslave puisse implanter encore 800 000Yougoslaves purs (sic) en Macédoine pour être complètement maître de lasituation98.

Les limites de la « serbisation » apparaissent tout de même clairement audétour de certains rapports, parfois étonnants de naïveté, qui révèlent tout à lafois les effets détestables de l’incurie et de l’incompétence des fonctionnaires

83

97 En Serbie, le terme « turci » désigne indistinctement depuis des siècles les musulmans, qu’ils soient Turcs,Albanais ou musulmans slaves de Bosnie-Herzégovine ou du Sandjak de Novi Pazar. Les autorités yougoslaves jouent manifestement sur cette « confusion » mais leur tentative soulève aussitôt les fermes protes-tations de Tirana. La légation de Turquie à Belgrade a d’ailleurs fini par admettre que, parmi les 150000 personnesvisées par l’accord turco-yougoslave, il pouvait y avoir effectivement 30 à 40000 Albanais. Cf. SHD/TERRE7N3194, Rapport du colonel Merson du 1er août 1938, n° 194/SC.98 SHD/TERRE 7N3194, Rapport du colonel Béthouart du 26 juillet 1938, n° 184/SC, p. 1-2. La colonisationserbe de la Macédoine du Vardar a commencé en fait dès le début des années 1920, initiée par le décret du24 septembre 1920. Les terres sont attribuées en priorité aux volontaires et anciens combattants de l’arméeserbe, aux paysans-francs-tireurs acceptant de faire fonction de komitadji, aux gendarmes affectés à la défensede la région et, enfin, aux rares « yougoslaves » venant des autres régions du Royaume. Tous ces colons-sol-dats sont de préférence installés à proximité des grandes villes et dans les régions frontalières, en somme auxpoints stratégiques vitaux pour la sécurité nationale. Il s’agit également de renforcer l’élément ethnique serbe,que l’on concentre par villages entiers ou que l’on « injecte » par petits groupes dans les villages à tendancesanti-serbe et anti-yougoslave, en prenant bien soin de les armer et de les organiser. Cf. E. DIMITROV, op. cit.,p. 300.

SACHA MARKOVIC

Page 80: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

serbes99, le soutien et la sympathie d’une immense majorité de Macédoniensacquis à la cause de l’ORIM100, les désertions très nombreuses des sujetsmusulmans de la Couronne des Karadjordjevic101, les échecs des campagnesde prophylaxie antipaludiques102.

Les attachés militaires n’ont évidemment aucun pouvoir direct sur les rela-tions internationales du pays hôte mais nous les voyons clairement prendreposition pour toutes les décisions qui contribuent à apaiser les tensionsrégionales et à normaliser les rapports bilatéraux entre Balkaniques, ce quirevient militairement à juguler le « terrorisme » des komitadji et à contrô-ler les flux frontaliers. C’est ainsi qu’ils vont tout particulièrement saluerles protocoles d’accords gréco-yougoslave, de mars 1924, et bulgaro-you-goslave, de février 1930, sur la sécurité des frontières. L’accord gréco-you-goslave prévoit que les deux parties contractantes s’engagent à renforcerparticulièrement les points sensibles de leurs frontières respectives par deseffectifs adaptés et qu’à cette fin les états-majors des deux pays collaborentétroitement. En outre, il est prévu que les forces grecques ou yougoslaves,qui poursuivront des komitadji, auront le droit de passer la frontière et decontinuer la poursuite, en pénétrant jusqu’à 10 km à l’intérieur du territoireallié. Au-delà, la collaboration étroite entre les deux états-majors devra per-mettre au pays victime de l’intrusion de poursuivre la « chasse ». Enfin, cha-cun des deux États-Majors généraux aura son officier détaché au GQG del’allié103. Le 26 février 1930, les plénipotentiaires bulgares et yougoslavesconcluent un « accord sur le maintien de l’ordre et de la sécurité à la fron-tière » très semblable au précédent. Une zone de sécurité de 10 km est ainsiétablie de part et d’autre de la frontière bulgaro-yougoslave – ce qui est unereconduction de l’accord du 26 septembre 1929. En cas d’incident de fron-tière ou d’attentat, il est prévu qu’une commission mixte soit convoquéedans les plus brefs délais sur la demande de l’un des deux gouvernements,

84

99 SHD/TERRE 7N3188, Compte-rendu du voyage du général H. Rozet en Grèce et en « Serbie du Sud » du 6au 18 mai 1929, 20 mai 1929, n° 0189/S ; SHD/TERRE 7N3190, Compte-rendu du voyage du général L. Lepetiten « Serbie du Sud » fin mars - début avril 1932, 11 avril 1932, n° 142/S ; SHD/TERRE 7N3193, Rapport dulieutenant-colonel Béthouart du 3 février 1937, n° 38/SC, p. 2 ; SHD/TERRE 7N3193, Rapport du lieutenant-colonel Béthouart du 9 septembre 1937, n° 224/SC. Dans un rapport sur la Macédoine yougoslave rédigé enjanvier 1923, même le Suisse serbophile Reiss souligne la concussion des fonctionnaires serbes, qu’il juge« paresseux, insolents et prévaricateurs ». Lieu d’exil et de disgrâce, la Macédoine lui apparaît comme le« dépotoir des fonctionnaires serbes ». Il considère qu’on s’y comporte comme en « Afrique Centrale ». Cf.François Grumel-Jacquignon, La Yougoslavie dans la stratégie française de l’entre-deux-guerres (1918-1935).Aux origines du mythe serbe en France, Peter Lang, p. 265. L’auteur estime, de surcroît, que beaucoup defonctionnaires serbes ont intérêt au maintien d’un état de troubles et de désordres, parce qu’ils en tirent lar-gement profits : les gendarmes, par exemple, s’intéressent à la poursuite des komitadji surtout en raison desprimes offertes. D’après lui, les komitadji et les kacak bénéficient même de complicités au sein du Parlementde Belgrade.100 SHD/TERRE 7N3189, Rapport du général L. Lepetit du 31 décembre 1931, n° 509/S, p. 6-7.101 SHD/TERRE 7N3188, Compte-rendu du voyage du général H. Rozet en Grèce et en « Serbie du Sud » du 6au 18 mai 1929, 20 mai 1929, n° 0189/S.102 Ibid.103 SHD/TERRE 7N3188, Rapport du colonel Deltel du 10 avril 1924, n° 1035/S.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 81: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

afin de procéder à l’enquête nécessaire. Cette commission est permanente,désignée par chacun des deux États, composée d’un fonctionnaire supérieurdu ministère des Affaires étrangères, d’un officier supérieur et d’un hautfonctionnaire du ministère de l’Intérieur de chacun des deux États104.

Pour son très grand malheur, la Macédoine de 1912-1939 est non seu-lement convoitée par tous les petits États régionaux mais elle s’intègre, enoutre, aux rivalités géopolitiques et aux systèmes géostratégiques desgrandes puissances dans l’espace balkanique, voire plus largement centre etest-européen. Mal connus et privés d’une véritable tribune sur la scèneinternationale, les Macédoniens ne peuvent que subir la valse des conquêtes,des partages et des oppressions. La « diplomatie du pauvre » consiste poureux à espérer le moindre mal, jusqu’au moment où la rancœur, la colère etles désillusions ne débouchent sur le terrorisme de l’ORIM (VMRO) dansl’entre-deux-guerres. La Macédoine devient alors un foyer d’instabilitéqu’il faut réduire à tout prix car il menace la paix dans la région, attise lestensions entre les Grands et compromet les équilibres européens. Principalallié occidental de Belgrade, la France accepte dès lors, avec une complai-sance plus ou moins bienveillante, les brutalités des forces serbes commeun mal nécessaire, d’autant plus que les déboires du pouvoir central enMacédoine lui rappellent ses propres difficultés avec les populations indi-gènes des colonies. Ainsi, la « question macédonienne » devient rapidementl’un des plus virulents abcès de fixation du Royaume SHS puis du Royaumede Yougoslavie, à l’origine d’une insécurité politique béante, qui connaît sonapothéose le 9 octobre 1934, par l’assassinat du roi Alexandre. La secondeguerre mondiale ne fera que pointer du doigt, plus crûment encore, les occa-sions manquées et les humiliations subies, qui prendront le visage grimaçantde la collaboration de convenance avec l’occupant fasciste ou nazi.

85

104 SHD/TERRE 7N3189, « Note politique » du général H. Rozet du 12 mars 1930, n° 080/S, dans laquelle setrouve une traduction de l’accord bulgaro-yougoslave du 26 février 1930.

SACHA MARKOVIC

Page 82: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

REPRÉSENTATIONS DE L’AUTRE,IDÉOLOGIES ET MYTHOLOGIES

CHEZ LES COMBATTANTS : LE CAS DES CASQUES BLEUS EN BOSNIE (1992-95)

PAR ANDRÉ THIÉBLEMONT1

Les effets sur les combattants de propagandes qui diabolisent l’ennemi àdes fins de mobilisation sont souvent surestimés. En effet, les perceptionsde l’Autre – ennemi, belligérant ou population autochtone – par les combattantsne résultent pas mécaniquement d’imageries et de stéréotypes produits etvéhiculés par des instances de pouvoir politiques ou militaires. Elles procè-dent de représentations englobées dans une culture : une culture sans cesseen devenir que je propose d’appréhender comme « un système faisant[constamment] communiquer – dialectisant – une expérience existentielle etun savoir constitué2 ». Comme éléments de ces « savoir constitué », cesreprésentations de combattants doivent donc être considérées dans leurdevenir, à l’épreuve des expériences de guerre. Hors de toute expérience,elles sont nourries d’a priori, de stéréotypes et de lieux communs et sou-tenues par des logiques d’idées et de mythes. Mais les conditions d’exis-tence des combattants, la nature et la plus ou moins grande intensité deleurs expériences de guerre conforteront, radicaliseront ces représentationsou au contraire les brouilleront et les modifieront, jusqu’à mettre en ques-tion les idéo-logiques ou les mytho-logiques qui les articulent. Une re-cherche sur la vie quotidienne des casques bleus français en Bosnie lors dela crise balkanique du début des années 1990 – réalisée à partir d’« écritsde soldats » – permet d’observer chez ceux-ci une telle dynamique3.

Bon nombre des soldats français qui débarquent sur les territoires del’ex-Yougoslavie au début des années 1990 ont des représentations des bel-ligérants assez typées. Trois structures ou configurations idéologiques oumythiques, combinées ou non, soutiennent ces représentations.

TROIS CONFIGURATIONS IDÉOLOGIQUES OU MYTHIQUES

Une première configuration particulièrement répandue, notamment chezles cadres, procède de cette « pensée coloniale » qui contribua à légitimer laconquête coloniale et pour laquelle « l’humanité se répartit en deux : civilisés

99

1 Ce texte est issu de la communication prononcée par André Thiéblemont devant la commission d’histoiresocioculturelle des armées, le 18 février 2004.2 Edgar MORIN, Sociologies, PUF, 1979, p. 159.3 André THIÉBLEMONT, Expériencesopérationnelles de l’Armée de terre - Unités de combat en Bosnie (1992-95), Tome 2, Les Documents du C2SD, 2000.

Page 83: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

d’une part, barbares ou sauvages d’autre part4 ». Cette pensée joue desmythes du Progrès ou des Droits de l’homme pour articuler l’idée d’unOccident civilisé et civilisateur, détenteur de valeurs universelles apportantà des populations dites primitives « la civilisation, la richesse et la paix » –pour reprendre les termes mêmes utilisés par Jules Ferry lors des débatsparlementaires de l’année 1885. Michel Bodin a relevé l’existence de cette« idéologie coloniale » parmi les hommes du Corps expéditionnaire françaisen Extrême-Orient : analysant leurs rapports avec les autochtones, il notequ’elle alimente « un tenace sentiment de supériorité » chez les soldatsfrançais, venus apporter à des peuples primitifs « les bienfaits de l’Ordre etde la Civilisation5 ». Cette configuration idéologique et mythique est encoreprésente dans nos sociétés de la modernité avancée : l’idéologie pacifistequi depuis le début des années 1980 légitime certaines des opérations exté-rieures menées par la France dans le cadre de l’ONU (organisation desNations-Unies) en constitue l’un des derniers avatars6. Cette logique de paixbarbarise la guerre et ceux qui la font. Elle est incarnée par la figuremythique du « soldat de la paix », intervenant pour dissuader des peuplesbarbares de se faire la guerre et pour leur « apporter la paix ». Au début desannées 1990, les représentations qu’elle nourrit imprègnent nombre decasques bleus projetés brutalement dans la guerre balkanique. Le Slave duSud a été présenté à certains comme un rustre plein de ruse, « quelqu’un desans pitié, capable de tuer au couteau sans remords7 ». Les soldats bos-niaques qui se battent pour reconquérir une portion de terrain sur lequel cer-tains d’entre eux peuvent apercevoir leur maison incendiée par les Serbesont des « sales gueules de guerrier » ; ce sont des « tueurs ». Quant auxSerbes, leurs ruses de guerre pour investir sans coup férir des postes ONU,sont perçues comme des « perfidies » ! Les belligérants sont jugés au tra-vers des critères moraux qui régissent un univers « civilisé » et pacifié. Laguerre totale qu’ils se livrent échappe à la compréhension de casques bleus,venus là « pour arrêter cette putain de guerre, qui n’en finit pas d’appauvrirce pays8 ».

Le rejet ou la peur de l’Islam et/ou de l’Arabe constitue une secondestructure idéologique ou mythique assez répandue, semble-t-il, du moinsinitialement. Il existe chez des casques bleus, notamment parmi l’enca-drement, une forte discrimination ethnico-religieuse entre les soldats bos-niaques appartenant aux forces du gouvernement de Sarajevo et les soldats

100

4 Daniel RIVET., Le fait colonial et nous : Histoire d’un éloignement, Vingtième siècle, Revue d’histoire 33,mars 1992, p. 127-138, Cf. p. 130.5 Michel BODIN, « Les contacts entre militaires français du Corps expéditionnaire en Extrême-Orient et les civilsindochinois (1945-1954) », Cahiers du Centre d’études d’histoire de la Défense n° 7, Addim, 1998, p. 103.6 André THIÉBLEMONT, « Unité de combat en Bosnie : la tactique déstructurée, la débrouille, le ludique », LesChamps de Mars, 12, deuxième semestre 2002, La documentation française, p. 92-97.7 Marc BENDA et François CREMIEUX, Paris Bihac, Éditions Michalon, 1995, p. 62-63.8 André THIÉBLEMONT, Expériencesopérationnelles de l’Armée de terre, op. cit., p. 244-245.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 84: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

des unités séparatistes bosno-serbes. Cette discrimination joue au détrimentdes premiers. Perçus et désignés comme « Musulmans », ils font l’objet dereprésentations en creux, comparés aux Serbes ou aux Bosno-serbes. « LesBousniouques » ou les « Bosgnouls » ! C’est ainsi qu’ils sont appelés cou-ramment dans les unités de combat. Leur « laissez aller », l’improvisationde leur organisation militaire comparée à celle des forces serbes ou bosno-serbes renforcent ces représentations. Certains cadres vont jusqu’à considé-rer les Bosniaques comme les vecteurs d’un Islam monolithique radicalmenaçant l’Occident9 et les Serbes comme « ceux qui combattent le fléaumusulman hors d’Europe, des Charles Martel du XXe siècle10 ».

Enfin, une troisième configuration relève d’une forme d’anticommu-nisme qui surestime la puissance d’imprégnation du marxisme-léninisme :l’idée que les comportements des Slaves du Sud, notamment des chefs poli-tiques et militaires, sont profondément imprégnés par une éducationcommuniste est très présente chez des cadres, de sorte que les représenta-tions qui en découlent leur faussent la compréhension des logiques d’actiondes belligérants. Les roueries de chefs militaires serbes ou bosniaques, uti-lisant habilement les négociations imposées par l’ONU afin de poursuivreleurs objectifs de guerre11 sont ainsi interprétées comme la « prédominancede l’éducation communiste ». Surpris par le cloisonnement et par le frac-tionnement des décisions et des actions des belligérants – qui résultent enfait de la déstructuration politique du territoire et d’une territorialisation duconflit liée à l’émergence de féodalités locales ou politico-maffieuses12 –,des officiers français y voient une méthode d’organisation « héritée dupassé marxiste13 ».

Faute d’analyses permettant la compréhension des stratégies des belligé-rants, bien des officiers n’ont donc d’autres « savoirs constitués » pourcomprendre une situation, que ces représentations de belligérants « impré-gnés par les habitudes marxistes ».

Néanmoins, à l’épreuve de la guerre, ces représentations préconstruitesvont plus ou moins évoluer : là, elles se brouillent ou se transforment,ailleurs elles perdurent et se renforcent. Tout dépend d’un contexte, de lanature et l’intensité des expériences vécues, mais aussi de la prégnance desidéologies et des mythes qui soutiennent ces représentations.

101

9 M. BENDA et F. CREMIEUX, op. cit., p. 106.10 André THIÉBLEMONt, Expériencesopérationnelles de l’Armée de terre, op. cit., p. 245-248.11 Sur ce poit Cf. Frank DEBIE, « De Brioni à Dayton : une très étrange diplomatie de la paix » dans Jean COT(dir), Dernière Guerre balkanique ?, L’Harmattan, 1997, p. 47-85.12 Xavier BOUGAREL, Anatomie d’un conflit, La Découverte, 1996, notamment, p. 49 et 101-118.13 André THIÉBLEMONT, Expériencesopérationnelles de l’Armée de terre, op. cit., p. 244-245.

ANDRÉ THIÉBLEMONT

Page 85: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

UNE DIALECTIQUE DES REPRÉSENTATIONS ET DE L’EXPÉRIENCE

Dans cette dialectique des représentations et de l’expérience de guerre,deux facteurs jouent fortement sur la dynamique des représentations : lesconditions d’existence spatiales et temporelles des combattants et lecontexte politico stratégique et tactique.

Le constat est banal : la vie sédentaire en poste offre aux combattants denombreuses occasions de nouer des rapports avec leur environnement, cequi peut modifier les représentations qu’ils s’en font, au contraire d’une viemobile en unités d’intervention qui ne leur offre que des contacts limités etfrustes. Mais dans un cas comme dans un autre, un contexte tactique hostiledurcira ces rapports ou ces contacts. Michel Bodin a bien mis en évidencele phénomène, observant que durant la guerre d’Indochine, les rapports etles contacts entre les soldats et les populations se durcissaient dans les« zones contestées » : sur les postes, rapports distendus avec les populationsredoutant les représailles du Vietminh et contacts franchement rudes dans lecas des unités d’intervention – « fouilles brutales des paillotes, regroupe-ments sans ménagement, cris, insultes, coups… » pour lesquelles « toutJaune était un viêt », l’angoisse de tomber dans une embuscade, la peur, lafatigue, exaspérant la méfiance des soldats14.

En Croatie ou en Bosnie, le dispositif de la FORPRONU (Force deProtection des Nations-Unies) étant entièrement territorialisé, il n’est paspossible de faire une distinction entre unités sédentaires et unités mobiles.Mais, pour peu que la situation tactique le permette, là où des unités sontimplantées au contact durable ou répétitif de soldats croates, serbes, bos-niaques ou de populations, en poste et non en base, là où la situation tac-tique l’autorise, des échanges se nouent avec les belligérants ou avec lespopulations. Des représentations préconstruites peuvent en être radica-lement mises en question. C’est le cas notamment parmi une unité decasques bleus implantée en octobre 1994 sur les monts Igman entre forcesbosno-serbes et forces bosniaques gouvernementales. Après de violentesattaques, les Bosniaques conquièrent les positions serbes au début no-vembre et le calme revient sur la zone. Des postes qui étaient adossés auxlignes serbes voisinent maintenant avec les Bosniaques : des casques bleusont donc eu l’opportunité de nouer successivement des relations avec dessoldats des deux camps. L’évolution de leurs représentations des belligé-rants et de cette guerre est alors frappante : pour certains, le Bosniaque sedédiabolise. Au gré de ses contacts un sergent qui entretenait des relationschaleureuses avec des soldats serbes et dont les préjugés étaient guère favo-rables aux soldats bosniaques découvre que ceux-ci « n’ont rien de guer-riers farouches, [...] juste des hommes las de la guerre qu’ils subissentdepuis 3 ans ». Évoquant un ami serbe il écrit :

102

14 Michel BODIN, OP. CIT., p. 106-110.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 86: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Je sais aussi que je peux rencontrer des gamins de son genre chez lesBosniaques. Je sais aussi que s’ils se croisent aujourd’hui, ils se tirerontdessus. Et si demain la guerre est finie, ils seraient prêts à travailler en-semble. C’est la guerre ici, des gamins dans des tranchées, et la politique àcôté. Dur, dur !

Voilà un caporal approché par un soldat bosniaque : « Qu’est-ce qu’ilveut, j’ai rien à lui dire. En plus il a une tête de tueur, grand, mal rasé, unbandeau noir dans les cheveux [...] »

La conversation s’engage ! Ils vont se rencontrer à plusieurs reprises.Évoquant ses conversations, ce caporal note :

On est pareil finalement, seulement j’ai eu la chance de naître à 1 500 kilo-mètres plus à l’Est [...] Ma vie n’est pas un enfer. C’est un petit détail géo-graphique qui a de lourdes conséquences [...] Puis quelques jours après :Fikret est aujourd’hui reparti pour d’autres combats [...] J’aurai voulu luidire tant de choses. Good Luck ! C’est si banal. Je ne le reverrai jamais [...]Cette guerre est trop compliquée, quel est le « bon », quel est le« méchant » (?) Je suis saoul de cette complexité [...] C’est l’écœurement,la nausée, la guerre [...]

Cet autre caporal qui, assistant aux attaques des forces bosniaques, don-nait raison aux Serbes de « faire la guerre », fait connaissance avec un jeunecombattant bosniaque sur un check point ; à l’issue de longues conversations,ses représentations des Bosniaques et de cette guerre se brouillent : « Je suiscomplètement déstabilisé quant à une opinion à avoir sur la situation, ici, enYougoslavie », écrit-il. « Serbe ou Bosniaque, quelle importance ? », commele note un casque bleu : À la fin de leur séjour, pour certains des casquesbleus de cette unité il n’y a plus de bons ni de méchants : seulement une« leçon de vie », que leur donne « ces gens qui font la guerre ou qui viventdans la guerre15 ». Ces « sales guerriers » qui s’entre-tuent sont après toutdes jeunes comme eux, avec les mêmes goûts, les mêmes préoccupations !

Les rapports qui se nouent ainsi entre les combattants et le Prochedoivent être néanmoins suffisamment intenses et chargés d’humanité. Àdéfaut, les représentations, l’idéologie ou le mythe qui les soutiennent n’ensont pas ébranlés. Relatant leur séjour dans la poche de Bihac en 1993 dansune unité qui n’est qu’épisodiquement au contact des belligérants ou despopulations, Marc Benda et François Crémieux notent ainsi la persistancechez les soldats et les cadres de leur bataillon de préjugés envers lesBosniaques taxés d’intégrismes, alors que la population qu’ils côtoient « necorrespond pas du tout aux clichés sur l’Islam véhiculés en France » : desenfants blonds aux yeux bleus, des jeunes filles qui « se promènent sansvoile », qui plaisantent avec les Français, « libres de leurs mouvements16 ».

103

15 André THIÉBLEMONT, Expériencesopérationnelles de l’Armée de terre, op. cit., p. 260-263.16 Marc BENDA et Francis CREMIEUX, op. cit., p. 104.

ANDRÉ THIÉBLEMONT

Page 87: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Dans le cas des opérations de maintien de la paix, l’ambiguïté des pro-cessus d’interposition est telle qu’elle introduit, de facto, un contexte tac-tique qui peut être une source de distorsions des perceptions des attitudesdes casques bleus par les belligérants et vice-versa. Au début du conflit bal-kanique, des Croates ou des Bosniaques chassés de leur terre par des forcesserbes ou en ayant subi les exactions prêtent à la FORPRONU des inten-tions hostiles. En effet, de leur point de vue, elle fait le jeu des« Tchekniks » : en s’interposant, elle entérine les conquêtes des Serbes etfait obstacle à des volontés de reconquête ou de revanche. Il s’en suit desattitudes agressives vis-à-vis des casques bleus. Convaincus de leur neutra-lité et « d’apporter la paix sur cette terre ravagée », ceux-ci – y compris lescadres – ne comprennent pas cette agressivité dont les origines leur échappent.À leurs yeux, les Croates ou les Bosniaques qui transgressent les accords decessez-le-feu et les interdits des zones démilitarisées pour reconquérir desterritoires sont des fauteurs de guerre. D’où de violents affrontements entrecasques bleus et Croates ou Bosniaques, jusqu’à en venir au corps à corps,les premiers agissant ou réagissant dans une « logique de paix », les autresdans une « logique de guerre ». Chacun dénie à l’Autre ce pour quoi il estcensé agir. Dans les unités de la FORPRONU, des représentations des bel-ligérants qui diabolisent Croates ou Bosniaques et font la part belle auxSerbes se radicalisent alors selon un processus dialectique bien connu encommunication17 : les casques bleus s’opposent aux Croates ou auxBosniaques au nom de la paix et parce qu’ils sont perçus comme agres-seurs ; Croates ou Bosniaques s’opposent aux casques bleus au nom de leurbon droit et parce qu’ils sont perçus comme alliés des Serbes. En quelquesorte, une dialectique des procès d’intention !

Cette dialectique peut donner lieu à des rumeurs, lesquelles, se nourris-sant là aussi de mythes ou de lieux communs, entretiennent la radicalisationdes représentations. Dans une guerre de positions où les combattants departis adverses sont face à face, à portée de vue et de voix, ils secomportent comme les villageois d’un bourg : hors de toute intention tactique,ils s’observent derrière leurs créneaux et le moindre incident est commenté,colporté. C’est le cas sur les monts Igman ou dans la poche de Bihac. Maislà, il y a des étrangers dans le bourg : les casques bleus. Leurs mouvementssont d’autant plus remarqués par les belligérants que le blanc des véhiculesde l’ONU et le bleu des casques sont parfaitement repérables. Aussi anodinssoient-ils pour leurs auteurs, certains de ces mouvements, rapportés et col-portés de bouches à oreille chez les belligérants, sont interprétés par lesBosniaques comme des complicités avec la partie adverse. Cela donne lieuà des rumeurs dans les rangs bosniaques, lesquelles se nourrissent du pro-cès de complicité de la FORPRONU avec les Serbes. Elles reviennent auxoreilles d’officiers français. N’ayant guère d’équipement intellectuel – de« savoirs constitués » – pour comprendre cet univers de procès d’intention

104

17 Paul WATZLAWICK, Une logique de la communication, Points Seuil, 1979.p. 54 et suiv.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 88: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

et de rumeurs dans lequel ils opèrent, à leur tour, ils interprètent ces « rap-portages » au travers de l’image maligne qu’ils se font des Bosniaques.Certains d’entre eux, atteints par le syndrome de la « guerre psycholo-gique », font alors aux Bosniaques un procès de « désinformation », de« manipulation » ou d’« intoxication anti-française18 ».

Insérés dans des systèmes culturels, en rapports dialectiques avec desstructures idéologiques ou mythiques profondes, avec des contextes tac-tiques et, avec des conditions et des expériences de vie, ces phénomènes dereprésentation de l’Autre chez les combattants, sont donc plus complexesqu’il n’y parait. Leurs incidences ne sont pas négligeables, si on veut bienconsidérer qu’ils ont été et seront encore des facteurs de mobilisation ou dedémobilisation, pouvant conduire les combattants à des exactions ou aucontraire à l’engagement au côté de populations jusqu’à la dissidence –comme ce fut le cas durant la guerre d’Algérie – ou à la trêve des armes –comme ce fut parfois le cas durant la Grande Guerre.

Bibliographie

BENDA Marc et CRÉMIEUX François, Paris Bihac, Éditions Michalon, 1995.

BODIN Michel, « Les contacts entre militaires français du Corps expé-ditionnaire en Extrême-Orient et les civils indochinois (1945-1954) »,Cahiers du Centre d’études d’histoire de la Défense n° 7, Addim, 1998.

BOUGAREL Xavier, Anatomie d’un conflit, La Découverte, 1996.

CANIVEZ Patrice, « La France ambiguë : des paroles et des actes », in COT J.(général), (dir), Dernière guerre balkanique?, L’Harmattan, 1997, p. 183-209.

DEBIÉ Frank, « De Brioni à Dayton : une très étrange diplomatie de lapaix », in Jean COT, op. cit., p. 47-85.

MORIN Edgar, Sociologies, Puf, 1979.

RIVET Daniel, Le fait colonial et nous : Histoire d’un éloignement,Vingtième siècle, Revue d’histoire 33, mars 1992, p. 127-138.

THIÉBLEMONT André, Expériences opérationnelles de l’Armée deterre - Unités de combat en Bosnie (1992-95), Tome 2, Les Documents duC2SD, 2000 ; « Unité de combat en Bosnie : la tactique déstructurée, ladébrouille, le ludique », Les Champs de Mars 12, Deuxième semestre 2002,La Documentation française.

WATZLAWICK Paul, Une logique de la communication, Points Seuil, 1979.

105

18 André THIÉBLEMONT, Expériences opérationnelles de l’Armée de terre, op. cit., p. 260-264.

ANDRÉ THIÉBLEMONT

Page 89: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

2e Partie

LES PROBLÈMES

DE PERSONNEL DANS

L’ARMÉE FRANÇAISE

XIXe XXe SIÈCLES

Page 90: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

LA LÉGION DÉPARTEMENTALE DESPYRÉNÉES ORIENTALES (1815-1820)

UN MICROCOSME MILITAIRE À L’HEUREDE LA REMISE EN ÉTAT DE LA DÉFENSE

DU TERRITOIRE NATIONALPAR QUENTIN CHAZAUD1

L’institution militaire, nivelante et harmonisante par nature, joua-t-ellesous la monarchie censitaire, malgré la part réduite des citoyens appelés àservir, un rôle dans l’intégration et la « francisation » des périphéries rétives à la centralisation, dans le contexte post-révolutionnaire de remiseen cause du jacobinisme ? La présente étude, basée sur les archives duSHD/TERRE et sur celles du département des Pyrénées-Orientales, tented’apporter des éléments de réponse pour une de ces périphéries au momentou l’affrontement entre « ultras » et « ministériels » dégageait les fonde-ments d’une culture politique parlementaire et nationale en rupture tantavec l’Ancien Régime qu’avec l’héritage révolutionnaire et impérial.

16 juillet 1815. Par ordonnance royale, Louis XVIII ordonne le licen-ciement de l’Armée de la Loire, forte de 40 000 hommes, vestige de cetteArmée du Nord vaincue à Waterloo2, ainsi que des autres unités de l’arméeimpériale : la Grande Armée a vécu, la gendarmerie impériale aussi. Dansla confusion et le désordre, la force publique est assumée par des milicesroyalistes levées clandestinement pendant les Cent Jours3 : tout est éclaté etanarchique, règlements de comptes et lynchages, tel celui du maréchalBrune en Avignon dès le 2 août, se déroulent jusque sous les yeux desarmées d’invasion qui laissent faire, ainsi les Autrichiens dans le Vaucluse.Le 24 juillet, 61 départements sont occupés par les coalisés4, parfois à lademande des préfets, tel celui du Gard5 impuissant à empêcher les exactionscontre les protestants après la dissolution de la gendarmerie. La France nepossède plus ni moyen de défense, ni forces de l’ordre et est livrée à lamerci de ses vainqueurs ainsi qu’aux fureurs épuratrices des perdants de laRévolution : G. de Bertier de Sauvigny était fondé6 à considérer que

109

1 Ce texte développe la communication présentée par Quentin Chazaud devant la commission d’histoire socio-culturelle des armées, le 12 octobre 2005.2 J.P BERTAUD, W. SERMAN, Nouvelle Histoire Militaire de la France, 1789-1919, Paris, Fayard, 1998, p. 202.3 J. DELMAS in A. CORVISIER (dir.), Histoire Militaire de la France,t. 2, 1715-1871, Paris, Seuil, « Quadrige »,1997, p. 391.4 J. DELMAS, op. cit., p. 392. Voir E. de WARESQUIEL et B. YVERT, Histoire de la Restauration, 1814-1830,Paris, Tempus, 2002, p. 146-149.5 Ibid.6 Guillaume de BERTIER DE SAUVIGNY, La Restauration, Paris, Flammarion, 1955, rééd. 1999, p. 117-125.

Page 91: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

l’aventure de Golfe Juan avait placé le pays dans une situation bien pire quecelle du printemps 1814, quand les alliés étaient encore prêts à faire preuvede mansuétude.

Dans le midi, la situation était celle d’une guerre civile, où même lesroyalistes modérés n’étaient pas à l’abri des exactions de « résistants » àl’engagement parfois postérieur au 22 juin7, tel le général-préfet Ramel,envoyé de Paris par le Roi et ignoblement massacré à Toulouse par les par-tisans du Comte d’Artois8, le 15 août, uniquement parce qu’il avait voulules encadrer en les transformant en gardes nationaux. Toutes proportionsgardées et en faisant abstraction des valeurs idéologiques, le souvenir de la« révolution » de l’été 1944 peut aider à comprendre l’atmosphère de lacontre-révolution de l’été 1815, surtout au sud de la Loire où la dictaturenapoléonienne avait laissé un souvenir particulièrement oppressif, principa-lement du fait de la conscription. Le ministère Talleyrand-Fouché9 s’instal-lait au milieu des pires diff icultés, dans un pays occupé par1 200 000 soldats étrangers, et dont toutes les frontières, sauf celle desPyrénées, étaient sous contrôle des vainqueurs10. Pour désamorcer la TerreurBlanche spontanée, particulièrement virulente contre les anciens militaires,on mit en place, et tout d’abord contre ceux-ci, une Terreur Blanche légale.Alors que peu à peu les occupants acceptaient par souci d’efficacité le recrutement des gardes nationales11, composées de bourgeois, et la

110

7 Date de la seconde abdication de Napoléon.8 W. SERMAN, op. cit., p. 202. Voir E. de WARESQUIEL et B. YVERT, op. cit., p. 149-154. Ces deux derniersauteurs rappellent que les massacres de 1815 eurent lieu dans la même ambiance festive que les tueries révo-lutionnaires de 1792 : chants, cortèges de femmes, boisson. Les « blancs » de 1815 proviennent des mêmescatégories sociales que les « jacobins » de l’avant-veille, et comme eux s’en prennent à des « notables ». Il estici utile de se référer à l’étude réalisée par Alain CORBIN sur un lynchage de 1870 : Le village des cannibales,Paris, Flammarion, 1995, où l’auteur évoque la survie d’un fond de violence à la fois sociale et mystique liée àl’ancien régime et remontant au moins aux violences catholiques des Guerres de Religion, étudiées par DenisCrouzet. On peut se faire une idée de ces violences à travers les « débordements » de la Libération (voir à cesujet A. BROSSAT, Les tondues, un carnaval moche, Paris, Pluriel, 1994, surtout les réflexions de la p. 19.), quisont la dernière manifestation en date de ces rituels d’expiation eschatologiques nés avec la Saint Barthélemy(25 août 1572). À noter que celle-ci, ainsi que « septembre » et 1815 ou 1944 se situent dans des contextes decanicule sévère (tout comme le meurtre de monsieur de Moneys en 1870, Cf. supra. A. BROSSAT, op. cit.,p. 137, relève lui aussi le rôle de la Saint Barthélemy comme événement fondateur d’une « tradition » françaisedes rituels collectifs d’expiation.) On consultera avec profit D.P. RESNICK, The white terror and political reac-tion after Waterloo, Cambridge university press, Cambridge U.K, 1966.9 « L’évêque apostat et le féal régicide » suivant le bon mot de Chateaubriand.10 A. JARDIN et A-J. TUDESQ, La France des notables (1815-1848),t. 1, p. 31. Les Espagnols ne firent qu’unebrève incursion à Bayonne et Perpignan avant de se retirer peu à peu après le 6 juillet, lorsque la restaurationde Louis XVIII, cousin de Ferdinand VII, fut acquise. On trouve la trace de ce passage dans le carton 1R100 desarchives départementales des Pyrénées-Orientales (ci-après ADPO) : « réquisitions pour les troupes espagnolesd’occupation, 1815 ». E. de WARESQUIEL et B. YVERT (op. cit., p. 154) rappellent que le duc d’Angoulêmenégocia en août le retrait des dernières troupes espagnoles du général Castanos. Pour une première approchede l’armée espagnole de 1815, on consultera R. CHARTRAND et B. YOUNGHUSBAND, Spanish army of thenapoleonic wars,t. 3 (1812-1815), Londres, Osprey, 1999.11 On consultera G. CARROT, La Garde Nationale (1789-1871), une force de l’ordre contestée, Paris,L’Harmattan, 2001. Publication d’une thèse soutenue à Nice en 1979.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 92: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

« régularisation » des unités de maquisards, la commission présidée par lemaréchal Victor d’octobre 1815 à 1817 procédait à la proscription d’envi-ron 20 000 officiers de l’ancienne armée12. Le maréchal Marmont, d’unloyalisme pourtant irréprochable, s’entendit ainsi invectiver par le duc deBerry : « On va faire la chasse aux maréchaux, il faut en tuer au moinshuit !13 » Le duc de Richelieu, succédant à ses éphémères prédécesseurs dèsle 24 septembre14, entendait, dans le cadre de sa politique de libération duterritoire, obtenir des alliés l’autorisation de reconstruire une petite arméerégulière, en contrepartie des indemnités de guerre et des frais d’occupa-tion15 : le traité de Paris du 20 novembre 1815 est drastique16,mais les alliésy valident l’ordonnance royale du 14 octobre 1815, reprenant un texte nonappliqué daté du 3 août17, portant création d’une armée royale au recrutementdépartementalisé, dans un premier temps en dehors de la zone occupée.

Les départements pyrénéens étaient les seuls départements frontalierssur lesquels, jusqu’en 1817, s’exerçât pleinement la souveraineté nationale :

111

12 W. SERMAN, op. cit., p. 203 ; et DUMAS, op. cit., p. 395. E. de WARESQUIEL et B. YVERT (op. cit., p. 153)rappellent que dès le 1er septembre Louis XVIII publie une « proclamation contre les excès du Midi », parlantd’attentat contre sa personne et la France : le message est clair, le Roi est la seule source de l’autorité, l’épu-ration légale doit faire cesser les règlements de comptes « sauvages » dénoncés (après coup…) par le trône.Dans le même temps, on procédait au renvoi de 60 000 fonctionnaires et à la destitution de 11 académiciens(WARESQUIEL, op. cit., p. 172).13 Cf. WARESQUIEL, op. cit., p. 173. Le prince fut aussitôt désavoué par son oncle. Le seul maréchal d’Empirefusillé pour l’exemple fut le plus symbolique : Michel Ney.14 A. JARDIN et A.J. TUDESQ, op. cit.,t. 1, p. 37. Richelieu est cité à de nombreuses reprises par G. de DIESBACH,Histoire de l’émigration (1789-1814), Paris, Perrin, rééd. 1998. Émigré de la première heure, il avait été gouver-neur d’Odessa et de la Crimée. Proche du Tsar Alexandre, il avait été fait « vice-roi des provinces de Tauride »et s’y était montré un extraordinaire administrateur.15 Ce qui n’est pas sans évoquer, pour l’historien actuel, la naissance de l’armée de l’armistice en 1940, pourlaquelle on consultera A. CORVISIER (dir.), Histoire Militaire de la France, op. cit.,t. 4. Cependant, comme lerappelle Jean-Pierre CHALINE in La Restauration, Paris, PUF, « Que sais-je », n° 1214, 1998, p. 3, « laRestauration ne saurait sans mauvaise foi n’être comparée qu’à Vichy, car la IIIe République est elle aussi néed’une défaite traumatisante. Au même titre que le rétablissement de la République en 1870, la Restaurationavait été votée librement et sans chantage en 1814 par les représentants de la nation, dans les deux casmembres de chambres établies par les Bonaparte. De plus, déjà en 1814, la Restauration se distinguait del’Empire par son caractère libéral et parlementaire, comme la “IIIe” se distingua du Second Empire : rien decommun avec le caractère liberticide de l’”État Français” ». Récemment, E. DE WARESQUIEL et B. YVERT (op.cit., p. 156), mettent de la même façon en rapport le résultat des élections d’août 1815 et celles defévrier 1871, c’est une façon de rappeler que la Seconde Restauration a commencé par une consultation dela nation.16 J. DELMAS, op. cit., p. 393. E. de WARESQUIEL et B. YVERT (op. cit., p. 166 et 167) citent un long passagedes mémoires du conseiller d’État Barante :

Le jour de la signature de ce malheureux traité, j’arrivai pour le conseil des ministres chez M. le ducde Richelieu. Il n’était pas encore là. Nous l’attendions, M. de Marbois et moi, il entra. Sa physiono-mie était bouleversée. Il jeta son chapeau et, se plaçant sur une chaise autour de la table verte, seprit la tête entre les deux mains comme un désespéré. « Eh bien c’est fini, s’écria-t-il, le roi me l’aordonné. On mérite de porter sa tête sur l’échafaud quand on est français et qu’on a mis son nomau bas d’un pareil traité ». M. de Marbois tâchait de le consoler, lui prenait les mains, le pressait dansses bras, alléguait la nécessité, lui disait que sans lui les conditions auraient été pires. Rien ne pou-vait calmer le duc de Richelieu. Il pleurait de douleur et de rage.

17 L. et F. FUNCKEN, L’uniforme et les armes des soldats du XIXe siècle, Castermann, Tournai, 1979, p. 40 et 42.

QUENTIN CHAZAUD

Page 93: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

leur remise en état de défense était donc hautement symbolique, et pouvaitapparaître comme un laboratoire de la future intégrité territoriale. Dans ledépartement des Pyrénées-Orientales, le colonel-comte Joseph Banyuls deMontferré (1764-1833)18, chef des « volontaires royaux », devint le colonelde la nouvelle Légion Départementale19, sous le contrôle du gouverneurmilitaire, le général Vasserot.

LE CONTEXTE ROUSSILLONNAIS20

L’ordonnance royale du 14 octobre 1815 prévoyait le remplacement desanciens régiments d’infanterie par 86 « légions », recrutées au niveaudépartemental21 par volontariat. Chacune de ces légions était donc repré-sentative d’une partie de la société locale post-napoléonienne de chacun desdépartements concernés. Le département des Pyrénées-Orientales avait étécréé à l’époque de l’Assemblée Constituante (1789-1791) par l’adjonctionà la province catalanophone du Roussillon du canton languedocien occita-nisant de Latour de France. Michel Brunet considère dans sa thèse22 quedepuis l’annexion de 1659 la province du Roussillon, « réputée étrangère »sous l’Ancien Régime, formait un corps social réfractaire à l’intégrationdans l’ensemble français, et que cette opposition, surtout présente dans lesmilieux sociaux dominants liés aux élites espagnoles à l’époque de lamonarchie absolue, s’était « massifiée » durant la Révolution du fait de lapolitique assimilatrice des Jacobins.

Pour Alice Marcet23, la politique centralisatrice fut si mal ressentie quel’armée espagnole trouva un accueil largement favorable dans le dépar-tement en 179324, et son reflux devant Dugommier25 entraîna une émigra-tion « massive » de 3,4 % de la population26, dont la quasi-totalité de la

112

18 SHD/TERRE, dossier MC 84d 2384 Comte de Banyuls. Voir aussi ADPO 4R43 « volontaires royaux 1815 » et1R248 « engagés volontaires, 1814-1822 ».19 L’uniforme des légions est présenté in FUNCKEN, op. cit., p. 38 à 43, le tableau de la p. 42 donne les dis-tinctives « régimentaires » pour les uniformes de la 7e série, c’est-à-dire les 61e à 70e légions. L’uniforme de lalégion départementale des Pyrénées-Orientales sera décrit dans la 2e partie, à paraître, de cet article.20 L’étude de référence est la thèse de Michel BRUNET : Le Roussillon, une société contre l’État (1780-1820),Perpignan, Trabucaire, rééd. 1990.21 J. DELMAS, op. cit., p. 394.22 Cf. note 19, supra.23 In Emmanuel LE ROY LADURIE (dir) : Histoire de France des régions (la périphérie française, des origines ànos jours), Paris, Seuil, 2001 ; p. 160-161.24 Signalons, au sujet de l’armée espagnole de la période, la petite étude de René CHARTRAND et Bill YOUNGHUSBAND: Spanish army of the napoleonic wars,t. 1 : 1793-1808, Londres, Osprey, 1998.25 Pour une étude récente et conceptuelle des campagnes de la Révolution, et particulièrement du théâtre pyré-néen, on consultera Paddy GRIFFITH : The art of war of revolutionary France, 1789-1802, Londres, Greenhill,1998, p. 103, Griffith fournit une carte des opérations autour de Perpignan, et p. 104 une carte détaillée de labataille de Peyrestortes remportée par le général Dagobert et le représentant Cassanyes en septembre 1793.Les p. 142 à 144 reprennent l’ensemble des campagnes à la frontière espagnole.26 LE ROY LADURIE, op. cit., p. 161.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 94: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

noblesse et du clergé27. Cette « désertion des élites » occulta le caractèremajoritairement populaire de cette émigration, ce qui permit de régler desquerelles de voisinage entre paysans sous le couvert de luttes politiques28 etsociales avec la bénédiction de Cassanyes29, qui obtint ainsi un ralliementplébéien momentané à la République, sauf dans les montagnes du Vallespir,au sud, véritable « seconde Vendée » soutenue par l’Espagne en 179430, dontle caractère « populaire » du soulèvement est incontestable31. En 1794 laguillotine trône sur la place de la loge32, sévissant contre les réfractaires, lesGirondins et même l’administration départementale.

Il est regrettable que Ghislain de Diesbach, dans sa synthèse33 parailleurs si utile, ne livre aucunes statistiques générales sur l’émigration hors

113

27 Cf. supra, p. 162. Voir aussi M. BRUNET : Le curé et ses ouailles. La montée de l’anticléricalisme dans ledépartement des Pyrénées-Orientales (1800-1852), Perpignan, Trabucaire, 2003 : les p. 9 à 12 reprennent lecontexte révolutionnaire pour expliquer la difficile mise en place du concordat dans le département. Il est à noterqu’avant 1789 le clergé roussillonnais n’était pas rattaché à l’Église de France, bien que par l’indult de ClémentIX en 1669 le roi ait obtenu le pouvoir de nommer l’évêque d’Elne, mais à l’archevêché d’Urgell, en Cerdagneespagnole, dont le titulaire restait le métropolite de cet évêque. De ce fait, le clergé catalan, non soumis auxdispositions du concordat de Bologne (1516), avait échappé à la tutelle politique des rois : les réfractaires, telmonseigneur de Laporte, pourtant né à Versailles, et émigré en Angleterre, eurent d’autant plus de mal à se sou-mettre à l’« usurpateur ». Là comme ailleurs, l’émigration cléricale n’avait pas, il est vrai, été que religieuse oupolitique, si on en croit le mot de l’Archevêque de Narbonne, un « proche voisin », Mgr de Dillon (d’une illustrelignée de wild geese irlandais « jacobites ») : « Nous nous sommes conduits alors [en refusant le serment civique,NdA] en vrais gentilshommes ; on ne peut pas dire que ce fut par religion » (in LA FAYETTE, Mémoires,t. 3, Paris,[s.d.], p. 58, cité par G. de DIESBACH, op. cit., p. 120.) ; ce fut donc pour certains par habitus de point d’hon-neur aristocratique. Ils pouvaient compter sur un certain soutien de leurs ouailles : pour le long XIXe siècle,Gérard CHOLVY, in Christianisme et société en France au XIXe siècle (1790-1914), Paris, Seuil, 2001, souligne,p. 89, que durant toute la période, la Salanque, au nord-est de Perpignan, fut une « petite Vendée » traditiona-liste… pour ajouter cependant ailleurs que, même sous la Restauration, Perpignan fut « stérile pour les fonda-tions religieuses ».28 Cf. supra, M. BRUNET, op. cit., (« curé »), p. 13 et 14.29 Cf. E. LE ROY LADURIE, op. cit., p. 161.30 Cf. supra note 25, Idem.31 Il est intéressant de constater que l’ensemble des guérillas populaires de l’époque révolutionnaire et impé-riale, exception faite des partisans lorrains et champenois de 1814, furent, de la Vendée de 1793 au Midi de1815 en passant par l’Espagne, Naples ou la Russie, dirigées contre les représentants des idées de laRévolution. Ce fait n’avait pas échappé à Karl von Clausewitz, comme le rappelle DERBENT dans un ouvragerécent : Clausewitz et la guerre populaire, Bruxelles, éditions Aden, 2004. En particulier, p. 56-57, Derbent citeles réflexions du stratège prussien sur la révolte tyrolienne d’Andreas Hoffer. Les classes populaires étaient loind’être « intrinsèquement »réactionnaires mais cet intéressant paradoxe laisse songeur. Au risque d’extrapolerun peu, on peut trouver des familiarités entre ces guérillas « de droite » du XIXe et celles « de gauche » du XXe

(après 1945) : elles soutenaient des causes communautaires (traditionalistes puis socialistes) contre une idéo-logie individualiste libérale (française puis « du monde libre »). Ainsi, malgré les beaux postulats théoriques desmarxistes, on peut inscrire la « guerre du peuple » dans l’héritage de la jacquerie, c’est-à-dire dans une tradi-tion conservatrice de défense des solidarités.32 Cf. C. COLOMER, Histoire du Roussillon, Paris, PUF, « Que sais-je? » n° 1020, 1997, p. 77.33 G. de DIESBACH, Histoire de l’émigration (1789-1814), op. cit.

QUENTIN CHAZAUD

Page 95: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

de France, groupe social par groupe social34, qui puisse nous permettre unecomparaison entre le Roussillon et la moyenne nationale. Cependant, cetauteur35 fournit d’intéressants développements sur l’émigration en Espagne,en particulier sur la levée à Barcelone en 1793 d’un régiment entier nommé« Royal Roussillon » en souvenir d’une unité prestigieuse de l’AncienRégime36. Un régiment émigré à effectifs complets est suffisamment rarepour être cité37. Quoi qu’il en soit, en Roussillon comme ailleurs, l’amnis-tie générale du 26 avril 1802 fut accompagnée d’un retour quasi-général desexilés : comme le rappelle M. Brunet, le clergé de Cerdagne, par exemple38,se reconstitua presque à l’identique de ce qu’il était en 1790, les prêtresréfractaires « rentrés » retrouvant presque tous leurs paroisses39.

Là comme ailleurs les tensions sociales et politiques furent mises en som-meil du fait de la fermeté napoléonienne, et la langue française fit même desprogrès dans la bourgeoisie locale40, et pas uniquement : en 1819, dans sa« Géographie des Pyrénées-Orientales », Jalabert41 déclare : « le peuple dePerpignan comprend le français »… avant d’ajouter qu’il le parle mal.

Mais si durant le Consulat et le début de l’Empire le département connaîtune certaine prospérité, il entre en crise à partir de 1808 du fait de la guerred’Espagne (1808-1814) et de l’afflux continuel de troupes venues de toutel’Europe vassalisée42 : dès janvier 1813 « l’esprit public est mauvais »43 etJaubert de Passa44 parle de Perpignan comme d’une « ville sinistre et dangereuse »

114

34 Depuis 1789 on ne peut plus parler d’ordres, mais peut-on avant 1815, voire 1830 ou même 1848, parler de« classes » dans l’acception courante du terme ? Cette interrogation méthodologique, bien plus grave deconséquences qu’il n’y parait, figurait déjà en germes dans l’introduction de l’ouvrage fondateur d’AdelineDAUMARD, Les bourgeois et la bourgeoisie en France depuis 1815, Paris, Flammarion, 1991 ; p. 7 à 26.

N’oublions pas que le concept même de « classe sociale » n’a été théorisé par François Guizot que pour soncours universitaire de 1827 ! Avant cette date « classe » est donc largement anachronique. Et encore, pourGuizot, la seule classe « objectivement » définissable est la bourgeoisie… qu’Adeline Daumard, à juste titre,trouve si difficile à définir.35 Op. cit., p. 474 à 490.36 Qui avait, entre autres, servi au Canada sous Montcalm à l’époque de Louis XV : voir, parmi d’autres publica-tions R. CHARTRAND, Ticonderoga 1758, Londres, Osprey, 2000 ; ainsi que la planche de la p. 11 in FUNCKEN,L’uniforme et les armes des soldats des États Unis, Tournai, Casterman, 1979, consacrée à la « guerre franco-indienne » (cad de Sept ans), où les figures 3 et 11 représentent uniforme et drapeau du « véritable » RoyalRoussillon.37 À titre de comparaison, on lira le livret de René CHARTRAND et Patrice COURCELLE, Émigré & foreign troopsin british service, 1793-1802, Londres, Osprey, 1999, qui montre que bien des « régiments » royalistes étaient àpeine des bataillons.38 Op. cit., p. 26-27.39 Avec un desservant pour 201 habitants en 1802 contre un pour 913 en moyenne nationale, la Cerdagne pré-sente une véritable spécificité de « périphérie réfractaire » à la Révolution.40 LE ROY LADURIE, op. cit., p. 161.41 Cité par C. COLOMER, op. cit., p. 84.42 Cf. J. SAGNES (dir), Nouvelle histoire du Roussillon, Trabucaire, Perpignan, 1999, p. 266-278.43 Cf. M. BOUILLE et C COLOMER, Histoire des Catalans, Milan, Toulouse, 1990, p. 197.44 Idem note 43.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 96: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

car les populations sont pressurées par l’armée de Catalogne du maréchalSuchet45. Aussi la nouvelle de l’abdication de Napoléon, connue àPerpignan le 18 avril 1814, fut elle bien accueillie : « allégresse », « liessegénérale et danses publiques » dans toutes les communes du départemententre le 20 avril et le 16 mai46, avec également des services funèbres pourLouis XVI et les « victimes de la Révolution » : lors de la messe du 27 juinà la cathédrale Saint Jean, on cria « le Roi est mort, vive le Roi47 ! » Il n’estdonc pas étonnant que le général Darricau ait dû proclamer l’état de siègedurant les Cent Jours, ne réussissant jamais à éradiquer totalement le portdes cocardes blanches48. Pas étonnant, lors de constater une résistance endé-mique de « miquelets » royaux puis d’assister à des « scènes d’allégresse »les 18 et 19 juillet quand le drapeau blanc est arboré à la préfecture puis àla mairie, et à nouveau le 23 quand Duhamel, le préfet des Cent Jours, pro-clame la royauté au balcon de la préfecture49.

Si globalement Madame Alice Marcet a raison de dire qu’il n’y a pas eude « véritable » terreur blanche dans le département50, il y eut bien plusd’exactions qu’elle ne veut bien le dire, comme le montrent les archivesdépartementales : Duhamel, contrairement au préfet du Gard, n’a pas pro-cédé à la dissolution de la gendarmerie, ce qui nous permet de disposer desrapports du capitaine de gendarmerie du département adressés à la préfec-ture51. Le 10 août, la gendarmerie signale au préfet la « descente » de 250volontaires royaux venus de Saint Laurent de Cerda à Céret et au Boulou les4 et 5, qui se livrèrent à des « actes arbitraires et excès de toutes espèces »avant de lever des contributions forcées et de piller la gendarmerie deCéret : le gendarme Gorsse est molesté puis lynché devant ses collèguesdésarmés, qui sauvent leur vie en livrant les armes. Le 20 août l’officierregrette de ne pas avoir assez de gendarmes pour empêcher les règlementsde comptes à Collioure, le 11 septembre l’adjoint du maire d’Elne entravel’action des gendarmes qui veulent mettre fin à des « exactions » et le10 octobre, toujours à Elne, la municipalité encourage et protège les justi-ciables qui « infligent des vexations continuelles aux gendarmes (sic) ».L’ambiance rappelle décidément 1944. Les témoignages indignés viennentparfois même des rangs des « volontaires », outrés par les excès : le27 juillet52 le commandant Joseph Garcias, dont nous reparlerons dans la partie

115

45 M. BOUILLE, op. cit., p. 198, sur les campagnes de Suchet en Aragon et Catalogne, voir J-L REYNAUD, Contreguérilla en Espagne (1808-1814), Suchet pacifie l’Aragon, Economica, Paris, 1992.46 C. COLOMER, op. cit., p. 199.47 Idem, p. 200.48 Ibid. Par ailleurs, pour une étude nationale des sentiments de la population face à Napoléon (et sur l’histoirede leur évolution), il convient de se reporter à Nathalie PETITEAU, Napoléon, de la mythologie à l’histoire, Seuil,Paris, 2004.49 BOUILLE, op. cit., p. 200-201.50 A. MARCET : Abrégé d’histoire des terres catalanes du nord, Trabucaire, Perpignan, 1991, p. 160.51 L’ensemble de ces rapports se trouvent dans le carton ADPO 4M 172, « Gendarmerie 1815-1821 ».52 ADPO 4R 44.

QUENTIN CHAZAUD

Page 97: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

sur les officiers, se plaint de l’« inconduite » de plusieurs de ses hommes,« paysans insubordonnés, exaspérés et aigris » dont « beaucoup ont pris lenom de volontaires royaux pour exercer des vengeances particulières ouassouvir leur esprit de rapine ». Il ajoute dans sa lettre du 28 juillet, dénon-çant les délinquants au commissaire de police de Perpignan53 : « ce n’estqu’aux rebelles [c.a.d. les bonapartistes, NdA] que nous faisons la guerre(sic) et non aux opinions ». C’est néanmoins son « bataillon » qui s’illustreà Céret le 4 août, et Garcias laisse massacrer le gendarme (rebelle ?).

C’est dans ce contexte troublé qu’a lieu la brève occupation espagnoledu 23 au 31 août54 : le général Castanos, vainqueur de Bailen (1808), entredans le département au moment où les Autrichiens traversent le Rhône pouraller occuper Nîmes, les deux faits sont mis en parallèle dans le numéro de« L’ami du Roi » imprimé à Toulouse le 30 août55. Dans sa proclamation56

aux Roussillonnais, le capitaine-général de Ferdinand VII affirme n’avoiraucune visée annexionniste et venir mettre fin aux troubles… perpétrés parles suppôts de Napoléon57 ! Cependant on s’inquiète à Toulouse et le ducd’Angoulême fait mettre volontaires et gardes nationaux en alerte avant dese porter à Narbonne : par une négociation directe il obtient le retrait deCastanos, qui évacue totalement le département pour le 1er septembre58. Lasouveraineté rétablie, il faut reconstruire une défense crédible, l’armée ducapitaine-général restant concentrée entre la Jonquera et Barcelone.

En quoi les Roussillonnais de 1815 se distinguaient-ils des autres fran-çais, mis à part leur « catalanité » ? Nous avons évoqué les résistances à laRévolution, dont M. Brunet voudrait faire une continuité du rejet « eth-nique » contre la France, mais dont Emmanuel Le Roy Ladurie ne retientque la parenté avec les autres résistances du « Midi blanc59 » : ce n’est doncpas une originalité irréductible. D’autant que dans son dernier ouvrage,Pierre Rosanvallon60 met en évidence une résistance de l’ensemble de lasociété française au processus d’uniformisation initié par le jacobinisme,résistance particulièrement vigoureuse sous la Restauration61.

116

53 Idem 53.54 ADPO 4M 348 : dossier presque complet sur cette semaine.55 Un exemplaire du périodique est conservé dans le carton ADPO 4M 348.56 Même carton, affiche reproduite en annexe à la fin de l’article.57 Mais « L’ami du Roi » ne laisse-t-il pas entendre qu’à Toulouse et à Nîmes ce sont les « fidèles » du tyran quisèment le désordre…58 ADPO 4M 348, avec circulaire imprimée de SAR aux volontaires et gardes pour exprimer sa satisfaction.59 De la même façon, M. Brunet juge « très originale » la façon dont les catalans passent du blanc au rouge en1848, alors que Le Roy Ladurie, reprenant en fait les conclusions de Maurice AGULHON (entre autres-, voir à ce sujet 1848 ou l’apprentissage de la République, Paris, Seuil, 1973) souligne que c’est un caractèrecommun à l’ensemble du Midi.60 P. ROSANVALLON: Le modèle politique français, la société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours,Paris, seuil, 2002.61 P. ROSANVALLON, op. cit., p. 131 à 177. Le mot « décentralisation » apparaît en 1829 (Cf. p. 169).

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 98: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Plus intéressante est l’étude du régime alimentaire : dès 1780, le catalanfrançais dispose d’un litre de « vrai » vin rouge par jour et par personne, senourrit de nombreux « bunyetes » ou « bugnols », beignets de farine fritsdans l’huile d’olive, le soir il mange l’« ollada », soupe à l’huile à base de« verdure », de saindoux et de pommes de terre. La viande principale est lachèvre, consommée lors des fêtes paysannes ou de manière plus fréquentepar les milieux populaires urbains, le mouton étant réservé à des milieuxplus favorisés. Les jours maigres, les pauvres mangent des anchois salés,laissant les autres poissons aux riches62. Certes, dans les grandes lignes, ils’agit d’une alimentation « méridionale », mais avec de fortes spécificités,l’originalité gastronomique étant l’un des signes de distinction d’une culture.Cependant il faut tempérer cette appréciation en rappelant la récurrence descrises de subsistance en Roussillon, ainsi en 181763, qui obligent à relativi-ser cette « gastronomie ». Par ailleurs, Jean-François Soulet64, se basant surdes travaux d’anthropologie historique d’Emmanuel Le Roy Ladurie65, rap-pelle que dans l’ensemble des départements pyrénéens, les Pyrénées-Orientales ne faisant pas exception, les jeunes gens étaient plus petits et moinsbien bâtis que la moyenne nationale, par suite des carences alimentaires66.

Par l’accaparement bourgeois, la Révolution a renforcé, sauf dans lesmontagnes, la pratique du faire-valoir indirect, 8 000 propriétaires arrivantà vivre de leurs revenus quand 25 000 micro-exploitants sont dans la gêneet 14 000 paysans sans terres dans la misère en gagnant moins d’un franccinquante par jour en moyenne67, mais il faudra le tournant des années 1820à 1840 pour que les grands propriétaires (qui ne sont malgré tout pas deslatifundiaires) rationalisent la production vers la monoculture viticole : en1815, le paysage rural est encore un paysage de polyculture méditerranéenne,où le blé domine, mais en général sur des parcelles plus grandes en plaineque celles du Languedoc ou de Provence. Les petits maraîchers de laSalanque, au nord est de Perpignan, sont une exception confirmant larègle68. Quoi qu’il en soit, Annie Moulin69 a opportunément rappelé quedurant la période qui nous concerne, particulièrement avec la loi de 1818sur la location des communaux (et donc la fin de la vaine pâture), on assisteà un changement radical des structures agraires, entamé dès 1789 et lar-gement achevé en 1830, dans l’ensemble de la France.

117

62 Tous ces renseignements culinaires proviennent de LE ROY LADURIE, op. cit., p. 160.63 Cf. C. COLOMER, op. cit., p. 83.64 J.-F. SOULET, Les Pyrénées au XIXe siècle, l’éveil d’une société civile, Éd. Sud Ouest, Toulouse, 2004,p. 343.65 E. LE ROY LADURIE (dir), Anthropologie du conscrit français, 1820-1828, Mouton, Paris, 1972.66 J.-F. SOULET insiste d’ailleurs sur les graves pénuries alimentaires récurrentes dans son étude des disettes,op. cit., p. 322-342, en insistant sur l’homogénéité de la période 1810-1857.67 Cf. C. COLOMER, op. cit., p. 84. Les chiffres ne concernent que les chefs de famille.68 Idem., p. 162.69 Annie MOULIN, Les paysans dans la société française de la Révolution à nos jours, Paris, Seuil, 1988, p. 73.

QUENTIN CHAZAUD

Page 99: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Surtout, en fonction des communications de l’époque, le départementdes Pyrénées-Orientales semblait encore plus éloigné de Paris qu’aujour-d’hui, où il reste le département continental le plus lointain. Aussi bienG. de Bertier de Sauvigny70 que Jardin et Tudesq71 mettent en valeur cetéloignement. En 1815, par les diligences les plus rapides (et les plus chères),Toulouse est à 110 heures de Paris, si on considère une vitesse moyenne dehuit minutes et trente secondes par kilomètre sur des chaussées entretenues,ce qui est un idéal plus qu’une réalité72, et en omettant pauses, repas,remontes et temps de sommeil. À Toulouse, le moyen le plus « rapide » derejoindre le département de l’Aude était le canal du Midi, soit presque qua-rante-huit heures pour Narbonne, d’où il restait presque encore douzeheures de mauvaises routes pour atteindre Perpignan. Soit environ170 heures « théoriques », bien plus que pour aller à Nouméa de nos jours.Le drapeau blanc sera hissé le 18 juillet 1815 à Perpignan, soit 12 joursaprès le retour du roi à Paris73. Notons toutefois que sous Louis Philippe, legénéral de Castellane mettra un tiers de temps en moins en passant parLyon74. Cela contribue à expliquer, plus qu’un fantasmatique caractère« ethnique » aujourd’hui revendiqué, la force de la résistance à la centrali-sation moderne : l’inertie liée à l’éloignement fit bien plus pour préserverl’identité catalane qu’un hypothétique volontarisme des Roussillonnais, unefois passé la tourmente révolutionnaire75. Par ailleurs, C. Colomer76 nousrappelle qu’en 1820 les Pyrénées-Orientales sont un des départements lesmoins alphabétisés du royaume (moins de 50 % des hommes et de 20 % desfemmes du département sont à cette date capables de signer leur acte demariage), ce qui n’est pas favorable à la diffusion d’une « modernité »nationale77. Cet isolement explique aussi le caractère autarcique de l’ha-billement, repéré par A. Moulin pour l’ensemble des périphéries françaises78.

118

70 Op. cit., p. 199-211, sur les transports.71 Op. cit.,t. 2, p. 37-62 sur le midi méditerranéen.72 BERTIER, op. cit., p. 204.73 Cf. C. COLOMER, op. cit., p. 82.74 BOUILLE, op. cit., p. 201-204.75 C’était déjà l’opinion de A. JARDIN et A.J. TUDESQ en 1973 pour expliquer l’enchaînement midi blanc/midirouge, dans l’ensemble des régions méditerranéennes. op. cit.,t. 2, p. 37.76 Op. cit., p. 84. Cela dit, avant la loi Guizot de 1833, l’indigence de l’enseignement primaire était générale enFrance. Sur ces questions on consultera avec profit Françoise MAYEUR, Histoire de l’enseignement et de l’é-ducation, 1789-1930, Tempus, Paris, 2004 et Becchi/Julia (dir) : Histoire de l’enfance en Occident,t. 2 [duXVIIIe siècle à nos jours], Seuil, Paris, 1998.77 Pour les questions d’acculturation et de diffusion de valeurs, la référence est J.-P. RIOUX, J.-F. SIRINELLI (dir) :Histoire culturelle de la France,t. 3, XVIIIe-XIXe, Seuil, Paris, 2005 ; les articles sur le XIXe siècle sont dus àFrançoise MELONIO. Le volume fait le point le plus actuel sur les phénomènes de transmission et d’imitationentre élites et classes populaires, en tenant compte des différentiels Paris-province.78 Ibid., p. 96, « habillement autarcique avant 1830 ». Il y a de très beaux exemples de vêtements traditionnelsnon folkloriques au musée « Casa Pairal » du Castillet de Perpignan, ainsi que de fascinantes collections d’ob-jets quotidiens montrant des constantes de 1632 aux années 1850. Le musée à l’honnêteté de signaler l’iso-lement des vallées montagnardes comme facteur de continuité.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 100: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Quoi qu’il en soit, il faut constater avec Jean Sagnes79 qu’en août 1815,malgré l’insidieuse propagande « réunificatrice » espagnole80, démentieofficiellement par Castanos et le préfet de Villiers81, « au bourbon espagnolles Roussillonnais préférèrent le français » avec un « loyalisme unanime » :on peut y voir une acceptation a minima de l’identité française, plus dynas-tique que nationale.

Pour terminer avec les facteurs culturels, notons que, sous la monarchiecensitaire :

[...] à Perpignan comme à Toulouse ou à Aix, il y a un type de société àclientèle qui repose sur la persistance du conflit de l’époque révolutionnaireet qui en même temps en perpétue le souvenir82 [...]on n’y a pas élu dedéputés libéraux avant 182783 [...]car les liens communautaires de la familleélargie sont peu propices au développement de l’individualisme libéral84.

N’oublions pas le milieu, en rappelant que le département fait 3 990 km2,qu’il y a des contrastes brutaux entre les hautes montagnes de l’ouest(2 500 m) et la plaine littorale, et qu’à Perpignan il y a 2 500 heures de soleilpar an, 14 jours de gel et trois de neige avec une moyenne de 29 degrés enjuillet, et 192 jours de vent dont 150 de Tramontane… et que les 700 mmde précipitations sont très concentrés (en général octobre et Pâques)85 : lemilieu n’est pas hostile à l’homme, mais il est exigeant par sa sécheresse.

Une fois défini ce contexte local très particulier mais présentant des ana-logies avec l’ensemble du midi, ou avec d’autres périphéries, il est grandtemps de nous interroger sur qui étaient les volontaires incorporés dans l’ar-mée royale au sein de la 65e légion départementale86.

HOMMES DU RANG ET SOUS-OFFICIERS DE LA LÉGION DÉPARTEMENTALE DES

PYRÉNÉES-ORIENTALES (1815-1820)

La notice introductive du registre-matricule de la 65e légion87 nous ap-prend qu’elle fut levée sur la base de huit compagnies provisoires organi-sées en octobre 1815 à partir d’un corps de 583 guérilleros royalistes ayant

119

79 Ibid., p. 269.80 ADPO 4M 348, rapport de police sur les « rumeurs alarmantes », [s.d.] : « mémoire circulant en Catalogne[espagnole] ».81 Voir affiche préfectorale en annexe, ADPO 4M 348.82 A. JARDIN et A. J. TUDESQ, op. cit., p. 37.83 Idem, p. 42.84 Ibid., p. 46.85 Toutes les données viennent de SAGNES, op. cit., p. 11.86 Et non pas 66e : Nice et les Alpes maritimes (04) ayant été rendus au Piémont, tous les numéros départe-mentaux sont décalés d’un rang par rapport à 2004. Ainsi 33e légion pour l’Hérault et non 34e.87 SHD/TERRE 33 YC 110.

QUENTIN CHAZAUD

Page 101: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

résisté aux Cent Jours. Ce recrutement s’effectua sous la présidence du pré-fet de Villiers du Terrage, nommé en août, mais les archives montrent88 quedès la fin juillet son prédécesseur, Duhamel, avait entrepris d’encadrer lesvolontaires au sein d’une « légion royale », précédent les instructions offi-cielles, mais le concept de recrutement départemental était « dans l’air »des milieux proches du trône. Qui furent ces hommes et ceux qui les rejoi-gnirent entre 1816 et 1819 ?

Il est toujours délicat de se livrer à un exercice de sociologie historiquepour le premier XIXe siècle. Comme le rappelle Gérard Noiriel89 dans l’in-troduction d’un de ses ouvrages les plus connus, la « statistique générale deFrance » ne fut créée qu’en 183390, avec des définitions socioprofessionnellesparfois fantaisistes ou ayant des contenus différents de ceux que nous leursprêtons, et qu’elle conserva un grand flou dans ses méthodes jusqu’à la fin duSecond Empire, ce qui pose problème pour l’utilisation des séries produites.

Avant 1833, donc dans notre plage chronologique, nous ne disposonsd’aucune ébauche de statistiques nationales, sur quelque sujet que ce soit,ce qui oblige à la circonspection lorsqu’on réalise une étude de cas. Il estclair cependant qu’il ne sera pas surprenant de ne rencontrer aucun ouvrierd’industrie parmi les volontaires, le même historien rappelant que vers 1848(33 ans plus tard) ouvriers et ouvrières ne représentaient qu’un million deuxcent mille personnes dans une France de quarante millions d’habitants, etrestaient très localisés dans le nord-est et le Massif Central. C. Colomer91

nous rappelle qu’en 1820 il n’y a aucune machine à vapeur en activité dansles Pyrénées-Orientales.

Nous pourrons cependant, pour l’étude des catégories sociales, nousaider de l’ébauche de synthèse publiée par Christophe Charle92.

Le registre matricule93 de la légion départementale des Pyrénées-Orientales, conservé à Vincennes, nous fournit de nombreux renseignementssur les incorporés : chaque double page présente les fiches de dix individus,avec leurs signalements, origines géographiques, extraction sociale et/ouleurs antécédents professionnels. Pour la période d’incorporation considérée(janvier 1816-Août 1819), 1 116 soldats et sous-officiers furent immatricu-lés dans la 65e légion. La présente partie se fonde sur l’analyse des indica-tions fournies par ce registre, tant de façon synchronique que diachronique.

120

88 ADPO 4R 40, affiche signée Duhamel en date du 31 juillet, produite en annexe.89 Gérard NOIRIEL, Les ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1986.90 C’est grâce à elle que PARENT-DUCHATELET sous Louis-Philippe, puis plus récemment Alain CORBIN (in Lesfilles de noce, Paris, Flammarion, 1995) ont pu étudier les milieux de la prostitution.91 C. COLOMER, op. cit., p. 83.92 C. CHARLE, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris, Seuil, 1991.93 Registre SHD/TERRE 33Yc 110, matricule troupe de la 65e légion, 1er janvier 1816/27 août 1819. À étudierconjointement avec ADPO 1R52 « liste départementale du contingent, 1816-1820 ».

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 102: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Étant donné la modicité de l’effectif de l’échantillon considéré, plutôtque de se livrer à un traditionnel sondage à 10 %, nous avons opté pour uneétude intégrale des cas consignés dans le volume cité.

Origines géographiques des soldats de la 65e légion départementale

Une première difficulté consistera à distinguer les ruraux des citadins.La fameuse limite des deux mille habitants agglomérés au sein d’une mêmecommune date de la monarchie de Juillet et fut choisie presque arbitrai-rement, par ailleurs les seules « synthèses »94 nationales du XIXe siècle surla population des communes se trouvent dans les dictionnaires des postes,or les plus anciens conservés aux archives nationales datent des années1870 et sont donc inutilisables pour la Restauration. La ville, a fortiori laville roussillonnaise, de 1815 ne peut se définir par des critères statistiquesmais uniquement par des caractères fonctionnels et un système de mentali-tés considérées à l’époque comme distinctes de celles des ruraux. En cela ilconvient de se référer aux travaux de Guy Chaussinand-Nogaret95 pour nepas se laisser aveugler par nos définitions actuelles et qualifier de « ville »ce que les hommes de l’époque considéraient comme tel. Certes, la préfec-ture et ancienne capitale provinciale, Perpignan, doit être considéréecomme telle, et à son sujet nous renvoyons à la thèse d’Antoine de Roux96,mais on a parfois du mal à se représenter qu’au début du XIXe siècle Pratsde Mollo était le second centre urbain du département, devant Prades, Elneou Céret97, et que si Villefranche avait des fonctions urbaines, les bourgscôtiers n’étaient encore que de gros villages. Seront considérés comme« ruraux » les soldats et sous-officiers originaires de communes autres quecelles-ci dessus nommément citées.

Une autre difficulté tient au fait que la plupart des lecteurs n’ont qu’uneconnaissance confuse de la topographie du département concerné ainsi quedes différents « pays » qui le composent.

Outre les cartes IGN de la série 1/25 000e98, nous les renvoyons à l’ex-cellente « Mapa topogràfic de Catalunya » au 1/250 000e99 publiée à

121

94 À dire vrai, plutôt des compilations énumératives.95 Particulièrement l’article « La ville jacobine et balzacienne » in E. LE ROY LADURIE (dir.) : La ville des tempsmodernes, de la Renaissance aux Révolutions, Paris, Seuil, 1998 (réédition de poche dut. 3 de l’Histoire de laFrance urbaine, 1980), p. 527 à 608.96 A. de ROUX, Perpignan, de la place forte à la ville ouverte, Xe-XXe siècle, thèse de l’Université Michel deMontaigne de Bordeaux, éditions des archives communales de Perpignan, 1996. Cette monumentale thèse degéographie historique, préfacée par Jean-Pierre Poussou, est devenue incontournable pour les études histo-riques sur le Roussillon. Dans le cadre du présent article, on se référera aux p. 165 à 222 ; et plus particuliè-rement 208 à 211 pour l’emprise militaire en ville de 1790 à 1850.97 Cf. M. BRUNET, op. cit., p. 24.98 1 cm pour 250 m.99 1 cm pour 2,5 km.

QUENTIN CHAZAUD

Page 103: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Barcelone100 qui, outre l’ensemble de la Catalogne espagnole, couvre lesPyrénées-Orientales ; mais plus encore à la carte « Catalunya Nord » au1/1 000 000e101 et en relief, publiée par les autonomistes102 et indiquant leslimites des « comarcas » ou « pays » traditionnels.

Rappelons juste quelques données : le Roussillon proprement dit est laplaine d’Elne et de Perpignan, qui s’étend entre les Alberes et les Corbièreset de la mer aux montagnes du Conflent. Au nord est du fleuve Tet, cetteplaine prend le nom de Salanque.

Le Fenouillèdes est l’ancien morceau du Languedoc, au nord ouest,adjoint à la province catalanophone en 1791 pour former le département, leVallespir est la barrière montagneuse du sud est, alors que la Cerdagne estson équivalent au sud ouest, et si le Conflent est un ensemble de valléesassez central, le Capcir est un massif formant la limite avec l’Ariège voi-sin103. Ce rappel fait, nous pouvons présenter et commenter les résultatsconcernant les origines géographiques.

Par commodité et pour éviter les lourdeurs de discours, j’ai opté pourune présentation sous forme de tableau synthétique.

Les citadins non perpignanais ont été regroupés par commodité étantdonné leur faible effectif :

Tableau 1: origines géographiques des soldats de la 65e légion départementale

122

100 Institut cartogràfic de Catalunya, Barcelona, Col-leccio 1 : 250000, 2002.101 1 cm pour 10 km.102 Publications « Terra Nostra », Prades, 2004.103 Il était indispensable d’être équipé d’une de ces cartes pour dépouiller le registre du SHD/TERRE afin de classerles inscrits par « comarca » en fonction des communes de naissance, mais aussi de dernière résidence.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Origine Pourcentage

PerpignanaisCitadins POAutres urbains POCitadins totalRuraux CerdagneRuraux Capcir et ConflentRuraux PORuraux RoussillonLittoralRuraux VallespirRuraux total

10 %14 % du total (27 % seuls PO)4 %49,5 %10 %6 %38,5 % du total (73 % seuls PO)11 %4 %7,5 %50,5 %

Origines hors PO 47,5 % (!)

Page 104: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

On constate tout d’abord que pour une unité à recrutement « départe-mentalisé », la légion des Pyrénées-Orientales recrute presque la moitié deses soldats hors du département… mais certains de ces hommes ont servi encatalogne espagnole sous Napoléon et furent démobilisés à Perpignan lorsde la première abdication (1814) et y résidant depuis. Sans une attentionvigilante, j’aurais pu les classer comme « perpignanais », ce que sont cessoldats, mais de fraîche date104 !

La résidence prime donc sur l’origine pour le recrutement : il ne s’agitdonc pas d’une unité « ethniquement » catalane : au-delà du discours offi-ciel renouant avec certaines formes de l’ancien régime, la logique adminis-trative est solidement nationale et non pas régionale, dans le prolongementde la Révolution et de l’Empire. À un détail près : 113 soldats (un peu plusde 10 % de l’effectif) sont étrangers105 ce qui est contraire aux dispositionsde l’ordonnance royale106 interdisant de recruter des non regnicoles endehors de la Légion de Hohenlohe107 et des six régiments suisses. Ce n’estpas un cas isolé : Jean Vidalenc a relevé de nombreux étrangers dans lalégion départementale de l’Orne108. Faute de volontaires en nombre suffi-sant, la loi est parfois contournée : rappelons qu’en 1819 la 65e légion ras-semble 1 116 sous-officiers et soldats, contre un effectif théorique de1 520109. Cependant, au premier trimestre 1 816, malgré la nécessité,21 hommes étrangers au département sont remis à la gendarmerie pour« inconduite110 » et 25 hommes d’autres nationalités sont réaffectés à lalégion de Hohenlohe-Bartenstein quand 29 soldats de toutes origines sontréformés pour diverses infirmités (et que 23 natifs et autant de horsains sontportés déserteurs).

Si du côté de l’administration militaire la logique nationale est intégrée, lefait d’avoir 47,5 % de recrues « extérieures » montre en revanche la réticence

123

104 Tel le matricule 910, Louis Pascal, né à Dignes (Var) en 1788, ancien soldat de l’Empire engagé en 1815 etrempilant en 1819 comme remplaçant après le rétablissement de l’appel par la loi du 10 mars 1818.105 Ainsi le matricule 208, Matthieu Kravenic, né à Hrevorak (Croatie) en 1791, ancien maréchal-ferrant incorporépar conscription dans les régiments illyriens de Napoléon, soldat de la campagne d’Espagne, démobilisé en1814 à Perpignan, enrôlé par les volontaires du comte de Banyuls durant les Cent Jours et incorporé en oc-tobre 1815. Toujours au service de la France en octobre 1819, quand la 65e légion devient le 15e régiment d’in-fanterie légère, ou « 15e léger ».106 Cf. DUMAS, op. cit., p. 395. Voir ADPO 1R23 « lois, décrets, circulaires sur le recrutement 1816-1827 ».107 Du nom du prince de Hohenlohe-Bartenstein. Cette unité multinationale sera à l’origine de la LégionÉtrangère sous la monarchie de Juillet.108 Cf. DUMAS, op. cit., p. 395.109 Sur cette difficulté à recruter, voir les cartons ADPO 4R40 « correspondance du préfet et des sous-préfetssur la Légion Départementale » et 1R229 « procès-verbaux du conseil de révision 1813-1821 ».110 Ces données chiffrées viennent de la correspondance préfectorale sur la légion départementale, ADPO 4R 40.

QUENTIN CHAZAUD

Page 105: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

des catalans face à la centralisation et à la francisation : dans une période oùne pèse aucune contrainte d’appel, ils sont peu nombreux à vouloir verserau pays l’« impôt du sang », même pour défendre leur propre territoire. Cerésultat vient en confirmation de la thèse de Brunet, et atténue la portée denos commentaires sur le contexte, mais on doit rester prudent car l’absenced’une synthèse nationale sur le sujet ne permet pas une interprétationclaire du phénomène111. Nous pouvons simplement dire que le débat n’estpas tranché. De plus, le professeur Soulet112 rappelle que sous l’Empire l’in-soumission avait eu une ampleur exceptionnelle dans toute la chaîne pyré-néenne, et avait laissé des traces.

Analysons maintenant le partage entre citadins et ruraux. Les pourcen-tages observés pour les seules recrues originaires du département sontconformes à la structure sociospatiale d’un pays qui restera largement ruraljusque vers 1950 et n’a vu sa population urbaine croître qu’à partir desenvirons de 1850, à la suite de l’industrialisation. Ce partage, entre 1816et 1819, de 27 % de citadins pour 73 % de ruraux, était parfaitement prévi-sible et donne un indice de la représentativité du microcosme militaire parrapport à la population du département. La répartition presque « moitié-moitié » sur l’ensemble de l’unité, vient de l’adjonction de citadins déraci-nés, de France et d’Europe, victimes de la crise de l’artisanat et desmanufactures frappant le continent depuis 1810 du fait de la politique napo-léonienne de blocus et de ses retombées, crise qui ne se résorba pas immé-diatement après la fin des guerres. Nous allons en avoir confirmation parl’étude des origines sociales et des classes d’âges des militaires concernés.

Origines sociales et structure par âges de la troupe de la 65e légiondépartementale

Pour des raisons évoquées plus haut, il m’a été difficile d’établir defaçon pertinente des classes statistiques permettant de catégoriser les diffé-rents groupes sociaux dont les dénominations apparaissent pour le signa-lement de chaque soldat dans les registres matricules. J’ai donc opté pourcinq regroupements intelligibles pour le lecteur ou la lectrice du XXIe siècle,tout en signifiant quelque chose pour l’univers social du premier XIXe. Lapremière catégorie regroupe donc les métayers, bergers et ouvriers agri-coles, bref les « mal lotis » du monde rural ; viennent ensuite vignerons etcultivateurs, c’est-à-dire les paysans propriétaires, puis les artisans etcommerçants, sans qu’il soit possible de distinguer patrons, apprentis et

124

111 Les rapports du carton ADPO 4R40, déjà cité, évoquent plutôt la lassitude après deux décennies deconscription révolutionnaire et impériale, ce qui n’est pas sans rappeler le plus célèbre pamphlet du temps :François René DE CHATEAUBRIAND, De Buonaparte et des Bourbons (1814), rééd. Paris, Arléa, 2004.Principalement les p. 31 et 32 puis de 34 à 38 ; ce qui trahit plutôt une adéquation avec un sentiment répanduau niveau national. Rappelons que sur les 240000 soldats prévus, on n’en avait toujours recruté que 117000pour toute la France en 1817 (Cf. W. SERMAN, op. cit., p. 207). Faute d’autres études détaillées hormis cellesur la légion de l’Orne, il est difficile de dire si la 65e légion se situe dans la « bonne » ou la « mauvaise » moyenne.112 Op. cit., p. 622-643.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 106: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

employés, la nomenclature officielle ne distinguant pas les strates des« gens mécaniques » (en outre il peut s’agir d’une plèbe urbaine, mais leplus souvent ce sont des prestataires villageois) ; enfin les « autres profes-sions » regroupant des métiers n’apparaissant qu’une ou deux fois et n’en-trant pas dans les précédentes catégories (de domestique à maître d’école enpassant par clerc de notaire) et pour finir les « sans profession », qui sontsoit des jeunes gens n’ayant pas de qualification, soit de vieux soldats n’enayant plus d’autre que celle des armes. Le tableau suivant indique la répar-tition des hommes dans ces catégories.

Tableau 2: origines professionnelles des soldats de la 65e légion départementale

Sans surprise, dans un contexte de démobilisation et de sortie de guerremarqué par la « queue » d’une crise économique, les recrues les plus nom-breuses, n’oublions pas que jusqu’à la loi du 10 mars 1818 ce ne sont quedes volontaires, sont fournies par le groupe le moins qualifié, qui ne trouvepas à se « caser » dans la société civile et peut voir dans une armée de tempsde paix un abri contre la dureté des temps… alors que sous Napoléon, à l’é-poque des guerres, de nombreux jeunes roussillonnais étaient réfractaires àla conscription113 : c’est par exemple le cas du matricule 312114, JeanSabarter, né en 1789 à Thuir… Il avait 20 ans en 1809, était sans profession,et a pu esquiver le service de l’Empereur malgré les terribles levées de1813-1814, lors desquelles l’administration était peu regardante sur l’apti-tude. Toujours sans profession en octobre 1815, ce qui suppose une vied’expédients, il est volontaire à la légion, sans avoir été dans le maquisdurant les Cent Jours. Néanmoins, ce volontaire de la vingt-cinquièmeheure fut jugé apte au service et politiquement fiable, et devint même gre-nadier dans la nouvelle unité. Il l’était toujours à l’automne 1819115.

L’autre catégorie la plus représentée est celle des artisans et commer-çants : nous avons évoqué plus haut la crise de 1810 et ses retombées. Il s’a-git parfois d’anciens soldats de l’Empire qui ne trouvent pas la possibilitéde se réinsérer dans leur ancien métier, tel le matricule 689, Augustin Bedos,né en 1791 à Rassignères et tailleur de son état. Conscrit à 20 ans en 1811,

125

113 On se reportera aux notes sur le contexte roussillonnais, et on trouvera des exemples précis mais hors denotre propos dans les deux ouvrages de Michel Brunet qui y sont cités.114 On rappelle que les renseignements individuels sont tirés du registre SHD/TERRE 33 YC 110.115 Ironiquement, son cas rejoint les assertions les plus caricaturales des marxistes sur le lumpenproletariatcomme vivier des agents de la répression, dont on trouve encore les traces dans le roman d’Olivier ROLIN, Tigrede papier, Paris, Seuil, 2002 ; particulièrement p. 37, 38-39.

QUENTIN CHAZAUD

Ouvriersagricoleset assimilés

Vignerons etcultivateurs

Artisans etcommerçants

Autresprofessions

Recrues sansprofession

16 % 13 % 21 % 11 % 39 %

Page 107: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

il fait la campagne de Russie de 1812 au 10e léger et a la « chance » (carainsi il vivra) d’être capturé par les Russes durant la retraite. Interné dansdifférents lieux, il ne regagnera son Roussillon qu’en février 1816, déjàheureux d’être rentré. Sans ressources, l’ancien tailleur s’engage en juincomme fusilier dans la 65e légion, et deviendra caporal en 1818.

Globalement, la composition sociologique de la troupe n’est pas aberrantedans un contexte de sortie de guerre pour une unité de volontaires, et on peutintuitivement penser, en attendant la réalisation d’autres études, qu’elle estconforme à une moyenne nationale pour le recrutement des légions.

Mais ces soldats étaient-ils plutôt jeunes ou vieux ?Le tableau ci-dessous indique la répartition par âge des recrues :

Tableau 3: répartition par âge des soldats de la 65e légion départementale

Ici encore, les résultats observés semblent cohérents dans le contexte etsemblent venir à l’appui des remarques précédentes. Cependant, commepour toutes statistiques, et particulièrement pour les statistiques historiques,il faut rester critique vis-à-vis de la discrétisation de classes. Nous nesommes heureusement plus aux temps de l’histoire quantitative triom-phante, où le chiffre était idolâtré sans retenue et les tableaux alignant debelles séries jugés comme infaillibles.

L’historien, comme tout statisticien, construit ses catégories. Lestranches d’âge choisies ici peuvent être jugées arbitraires. De même, lesclassements sociologiques conduisent à regrouper ou séparer des individusen fonction de critères, par nature subjectifs et imparfaits116.

Il faut donc rester modeste quant aux conclusions, la structure par âgen’étant par ailleurs réellement significative qu’une fois que l’on a étudié lesanciennetés de service et les modes d’incorporation.

Mode d’incorporation et ancienneté de service

Nous devons ici distinguer les hommes de troupe des sous-officiers de la65e légion. Pour les hommes de troupe, les choses sont assez simples : lesmilitaires recrutés avant mars 1818, soit 93 % de l’ensemble, sont à 100 %des engagés volontaires117, conformément à la loi. De cette date jusqu’au

126

116 De nos jours, la bibliographie concernant la méthodologie historiographique est devenue surabondante, jene citerai, comme travail de première approche, que l’ouvrage bien connu d’Antoine PROST : Douze leçons surl’Histoire, Paris, Seuil, 1996.117 Mais certains anciens conscrits de Napoléon sont obligés de signer « volontairement » pour rester sous lesarmes.

CAHIERS DU CEHD N° 30

18 à 24 ans : 25 à 30 ans : 31 à 40 ans : plus de 40 ans :

63 % 30 % 4 % 3 %

Page 108: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

27 août 1819118, il y a encore 83 % d’engagés. Après le rétablissement par-tiel d’une forme atténuée de conscription par la loi Gouvion Saint Cyr119,9 % des recrues de cette période tardive sont des appelés et 8 % des rem-plaçants120 : cela indique que le déficit des vocations était de l’ordre de17 % pour environ un an et demi, ce qui peut paraître modéré si on oubliequ’il s’agit de compléter des unités qui devraient l’être depuis près de troisans. Parmi les engagés, seuls 16 % ont servi l’Empire, sous différentsmodes d’incorporation : quand on compare cette donnée au pourcentaged’engagés et à la prédominance des jeunes, on trouve une confirmation surnotre intuition quant à la valeur de refuge d’une force de temps de paix pourdes jeunes peu qualifiés jusque-là réfractaires à la conscription. Aucun n’aservi la Révolution. Un mot sur les anciens militaires qui ne seront pasadmis dans la nouvelle armée : depuis les travaux récents de NathaliePetiteau121 on dédramatise fortement leur « marginalisation » ainsi que leurbonapartisme, éléments qui tiennent beaucoup de la légende romantique etde la propagande du Second Empire : dans le département, sur 3 089 casexaminés par le conseil d’examen d’août à novembre 1815, seuls 510anciens militaires sont retenus, dont 67 issus du 1er régiment étranger122.

Donc une majorité de « jeunes » : pour donner un visage à ces « néo-phytes », et particulièrement à ceux recrutés après la loi du 10 mars, on peutciter le matricule 1081, Étienne Roca, né à Villelongue dels monts en 1797(17 ans en 1814, largement l’âge d’être « Marie Louise »), journalier céli-bataire, fils de journalier, sans passé militaire, qui se loue comme rempla-çant au début de 1819 pour permettre au fils d’un coq de village123 de resterau pays et est incorporé comme fusilier.

Les archives départementales de Perpignan ont conservé un documentintéressant : la liste nominative de 366 anciens militaires affectés à la légiondépartementale après êtres passés devant le conseil d’examen du départe-ment124. Outre les anciens fantassins de ligne, on trouve dans ce groupe 37 cavaliers125, 16 soldats de la garde impériale126, 13 artilleurs et 4 soldats

127

118 Date de clôture du registre SHD/TERRE 33 YC 110.119 La loi du 10 mars 1818 sera présentée et analysée dans la seconde partie de l’article.120 Personnes en général défavorisées s’offrant individuellement ou par le biais d’agence à effectuer, contre fi-nances, le service militaire d’un jeune homme aisé tiré au sort après passage devant le conseil de révision.121 N. PETITEAU, Lendemains d’Empire, les soldats de Napoléon dans la France du XIXe siècle, Bibliothèque del’Histoire, Paris, 2003.122 ADPO 4R 40.123 Le registre du SHD/TERRE indique le nom du remplacé, qualifié de « fils de négociant ». Ce cas, pris parmid’autres, nous renvoie à notre citation initiale de Marx.124 ADPO 4R 40.125 19 dragons, 10 hussards, 3 chasseurs à cheval, 4 cuirassiers, 1 carabinier.126 Normalement à exclure… 6 fantassins de la vieille garde et 6 de la jeune, tous à Waterloo ; 2 artilleurs et deuxconducteurs du train de la garde.

QUENTIN CHAZAUD

Page 109: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

du train ; auxquels on doit ajouter 6 enfants de troupe. La liste montre quela nécessité prime sur les antécédents127, et que les consignes officielles nesont pas appliquées à la lettre. Le peu d’enthousiasme qu’on trouve pour laligne se rencontre également dans la levée de 60 hommes (soixante) desti-nés à la garde royale et échelonnée… sur six mois128, entraînant une cor-respondance disproportionnée entre de Villiers du Terrage et Paris. Ce sontdonc bien les plus marginaux de la société locale qui finissent par s’enga-ger, tant le prestige militaire semble bas. Les années 1816-1819 verront un« départ » important d’anciens militaires, dont on se méfie encore.

Nous allons maintenant étudier le cas plus complexe des sous-officiers,une soixantaine d’individus. Le tableau suivant indique leur répartition par ancienneté :

Tableau 4: répartition par ancienneté des soldats de la 65e légion départementale

Constatons tout de suite que la majorité des sous-officiers de la65e légion départementale ne sont pas à proprement parler des « militairesde carrière », car plus de la moitié des « moins de cinq ans » n’ont en fait…aucune ancienneté. Ce sont en général des « volontaires royaux » des CentJours, qui doivent à leur situation sociale, un peu comme dans la gardenationale129, d’occuper dès leur incorporation une fonction d’encadrement :ainsi le matricule 8, Jean Maquel, né à Olette en 1793, « propriétaire » etvolontaire de mars 1815 dans les bandes de monsieur de Banyuls, qui estadjudant sans avoir fait d’autres campagnes que le coup de feu contre lesgendarmes de Napoléon, affecté de surcroît à l’état-major de la légion.

Mais, et c’est un intéressant paradoxe, tous ceux qui ont plus de dix ansd’armée ont servi la Révolution avant de servir Bonaparte puis lesBourbon : tel Laurent Langlade, matricule 11, né en 1778 à Arles sur Tet, etsans profession en 1793. À cette date (où naît l’adjudant Maquel), Laurents’engage comme tambour dans un bataillon de volontaires de l’An II. Il bat-tra la charge dans toute l’Europe et devient sergent tambour en 1811.Incorporé en octobre 1815, le vieux sans culotte est toujours sous les armes,au même grade, en 1819.

128

127 Dans le même carton, le sous-préfet de Prades demande au préfet des grâces pour les déserteurs en échange d’engagements « volontaires » (lettre du 7 octobre 1815).128 ADPO 4R 42. Voir en annexe la première affiche préfectorale sur le recrutement.129 Une comparaison sera établie avec celle-ci dans une publication ultérieure.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Moins de 5 ansd’ancienneté

de 5 à 10 ans de services plus de 10 ans de service

42 % 33 % 25 %

Page 110: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Il y a donc un tiers d’anciens soldats et sous-officiers ayant débuté sousl’Empire, entourés d’un quart de « vieilles moustaches » et d’une massed’anciens maquisards et de volontaires du lendemain parmi les sous-offi-ciers étudiés. Intéressant amalgame, qui en rappelle d’autres… il est dom-mage que nous n’ayons pas de témoignages sur les relations entre lesmembres des différentes composantes130. À noter que 68 % des sous-offi-ciers ayant servi un régime antérieur à la Restauration l’ont fait commesimples soldats, et doivent donc leur grade à Louis XVIII. Faute d’une séried’études sur les sous-officiers de la période, on ne peut guère, en l’étatactuel, tirer de conclusions de ce cas qui semble certes intéressant, maisdont la portée nous échappe encore.

Sur l’ensemble du département, on manque tellement de troupes que leservice des places est assuré par les gardes nationaux ou par des soldats deslégions départementales du Tarn ou de la Haute-Garonne131 : il semble que lesystème improvisé avant la réforme du maréchal Gouvion Saint Cyr n’a pas,dans l’espace étudié, fourni les moyens d’une protection efficace du pays.

Nous n’avons encore abordé ni les officiers, ni la vie matérielle, ni lesrapports entre recrutement et philosophie politique sous la Restauration, etn’avons pas encore réellement situé dans le champ historiographique etépistémologique la portée et l’intérêt de cet article. L’ensemble de cespoints sera traité dans la seconde partie de cette étude. Mais nous répondonsdéjà à un besoin historiographique vieux de vingt ans et pas encore comblé :en 1984, Alain Corbin se lamentait « on ne voit toujours rien paraître sur letroupier, sur le simple soldat du XIXe siècle132. »

Nous avons déjà pu aborder cette lacune133, sur laquelle, à notre connais-sance, ne travaille aucun autre chercheur, et il paraissait urgent de présenteren premier les résultats concernant la troupe. Il ne s’agit pas d’une simpleétude de cas, de microstoria à l’italienne, car il apparaît que la micro-his-toire, quand elle se refuse à élargir l’objet, éclaire peu les phénomènessociétaux. J’y reviendrai, mais cet article est plutôt le point de départ d’uneétude comparative approfondie qu’une recherche « en elle-même et pourelle-même ». Pour ce qui est des soldats et sous-officiers de la légion dépar-tementale des Pyrénées-Orientales, nous pouvons dès à présent dire qu’endépit d’un contexte très particulier et singulièrement complexe, ils noussemblent être des militaires français parfaitement ordinaires et un peu

129

130 On peut sûrement se faire une idée de l’ambiance en se reportant aux récits de ceux qui ont connu la « nou-velle armée » de 1944-1945.131 ADPO 4R 134, correspondance du général Vasserot.132 A. CORBIN, « Le sexe en deuil » (1984) in Le temps, le désir et l’horreur, Paris, Aubier, 1991.133 Quentin CHAZAUD, Les régiments de zouaves de l’armée française sous le Second Empire, une société mili-taire du premier âge industriel, sous la direction de Jacques FREMEAUX, Paris IV, 2003.

QUENTIN CHAZAUD

Page 111: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

ennuyeux. Il ne s’agit pas d’un mauvais trait d’humour inspiré du nonsensebritannique : il est finalement très intéressant de constater la capacité del’institution militaire à « uniformiser » les particularités locales, et ce si peude temps après la Révolution. Et c’est une première conclusion importante,à défaut d’être originale.

LES OFFICIERS DE LA LÉGION DÉPARTEMENTALE

Dans la première partie de cet article nous avons évoqué le recrutementdes soldats et des sous-officiers dès la Légion Départementale desPyrénées-Orientales, en replaçant celui-ci dans le contexte local particulierdu Roussillon post-révolutionnaire134, notre problématique étant de déter-miner l’impact d’une institution intégratrice comme l’armée135 sur unesociété périphérique136 hostile à la francisation137, et nous avons pu établirque le système de recrutement départementalisé mis en place entre l’aban-don de la loi Jourdan138 et l’adoption de la loi Gouvion Saint Cyr139 n’étaitapte ni à l’intégration nationale d’un département réfractaire, ni à fournirune défense satisfaisante pour un territoire frontalier dont l’intégrité avaitété momentanément menacée par l’armée espagnole140.

Nous nous pencherons, dans une deuxième partie sur les officiers decette légion, que nous étudierons en eux-mêmes141, mais aussi comparati-vement à certains cadres de la garde nationale départementale142 pour éta-blir si ces hommes pouvaient être des élites-relais entre le pouvoir centralet la société locale. Pour mener cette étude, outre le registre matricule duSHD/TERRE143 et le registre des inspections144 établi, rappelons-le, dans

130

134 La référence fondamentale est la thèse de Michel BRUNET, Le Roussillon, une société contre l’État (1770-1820), Perpignan, Trabucaire, 1990.135 On se référera à André CORVISIER (dir.), Histoire militaire de la France,t. 2, op. cit.136 Outre l’étude monumentale de Jean-François SOULET, Les Pyrénées au XIXe siècle, l’éveil d’une société ci-vile, Toulouse, éd. Sud Ouest, 2004, on se référera à l’article d’Alice MARCET in E. LEROY-LADURIE (dir.),Histoire de France des régions (la périphérie française des origines à nos jours), Paris, Seuil, 2001.137 La synthèse la plus récente en histoire culturelle de la période est formée par les articles de FrançoiseMELONIO in J.-P. RIOUX et J.-F. SIRINELLI (dir.), op. cit.138 1798, remise en cause dans la charte de 1814, abandonnée après les Cent jours.139 10 mars 1818.140 Cf. Archives Départementale des Pyrénées-Orientales (ADPO) 4M 348. Il n’existe aucune étude nationale surles occupations du territoire après la chute de Napoléon, hormis les travaux anciens d’Henri HOUSSAYE. Fautede mieux, il faut se contenter Jacques HANTRAYE, Les cosaques aux Champs-Élysées, l’occupation de laFrance après la chute de Napoléon, Paris, Belin, 2005.141 Pour le premier XIXe siècle, il n’existe aucune synthèse comparable aux travaux de William SERMAN, Les offi-ciers français dans la nation (1848-1914), Paris, Aubier, 1982.142 La thèse de référence est : Georges CARROT, La garde nationale (1789-1871), une force publique ambiguë,Paris, L’Harmattan, 2001.143 SHD/TERRE 2YB 1314, contrôle des officiers des légions allant de « Pas de Calais » à « Seine », incluantceux de la 65e légion, des Pyrénées-Orientales.144 SHD/TERRE 2YB 1337 notes d’inspection 1816-1820, pour les officiers des légions des Pyrénées-Orientales,du Haut-Rhin et du Bas-Rhin.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 112: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

une période d’épuration politique et sociale145, nous disposons des archivesdépartementales des Pyrénées-Orientales relatives aux volontaires146 et à lalégion147 ainsi que d’une partie des cartons consacrés à la garde nationale148.Mais il conviendra aussi d’étudier les limites d’application des ordonnancessur les légions, limites dans laquelle nous voyons un échec de l’organisationmilitaire conforme à la philosophie politique des ultras149.

L’état d’officier au début de la Seconde Restauration

Avant la loi Soult de 1832, avant même la loi Gouvion Saint Cyr de1818, la carrière des officiers reposait en partie sur des critères arbitraires,surtout en période d’épuration politique150. Gilbert Bodinier151 rappelle quesous la Révolution et l’Empire, la promotion « au mérite » pour faitsd’armes était assez aléatoire et que même Napoléon a promu généraux desmédiocres tout en bloquant l’avancement d’officiers qui eurent une carrièrepar la suite152.

De 1815 à 1818 le corps des officiers se composait de cadres del’Empire maintenus en activité153, d’émigrés intégrés ou réintégrés154, et encertains lieux, comme dans le Roussillon, de chefs de volontaires royauxdes Cent Jours155.

Avec la loi du dix mars 1818 apparut un début de normalisation : depuis1789 le recrutement des cadres avait été plus improvisé qu’organisé. Letitre VI de la loi de 1818 précise : « désormais nul ne pourra être sous-officier

131

145 Voir D. P. RESNICK, The white terror and political reaction after Waterloo, Cambridge University press,Cambridge U.K., 1966.146 ADPO 4R 43 volontaires royaux et 4R 44 volontaires du Vallespir.147 ADPO 4R 40 Légion Départementale, et 1R 248 engagés volontaires (1814-1822).148 ADPO 4R 131, 132, 133, 134, 136, 137, 138, 159, 160.149 Ces points seront approfondis dans notre habilitation, préparée à Paris IV sur le thème: « défense et main-tien de l’ordre dans le département des Pyrénées-Orientales sous la monarchie censitaire ».150 Dans le premier chapitre de son ouvrage classique, W. SERMAN comparait la stabilité de l’après 1848 auxaléas antérieurs, surtout avant 1832, même s’il reconnaît, p. 11, que la loi de 1818 a « amorcé le mouvement »vers une carrière publique normalisée. Les officiers français dans la nation, 1848-1914, op. cit.151 Voir son article « Du soldat républicain à l’officier impérial », in Histoire militaire de la France, op. cit.,t. 2, op.cit., p. 281-304.152 Ibid., p. 296.153 Pour les officiers licenciés, on consultera Nathalie PETITEAU, Lendemains d’Empire, les soldats de Napoléondans la France du XIXe siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2003. L’ouvrage, remarquable, traite essentiel-lement le département du Vaucluse, et, s’il considère tous les anciens combattants, fait une large place aux offi-ciers. L’auteur brise le mythe du demi-solde déclassé en montrant la bonne reconversion d’un grand nombrede ceux-ci dans la vie civile.154 Parfois à des grades bien supérieurs à ceux détenus en 1792.155 G. BODINIER (op. cit., p. 302-303) rappelle qu’en mars 1815 le duc d’Angoulême avait rassemblé 10000hommes dans le midi, gardes nationaux, soldats et volontaires, mais fut battu par Grouchy en marchant surLyon. Après la capitulation du 8 avril, le prince avait été autorisé à quitter la France en s’embarquant à Sète. Lesvolontaires rentrèrent chez eux ou prirent le maquis jusqu’en juin. Après Waterloo, Angoulême obtint une sortede vice-royauté du midi.

QUENTIN CHAZAUD

Page 113: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

s’il n’est âgé de vingt ans révolus et s’il n’a servi activement pendant aumoins deux ans, dans un corps de troupes réglées156. Nul ne pourra être offi-cier s’il n’a servi pendant deux ans comme sous-officier ou s’il n’a suivipendant le même temps les cours et exercices des écoles spéciales militaireset satisfait aux examens desdites écoles157. » et il est précisé : « le tiers dessous-lieutenances de la ligne sera donné aux sous-officiers158 ». Le maré-chal ministre, par souci d’efficacité, veut arrêter une politique de « royali-sation » de l’armée qui avantageait les fidèles de Louis XVIII en dehors desqualifications professionnelles. L’ordonnance du 2 août 1818 précisera queles deux tiers des promotions se feront à l’ancienneté159 et seulement untiers par choix du roi.

Dans le cas qui nous intéresse, celui des fantassins, l’école militaireconcernée est Saint Cyr, à laquelle le musée de l’Armée a consacré un col-loque en 2002, dont les actes ont été publiés160 : héritière des écoles mili-taires de la monarchie finissante161, qui avaient formé le jeune Bonaparte162,l’école créée par le Consulat (à Fontainebleau) avait été décevante sousl’Empire en raison des besoins pressants en cadres poussant à accélérer laformation163. Sous la Restauration164 l’école va pouvoir trouver son fonc-tionnement régulier. Parmi les hommes que nous allons étudier, certainssortent du rang, d’autres des écoles de Louis XVI, de l’école impériale ou,

132

156 Cela vise les notables ayant encadré des résistants.157 Cité par le J. DELMAS, « les militaires et leur place dans la nation » in CORVISIER (dir.), op. cit., p. 447-448.158 William Serman a démontré que dans la réalité, avant 1870, la proportion était exactement inverse, les deuxtiers des officiers sortant du rang. Dans la France post-napoléonienne, la politique, la finance et les débuts del’industrialisation attirent plus les jeunes talents qu’une armée qui ne se bat pas.159 Il fallait quatre ans de service dans un grade pour prétendre au grade supérieur, ce qui permet decomprendre le découragement de Vigny. Voir Alfred de VIGNY, Servitude et Grandeur militaire, Paris, rééd.Gallimard, 1992.160 Voir CERMA n° 4, Saint Cyr : la société militaire, la société française, Paris, Musée de l’Armée-SAP, 2002.161 Cf. Jean CHAGNIOT, « Lumières, écoles, officiers », in Saint Cyr : la société militaire la société française, op.cit., p. 11-27.162 Ce qui montre leur grande qualité : sans études, malgré son génie, Bonaparte ne serait jamais devenuNapoléon. Voir à ce sujet le remarquable ouvrage du commandant COLIN, L’éducation militaire de Napoléon,Paris, Chapelot, 1900 ; reprint Teissedre, 2001, lumineuse enquête sur la genèse d’un stratège. Cependant l’ar-ticle de Jean Chagniot permet de relativiser le texte laudateur de Colin en dévoilant certains dysfonctionne-ments et de manifestes insuffisances.163 Voir les points de vue complémentaires de J.O. BOUDON et G. BODINIER, in Saint Cyr : la société militairela société française, op. cit., p. 29-42 et 43-72.164 Cf. l’excellent article d’Hervé ROCHE, « Sous la Restauration : la tentation de la pépinière aristocratique », inSaint Cyr : la société militaire la société française, op. cit., p. 101-113. Supprimée le 16 juillet 1815 pour devenirécole préparatoire, l’école spéciale militaire est rétablie par les ordonnances du 31 décembre 1817 et du10 juin 1818 : l’école s’installe à Saint Cyr et une école préparatoire est maintenue à La Flèche. Tous les pen-sionnaires de La Flèche sont admis par choix du roi et composent la moitié des Saint-cyriens. Pour les officiersd’infanterie, aucune formation n’est prévue après les deux ans d’école : affectés directement dans leurs corps,rien ne les encourage à étudier leur métier pour s’améliorer. Les noms à particule représentent environ 70 %des élèves vers 1819. L’auteur note que les démissions sont nombreuses, car, dans cette France en paix, lemétier n’apporte ni considération ni fortune aux jeunes de l’élite.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 114: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

pour les plus jeunes, de l’école royale, ce qui impliquait qu’il n’y avait pasde réelle unité de formation entre eux. Aussi, plutôt que de nous attarder surcelle-ci, nous allons aborder la composition du corps des officiers de lalégion des Pyrénées-Orientales.

Sociologie des officiers de la 65e légion

De 1815 à 1820, 77 officiers servirent à la 65e légion165, dont 23 quit-tèrent l’unité avant la fin de la période considérée : 9 par mutation, 14 parcessation d’activité (retraite, démission, congé, etc.). Qui étaient ceshommes appelés à encadrer une unité d’infanterie de la nouvelle armée ?

Origines géographiques

Sur 77 officiers incorporés, seuls 33 étaient originaires du département,dont 13 de Perpignan.

Parmi les officiers « catalans » on trouve le colonel, l’un des deux chefsde bataillon, 6 capitaines, 7 lieutenants et 5 sous-lieutenants. Pour l’année1816, en croisant le registre matricule avec le registre d’inspections166, onpeut établir que le complet des officiers de l’encadrement d’origine était de59. Sur 18 sous-lieutenants les Roussillonnais étaient 4 (22 %), sur autantde lieutenants et de capitaines, respectivement 3 et 2 (16 et 11 %). Le majoret le lieutenant-colonel étaient « français », mais, nous l’avons déjà souli-gné, le colonel et les chefs de bataillon étaient « catalans ».

Comme pour les hommes de troupes, ces quelques chiffres montrent ladistance entre l’idéal d’une armée « décentralisée » et la réalité : les ordon-nances de 1815 n’étaient pas applicables.

Si 13 des officiers sont perpignanais, 6 viennent de St Laurent de Cerda,2 d’Elne, et 2 (un fils de noble ruiné et un fils de magistrat d’ancien régime167)sont nés en émigration en Espagne. Les autres sont des isolés répartis surtout le département. Les « autres » officiers viennent de toute la France (pasde sur représentation régionale) et même de Suisse168 : nous les étudieronsplus en détail dans le cadre de notre HDR.

Origine sociale et ancienneté des 33 officiers roussillonnais

En cette période d’intense épuration le registre d’inspection fournit desrenseignements précieux : origines sociales avant la Révolution, vrais etfaux nobles, fortune, opinions politiques, etc. Cela nous permet de dresserun tableau sociologique plus précis que pour la troupe :

133

165 Cf. SHD/TERRE 2YB 1314.166 SHD/TERRE 2YB 1337.167 Renseignements tirés du registre d’inspection.168 Le sous-lieutenant Albert Hey.

QUENTIN CHAZAUD

Page 115: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Tableau 5: origines sociales des soldats de la 65e légion départementale

Les « autres » sont des enfants d’artisans, de paysans, de domestiques,etc. On constate que le groupe est loin d’être un « nid aristocratique » telque pouvaient le souhaiter les ultras : certes, presque la moitié des bour-geois ont adopté un nom à particule, mais le registre les démasque et il n’ya qu’un quart de nobles authentiques parmi les officiers « indigènes ». Onest donc bien loin tant des nostalgiques des ordonnances de Louis XVI fer-mant la carrière, que des fantasmes des historiens de la IIIe République surla « réaction » nobiliaire de la Restauration : on retrouve plutôt une sociétéde notables, représentative de la France libérale du premier XIXe siècle, tellequ’on la connaît depuis les professeurs Jardin et Tudesq169.

L’étude des fortunes complète ce point de vue, le registre d’inspectionclassant les individus en « peu ou point de fortune » (39 %), « fortunemoyenne » (33 %) et « grande fortune » (28 %) : les deux dernières catégo-ries regroupent 61 % de ces officiers, ce qui étaye ma remarque.

Observons, sur l’ensemble de la période 1815-1820, les anciennetés descapitaines, lieutenants et sous-lieutenants catalans, en indiquant ceux quisont restés au 15e léger (héritier de la 65e LD) et ceux qui sont partis encongés illimités (NB : la différence entre « restés » et « partis » correspondaux mutés) :

Tableau 6: ancienneté des capitaines catalans

Sans surprise, on trouve des hommes d’expérience dans le plus haut desgrades subalternes, mais leur âge explique les importantes sorties de serviceau sein de ce groupe. De manière plus étonnante, jusqu’en 1820 aucun des« volontaires » des Cent jours n’est parvenu au grade de capitaine, on leura préféré des lieutenants ou capitaines d’Empire réintégrés après une courtedemi-solde170, principalement après 1818.

134

169 Cf. A. JARDIN et A. J. TUDESQ, La France des notables, 1815-1848 (2 volumes), Paris, Seuil, 1973.170 Cela rejoint une partie des conclusions de Nathalie PETITEAU, op. cit.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Nobles :Bourgeois et « faux nobles » :

Autres : Enfants trouvés :

8 (24 %) 17 (52 %) 7 (21 %) 1 (3 %)

Officiersavant 1810

Officiers1810-1815

Cent jours-1820 Restés 15e légerQuitté leservice

12 % 88 % 0 72 % 22 %

Page 116: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Tableau 7: ancienneté des lieutenants (« lieutenans » dans les registres):

Aucun des lieutenants n’était officier avant 1810, cela ne signifie pasqu’ils étaient sans expérience militaire : à côté des pillards d’Espagne, il yavait parmi eux des sergents de Wagram, voire de Friedland ou d’Austerlitz,mais ils n’avaient pas été jugés aptes à devenir officiers. La majorité despromotions à l’épaulette date des heures sombres de 1812-1814, quand lescadres faisaient défaut171 : ces lieutenants des années terribles ont sûrementcorrectement fait leur devoir, mais n’étaient peut-être pas d’une extraordi-naire qualité. On notera la part de jeunes « volontaires » et élèves officiersparvenus aux mêmes grades que les « vieilles moustaches ». Globalement,les lieutenants sont plus pauvres que les capitaines… et les sous-lieutenants.

Tableau 8: ancienneté des sous-lieutenants

On constate que les trois quarts des sous-lieutenants sont des promus dela Terreur Blanche : anciens chefs de volontaires, fils de notables ayant prisle maquis, fils de notables attentistes : c’est parmi eux qu’on trouve les offi-ciers les plus fortunés. Pour eux la légion est une sorte de « super gardenationale », plus prestigieuse sans être plus dangereuse. On se doute que les« vieux » sous-lieutenants de Napoléon ne devaient pas être des phénix.

Cette étude des officiers subalternes fait irrésistiblement penser auLucien Leuwen de Stendhal, même si le roman se passe au milieu desannées 1830, et si l’épisode militaire est localisé à Nancy dans nos grilleson retrouve le vieux capitaine, héros déchu de l’Empire, parfois porté à laboisson ; le lieutenant ignorant et hautain, méprisant pour les « freluquets »,mal dégrossi de son ancien milieu ; et le jeune gandin que l’argent de papatransforme en officier de comédie : « l’essentiel, pour un uniforme, estd’être joli au bal172 ».

135

171 Voir en début de communication la référence à l’article du colonel Bodinier, à utiliser pour toutes les ques-tions concernant les officiers d’empire.172 STENDHAL, Lucien Leuwen [1834-35], éd. de Henry Debray et Michel Crouzet, 2 vol., Paris, GarnierFlammarion, 1982, p. 102.

QUENTIN CHAZAUD

Officiersavant 1810

Officiers1810-1815

Cent jours-1820 Restés 15e légerQuittéle service

0 86 % 12 % 77 % 11 %

Officiersavant 1810

Officiers1810-1815

Cent jours-1820 Restés 15e légerQuittéle service

0 27 % 73 % 94 % 5 %

Page 117: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Au lieu d’étudier les officiers supérieurs sous un angle statistique, nousles aborderons sous un angle individuel dans la partie suivante, ainsi quequelques-unes des subalternes, car si les statistiques permettent de cernerles contours d’un groupe, elles ne nous donnent pas accès à l’humain.

Rappelons pour mémoire qu’en 1817 un cadre d’officiers « français » futorganisé pour la levée d’un troisième bataillon, mais que ce projet étantfinalement abandonné, ces officiers furent réaffectés à la deuxième légionde la Seine.

Quelques individualités

Nous ne dirons que quelques mots des deux officiers supérieurs« gavatx »173 (français), le lieutenant-colonel de Chesnel et du chef debataillon Chevalier, pour signaler que le premier avait 26 ans en 1816 etaucun passé militaire et que le second, à 46 ans, était un ancien canonniercolonial de 1791, ayant fait les guerres de Saint Domingue et de Vendée,participé à l’expédition d’Irlande, capitaine à Austerlitz et Friedland, et grognard d’Espagne avant de faire les campagnes de 1813 et 1814 à laGrande Armée.

Commençons par l’homme qui commandait la légion départementale,Joseph Louis Pierre Banyuls, Comte de Montferré, colonel174 : Joseph deMontferré est né à Perpignan en 1764, fils de Joseph et Jacquette deMontferré, au sein d’une grande famille de la province, et fut baptisé dansla cathédrale saint Jean Baptiste, ayant pour parrain son oncle Raymond (néen 1747), lieutenant-colonel. Son oncle le fait rentrer à l’école militaire deParis en 1779 et la Révolution le trouve jeune capitaine au régiment deSoissonnais, où il sert depuis 1783. Joseph part en émigration avec sononcle le 1er février 1792 (donc avant la guerre175), et rejoint l’armée deCondé comme simple soldat au régiment de Montmorin, alors que Raymond

136

173 Mot catalan à l’étymologie obscure et signifiant « étranger, français » dans un sens fortement péjoratif. Cf.Alice MARCET, Mots clés de l’Histoire catalane du nord, Perpignan, Trabucaire, 2003, p. 86.174 En plus des registres, dossier 8 Yd 2384.175 Bien malin qui peut dire aujourd’hui qui à l’époque trahissait et ne trahissait pas : le coup d’état du 10 aoûtcontre un gouvernement légitime et constitutionnel est-il à admirer? C’est un des fondements du mythe répu-blicain, mais qui incarnait le droit ? Ni les sans-culottes, ni les émigrés, ni les chouans ; et les sans-culottes,. etles émigrés, et les chouans. Tous voulaient le bien de leur pays, avec la fâcheuse habitude de tuer leurs conci-toyens. Y en avait-il de plus français que d’autres? L’historien ne doit pas juger, mais, objectivement, combiende dizaines de milliers de victimes ne firent pas les adeptes de la Raison raisonnante? Et combien de centainesles « fanatiques du despotisme »? Nous qui avons appris à admirer ceux qui ont lutté depuis Londres contreun régime criminel, pouvons nous rejeter ceux qui depuis Coblence combattirent la première expérience d’i-déologie totalitaire? Pour le comte, je trouve que le fait de partir avant la guerre(mais avant le 10 août…) estune circonstance atténuante, car alors la lutte n’était qu’entre Français, et il faut souligner que les émigrés de1792 ne sont pas ceux de 1789 : ils avaient accepté la fin de l’ancien régime et des privilèges. Cf. Jean-ClémentMARTIN, Contre Révolution, Révolution et Nation en France (1789-1799), Paris, Seuil, 1998.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 118: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

reste lieutenant colonel176. Avec l’armée de Condé177 il sert sous comman-dement autrichien du début de la guerre jusqu’en 1797, puis russe, et faitles campagnes contre les gouvernements révolutionnaires. Fin 1799 il refusede suivre les condéens en Russie et passe au service du roi de Naples quivient de renverser l’éphémère République Parthénopéenne178.

Complètement ruiné par la Révolution, il ne rentre pas en France à l’am-nistie de 1802 et devient officier d’état-major dans l’armée napolitaine : ilest capturé par les Français à Monte Tenese, le 9 mars 1806, lors de laconquête du royaume179. Prisonnier jusqu’en 1808, il manifeste dans unelettre du 20 janvier 1809 « le désir de servir l’Empereur » et est nommécommandant de la garde nationale de l’Ariège avant de devenir chef debataillon au 1er étranger, promotion pour laquelle il remercie dans sa lettredu 4 décembre 1809, « sensible à la grâce que me fait sa majesté ». Lecommandant Banyuls servira en Espagne de décembre 1809 à l’automne1811, ensuite à Naples, puis en Italie du nord, sous Eugène de Beauharnais,de l’automne 1813 jusqu’au printemps 1814. Lieutenant-colonel sous lapremière restauration, le comte de Montferré rallie le duc d’Angoulême audébut des Cent Jours : fait colonel et chevalier de Saint Louis par le princeen avril 1815, il entre en résistance jusqu’à Waterloo. Après la chute finaledu dictateur, le comte est pressenti dès octobre pour commander la légionde son département d’origine. D’après le registre d’inspection il est « devieille noblesse mais ruiné depuis la Révolution », en outre « extrêmementdévoué au roi ». Le colonel est « d’un beau physique, réunissant toutes lesqualités d’un chef aimé, extrêmement considéré dans son pays [sic] », cequi est une chance si on en croit le général Ricard180 : « les Roussillonnais,aussi espagnols que français par le caractère, ont besoin d’être maintenuspar une main-forte et habile [sic] ». Cependant, même s’il est un « très bonchef de corps » il « a de la peine à se conformer aux règlements pour latenue de son corps » (inspection de 1817). En 1820 il est jugé « remar-quable » et on loue ses capacités et son expérience. Il sait aussi faire jouerses relations : ayant servi sous Victor en Espagne, il lui écrit en dé-cembre 1816, lorsque le maréchal est ministre de la guerre, pour obtenir unepromotion dans la légion d’honneur.

137

176 Son brevet « condéen » se trouve dans le carton SHD/TERRE 2 Ye 135. Joseph Banyuls ne servit donc pasavec François René de Chateaubriand, qui rappelle dans les Mémoires d’Outre Tombe qu’il servait à l’arméedes princes, l’autre armée d’émigrés.177 On lira avec profit la biographie du duc d’Enghien par J.P Bertaud, qui détaille l’aventure des condéens. J.-P BERTAUD, Le duc d’Enghien, Paris, Fayard, 2001.178 Voir la San Felice, d’Alexandre Dumas.179 Où se succéderont Joseph Bonaparte puis Joachim Murat.180 Dans un rapport conservé avec le dossier du baron Vasserot, 7 Yd 1040. Ricard avait commandé la 10e divi-sion militaire (Toulouse) en 1815.

QUENTIN CHAZAUD

Page 119: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Par la suite, le comte resta colonel du 15e léger, puis devint fin 1821colonel du 3e régiment d’infanterie de la Garde Royale. Fait maréchal decamp (général de brigade) en 1823, il dirigera la subdivision militaireregroupant la Charente, la Dordogne et la Corrèze181 de 1825 au 5 août 1830.La révolution de Juillet met fin à sa carrière : deux jours avant le sermentconstitutionnel du « roi des Français », Banyuls est mis en non activité182.

De Périgueux il écrit au ministère le 25 août : « Je jure fidélité à samajesté Louis Philippe Ier roi des Français, obéissance à la charte constitu-tionnelle et aux lois du royaume ». Grâce à cette abjuration, le général de66 ans est admis à faire valoir ses droits à la retraite et il se retire àBordeaux. Lors des troubles légitimistes de 1831, il s’empresse d’écrire aumaréchal Soult pour affirmer sa fidélité au gouvernement, soulignant crain-tivement qu’il est « privé de fortune et n’ayant d’autres moyens d’existenceque les bienfaits du gouvernement ». Il décède peu après, en 1833, sansavoir jamais été marié.

Sa carrière résume assez bien les vicissitudes de l’officier français, deLouis XVI à Louis-Philippe. Bon officier, sûrement bon combattant183,Joseph Banyuls fut sa vie durant le jouet des bouleversements politiques deson temps. Le commandant Garcias184 est lui aussi un « royaliste de laveille » : Joseph Garcias est né à St Laurent de Cerda en 1777, fils de « pro-priétaires »185 ayant de l’aisance. Emigré en 1794, il sert dans l’armée espa-gnole jusqu’en 1808 : capturé, il accepte de servir Napoléon, d’abord dansla garde nationale, puis au régiment étranger (où il rencontre son compa-triote Banyuls) à partir de 1812.

Dès le début des Cent Jours il contribue à organiser les volontairesroyaux du Vallespir186 et résiste jusqu’à la seconde restauration.Personnellement opposé aux exactions, il ne peut cependant s’opposer auxrèglements de comptes187 lors de la terreur blanche. Les notices d’instruc-tion le décrivent comme plein de bonne volonté et dévoué au roi, mais man-quant d’instruction et ayant peu de capacités. Il n’aura pas une grandecarrière. En 1820 il est considéré « sans moyens et sans énergie » : compa-rativement, le commandant Chevalier, pourtant ancien « bleu » des colonnesinfernales de Vendée, est mieux noté.

138

181 Je ne suis pas sûre que ce soit une promotion… note de l’auteur.182 Cf. David H. PINKNEY : La révolution de 1830 en France, Paris, PUF, 1988.183 Mais déjà si fonctionnaire dans l’âme, signe de temps nouveaux.184 2 YB 1337 et ADPO 4 R 43 et 4R 44.185 Notice d’inspection de 1817, 2 YB 1337.186 Cf. ADPO 4R 44.187 Cf. ADPO 4R 43, voir la première partie de l’article, sur le lynchage d’un gendarme à Céret.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 120: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

En plus des officiers supérieurs, j’ai choisi d’individualiser les cas dedeux officiers subalternes : un Roussillonnais et un suisse, afin de donnerun peu d’humanité aux statistiques : Albert Hey188 est né en 1784 à Bâle, enSuisse, de parents commerçants. Engagé comme simple soldat au 1er ré-giment étranger en 1806, il sert en Italie du sud et en Espagne. Sous-officier en 1814, il se fixe à Perpignan à la démobilisation pour rester dansla clientèle du comte de Montferré : il suit son ancien chef de bataillon dansla résistance et est promu sous-lieutenant après la fin de l’usurpation.Poursuivant sa carrière à la 65e légion puis au 15e léger, il se fixera dans lesPyrénées-Orientales à sa sortie du service. Représentatif du « réseau » issudu 1er étranger autour de Joseph Banyuls, auquel appartiennent plusieursofficiers non-roussillonnais, le lieutenant Hey incarne les soldats de fortuneeuropéens brassés par les guerres napoléoniennes. Sa présence à la65e légion montre aussi la non-application de l’ordonnance royale sur lesmilitaires étrangers, que nous avions déjà mis en évidence pour la troupe.

Michel Grande Palacios189 est né en 1798 à Madrid, « fils d’un gentil-homme émigré ». En 1812, à 14 ans, il s’engage comme chasseur à chevaldans l’armée de Joseph Bonaparte : à 16 ans, en 1814, il est maréchal deslogis chef dans la cavalerie de l’armée des Pyrénées, et combat Wellingtonsous Soult aux batailles de Nives, Orthez et Toulouse avant d’être démobi-lisé. En mai 1815, le jeune homme de 17 ans rejoint les volontaires royauxdu Tarn et Garonne pour résister au dictateur : d’origine catalane, il estversé comme sergent-major à la 65e légion en février 1816.

Le 15 juillet 1816, à tout juste 18 ans, Michel est promu sous-lieutenant.« Bel homme » (1817), il « apprend bien son métier » (1819) et « prometde faire un bon officier » (1820). Il continuera sa carrière au 15e léger.Grande Palacios représente le noble servant les Bonaparte par patriotisme,mais qui, rallié à la monarchie constitutionnelle, refuse en 1815, comme lamajorité des Français, le retour de l’aventurier : Jacques Hantraye190, dansson étude sur la Seine et Marne, rappelle utilement qu’après l’abdication de1814 la population considère que la cause de Napoléon n’est plus celle dela France, et qu’en dehors de l’armée, les Cent jours eurent peu de soutiendans un pays fatigué191.

139

188 Cf. 2 YB 1337 et 1314.189 Cf. 2 YB 1337.190 J. HANTRAYE, op. cit., p. 47 à 50.191 L’histoire commence tout juste à se dégager des mythes forgés par l’école « julesferryste » entre 1880et 1940 : depuis une trentaine d’années, grâce à François Furet, on a réalisé que la Révolution a été rejetée parune bonne moitié des Français, et, depuis peu, à travers Nathalie PETITEAU et d’autres auteurs, on prend lamesure de la désaffection dont Napoléon fait l’objet dès 1812. Nous renvoyons pour une mise au point à l’in-troduction de Pierre Rosanvallon in La monarchie impossible, Paris, Fayard, 1994.

QUENTIN CHAZAUD

Page 121: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Subalternes ou supérieurs, « gavatx », étrangers ou « catalans », ces offi-ciers de temps de paix devaient s’ennuyer dans la routine, comme Leuwenà Nancy et penser parfois :

[...] je deviendrai pilier du café militaire d’une petite ville mal pavée ; j’au-rai pour mes plaisirs du soir, des parties de billard et des bouteilles debière, et quelquefois, le matin, la guerre aux tronçons de choux, contre desales ouvriers mourant de faim… Tout au plus je serai tué comme Pyrrhus,par un pot de chambre, lancé par la fenêtre d’un cinquième étage, par unevieille femme édentée ! Quelle gloire ! Mon âme sera bien attrapée lorsqueje serai présenté à Napoléon, dans l’autre monde192.

Pour les officiers roussillonnais, si les sous-lieutenants, par leur aisance,peuvent apparaître comme une élite-relais du pouvoir, ce n’est pas le cas dela plupart des autres officiers, hormis le colonel, qui, même ruiné,conserve son prestige d’ancien grand seigneur local. La partie suivante vatraiter des limites de l’organisation militaire départementalisée, entre autrepar comparaison avec la garde nationale.

LES LIMITES DE L’ORGANISATION DÉPARTEMENTALE

Armée et garde nationale dans les Pyrénées-Orientales (1815-1818)

Il faut commencer par rappeler quelques généralités sur la garde natio-nale193 : milice bourgeoise créée par l’assemblée constituante à l’image decelle organisée par les Parisiens en juillet 1789, la garde nationale étaitdevenue sous l’Empire une sorte d’armée de réserve, dont des contingentsavaient été envoyés au front à partir de 1813. Si certaines unités du nord etde l’est combattirent durant la campagne de France, les gardes du midi serallièrent au duc d’Angoulême en mars-avril 1814, et jouèrent un rôle dansle basculement de Bordeaux194, et le 12 avril le comte d’Artois entrait àParis en uniforme de garde national, avant de devenir le colonel-général desgardes du royaume le 15 mai195.

L’ordonnance du 16 juillet 1814 fait des gardes des institutions civiles,sédentaires, locales et sélectives, d’essence et d’assise communale, regrou-pant les citoyens de 20 à 60 ans établis et payant contribution : cela permetde comprendre l’opposition majoritaire des gardes au retour de Napoléon196,

140

192 STENDHAL, op. cit., p. 103. Oui, Lucien sert Louis Philippe… mais l’écrivain ayant sur l’historien la supério-rité de la langue, nous n’hésitons pas à le convoquer en dépit de l’anachronisme.193 G. CARROT, op. cit. La période 1790-1814 s’étend des pages 61 à 215. Pour la Restauration, il faut se repor-ter aux pages 217 à 238.194 La proclamation de la royauté par le maire Lynch amorça le processus qui devait conduire à la Restauration,en légitimant les revendications de Louis XVIII face aux alliés.195 CARROT, op.cit., p. 218. Il ne manque pas de sel d’imaginer Charles-Philippe d’Artois, émigré le 15 juillet, commesuccesseur de Gilbert Mottier, dont il déclarait « il n’y a en France que monsieur de La Fayette et moi qui n’ayons paschangé depuis 1789 », ce qui rend encore plus grinçante l’image du prince en tenue « nationale ».196 CARROT, op. cit., p. 221-225.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 122: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

expliquant la « mini guerre civile » du midi, aggravée en mai 1815 par lavolonté de l’Empereur d’armer les « fédérés197 » : l’hostilité se manifesteraaprès Waterloo et la seconde abdication, car c’est le coup d’état antiparle-mentaire des gardes parisiens le 8 juillet qui permettra le retour deLouis XVIII à Paris.

Dans le midi les gardes seront des participants actifs de la terreur blan-che198. L’ordonnance du 7 juillet 1815 rend à la garde nationale l’organisa-tion et la hiérarchie d’avant les Cent jours, mais le comte d’Artois chercheà concurrencer l’armée par la création d’une force parallèle centralisée,dévouée à sa personne199 : le 27 décembre 1815 a lieu la mise en place desinspecteurs départementaux, véritable hiérarchie parallèle échappant auxpréfets et au ministre de l’intérieur et reliée au colonel-général, qui soumetlui-même au roi les listes d’officiers à nommer. Dans de nombreux dépar-tements cela entraîne des conflits triangulaires entre le préfet, le gouverneurmilitaire et l’inspecteur de la garde nationale, ainsi dans les Pyrénées-Orientales, où le général Vasserot se plaint fréquemment au préfet Villiersdu Terrage des empiétements de monsieur de Gazanyola (nommé le 5 mars1816)200 qui détourne de possibles volontaires vers les compagnies degardes nationaux, le préfet n’y pouvant rien, l’inspecteur relevant du colonelde Kintzinger, chef de l’état-major des gardes, quai Voltaire à Paris ; et deVilliers se plaint lui-même à l’inspecteur de certains de ses cadres201. Début1816, il y a, sur le papier, 8 bataillons de gardes dans le département202,alors qu’on peine à lever le premier bataillon de la légion départementale.

Le succès s’explique : le service est à temps partiel et largement fictif,les gardes restent des civils en uniforme, avec une discipline très relâchée203

et peu d’obligations. C’est une sorte de club social204 pour la rente, la boutiqueet l’atelier205, mais de nombreux gardes ne remplissent pas leurs obligations

141

197 Activistes néojacobins, peu nombreux mais très violents. La plupart seront lynchés durant la terreur blanche,tant leurs rodomontades avaient paniqué les populations en agitant les spectres de l’An II.198 CARROT, op. cit., p. 227.199 Ibid., p. 228-229.200 Cf. ADPO 4R 136.201 Cf. ADPO 4R 137.202 ADPO 4R 141.203 À titre d’exemple, le règlement de la compagnie d’Argelès, rédigé en août 1817 par les officiers de la commune,prévoit des peines bénignes pour des insubordinations graves: on est loin de la rigueur militaire. ADPO 158.204 Cf. ADPO 4R 158 : le maire de Prades écrit au préfet le 7 juillet 1816 pour dénoncer les jeux de hasard et lesbeuveries au corps de garde municipal.205 Par exemple, le contrôle de la compagnie d’Elne indique 50 % de « propriétaires » (mais de 400 à 3000 francsde revenus), 28 % d’artisans et commerçants, 2 % de professions libérales, avec tout de même quelquesmembres des catégories « populaires », dont quelques brassiers. Le capitaine, Charles Calmete, âgé de 24 ans,a des parents payant 594 francs et 44 centimes d’impôt : ce sont des notables, et son père fait partie des 545électeurs du département (Cf. Alice MARCET : Abrégé d’histoire des terres catalanes du nord, Perpignan,Trabucaire, 1991, p. 161 : 1819) sur 151000 habitants (Cf. Jean SAGNES (dir.) : Nouvelle histoire du Roussillon,Perpignan, Trabucaire, 1999, p. 269, recensement de 1826).

QUENTIN CHAZAUD

Page 123: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

de service quand cela contrarie leurs intérêts206. On peut ainsi manifesterson soutien au roi en portant occasionnellement l’uniforme207, sans effec-tuer aucun sacrifice réel. Certains inscrits ne se présentent jamais auxrevues : à Collioure la situation est particulièrement déplorable208, et les « 8 bataillons » du département n’ont jamais eu de réalité physique.

Cette concurrence de recrutement est liée à l’institution d’un inspecteurdépartemental : en « départementalisant » une garde communale en mêmetemps qu’une armée nationale, en leur donnant donc la même organisationterritoriale, on établissait une confusion de valeur entre les deux institu-tions, au détriment de l’appareil militaire, plus exigeant pour ses recrues etdonc moins attractif, alors qu’en principe la milice était plus sélective dufait de la ségrégation sociale. Une armée de temps de paix offrant peu d’a-vancement, autant rejoindre une force citoyenne qui n’éloigne pas du foyeret permet de ne pas abandonner sa vie, en offrant un prestige presque supé-rieur (pour entrer, il faut avoir les moyens). Attitude facilitée par l’absencetotale de conscription avant 1818.

Bien qu’elle fût inefficace sur le plan militaire, les gardes du dépar-tement n’ayant jamais fourni les contingents requis par l’armée pour lesplaces fortes209, l’institution n’était pas inutile : le 2 août 1817 une lettre desBureaux du colonel-général est adressée à Gazanyola pour féliciter seshommes de la conduite de la garde nationale lors des troubles frumentai-res210. Milice de possédants, la garde participe au maintien de l’ordre quandles intérêts de ses membres sont en jeu. Mais il faut constater que parfoiselle porte elle-même atteinte à l’ordre public : le 8 septembre 1816, lors dela fête de Domanova à Rhodès, une violente bagarre éclate entre les gardesde Vinça et ceux d’Ille sur Têt, à partir d’une rumeur semblable à celle ana-lysée par Alain Corbin en Dordogne, à l’origine de la mort d’un notable en1870211. Deux gardes d’Ille se battant entre eux, des gens de Vinça crièrentque « ceux d’Ille attaquent ceux de Vinça », et cela provoqua l’affrontement

142

206 Voir la correspondance de Vasserot pour l’automne 1815, dans le carton ADPO 4R 134, sur l’abandon deposte dans les places fortes, et les plaintes des gardes voulant que le tour de service passe de 15 à 6 jours : legénéral doit transiger à 10 jours ! Le 19 août 1816, le commandant de la place de Prats de Mollo écrit pourdénoncer le maire qui lui refuse un appoint de 4 gardes nationaux par jour.207 Cf. ADPO 4R 135 : une ordonnance du roi du 2 octobre 1816 loue la fidélité et le zèle de la garde nationaledes Pyrénées-Orientales et accorde la légion d’honneur à plusieurs de ses officiers. La duchesse d’Angoulême,fille de Louis XVI, est envoyée à Perpignan, pour, honneur exceptionnel, décorer les drapeaux des bataillons dela milice bourgeoise avec l’ordre du lys.208 ADPO 4R 158, carton consacré aux problèmes de discipline.209 ADPO 4R 133 : correspondance sur la place de Bellegarde entre novembre 1815 et février 1816 : l’autoritémilitaire renonce peu à peu à requérir les gardes et fait venir des contingents de soldats d’autres légions dépar-tementales pour le service des forteresses. Voir aussi ADPO 4R 141 : en août 1815 il a fallu faire venir desgardes nationaux de l’Ariège à Montlouis, face au refus des gardes de Céret.210 ADPO 4R 132. Pour les problèmes de subsistances en pays pyrénéen, on consultera l’ouvrage déjà cité deJ.F SOULET.211 Alain CORBIN : Le village des cannibales, Paris, Flammarion, 1995.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 124: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

général : s’il n’y a pas eu préméditation, tout le monde saisit avec empres-sement l’occasion du combat avec les voisins haïs. Parmi les victimes, lafemme enceinte d’un garde d’Ille qui essayait d’arracher son mari à la foulesera presque battue à mort par des gardes de Vinça212.

Mais le principal problème est l’existence d’un État dans l’État avec sahiérarchie parallèle : le 23 août 1816213, le capitaine Lavall214, de la garde dePrades, écrit à Gazanyola pour se plaindre du lieutenant de gendarmerie,accusé d’une mesure arbitraire pour être « entré de sa propre autorité le 22,avec des gendarmes, au poste en intiment aux gardes l’ordre de se retirer etde fermer le poste215 », ajoutant « cet officier n’a aucun droit de s’immiscerou de donner des ordres [sic], la garde nationale de Prades ne souffrirajamais qu’un simple officier de gendarmerie s’arroge une telle autorité[sic] ». L’inspecteur écrit au préfet pour soutenir son subordonné contre lesgendarmes… or depuis l’ordonnance du 17 juillet la garde a été replacéesous l’autorité des préfets à la suite des récriminations des militaires contreles inspecteurs216. La situation restera épineuse jusqu’au vote de la loi mili-taire du 10 mars 1818 : une enquête montrera alors que malgré les pouvoirsexorbitants des inspecteurs du comte d’Artois, la garde est mal organisée etinutile. L’ordonnance du 30 septembre 1818 abroge toutes les mesuresprises depuis 1815 et revient à la législation napoléonienne, complétée parle décret du 1er octobre qui supprime les inspecteurs départementaux. Lagarde nationale entre en sommeil, et ne revivra que sous le régime de juillet.

Si elle n’avait pas été l’« armée de Monsieur », la garde aurait pu être unrelais du régime, appuyé sur la petite notabilité, comme le montre l’étudedes cadres de deux compagnies de Perpignan217 au 24 mars 1818 : La2e compagnie de chasseurs compte parmi ses officiers (18, soit 3 par grades,de capitaine en premier à sous-lieutenant en second) 28 % de professionslibérales, 22 % de commerçants aisés, 33 % d’artisans et petits commer-çants et 6 % d’agents de l’État ; la compagnie de grenadier partage sescadres entre 17 % de commerçants aisés, autant d’agents de l’État, autantde professions libérales et autant de « propriétaires », 22 % d’artisans etcommerçants et 6 % de petits rentiers ; mais en pratique, très peu de ceshommes eurent l’occasion de porter leur uniforme.

143

212 ADPO 4R 159. Ce genre d’anecdote montre que la thèse « catalaniste » ne tient pas : il n’y avait pas d’iden-tité « ethnique », mais une foule d’identités de clocher concurrentes entre les villages roussillonnais. Si le fan-tasme jacobin d’unité nationale ne résiste pas à l’analyse des résistances à la francisation, le fantasmerégionaliste ne résiste pas plus à l’étude de certains faits divers.213 ADPO 4R 159.214 Dont je n’ai pas pu retrouver la profession, faute d’un état nominatif pour cette compagnie.215 On se rappelle la plainte du maire contre la mauvaise réputation du poste, Cf. ADPO 4R 158.216 Cf. CARROT, op. cit., p. 231.217 ADPO 4R 138. Dans le cadre de cet article j’ai limité cette étude à deux compagnies, les autres seront étu-diées postérieurement.

QUENTIN CHAZAUD

Page 125: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Notons que le recrutement de la légion sera rendu plus efficace par laconjonction entre le retour à la conscription et le démantèlement des instancescentrales de la garde nationale. Ce qui confirme le rapport entre le favoritismepour cette dernière et l’échec de la départementalisation militaire.

Les affectations extra-départementales de la 65e légion

L’affiche conservée dans le carton ADPO 4R 40 et imprimée le31 juillet 1815 précisait que la légion ne pourrait pas servir hors du dépar-tement, ce qui est confirmé par le cahier imprimé du 5 septembre conservédans le même carton, publié par l’imprimerie royale et contenant lesinstructions ministérielles relatives à la levée des nouvelles unités : entemps de paix celles-ci ne devaient pas quitter leur aire de recrutement.

On trouve au SHD/TERRE de Vincennes, parmi les usuels sans cote, unesérie complète de la « situation générale de l’armée et des divisions mili-taires » pour la période 1816-1854, à la suite d’une série presque complètepour l’Empire. Cette source imprimée d’une inestimable valeur fournit parquinzaine ou par mois l’emplacement précis de toutes les unités de l’arméefrançaise de la Restauration à la guerre de Crimée. Son simple examenmontre que, très vite, la 65e légion, bien qu’ayant son dépôt à Perpignan etcensée être recrutée parmi les Roussillonnais218, fut affectée ailleurs.

En janvier 1816, 22 officiers et 356 hommes de la légion sont àPerpignan, 3 officiers et 65 soldats à Collioure, mais dès janvier 1817, àpart le dépôt, toute la légion est transférée dans les Basses Pyrénées, entreSaint Jean Pié de Port et Navarreins, où elle se trouve encore en jan-vier 1818. En janvier 1819, si le 2e bataillon retourne à Perpignan, le 1er està Toulouse, et en octobre de la même année, toute la légion est dans cetteville. On remarquera cependant que l’ensemble des déplacements a lieu ausein de la 10e division militaire219. Si la légion passe sa dernière annéed’existence (1820) à Toulouse, le nouveau 15e léger quitte la 10e divisionpour l’éphémère 20e (Périgueux), bientôt absorbée par la 11e (Bordeaux) :

144

218 On a vu dans la première partie ce qu’il fallait en penser.219 Toulouse : Basses et Hautes Pyrénées, Haute Garonne, Ariège, Pyrénées-Orientales, soit l’ensemble de lafrontière. À l’ouest, la profondeur est couverte par la 11e division (Bordeaux), à l’est par la 9e (Montpellier).

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 126: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

en janvier 1821220, les deux bataillons, moins quatre compagnies, sont àPérigueux, les quatre autres compagnies étant respectivement à Tulle,Angoulême, Agen et Cahors, et il n’y a plus de dépôt à Perpignan, le recrutementde l’ensemble des régiments redevenant « national ». Pour mémoire, indiquonsque lors de la révolution de 1830 le 15e léger était en garnison à Paris, maiscette unité n’avait plus aucune des caractéristiques de sa légion d’origine.

On peut penser que le fait de devoir quitter le département n’encoura-geait pas le recrutement à Perpignan : ce fut une limite sérieuse du recru-tement départementalisé.

Unités « françaises » affectées dans les Pyrénées-Orientales

Réciproquement, la défense du département fut assurée par des mili-taires venant d’autres légions. Ainsi, au 3 janvier 1816, la garnison deBellegarde est assurée par un détachement de 137 hommes de la légion duTarn et Garonne221 : par ailleurs, les états de situation de l’armée222 nousindiquent que 78 soldats de la légion de l’Ariège sont à Montlouis et 44 àVillefranche, alors que 86 de celle de l’Aude sont également à Montlouis(en 1816 la 65e légion est encore dans le département).

Pour les autres années, la série des états de situation donne les informa-tions suivantes :

- En 1817, la 65e légion sert hors du département et celui-ci est défendupar les légions de la Charente inférieure, du Gers, du Lot et des BassesPyrénées. Ces légions sont toujours en poste en 1818. 1817 étant une annéede troubles frumentaires, il était peut-être opportun, après les récoltes de1816 d’éloigner les soldats issus des milieux défavorisés223 de leurs dépar-tements d’origine, pour confier l’ordre aux gardes nationaux et à des sol-dats « extérieurs » : par exemple, en envoyant les soldats catalans chez lesBasques et les soldats basques chez les Catalans, on pouvait compter sur labarrière linguistique pour éviter les fraternisations.

145

220 Durant toute son affectation à la 11e division, le 15e léger dépend d’un personnage haut en couleurs, le der-nier général « vendéen » vivant, le comte d’Autichamp (Cf. SHD/TERRE 7 Yd 711) : Charles Marie AugusteJoseph de Beaumont d’Autichamp est né en 1770 à Angers. Sous lieutenant de dragons en 1785, il entre dansla garde constitutionnelle à cheval du roi en 1791 (et a donc accepté 1789). Rescapé du 10 août 1792, il fuitdans l’Ouest et fait la guerre de Vendée sous Bonchamps puis Stofflet. « Pacifié » en 1796, il reprend les armesen 1797 et est nommé maréchal de camp (général de brigade) et général en chef des rebelles de l’ouest parArtois. Il ne se rend qu’en 1800, mais continue à comploter contre le consulat et l’Empire. Lieutenant Généralen 1814, il prend en 1815 la tête de l’« armée royale de la Vendée » qui oblige Napoléon à immobiliser de pré-cieuses troupes dans le bas Poitou. Le comte dirige ensuite la 11e division militaire jusqu’à la Révolution de1830, non sans participer à la campagne d’Espagne (1823). Impliqué dans l’aventure de la duchesse de Berry,le « dernier chouan » est condamné à mort par contumace en 1833. Il sort de la clandestinité en 1838, est jugéen appel en 1839 et acquitté après avoir subjugué les juges par son charisme. Réintégré dans les cadres en 1839pour jouir de sa retraite, le vieux rebelle, surveillé par tous les régimes, s’éteint dans les Deux Sèvres en 1859.221 ADPO 4R 134.222 Imprimés sans cotes du SHD/TERRE, usuels.223 Voir la première partie de l’article.

QUENTIN CHAZAUD

Page 127: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

- En 1819, les légions du Gers et du Lot sont toujours là, le 1er bataillonde la légion de l’Aveyron les a rejoint et les autres unités sont parties. À lafin de l’année la légion du Lot est remplacée par celle du Tarn et Garonne,et le 2e bataillon de l’Aveyron renforce le 1er.

- en janvier 1820 il ne reste que les légions du Gers et de l’Aveyron. Puisles légions redeviennent des régiments, et on supprime le recrutementdépartemental, tant à cause des disparités physiques entre conscrits suivantles origines géographiques224 que pour éviter les complications résultant dumaintien de dépôts distincts du lieu d’affectation. Pour information, en jan-vier 1821, suite à la révolution libérale en Espagne, la garnison desPyrénées-Orientales passe à quatre régiments : 19e de ligne (ex-Gironde),6e léger (ex-Creuse), 9e et 17e légers (respectivement ex-Loire et ex-Var)225.

Jusqu’à présent, les mutations interdépartementales entre 1816 et 1820n’ont pas été analysées, toute la littérature semblant tenir pour acquis que leservice était départementalisé, comme le stipulaient les textes officiels.Seul le recours aux archives militaires permet de dissiper cette erreur néede la seule utilisation des sources parlementaires et/ou des écrits de politi-ciens. A contrario, cela montre la force des représentations : le débat poli-tique des débuts de la seconde restauration étant dominé par le discours anticentralisateur des ultras, qu’on retrouve dans l’esprit des ordonnances de1815, on en a un peu vite déduit que la « départementalisation » militaireavait été intégrale : les documents conservés montrent que le fonction-nement concret de l’armée, en dehors du recrutement, avait échappé à lamode politique. Ainsi, la loi du 10 mars 1818 n’est-elle, pour cet aspect, pasune « rupture » par rapport à 1815, mais une légalisation de pratiques main-tenues par l’armée.

Par ailleurs, comme le rappelle Emmanuel de Waresquiel dans son der-nier livre226, Louis XVIII avait conscience que l’œuvre administrative napo-léonienne renforçait l’autorité royale, tout comme la suppression des ordrespar la Révolution227, « cette égalité d’obéissance, cette suppression de l’aristocratie, la régularité de l’administration et du commandement, toutcela lui souriait assez228 », il n’avait donc pas intérêt, ni envie de, « provin-cialiser » l’armée, ce qui remettait en cause tout l’appareil administratif : undes motifs de la dissolution de la « chambre introuvable » en septembre 1816

146

224 Voir E. LE ROY LADURIE (dir) : Anthropologie du conscrit français, Paris, Mouton, 1972.225 Durant la période concernée, aucune unité de cavalerie ne fut affectée dans les P-O, et les détachementsd’artillerie étaient très faibles.226 E. de WARESQUIEL : L’Histoire à rebrousse-poil : les élites, la Restauration, la Révolution, Paris, Fayard,2005 ; p. 2-53.227 En 1814, c’est la noblesse de 1790 qui est restaurée, pas celle de 1789 !228 Barante, préfet de Nantes, futur conseiller d’État et historien des ducs de Bourgogne, cité par WARESQUIEL,op. cit., p. 52.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 128: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

fut l’opposition du roi aux orientations décentralisatrices229 des ultras230.Mes prédécesseurs n’ont pas assez réfléchi sur ce point. Quoi qu’il en soit,comme nous l’avons vu dans la première partie et rappelé dans la seconde,le recrutement local était totalement insuffisant pour assurer la protectiondu territoire frontalier qui nous concerne.

Mais, pour recentrer notre sujet, ces légions « françaises » étaient-ellestrès différentes de la légion roussillonnaise ? Si l’étude exhaustive des uni-tés affectées dans le département nécessite des travaux plus approfondis, ilparaît intéressant de procéder d’ores et déjà à une analyse sociologiquerapide de la légion du Gers, celle qui a été affectée le plus longtemps dansles Pyrénées-Orientales.

La légion du Gers fut organisée231 à partir de novembre 1815 autour desix compagnies provisoires formées de militaires de l’ancienne armée232,auxquels furent adjoints les nouveaux engagés volontaires : en janvier 1816un bataillon de 402 hommes était organisé, en juillet la levée du deuxièmebataillon était achevée et la légion considérée comme « active ».

Pour les officiers une approche qualitative du registre de notation233, en sebasant sur l’inspection de 1818 permet d’observer qu’en apparence les rangssubalternes présentent la même structure sociale que ceux de la 65e légion,avec cependant une majorité d’officiers nés dans le Gers. Les officiers supé-rieurs présentent les mêmes types de contrastes que ceux des Pyrénées-Orientales : par exemple, le colonel Nicolas Noël de Gueurel, 47 ans en 1818,né dans l’Eure, est, malgré sa particule, un ancien volontaire de 1791 et unsoldat de l’An II devenu colonel en 1813 après avoir fait les campagnes de1805, 1806-1807, 1809 et 1812 à la Grande Armée. Sa conduite et ses opi-nions sont « bonnes », sans plus ; alors que le lieutenant-colonel, le baron duBois d’Escordal, 37 ans, natif des Ardennes, a émigré dès 1791, s’est engagédans la légion de Rohan et a servi le Royaume Uni de 1794 à 1814, principa-lement aux Antilles. De conduite et d’opinions « excellentes », le baron a étégarde du corps de Monsieur en 1814. On peut penser qu’entre les deuxhommes l’atmosphère était aussi cordiale qu’entre un ancien de la divisionLeclerc et un officier pétainiste de l’armée d’Afrique…

147

229 Mais E. de WARESQUIEL exagère peut-être, op. cit., p. 56, quand il fait de la loi de 1818 un élément d’une« révolution royale » visant à capter au profit du trône le legs de la période révolutionnaire.230 Pierre ROSANVALLON (in La monarchie impossible, op. cit.) rappelle que le mot « décentralisation » appa-raît dans le vocabulaire ultra en 1829. Hugues DE CHANGY (in Le mouvement légitimiste sous la monarchie deJuillet (1833-1848), Rennes, PUR, 2004) souligne que le concept reste central dans la pensée légitimiste, toutcomme Stéphane Rials dans son « Que sais-je » sur le Légitimisme. En passant, rappelons que le « parti » ultrafut, sous la Restauration, le premier embryon de parti politique parlementaire de notre histoire.231 Voir notice du registre 33 Yc 55 : matricule de la légion départementale du Gers.232 Nathalie PETITEAU: « La Restauration face aux vétérans de l’Empire » in Coll. Repenser la Restauration, Paris,Nouveau Monde, 2005, p. 31-43, qui résume un livre déjà cité, au sujet du réemploi de certains militaires.233 SHD/TERRE 2 Yb 1326 : Notes d’inspection des officiers des légions du Gers, de la Gironde et de l’Hérault(1816-1820).

QUENTIN CHAZAUD

Page 129: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

En revanche, pour la troupe de la 30e légion234, sans aller aussi loin dansle détail que pour la 65e, nous avons procédé à une analyse quantitative àpartir d’un échantillon de 10 % des immatriculés, prélevé au hasard.Écartant les sous-officiers rattachés à l’état-major de la légion, nous avonsprélevé 117 cas individuels sur 1 169 inscrits. Les critères suivants ont étéretenus : origine géographique, mode d’incorporation, origines socioprofes-sionnelles et âge à l’incorporation. Le but étant de voir s’il existe des dif-férences significatives avec la troupe de la légion des Pyrénées-Orientales.

Tableau 9: origines géographiques de la troupe de la 30e légion (novembre 1815-août 1819):

Si les proportions citadins/ruraux sont « normales » et comparables àcelles de la 65e légion, on remarque en revanche que l’immense majorité desrecrues provient bien du département, c’est un indice supplémentaire de lamauvaise intégration des Pyrénées-Orientales : dans le Gers, département« de l’intérieur », en voie d’assimilation à une identité « française » (mêmes’il faut attendre la IIIe République pour obtenir une homogénéité linguis-tique et culturelle), le recrutement est aisé. De plus, les volontaires ouconscrits (après 1818) sont mieux nourris que ceux d’un département demontagne et sont donc moins sujets à être réformés pour inaptitude phy-sique. Fait curieux : trois des militaires venant d’autres départements sontoriginaires des Pyrénées-Orientales et se sont engagés à Perpignan, ce quiétait en principe rigoureusement interdit.

Ce premier tableau nous renforce dans l’opinion que le recrutement dela 65e légion était atypique, mais il faudra procéder à d’autres sondagespour la confirmer.

Tableau 10: modes d’incorporation des recrues de la 30e légion:

On constatera que contrairement aux Pyrénées-Orientales on trouve dansle Gers suffisamment d’anciens soldats de Napoléon à maintenir sous lesdrapeaux pour les distinguer des « vrais » volontaires : ils sont même le

148

234 SHD/TERRE 33 Yc 55.

CAHIERS DU CEHD N° 30

citadins du Gers ruraux du Gers autres départements étrangers

20 (17 %) 83 (71 %) 13 (11 %) 1 (1 %)

Soldats de l’Empire Engagés Appelés post 1818Remplaçantspost 1818

50 (43 %) 29 (25 %) 28 (24 %) 10 (8 %)

Page 130: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

groupe majoritaire, ce qui tendrait à indiquer que l’insoumission étaitfaible dans le Gers sous l’Empire, mais aussi que l’administration, quandelle disposait d’hommes de troupe « indigènes » aptes à continuer le ser-vice, n’était pas très prompte à « épurer » au risque de se priver d’hommesexpérimentés. D’autres sondages permettront d’affiner.

Tableau 11: origines professionnelles des soldats et sous-officiers de la 30e légion

Notons qu’il n’y a aucun fermier ou vigneron, catégories prévues dansma grille. Même s’il y a 16 % de « sans profession », il convient de consta-ter que le recrutement est nettement supérieur socialement à celui desPyrénées-Orientales : cela s’explique par la part importante de conscrits del’Empire maintenus sous l’uniforme, seul un quart de l’effectif provenantdes volontaires postérieurs à 1815, c’est-à-dire d’hommes en difficulté éco-nomique. Le groupe majoritaire des « laboureurs » correspond aux petitspropriétaires paysans, pas assez riches pour acheter un remplaçant sousNapoléon, et trop robustes pour être rendus à leurs foyers sous Louis XVIII.Cette légion, contrairement à la 65e, où dominent les volontaires, n’est ni« prolétarienne », ni « royaliste ». C’est en revanche une unité expérimen-tée constituée d’hommes solides.

Tableau 12: Âge à l’incorporation des recrues:

En cohérence avec la 65e légion, les hommes de la 30e sont majoritaire-ment jeunes. Ce n’est pas surprenant : Nathalie Petiteau rappelle235 que lamajorité des soldats les plus vieux furent mis d’office à la retraite par laseconde Restauration, dont tous ceux âgés de 50 ans ou plus. Les ancienssoldats d’Empire sont ainsi plus souvent des « conscrits de 1813 » ou des« Marie Louise » que des « vieilles moustaches », ce qui ne les empêche pasde savoir (bien) se battre.

Cette rapide étude, reposant sur un échantillon limité, nous a cependantpermis de montrer de grandes disparités régionales dans le recrutement deslégions, ce qui peut contribuer à expliquer l’abandon de ce système. Ilconvient désormais de conclure notre article.

149

235 On approfondira par Lendemains d’Empire, op. cit.

QUENTIN CHAZAUD

ouvriersagricoles

métayersLabou-reurs

artisansCommerçants

Domesti-ques

autressansprofession

4 (3 %) 1 (1 %) 48 (41 %) 23 (20 %) 8 (7 %) 6 (5 %) 8 (7 %) 19 (16 %)

18-23 ans 24-29 ans 30-35 ans 36-41 ans + de 41 ans

74 (63 %) 22 (19 %) 13 (11 %) 5 (4 %) 3 (3 %)

Page 131: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

« La critique contre-révolutionnaire replace la société au centre du dis-cours politique après le discrédit, tangible dès 1794, de la Raison raison-nante236. » Par ces mots, Marcel Gauchet nous plonge au cœur du sujet, enreprenant la problématique qui est au centre de presque toute l’œuvre deRosanvallon : la résistance de la société à la « normalisation » jacobine237 etle désir de décentralisation qui se manifeste dès la Restauration et seconcrétisera sous la présidence de François Mitterrand. À plusieurs reprisesnous avons replacé la « départementalisation » du recrutement et celle, pro-jetée mais pas réalisée, des affectations, dans le contexte de l’oppositionentre la politique royale et l’idéologie ultra. L’étude nous a permis de voirque les ordonnances de 1815 correspondent à « l’air du temps » tel qu’ex-primé par Chateaubriand en 1814238 : plus de conscription et nostalgie des« provinces ». Mais la loi de 1818, entre autres, signe la récupération par letrône restauré de la machine administrative napoléonienne : l’État, mêmebourbonien, continuait à se construire contre la société tout en s’en décla-rant le régulateur.

L’étude d’un exemple régional d’application des réglementations mili-taires nous a montré l’inadaptation entre les théories politiques dominantesà l’issue de la terreur blanche et les impératifs de défense du territoire. Ellenous a aussi rappelé que l’étude des forces armées sous la monarchie cen-sitaire permettait l’approche d’une société fragmentée, que ce soit auniveau intrarégional par comparaison entre armée et garde nationale, ou defaçon interrégionale par la comparaison de deux légions. Enfin elle permetde commencer à remettre en cause les chapitres consacrés, dans les syn-thèses d’histoire militaire du XIXe siècle, à l’armée de la Restauration,ayant déjà établi une erreur flagrante communément répandue par manqued’examen des sources primaires. Il est encore trop tôt pour dire si l’arméefut sous l’ensemble des régimes censitaires un média d’intégration tantsocial que national, mais nous pouvons dire que ce n’était pas le cas sur letemps court, mais mouvementé, précédant la mise en application de la loiGouvion Saint Cyr, surtout dans le cas d’un département éprouvé par lapériode révolutionnaire.

150

236 Remarque au sujet de Louis de Bonald in M. GAUCHET, La condition historique, Stock, Paris, 2003, p. 243et 244. Pour Bonald on se reportera à l’article de G. GENGEMBRE « Littérature et politique, ou Bonald, un déçude la Restauration » in Repenser la Restauration, Paris, Nouveau Monde, 2005, p. 103 à 113. Dans le mêmerecueil on consultera l’article de Pierre GLAUDES sur le savoisien (sujet du duc de Savoie, roi de Sardaigne)Maistre, « Joseph de Maistre face à la Restauration », pages 87 à 102. On lira toujours avec profit J. de MAISTRE, Écrits sur la Révolution, Paris, PUF, 1989. Outre l’ouvrage déjà cité de Jean Clément. MARTIN, on se reportera au collectif sous sa direction : La Contre-Révolution en Europe (XVIIIe-XIXe siècles).Réalités politiques et sociales, résonances culturelles et idéologiques, Rennes, PUR, 2001 ; dont l’article deM. BIARD, « Terminer la contre-révolution ? La colonne Louis XVIII à Calais, symbolique et enjeux », p. 241à 254.237 Pour la longue durée, voir Pierre ROSANVALLON, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1989.238 F. R. de CHATEAUBRIAND, De Buonaparte et des Bourbons, rééd. Paris, Arléa, 2004. Les pages 31 à 38contiennent des critiques virulentes contre la conscription.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 132: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

IMPLANTATION ET ACTIVITÉ COMMUNISTES DANS L’ARMÉE

FRANÇAISE DE 1926 À 1939PAR GEORGES VIDAL1

Dans sa période de formation, le mouvement communiste accorde unegrande importance à l’antimilitarisme. Ainsi, parmi les 21 conditions d’adhé-sion au Komintern établies en 1920, quatre d’entre elles font référence àl’antimilitarisme révolutionnaire, en particulier la quatrième qui prescrit de« poursuivre une propagande énergique et méthodique dans l’armée ». Dansles faits, la plupart des partis communistes ne mèneront qu’une activitéantimilitariste limitée, et a fortiori, ne chercheront pas à agir en permanenceau sein de l’institution militaire. Seul le Parti communiste français serachargé par Moscou de consacrer durablement un effort important à la luttecontre la défense nationale, en particulier par l’implantation de cellulesdans l’armée, une activité baptisée travail militaire qui apparaît en 1926.L’abandon de l’antimilitarisme révolutionnaire au milieu des années 1930puis le ralliement du PCF à la défense nationale ne l’empêcheront pas demaintenir des cellules dans les régiments jusqu’en 1938.

L’étude de cette période d’implantation communiste dans l’armée fran-çaise se heurte à un sérieux problème de sources : les sources internes aumouvement communiste concernant l’activité dans l’armée sont relati-vement précises entre 1926 et 1928, ensuite elles deviennent lacunaires,puis disparaissent après 1934 ; quant aux sources policières et militaires,elles sont très disparates, incomplètes et pour certaines difficiles d’accès.Par conséquent, il n’est pas possible de faire une synthèse exhaustive del’action menée par le Parti communiste dans l’armée. Les données exploi-tables permettent seulement de dégager des tendances générales et de cer-ner un certain nombre de caractéristiques de l’action communiste au sein del’institution militaire.

Cette action se divise en deux temps : entre 1926 et 1934, le travail mili-taire est conçu pour aboutir à la désagrégation de l’armée ; puis de 1934 à1938, il est officiellement destiné à favoriser la « républicanisation » del’armée, ce qui correspond en fait à l’application du mot d’ordre kominter-nien d’armée populaire.

151

1 Communication présentée par Georges Vidal devant la commission d’histoire socioculturelle des armées, le11 mars 2004.

Page 133: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

LE « TRAVAIL MILITAIRE » POUR DÉSAGRÉGER L’ARMÉE (1926-1934)

L’antimilitarisme communiste postérieur à 1925 est très différent decelui qu’a pratiqué le PCF durant ses cinq premières années d’existence.Durant cette période, malgré le contenu des 21 conditions d’adhésion auKomintern2, l’antimilitarisme n’est une priorité, ni pour la direction duKomintern, ni pour celle du PCF. Il prend surtout un caractère conjoncturel,en réaction à l’occupation de la Ruhr et à la guerre du Rif. En dehors de cesdeux temps forts, il garde une importance limitée et ses caractéristiquesrestent proches de l’antimilitarisme d’avant-guerre3. Au total, cet antimili-tarisme se pratique surtout en dehors des casernes, le PCF ne cherchant pasvéritablement à développer une implantation dans l’armée, excepté dans lamarine de guerre où plusieurs cellules paraissent exister, ainsi que dans lesunités envoyées dans la Ruhr.

Après 1925, l’antimilitarisme révolutionnaire occupe au contraire uneplace centrale dans la stratégie du Komintern. Les directives qu’il donne àses différentes sections sont alors inspirées de la tradition bolchevik d’a-vant-guerre qui envisageait surtout l’activité antimilitariste selon une pers-pective insurrectionnelle. Cette mutation est liée au tournant amorcé àcette époque par la direction soviétique qui redoute de plus en plus uneguerre d’agression contre l’URSS. Cette crainte amène les dirigeantssoviétiques à faire de l’antimilitarisme dans les puissances capitalistes unearme de défense de l’Union soviétique : dissuasive en temps de paix, offen-sive en temps de guerre. En particulier, l’échec des opérations militairesalliées en Russie pendant la guerre civile a convaincu les dirigeantscommunistes que les « armées impérialistes » étaient très vulnérables faceaux actions de propagande et que de ce fait, elles pouvaient difficilementmener des guerres contre-révolutionnaires à grande échelle. La Franceétant à cette époque la première puissance militaire du monde, les diri-geants communistes visent surtout à affaiblir l’armée française par l’action

152

2 Dans les 21 conditions imposées au PCF lors de son adhésion à la Troisième Internationale, l’antimilitarismeoccupe une place notable. Plusieurs de ces conditions, les 4e, 6e, 8e et l4e, font référence, sous une forme plusou moins explicite, à l’obligation pour le PCF de mener des actions antimilitaristes. Contrairement à ce que l’onpeut lire parfois, le contenu antimilitariste des 21 conditions ne se réduit donc pas seulement à la quatrième quiprescrit au PCF de « poursuivre une propagande énergique et méthodique dans l’armée. » Toutefois, la portéede ce texte doit être relativisée, car son contenu a été volontairement durci pour des raisons conjoncturelles etinternes au mouvement communiste.3 Le livre de Jacques Doriot écrit en 1923, L’Armée et la défense du capitalisme, donne un bon aperçu de l’an-timilitarisme du PCF durant cette période. Il insiste surtout sur le rôle répressif de « l’armée de classe » et surles souffrances des soldats durant le service. Par contre, il n’envisage pas l’organisation de mouvements reven-dicatifs de soldats ou la création de cellules communistes dans l’armée. Il présente un long catalogue de reven-dications, relativement modérées comparées à celles soutenues quelques années plus tard et qui ne sont pasfranchement tournées contre le corps des officiers. Parmi celles qui seront abandonnées après 1926 : droit pourles militaires de se syndiquer ; pas de soldats blancs aux colonies, pas de soldats de couleur en France. Pouréviter que dans les deux cas, ils ne soient utilisés dans la répression, « que chacun reste chez soi » (JacquesDORIOT, L’Armée et la défense du capitalisme, Paris, Librairie de l’Humanité, 1923, 36p).

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 134: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

antimilitariste4. Par conséquent, le PCF est la section du Komintern la plusdirectement concernée par l’antimilitarisme.

Cette mutation de l’antimilitarisme communiste vers 1925-1926 entraînel’apparition en France de nouvelles pratiques : mise en place d’un véritable« appareil » antimilitariste, tactique de « noyautage » des régiments et« actions de masse » en dehors de l’armée. Par ses dimensions, ses objec-tifs et les moyens employés, l’antimilitarisme antiguerre présente en faittoutes les caractéristiques d’une véritable politique militaire : il s’inscritdans une perspective de guerre, s’intègre dans une stratégie internationalede défense de l’URSS, se donne pour objectif d’affaiblir l’armée capitalistedès le temps de paix puis de la désagréger durant le conflit pour ouvrir lavoie à l’insurrection et finalement créer une armée rouge française. La créa-tion de cellules communistes dans les casernes et la diffusion d’une presseclandestine parmi les soldats doivent permettre de favoriser le déroulementde ces processus. Ainsi, à partir de 1926, le PCF va donc mettre au centrede son activité antimilitariste la création de cellules dans les régiments.Mais à partir de l’année 1928, leur rôle est relativisé : on peut donc distinguerune période volontariste de deux ans puis une phase de régression partielle.

La période volontariste (1926-1928)

Mise en place de l’appareil antimilitariste

Pour mener son activité dans l’armée, baptisée travail militaire, le PCFcrée une organisation spécifique qui fonctionne à la lisière du parti et sousl’autorité de sa direction nationale5. Mise en place dans le courant de l’an-née 1926, elle est développée jusqu’à l’été 1928. La création de cet orga-nisme illégal a été facilitée par l’expérience acquise et les moyensorganisationnels et matériels déjà employés au cours des campagnesmenées contre l’occupation de la Ruhr en 1923 et contre la guerre du Rif de1925 jusqu’au début de 19266.

153

4 Même si la France se montre très hostile à l’URSS durant cette période, non seulement elle ne prépare aucu-ne agression contre la République des soviets, mais n’envisage de le faire ni à moyen ou long terme. Cf. ThierrySarmant, « Les plans d’opération français en Europe centrale de 1920 à 1939 », Revue historique des Armées,A, n° 4, 1999, p. 16. Sur la hantise d’une guerre d’agression parmi les dirigeants soviétiques de cette époque,et en tout premier lieu chez Staline, Cf. Silvio PONS, Stalin et la guerra inevitabile, 1936-1941, Turin, Einaudi,1995. Oleg KHLEVNIUK, « The reasons for the “Great Terror”. The Foreign-Political Aspect », dans Silvio PONS,Andrea ROMANO (sous la direction de), Russia dans the Age of Wars, 1914-1945, Milan, Fondazione Feltrinelli,2000, p. 159-170.5 L’activité anti qui relève à la fois du PCF et des JC, a certainement constitué un enjeu important à la fin desannées 1920 dans les conflits internes à la direction du PCF.6 Dès la fin de 1923, le Komintern avait donné au PCF des instructions pour qu’il organise son activité antimili-tariste. Cf. Programme de travail et d’action du Parti communiste français dans Quatre premiers congrès mon-diaux de l’Internationale communiste, Paris, F. Maspéro, 1975, p. 201. L’étude de l’antimilitarisme du PCFentre 1920 et 1925 reste à faire. Les campagnes antimilitaristes organisées entre 1923 et 1925 ne reposent passur un appareil aussi structuré que celui mis en place en 1926. De plus, les actions menées dans l’arméesemblent être restées très limitées durant cette période, l’action antimilitariste reposant surtout sur des mobili-sations organisées hors de l’armée par les Jeunesses communistes.

GEORGES VIDAL

Page 135: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Comparé à la taille modeste du Parti communiste de cette période, cetorganisme clandestin a pris des proportions relativement importantes.Ainsi, l’ensemble des fonds affectés à l’action antimilitariste aurait repré-senté 8 % du budget du PCF7, un chiffre particulièrement élevé, significa-tif de l’importance qu’elle occupe dans la politique du parti.

L’appareil conspiratif, appelé plus couramment appareil anti, est diviséen régions. Dans ce cadre spatial, l’organisation anti comprend deuxensembles étroitement reliés entre eux : l’appareil militaire et, placé sous satutelle, l’appareil civil. L’ensemble est dirigé de la base au sommet par unehiérarchie de troïka.

L’appareil militaire est organisé sur deux plans différents :

1) L’appareil proprement dit est composé de permanents du parti quisont spécialement affectés au travail anti. Leur nombre a fluctué entre huitet six. Dans tous les cas, une troïka située à Paris, baptisée le Centre, jouele rôle de direction nationale. Elle comprend le technique8 qui assure ladirection politique de l’appareil antimilitariste9, un responsable de lapresse antimilitariste et un dactylographe. Les autres permanents sontrépartis dans les régions10. La région parisienne et la Rhénanie, disposentsans interruption d’un permanent mais dans les autres régions, on constateune certaine instabilité du fait de changements fréquents d’affectation.

2) Les cellules de caserne regroupent des militants sous les drapeaux. Enprincipe, leur recrutement doit être facilité par un recensement11 préalabledes conscrits, membres du PCF ou des JC. Dans le cas où un soldat commu-niste est en relation avec l’appareil antimilitariste, mais se trouve isolé dansson unité, il est considéré comme une liaison.

154

7 Albert VASSART, Mémoires, partie IV, 1931-1934 (non paginé) (cité par Jean-Max GIRAULT, Le Parti commu-niste français et l’institution militaire dans la société française 1925-juin 1940, thèse de 3e cycle, Paris VIII, 1984,p. 347). Les versements faits aux responsables du travail anti, comme pour les autres appareils spéciaux,avaient la priorité sur tous les autres.8 Jacques Varin énumère une liste de techniques qu’il semble donner correctement dans l’ordre chronologique:« Simon Rolland (Marius), François Chasseigne, Raymond Guyot, André Grillot, Pierre Rougier, François Billoux,Blanc, etc. » (Jacques VARIN, Jeunes comme JC, Paris, Éditions sociales, 1975, p. 114), soit en moyenne uneannée d’exercice sur le poste. Cette rotation assez rapide paraît a priori surprenante car cette responsabilité étaitdifficile et l’efficacité à la remplir dépendait largement de l’expérience accumulée. Elle est en fait révélatrice dumanque chronique de cadres qui provoque leur utilisation intensive dans diverses responsabilités.9 De l’été 1930 à l’été 1931, ce poste est divisé en deux : F. Billoux exerce la direction politique et son subor-donné, P. Rougier assure la direction technique (Archives russes d’État d’histoire politique et sociale, ci-aprèsRGASPI-Moscou, 495/270/1066, p. 28).10 Par exemple, à partir de décembre 1929 et jusqu’en mars 1930, P. Rougier, installé à Tours, est chargé d’or-ganiser l’appareil militaire de six régions. (RGASPI (Moscou), 495/270/1066, p. 27).11 Le recensement doit concerner aussi les réservistes. Dès 1926, L’Humanité mène une campagne appelant lesréservistes communistes à envoyer leur adresse au quotidien. (Bibliothèque marxiste de Paris, ci-après BMP,bob177, rapport du 1er août 1926, p. 5).

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 136: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Des cellules existent également dans la marine mais l’implantationcommuniste y reste très faible, en particulier après la vague de répressionde la fin de l’année 1925 et du début de 1926. En 1927, seules cinq cellulessont recensées, mais aucune n’est présente sur une grosse unité de la flot-te12 et, en 1928, il n’y a que sept militants communistes actifs, membres duPCF ou de la Jeunesse communiste, dans toute la marine française13.

L’appareil civil fonctionne à l’extérieur des casernes. Il est composé demilitants civils qui appartiennent aux structures locales du parti. Cet appa-reil est en principe organisé selon deux degrés distincts constitués en troï-ka14 : les comités régionaux (CR) et les comités locaux (CL). Ces derniersdisposent de quelques militants du rayon chargé de s’occuper de l’action endirection des casernes du secteur. Ainsi, en application de ses règles defonctionnement, l’appareil civil de Rhénanie est constitué de militants alle-mands du KPD.

L’étroite articulation entre l’appareil militaire et l’appareil civil permetde faire le lien entre le Centre et les cellules de soldats qui constituent lefondement du travail antimilitariste dans l’armée. Ces cellules ne sont pasconçues comme des structures dormantes, attendant de passer à l’actionlorsque le contexte devient favorable, c’est-à-dire en cas de crise politiquemajeure ou d’éclatement de la guerre. Au contraire, elles sont destinées àagir en permanence aussitôt constituées afin « d’influencer l’ensemble durégiment [...] [et non de] se replier sur elle-même pour mener une tranquillepetite vie de famille15 ».

Pour créer une cellule, il faut qu’au moins deux liaisons existent déjàdans un même régiment. Pour établir une liaison, soit le Centre signale auCL l’arrivée à la caserne d’un membre du parti qui a été recensé commeconscrit, soit le CL s’efforce de recruter des soldats par contact individuel.Par conséquent, l’appareil militaire peut comprendre des soldats qui n’é-taient pas membres du PCF avant leur incorporation.

Dès qu’une liaison a été établie dans une unité, l’objectif est d’en faireune deuxième pour créer alors une cellule. L’effectif maximum d’une cel-lule de soldats est de cinq membres. Au-delà de ce chiffre, une seconde cel-lule doit être mise en place. Dans le cas où plusieurs cellules seraientconstituées dans un régiment, il faudrait alors les organiser en fonction dessubdivisions du régiment, c’est-à-dire en cellule de compagnie, en cellulede bataillon, etc…16

155

12 BMP, bob177, rapport sur le travail anti, 1er janvier 1927, p. 38.13 BMP, bob301, plan du Centre, juillet 1928, p. 107.14 BMP, bob301, plan du Centre, situation actuelle de l’appareil, juillet 1928, p. 94.15 Ibid. Pour un aperçu des consignes données aux militants communistes sous l’uniforme, Cf. J-M. Girault, op. cit., p. 527-528.16 Ibid, Sur la création et le développement des cellules de caserne, p. 89.

GEORGES VIDAL

Page 137: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Le succès du recrutement, de même que l’influence de la cellule dans lesrégiments, reposent d’abord sur sa capacité de propagande, en particulier ladiffusion de la presse communiste dans les casernes. Par conséquent, lePCF s’est doté d’un système de presse antimilitariste très complet quicomprend trois catégories de journaux. Il y a d’abord les journaux généra-listes qui possèdent une rubrique antimilitariste, tels L’Avant-garde, l’heb-domadaire de la Jeunesse communiste, les hebdomadaires régionaux duparti, et surtout le quotidien L’Humanité. Sa rubrique antimilitariste, étroi-tement liée à l’activité des cellules implantées dans les casernes, joue lerôle de « vitrine » de l’appareil militaire, ce qui lui confère une placeimportante dans le dispositif antimilitariste du parti. Elle est pour l’essen-tiel constituée de lettres envoyées par des soldats au quotidien communistepour se plaindre de la dureté de la discipline, des conditions matérielles dela troupe ou du déroulement des manœuvres.

Par ailleurs, le PCF possède une presse antimilitariste spécialisée quicomprend plusieurs journaux, légalement déclarés dans les premièresannées17, et qui sont en principe imprimés avec une périodicité régulière. Leprincipal d’entre eux est le bimensuel La Caserne18 qui est destiné à la dif-fusion dans l’armée, et le second Jean Le Gouin, qui s’adresse aux marins.S’ajoute à ces deux publications, la sortie plus épisodique ou éphémère dejournaux, tels Le Réserviste, L’Aviateur, Le Conscrit et Le Libéré, ce dernierétant publié à chaque libération du contingent19. Cette presse nationale dontla publication est placée sous la responsabilité du Centre est complétée parla parution de plusieurs journaux de casernes.

Ceux-ci, qui se présentent sous la forme de feuilles ronéotées rectoverso, sont produits localement et supposent une collaboration étroite entrela cellule du régiment et le CL. Ces journaux, qui portent des noms d’inspi-ration communiste, tel La Sape rouge, ou plus fréquemment d’une tonaliténeutre comme L’Écho des casernes, ont une existence souvent éphémère.Leur fragilité est symptomatique des résultats limités du travail militaire.

Parmi les rapports rédigés par la direction de l’appareil militaire, le plusprécis date de la fin du premier semestre 1928, permettant ainsi de tirer unbilan des résultats obtenus deux ans après la mise en place du travail anti.

156

17 La publication de ces journaux n’a pas été toujours légale. Par exemple, le Conscrit a paru illégalement à par-tir d’une date indéterminée pour redevenir légal à partir de 1934 (RGASPI (Moscou), 495/18/992a, sténogrammede la réunion du 2 juin 1934 chez Manouilsky, p. 36). La Caserne a paru légalement jusqu’en juillet 1929, ensui-te elle a été imprimée clandestinement jusqu’à sa disparition.18 Apparu en 1924, lors de l’occupation de la Ruhr, La Caserne a eu des éditions spécialisées dont on ne peutpréciser ni le tirage, ni la fréquence : La Caserne de Rhénanie, La Caserne arabe et La Caserne coloniale. Leurexistence est signalée par Jacques Varin (op. cit., p. 114).19 Ces titres sont donnés par Varin, mais il ne donne aucune précision sur les chiffres et les années de tirage.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 138: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Bilan de l’activité anti en 1928

Durant le premier semestre de 1928, l’appareil militaire qui est divisé en26 régions, compte sur le territoire de la métropole, sept permanents20 dontun en Afrique du Nord, 62 cellules et 57 liaisons dans l’armée21, deschiffres qui, à l’échelle du territoire, restent très modestes22. L’effectif descellules n’est pas fourni. En admettant qu’en moyenne, chaque cellulecompte de trois à quatre membres23, le nombre de militants communistesorganisés dans les casernes serait compris entre 250 et 30924. Cette implan-tation d’une ampleur limitée se révèle très inégale et déséquilibrée. Sur 26régions, 5 seulement possèdent au moins 5 cellules et 16 n’en possèdentaucune. Par conséquent, une majorité de régions ne possède aucune celluleorganisée et 6 d’entre elles sont même dépourvues de toute implantationpuisqu’elles ne possèdent pas une seule liaison.

Les régions, où la présence communiste dans les régiments est la plusforte, sont la région parisienne, nettement en tête, avec 14 cellules et 18liaisons, et ensuite les régions de Lyon25, Metz, Bourges, Périgueux et la21e région. Cette répartition est nettement déséquilibrée, car, mises à part larégion parisienne et une partie de la Lorraine, les régions stratégiques àfortes concentrations de troupes, le Nord, l’Alsace, la Rhénanie et, secon-dairement, les Alpes-Maritimes et les Basses Alpes, apparaissent commedes zones de faiblesse. La Rhénanie où toute implantation a totalementdisparu, fait figure de cas particulier, tant l’effondrement de l’appareil mili-taire est spectaculaire. Cette région, politiquement très sensible, tant pourla France qu’au plan international, constitue donc un enjeu symbolique pourle Komintern. Pourtant, après des années d’efforts, l’antimilitarisme enRhénanie débouche sur un échec.

157

20 Le projet de budget pour 1928 est établi sur cette base. (RGASPI (Moscou), 517/688, plan de travail du centre, proposition de budget adressée au secrétariat du parti, le 15 décembre 1927) Aucune information n’estdonnée sur la localisation des trois permanents de province.21 BMP, bob 301, situation actuelle de l’appareil, juillet 1928, p. 94.22 S’ajoutent à ces chiffres, ceux de la marine. À leur sujet, il faut noter que, selon les sources, la classificationentre cellules et liaisons fluctue et que les appréciations portées sur l’importance des forces militantes sontcontradictoires. Je ne les ai donc pas comptabilisés ici.23 Cette estimation repose d’une part sur un effectif moyen par cellule en 1927 de 3,6 membres. D’autre part,l’effectif d’une cellule ne doit pas en principe dépasser cinq membres. Il est probable que cette règle n’est pastoujours respectée. Ainsi, Billoux rapporte avoir organisé 15 soldats lors de son service militaire dans une seulecellule. (RGASPI (Moscou), 495/270/80, p. 226)24 Voir en annexe les tableaux détaillés : L’appareil militaire en janvier 1927 : implantation et effectifs (annexe 1),implantation par arme et catégorie (annexe 2).25 On peut s’interroger sur le chiffre de 10 cellules dans les Hautes-Alpes, un total égal à celui de l’ensemble dudépartement de la Seine !

GEORGES VIDAL

Page 139: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Dans l’ensemble, on constate un certain renforcement de l’appareil mili-taire entre 1926 et 1928, mais il semble que la caractéristique la plus remar-quable de son évolution correspond aux fluctuations impressionnantes dunombre et de la localisation des cellules. Ceci est particulièrement net dansla région parisienne pour les départements de la Seine, de la Seine-et-Oise,de la Seine-et-Marne et de l’Oise : en janvier 1927, elle compte 6 cellules ;en juin 1927, 4 cellules ; en janvier 1928, 8 cellules ; juillet 1928, 10 cellu-les26 (sans l’Oise). Mais, pour cette dernière année, les indications pardépartement montrent une recomposition spectaculaire de la localisationdes cellules : la Seine passe de cinq à 10, tandis que la Seine-et-Oise perdses trois cellules.

Tableau 1: L’appareil militaire en région parisienne en 1928.

Cette fragilité des cellules de soldats résulte de la conjonction de troisfacteurs qui jouent d’autant plus fortement que l’effectif des cellules estfaible : tous les six mois, le flux des libérés peut provoquer le départ de tousles membres d’une cellule ou tout au moins de la majorité d’entre eux ; larépression parvient à démanteler un certain nombre de cellules ou gêne sen-siblement leur fonctionnement ; la difficulté des liaisons avec l’appareilcivil favorise la paralysie des cellules, puis leur disparition. La viabilité descellules dépend donc pour une bonne part des capacités militantes de l’ap-pareil civil local.

158

26 En région parisienne, l’appareil militaire compte 14 cellules en juillet 1928. Mais du fait du redécoupage, ellecompte neuf départements contre quatre les années précédentes.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Départements Rayons Janvier Juillet

cellules liaisons cellules liaisons

Seine CL 2e rayonCL 4e rayonCL 9e rayon6e rayon8e rayon36e rayon

5 (25) 3 (double) + 4 10 5

Seine-et-OiseCL 42e rayonCL St Germain

2 (7) 1 0 7

Seine-et-Marne

CL Melun

2 0 0

OiseCL Compiègne

1 (3) 1 ? ?

TOTAL 8 (35) 8+3 doubles 10 12

Page 140: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Tableau 2: effectifs de l’appareil civil en 1927 dans trois régions de la moitié sudde la France.

Pour 1928, les données nationales concernant l’appareil civil sont loind’être aussi précises que celles portant sur l’appareil militaire. La plupartdes régions sont considérées comme possédant un CR organisé ou en voiede construction. 50 % des CL semblent appliquer correctement les direc-tives du Centre. Mais cet optimisme est par la suite tempéré, en particulierau vu des rapports établis par région. Ainsi, dans la région parisienne où,pourtant, le travail anti semble avoir donné le plus de résultat, l’appareilcivil montre des preuves de faiblesse du fait de la disparition de plusieursCL. Au total, l’appareil civil de la région parisienne compte sept CL, troissecteurs organisés soit, en tout, 65 militants, ce qui représente un potentielmilitant a priori appréciable.

159

GEORGES VIDAL

Régions localités janvier juillet décembre

Béziers 13 34 37Tarascon 4 8 4Nîmes 9 20 22Montpellier 0 3 3Béziers 0 2 3Narbonne 0 1 3Perpignan 0 0 2

Lyon 0 7 20Lyon 0 6 15Chalon 0 1 3Bourg 0 0 1St-Etienne 0 0 1

Méditerranée 7 31 64Marseille 0 3 2Aix 2 ? 6Avignon 5 6 8Barcelonette 0 1 1Hyères 0 7 5Cuers 0 1 ?Bastia 0 4 1Ajaccio 0 9 31Nice 0 0 7Antibes 0 0 3

Total 20 72 125

Page 141: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Tableau 3: appareil civil en région parisienne en janvier 1928.

Dans l’ensemble, bien que le rapport estime que ces forces restent trèsinsuffisantes27, le PCF dispose d’une capacité d’intervention en directiondes casernes qui est loin d’être dérisoire, d’autant plus que les cadres del’appareil civil sont considérés dans l’ensemble comme des militants« sérieux et actifs28 » Il existe probablement une corrélation étroite entrel’existence de CL dynamiques et la présence de cellules « militaires » actives.

La comparaison entre 1926, 1927 et 1928 montre, d’après les rapportsinternes, un renforcement de l’appareil civil dont les structures régionalessont devenues plus nombreuses et les CL plus efficaces. Cette appréciationest confirmée par la hausse de la diffusion de la presse communiste dansl’armée, les progrès les plus nets concernant la multiplication des journauxde caserne. De 1926 à 1928, La Caserne voit son tirage augmenter de 43 %,Jean le Gouin de 20 % et les publications de régiments sont cinq fois plusnombreuses, leur progression étant particulièrement spectaculaire en 1928(Tableau 4).

160

27 Cette appréciation doit être prise avec prudence, car l’insistance à souligner la faiblesse de l’appareil civil enrégion parisienne peut-être liée à des préoccupations internes, en particulier pour souligner les carences de ladirection du PCF dans la capitale.28 BMP, bob301, rapport régional de Nancy, p. 126.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Départements RayonsTechniqueslocaux

Chefs desecteur

Groupes de diffusion.

Effectiftotal

Seine 7 3 8 (25 membres) 42CL 2e rayon 4 2 (4 membres) 12CL 4e rayon 2 2 (4 membres) 8CL 9e rayon 1 1 (3 membres) 56e rayon 0 1 1 (5 membres) 68e rayon 0 1 1 (3 membres) 436e rayon 0 1 1 (6 membres) 7

Seine-et-Oise 3 3 (7 membres) 13CL 42e rayon 2 2 (3 membres) 8CL St Germain 1 1 (4 membres) 5

Seine-et-Marne 1 1 (5 membres) 6CL Melun 1 1 (5 membres) 6

Oise 1 1 (3 membres) 4CL Compiègne 1 1 (3 membres) 4

TOTAL 12 3 13 (40 membres) 65

Page 142: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Tableau 4: Évolution de la diffusion de la presse antimilitariste destinée aux soldats de 1926 à 1928.

Dans l’ensemble, à l’été de cette année-là, l’implantation du PCF dansl’armée repose sur une base quantitative relativement étroite mais sa répar-tition est géographiquement assez diversifiée. Son appareil anti, inéga-lement structuré, à l’activité très variable selon les lieux d’implantation,affecté par des difficultés de fonctionnement et de stabilisation, paraîtcependant s’être renforcé et avoir gagné en efficacité. La direction du tra-vail anti fait donc preuve d’un relatif optimisme et envisage à court termeun renforcement sensible de l’activité dans l’armée. Pourtant, à partir dusecond trimestre 1928, la direction du Komintern ne donne plus autantd’importance au travail militaire.

Réorientation et régression relative 1929-1934

La restructuration du travail anti

Durant l’été 1928, se tient le VIe Congrès du Komintern qui consacre lamajeure partie de ses travaux à la définition d’une doctrine de « luttecontre la guerre impérialiste » dans laquelle l’antimilitarisme occupe uneplace essentielle. Cette doctrine ne place plus la création de cellules de sol-dats au centre de l’activité antimilitariste, mais privilégie au contraire« l’antimilitarisme de masse », c’est-à-dire des actions menées hors del’institution militaire, en particulier dans les usines, dans les manifestationsde rue, ainsi que par l’accent mis sur la création d’amicales de conscrits etde réserviste. L’antimilitarisme de masse occupe d’ailleurs dans Les thèsessur la lutte contre la guerre impérialiste et les tâches des communistes uneplace beaucoup plus importante que celle consacrée à l’antimilitarisme dansl’armée. Ce déséquilibre est justifié par l’importance et la multiplicité destâches que réclame l’activité antimilitariste menée hors des casernes. Cechangement d’orientation fait rapidement sentir ses effets sur les pratiquesantimilitaristes du PCF, en particulier son activité dans les casernes connaîtun certain recul après 1928.

161

29 RGASPI (Moscou), 517/688, l’activité du PCF dans la lutte contre les dangers de guerre impérialiste depuisle VIIIe Plenum de l’Internationale communiste, 12 juin 1928, p. 17. Pour 1924 et 1925, les chiffres donnés sontrespectivement de 6000 et 12000 exemplaires.

GEORGES VIDAL

La Caserne29

(tirage mensuel moyen)Jean le Gouin(tirage mensuel moyen)

Nombre de journaux de caserne

1926 15000 4000 101927 20000 4500 151928 21500 4800 50 environ

Page 143: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Au début des années 1930, l’appareil anti est restructuré avec une modi-fication dans la composition des troïka30. Au niveau national, elle regroupele secrétaire du comité central, Maurice Thorez31, le secrétaire national dela JC, Raymond Guyot, et le responsable politique du travail anti, FrançoisBilloux32. La fonction de technique national est conservée mais elle est su-bordonnée au dirigeant politique. Dans les faits, celui-ci garde vraisembla-blement le rôle principal, car il est bien peu probable que les deuxdirigeants du PCF et des JC aient suivi au jour le jour le fonctionnement del’appareil anti. De même, aux niveaux local et régional, la troïka regroupe,à chaque échelon, le principal dirigeant du PCF et de la JC ainsi qu’un tech-nique. Ces changements affaiblissent le caractère jusque-là spécialisé del’appareil anti et diminuent la relative autonomie dont il bénéficiait vis-à-vis des instances locales et régionales du parti. Dans l’ensemble, cette réor-ganisation entraîne un recul de ses capacités militantes.

Cette évolution paradoxale découle de l’application de la ligne de l’anti-militarisme de masse qui vise à faire de l’activité anti « l’affaire de tout leparti ». La restructuration des troïka, conçue pour favoriser l’osmose entrel’appareil anti et les structures ordinaires du PCF, donne à l’appareil antiun fonctionnement plus décentralisé puisque l’activité antimilitariste reposed’abord sur les structures locales et régionales du PCF qui sont désormaischargées d’organiser et d’animer les cellules dans l’armée. Par conséquent,la période de construction volontariste d’un vaste appareil anti est définiti-vement terminée.

Plusieurs indices sont révélateurs de cet affaiblissement du travail anti.D’abord, la presse nationale antimilitariste diffusée dans les casernes paraîtselon une fréquence diminuée. Ensuite, les sources communistes recon-naissent un recul du travail anti dans l’armée. Ainsi, en 1930, elles évoquentun affaiblissement des organisations clandestines présentes dans les caser-nes33, et en 1932, il est même mentionné leur quasi-disparition34. En 1933,est relevé « un recul important de la parution de journaux de casernes35 ».

162

30 C’est ce que l’on peut déduire de la description que fait Albert Vassart de l’organisation du travail anti en 1934,puisqu’il précise que cette organisation remonte à plusieurs années. Je n’ai pas trouvé d’informations précisessur cette restructuration. Bien que Varin fasse remonter ce dispositif à la mise en place du travail anti (J. VARIN,op. cit., p. 113), ce schéma n’apparaît pas du tout dans les rapports produits par l’appareil antimilitariste jus-qu’en 1928. Il est donc vraisemblablement postérieur.31 Il s’agit du principal dirigeant du parti, le poste de secrétaire général n’existant pas encore en 1929. Il est offi-cieusement créé en 1930, officiellement en 1931.32 Il occupe cette fonction de juillet 1930 à octobre 1931(RGASPI (Moscou), 495/270/80). Je n’ai trouvé aucunrenseignement sur l’identité de son successeur. D’après Varin, il s’agirait d’un dénommé Blanc. En 1933, ilsemble que Gaston Cornavin ait été placé à la tête du travail anti (José GOTOVITCH et Mikhaïl NARINSKI, LeKomintern : l’Histoire et les hommes, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2001, p. 220).33 Étienne DIGARD, « L’activité antimilitariste de masse », Les Cahiers du bolchevisme, n° 8, août 1930, p. 827.34 BMP, bob479, Le guide de l’instructeur anti n° 2, février 1932, p. 10.35 Jean SAGEOT, « Le travail antimilitariste, c’est un travail de masse », Les Cahiers du bolchevisme, n° 5,mars 1933, p 288.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 144: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Cette tendance générale n’est guère modifiée lorsque, au premier se-mestre 1934, la direction du Komintern décide une réactivation de l’antimi-litarisme dans l’armée pour des raisons de politique internationale. Lesdirigeants communistes considèrent, en effet, que cette période est marquéepar l’exacerbation des risques de guerre, surtout en Extrême-Orient et, un anaprès l’accession d’Hitler au pouvoir, par la probabilité d’une prochainerévolution prolétarienne en Allemagne. Dans la perspective d’une crise inter-nationale majeure, la priorité n’est plus seulement donnée à l’activité anti duPCF mais également à celle d’autres partis communistes, en particulier duParti communiste japonais. Malgré quelques résultats tangibles, cette tenta-tive de relance du travail militaire ne permet pas de redresser significati-vement les capacités d’action des communistes dans l’armée française.

Les seules données disponibles sur l’appareil militaire concernent lesrégions de l’Est où, à cette époque, la présence communiste dans les régi-ments est « la mieux organisée36 ». Au printemps 1934, neuf cellules et neufliaisons existent en Alsace-Lorraine et dans la zone des Ardennes,5 000 exemplaires de La Caserne y sont diffusés et cinq journaux de ré-giment sont édités. Ces chiffres semblent bien modestes, surtout si on lescompare à ceux de 1928 où, pour les régions Alsace, Lorraine et Metz, oncomptait 13 cellules et 13 liaisons. Par contre, la diffusion de La Caserneest beaucoup plus importante en 1934, représentant 25 % du total national,alors que les régions de l’Est ne représentaient que 10 % environ en 1928.

D’après ces quelques chiffres, il semble que l’appareil militaire demeuredans l’ensemble plus faible qu’en 1928 : le nombre de cellules est inférieur,l’organisation interne plus lâche. De plus, même si dans l’Est, les liaisonsentre les cellules et l’appareil semblent bien organisées, il n’en est pas demême dans toutes les autres régions de l’hexagone. Par conséquent, unebonne partie des rares cellules de casernes restent, certainement, isolées,sans directives, sans moyens et sans encadrement politique. Leur activité estalors quasi-nulle et leur existence reste surtout théorique.

Toutefois, en dépit de son caractère marginal, l’appareil anti conservedans le parti une importance non négligeable grâce aux moyens relati-vement importants dont il continue de disposer et à ses capacités militantes.En effet, les membres des appareils civil et militaire doivent faire preuved’initiative, être capables de pratiquer le secret et d’agir avec détermination.S’ajoutent également à ces qualités individuelles, la motivation idéologiqueet la formation préalable donnée aux conscrits communistes. Celle-ci leurpermet de mieux se protéger de la répression en leur apprenant les règles

163

36 RGASPI (Moscou), 495/18/992a, sténogramme de la réunion du 2 juin 1934 chez Manouilsky, p. 43. Il est frap-pant de constater à quel point, Albert Vassart, qui fait le rapport sur le travail antimilitariste en France, disposede peu de données chiffrées et reste vague sur de nombreux points. Au vue de ce rapport, il apparaît que leKomintern ne possède pas de vision d’ensemble du travail anti en France. On peut en déduire qu’il en est demême pour la direction du PCF.

GEORGES VIDAL

Page 145: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

élémentaires de sécurité. Elle les aide également à saisir les occasions favo-rables pour entraîner les soldats dans des actions collectives et pour affai-blir la discipline et la cohésion des unités.

Le recul du travail anti à partir du deuxième semestre de 1928 a vrai-semblablement entraîné une diminution du potentiel de nuisance du PCF àl’intérieur de l’armée. Cependant, dans un contexte de troubles politiques etde difficultés militaires, la présence de plusieurs dizaines de noyaux révo-lutionnaires, disséminés dans les régiments et pouvant agir de manièrecoordonnée, représentait une force potentielle de désagrégation loin d’êtrenégligeable. Ces microstructures étaient d’autant plus redoutables qu’elless’appuyaient sur l’existence d’un appareil centralisé et organisé dans l’en-semble du pays. L’ensemble de ce dispositif, formé de militants expérimen-tés, disciplinés et convaincus, constituait une arme réelle pour le PCF etpour le Komintern dans leur stratégie de lutte contre la guerre antisovié-tique. Pourtant, dans l’ensemble, l’activité et l’implantation communistedans l’armée restent très inférieures au potentiel dont semble disposer lePCF à cette époque, car le parti ne se mobilise que fort médiocrement pourappliquer l’orientation antimilitariste.

Difficultés et limites

Dans l’ensemble, les communistes ne parviennent pas à susciter unevéritable agitation dans les unités. En particulier, lors des grandes manifesta-tions annuelles du 1er août ou du 1er mai, ils échouent à entraîner des soldatsen uniforme dans les cortèges37. Cet échec est significatif du peu d’enthou-siasme des jeunes communistes à s’investir dans l’action antimilitariste.

Rapportés aux effectifs totaux du parti, les militants organisés dans l’ar-mée à la fin des années 1920 ne représentent qu’environ 0,5 % de l’ensembledes membres du PCF38. Ce pourcentage dérisoire indique que depuis samise en place, l’appareil militaire est loin d’organiser l’ensemble desjeunes communistes qui accomplissent leur service militaire. Il n’est paspossible de fournir une estimation du nombre de militants sous les drapeauxpuisque la composition du parti par âge n’est pas connue, mais, en moyenne,ses membres sont relativement jeunes. Il faut également prendre en comptele cas des soldats qui appartiennent aux cellules mais qui ont été recrutéssans être membres du PCF ou de la JC au moment de leur incorporation. Ils

164

37 Étienne DIGARD, « L’activité antimilitariste de masse », Les Cahiers du bolchevisme, n° 8, août 1930, p. 824.Cet échec est explicitement reconnu à la suite des manifestations du 1er août 1931 (« Rapport autocritique surle 1er août. Matériaux pour la Conférence nationale de février », Les Cahiers du bolchevisme, n° spécial, jan-vier 1930, p. 66.)38 Pour 1927, ce pourcentage est de 0,6 %, avec 355 soldats organisés par l’appareil militaire et 53917 adhé-rents au parti. Cette proportion est d’autant plus faible que la moyenne d’âge des membres du PCF est trèsbasse. Les effectifs des Jeunesses communistes ne sont pas connus pour cette période. Même si leur part estproportionnellement plus élevée, elle reste d’un niveau dérisoire.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 146: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

ne représentent vraisemblablement qu’une minorité mais elle tend cepen-dant à faire baisser encore la proportion des conscrits communistes quiappartiennent aux cellules de caserne. Autre indice allant dans le mêmesens, les biographies de cadres communistes ayant fait leur service durantcette période révèlent souvent leur absence d’engagement militant à lacaserne ou une activité assez faible39.

Il est vraisemblable que, sinon la majorité, tout au moins une grande par-tie des jeunes communistes n’ont pas mené d’action antimilitariste pendantla durée de leur service. Pour certains, à cause de l’isolement, pour d’autres,certainement la plupart, parce qu’ils ne souhaitaient pas y participer et fai-saient en sorte de ne pas être intégrés à l’appareil militaire. Pour quellesraisons ? La peur de la répression a certainement joué un rôle essentiel.Celle-ci est d’autant plus dissuasive que le passage dans l’armée étant parnature provisoire, les militants communistes sous les drapeaux, à moins d’a-voir de solides convictions et d’adhérer sans réserve à la ligne antimilita-riste, doivent hésiter à prendre des risques pour combattre une institutiondans laquelle ils sont de passage pour seulement quelques mois.

Ce sentiment ne peut qu’être accentué par leur scepticisme sur la possi-bilité de parvenir à influencer la masse des soldats et à l’entraîner dans desactions revendicatives. De façon plus générale, beaucoup de jeunes mili-tants communistes ont certainement éprouvé un réel malaise à suivre uneorientation antimilitariste qui heurtait leur sensibilité pacifiste, suscitantchez eux des sentiments contradictoires. Jean Bruhat résume ainsi sesréflexions de jeune soldat en 1929 : « J’éprouvais une allergie au métier desarmes. Tout se mêlait en moi : ce que j’avais tiré de la théorie communiste(conquérir l’armée), ce que j’avais retenu de mes lectures et mon aversionpour l’armée40. »

Cette réticence des jeunes communistes à s’investir dans une activitémilitante durant leur temps de service explique l’échec systématique de toutsérieux recensement des conscrits, membres du PCF et de la JC. Ainsi, en1926, le Centre n’a pu centraliser que le chiffre dérisoire de 100 adresses deconscrits41 et dans les années qui suivent, en particulier en 1933, les rappelsrenouvelés à effectuer le recensement des conscrits communistes42 montrentque la consigne n’est guère entendue. Même si cette incapacité à recensers’explique en partie par la négligence des cellules, des rayons et des directionsde région, elle résulte aussi de la mauvaise volonté des conscrits communistesà se faire enregistrer dans les rayons, certains d’entre eux allant même

165

39 Par exemple, Laurent Casanova ou Waldeck Rochet qui font leur service militaire durant cette période.40 Jean BRUHAT, Il n’est jamais trop tard. Souvenirs, Paris, Albin Michel, 1983, p. 57.41 BMP, bob177, rapport sur le travail anti, 1er janvier 1927, p. 22.42 Michel MARTY, « Pour la renaissance du travail antimilitariste de masse », Les Cahiers du bolchevisme, n° 19,1er octobre 1933, p. 1350.

GEORGES VIDAL

Page 147: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

jusqu’à fournir de fausses adresses43. Cette fuite des jeunes communistesface à leur devoir antimilitariste se retrouve également dans l’attitude desmilitants convoqués pour effectuer leurs périodes de réserve.

De même, la masse du parti, y compris la majorité de l’appareil semontrent réticents à s’engager dans l’action antimilitariste. Ainsi en 1933,la direction de l’appareil militaire se plaint d’un « abandon général de ladiffusion du matériel antimilitariste44 » et du refus de beaucoup de membresdu parti de participer aux manifestations devant les casernes. De fait, cel-les-ci restent peu nombreuses et difficiles à organiser.

Plus grave, les directions régionales ou locales se montrent dans certainscas franchement hostiles à l’activité dans l’armée. Tel est le cas de la régiondu Nord qui représentait pourtant un enjeu essentiel pour le PCF du fait deses nombreuses garnisons et de sa position frontière. Or, le travail anti s’estheurté à un véritable rejet de la part des communistes du Nord, y comprisdes cadres. Le symptôme le plus net de ce refus implicite est l’échec ren-contré dans la mise en place d’un appareil civil et la très grande difficultéà faire fonctionner l’appareil militaire. Le faible investissement du partidans l’activité antimilitariste se traduit aussi par de grandes difficultés àcréer et à faire vivre les amicales de conscrits et de réservistes. En 1933, iln’existe plus d’amicales de réservistes et seules quelques amicales deconscrits subsistent45.

Au début de 1934, après huit années d’activité au sein de l’institutionmilitaire, le PCF n’est pas parvenu à obtenir de résultats significatifs. Àjuste titre, le haut-commandement juge négligeable les effets de l’antimili-tarisme dans les régiments. Cet échec relatif n’incite guère le PCF à pour-suivre le travail militaire et son abandon progressif dans les annéessuivantes n’a guère suscité de réticence au sein du parti.

LE « TRAVAIL MILITAIRE » POUR « RÉPUBLICANISER » L’ARMÉE (1934-1938).

À partir de l’été 1934, le mouvement communiste adopte une stratégieantifasciste, baptisée politique de front populaire. Ce tournant a des effetssensibles sur la politique militaire communiste qui jusque-là centrée sur lalutte contre la guerre impérialiste, donne de plus en plus la priorité à la« républicanisation » de l’armée, en particulier pour se rapprocher de laSFIO et plus encore du parti radical. En effet, les communistes veulent fairedes questions militaires une base solide de l’entente avec les radicaux. Du

166

43 Arch. nat., F7/13119, rapport sur la Conférence de la région parisienne du PCF, le 15 mars 1931.44 Jean SAGEOT, « Le travail antimilitariste, c’est un travail de masse », Les Cahiers du bolchevisme, n° 5,mars 1933, p. 288.45 Michel MARTY, « Pour la renaissance du travail antimilitariste de masse », Les Cahiers du bolchevisme, n° 19,1er octobre 1933, p. 1351.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 148: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

fait de cette évolution vers plus de modération, le travail militaire connaîtune tendance à la marginalisation qui se conclut par sa disparition dans lecourant de 1938 lorsque la situation internationale est marquée par l’aggra-vation des risques de guerre.

L’abandon progressif de l’antimilitarisme.

Même si le PCF conserve une implantation dans l’armée, il ne cherchepas à développer le travail militaire alors que, paradoxalement, le contextegénéral devient pour lui plus favorable : à partir de 1934, ses effectifs aug-mentent et par conséquent ses capacités militantes s’améliorent ; l’aggrava-tion des tensions politiques dans le pays fait sentir ses effets dans l’armée,rendant ainsi la propagande communiste plus réceptive parmi les soldats.Pourtant lors de la campagne contre la loi des deux ans qui est menéeconjointement par les socialistes et les communistes au cours de l’année1935, ces derniers ne cherchent manifestement pas à développer l’agitationdans les casernes.

De nouveaux impératifs politiques

Les nouvelles priorités politiques du PCF réduisent ses possibilités d’ac-tion dans l’armée : d’une part, ses partenaires du front populaire étant parprincipe hostiles aux pratiques illégales, en particulier dans l’armée, lescommunistes ne veulent pas faire du travail militaire un obstacle au renfor-cement de la coalition de front populaire ; d’autre part, l’attitude du PCFvis-à-vis des cadres de l’armée connaît une sensible évolution. De l’hostilitéde principe, il passe à une position binaire en faisant désormais une dis-tinction entre les officiers « fascistes » et ceux que ne le sont pas. Les offi-ciers n’étant plus considérés comme des ennemis de classe par excellence,mais comme un enjeu dans la lutte entre les fascistes et les antifascistes, lescommunistes peuvent difficilement continuer à mener une activité subver-sive ouverte dans l’armée.

Ce changement d’attitude des communistes vis-à-vis du corps des offi-ciers a plusieurs conséquences. Ainsi, à partir de l’automne 1935, des lettresécrites par des officiers commencent à être publiées dans L’Humanité, enparticulier celle d’un major-général du service de santé qui réclame uneréforme de la médecine militaire. À la même époque, le parti donne pourconsigne à ses jeunes militants de se porter volontaires, lorsqu’ils possèdentles diplômes nécessaires, pour faire leur service militaire comme officierssubalternes ou sous-officiers. Cette décision est significative de la volontédes communistes de développer leur influence dans l’encadrement. Le PCFa-t-il cherché à faire entrer quelques-uns de ses membres ou de ses prochessympathisants dans des écoles de formation de cadres de carrière ? Cela estprobable, mais il n’en existe aucune preuve. Une note de la SCR, datée du14 mai, rapporte que la direction du Komintern aurait pris des décisions àce sujet :

167

GEORGES VIDAL

Page 149: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Le point de vue de Moscou est qu’actuellement il faut à tout prix tenter degagner certaines couches d’officiers de l’armée française. [...] Il a étéordonné [à la section militaire du parti] d’entreprendre une propagande sur-tout parmi ceux des élèves des écoles militaires et de l’École Polytechniquequi pourraient facilement devenir des sympathisants46.

Il est tout à fait probable que le PCF a encouragé de jeunes militants ousympathisants, étudiants ou élèves des préparations aux grandes écoles, à seprésenter aux concours des écoles militaires, en particulier Polytechnique.Cependant, il ne semble pas que dans les années précédant la déclaration deguerre, des officiers d’active aient appartenu au PCF, car ils auraient alorsété classés dans la catégorie des « hors cadres », réservée aux membres duparti qui occupaient des positions sensibles dans l’appareil d’État et dontl’appartenance au PCF devait rester secrète. Or, aucun cas de ce type nefigure dans la partie du fichier des cadres conservé à Moscou et examinéepar l’équipe du DBMOF47.

Quoi qu’il en soit, il apparaît nettement que le PCF n’a plus pour objec-tif de désagréger l’armée mais de développer son influence dans les struc-tures militaires du pays, sans chercher à affaiblir les capacités des forcesarmées. La consigne « de faire leur devoir et de bien servir dans l’armée dela République48 » qui est donnée aux conscrits, aux soldats et aux réservistescommunistes, s’inscrit dans cette tendance.

Dans une lettre adressée à sa femme à la fin de 1935 ou plus vraisem-blablement début 1936, le colonel de Lattre de Tassigny rapporte l’anecdotesuivante : « Je viens de dire adieu à mes réservistes. 50 % communistes.L’un d’eux, chef de cellule à Boulogne, est venu me voir dans mon bureauet m’a dit des choses touchantes pour me remercier. Que de sincérité, quede beaux sentiments forts et généreux parmi cette jeunesse. Tout ce qu’onpourrait en faire si elle était bien menée49 ! » Au printemps 1936, dans unenouvelle lettre à son épouse, il écrit : « Mes sympathisants communistestémoignent d’une valeur exemplaire. » Ce témoignage tend à confirmer queles militants communistes ont pour consigne d’effectuer scrupuleusementleur devoir militaire, que ce soit pendant le service ou au cours des périodesde réserve, sans chercher à favoriser la contestation. Mais s’agit-il de direc-tives valables dans toutes les situations, ou sont-elles applicables au cas parcas, c’est-à-dire lorsque les cadres du régiment sont jugés, selon les critèrescommunistes, républicains ou non compromis avec le « fascisme » ?

168

46 Moscou, renseignement, SCM/n° 121/2, activité communiste dans l’armée, le 14 mai 1936, p. 30.47 Cette information m’a été donnée par Claude Pennetier48 Archives d’Histoire militaire de l’État de Russie (ci-après RGVIA-Moscou), 1554 T1 (2), renseignement, n° 25.432, le 22 octobre 1936, propagande parmi les soldats, compte rendu de la réunion d’un comité antifasciste,p. 131.49 Bernard DESTREMEAU, De Lattre, Paris, Flammarion, 1999, p. 159. La date de cette lettre n’est pas préci-sément indiquée.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 150: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

D’après le colonel Rol-Tanguy, c’est à cette même époque, qu’interdic-tion est faite aux militants communistes de chanter le couplet del’Internationale qui condamne toutes les guerres et appelle à fusiller lesgénéraux50. Cet exemple montre qu’il existe de la part du PCF une réellevolonté de rompre avec la contestation frontale de l’institution militaire etque les formes du militantisme des communistes sous les drapeaux ont subiune sensible modification depuis l’été 1935. Pourtant, durant ces mêmesmois, la propagande antimilitariste, bien qu’atténuée, continue de se mani-fester, essentiellement pour critiquer les conditions de vie dans les casernes.Cependant, l’activité du PCF pour la défense des revendications des soldatsse déroule uniquement au Parlement et par des campagnes de presse. Il n’estainsi plus question de développer une agitation systématique dans les ca-sernes pour obtenir une amélioration de la nourriture.

Pourtant au deuxième trimestre 1935, la propagande communistecontinue de circuler dans les casernes et radicalise ses attaques contre « lesofficiers fascistes, agents d’Hitler51 ». Ce regain de virulence lié au contextepolitique reste toutefois circonscrit à certaines limites. En effet, alors qu’àl’automne 1935 le PCF avait lancé le mot d’ordre de « formation de comi-tés de défense de la République et de la Constitution » dans l’armée, il necherche pas ensuite à le mettre en application. Sur ce point, les communistesne dépassent pas le stade de la menace52. Cette attitude traduit donc un reculdu PCF par rapport à ses intentions initiales. Pour quelles raisons ?Probablement à cause de son isolement dans l’application de ce mot d’ordre,aucun courant de la gauche non-communiste n’ayant semble-t-il adhéré à ceprojet. Il est possible que localement quelques comités aient été créés dansdes casernes, mais il est certain que le PCF n’a pas cherché à les coordon-ner pour les transformer en mouvement national ou régional53 et que ladirection du parti ne leur a guère accordé d’importance.

Les ambitions communistes sont donc restées plus limitées que prévuesdans l’application de l’orientation antifasciste dans l’armée. Le PCF s’estborné à lui donner comme enjeu l’application de mesures « démocratiques »destinées à faire reculer l’influence du « fascisme » dans l’institution mili-taire. Ainsi le PCF réclame le droit de vote pour les militaires, la libertéd’organisation dans l’armée et le recrutement sur la base régionale54, mais

169

50 Entretien du 27 juillet 2000.51 Arch. dép. du Gard, 1M725, réunions, manifestations, propagande communiste (1923-1940), tract trouvé le16 mai 1936 dans la cour des casernes du 19e RAD et du 2e RAC.52 Lucien Sampaix, « L’armée républicaine ne doit pas être livrée au factieux », 27 février 1936, p. 8. SulpiceDewez s’était déjà exprimé de la même manière devant les députés au mois de décembre. Cf. JO, débats par-lementaires, Chambre des députés, discussion d’un projet de loi sur le recrutement de l’armée, séance du26 décembre 1935, p. 2273.53 Si tel avait été le cas, les publications communistes auraient gardé des traces de cette tentative de structu-ration.54 Ibid. Mais, comme pour le système de santé, le PCF ne propose pas de mesures concrètes à ce sujet.

GEORGES VIDAL

Page 151: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

il accorde surtout de l’importance à deux mesures particulières : une ré-forme profonde du mode de recrutement des officiers55 et, plus encore, lamodification des règlements militaires pour permettre la libre diffusiondans les casernes de la presse du Front populaire, en particulier deL’Humanité. Cette dernière revendication devient ainsi, pour une annéeenviron, le principal axe de la politique du PCF dans l’armée. Elle va doncmarquer son action dans les premiers mois du gouvernement de Léon Blum.

Prudence et agitation

L’arrivée au pouvoir du Front populaire entraîne une évolution en appa-rence contradictoire du « travail militaire » : son appareil connaît un affai-blissement, alors que l’activité communiste dans l’armée s’accroît pendantquelques mois ! Ce paradoxe résulte du caractère compliqué de la politiquemilitaire communiste au second semestre 1936.

Dès la formation du gouvernement de Blum, le PCF affiche une attitudelégaliste en annonçant qu’il abandonne toute activité organisée au sein del’armée56. De fait, la presse spécialisée, héritée des années 1920, cesse deparaître au plus tard à la fin du printemps 1936. Toutefois, le légalismerevendiqué par le PCF ne correspond que très partiellement à la réalité,puisque les appareils civil et militaire continuent discrètement de fonction-ner. Mais, l’attitude adoptée par le PCF pendant les grèves de la fin mai etdu mois de juin confirme l’adoption d’une politique foncièrement modérée,car il ne cherche manifestement pas à faire monter la pression dans lescasernes. La fréquence de parution de la rubrique « Dans l’armée » deL’Humanité n’est pas accélérée pendant la durée des mouvements sociauxet elle conserve un contenu surtout revendicatif qui ne comporte aucunappel à lier les luttes des ouvriers à celles des soldats.

Mais après la fin des grèves, le PCF commence à orchestrer une cam-pagne d’agitation politique sur le thème de la « républicanisation » de l’ar-mée. Menée au parlement et dans la presse, cette campagne qui consiste àfaire pression sur le ministre de la Guerre Édouard Daladier, est relayéedans les casernes par l’envoi de lettres ou de pétitions, reproduites dansL’Humanité, dans lesquelles « les soldats s’adressent à Monsieur Daladiercomme à un père » pour réclamer l’épuration de l’armée et l’améliorationdes conditions matérielles dans les casernes57. Les appareils civil et mili-taire orchestrent toutes ces actions. Le nombre d’envois paraît avoirculminé fin juin-début juillet, le quotidien communiste affirmant avoir reçu200 lettres en 15 jours58.

170

55 Ibid.56 « Démocratiser l’armée, c’est aussi la moderniser », L’Humanité, 5 août 1936, p. 4.57 « Les soldats s’adressent à M. Daladier comme à un père ! », L’Humanité, 15 août 1936, p. 4.58 « Et la circulaire de M. Daladier? », L’Humanité, 5 août 1936, p. 4.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 152: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Le PCF semble, en effet, avoir rencontré un certain succès auprès dessoldats en les incitant à présenter leurs revendications au ministre. Il estprobable que les auteurs de ces lettres et pétitions ne se réduisent pas seu-lement aux militants communistes sous les drapeaux. Outre la quantité decourrier publié par L’Humanité, son contenu est assez diversifié et ne repro-duit pas toujours mécaniquement le catalogue revendicatif du PCF : les unsdemandent au ministre « de placer à la tête de [leur] régiment, un colonelrépublicain », les autres de pouvoir lire la presse du Front populaire59. Danscertains cas, de véritables « cahiers de doléances » sont envoyés àDaladier60. L’Humanité publie même des plates-formes revendicatives qui,sur certains points, vont au-delà des positions du PCF, telle celle signée par142 soldats du 4e bataillon de Saint-Avold qui réclament l’élection de deuxdélégués de soldats par compagnie, la liberté de discussion politique dansles casernes et la suppression des ordonnances61.

Ce regain d’agitation communiste dans les casernes est interprété par aumoins une bonne partie du haut-commandement et de l’encadrementcomme la manifestation d’une pénétration fulgurante de la subversion ausein de l’armée. Cette conviction est corroborée par les analyses des ser-vices de renseignement. Ainsi le 2e Bureau de la région militaire de Parisaffirme qu’il « existe une cellule dans chaque corps de troupe et, dans cer-tains corps, dans chaque unité ». Cette analyse alarmiste est-elle justifiée ?Elle paraît d’autant plus étonnante que le PCF a semblé fortement réduireson activité dans l’armée depuis le printemps 1936 et a officiellementrompu avec l’antimilitarisme révolutionnaire. Peut-on alors considérer quele PCF a mené parallèlement deux politiques militaires : l’une ouverte, lé-gale, modérée dans sa forme antifasciste, républicaine et favorable au ren-forcement de l’armée ; l’autre, secrète, relevant d’une stratégierévolutionnaire souterraine de désagrégation des forces armées.

L’institution militaire « gangrenée » par les communistes?

À partir des sources disponibles, peut-on effectivement conclure à unevéritable explosion de l’implantation communiste dans l’armée et à l’exis-tence d’un plan ambitieux de noyautage des régiments ? La confrontationdes sources, éparses et partielles, ne permet d’apporter qu’une réponseapproximative à cette question.

Aucune source ne donne d’informations claires et précises sur une pro-gression sensible de l’implantation communiste dans l’armée. Les docu-ments d’origine communiste sont totalement muets sur ce point. Quant à

171

59 « L’Humanité doit entrer dans les casernes », L’Humanité, 18 juin 1936, p. 4.60 « Les soldats exposent leurs revendications », L’Humanité, 15 juillet 1936, p. 4. « Les soldats revendiquent »,L’Humanité, 3 octobre 1936, p. 4.61 « Les soldats exposent leurs revendications », L’Humanité, 15 juillet 1936, p. 4.

GEORGES VIDAL

Page 153: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

ceux provenant des autorités, en particulier des services de renseignement,ils demeurent très vagues. Ainsi, le rapport sur le moral dans l’armée en1936 se borne à signaler que « des cellules communistes existent dans beau-coup de formations » et « qu’une propagande subversive très actives’exerce sournoisement62 ». Il ressort de la plupart des documents officielsque le commandement redoute par-dessus tout le développement de l’in-fluence communiste parmi les sous-officiers et de manière plus limitéeparmi les officiers subalternes. Ainsi, une note du 2e Bureau de la régionmilitaire de Paris donne la composition de la cellule communiste de l’écolede Saint-Maixent qui compterait, au début de 1937, six sous-lieutenants63.

De leur côté, les sources communistes ne fournissent aucune informationsur la progression du nombre de cellules. Le seul indice qu’elles donnentsur une progression de l’influence communiste dans les casernes se réduit àla parution des lettres de soldats dans L’Humanité. Ainsi, en 1934, 210 uni-tés ont été citées au moins une fois, 217 en 1935 et 222 en 193664. L’année1936 se situe donc dans le prolongement d’une hausse très modérée et enta-mée déjà depuis plusieurs années. De plus, durant cette dernière année,après un « pic » pendant l’été, le nombre de lettres reçues par L’Humanitédiminue dans les mois qui suivent. Cette évolution ne reflète donc pas un« décollage » de l’influence communiste dans les régiments dans la périodequi suit l’arrivée au pouvoir du Front populaire. Dans l’ensemble, même sila parution des lettres de soldats ne réfléchit pas fidèlement la réalité del’implantation et de l’activité communiste dans l’armée, elle ne fournitaucun indice sur un développement spectaculaire de la présence organiséedu PCF dans les régiments. Cette impression est renforcée par la prise encompte d’autres sources qui incitent à conclure dans le même sens. D’aprèsle recensement effectué en 1936, 367 « propagandistes révolutionnaires »(PR) ont été incorporés dans l’infanterie en octobre 1936, chiffre fortmodeste rapporté à l’effectif total du contingent et à celui des adhérents duPCF65. Cependant, cette estimation n’est qu’indicative car le recensementdes PR n’est pas effectué avec beaucoup de rigueur, tout au moins dans cer-taines régions.

Une certaine agitation a probablement affecté les casernes et les campsdans les mois qui ont suivi l’arrivée au pouvoir du Front populaire. Mais,mis à part le commandant Loustaunau-Lacau qui évoque plusieurs cas de

172

62 Service Historique de la Défense, département terre (SHD/Terre), 7N4034, note analysant les rapports sur l’é-tat d’esprit dans l’armée en 1936, le 17 mars 1937, p. 33.63 SHD/Terre, 9N361, d. 4, note R/329 du 15 avril 1937, cellule des OEA de Saint-Maixent.64 J-M. GIRAULT, op. cit., p. 441 et 539.65 Les conscrits communistes repérés sont classés PR, c’est-à-dire « propagandiste révolutionnaire ». Leurrecensement qui relève de la compétence de la Sûreté générale de chaque département sous la responsabilitédes préfets, est ensuite centralisé par le Ministère de l’Intérieur, puis transmis au Ministère de la Guerre qui secharge ensuite d’envoyer les listes au 3e bureau de l’état-major pour faire suivre les informations recueillies auxdifférentes autorités militaires concernées.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 154: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

« mutineries » de réservistes66, les différentes sources ne rapportent aucuncas d’incidents nombreux et graves. Pour toute l’année 1936, 110 « actesindividuels d’antimilitarisme » sont relevés, chiffres qui restent très mo-destes et ne traduisent pas une dégradation spectaculaire de la discipline.D’après le général Gamelin, chef d’état-major général de l’Armée, les faitsles plus sérieux ont été « des cris dans les trains de permissionnaires, deréservistes ou de libérables ; encore, d’ailleurs, que le fait de la boisson yait joué son rôle67. » À propos des réservistes, il cite en exemple lesgrandes manœuvres de Provence et du Languedoc qui se déroulèrent peu detemps après l’arrivée au pouvoir du Front populaire et durant lesquelles iln’y eut aucun incident sérieux68. Dans les unités, les seuls cas mentionnésportent sur des faits dérisoires qui n’ont aucun caractère de gravité.

Par ailleurs, l’appareil communiste pour le travail dans l’armée n’a pasété renforcé durant cette période et semble même affaibli, ce qui constitueun sérieux indice de l’absence de politique volontariste et centralisée duPCF pour « noyauter » l’ensemble des unités. Plusieurs enquêtes de policeconcluent en effet à l’absence d’effort des communistes pour renforcer l’or-ganisation de l’activité dans l’armée69. L’une de ces enquêtes établit qu’unopérateur radio en garnison à Saverne a voulu durant l’été 1936 regrouperautour de lui quelques hommes pour faire face à un éventuel « putsch fas-ciste ». Il a alors écrit à plusieurs reprises au siège de L’Humanité pour êtremis en relation avec des responsables communistes de la région, mais il n’ajamais obtenu de réponse.

Cet épisode tend à indiquer que le PCF ne dispose pas d’un appareilpuissant, centralisé, chargé de suivre au jour le jour l’activité des commu-nistes dans l’armée et destiné à favoriser le développement de cellulessecrètes dans les casernes. L’absence de réponse aux courriers reçus indiqueque, soit les communistes n’ont pas les moyens de traiter correctement lescontacts qu’ils établissent dans les casernes ou que, par prudence, ils neveulent pas se lier avec des individus ou des comités qu’ils ne contrôlentpas étroitement. Dans tous les cas, cette attitude est profondément diffé-rente du volontarisme qui caractérisait l’époque du travail anti quand lesmilitants des appareils civil et militaire s’employaient à établir des « liai-sons » pour les transformer ensuite en cellules. On peut d’ailleurs sedemander si l’appareil civil existe encore, car avec la suppression de lapresse spécialisée, sa raison d’être a largement disparu.

173

66 Georges LOUSTAUNAU-LACAU, Les mémoires d’un Français rebelle, R. Laffont, Paris, 1948, p. 125.67 Arch. nat., 2W68, général GAMELIN, Mémoires concernant la procédure diligentée par Monsieur le généralWatteau dans sa partie non-officiellement communiquée. Les menées communistes dans l’armée, 2 août 1942,p. 1.68 Général Maurice GAMELIN, Servir, Paris, Plon, 1946, tome 2, p. 248.69 RGVIA (Moscou), 2206 SR2-0/3 (5), 2SCR/EMA, renseignements, 15 janvier 1937, p. 10.

GEORGES VIDAL

Page 155: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Par contre, il est très probable que l’appareil militaire se réduit à cetteépoque aux seules cellules dans l’armée. En juin 1937, le commissaire spé-cial de Haguenau rapporte que quelques réunions de soldats communistesse déroulent dans la forêt, à proximité du camp militaire70. Il précise qu’ilsreçoivent leurs consignes directement depuis la direction parisienne desJeunesses communistes. Cette enquête semble confirmer qu’à l’été 1937,l’appareil civil n’existe plus puisque les cellules isolées sont en liaisondirecte avec Paris, et que l’appareil militaire est réduit aux seules cellules,puisque la direction politique de l’activité communiste dans l’armée seraitassurée par les responsables nationaux des Jeunesses communistes. On peutd’ailleurs considérer que ces cellules isolées étaient plutôt atones.

Ainsi, le général Massu rapporte qu’une cellule communiste existaitdans la compagnie qu’il commandait en 1937 sur la ligne Maginot, mais ilen relativise la portée : « Il y avait une certaine agitation politique dans macompagnie du fait qu’il existait une cellule communiste. On discutait sur leservice militaire proprement dit. (....) On sentait chez certains un antimili-tarisme qui était lié à la doctrine communiste. (...) Mais enfin, ce n’était pastrès virulent. (....) On sentait chez certains une attitude hostile qui se mani-festait la plupart du temps, c’est d’ailleurs une vieille tradition, au momentde la soupe. Il y en avait toujours pour rouspéter que la soupe n’était pasbonne. » Ce témoignage tend à confirmer que les cellules dans l’armée nemènent plus d’activité de propagande et ont une existence plutôt végétative.

Il est d’ailleurs douteux que le PCF ait possédé les moyens humains dedévelopper une action systématique de noyautage des régiments. En effet,dans les mois qui suivent l’arrivée au pouvoir du Front populaire, la haussespectaculaire du nombre d’adhésions au parti pose de très gros problèmesd’encadrement et de formation de dirigeants locaux. Du fait de ces difficul-tés, la priorité est alors donnée à la structuration de l’implantation ouvrière.

Peut-on alors conclure que les témoignages d’officiers sur la proliféra-tion des cellules communistes dans l’armée à partir de l’été 1936 sont sansvaleur ? Certainement pas, même si au regard des diverses sources, ils appa-raissent très exagérés. Il est tout à fait probable qu’une certaine agitation,effets différés de la victoire du Front populaire et des grèves de juin, s’estdéveloppée dans les casernes, en particulier chez les réservistes. Il parait eneffet peu probable que les événements politiques et sociaux qui touchent lepays en profondeur n’aient aucun écho dans les casernes. De même, l’aug-mentation spectaculaire du nombre d’adhésions au PCF, la progression duchiffre de ses cellules ont, par un effet mécanique, vraisemblablemententraîné une certaine croissance de la quantité de cellules implantées dansles régiments. Ce mouvement n’a pu qu’être favorisé par la crainte d’un

174

70 Arch. dép. du Bas-Rhin, D296/103, propagande subversive dans l’armée, le commissaire spécial-adjoint deHaguenau à Monsieur le commissaire spécial, chef de secteur à Wissembourg, le 11 juin 1937.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 156: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

putsch d’extrême droite. Mais ces cellules sont surtout liées à l’organisationlocale du parti. Elles connaissent très certainement les mêmes difficultésqu’autrefois pour parvenir à fonctionner, et beaucoup d’entre elles sontvraisemblablement somnolentes ou éphémères. Selon cette hypothèse, letravail des communistes dans l’armée aurait été presque entièrement décen-tralisé durant cette période, tout comme l’organisation de l’autodéfense. Ilest d’ailleurs très vraisemblable que le maintien de cellules de soldats dansles casernes est étroitement lié aux mesures d’autodéfense prises à cetteépoque par les forces du front populaire.

Des enquêtes de police montrent que, dans certains régiments, desgroupes se sont organisés, pas toujours à l’initiative des communistes. Àcette époque, de véritables « plans de protection » ont été élaborés localementpar les forces du Front populaire, en particulier en banlieue parisienne71.Pour cette raison, l’existence de contacts, voire d’une cellule, dans la casernevoisine est considérée comme particulièrement précieuse par les dirigeantscommunistes du secteur. En outre, le PCF est d’autant plus incité à mainte-nir une activité organisée dans l’armée qu’il craint de se voir débordé parles diverses organisations d’extrême gauche, en particulier la Gauche révo-lutionnaire et les organisations trotskistes qui diffusent leur propagandeantimilitariste. Les communistes redoutent que ces organisations profitentde l’atmosphère tendue et de la combativité manifestée par nombre de sol-dats pour développer des actions antimilitaristes dans l’armée et par-viennent à s’implanter dans des régiments. Mais ces craintes s’estompentdans le courant de 1937 quand cette concurrence potentielle tourne court.Parallèlement, l’activité communiste dans l’armée entre dans une phased’extinction.

L’extinction de l’activité communiste dans l’armée.

Dès la fin de 1936, le PCF met fin à sa campagne de pression pour la« républicanisation », car il se trouve alors isolé dans son affrontement avecÉdouard Daladier, le ministre bénéficiant du soutien des socialistes, desradicaux et des députés d’opposition. Puis, entre décembre 1936 et sep-tembre 1937, deux changements significatifs ont des répercussions sur l’ac-tivité communiste dans l’armée.

La fin des campagnes politiques

Devant le comité central du mois de décembre 1936, Maurice Thorezannonce l’abandon de l’orientation suivie depuis juin 1936. En particulier,il déclare à propos de la revendication de la liberté de la presse dans lescasernes :

175

71 Les rumeurs sur des manœuvres de nuit des communistes, les documents transmis aux autorités militairessur les préparatifs insurrectionnels du PCF résultent probablement dans certains cas des dispositions priseslocalement par les communistes ou par les forces du Front populaire.

GEORGES VIDAL

Page 157: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Je crois que ce n’est pas une chose essentielle. [...] À la caserne, c’est uneexpérience de tous, c’est aussi un fait acquis : on ne lit beaucoup que ce quiest défendu. Il ne faut pas vous imaginer que l’autorisation d’entrée del’Humanité dans les casernes, cela signifie que l’Humanité sera lue davantage.

Puis il ajoute que les communistes doivent surtout se préoccuper des« besoins matériels des soldats72 ».

En résumé, le secrétaire général du PCF se prononce pour un recentragede la politique militaire du parti sur les revendications matérielles au détri-ment de la « républicanisation » de l’armée. Manifestement, Thorez ne veutpas voir la défense nationale devenir un abcès de fixation dans les relationsentre partenaires de la coalition de Front populaire. Désormais, la propa-gande communiste dans l’armée met au premier plan les questions maté-rielles et relègue au second plan la thématique politique. Dans les mois quisuivent, le PCF admet que depuis l’été 1936, les conditions de vie dans lescasernes se sont sensiblement améliorées.

Puis le 11 septembre 1937, L’Humanité fait paraître pour la dernière foisdes lettres de soldats73 et, le 18 septembre, le quotidien communiste publiel’ultime rubrique « Dans l’armée ». Ainsi disparaît soudainement, le derniervestige légal de la période antimilitariste du PCF. La partie aujourd’huiaccessible des archives du mouvement communiste ne fournit aucune expli-cation sur cette disparition. Il s’agit pourtant d’une décision d’une telle por-tée politique qu’elle a probablement été prise à Moscou. Pendant plus de 10ans d’existence, la rubrique de L’Humanité consacrée à l’armée assurait unefonction qui allait bien au-delà de la seule propagande. Elle incarnait sym-boliquement le lien privilégié que le PCF prétendait entretenir, d’abord avecles soldats, puis plus tard, avec toutes les catégories de militaires. Larubrique « Dans l’armée » représentait ainsi la partie visible de l’appareilmilitaire, son contenu résultant pour une part de l’activité des cellulesimplantées dans les casernes. C’est d’ailleurs à cause de la présence de cetterubrique qu’E. Daladier avait justifié, à l’automne 1936, l’interdiction deL’Humanité dans l’armée74.

Comment interpréter sa suppression ? Les communistes espèrent-ilsainsi obtenir la légalisation de leur quotidien dans les enceintes militaires ?C’est possible, mais d’une part, ils n’en font plus leur priorité depuis plu-sieurs mois, et d’autre part, l’enjeu ne paraît pas suffisant pour expliquer àlui seul la disparition de cette rubrique. Deux facteurs essentiels ont vrai-semblablement joué : d’abord, les dirigeants du Komintern et du PCF ont

176

72 BMP, bob785, compte rendu du comité central du 11 décembre 1936, p. 301-302.73 « Une lettre ouverte à Monsieur le Ministre de la Guerre », L’Humanité,11 septembre 1937, p. 4. Il s’agit d’unelettre collective envoyée par des soldats du 417e RMIC de Sarralbe (Moselle) qui évoque des problèmes d’hy-giène, de nourriture, de permissions et dénonce les punitions.74 Arch. Ass. nat., procès-verbal de la commission de l’Armée, séance du 4 novembre 1936.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 158: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

voulu normaliser l’attitude des communistes sur le plan militaire, cesserd’en faire un terrain de conflit potentiel avec leurs alliés du Front populaire ;ensuite, le PCF a obtenu des concessions de la part d’E. Daladier, en parti-culier depuis le printemps 1937, les membres du parti ne sont plus classésPR. En faisant des militants communistes sous les drapeaux des militaires àpart entière, le Ministère de la Guerre fait un geste d’une grande portéepolitique et symbolique : il indique que, dans certaines limites, le PCF peutêtre intégré au fonctionnement normal des institutions, y compris dans l’ar-mée. Daladier a-t-il négocié un compromis avec le PCF ? C’est possible, ladisparition de la rubrique « Dans l’armée » de L’Humanité semblant faireécho à la décision de ne plus classer les communistes PR. Quoi qu’il en soit,en septembre 1937, le PCF franchit une étape supplémentaire dans son ral-liement à la défense nationale, puisqu’il renonce de fait à toute contestationorganisée et ouverte de l’institution militaire.

Cette attitude s’inscrit dans une tendance au recul de la présencecommuniste dans l’armée et il est probable que la suppression de larubrique de L’Humanité a accéléré ce déclin. Les cellules de soldats, déjàfragiles à cause d’un fonctionnement difficile et aléatoire, n’ont pu qu’êtredavantage affaiblies par la disparition d’une pratique qui justifiait en partieleur existence. Dans une période où le PCF connaît un recul relatif, où ladirection du parti atténue de plus en plus ses critiques dans le domaine dela défense nationale, les militants communistes ne sont guère incités à fairepreuve d’activisme pendant leur service militaire. Quant aux organisationslocales du parti, déjà peu motivées par le passé pour aider à organiser le tra-vail dans l’armée, elles ne peuvent que se désintéresser davantage du pro-blème de l’implantation locale dans les casernes, au fur et à mesure que lapsychose du « putsch fasciste » diminue d’intensité.

L’évolution de la parution des lettres de soldats dans L’Humanité estsymptomatique de cette tendance. En effet, comparé à 1936, le nombre d’u-nités ayant envoyé des correspondances recule fortement puisqu’il passe de222 à 123. En 1937, les lettres ont été envoyées de 81 villes de garnison oude camps contre 176 l’année précédente. Il est vrai que la comparaisonentre les deux années est faussée par la disparition de la rubrique « Dansl’armée » au début du mois de septembre, qui entraîne la fin de la publica-tion des lettres de soldats. Cependant, en prenant en compte le total de 1937sur seulement huit mois pleins, on constate une baisse sensible d’une annéesur l’autre puisque, en moyenne mensuelle, 18,5 unités sont citées en 1936,15,3 en 1937 ; pour les villes mentionnées, on passe de 14,6 à 10,1. Chiffresparticulièrement significatifs, le nombre de villes ayant envoyé au moinscinq courriers est passé de 38 à 6. Même obtenu seulement sur huit mois,ce dernier chiffre semble particulièrement révélateur du sensible recul del’activité organisée des communistes dans l’armée75. Cette évolution est

177

75 Chiffres donnés par J-M. GIRAULT, op. cit., p. 443 et 535.

GEORGES VIDAL

Page 159: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

d’ailleurs tout à fait conforme au reflux général qui touche à la mêmeépoque les forces politiques et sociales du Front populaire. Il apparaît doncque la répression contre les cellules de soldats n’a joué qu’un rôle marginaldans le recul de l’activité communiste dans l’armée.

Un nouveau discours

Corroborant cette évolution, à l’automne 1937, le PCF adopte un dis-cours plus positif sur le soldat français et quelques accents guerriers, certesdiscrets, commencent à apparaître dans la presse communiste. Ainsi, à l’oc-casion du prochain départ des conscrits, Raymond Guyot, le président de laFédération des Jeunesses communistes, signe dans L’Humanité une véri-table profession de foi du soldat communiste dans l’armée française :

Le départ des recrues est toujours empreint de tristesse : il faut quitter ses« vieux », sa femme [...] pour s’engager dans une vie nouvelle et inconnue.Mais aussi la fierté d’être soldat gonfle le cœur de chacun. [...] Le soldatde France veut servir dans une armée forte au service de la République. [...]Il exige que le « souffle républicain » passe dans l’armée. Le soldat deFrance veut s’instruire dans une armée disciplinée et souhaite que les rela-tions entre le commandement et la troupe soient faites non d’hostilité, maisde compréhension76.

Ce discours est symptomatique de l’évolution de la politique militairecommuniste qui, à partir de cette époque, accorde une place sans cessecroissante au réarmement du pays77. Cette priorité donnée à l’accroissementde la puissance militaire signifie-t-elle que les communistes aient aban-donné toute présence organisée dans l’armée ?

Officiellement, le seul lien entretenu par le PCF avec les casernes seréduit aux envois de colis. Cette nouvelle pratique qui consiste à organiserl’envoi de colis aux hommes sous les drapeaux, débute à l’automne 1937 etse poursuit jusqu’en 1939. Il semble que les communistes ont mené ce typed’action sans chercher à lui donner directement un contenu politique, puis-qu’une enquête de police effectuée en décembre 1937 conclut au caractère« philanthropique », sans « caractère politique » de ce type d’action78.

178

76 « Le soldat de France par R. Guyot, président de la Fédération des Jeunesses communistes », L’Humanité,18 septembre 1937, p. 4.77 Cf. Georges VIDAL, « Le PCF et la Défense nationale (septembre 1937-septembre 1939) », Revue historique,n°CCCVI/2, 2004, p. 333-369.78 RGVIA (Moscou), 1555 (4), note, A/S d’une affiche intitulée « Sur la ligne Maginot », décembre 1937, p. 362.Il s’agit vraisemblablement d’une enquête de police car ce document ne comporte aucun en-tête.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 160: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Durant cette période, le travail clandestin dans l’armée paraît fort dé-laissé et il ne semble pas qu’il subsiste des amicales de réservistes endehors des zones frontières du Nord-Est79. Quelques semaines après la crisede Munich, le bureau politique décide de « prendre des dispositions pourobtenir des renseignements sur nos militants mobilisés [...] et de créer dansl’Humanité une rubrique pour nos combattants80 ». Cette dernière décisionest restée sans suite et il semble bien que la première n’ait, elle aussi, pasété suivie d’effet. Cependant, les communistes semblent avoir conservé uneimplantation dans les casernes, bien qu’elle paraisse affaiblie et organiséepeut-être différemment des années précédentes.

La SCR s’est, en effet, procurée deux circulaires internes du PCF, datéesde janvier et de février 1938, qui concernent l’activité dans l’armée. Ellessemblent authentiques car leur contenu est conforme à la ligne suivie par leparti et corrobore partiellement les quelques informations connues sur l’ac-tivité communiste dans l’armée depuis environ un an. La première circu-laire donne les consignes que les communistes sous les drapeaux doiventsuivre : « Recommander à tous les sous-officiers et soldats des diversesarmes appartenant au PC d’observer la meilleure conduite afin d’être dessoldats modèles et de pouvoir se faire muter dans les postes de confiancepour pouvoir être utile ultérieurement au Parti. Les membres du parti sontinvités à se réunir à l’extérieur de la caserne et à être prudents81 ». Ce do-cument confirme l’orientation des mois précédents : les militants doiventêtre de bons soldats, occuper les meilleurs postes possibles, ne pas avoir devéritable activité militante pour ne pas se faire remarquer. Ce mode defonctionnement qui ne peut permettre un développement de la présencecommuniste dans l’armée, correspond à un degré d’organisation minimum,quasi léthargique.

La deuxième circulaire, qui est incomplète, contient un bilan assezimprécis de l’implantation du PCF dans les régiments de différentes régionsde France. Les groupes organisés dans les casernes ne sont plus appelés descellules mais des sections. Ces renseignements sont complétés par ceuxd’un informateur qui concernent la 1re région militaire et la région militairede Paris.

179

79 Dans le Gard, il n’existe plus une seule amicale de réservistes à la fin de l’année 1938 (Arch. dép. du Gard,1M726, lettre du préfet du Gard au ministre de l’Intérieur, le 19 décembre 1938).80 RGASPI (Moscou), 517/1884, décisions du secrétariat du bureau politique, le 26 septembre 1938, p. 267.81 RGVIA (Moscou), 1555 (2), renseignement (non daté, sans en-tête), p. 188-189. Cette note est rédigée à par-tir de la « circulaire n° 9 de janvier 1938 » du PCF. Ces deux circulaires sont les seuls exemples connus de docu-ments internes concernant le travail dans l’armée postérieurs à 1934.

GEORGES VIDAL

Page 161: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Tableau 5: implantation communiste dans l’armée au début de 1938 d’après undocument interne du PCF.

Tableau 6: implantation communiste dans l’armée d’après un informateur de laSCR.

Ces données très partielles indiquent que la présence communiste dansl’armée reste très limitée mais qu’elle ne s’est pas totalement effondrée. Parcomparaison avec 1928, les communistes restent en majorité organisés dansl’infanterie mais dans un nombre légèrement supérieur de régiments : 26 en1928, 30 en 1938. Cet écart est trop faible pour être véritablement significa-tif. Dans l’ensemble, il semble que l’implantation du PCF dans l’armée estau début de 1938 comparable à celle de 1928, c’est-à-dire insignifiante rap-portée à l’ensemble des unités de l’armée française. Par-delà les variationsaléatoires de la localisation des structures clandestines, la faiblesse du Nord

180

CAHIERS DU CEHD N° 30

Régions militaires Nombre de sections par types d’unité.

Total dessections

Nombre de cellules en 1928

11e région : Nantes 1 dans l’infanterie 1 0

14e région : Lyon1 dans l’infanterie1 dans la cavalerie1 dans l’artillerie

312 dont 2 dans le Rhône

15e région : Marseille5 dans l’infanterie4 dans l’artillerie

9 0

17e région : Toulouse 3 dans divers régiments 3 2

18e région : Bordeaux3 dans l’infanterie1 dans l’artillerie

4 0

Total 20 14

Régions militaires Nombre de sections partypes d’unité.

Total dessections

Nombre de cellules en 1928

1re région : Lille 1 dans l’infanterie 1 2

Région de Paris

3 dans l’infanterie(266 adhérents)

2 dans la cavalerie(162 adhérents)

3 dans l’artillerie(139 adhérents)

1 dans les chars de combat(71 adhérents)

9 10

Total 10 12

Page 162: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

demeure remarquable malgré l’importance des garnisons qui s’y trouvent.L’abandon de l’antimilitarisme par le PCF ne semble donc pas avoir modifiéles réticences des communistes du Nord à organiser le travail dans l’armée.

Dans les deux années qui précèdent la guerre, mises à part les notes dela SCR, les autres sources d’origine militaire ne font état d’aucune activitévisible des communistes dans les casernes, même si le haut-commandementconsidère qu’elle se poursuit de manière souterraine. Le rapport sur l’étatd’esprit dans l’armée en 1937 confirme que le PCF a sensiblement diminuéson activité de propagande ouverte parmi les soldats :

Les attaques directes dans la presse, les jets de tracts et les envois de jour-naux sont devenus de plus en plus rares. [...] Seuls continuent à agir par desmesures extérieures, les anarchistes et les Jeunesses socialistes qui de-meurent ouvertement révolutionnaires82.

Analysant le comportement des soldats, le rapport relève un fort recul« des actes individuels d’antimilitarisme » : en 1936, 110 avait été recenséscontre 54 en 193783. Un an plus tard, les chefs militaires notent implici-tement que, durant l’année 1938, une amélioration de la discipline a étéconstatée chez les réservistes :

La discipline a été maintenue sans aucune difficulté, même au cours desconvocations de réservistes84 [...] L’état d’esprit des réservistes a été dansl’ensemble convenable. La tendance générale aux manifestations collec-tives signalées l’année dernière [...] n’a pas été remarquée cette année85.

Par conséquent, il ressort de la plupart des sources militaires que la pres-sion exercée par les communistes sur l’institution militaire a fortementbaissé dès l’année 1937 et a, de fait, cessé en 1938, en particulier lors de lamobilisation partielle. Il est fort probable qu’au cours de l’année 1938, lePCF a mis fin à l’existence de ses cellules de soldats, car aucun indice repé-rable ne les concerne entre le printemps 1938 et le déclenchement de laguerre. Au contraire, d’après les quelques témoignages de militantscommunistes sous les drapeaux à cette époque, toute activité organisée dansles casernes a cessé.

181

82 SHD/Terre, 7N4035, rapport sur l’état d’esprit dans l’armée en 1937, le 16 février 1938, p. 37.83 Ibid., p. 36.84 SHD/Terre, 1N8 suppl., d. 6, notes et rapports analysant l’état d’esprit dans l’armée, rapport d’inspection dugénéral Prételat, membre du Conseil supérieur de la Guerre, le 14 décembre 1938.85 SHD/Terre, 1N8 suppl., d. 6, notes et rapports du général Griveaud, inspecteur général du génie et des forti-fications, analysant l’état d’esprit dans l’armée, le 14 décembre 1938. Un an plus tôt, le 6 septembre 1937, desréservistes ont chanté L’Internationale en manifestant dans la caserne du 65e RI de Nantes, le jour de leur incor-poration. (Moscou, 1555 (5), note n° 6651 2SCR/EMA, renseignements, le 28 septembre 1937, p. 512).

GEORGES VIDAL

Page 163: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Cet effacement progressif et silencieux de l’activité dans l’armée estd’autant plus imperceptible qu’entre 1926 et 1938, le travail militaire a tou-jours conservé un caractère contingent dans la politique suivie par le Particommuniste, y compris lorsque le Komintern a voulu qu’il soit développé.Ce rôle marginal a résulté de plusieurs facteurs : d’abord, l’indifférencedominante dans le parti, de la base au sommet, pour l’armée et les questionsmilitaires ; ensuite, cette absence de motivation ne pouvait qu’accroître lesréticences à s’engager dans l’action antimilitariste du fait des risquesencourus face à la répression ; enfin, le Parti communiste donne duranttoute cette période, la priorité au développement de son influence dans lemonde ouvrier. Ainsi, jusqu’en 1935, ses capacités limitées en forces mili-tantes l’empêchent de consacrer des moyens importants au travail militaire.Puis après 1935, sa croissance très rapide lui pose de gros problèmes pourencadrer la masse des nouveaux adhérents, en particulier il manque decadres dans les usines. En outre, le Komintern l’oblige entre 1936 et 1938à envoyer des responsables expérimentés en Espagne.

Sur un plan plus général, l’évolution de la politique communiste enFrance n’est guère favorable au développement de l’activité dans l’armée,en particulier à cause d’une marge de manœuvre limitée par les contraintesde la stratégie de coalition de front populaire. Par conséquent, le recul parétapes du travail militaire a davantage résulté des choix politiques et despriorités d’organisation du PCF que de l’action de la répression au sein del’armée, même si celle-ci n’a pu qu’accentuer l’affaiblissement des cellulesde soldats.

182

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 164: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

ANNEXES

Annexe 1: L’appareil militaire en janvier 1927: implantation et effectifs

183

GEORGES VIDAL

Régions Cellules Effectifs des cellules Liaisons Régions Cellules Eff. Liaisons

Paris 6 22 6 Rennes 4 8 1

Nord 0 0 0 Brest 1 4 1

Reims 1 6 1 Nantes 0 0 1

Troyes 3 8 3 Angoulême 0 0 3

Orléans 2 7 1 Limoges 0 0 0

Rouen 0 0 1Clermont-Ferrand

1 2 0

Nancy 9 45 0 Grenoble 3 9 7

Strasbourg 3 10 5 Marseille 7 25 3

Besançon 32 106 14 Nîmes 2 7 1

Lyon 1 3 2 Toulouse 4 9 2

Bourges 1 3 2 Bordeaux 1 2 1

Tours 6 17 4 Tarbes 0 0 0

Caen 0 0 3

Total 25régions 87 293 62

Page 165: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Annexe 2: L’appareil militaire en janvier 1927: implantation par armes et catégories.

184

CAHIERS DU CEHD N° 30

Armes etcatégories Cellules Liaisons Armes et

catégories Cellules Liaisons

Infanterie 24 20 Cavalerie 9 7

Pompiers 1 0 Artillerie 14 13

Chasseurs à pied 2 5 Infirmiers 1 2

Zouaves 1 2 Aviation 4 3

Tirailleurs 10 2 Génie 17 3

Secrétairesd’état-major

2 3 Ouvriers 8 7

Chars 7 2 Autos 1 0

Total toutes armes et catégories 101 69

Page 166: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

LE PROBLÈME DU SERVICE MILITAIRE EN FRANCE DE 1940 À 1946,

DISPARITION ET RENAISSANCEPAR CLAUDE D’ABZAC-EPEZY1

Les années 1940 à 1946 marquent une des périodes les plus difficilesdans l’histoire du service militaire français, caractérisée, certes par la re-prise de la lutte et la victoire de 1945, mais aussi par la défaite, l’occupa-tion, l’affaiblissement de la puissance de l’État et les luttes fratricides. Auxantipodes des récits mythiques sur le service militaire2, l’histoire de cesannées écorne l’image des Français rassemblés sous un même drapeau etunis dans un même sacrifice pour leur patrie. C’est pourtant à ce moment-là que d’immenses mutations voient le jour, qui préfigurent et anticipent àbien des égards les transformations ultérieures du service national.

En juin 1940, l’armistice impose une réduction drastique des forcesarmées qui met fin à l’organisation issue des lois de 1905 et 1928. Le ser-vice militaire universel et la conscription disparaissent donc officiellement.Or, en 1943, en Afrique du Nord et en 1944 en métropole, la France estamenée à mobiliser pour reprendre sa place aux côtés des Alliés et partici-per à la guerre contre l’Allemagne. Comment l’administration du servicemilitaire a-t-elle pu gérer cette disparition brutale et cette renaissance nonmoins brutale ?

En fait, les contraintes de l’armistice amènent à mettre en place uneorganisation de substitution semi-clandestine accompagnée d’une impor-tante modernisation administrative. Mais ce système qui a permis la mobi-lisation parfaitement réussie de l’Afrique du Nord en 1943, a totalementéchoué en Métropole à partir de 1944.

UNE MODERNISATION LONGTEMPS DIFFÉRÉE

Au moment où éclate la Seconde Guerre mondiale, le service militaireest directement issu des grandes lois militaires du début du XXe siècle. Laloi du 21 mars 1905 crée le service universel, obligatoire et égal pour tous.La loi du 31 mars 1928 sur le recrutement de l’armée établit les règles fon-damentales : le recensement est effectué par les maires des communes pourtous les jeunes hommes de 19 ans révolus. Il entraîne la convocation devant

185

1 Cette communication présentée le 22 mai 2003 devant la commission d’histoire socioculturelle des armées aété reprise sous le titre « Survivre et renaître, l’organisation du service national en France de 1940 à 1950 », lorsde la journée d’études : L’organisation du service militaire, reflet des évolutions de la société française, organi-sée par le C2SD et CEHD, avec la DSN, Le 22 novembre 2005, actes publiés par le C2SD et le CEHD, 2e tri-mestre 2007, 102 p. cf. p. 37-47.2 Sur le mythe du service militaire cf. le point de vue « contestataire » de Michel AUVRAY, L’âge des casernes,histoire et mythes du service militaire, Paris, l’Aube, 1998, 327 p. (avec une abondante bibliographie).

Page 167: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

le conseil de révision, qui est assuré par le préfet assisté de commissionsciviles et militaires. Par la suite, les listes sont transmises à des bureaux derecrutement qui procèdent, sur la foi du dossier papier à l’appel et à l’in-corporation. Une fois celle-ci réalisée, les conscrits sont immédiatementconduits dans les unités d’affectation qui prennent en charge l’instruction.

Un certain nombre de réformes et d’aménagements, réalisés entre 1905et 1939, portent sur la durée du service actif et sur l’âge d’incorporation.Ces réformes donnent lieu à des débats parlementaires passionnés3. Dansles faits, l’égalité de tous devant le service n’est pas respectée car la duréede celui-ci varie selon les classes d’âge : d’une durée de 3 ans en 1913, leservice est ramené à 18 mois en 1923 et 1 an en 1930. Toutes les analysesd’époque confirment que cette durée réduite du service ne permet pas àl’armée de remplir les missions qui lui sont imparties, ni à réagir rapi-dement en cas d’alerte. En 1935, le problème devient insoluble, car laclasse 1935 rassemble des conscrits nés en 1915, donc au début des classescreuses dues au déficit de naissances de la guerre 1914-1918. Ainsi, leseffectifs d’appelés sous les drapeaux, par un simple effet démographique,sont divisés par deux. Malgré l’urgence, le parlement refuse de voter unallongement officiel de la durée du service militaire actif, il accepte justequ’une classe de disponibles soit maintenue un an de plus. La gauche fran-çaise ne veut pas s’engager dans ce qu’elle appelle « une course aux effec-tifs ». Les jeunes Français effectuent donc un service de un an et sontmaintenus une autre année au titre de la disponibilité. Mais leurs aînés sontnombreux à n’avoir connu que le service de 18 mois (7 classes d’âge) ou de1 an (5 classes)4.

Mais le débat sur la durée du service, qui accapare l’attention des parle-mentaires laisse dans l’ombre un problème essentiel : celui de l’organisationde la conscription, de l’instruction et de la mobilisation. Pendant l’entre-deux-guerres, seuls quelques observateurs constatent que le système estinadapté et dénoncent la sélection inexistante, l’instruction insuffisante, lamauvaise organisation des réserves, la difficulté à gérer les affectations spé-ciales, l’impossibilité de faire coïncider la ressource et les besoins. Des per-sonnalités comme le général de Gaulle dans son livre Vers l’armée demétier5 tentent de mettre en lumière les insuffisances du système d’arméede masse en préconisant la constitution d’unités professionnalisées. Maispour d’autres analystes, comme les généraux Debeney et Bourret, la solu-tion est à trouver dans la formation des spécialistes de qualité6.

186

3 Henry DUTAILLY, Les problèmes de l’armée de Terre française 1935-1939, Paris, SHD/TERRE, Imprimerienationale, 1980, p. 208-211.4 En 1939, les obligations militaires se définissent ainsi : 28 années de service militaire dont : 1 an de serviceactif ; 3 ans de disponibilité ; 16 ans de première réserve ; 8 ans de 2e réserve, (unités territoriales).5 Charles de GAULLE, Vers l’armée de métier, Paris, Berger-Levrault, 1934.6 Général DEBENEY, « Armée nationale, armée de métier », Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1929 ;DUTAILLY, op. cit., p. 215.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 168: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Avec l’élan donné par cette réflexion, des études pour moderniser le ser-vice militaire sont lancées. Ainsi, en février 1934, au moment où Pétain estministre de la Guerre, la direction du contrôle de l’Armée confie à un ingé-nieur, René Carmille, des études sur le service de recrutement. Pendant 10mois, ce polytechnicien né en 1886, se livre à un « audit » complet danstrois régions militaires et inspecte tous les centres de recrutement et demobilisation. De décembre 1934 à février 1935, il présente au ministre lesrésultats de son enquête dans cinq rapports (en tout 223 pages)7. Il prendacte de l’inadaptation de l’administration du service militaire et préconiseune réforme globale qui permettrait d’opérer une sélection centralisée.Dans son projet, il prévoit un grand service unique, avec une directionnationale et des directions régionales correspondant aux régions militaires.Les bureaux départementaux doivent être supprimés. Élément essentiel :chaque direction régionale devra être dotée d’ateliers mécanographiques (àbase de fiches perforées) permettant une comptabilité automatisée des recrueset une évaluation statistique des spécialités. À cet effet, il prévoit l’établis-sement pour chaque appelé de « fiches mécanographiques » avec l’attribu-tion d’un numéro matricule unique à 13 chiffres, ou numéro d’identification.

Les années 1930 étant caractérisées par un blocage parlementaire face àtoute réforme du service militaire – comme en témoignent les débats viru-lents à propos de la durée du temps passé sous les drapeaux ou de l’organi-sation de la nation en temps de guerre –, un changement aussi radical del’organisation de la conscription avait peu de chances d’aboutir. Le projetCarmille reste donc dans les cartons. Les difficultés apparaissent aumoment de la mobilisation partielle de 19388 et de la mobilisation généralede 1939. En effet, faute de fichier de sélection, les ouvriers et les cadres desusines d’armement sont d’abord mobilisés en unités combattantes, ce quidésorganise la production des usines, puis, quelques mois plus tard, ils sontrappelés dans leurs usines au titre de l’affectation spéciale, ce qui désorga-nise les unités combattantes. L’état-major de l’armée décide de mettre enœuvre partiellement la modernisation préconisée par Carmille. Ainsi, lebureau de recrutement de Rouen, commandé par le commandant Rocques,est doté à titre expérimental d’un centre mécanographique en mai 19399.Comme la France a disposé de près de deux ans entre Munich et l’attaqueallemande, on peut faire état d’une réussite de la mobilisation et le hautcommandement français s’en félicite10.

187

7 Robert CARMILLE, Les services statistiques français pendant l’occupation, ed. Robert Carmille, sept 2000, 64p. (+ annexes), cf. p. 5.8 Note n° 758/C/EMA du 12 novembre 1938, SHD département Terre 7N 2293/10. « Enseignements de la mobi-lisation partielle de novembre 1938 » et Jean VIAL, « La mobilisation militaire de 1919 à 1939 étude dactylo-graphiée, SHD/TERRE.9 CARMILLE, op. cit., p. 5.10 André CORVISIER, Histoire militaire de la France, tome 3, de 1871 à 1940, p. 380.

CLAUDE D’ABZAC-EPEZY

Page 169: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

La suite est connue : la défaite, que le général de Gaulle attribue à l’in-fériorité du matériel, mais où d’autres voient l’effet de l’insuffisante prépa-ration des hommes. Des documents parlent d’off iciers de réserveinsuffisamment aguerris. Marc Bloch dans L’Étrange Défaite déclare : « Ona raconté des histoires de fuite, où l’auto du chef aurait, de beaucoup,devancé la panique des piétons. On a cité des cas d’abandon de poste. On aévoqué des sauve-qui-peut venus d’en haut11. »Des articles envoyés auxrevues militaires au cours de l’année 1941 se gaussent de ces officiers sansaucun prestige physique, qualifiés de « ventripotents » ou « binoclards12 » ;sans endurance – incapables de supporter une journée de privation de nour-riture13 – ou, plus fréquemment, gravement incompétents14. La défaite pro-jette ainsi sa tragique lumière sur des dysfonctionnements anciens maisjamais corrigés. Plus que jamais, il apparaît urgent de procéder à une ré-forme en profondeur de l’administration du service militaire. Pourtant,alors que les conditions psychologiques et politiques d’une telle réformedeviennent enfin possibles, sa mise en place est interdite par les conven-tions d’armistice.

APRÈS LA DÉFAITE DE 1940 : UNE ORGANISATION DE SUBSTITUTION QUI

PERMET UNE RÉELLE MODERNISATION

Les clauses militaires des armistices de Rethondes et Villa Incisa, quientrent tous deux en vigueur le 25 juin 1940, sont assez imprécises. Lescontraintes imposées aux forces armées sont définies quelques jours plustard, le 29 juin, à la suite d’une réunion entre les commissions d’armisticeallemandes et italiennes. Ces « accords de Wiesbaden » réduisent les effec-tifs de l’armée française à 100 000 hommes en métropole et entre 30 000 et50 000 outre-mer. Leur mission est exclusivement le maintien de l’ordre.Aucune unité mécanisée ne doit subsister dans l’armée de terre. L’aviationmilitaire, comme la marine doivent disparaître. Très vite, les puissancesoccupantes accordent des dérogations par rapport à ces clauses drastiques.L’armée est progressivement réarmée, tout spécialement en Afrique duNord. Ses effectifs autorisés augmentent ainsi que son armement. Une ma-rine et une armée de l’air sont maintenues « à titre provisoire » à la suitedes attaques anglaises de Mers el-Kébir et de Dakar en juillet et en sep-tembre 1940. Au total, l’armée dite « de l’armistice » atteint des effectifs deplus de 500 000 hommes au printemps 1942.

188

11 Marc BLOCH, L’Étrange Défaite, Paris, A. Michel, 1957, p. 141.12 Article du Lt-colonel Rée, proposé à l’EMA/3, Loches, octobre 1940, « Le recrutement et la formation des offi-ciers », SHD département terre, 3P129.13 Le général Schlesser, déclare qu’il a été profondément choqué par ces officiers qui, en 1940, préféraient serendre plutôt que de supporter quelques jours de privation de nourriture. Général Guy Schlesser, entretien avecRobert O. Paxton, le 8 juillet 1961. Repris dans Robert O. PAXTON, L’armée de Vichy, Paris, Tallandier, 2004,p. 68.14 Marc BLOCH, op. cit., p. 142.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 170: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Le texte des accords de Wiesbaden ne précise pas expressément que l’ar-mée devra être composée uniquement de volontaires15. Mais, de fait, commeson format réduit interdit d’incorporer toute une classe d’âge et que lesréserves mobilisables sont interdites, le service militaire universel estsuspendu pendant toute la durée de l’armistice et tout laisse à penser qu’ilne sera pas autorisé lors du futur traité de paix avec l’Allemagne nazie.Cependant, pour assurer la transition entre une armée de conscription et unearmée de volontaires, le maintien sous les drapeaux des classes 1938 et1939 est autorisé. Les effectifs de l’armée de l’armistice sont donc, pourune grande part, composés d’appelés.

Ces aménagements ne sauraient satisfaire le maréchal Pétain, le généralWeygand et l’équipe de militaires au pouvoir à Vichy à l’été 1940. Ces der-niers sont en effet particulièrement attachés à l’idée de service militaireuniversel. Ils font partie de la catégorie d’officiers que l’on pourrait quali-fier de « meneurs d’hommes ». Sensibles, dans la tradition de Lyautey, au« rôle social de l’officier16 », ils s’opposent aux officiers de culture plustechnique, qui, à l’instar de l’amiral Darlan ou du secrétaire d’État à l’Air,le général Bergeret, s’accommoderaient volontiers d’une professionnalisa-tion17. Aussi vont-ils consacrer tous leurs efforts à rendre cette suspensiondu service militaire facilement réversible, afin que l’on puisse aisémentrevenir à la situation antérieure si les circonstances le permettent.

Pour cela il faut impérativement veiller à ce que la continuité de laconscription ne soit pas interrompue : le recensement et la vérification del’aptitude des jeunes hommes doivent se poursuivre. Ainsi toutes classesd’âges sans exception pourront rester mobilisables dans l’hypothèse d’uneentrée en guerre dans les 27 années suivantes18. Dans ce but, il faut éga-lement maintenir une administration tenant à jour un fichier de mobilisables.

La première de ces exigences va être remplie par l’instauration desChantiers de la jeunesse. Ceux-ci sont nés dans l’urgence de la défaite, caril semblait inconcevable de renvoyer dans leurs foyers les 100 000 conscritsde la classe 1940 qui venaient d’être incorporés mais qui n’avaient pasencore reçu d’instruction. Le général Colson, ministre de la Guerre, confiedonc au général de La Porte du Theil le soin d’organiser l’encadrement deces soldats. Ce dernier met en place une organisation inspirée du scoutisme

189

15 Le texte complet des accords de Wiesbaden sur l’armée française a été publié par Romain RAINERO, Lacommission italienne d’armistice avec la France, les rapports entre la France de Vichy et l’Italie de Mussolini,Vincennes, SHD/TERRE, 1995, p. 399-403.16 Louis-Hubert LYAUTEY (lieutenant) « Du rôle social de l’officier », Revue des deux Mondes, 15 mars 1891,p. 443-459.17 Claude D’ABZAC-EPEZY, « La rénovation de la formation militaire à Vichy en 1941 », Revue Historique desarmées, 2/2001, p. 17-30.18 Ces 27 années correspondant à la durée des obligations militaires prévues par la loi de 1928.

CLAUDE D’ABZAC-EPEZY

Page 171: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

et rassemble tous les jeunes dans des camps en pleine nature où ils sontemployés à des travaux forestiers et ruraux19. Le 18 janvier 1941, cetteorganisation provisoire devient une institution définitive et tous les jeunesFrançais doivent y effectuer un service obligatoire de huit mois. Quatreclasses sont appelées, de la classe 1940 à la classe 1944. Au total, près de400 000 jeunes passent par les Chantiers entre ces deux dates. Les Chantiersde la jeunesse sont une organisation civile dépendant du ministère del’Éducation nationale. En réalité, au départ, la totalité des 10 500 cadresenviron est composée de militaires d’active mis en congé d’armistice oud’officiers et sous-officiers de réserve. Par la suite seulement, les gradéssont recrutés parmi les conscrits ayant quatre mois de présence dans lesChantiers20.

L’organisation des Chantiers de la jeunesse diffère profondément decelle du service militaire à laquelle elle succède. Le principal changementétant la centralisation avec la suppression de l’échelon départemental,mesure qui avait été préconisée par les travaux de Carmille. On aboutit doncà une structure pyramidale, avec, au sommet, le commissariat général et sonétat-major, installés à Chatelguyon, et six régions : cinq en zone Sud, une enAfrique du Nord. Chacune de ces régions, avec à sa tête un commissariatrégional, comprend de huit à dix groupements dont l’effectif varie entre1 500 et 2 200 hommes. Chaque groupement (équivalent d’un régiment avecà sa tête un commissaire) est divisé en groupes de 150 à 200 hommes répar-tis chacun en une dizaine d’équipes21. Les modalités d’appel et d’incorpo-ration connaissent aussi des changements. Les jeunes sont convoqués dansles commissariats généraux, à l’échelon régional, par voie d’affichage enmairie. Le conseil de révision est supprimé, l’examen médical, la sélectionet l’affectation s’effectuent dans les services spécialisés du commissariat,qui procède aux formalités d’incorporation et à l’affectation dans les grou-pements22. Cette nouvelle organisation préfigure, avec treize ans d’avance,la mise sur pied des centres de sélection en 1954.

Les plus grandes transformations s’effectuent néanmoins au niveau de lagestion des effectifs. Le service du recrutement ne disposait pas d’assez demoyens pour contrôler les bureaux de recrutement nombreux et disséminésdans toute la France à raison d’un ou de plusieurs par département. Il nepouvait donc faire réaliser aucune synthèse prospective sur une mobilisation

190

19 Joseph de LA PORTE DU THEIL (général), Un an de commandement des chantiers de la jeunesse, Paris,Sequana, 1941, 333 p.20 Histoire des Chantiers de la jeunesse racontée par des témoins, SHD/TERRE, journée d’études des 12 et13 février 1992, SAM/CJF, 1992, 286 p.21 Loi du 18 janvier 1941 et Instruction sur l’organisation et l’administration des Chantiers de la jeunesse, cinqvolumes, Paris-Limoges, Charles Lavauzelle, 1941-1943.22 André SOUYRIS-ROLLAND, « quelques éléments pour la compréhension d’une organisation paramilitairesous l’occupation allemande, 1940-1944, in Histoire des Chantiers de la jeunesse racontée par des témoins, op.cit., p. 25-31.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 172: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

future et ce système fonctionnait presque totalement à l’aveugle. À cetégard, les dysfonctionnements mis en lumière par la défaite facilitent lamise en œuvre d’une véritable révolution administrative et technique : tousles bureaux de recrutement et, naturellement, les centres de mobilisation,sont supprimés. Leurs fichiers sont centralisés et versés à un serviceunique, le service de la démographie du ministère des Finances, créé par laloi du 14 novembre 1940 et localisé à Lyon.

Tout comme pour les Chantiers de la jeunesse, ce nouveau service estofficiellement un organisme civil et ne dépend ni des états-majors, ni desministères militaires mais du ministère des Finances23. En fait, ce sontpresque exclusivement des officiers, spécialistes du recrutement quicomposent l’encadrement sous la direction du contrôleur général Carmille24.Le nouveau directeur est en relation avec le colonel Rivet, chef des servicesspéciaux militaires clandestins. Après l’armistice, des officiers œuvrent pourassurer la survie des éléments de l’armée interdits par les conventions del’armistice, avec l’assentiment tacite du ministre de la Guerre, le généralHuntziger et de son état-major25. Ces actions de camouflage prennent troisdirections principales : la poursuite de l’activité des services secrets de ren-seignement et de contre-espionnage, le camouflage du matériel militaire etle maintien d’une administration de mobilisation clandestine. RobertCarmille est chargé officieusement de cette dernière mission : sous couvertd’un service officiel chargé des études statistiques sur l’ensemble de lapopulation française, son but est clairement de sauver de la destruction leservice du recrutement et de maintenir la possibilité d’une mobilisation futu-re26. Dans cette perspective, le service de la démographie centralise tous lesfichiers des militaires démobilisés, ainsi que les fiches des contingents desChantiers de la jeunesse, des prisonniers de guerre et des anciens affectésspéciaux. À partir de janvier 1941, le service de la démographie est réorga-nisé, il devient service national de la statistique (SNS) avec une directionnationale à Lyon et 18 directions régionales dont l’une à Alger. Il procède àdes recensements civils, comme celui des activités professionnelles du17 juillet 1941, qui établit la liste de toutes les personnes des deux sexes

191

23 Il fait d’ailleurs doublon avec un service civil dépendant du même ministère, la Statistique générale de France(SGF) dirigé par Henri Bunle.24 La note n° 6945 EMA/1 du 15 novembre 1940 du ministre, secrétaire d’État à la Guerre aux générauxcommandant les divisions militaires demande que les officiers de l’armée d’active spécialistes du recrutementse portent candidats pour devenir administrateurs du nouveau Service de la Démographie, cit. in CARMILLE,op. cit., p. 15.25 Ces actions de camouflage prennent en 1940 trois directions principales : le maintien des services secretsde renseignement et de contre-espionnage, le camouflage du matériel militaire et le maintien d’une adminis-tration de mobilisation clandestine. Cf. Robert O. PAXTON, op. cit., p. 307-335, « Le parti de la revanche, larésistance dans l’armée de l’armistice » et les études faites par deux anciens de l’Organisation de Résistancede l’Armée : Augustin OUDOT DE DAINVILLE, L’ORA, la résistance de l’Armée, guerre 1939-1945, Paris,Lavauzelle, 1974, 345 p. ; Bernard DE BOISFLEURY, L’armée en résistance, France 1940-1944, Paris, L’Espritdu livre, 2005, 718 p.26 CARMILLE, op. cit., p. 15.

CLAUDE D’ABZAC-EPEZY

Page 173: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

entre 14 et 65 ans, résidant en zone non occupée. C’est à l’occasion de l’ex-ploitation de ce recensement qu’est créé le numéro national d’identificationà 13 chiffres que nous utilisons encore aujourd’hui sous l’appellation cou-rante de « numéro de sécurité sociale ».

Au lieu de détruire ou de réduire l’efficacité du système antérieur, cetteréorganisation imposée par la défaite permet une modernisation sans pré-cédent de l’administration du recrutement : le système de mécanographieautorise le croisement de plusieurs fichiers, permet de vérifier et d’éliminerles doublons. Les données statistiques militaires peuvent être croisées avecd’autres données concernant le reste de la population civile. Il est possibledésormais d’éviter, comme en 1939, de mobiliser d’abord les ouvriers oules pères de famille, pour ensuite les renvoyer dans leurs foyers. À l’issuede cette extraordinaire révolution administrative, on peut espérer, pour lapremière fois dans l’histoire du service militaire, avoir une vision claire del’ensemble de la population soumise aux obligations militaires et d’effec-tuer une mobilisation sélective. Cependant, une telle activité ne peut êtrejugée qu’à ses résultats : ces structures de substitution ont-elles réellementfavorisé la mobilisation en 1943 et 1944 ?

UNE RENAISSANCE DIFFICILE DU SERVICE MILITAIRE DE 1943 À 1947

Force est de constater que le bilan de la renaissance du service militaireaprès la période d’occupation, est mitigé : en Afrique du Nord, les choses sepassent plutôt bien, puisque, en 1943 et 1944 s’effectue la plus importantelevée en masse jamais réalisée en termes de ponction sur la population : prèsde 300 000 hommes, soit 21 classes d’âge sont mobilisées simultanément.Pour la première fois les musulmans sont également concernés.L’ordonnance du 7 mars 1944 considère qu’il y aura désormais un trai-tement identique des deux communautés en ce qui concerne les obligationsmilitaires. Mais seulement quatre classes d’âges (1929 à 1943) sont mobi-lisées, contre 21 classes d’âge pour les Français27. Cette mobilisation n’a étépossible que grâce aux structures de substitution mises en place pendantl’occupation. D’abord par les Chantiers de la jeunesse qui, dès 1943, sontmilitarisés et intégrés en unités constituées dans la nouvelle armée françaisequi reprend le combat aux côtés des Alliés28. Ensuite et surtout par le travailde la direction d’Alger du SNS qui, en 1941, met en place le fichier natio-nal d’identification, rassemblant pour la première fois Français et musul-mans dans des répertoires centralisés et compatibles entre eux29.

192

27 Christine LEVISSE-TOUZE, L’Afrique du Nord dans la guerre, 1939-1945, Paris, Albin Michel, 1998, p. 366-367 ; Belkacem RECHAM: Les musulmans algériens dans l’armée française (1919-1945), Collection Histoire etPerspectives méditerranéennes. Paris, L’Harmattan, 1999, p. 129.28 Général VAN HECKE, Les Chantiers de la jeunesse au secours de la France, souvenirs d’un soldat, Paris,Nouvelles éditions latines, 1970, 304 p.29 CARMILLE, op. cit., p. 36.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 174: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

En France, en revanche, les choses sont bien différentes : avant leDébarquement, le Comité Français de Libération Nationale (CFLN) avaitprévu qu’il faudrait organiser une mobilisation en métropole afin de leverles effectifs promis aux Alliés dans le plan d’Anfa30. Le décret du 20 juin1944 pris par le Gouvernement provisoire de la République française(GPRF) organise ainsi la mise sur pied en métropole des effectifs néces-saires aux formations militaires. Il n’y a pas de nouvel ordre de mobilisa-tion générale, simplement l’article 1er stipule que l’ordre de mobilisation de1939 est toujours en vigueur. Le décret décline ensuite les méthodes demobilisation : « Pour obtenir les effectifs nécessaires, il sera procédé à desappels sous les drapeaux, en fonction des besoins, soit par ordres de rappelindividuels et collectifs, soit par classes ». Dans un premier temps, lesclasses 1940/2 000 à 1945 sont rappelées en fonction de la disponibilité desmoyens d’instruction. Il est indiqué aussi que les FFI (Forces françaises del’intérieur) font partie de l’armée et sont soumises aux lois militaires.Enfin, le Service national des statistiques est chargé du recensement desclasses 1919 à 1945 qui doivent être mobilisées31. En fait, le GPRF se rendcompte très vite qu’il est impossible de rappeler les classes d’âge en ques-tion faute de fichiers de mobilisation et faute d’administration du recru-tement en état de marche. Face à l’impossibilité d’imposer son décret, ilrenonce à la mobilisation générale et déclare que celle-ci s’effectuera parrappel de spécialistes, incorporation de volontaires et intégration des unitésFFI32. La mobilisation en métropole de 1944 à 1945 est donc extrêmementinégalitaire. Les classes 1939 à 1943 sont officiellement rappelées, mais cerappel ne donne que peu de résultats vu le nombre de prisonniers, de dépor-tés du travail ou de réfractaires au STO ... injoignables. De plus, le fichierde la classe 1943 est inexistant. Le rappel individuel de spécialistes desclasses 1931 à 1943 peut néanmoins être réalisé avec un certain succès33.

Après la victoire du 8 mai 1945, le désordre persiste : il est prévu d’in-corporer la classe 1944 à partir du mois d’avril 1946. En réalité, cet appelsous les drapeaux n’aura jamais lieu. Dès le début 1946, le Gouvernementrepousse l’appel de la classe 1944 et l’Assemblée impose l’incorporationimmédiate d’une partie de la classe 46. Cette mesure dispense tacitement lesclasses 44 et 45 de tout ordre d’appel34. C’est un fait unique dans l’histoire

193

30 Note n° 128/EMGG/1 du 5 juin 1944 traitant de la mobilisation en territoire libéré. Cité par Jacques VERNET,Le Réarmement et la réorganisation de l’armée de Terre française, 1943-1946, Vincennes, SHD/TERRE, 1980,p. 27.31 Analyse complète du décret in VERNET, op. cit., p. 27-29.32 Télégrammes du 22 juin 1944 et directive du 26 juin 1944,Vernet, op. cit., p. 28.33 Télégramme n° 997/EMGG/1 du 2 novembre 1944, VERNET, op. cit., p. 130.34 Les classes 1944 et 1945 n’ont pas été mobilisées. « elles satisferont ultérieurement à leurs obligations mili-taires par de courtes périodes d’instruction » CEM/MA/22, ministre des armées, communiqué de presse du11 mars 1946 du ministre Edmond Michelet, archives Edmond Michelet, Brive, (Ancien classement : Ministèredes Armées, dossier 22), et Informations militaires, n° 78, 25 octobre 1946, p. 6.

CLAUDE D’ABZAC-EPEZY

Page 175: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

du service militaire depuis 1905 : deux classes d’âge échappent totalement àleurs obligations militaires. Les choses ne s’améliorent pas par la suite : mal-gré la volonté de réforme du général de Lattre et du ministre des ArméesEdmond Michelet35, l’administration du service militaire a du mal à sereconstruire après guerre, essentiellement pour des raisons financières. Uneordonnance du 22 avril 1945 introduit la préparation militaire obligatoirependant les trois années qui précèdent l’incorporation, mais faute demoyens, cette pratique est très rapidement abandonnée. La loi du 7 octobre1946 réduit le service militaire à un an. Des réformes sont adoptées, appli-quées partiellement puis abandonnées, ce qui aboutit à une absence totale decontinuité. Ainsi le rythme des appels ne semble plus obéir à aucune règle36.

Le sommet est atteint lors des grandes grèves d’octobre et denovembre 1947 : le gouvernement décide de faire appel au contingent etmobilise deux classes d’âges disponibles : la classe 1943 et la classe 1946qui doivent former des unités mises à disposition du ministre de l’intérieur.Or cette mobilisation partielle est une véritable déroute. Les archivesmontrent des scènes ubuesques, des rappelés à qui nulle carte de mobilisa-tion n’a été envoyée qui viennent encombrer des centres de mobilisationdont le commandement n’a pas été prévenu et qui est incapable de les logerde les équiper et de les nourrir37. De Lattre parlant du problème à VincentAuriol n’hésite pas à dire : « la mobilisation a été tellement écœurante quej’ai failli foutre le camp38 ». Début 1948, l’état-major fait le constat que laFrance ne dispose pas de force de réserve mobilisable. Une note du 5 jan-vier du général Revers, chef d’état-major général, signale que « sur leseffectifs des dix dernières classes, soit deux millions d’hommes, 800 000 nesont pas instruits, 600 000 ne sont pas équipables, et 100 000 de plus nepeuvent être habillés ». Il propose un plan d’urgence, dit plan R pour consti-tuer rapidement une armée de maintien de l’ordre, dont certaines unitésdevront garder faute de mieux leur tenue civile. Ces unités seront levées surune base régionale, voire locale faute de moyens d’acheminement39. Lescommandements militaires sont donc amenés en désespoir de cause, à envi-sager de revenir à une sorte de degré zéro de la conscription. Heureusement,

194

35 Bien décrites dans la brochure du ministère des armées « Vers les armées de demain », novembre 1945-mai1946, 22 p. cf. également, Claude D’ABZAC-EPEZY, « Edmond Michelet et la reconstruction des forcesarmées », in Edmond Michelet, homme d’État, colloque organisé par le Centre national d’Études de laRésistance et de la Déportation Edmond Michelet (CRDEM), Paris, 14-15 octobre 1999, éd. CRDEM, Brive,2000, p. 61-86.36 Selon les termes d’Alain HUYON (colonel), « la conscription, évolution historique sommaire du service mili-taire obligatoire » étude réalisée pour le Service Historique de l’armée de Terre, Vincennes, 2001, p. 10.37 « Synthèses sur le moral » : décembre 1947, janvier 1948 ; SHD département Air E 2792 et « Réunions deschefs d’état-major des régions aériennes » 1945-1951, E 4158.38 Vincent AURIOL, Journal du Septennat, Tome 1, 1947, Paris, Armand Colin, 1970, 18 décembre 1947,p. 633.39 Note résumée par le général Revers lors de la séance du conseil d’état-major n° 36 du 16 février 1948, SHDdépartement Air, E 2753.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 176: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

la situation intérieure s’apaise et les événements n’imposent pas la mise enœuvre des solutions préconisées par Revers, mais l’alerte a été donnée. Ilest urgent de lancer une réflexion pour comprendre l’échec de la mobilisa-tion de 1947 et d’entamer un programme de réformes du service militaireafin de lui redonner a minima son efficacité d’avant 1939.

L’ILLUSION D’UNE CONTINUITÉ QUI MASQUE UNE RUPTURE PROFONDE

Au début de la IVe République, l’armée française affirme sa renaissance.Mais celle-ci n’est qu’un trompe l’œil. Maintenue en perfusion pendanttrois ans par l’aide américaine, elle a bien du mal à survivre dans un après-guerre marqué par de drastiques réductions budgétaires. Cette périoded’immenses difficultés dure jusqu’au retour de l’aide américaine, en 1950.Les années 1945 à 1950 sont donc des années d’éclipse de l’armée française.Malgré les affirmations de principe martelées par la presse militaire, lechoc de la guerre et de l’occupation n’a pas été digéré, et la reconstructionde l’outil militaire est restée inachevée. Ce constat est particulièrement vraipour l’administration du service militaire : les structures de substitutionmises en place pendant l’occupation ont joué un effet pervers, dans la mesu-re où elles ont donné l’illusion d’une continuité alors que le système durecrutement avait été bel et bien brisé par l’occupation en métropole.

En dépit de leur intention proclamée, les Chantiers de la jeunesse n’ontpas eu les moyens d’assurer la continuité d’un service obligatoire. Ils nesont pas égalitaires – les jeunes de la zone occupée sont dispensés – et sur-tout, ils sont boycottés par la population dès 1943. En effet, la loi sur leSTO, instituée par Pierre Laval le 1er février 1943, oblige les jeunes desclasses 1940, 1941 et 1942 à partir en Allemagne. Aussi, pour y échapper,il faut éviter le recrutement des Chantiers et le f ichage du SNS. Le tauxde réfractaires augmente avec le temps puisque la classe 1940 desChantiers rassemble 90 000 jeunes incorporés en métropole et la classe1944 seulement 30 000. Certes, les f ichiers existent, mais ils sont incom-plets, parfois « traf iqués », ils ne sont pas mis à jour et sont par là mêmediff icilement utilisables.

Plus grave : le SNS est amené à participer au fichage des juifs et desrequis du STO. En juin 1941, Carmille demande au commissaire généralaux questions juives, Xavier Vallat, que le recensement des juifs de Francesoit confié à son service40. Le directeur du SNS, qui appartient par ailleursà un réseau de résistance et qui est en relation avec les chefs del’Organisation de Résistance de l’Armée41 réalise-t-il à quel usage lesfichiers du SNS peuvent servir ? Selon plusieurs témoignages collectés par

195

40 Lettre n° 01 1300/01 du 18 juin 1941 reproduite in CARMILLE, op. cit., annexes X et XI.41 Ce qui lui vaudra d’être arrêté par la Gestapo de Lyon, interrogé par Klaus Barbie et déporté à Dachau où ilmourra.

CLAUDE D’ABZAC-EPEZY

Page 177: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

son fils Robert Carmille, il fait traîner les travaux demandés, à tel point queVichy doit créer d’autres services pour les besoins non satisfaits par leSNS42. Si tel est vraiment le cas, quelle valeur accorder aux réalisations dece service ? Les fichiers sont-ils exacts ou sciemment falsifiés, et quelle aété leur utilisation par Vichy et par l’occupant ?

Sans entrer dans ce débat qui exigerait de longues recherches et qui n’estpas au cœur de notre problématique, il demeure certain que le SNS ne pou-vait assurer la mission de mobilisation clandestine sans que l’occupant n’ensoit un jour ou l’autre informé. D’ailleurs, cette activité ne survit pas à l’in-vasion de la zone libre : en novembre 1942, Carmille décide de protéger lefichier clandestin de mobilisation qui est caché dans un collège de jésuitesà Villefranche-sur-Saône. À la Libération, ces derniers apportèrent lefichier à un officier de la région militaire de Lyon qui, ne comprenant pasde quoi il s’agissait, le fit détruire43. Néanmoins, sur la demande de Giraud,Carmille réussit au début de l’année 1944 à faire passer à Alger une liste de120 000 spécialistes, sélectionnés grâce aux mesures modernes de mécano-graphie. Ce fichier permit les rappels individuels à la Libération44.

Au terme de cette étude, il faut admettre que les structures de substitu-tion mises en place après l’armistice n’ont pas permis une véritable renais-sance du service militaire après la guerre. Pour diverses raisons : refus durecensement, volonté de camouflage des données sensibles ou destructionsdes fichiers, le travail effectué par le SNS n’est guère exploitable à laLibération. Il faut alors rebâtir l’administration de la conscription, mais lesdifficultés financières que connaît la France après 1945 ne lui permettentpas de le faire. Entre 1945 et 1949, il n’y a même pas suffisamment de res-sources budgétaires pour incorporer des classes d’âge complètes, ce quiamène une multiplication des exemptions. Pourtant la période est marquéepar un véritable désir de renouveau : le général de Lattre tente de mettre enœuvre ses nombreuses propositions d’innovation comme la formation pré-militaire, la sélection psychotechnique et les camps d’instruction45. Mais,faute d’argent et de volonté politique, elles ne peuvent être maintenues. Enfait, la véritable renaissance du service militaire n’a pas lieu en 1944, nimême en 1945, mais en 1950. Disposant de l’aide américaine, la Francepeut désormais rénover son armée. L’adoption de la loi du 30 novembre1950 marque cette renaissance officielle. Cette loi décide, entre autres, lacréation de « centres de sélection et d’orientation » dans chaque région

196

42 CARMILLE, op. cit., p. 54.43 Ibid., p. 27.44 Ibid., p. 28.45 Note du général de Lattre « il faut refaire l’armée française », 10 décembre 1945, 32 p., archives EdmondMichelet, Brive. (ancien classement : Ministère des Armées, dossier 43).

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 178: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

militaire46. La nouvelle organisation, demandée déjà par le rapport Carmillede 1935, tentée partiellement sous l’occupation avec les Chantiers de la jeu-nesse, puis par de Lattre après la Libération dans ses éphémères centresd’instruction militaire, est perçue à juste titre comme formant la base detout système de conscription moderne car elle introduit une sélection pré-alable à l’affectation en unité. Il aura fallu pourtant plus de 20 ans et lesbouleversements de la guerre pour qu’elle soit enfin mise en œuvre sur unegrande échelle.

197

46 Ceux-ci seront en état de fonctionner en juillet 1954, c’est là que s’effectueront les célèbres « trois jours ».

CLAUDE D’ABZAC-EPEZY

Page 179: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

PROSOPOGRAPHIE D’UNE ÉLITE MILITAIRE : LE RECRUTEMENT DES

OFFICIERS DE MARINE ISSUS DE L’ÉCOLE NAVALE ENTRE 1945 ET 1969

PAR LAURENT SUTEAU1

L’École navale est « une veille dame » qui forme depuis 175 ans2 les offi-ciers de la marine nationale. Elle est créée, en effet, par ordonnance deLouis Philippe le 1er novembre 1830. Dans cette longue histoire, la secondeguerre mondiale marque une rupture profonde. Durant le conflit, l’Écolenavale est errante et plusieurs formations coexistent en métropole, enAfrique du nord et au Royaume-Uni. L’unification des formations ne s’ef-fectue qu’en 1944 après l’organisation d’un nouveau concours. Cette pro-motion, puis celle de 1945, s’installent sur la base d’hydravions deLanvéoc-Poulmic, de l’autre côté de la rade de Brest. L’ancienne école, « leVersailles de la Mer », qui avait définitivement fait entrer Navale dans l’èrede la modernité en 1936, est en effet détruite. En 1945, s’ouvre donc unepériode de renaissance3 : les murs sont à reconstruire, l’enseignement est àrepenser, le concours à réorganiser.

Ce processus et plus généralement l’histoire de la formation et du recru-tement des officiers après 1945 ont été l’objet de notre Diplôme d’ÉtudesApprofondies4. Cependant, hormis notre mémoire et la communicationpionnière mais ancienne des sociologues Guy Michelat et Hubert Jean-Pierre Thomas5, la question n’a jamais été étudiée pour cette période. Cevide historiographique renvoie à la rareté des recherches universitaires surla marine et plus généralement sur les officiers de marine.

Pour mener cette étude, nous avons fait le choix d’une démarche proso-pographique qui consiste « à définir l’identité d’une population spécifiqueau travers des individus qui la composent. Il s’agit en quelques sorte, del’application au passé des enquêtes quantitatives de l’INSEE (Institut

199

1 Communication prononcée par Laurent Suteau devant la commission d’histoire socioculturelle des armées, le14 avril 2005.2 L’École navale est précédée par le Collège royal de la marine. Créé en 1816, il prend le nom, en 1829, d’Écolepréparatoire puis, par ordonnance de Louis Philippe, celui d’École navale le 1er novembre 1830.3 Nous préférons le terme de renaissance, dans le sens du renouvellement et du retour, à ceux de reconstitu-tion qui indique certes un retour mais dans sa forme primitive et de reconstruction qui implique une destruction.La « renaissance » nous permet ainsi de tenir compte de la continuité de la formation durant le conflit tout enmettant en évidence la rupture avec la période précédente.4 Laurent SUTEAU, Recrutement et formation des officiers de marine, l’École navale 1945-1969, DEA d’histoire,sous le direction du professeur Christian Bougeard, Université de Bretagne Occidentale, Brest, 20045 Guy MICHELAT, Hubert Jean-Pierre THOMAS, « Contribution à l’étude du recrutement des écoles d’officier dela marine (1945-1960) », in Hubert Jean-Pierre THOMAS (dir), Officier, sous-officiers, la dialectique des légitimi-tés, Centre sociologique de la Défense Nationale, Paris, Addim, p. 95-113.

Page 180: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

National de la Statistique et des Études Économiques) dans les limitesqu’autorisent la problématique du sujet, les documents disponibles et l’œilcritique de l’historien6 ».

La population de l’école n’est plus abordée en la considérant comme unsimple groupe d’élèves mais en s’interrogeant sur la typologie des indivi-dus recrutés comme futurs officiers de la marine nationale. Cette commu-nication se propose de mieux appréhender le groupe des officiers de marined’après-guerre en analysant les origines sociologiques du recrutement.L’École navale devient alors un lieu de production sociale en pensant l’élèveavant le groupe tout en prenant en compte le cursus des officiers : parcoursscolaire en amont et grandes étapes de la carrière en aval. Nous pourronsalors la comparer aux autres grandes écoles militaires et civiles. Elle est enoutre un espace d’acculturation qui transforme un civil en officier de marinemais aussi un espace de formation initiale dont le résultat influence unegrande partie de la carrière.

Plaçant l’élève au centre de l’étude, cette communication se nourrit desquestionnements, études et méthodes des sciences sociales et plus particu-lièrement de la sociologie. Cette approche pluridisciplinaire a été d’autantplus nécessaire que beaucoup des anciens élèves sont encore vivants voirepour certains encore en activité.

Au lendemain de la guerre, l’École navale continue donc d’assurer samission première, le recrutement et la formation initiale du « grand corps »qui désigne communément, parmi tous les corps d’officiers, celui des offi-ciers de marine. Le concours qui permet au commandement de sélectionnerdes éléments ayant un niveau scolaire élevé et plus particulièrement un hautniveau scientifique afin d’adapter l’enseignement à une technicité toujoursplus grande du métier. Ce grand corps, comme les autres grands corps del’État, formerait ainsi une sorte d’aristocratie7.

Cette approche masque néanmoins une réalité plus complexe du corpsdes officiers. D’une part, les officiers mariniers8 les plus brillants peuvent,après la réussite à un concours interne, accéder, depuis 1896, au « grandcorps ». Ils entrent alors à l’École des élèves officiers de marine (EOM)puis intègrent après une seconde épreuve une promotion de l’École navale9.

200

6 Éric ANCEAU, « Réflexion sur la prosopographie en général et sur la prosopographie du contemporain en par-ticulier » in Sarah MOHAMED-GAILLARD et Maria ROMO-NAVARRETE (dir.), Des Français outre-mer, uneapproche prosopographique au service de l’histoire contemporaine, Paris, Presse Universitaire de la Sorbonne,2005, p. 23.7 Dans son sens étymologique : le gouvernement des meilleurs.8 Appellation des sous-officiers de la marine nationale.9 Sur le recrutement semi-direct dans la marine et sur les élèves officiers de marine voir Jean MARTINANTDEPRENEUF, « Le recrutement semi-direct des officiers de marine jusqu’en 1969 » in Revue historique des armées,L’enseignement militaire, n° 3, 2002, p. 25-40.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 181: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

D’autre part, si les officiers de marine ont, à bord des bâtiments ou sur lesbases aéronavales, la responsabilité de la mise en œuvre opérationnelle desbâtiments, des aéronefs, du matériel et des hommes10, les moyens de pro-pulsion sont sous la responsabilité des ingénieurs mécaniciens de la marine.Cette différenciation entre « officier du pont » et « officier machines » s’af-firme dans la coexistence de deux concours et de deux écoles distinctesbien qu’utilisant les mêmes moyens humains, matériels et pédagogiques surle site de l’École navale. À partir des années 1960, la marine nationale, pre-nant en compte le développement technique, affirme la nécessité pour l’of-ficier d’être à la fois marin et ingénieur. Il doit en effet dominer deséquipements de plus en plus complexes afin d’en tirer un meilleur ren-dement et, s’il le faut, remédier à leurs défaillances. L’État opte alors pourune fusion de ces deux corps par la loi du 5 juillet 1966.

L’année 1966 doit alors être envisagée comme un point de bascule dansl’appréhension de la fonction des officiers et dans la politique de recru-tement. Depuis 1945, l’officier se transforme peu à peu en ingénieur et lafusion en est la première concrétisation. Mais, la Marine fait rapidement leconstat qu’elle ne peut se passer de techniciens de haute qualité que ne luifournit plus l’École navale. C’est donc au sein même de l’institutionqu’elle doit les recruter. Ce processus aboutit à une première réforme de lapromotion interne en créant, en 1969, un véritable concours et une école àpart entière : l’École militaire de la flotte (EMF). Nous clôturons notreétude à l’issue de ce processus.

Institution tout à la fois scolaire, militaire et maritime, l’École navaledélivre un enseignement de haut niveau sanctionné par la remise d’un di-plôme d’ingénieur à des élèves sélectionnés par la voie du concours. Lerecrutement social des bordaches11 se rapproche-t-il de celui des grandesécoles de la Nation ? Quelle est l’influence des spécificités du métier d’of-ficier auquel elle prépare ? Peut-on assimiler le cursus des officiers de ma-rine à celui des grands corps de l’État ?

Ce travail ne se veut cependant pas exhaustif mais plus un essai explo-ratoire présentant une première analyse statistique fondée essentiellementsur la comparaison de deux promotions. L’objectif n’est pas d’établir unmodèle du recrutement des officiers de marine, ni à l’inverse de dresserl’archétype de l’officier mais plus de dessiner un premier profil sociolo-gique qui ne demande qu’à être enrichi.

201

10 Ils assurent le commandement, la conduite nautique, la responsabilité de l’armement et des moyens dedéfense, les transmissions etc.11 Le terme bordache désigne les élèves de l’École navale. À ne pas confondre avec les « navalais » qui sont lesélèves officiers médecins.

LAURENT SUTEAU

Page 182: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

CORPUS ET MÉTHODOLOGIE

Entre 1945 et 1969, vingt-cinq promotions se sont succédé à l’Écolenavale représentant 2 674 officiers tous statuts confondus (y compris lesélèves issus de l’École des officiers de marine, de l’École des ingénieurs demarine (EIM), et de l’École militaire de la flotte). Il était évidemment inen-visageable d’étudier l’ensemble du corpus. Nous avons opté pour uneméthodologie comparative portant sur deux promotions. L’absenced’archives significatives entre 1945 et 1950 ne permet cependant pas dechoisir une des premières promotions. La première, 1956, a été sélectionnéependant la période de forte progression du recrutement observée à partir dudébut des années 1950. Elle présente l’avantage d’être composée d’ungrand nombre d’élèves (121) et nous disposons en outre d’archives de qua-lité et particulièrement du rapport du jury. En amont, la sélection s’est por-tée sur la date ultime de l’étude, la promotion 1969 qui est composée de63 bordaches. Aussi, le choix de ce corpus permet de mener une analyse surune durée suffisamment importante pour envisager une comparaison entreles deux promotions.

Tableau 1: Nombre d’élèves par promotion entre 1945 et 1969:

Pour mener à bien cette étude, il est cependant nécessaire de disposer deplusieurs types d’informations : militaires, scolaires et personnelles. Lesdonnées militaires sont fournies par la bible ou annuaire des officiers demarine, éditée chaque année. Les officiers y sont classés par statut et pargrade à partir de celui d’enseigne de vaisseau de première classe12. Ce pre-mier classement est celui établi à la fin de la campagne d’application c’est-à-dire à l’issue de la formation initiale. Les données présentées pour chaqueindividu sont d’une très grande richesse pour l’historien : nom, prénoms,date de naissance, corps d’origine, date d’entrée en service, date de passageà chaque grade, décorations et qualifications. Ces informations permettentd’établir le profil de carrière de chaque élève.

Les archives fournissent les données scolaires. Les rapports desconcours notamment sont riches en statistiques diverses sur les candidats etles admis : moyenne des admissibles et des reçus (le plus souvent sur

202

12 Grade équivalent à celui de sous-lieutenant dans les autres armées.

CAHIERS DU CEHD N° 30

1945 1946 1947 1948 1949 1950 1951 1952 1953 1954 1955 1956 1957

132 99 87 94 99 110 118 131 150 144 131 121 121

1958 1959 1960 1961 1962 1963 1964 1965 1966 1967 1968 1969

102 102 98 119 105 105 104 99 82 76 73 63

Page 183: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

plusieurs années), lycée d’origine, âge, nombre de tentatives, originessocioprofessionnelles des parents, nombre de concours présentés etc. Cesrapports sont parfois accompagnés de commentaires et/ou d’études de pros-pective. Le plus souvent ces données permettent d’effectuer des statistiquesau niveau d’une promotion mais rarement de distinguer des individus ou desgroupes d’individus. Il est ainsi parfois difficile de différencier les troisprincipaux types d’élèves présents à l’École navale : les bordaches, les élèvesofficiers et les ingénieurs.

Les informations personnelles sont plus difficilement accessibles de parleur caractère confidentiel. Il a été établi un questionnaire sociologiqueenvoyé à chaque ancien élève des deux promotions sélectionnées y comprisles anciens ingénieurs de marine de la promotion 1956, reversés dans lecorps des officiers de marine après 1966 et les élèves officiers de marine.Il devait répondre à un double objectif : récolter les informations person-nelles manquantes, compléter et recouper celles déjà à notre disposition. Ila été construit avec l’aide et les conseils d’un sociologue13. Il était composéde questions à choix multiples et ouvertes et s’organisait en trois grandesparties : la préparation au concours, la carrière militaire et la famille. Lesstatistiques sur les promotions 1956 et 1969, présentées dans cette commu-nication sont issues de cette enquête.

LE RECRUTEMENT SOCIAL D’UNE ÉLITE : ENTRE NORMALITÉ ET SPÉCIFICITÉ

Chaque armée a son histoire, ses traditions, ses besoins, mais elles onten commun le même type de recrutement analogue à celui des grandes é-coles. Les écoles d’officiers sont ainsi considérées, dans la nomenclaturedes diplômes de l’INSEE comme une très grande école à l’instar de l’ENAou de Polytechnique par exemple14. Ces établissements constituent ce quePierre Bourdieu nomme la « grande porte » qui regroupe ceux « d’impor-tance nationale, les plus prestigieux [...] puisqu’ils préparent aux carrièresles plus nobles15 » Ils permettent d’accéder aux sommets des carrières del’ordre politique, administratif, industriel, économique et commercial,intellectuel et dans une certaine mesure militaire. Cette voie républicaine àla française16 est un parcours sélectif : l’admission en classe préparatoire, laréussite au concours d’entrée, une formation plus ou moins spécialisée

203

13 Philippe Lacombe alors maître de conférences à l’Université de Bretagne Occidentale.14 La nomenclature des diplômes de l’enseignement supérieur dans l’Enquête Emploi de l’INSEE in ValérieALBOUY et Thomas WANECQ, « Les inégalités d’accès aux grandes écoles », Économie et statistiques, n° 361,2003, p. 30.15 Pierre BOURDIEU et Monique SAINT-MARTIN, « Agrégation et ségrégation, le champs des grandes écoles et le champs du pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 169,t. 1, septembre 1987,p. 20.16 En opposition à la voie royale anglo-saxonne qui privilégie les filières privées de formation (Public Schools).Sur le sujet voir Maurice GOLDRING, Voie Royale, voie républicaine, Paris, Édition Syllepse, 2000.

LAURENT SUTEAU

Page 184: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

ponctuée par un classement de sortie souvent déterminant pour le futur.« Ces caractéristiques sont conçues comme des vertus fondamentales carelle seules, dit-on, peuvent permettre de les distinguer des institutions demasses que sont les universités17 ».

Le concours est la principale marque de reconnaissance des grandes écoles.Il en est même l’unique voie d’accès et se définit comme une sélectionsévère et explicite qui repose, normalement, sur l’idéal fondateur du mérite.Tout candidat, réunissant les conditions (en particulier médicales et sportivespour les établissements militaires), aurait ainsi une chance d’accéder à unegrande école. Il n’est cependant pas exempt de tout critère social alorsmême que l’on observe une généralisation de l’enseignement et de nom-breuses modifications dans la stratification de la société.

Cette sélection sociale se manifeste par une forte domination des caté-gories socioprofessionnelles supérieures18 : 60 % des pères des élèves desgrandes écoles appartiennent à ce groupe contre 35 % dans les formationsuniversitaires19. À ce titre, le recrutement des officiers de marine est ana-logue à celui des grandes écoles. À partir de l’enquête sociologique, on peutestimer que 70 % de la promotion 1956 et 78 % de celle de 1969 appar-tiennent à ces groupes. À titre de comparaison, ils représentent en moyenne67 % d’une promotion de Polytechnique entre 1951 et 1955, 73 % entre 1966et 1970 et pour l’École normale supérieure respectivement 65 et 73 %20.

Ce constat ne se limite cependant pas aux seuls intégrés. Le profil socio-logique des candidats au concours d’entrée à l’École navale est similaire àcelui des admis. En moyenne 71 % des inscrits appartiennent aux catégoriessocioprofessionnelles supérieures.

Tableau 2: Répartition sociale des candidats au concours d’entrée à l’ÉcoleNavale

204

17 Ezra N. SULEIMAN, Les élites en France, grands corps et grandes écoles, Paris, Édition du Seuil, 1979,p. 98-99. Cette idée est également abordée in Pierre BOURDIEU et Monique SAINT-MARTIN, op. cit., p. 18 et suiv.18 Chefs d’entreprises, cadres de la fonction publique, professions libérales, professions de l’information, desarts et du spectacle, cadres administratifs, commerciaux, ingénieurs et cadres techniques des entreprises, pro-fesseurs et professions scientifiques, instituteurs et assimilés. Selon la catégorisation de Valérie ALBOUY etThomas WANECQ, op. cit., p. 31.19 Pierre BOURDIEU et Monique SAINT-MARTIN, op. cit., p. 20.20 Michel EURIAT, Claude THÉLOT, « Le recrutement social de l’élite scolaire en France », Revue Française deSociologie, juillet-septembre 1995, p. 415.

CAHIERS DU CEHD N° 30

1958 1964 1965 1966 1969

Milieu populaire 3 % 6 % 6 % 4 % 5 %

Milieu intermédiaire 25 % 21 % 27 % 24 % 22 %

Milieu supérieur 75 % 73 % 66 % 72 % 72 %

Page 185: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Aussi ce phénomène dépasse la seule génération des pères. Une étudeinterne à la marine sur les promotions 1959 et 1960 montre en effet que lamoitié (50,7 %) des grands-pères, tant paternels que maternels présentent lemême type de profil socioprofessionnel.

L’École navale, par l’intermédiaire de son concours, s’inscrit donc dansun modèle de reproduction des élites alors que l’on observe en France unedémocratisation de l’enseignement. Cette ouverture aux classes intermé-diaires et populaires est peu perceptible dans les grandes écoles et l’éta-blissement du Poulmic et se caractérise même par un recul de cescatégories. Leurs parts diminuent respectivement de cinq et huit pointsentre 1956 et 1969.

Cependant, si l’on observe une inégalité des chances d’accès à l’en-semble des grandes écoles selon l’origine sociale, il serait erroné d’assimilertotalement recrutements civils et militaires. Ce serait éluder l’existenced’une spécificité militaire qui se définit par rapport à la finalité guerrièredes armées et non par la mesure de la différence entre société civile et mili-taire. L’armée existe pour qu’il y ait des soldats capables de se battre. Cepostulat découle de sa mission première : la guerre, spécificité fonctionnelle

205

LAURENT SUTEAU

Figure 1Évolution de la part de chaque catégorie socioprofessionnelle

dans le recrutement entre 1956 et 1969 (en %)

Page 186: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

des armées21. Le métier de militaire, s’il peut se définir « comme l’exercicede capacités et de compétences contre un gain ou un salaire [...] il se dis-tingue des autres par le port ou l’utilisation d’armes destinées à tuer ou àdétruire22 ». La spécificité exprime donc avant tout des réalités sociales.L’institution sécrète de fait une société militaire caractérisée par l’apparte-nance à un même corps, à une même communauté.

À l’École navale, cette spécificité s’exprime par une forte proportion defils d’officiers (45 % de la promotion 1956 et 41 % en 1969). Les fils d’of-ficiers de marine sont les plus nombreux au sein de cette dernière catégorie(53 % en 1956 et 45 % en 1969). Sans être majoritaire (quoi qu’en disentcertaines idées reçues ou bruits de coursives), ils forment pour autant ungroupe social distinctif et représentatif comme le souligne cet ancien élève :

[...] d’une famille « militaire » où les marins étaient très présents j’ai éténaturellement attiré par la Marine. Nous étions nombreux dans ma promo-tion à être dans ce cas. Ceci avait entraîné de la part du directeur du per-sonnel de l’époque des commentaires où il se réjouissait de cette situation.Un de mes camarades issus de la société civile avait mal pris ce constat23.

Cependant ce particularisme maritime ne se limite pas au seul milieu desofficiers. Le relevé systématique, dans les réponses au questionnaire, detoutes les références à la marine militaire et civile tend à montrer des lienstout à la fois diffus et complexes. Sans pouvoir établir de statistiques indis-cutables, six types de filiation entre les familles et le milieu maritime sontainsi identifiés et présentés dans le tableau ci-dessous.

Ainsi « les parents, les frères [...] tous les individus qui définissent lamaison, constituent des repères [...] mais surtout une culture24. » Au-delà dupremier cercle restreint d’influence, « la famille élargie constitue undeuxième cercle de terrain d’observation et d’expérimentation25. »

206

21 Théodore CAPLOW, Pascal VENNESSON, Sociologie Militaire, Paris, Armand Colin, 2000, p. 15 et suivantes.Sur le même sujet voir Bernard BOËNE (dir.), La spécificité militaire, Actes du colloque des 2 et 3 juin 1988, àl’École militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, Paris, Armand Colin, 1990 et tout particulièrement les interventionsde André MARTEL, « Le métier militaire en France, 1870-1954 » p. 12-21 ; Raoul GIRARDET, « Du rôle éducatifde l’officier et de sa vocation » p. 81-87 ; Bernard Boëne, « Permanence et relativité de la spécificité : examencritique de la littérature existante, esquisse d’une synthèse », p. 188-240 ; Hubert Jean Pierre THOMAS,« Fonction militaire et systèmes d’hommes ; système opérationnel et système organisationnel », p. 241-257 ;Pierre DABEZIE, « La spécificité militaire : une approche globale de l’armée », p. 258-272.22 André MARTEL, « le métier militaire en France » op. cit., p. 81.23 Réponse d’un élève de la promotion 1956 à la question de l’enquête sociologique : « cette inscription [auconcours] correspond-t-elle à une vocation? Si oui pourquoi? » in Laurent SUTEAU op. cit., L’anonymat de cetofficier est respecté.24 Luc JACOB-DUVERNET, en collaboration avec Dominique AGOSTINI et Patrick HARISMENDY, Le miroir desprinces, essai sur la culture stratégique des élites qui nous gouvernent, Le Seuil, Paris, 1994, p. 203.25 Ibid. p. 205.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 187: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Tableau 3: Typologie des filiations familiales « marines » des officiers de marine

Le concours participe ainsi à l’expression d’une spécificité militaire engénéral et maritime en particulier et dont l’endocrutement26 est la principalemanifestation. Mais, l’origine sociale des élèves ne doit pas être le seul cri-tère pour modéliser le recrutement. En effet, on entre rarement par hasarddans une école militaire. Les motivations, bien différentes de celles des éta-blissements civils, sont multiples et diverses selon les individus. Car la« société [militaire] est de toute évidence, trop multiple, trop complexe (etd’une complexité croissante) pour que l’on puisse admettre que tous ceuxqui s’y trouvent intégrés de par leur propre volonté aient obéi à une mêmedétermination27. » Ces mobiles sont de quatre types : militaire qui fait appelaux valeurs propres à l’institution et au métier des armes ; maritime quiregroupe l’attrait pour la mer dans toutes ces dimensions mais aussi le goûtpour l’aventure et les voyages ; scientifique car l’École navale délivre undiplôme d’ingénieur depuis 1937 et les bâtiments de guerre sont d’une tech-nicité de plus en plus grande ; familial qui prend en compte l’endorecru-tement mais aussi le poids de la tradition familiale dans le choix de l’étudiant.

La modélisation d’une enquête de motivation menée auprès de la pro-motion 196928, montre une forte prédominance des motivations de typemaritime et l’importance des déterminations militaires.

207

26 Un recrutement au sein même de la société militaire.27 Raoul GIRARDET, « Du rôle éducatif de l’officier et de sa vocation » in Bernard BOËNE (dir.), La spécificitémilitaire, op. cit, p. 84.28 « Données de fait et enquête de motivation », SHD-M-Brest, 10 M 1969.

LAURENT SUTEAU

Famille d’officiers de marine Le père puis plusieurs générations comportent desofficiers de marine (grands-pères, arrière-grands-pères, oncles etc.)

Un seul membre de la famille estofficier de marine

Dans la forme la plus simple, il s’agit du père. Leréférent peut également être un grand-père, unarrière-grand-père ou un oncle par exemple.

Famille d’officiers de l’armée deterre ou de l’air (cas n° 1)

Le père est un officier et un autre membre de lafamille est officier de marine

Un membre de la famille appartientaux équipages de la flotte ou aucorps des officiers des équipages

Le père ou un autre membre de la famille.

Famille d’officier de l’armée de terre ou de l’air (cas n° 2)

Le père est un officier et un autre membre de lafamille appartient aux équipages de la flotte ou àla marine marchande.

Un ou plusieurs membres appartiennent à la marine marchande

Les familles de ces élèves n’ont aucune relationavec le milieu militaire.

Page 188: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

L’élève officier de marine de la fin des années 1960 souhaite d’abordêtre un officier entendu comme un combattant, un chef, c’est-à-dire unhomme menant une vie active, détenteur de responsabilités et entretenantdes rapports humains particulièrement forts. Il s’engage moins par idéal,patriotisme ou pour le prestige social comme beaucoup de leurs aînés d’a-vant-guerre. L’espace privilégié de ces déterminations militaires est ledomaine maritime. D’ailleurs, seuls deux reçus (sur 64) de cette promotionont présenté le concours de Saint-Cyr. Cependant, la spécificité techniquedu métier d’officier de marine ne l’attire pas29 et seuls 18 élèves sur 64reconnaissent une influence familiale.

Aussi, une première analyse pour la promotion 1956, établie à partir del’enquête sociologique laisse apparaître les mêmes types de motivations.Ceci reste cependant à l’état d’estimation du fait de l’imprécision de nom-breuses réponses.

208

29 Cette motivation n’est citée que par 5 élèves sur 64. « Données de fait et enquête de motivation », op. cit.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Figure 2Modélisation des résultats de l’enquête de motivation

de 1969

Page 189: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Le témoignage d’un officier de la promotion 1956 offre un panoramade la vie recherchée et confirme cet amalgame de motivations militaireset maritimes :

Fils d’officier de marine, j’ai passé une partie de mon enfance et de monadolescence outre-mer (Indochine, Tunisie, Maroc, Algérie). Plutôt litté-raire que matheux, j’étais imprégné d’histoire, militaire et maritime, derécits de voyages et d’aventures. Aux environs des années du Bac et de lapréparation à Navale, il se passait des choses qui me fascinaient : Dien BienPhu, la fin de la guerre d’Indochine, la première traversée sous le pôle norddu premier sous-marin nucléaire américain, le Nautilus. Je n’envisageaispas d’autre métier qu’être officier de marine à la mer30.

Déterminations maritimes et militaires incontestables, absence de moti-vations scientifiques corollaire de la formation, le recrutement des officiersde marine peut donc être qualifié de culturel.

209

30 Réponse d’un élève de la promotion 1956 à la question de l’enquête sociologique : « cette inscription [auconcours] correspond-t-elle à une vocation? Si oui pourquoi? » in Laurent SUTEAU, op. cit., L’anonymat de cetofficier est respecté.

LAURENT SUTEAU

Figure 3Modélisation des motivations des élèves de la promotion 1956,

selon les réponses au questionnaire sociologique

Page 190: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Ces motivations, attendues chez les élèves par l’institution, peuvent, certes,s’expliquer par le nombre important de candidats issus de familles de mili-taires mais aussi par le caractère particulier des classes préparatoires auxécoles d’officiers : les « corniches » pour Saint-Cyr et les « flottes » pourl’École navale. Ces classes jouent un rôle primordial dans le recrutementdes grandes écoles car « elles fonctionnent par leur caractère initiatique [...]comme des rites d’institutions, qui remplissent, dans nos sociétés, une fonc-tion tout à fait semblable à des rites de nomination31. » Elles sont en effet lepremier maillon d’un processus qui aboutit à l’octroi d’un diplôme, pointinitial, d’une carrière prédéterminée. Ce caractère est d’autant plus affirméque leur enseignement est centré exclusivement sur le programme d’unconcours. Par l’intermédiaire des flottes, l’institution effectue une présélec-tion et délègue à l’enseignement secondaire une partie de la formation lit-téraire et scientifique. La Marine opère également un contrôle sur cesclasses préparatoires en fixant notamment les limites d’âge et le programmedu concours, même si à partir des années 1960, elles perdent peu à peu leurspécificité.

Elles sont donc le passage quasi obligatoire pour accéder à l’École navale.Les flottes traditionnelles, c’est-à-dire les établissements qui entretiennentune classe « navale » depuis le XIXe siècle32, fournissent ainsi en moyenne80 % des promotions, l’École Sainte Geneviève et le Prytanée Militaireassurant en moyenne 50 % du recrutement entre 1958 et 1969.

Tableau 4: Part des flottes dans le recrutement de l’École Navale

Tableau 5: Part de l’École Sainte Geneviève et du Prytanée Militaire dans lerecrutement

210

31 Pierre BOURDIEU et Monique SAINT-MARTIN, op. cit., p. 18.32 École Sainte Geneviève (Versailles), Lycée Saint Louis (Paris), Prytanée Militaire (La Flèche), Collège Stanislas(Paris), Lycée Jeanson de Sailly (Paris), Lycée de Brest (puis Collège Naval en 1966), École Saint Charles (SaintBrieuc), les lycées de Toulon, Bordeaux, Toulouse et Lyon.

CAHIERS DU CEHD N° 30

1958 1964 1965 1966 1969

98 % 89 % 88 % 73 % 84 %

1958 1964 1965 1966 1969

Saint Geneviève 32 % 27 % 27 % 23 % 14 %

Prytanée Militaire 12 % 25 % 32 % 26 % 34 %

Total 44 % 52 % 59 % 49 % 48 %

Page 191: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Au-delà de la préparation académique, les traditions militaires et maritimesdes flottes permettent une première acculturation qui explique, pour unegrande part, la typologie des motivations (cf. supra). Les origines familialeset la prépondérance des flottes dans la sélection des élèves permettent àl’institution de disposer d’éléments particulièrement motivés par une car-rière dans la marine nationale et disposant des qualités éthiques inhérentes.

Cependant, pour beaucoup de citoyens, le particularisme social du recru-tement des officiers en fait l’archétype même d’une société « tradi » ; abré-viation couramment utilisée, parfois à des fins sarcastiques par certainsmilieux, pour désigner des groupes dits traditionnels.

Selon les sociologues Guy Michelat et Hubert Jean-Pierre Thomas :

La proportion élevée de fils de militaires de carrière et de membres descatégories socioprofessionnelles de niveau économique relativement élevé,l’importance de l’enseignement privé et la fréquence de familles nombreusesont conduit à supposer que la rencontre de ces trois caractères pourrait ser-vir un type de famille correspondant assez bien aux valeurs sociales tradi-tionnellement en honneur dans l’armée33.

Les deux sociologues proposent dans leur communication une typologie(présentée ci-dessous) dont l’éventail des réponses est réduit à une dichoto-mie : le signe + désignant le positionnement de la variable correspondant àl’aspect traditionnel de la famille.

Tableau 6: construction de la typologie34

211

33 Guy MICHELAT, Hubert Jean-Pierre THOMAS, op. cit, p. 9734 Ibid., p. 99.

LAURENT SUTEAU

Variables + –

Profession du père Militaires,professions libérales,cadres supérieursindustriels

Agriculteurs,commerçants,artisans,cadres moyensouvriersemployés

Dimension de la famille 4 enfants et plus Moins de 4 enfants

Établissementscolaire fréquenté

Ayant effectué tout ou partie de leur scolaritédans un établissementprivé ou militaire.

Ayant effectué tout ou partie de leur scolaritédans un établissementpublic civil

Page 192: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

L’étude de ces variables, indépendamment les unes des autres, pour lespromotions 1956 et 1969, tend à confirmer le caractère traditionnel desfamilles des élèves de l’École navale. Hormis les origines socioprofession-nelles étudiées en supra, 78 % de la promotion 1956 et 70 % de celle de1969 sont issus de familles de 4 enfants et plus ; 78 % de la promotion 1956ont effectué tout ou partie de leur scolarité dans un établissement privé oumilitaire. Ces derniers chiffres s’expliquent par le nombre important d’of-ficiers issus de l’École Sainte Geneviève et du Prytanée militaire de LaFlèche (cf. supra).

Ces signes caractéristiques permettent de distinguer huit types defamille. Les plus traditionnelles correspondent au type parfait (+ + +) et àceux comportant au moins deux signes positifs. Par construction les types1, 2, 3 et 5 correspondent le plus au modèle de la famille « tradi35 ». 81 %des familles des élèves de la promotion 1956 et 69 % de celle de 1969 entrentdans cette catégorie selon notre enquête. Ces résultats confirment donc lerecrutement traditionnel des officiers de marine.

CONCOURS ET SPÉCIFICITÉ MILITAIRE

Si la sélection sociale est un caractère affirmé du recrutement de l’Écolenavale, elle n’est en aucun cas la finalité première d’un concours qui resteavant tout un examen. S’interroger sur le niveau de l’épreuve est loin d’êtreune question saugrenue car « le maintien du niveau scientifique élevé [...]est une nécessité, un impératif si nous ne voulons pas préparer une marinede deuxième rang36 ». La formation des cadres de demain débute ainsi dèsla classe préparatoire.

La Marine fait cependant face à une triple conjoncture défavorable à unrecrutement de qualité :

1 - La construction navale d’après-guerre se caractérise essentiellementpar une croissance continue de la technicité des bâtiments. Elle a pourconséquence une élévation du niveau scolaire minimum exigé d’un officierde marine pour maîtriser les équipements et les armes qui lui sont confiés :

La complication de la formation [du personnel] est encore plus grande parla triple vocation [de la marine nationale], puisque celle-ci étend son acti-vité dans trois milieux, qui s’étend par ses bâtiments de surface, ses sous-marins, ses avions et hélicoptères sans parler [...] de son prolongementaérospatial avec ses missiles balistiques37.

212

35 Ibid. p. 99 et suiv.36 Capitaine de vaisseau BIGAULT DE CAZANOVE, « Rapport de fin commandement de l’École navale et de l’École militaire de flotte, préambule », 14 septembre 1972, p. 5. SHD-M, 3 BB4 RFC 354.37 Vice-amiral d’escadre Marcel DUVAL, « La politique du personnel de la Marine face aux mutations de notreépoque », Communication devant l’Académie de Marine le 10 avril 1970, Paris, Académie de Marine, 1970,p. 3.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 193: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

2 - Le plafond en matière de programmation d’enseignement est cepen-dant atteint dès 1956, tant à l’École navale, en école d’application (laJeanne d’Arc) qu’en écoles de spécialité. L’amiral responsable des écoles dela Marine fait, en effet, face à un dilemme presque insoluble : la formationscientifique prend une place de plus en plus prépondérante mais, dans lemême temps, l’école doit impérativement former un militaire tripartite : unofficier, un marin, un ingénieur. Le déficit en heures d’instruction se reportealors logiquement sur les classes préparatoires à leur tour surchargéescomme l’illustre un dessin humoristique paru dans le programme du bal desflottes de 196238.

3 - Mais tout en constatant la nécessité du maintien des flottes, l’Écolenavale ne peut qu’observer une baisse du niveau du concours et des élèves.Le taux d’admission optimum est généralement fixé entre 20 et 30 % desinscrits reçus. Pour Navale, il se situe systématiquement, à partir de 1950,dans la partie basse de cette fourchette avec en moyenne 3,2 candidats pourune place et l’indice plancher est atteint en 1966 avec 2,7 candidats pourune place. Parallèlement, les jurys constatent que de moins en moins decandidats ont le minimum requis pour se présenter au concours. Une réformede ce dernier s’impose donc à la f in des années 1950 pour maintenir l’équilibre précaire d’une formation tripartite qui commence dès l’entréeen flotte.

213

38 Fonds privé de la flotte Saint Louis, SHD-M, 110 GG2

LAURENT SUTEAU

Le programme actuel de l’École navale représente le maximum de ce que le flottard moyen peut assimiler

Page 194: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Tableau 7: Nombre de candidats pour une place entre 1945 et 196939.

Trois mesures sont prises dans ce sens lors du conseil de perfection-nement de l’École navale de 1956 : le concours est désormais inscrit dans lacatégorie A des épreuves d’admission aux grandes écoles d’ingénieur.L’acceptation d’un programme commun avec d’autres établissements et par-ticulièrement Polytechnique remet en cause la primauté des flottes dans lapréformation des officiers. Cependant dans le même temps, ce choix estbénéfique pour l’institution puisque, d’une part, en maintenant l’examen defrançais elle affiche son particularisme et, d’autre part, elle peut espérer descandidats disposant d’un niveau scientifique plus élevé.

La durée de la préparation au concours est également allongée. Elle estportée à deux ans au lieu d’une durée réelle de sept mois et demi qui ne per-mettait pas l’assimilation correcte d’un programme de plus en plus chargé.Beaucoup de candidats n’intégraient en effet qu’après deux ou trois tentativeset se présentaient le plus souvent jusqu’à la limite d’âge autorisée. Par unemeilleure assimilation des connaissances, la Marine espère améliorer leniveau scientifique des futurs officiers. Les candidats devront enfin êtretitulaires d’un baccalauréat complet. La très grande majorité des grandslycées français exigeant ce diplôme, l’inscription en classe de type Navaleétait dévalorisée. Cette modernisation du concours d’entrée s’applique àcompter de 1957 pour le passage à deux ans et donc à partir de 1959 pourl’épreuve en elle-même.

214

39 Nous ne disposons pas de données pour les années 1957 à 1963 incluses

CAHIERS DU CEHD N° 30

Années 1945 1946 1947 1948 1949 1950 1951 1952 1953 1954

Nombre de candidats

560 401 328 274 266 260 259 261 316 356

Nombre de places

104 82 75 76 76 84 87 88 111 109

Nombre de candidats pour une place

5,3 4,8 4,3 3,6 3,5 3 2,9 2,9 3,2 3,2

Années (suite) 1955 1956 1964 1965 1966 1967 1968 1969

Nombre de candidats

371 368 236 276 208 253 256 395

Nombre de places

101 102 75 75 75 75 75 75

Nombre de candidats pour une place

3,6 3,8 3,1 3,6 2,7 3,3 3,4 5,2

Page 195: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Cette remise en cause partielle de la spécificité de la sélection n’a paspermis pour autant, à moyen terme, de relever de manière significative leniveau scolaire des recrues. Au contraire, l’école ne peut que constater unebaisse continue de la moyenne des admis et une dispersion du niveau indi-viduel (cf. annexe 1). Si la valeur du major reste globalement stableentre 1965 et 1972, celle du dernier est en baisse régulière durant la mêmepériode. Cet échec a logiquement des répercussions sur l’organisation desprogrammes de l’École navale. Les commandants successifs doivent adap-ter les méthodes pédagogiques pour réduire au maximum l’hétérogénéitédes niveaux scolaires. Ainsi, par exemple le capitaine de vaisseau40 Bigaultde Cazanove, commandant de 1969 à 1972 crée des séances hebdomadairesde travaux scientifiques dirigés qui ont permis, selon lui, une meilleureassimilation du programme par chaque groupe d’élèves. Il étend cette pra-tique à la formation générale des officiers dans les disciplines particuliè-rement touchées par le manque de cohérence des résultats initiaux41.

La réforme a pour conséquence également une diversification dessources de recrutement. Elle entraîne des modifications profondes de lastructure sociale de l’École navale. Les établissements scolaires aban-donnent peu à peu le système des flottes au profit de classes préparatoiresclassiques suffisant désormais pour préparer le concours. Le nombre decandidats présentés par les « navales » passe, par exemple, de 99 unités en1967 à 66 en 196942. Corollaire à ce premier constat, le nombre de candi-dats et d’établissements, bien que très difficilement quantifiable, est éga-lement en progression. Aussi, le CV Lanes, président du jury en 1966, noteque l’abandon des matières spécifiques au concours43, « intrinsèquementregrettable » a l’avantage d’étendre de manière assez sensible le champ derecrutement mais dans le même temps nuit à l’homogénéisation des promo-tions qu’offrait le recrutement par les flottes44.

Les candidats ne présentent plus en effet les mêmes motivations queleurs anciens, même récents. Une enquête, menée en 1969 auprès desadmissibles, révèle ainsi que 23 % d’entre eux envisageaient plus ou moinsfortement d’intégrer (allant du très vraisemblable à éventuellement) et que19 % ne donneraient pas suite soit 42 % des candidats présents à l’oral45.

215

40 Grade équivalent à celui de colonel dans les autres armées. Passim CV.41 CV BIGAULT DE CAZANOVE, « Rapport de fin commandement de l’École navale et de l’École militaire de flotte, fascicule 8, instruction », 14 septembre 1972, p. 2. SHD-M, 3 BB4 RFC 354.42 « Appendice du procès-verbal du conseil de perfectionnement de l’École navale de 1969 ». SHD-M Brest,10M 1969/11.43 L’histoire et la géographie disparaissent en effet en 1964. Seul le français reste inscrit au programme.44 Rapport du concours d’entrée à l’École navale en 1966, SHD-M Brest, 10M 1966/7.45 « Données de fait et enquête de motivation », op. cit.

LAURENT SUTEAU

Page 196: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Les démissions des reçus sont également en forte progression, dans lesannées 1960, pour représenter un quart des admis en 1966, plus du tiers en1964, 1967 et 1968 et 45 % en 196946.

Tableau 8: Part des candidats admis et démissionnaires

La diversification du recrutement est le facteur principal de l’émergencede ce phénomène. Pour le jury de 1966, il ne faut pas en sous-estimer l’im-portance car « c’est dans cette ligne « divers » que figure la plupart des can-didats absents à l’écrit ou démissionnaires après succès : trois des cinq élusde Louis le Grand, les deux de Chaptal et les deux de Nancy sont des démis-sionnaires en puissance47. » Cette explication est reprise lors du conseil deperfectionnement de 1969. Pour ses membres, l’augmentation spectaculairedu nombre de candidats cette année là48 s’explique, pour une grande part,par l’afflux de candidats en provenance de classes non spécifiquementorientées vers la Marine. Hasard de calendrier faisant, le concours n’a pasde concurrents et beaucoup d’étudiants se sont en effet inscrits uniquement enguise d’entraînement et non par volonté d’embrasser une carrière d’officier.

Ces démissionnaires se classent en deux catégories. Les premiers re-noncent avant la date de la rentrée scolaire. Pour l’essentiel d’entre eux, ladécouverte du caractère militaire de l’école est à l’origine de leur renon-cement. Les seconds, sont incorporés au sens militaire du terme, mais serévèlent rapidement inadaptés à une carrière militaire et présentent peud’intérêt pour le milieu maritime comme l’illustre ces quelques motifs dedémission relevés à la rentrée 1969 :

« Fils unique avec difficultés d’adaptation à une carrière militaire.Motivations maritimes douteuses. Retour en classe préparatoire » ;« Aucune motivation militaire et maritime. Influence du fait qu’il soit fiancé.Admission à l’École des travaux publics » ; « Inadaptation à la vie militaire.Aucune motivation maritime. Recherche carrière d’ingénieur49 ».

Ces départs volontaires en nombre entraînent de sérieuses difficultés derecrutement pour l’École navale. Ils accentuent davantage encore la fai-blesse du niveau scolaire des recrues. En effet, ce phénomène concerne, le

216

46 « Courrier n° 71/EN1 du 15 octobre 1969 adressé par le CV Bigault de Cazanove (commandant) à la Directiondu Personnel Militaire de la Marine portant sur le concours d’admission en 1969 dans les écoles d’officiers demarine ». SHD-M Brest, 10M 1969/647 Rapport du concours d’entrée à l’École navale en 1966, op. cit.48 Le nombre de candidats passe de 256 en 1968 à 395 en 1969.49 « Données de fait et enquête de motivation », op. cit.

CAHIERS DU CEHD N° 30

1964 1965 1966 1967 1968 1969

38,6 % 16 % 25 % 34,2 % 33 % 45,3 %

Page 197: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

plus souvent, les meilleurs éléments. En 1969, il touche ainsi six des dixpremiers, dont le major et plus de la moitié de ceux classés dans le premiertiers, mais aussi la liste complémentaire. Ainsi, le dernier admis cetteannée-là est 29e du classement secondaire, une place qui correspond à lamoyenne la plus basse acceptable par l’établissement50.

Tableau 9: distribution des admis sur les listes normales et complémentairesn’ayant pas donné suite.

Aussi, à l’instar des autres écoles d’officiers, toutes les places offertesau concours ne sont pas pourvues. Le phénomène tend même à s’accélérerà la fin des années 1960 et le recrutement n’est effectué qu’aux trois-quarts(cf. tableau 9).

Tableau 10: taux de remplissage des trois écoles d’officiers entre 1966 et 1969

Au final, il apparaît clairement que l’ouverture du recrutement attiredes candidats mal informés sur la carrière d’officier de marine. En 1969,le commandant préconise ainsi à la Direction du personnel militaire de« les aider à voir » pour qu’ils découvrent avant le concours l’École navaleet la Marine51.

Le profil scientifique des élèves est donc moins évident qu’il n’y paraît.La Marine a dû relever le niveau théorique de son recrutement pour ré-pondre aux progrès techniques des bâtiments de guerre. Elle a, a priori,atteint ses objectifs en réévaluant le programme des classes préparatoires.Cependant, cette réforme a pour conséquence une baisse du niveau réel(pratique) des admis depuis le début des années 1960.

217

50 Ibid.51 Courrier n° 71/EN1 du 15 octobre 1969, op. cit.

LAURENT SUTEAU

Classement 1-10 11-20 21-30 31-40 41-50 51-60 60-72

Nombre de candidats dela liste principale

6 4 6 3 4 5 2

Nombre de candidats dela liste complémentaire

3 4 1 / / / /

1966 1967 1968 1969

École Navale 98 % 92 % 89 % 77 %

École de l’Air 81 % 87 % 83 % ?

Saint-Cyr 97 % 99 % 100 % ?

Page 198: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Ce constat n’est pas sans inquiéter la Marine pour la gestion à long termedu corps des officiers. Le niveau intellectuel et humain des élèves est, selontous les conseils de perfectionnement de 1969 à 1972, suffisant pour fairedes admis de bons officiers de marine. Cependant l’absence d’une sélectionà l’admission fondée sur le caractère, la baisse du niveau du concours,l’augmentation de la moyenne d’âge, l’évolution des motivations et enfinl’importance des démissions sont les caractéristiques premières du recru-tement des officiers de l’École navale. Cette situation laisse augurer pourbeaucoup d’entre eux le choix d’une carrière courte et pour la Marine desdifficultés pour sélectionner ses futurs cadres supérieurs.

LES « BORDACHES » UN GRAND CORPS ?

L’École navale, comme toutes les écoles militaires, est en effet la pre-mière étape d’une longue carrière qui doit mener une partie des officiersvers les postes à responsabilité. La sélection qui s’effectue est tout à la foisl’objet d’une représentation collective et une réalité de gestion. D’ailleursune note de la Direction du Personnel Militaire de la Marine précise :

[Elle] se doit d’assurer à l’ensemble des corps d’officiers une carrièresatisfaisante. De façon précise, si, tenant compte du niveau de recrutementde l’École navale, on le compare à celui des autres corps de la fonctionpublique, on doit considérer comme normal l’obtention du grade de capi-taine de vaisseau en fin de carrière52.

Les officiers peuvent, en effet, poursuivre leur carrière jusqu’à la limited’âge53 de leur grade et très peu d’entre eux quittent le service avant l’ac-cession d’un grade d’officier supérieur (à partir de capitaine de corvette54).Le corps des officiers de marine est cependant loin d’être homogène. Ainsique nous l’avons précisé55, il est composé de plusieurs sous-groupes, tousformés sur le site du Poulmic, mais dont les modalités de recrutement oud’emploi différent. Il faut noter également l’existence d’officiers assimilés.Il existe de fait une véritable hiérarchie des différents corps que certainscomparent à une « guerre des velours56 » :

Une chose m’avait tout particulièrement frappé dès mon entrée dans lamarine nationale : l’esprit de caste qui s’agitait en son sein. [...] Les pare-ments de velours au-dessus des galons de la manche constituent, en effet,les signes distinctifs des différents corps d’officiers ; seuls les officiers de

218

52 Note d’information marine n° 9, Marine nationale, 1962. SHD-M Brest53 Limites d’âge par grades en 1962, d’après Note d’information marine n° 9, Ibid. : Enseigne de Vaisseau de 2e

classe, Lieutenant de Vaisseau, Capitaine de Corvette : 52 ans ; Capitaine de frégate : 54 ans ; Capitaine de vais-seau : 56 ans ; Contre-amiral : 58 ans ; Vice-amiral, Vice-amiral d’Escadre, 60 ans ; Amiral : 61 ans54 Grade équivalent à celui de commandant, de chef de bataillon ou d’escadron dans les autres armées.55 Voir introduction.56 Cette expression est notamment utilisée par Yves KERRUEL, Des pavois et des fers, Paris, Julliard, 1971,p. 41.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 199: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

marine proprement dits, qui forment le corps de commandement, ont lesmanches nettes de tout ornement. Les galons d’or suffisent, ils étincellentsur un bleu impérial. La gamme des couleurs est très étendue pour lesautres officiers portant le velours. [...] les ingénieurs mécaniciens ont pouremblème le violet qui est la couleur des bas-fonds ; les officiers d’équipagesortis du rang ont un velours bleu clair [...] Les médecins sont affublés d’unrouge grenat et les commissaires arborent du loutre. [...] le titre [...] de« Monsieur l’ingénieur » ou de « Monsieur le commissaire » manquait [...]d’héroïsme57.

Les bordaches sont prédominants dans le corps des officiers de marineet forment ainsi une élite dans l’élite. Ils sont en effet plus nombreux auxgrades les plus élevés (cf. tableau 11). Seul un officier sur trois de la pro-motion 1956 et un sur deux de celle de 1969 accèdent au grade de capitainede vaisseau contre seulement 18 % des ingénieurs mécaniciens en 1956 et26 % de la première promotion de l’École militaire de la flotte. La sélectionmoins forte en 1969 s’explique essentiellement par les difficultés de recru-tement rencontrées à partir des années 1960, l’augmentation du nombre dedémissions et le développement des départs anticipés dans un contexte éco-nomique favorable.

Tableau 11: répartition des officiers des promotions 1956 et 1969 selon leur dernier grade

219

57 Ibid. p. 41-42.

LAURENT SUTEAU

École Navale 16 3 48 %

Élèves Officierde Marine

2 0 22 %

École Militaire de laFlotte

11 0 26 %

% total des officiers 30 %

1969

1956 Capitaines devaisseau

Officiers généraux % de la promotion

École Navale 19 13 33 %

Élèves Officierde Marine

0 1 11 %

École des IngénieursMécaniciens

3 0 18 %

% total des officiers 29 %

Page 200: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Cette sélection s’effectue au grade de capitaine de frégate58 et les capitainesde vaisseau présentent tous le même profil de carrière caractérisé par despassages aux grades supérieurs plus rapide que la moyenne de leur promotion.

La sélection s’opère d’abord aux dépens des élèves officiers de marinemême si leur part est à relativiser de par le faible effectif des promotions (7 en 1956 et 9 en 1969). Pour intégrer une promotion de l’École navale, lesofficiers mariniers volontaires subissaient une longue et difficile sélection :un premier examen leur permettait d’intégrer une classe préparatoire ausein de l’établissement à l’issue de laquelle ils se présentaient à un concoursdu même niveau que celui des externes. Leur représentation n’a jamais ainsidépassé 5 % des promotions alors que selon les prévisions de la marine leurpart aurait dû atteindre 33 % des élèves officiers. À la fin des années 1960,la marine ne peut que constater l’échec de cette politique. La création, en1969, de l’École militaire de la flotte, entité scolaire indépendante, répondalors à la volonté de rechercher un meilleur emploi du potentiel des officiers-mariniers en attirant les meilleurs d’entre eux vers une carrière d’officier.

220

58 Grade équivalent à celui de lieutenant-colonel dans les autres armées.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Figure 3Modélisation des motivations des élèves de la promotion 1956,

selon les réponses au questionnaire sociologique

Page 201: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

À l’inverse les ingénieurs mécaniciens forment un corps indépendant. Safusion, avec celui des officiers, en 1966, s’effectue alors même que beau-coup d’entre eux n’ont pas encore atteint le grade d’ingénieur en chef de2e classe59 (cf. tableau 12). Par exemple, le premier élément de la promotion1956 ne passe capitaine de corvette qu’en 1970. Concernés donc par lasélection des élites, ils sont, au même titre que les élèves officiers de marine,désavantagés et seulement partiellement assimilés au corps des officiers.

Tableau 12: répartition des ingénieurs mécaniciens par grades en 196660

Les bordaches forment donc bien une élite dans le sens où ils sont ungroupe distinctif situé au sommet des différentes catégories d’officiers demarine62. L’étude des élites ne se réduit cependant pas à celle de la prédo-minance d’un corps au sein d’une société. Il est également nécessaire demettre en évidence les caractéristiques de la minorité des officiers, ceux quiatteignent les plus hautes fonctions.

La réussite au concours d’entrée à l’École de guerre navale – école d’état-major préparant aux emplois à responsabilité – est le facteur déterminantpour accéder au grade de capitaine de vaisseau. 82 % des capitaines de vais-seau de la promotion 1956, 75 % de celle de 1969 et tous les élèves offi-ciers de marine sont brevetés. À l’inverse, les places destinées auxingénieurs, commissaires et médecins de marine sont contingentées à uneplace par catégorie pour une moyenne de vingt et un stagiaires français parpromotion entre 1945 et 196963.

221

59 Grade équivalent à celui de capitaine de frégate.60 D’après Ministère de la Défense, Annuaire des officiers d’active de marine, Imprimerie Nationale, 1966.61 Grades respectivement équivalents aux grades d’enseigne de vaisseau de 2e classe, d’enseigne de vaisseaude 1re classe, de lieutenant de vaisseau et de capitaine de corvette.62 John SCOTT définit les élites comme des catégories ou des groupes « qui semblent se situer au sommet detelle ou telle structure d’autorité ou de distribution des ressources » : « Introduction, Les élites dans la sociolo-gie anglo-saxonne », in Ezra SULEIMAN et Henri MENDRAS (dir.), Le recrutement des élites en Europe, Paris,Éditions La Découverte, 1995, p. 9.63 Contre-amiral Rémi MONAQUE, L’École de guerre navale, Vincennes, Service Historique de la Marine, 1995,p. 392 et suivantes.

LAURENT SUTEAU

GRADES61 NOMBRE D’OFFICIERS

Ingénieurs de 3e classe 25

Ingénieurs de 2e classe 102

Ingénieurs de 1re classe 143

Ingénieurs principaux 86

Page 202: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

À l’inverse, à la différence d’autres grands corps de l’État ou militaires,les classements d’entrée et de sortie ne semblent pas être déterminants.Seuls 38 % des capitaines de vaisseau de la promotion 1956 et 27 % pour1969 sont dans le premier quart. En revanche, ils sont 37 % classés dans ledernier quart. Ce classement correspond à une évaluation des connaissancesmaritimes théoriques que les jeunes officiers vont appliquer dans un milieuparticulier. Sur les bâtiments de guerre vont se révéler leur sens marin etleur réelle capacité à commander des hommes dans un milieu confiné (lenavire) et hostile (la mer). Aussi, après l’école d’application, les enseignesde vaisseau embarquent dans les unités de la Marine pendant une période decinq à sept ans et les meilleurs peuvent rapidement commander de petitsbâtiments. Par la suite, ils intègrent une école de spécialité dont le choixdépend davantage de la notation que du classement à l’école.

Tableau 12: classement d’entrée et de sortie des capitaines de vaisseau des pro-motions 1956 et 1969.

L’École navale sélectionne donc rapidement ceux qui, plus tard, assume-ront les grands commandements. Et au sein de cette élite les futurs officiersgénéraux ont une promotion plus rapide que les capitaines de vaisseau. Ilsaccèdent ainsi au grade de capitaine de vaisseau en moyenne après 22 anset 7 mois de carrière contre 24 ans et 2 mois pour le reste de leur promotion(cf. figure 5). À ce titre, le corps des officiers se rapproche des autresgrands corps de l’État.

222

CAHIERS DU CEHD N° 30

Classement 1956 1969

Sortie Entrée Sortie

1er quart 38 % 38 % 27 %

2e quart 28 % 15 % 23 %

3e quart 28 % 27 % 15 %

4e quart 6 % 20 % 35 %

Page 203: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Un premier profil sociologique des officiers de marine d’après guerrepeut donc être établi. Le recrutement s’effectue certes à l’image des autresgrandes écoles mais est également fortement teinté de particularismes.L’endorecrutement, sans être systématique, est un phénomène réel et les filsd’officiers en général et d’officiers de marine en particulier forment au seindes promotions un groupe social distinct. Les « bordaches » conserventsocialement leur caractère quelque peu aristocratique, dans le sens où ilscontinuent d’être issus majoritairement de familles traditionnelles.

Les flottes, mêmes si elles perdent à la fin des années 1960 une partie deleur spécificité ont une fonction d’acculturation indéniable. Passage sco-laire quasi obligatoire pour intégrer, les traditions qui s’y pratiquent nour-rissent les motivations et la connaissance de la marine militaire. La majoritédes élèves se caractérise ainsi par des motivations militaires classiques(défense de la patrie ...) mais qui sont devancées par des motivations tellesque l’attrait de la mer, le goût de l’aventure et des voyages. Une connais-sance et une attirance pour le milieu maritime sont donc un préalable à lacarrière. D’ailleurs l’ouverture du recrutement à un échantillon plus largede candidats, provoque, à partir de la fin des années 1960, des difficultés derecrutement. Ce dernier ne se démocratise pas pour autant et garde duranttoute la période son caractère élitiste bien que le niveau scolaire duconcours ne cesse de baisser durant la période. La marine, à la fin desannées 1960, ne semble pas être en mesure d’enrayer ce phénomène et lacréation de l’École militaire de la flotte pourrait ainsi être envisagée commeune solution pour combler son déficit en officiers. Les meilleurs d’entreeux sont rapidement sélectionnés pour accéder aux grades les plus élevés et

223

LAURENT SUTEAU

Page 204: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

donc aux postes à responsabilité. À ce titre aussi le corps des officiers issusde l’École navale forme un grand corps bien qu’à la différence du reste desélites le classement aurait moins d’influence sur la carrière.

Ces conclusions ne doivent cependant pas être considérées comme défi-nitives mais plutôt comme un premier sondage. Cette étude laisse appa-raître des points originaux qui mériteraient d’être approfondis et vérif iés.Le recrutement n’est pas une science exacte et l’étude d’autres promotionsy compris au-delà de 1969 permettraient de confirmer ces premiers résul-tats et de mieux appréhender les mutations sociales esquissées pour la finde la période.

Annexe: Évolution des résultats obtenus aux concours de l’École navale entre1965 et 197264

224

64 CV BIGAULT DE CAZANOVE, « Rapport de fin commandement de l’École navale et de l’École militaire de flotte, fascicule 8, instruction », 14 septembre 1972, p. 5. SHD/M, 3 BB4 RFC 354.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 205: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

SÉLECTION ET FORMATION DU PERSONNEL DE LA FORCE

OCÉANIQUE STRATÉGIQUE (1965-1980)PAR PATRICK BOUREILLE1

Du 8 décembre 19602, date du vote de la première loi « relative à certainséquipements militaires », au 29 janvier 1972 à 17 h 063, heure où débute lapremière patrouille opérationnelle d’un sous-marin nucléaire lanceur d’en-gins4 français, un certain nombre de décisions politiques, techniques etorganisationnelles ont été prises pour réaliser la Force océanique straté-gique5. Il s’agit en effet de constituer un « système de riposte nucléaire stra-tégique [qui doit] avoir une capacité de destruction telle qu’un agresseuréventuel soit dissuadé d’entreprendre contre notre territoire une action qu’ilpayerait d’un prix exorbitant », selon la nouvelle doctrine stratégique fran-çaise, formulée dans le Livre blanc sur la Défense de 19726. La seconde loide programmation militaire adoptée par le Parlement en décembre 1964prévoit le développement d’une composante navale de la Force nucléairestratégique : « La plate-forme d’où partira l’engin [balistique stratégique]sera le sous-marin à propulsion nucléaire. Trois sous-marins portant chacunseize engins sont prévus ; le premier devrait être opérationnel en 19707. »

Pour la mise sur pied de la Force Océanique Stratégique, la constructiondu matériel est naturellement au centre des préoccupations. En juin 1962, legouvernement décide de créer un comité de pilotage pour la conception dechacune des trois composantes de la dissuasion nucléaire : ce sont respecti-vement Coelacanthe pour la composante navale, Athéna pour l’aérienne etPluton pour la terrestre. Cette décision prend effet pour le comitéCoelacanthe le 1er juillet de la même année : ce comité regroupe sous la pré-sidence du Délégué général pour l’Armement8 des représentants des diffé-rents organismes impliqués dans la réalisation du sous-marin nucléaire

225

1 Communication présentée devant la commission d’histoire socioculturelle des armées, le 8 janvier 2004.2 JO du 10 décembre 1960. Loi de programme n° 60-1305 « relative à certains équipements militaires ».3 VAE Amaury du CHÉNÉ, Histoires de Marine. Mille cinq cents événements de la vie des marins de 1295 à nosjours. Service historique de la Marine/Somogy éditions d’art, novembre 2004.4 Passim SNLE.5 Passim FOSt. Elle succède à la composante navale des Forces nucléaires stratégiques à compter de 1971.6 Livre blanc sur la défense de 1972, chapitre II, Les capacités demandées aux forces armées, cité dans La poli-tique de défense de la France. Textes et documents, présentation de Dominique David, Fondation pour lesÉtudes de la Défense nationale, 1989, p. 51.7 JO du 24 décembre 1964. Loi de programme n° 64-1270 « relative à certains équipements militaires ». Exposédes motifs. Cité aussi dans La politique de défense de la France. Textes et documents, présentation deDominique David, Fondation pour les Études de la Défense nationale, 1989, p. 185.8 Histoire de l’Armement en France 1914-1962. Institutions, industries, innovation, relations internationales.Actes du colloque du 19 novembre 1993, communication de l’ICA Raymond HOFFMANN « La naissance de laDélégation ministérielle pour l’Armement sous la direction du général Lavaud » p. 233-248.

Page 206: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

lanceur d’engins9 dont on ne sait à cette époque que le numéro de coque,Q.25210. En même temps, en juin 1962, la décision est prise en conseil dedéfense de réutiliser un tronçon de la coque du sous-marin nucléaire Q.244pour réaliser le Gymnote11, un sous-marin à propulsion classique dédié àl’expérimentation des maquettes des futurs vecteurs du SNLE (Sous-marinnucléaire lanceur d’engins) depuis le tout nouveau Centre d’Essais desLandes12 qui est créé à Biscarosse pour les essais de missiles et de vecteursen juillet 1962. En avril 1963, les crédits pour la construction du premierSNLE sont inscrits, par anticipation, avec une autorisation de programmede 50 MF13. Mis sur cale en novembre 1964 et lancé à Cherbourg le 29 mars1967, Le Redoutable débute ses essais à la mer en juin 1969 et est admis auservice actif en décembre 1971. Parallèlement, la plate-forme de lancementet les centres d’essais sont mis en chantier, ainsi que l’armement nucléairedes SNLE. La Direction des Centres d’Expérimentations Nucléaires(DirCEN14) conçoit avec le Commissariat à l’Énergie atomique (CEA) dansles centres du Sahara puis de Polynésie15 les charges nucléaires qui arme-ront les vecteurs16.

Mais il ne suffit pas d’avoir des SNLE, des vecteurs, des chargesnucléaires et des centres d’essais pour constituer une dissuasion efficace, ilfaut aussi disposer du personnel adéquat, en quantité suffisante. Comment

226

9 État-major des Armées, État-major de la marine, Délégation générale pour l’Armement, Commissariat à l’é-nergie atomique. Cf. supplément au n° 2139 de Cols bleus de septembre 1991 consacré au SNLE LeRedoutable 1963-1991 « La genèse du Redoutable » par l’IGA GEMPP, p. 9.10 Service historique de la Défense. Département Marine (passim SHD-M), 3BB8, Section financière de la Marine,carton n° 31.11 Marc THÉLÉRI, Initiation à la force de frappe française 1945-2010, Stock, p. 314.12 Passim CEL.13 SHD/M, 3BB8 Section financière de la Marine, carton n° 31.14 Créée par le décret du 30 janvier 1964 et l’arrêté du 1er février de la même année. Elle succède auCommandement Interarmées des Armes Spéciales. Cf. Bernard DUMORTIER, Mururoa et Fangataufa. Les atollsde l’atome, Marines éditions, juin 2004, p. 27 et 186.15 Au sujet du choix des sites des centres d’expérimentations nucléaires, le lecteur se reportera avec profit àJean-Marc REGNAULT, « La France à la recherche de sites nucléaires (1957-1963) », Cahier n° 12 du Centred’Études d’Histoire de la Défense, p. 29-54 et à notre intervention sur « La Marine et le choix du site du Centred’expérimentations nucléaires entre 1957 et 1963 » dans le cadre des IXes journées d’histoire maritime franco-britannique à Cherbourg qui étaient consacrées aux Bases de la puissance et organisées par le service histo-rique de la marine, en partenariat avec l’unité mixte de recherche Roland Mousnier (Paris IV/CNRS) et l’unitémixte de recherche IRICE, Identités, Relations Internationales et Civilisations de l’Europe (Paris I/ParisIV/CNRS). À paraître aux Presses universitaires de Paris Sorbonne en 2006.16 Le 1er essai nucléaire français a eu lieu sur le polygone de Reggane dans le Sahara le 13 février 1960 à 7h04.Cf. à ce propos Charles AILLERET, L’aventure atomique française. Grasset, 1968. Le 1er tir thermonucléaire fran-çais aura lieu sur le polygone de Fangataufa le 24 août 1968. Bruno BARILLOT, Les essais nucléaires français1960-1996. Conséquences sur l’environnement et la santé, Centre de documentation et de recherche sur la paixet les conflits, p. 102. Bernard DUMORTIER, op. cit. p. 102.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 207: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

la Direction du Personnel Militaire de la Marine17 a-t-elle relevé le défi à lafois quantitatif et qualitatif que représentaient la sélection et la formationdes personnels de la FOSt (Force océanique stratégique) ? Ce qui peut appa-raître aujourd’hui comme une mécanique bien huilée fonctionnant sans ani-croche a été difficile à mettre en route. Cet article s’attachera donc àmontrer les importants problèmes de personnel qui ont vu le jour au sein dela Marine nationale lorsqu’elle a été confrontée au défi d’« armer » uneescadrille de 6 SNLE et de mettre sur pied tout son environnement. Pourune Marine de dimensions modestes, dans un contexte socio-économiquequi rendait peu attractives les carrières militaires, la sélection et la forma-tion du personnel de la FOSt représentaient un double défi, à la fois quali-tatif et quantitatif. Ce n’est pas là le moindre tour de force que la Marine asu accomplir durant ces quarante dernières années.

TROUVER LE PERSONNEL

La mise sur pied de la composante navale de la Force NucléaireStratégique a constitué une véritable épreuve de force pour la Direction duPersonnel Militaire de la Marine. Dans un contexte global de déflation despersonnels militaires18 après la fin de la guerre d’Algérie et sous de fortescontraintes budgétaires19, il lui a fallu « armer » une escadrille de six sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Le problème de la quantité des effec-tifs est très simple à comprendre dès que l’on a présent à l’esprit la taille del’arme sous-marine en 1967. Le tableau 1 aide à la compréhension de l’am-pleur de la tâche20. Ces chiffres ne doivent pas être pris pour des valeursabsolues, mais ils fournissent plutôt un ordre de grandeur. À cette époqueles équipages des sous-marins classiques n’étaient jamais dédoublés et enconséquence le volant de personnel susceptible de combler d’éventuelsvides survenus dans un équipage était très limité.

227

17 Passim DPMM.18 Patrick BOUREILLE, « Les effectifs des armées entre 1958 et 1970 », numéro spécial de la revue Espoir de laFondation et de l’Institut Charles de Gaulle consacré à L’œuvre militaire du général de Gaulle, en dé-cembre 2003, p. 123-136 et du même, « L’impact du fait nucléaire sur la Marine nationale entre 1960 et 1987 àtravers l’exemple du personnel et des finances », conférence prononcée dans le cadre du cycle organisé par laSociété française d’histoire maritime, Musée de la Marine, 19 mars 2003 et texte publié dans le numéro 56 deseptembre 2004 de la Chronique d’Histoire maritime, p. 50-67.19 Patrick BOUREILLE, « Le fait nucléaire à travers l’évolution du budget de la Marine (1959-1970) », in actes ducolloque Armement et Ve République (Fin des années 1950-Fin des années 1960), p. 51-61, colloque organisépar le Centre d’Études d’Histoire de la Défense, École militaire, 20-21 novembre 2000, et actes publiés aux édi-tions du CNRS sous la direction du Professeur Maurice VAÏSSE, novembre 2002. Cf. aussi L’aventure de laBombe : de Gaulle et la dissuasion nucléaire (1958-1969), colloque organisé à Arc-et-Senans par l’université deFranche Comté et l’Institut Charles de Gaulle, les 27, 28 et 29 septembre 1984, Plon, collection Espoir, 1993,p. 107-123 « L’économie de l’effort d’armement » par Jacques PERCEBOIS.20 SHD-M, note d’information DPM n° 9 intitulée Le personnel des forces sous-marines, dossier DPMM n° 107.

PATRICK BOUREILLE

Page 208: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Tableau 1: tableaux d’effectifs des sous-marins en 1967

En 1967 donc, la Marine ne compte que 1 200 sous-mariniers, tousgrades confondus. La mise en œuvre de la composante navale de la dissua-sion amène à multiplier ces effectifs : en effet, un SNLE de la 1re génération(type Le Redoutable) compte dans son équipage 15 officiers et 115 officiersmariniers et matelots. Mais, pour assurer un usage optimal du SNLE, il fautcompter deux équipages complets par bâtiment (équipages Bleu et Rouge)et un troisième (équipage Vert) pour parer à toutes les défections possiblesdans les deux premiers équipages. Ceux-ci opèrent en effet par rotations :deux équipages se relaient sur le SNLE sur un rythme de 24 semaines pourun cycle « équipage Bleu et équipage Rouge » complet qui se décompose en6 semaines d’entraînement, 3 semaines de prise en mains du bâtiment à l’îleLongue (ILO), 9 semaines de patrouille et 6 semaines d’« aération ». Letableau de l’annexe 1 montre l’alternance très réglée des deux équipages dansla prise en charge du SNLE. La constitution de tous ces équipages entraînenaturellement des besoins accrus en personnel comme le montre le tableau 2qui présente les besoins en personnels des trois premiers sous-marins nucléaires,nombre fixé par la 2e loi de programmation militaire. La première remarquequi doit être faite est que la constitution des trois équipages nécessaires aubon fonctionnement de la relève sur Le Redoutable (Bleu, Rouge et Vert)

228

CAHIERS DU CEHD N° 30

Type Bâtiment OfficiersOfficiersmariniers

Quartiersmaîtres

Gymnote 9 31 51

6 sous-marinsocéaniques de1200 tonnes

NarvalDauphinRequin

MarsouinMorse

Espadon

6 x 7 6 x 20 6 x 36

9 sous-marins dits« à haute performance »

de 700 tonnes

DaphnéDianeDoris

EurydiceFlore

GalatéeJunonVénus

Minerve

9 x 6 9 x 19 9 x 26

4 sous-marinschasseurs de sous-

marins de 400 tonnes

AréthuseArgonauteAmazone

Ariane

4 x 4 4 x 19 4 x 16

20 unités 121 398 565

Page 209: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

suffit à épuiser les réserves en personnel de la seule branche sous-marinepuisqu’ils regroupent environ 40 officiers et 240 officiers mariniers.

Tableau 2: tableaux d’effectifs des trois premiers SNLE

Ces effectifs sont en outre appelés à croître : la troisième loi de pro-gramme relative aux équipements militaires de la période 1971-1975 adop-tée par le Parlement le 18 novembre 1970 prévoit cinq sous-marinsnucléaires lanceurs d’engins22. C’est cet ordre de grandeur que l’on re-trouve dans la note d’information de la DPM déjà citée23. C’est égalementle nombre fixé par le décret connu sous le nom de Plan Bleu pris par leministre de la Défense Michel Debré en février 1972, à l’instigation du chefd’état-major de la Marine Marc de Joybert. Sur le Journal Officiel du3 mars 1972 on peut ainsi lire : « La composante navale de la force nucléairestratégique sera au minimum portée et maintenue au niveau de cinq sous-marins nucléaires lanceurs d’engins24. »

Cette augmentation prévisible des effectifs nécessaires apparaît dans letableau suivant emprunté à la note DPM n° 9 de 197025 qui rassemble lesprévisions d’effectifs nécessaires pour armer 5 SNLE et 4 sous-marins de1 200 t, objectif prévu pour 1980 :

229

21 Pour la commodité de l’exposé nous avons considéré un équipage Vert équivalent poste pour poste aux deuxautres équipages ce qui n’est pas forcément le cas. La BOFOST, où est basé l’équipage Vert, est la base opé-rationnelle des SNLE : implantée de part et d’autre de la rade de Brest, elle regroupe la base de l’Île Longue quidoit assurer la remise en condition et le maintien de la disponibilité opérationnelle des SNLE et le Centre d’en-traînement et d’instruction des SNLE implanté dans l’arsenal de Brest.22 JO du 20 novembre 1970. Loi de programme n° 70-1058 « relative aux équipements militaires de la période1971-1975 ».23 SHD-M, note d’information DPM n° 9 intitulée Le personnel des forces sous-marines, dossier DPMM n° 107.24 J.O. du 3 mars 1972, page 2308. Décret n° 72-161 du 29 février 1972 fixant la composition des forces na-vales françaises.25 Tableau extrait de la note DPM n° 9 intitulée Le personnel des forces sous-marines dossier DPMM n° 107.

PATRICK BOUREILLE

Bâtiment OfficiersOfficiers mariniers

Quartiers maîtres

3 SNLE Le Redoutable– Équipage bleu– Équipage rouge

Le Terrible– Équipage bleu– Équipage rouge

Le Foudroyant– Équipage bleu– Équipage rouge

1515

1515

1515

7979

7979

7979

4141

4141

4141

BOFOST – Équipage vert21 15 79 41

Total 75 553 287

Page 210: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Tableau 3: composition des équipages des sous-marins en 1980 (prévision de 1970)

Or entre le moment de la rédaction de cette note, 1970, et l’année prisepour cible, 1980, un sixième SNLE, L’Inflexible, est mis en chantier26. Pourune plus grande exactitude et avec le recul du temps, nous pouvons ajouter19 bâtiments sur lesquels l’auteur de la note avait tiré un trait ou qu’il n’a-vait pas pu imaginer tant la conjoncture financière était déjà rude en 1971.Ce sont respectivement pour les sous-marins classiques : 6 Narval, 1 Gymnote, 1 Aréthuse et 9 Daphné toujours en service auxquels il fautajouter deux sous-marins nucléaires d’attaque Rubis et Saphir sur cale.

À l’horizon 1980, la situation du personnel n’en sera donc que plustendue et l’auteur de notre note, en 1970, pêche par excès d’optimisme caril n’a pas prévu l’augmentation exponentielle des effectifs de l’arme sous-marine. Il ne faut pas oublier qu’à ces besoins incompressibles constituéspar les équipages, s’ajoutent tous les personnels nécessaires à l’environ-nement des SNLE. Il faut en effet mettre sur pied un ensemble d’écoles etde moyens logistiques extrêmement importants répartis entre Brest,Cherbourg et Toulon. Ainsi le centre des sous-marins de l’Île longue chargéde l’entretien des SNLE et où est implanté l’atelier militaire de l’escadrille ;le centre des sous-marins des Roches-Douvres qui sert de base vie et decentre d’entraînement et d’instruction abrite les équipages supplémentairesdes SNLE (équipage Vert) ; l’École de navigation sous-marine de Toulonchargée d’assurer la formation de base de la quasi-totalité du personnelsous-marinier ; le Cours préparatoire à l’embarquement sur SNLE créé àCherbourg en 1968 ; le Centre de Cadarache où s’effectue le stage sur le

230

26 Décision de construction le 4 avril 1974, construction stoppée en mars 1976 pour des motifs budgétaires etrelancée en septembre 1978 sous la pression des parlementaires RPR : Marc THÉLÉRI, op. cit., p. 328, 330et 332. L’Inflexible sera mis sur cale le 27 mars 1980 et entrera en service le 1er avril 1985 équipé de missilesM 4 à têtes multiples.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Type Nb.Année d’entréeen service

Plan d’armement

SNLE

Sous-marins océaniques classiques de 1200 t

5

4

Redoutable 1971Terrible 1973Foudroyant 1974Indomptable 1976Tonnant 1980

Agosta 1977Beveziers 1977La Praya 1979Ouessant 1978

Deux équipages Rouge et Bleu :– Officiers : 15– Officiers mariniers : 79 (51 BS)– Q-M 1 : 41 (28 adm.)

– Officiers : 7– Officiers mariniers : 23 (6 BS)– Q-M 1 & 2 : 22

Page 211: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Prototype à Terre (ou PAT)27 du réacteur embarqué. À ceci il faut ajouter lesdiverses écoles de spécialités de la Marine où l’enseignement relatif auxsous-marins prend une importance croissante, et la liste n’est pas exhaustive.

Encore ne prévoyait-on dans la 3e loi de programmation militaire 1970-1975 que 4 sous-marins océaniques classiques à haute performance de 1 200tonnes (la future série des Agosta) !… La ressource première en personnelpour les SNLE étant le personnel des 19 sous-marins classiques en serviceà la fin des années 1960 (6 types Narval, 9 Daphné et 4 Aréthuse), il estdonc devenu très rapidement important de trouver ailleurs au sein de lamarine nationale des gisements de personnels complémentaires. « Chaqueéquipage de SNLE comprenant autant d’officiers mariniers brevetés supé-rieurs que sept équipages de sous-marins Narval, la sélection posera un dif-ficile problème qui ne pourra être résolu qu’avec la participation de toute laMarine » peut-on lire dans cette note de la DPMM de 1970.

L’augmentation du recrutement de la filière des SNLE fait d’ailleurs quela proportion des sous-mariniers au sein de la Marine nationale doit à la findes années 1970 être considérablement revue à la hausse. Un quatrièmetableau peut illustrer l’emballement de cette tendance :

Tableau 4: part des sous-mariniers dans les effectifs de la Marine nationale 1965-1980

Le principal enseignement que l’on doit tirer de ce tableau est que leseffectifs de la Marine nationale sur la période sont restés globalementstables : en ce sens cette armée a été privilégiée en regard de l’armée deTerre et de l’armée de l’Air qui ont vu leurs effectifs diminués de 13,9 et11 %. En revanche, en son sein s’est développée une branche, celle des forces

231

27 Le Prototype à Terre est le modèle du réacteur embarqué sur le SNLE créé à Cadarache en 1961-1964. Cf. Actes du colloque Un siècle de construction sous-marine 1899-1999 organisé par la Direction desConstructions Navales et la Délégation Générale pour l’Armement les 25 et 26 octobre 1999 à Cherbourg, ar-ticle de Jacques CHEVALLIER intitulé « La genèse de la propulsion nucléaire en France », p. 99-112.

PATRICK BOUREILLE

Année 1965 1970 1975 1980

Effectifs de la Marine nationale 67000 69141 68315 67937

Effectifs de l’Armée de Terre 365000 321916 331522 314253

Effectifs de l’Armée de l’Air 113000 104263 102078 100625

Effectifs des sous-mariniers(prospective en 1967)

1200 1700 2500 4000

Effectifs des sous-mariniers :réalité en 1980

1200 1700 3500 5600

Page 212: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

sous-marines, qui a crû tant en valeurs absolues (+ 4 400 personnes) qu’envaleurs relatives (+ 6,5 %). Sans augmentation de la taille globale de laMarine nationale, cette croissance ne pouvait se faire qu’au détriment desautres composantes de la Marine, notamment les forces de surface. De1,8 % de l’ensemble des effectifs de la Marine en 1965, les forces sous-marines passent à 8,5 % en 1980.

Cette augmentation des effectifs est conditionnée par une augmentationdu budget. Or c’est là que le bât blesse : depuis 1969, le budget du minis-tère de la Défense n’est plus le premier budget de l’État28. La Défensereprésentait 19,4 % du total des dépenses en 1967 (hors action économique)et cette proportion passe à 17,2 % en 1962 (alors que l’Éducation nationaledevient le premier budget de l’État avec 19,9 %)29. À partir de 1971, le bud-get de la Défense tend à devenir une variable d’ajustement de la dépenseglobale. Malgré ces restrictions budgétaires, les chefs de l’État successifsn’ont cessé d’affirmer le caractère prioritaire, non seulement de la dissua-sion, mais de la marine conventionnelle. C’est ce que fait par exempleValéry Giscard d’Estaing le 1er juin 1976 devant la promotion des auditeursde l’Institut des Hautes Études de la Défense nationale30.

Nous avons donc besoin, à côté des moyens suprêmes de notre sécurité,d’une sorte de présence de sécurité, c’est-à-dire d’avoir un corps socialorganisé en fonction de ce besoin, de cette nécessité de sécurité. D’où uncertain nombre de choix dont j’énonce seulement les principaux : [...] pource qui est de la Marine reconstituer un potentiel militaire naval, de surface,déployé notamment en Méditerranée, tout en complétant le programme deconstruction des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.

La contradiction entre la mission impartie et les moyens accordés faitréagir violemment le chef d’état-major de la Marine en 1976, l’amiral Joire-Noulens, qui dénonce avec véhémence, dans ses archives orales, la dispro-portion accordée à la seule mission de dissuasion et le déséquilibre quimenace la Marine dans son intégralité. Interrogé sur la signification pour laMarine de ce passage du discours du Président Giscard d’Estaing, il répondait :

Tout. Le pouvoir politique veut tout, oui. Mais pas les sous ! Écoutez, cen’est pourtant pas très compliqué ! La marine, c’est comme un arbre ! Lesforces de surface en constituent le tronc et cet arbre a deux branches :l’aéronavale et les forces sous-marines. Si vous n’entretenez pas le tronc del’arbre, les branches sont condamnées31 !

232

28 SHD-M série 3BB8 Section Financière de la Marine carton n° 31. Conférence intitulée Le budget de 1970 pro-noncée le 25 septembre 1969 devant les stagiaires de l’École supérieure de guerre navale par le Contrôleur desArmées Digard.29 Voir annexe 2.30 Cité dans La politique de défense de la France. Textes et documents, présentation de Dominique DAVID,Fondation pour les Études de la Défense nationale, 1989, p. 232-244.31 SHD-M, 1GG9 4, archives orales de l’amiral Albert Joire-Noulens recueillies par Patrick BOUREILLE et JeanDE PRÉNEUF le 12 décembre 2000, plage 22.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 213: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Une seconde mission liée à la dissuasion vient aussi imposer sacontrainte : la mise en œuvre et la sûreté du Centre d’Essais nucléaires duPacifique que la Marine a très largement pris à son compte. Cela représentejusqu’à 10 000 hommes pendant les campagnes de tirs à partir de 1966 et4 000 entre les campagnes32.

Toutes ces contraintes pesant sur les effectifs entraînent des consé-quences inévitables sur les forces classiques. C’est ce que constate avecclairvoyance le vice-amiral d’escadre Marcel Duval dans une conférenceprononcée en 1970 :

La Marine fut obligée d’opérer une réduction très sévère des effectifsembarqués. Cette réduction a diminué sensiblement la valeur opération-nelle de nos forces et elle a entraîné aussi un sous-entretien de notre patri-moine en matériel. Il semble donc que nous nous dirigions vers uneimpasse si une augmentation de nos effectifs hiérarchisés de l’ordre de5 000 hommes ne nous est pas consentie prochainement33.

On peut lire dans le tableau précédent la réponse à la demande de l’ami-ral Duval… C’est donc sur sa substance même que la Marine doitconstamment prélever pour pourvoir aux nécessités de la dissuasion. Il n’ya là aucune mise en cause des officiers responsables de ces forces sous-marines ou de la DPMM à ce moment-là, seulement la résultante d’un choixeffectué par les autorités politiques, couplé avec des contraintes budgétaireslourdes. Par capillarité, en fournissant du personnel ou en le formant dansses écoles, c’est toute la Marine qui a ainsi contribué à la mise sur pied dela composante navale de la dissuasion nucléaire française.

La Marine a donc réussi à relever le premier défi – le défi quantitatif –en puisant largement dans ses propres ressources, mais il ne suffisait pas dedéplacer le personnel, il fallait lui donner la formation nécessaire à la miseen œuvre des nouveaux matériels.

FORMER DES SPÉCIALISTES

Ayant quitté ses fonctions de chef d’état-major de la Marine en 1974,l’amiral Marc de Joybert publie l’année suivante un ouvrage intitulé La paixnucléaire. Dans le chapitre consacré aux SNLE, il reconnaît trois qualitésessentielles à l’ensemble des sous-mariniers assurant la dissuasion.

Il faut enfin parler des équipages des sous-marins et de la somme deconnaissances, d’expériences et de maîtrise que l’on exige d’eux.

233

32 Chiffres donnés par le vice-amiral d’escadre Marcel Duval dans une communication intitulée La politique dupersonnel militaire de la Marine face aux mutations de notre époque, faite à l’Académie de Marine le 10 avril1970, p. 7.33 Ibid., p. 8.

PATRICK BOUREILLE

Page 214: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Il faut d’abord bien sûr que ce soient des marins consommés34. La naviga-tion dans les atterrages en particulier, souvent par très mauvais temps,requiert toutes les connaissances du marin.

Ces hommes doivent ensuite être des sous-mariniers confirmés. Rien de cemonde étrange du silence où ils évoluent sans bruit ne doit leur être étran-ger. Ils doivent connaître à fond toutes les règles, toutes les finesses de cequ’on appelle la sécurité plongée et qui parle d’elle-même.

Ce sont enfin des ingénieurs, officiers comme officiers mariniers. À terre,à l’île Longue ou au plateau d’Albion, il n’est que d’appeler les experts dela SNIAS ou du CEA ou ceux des Constructions Navales. Mais au milieude l’Atlantique, ou même de la Méditerranée, et quelque incroyablementfiable que soit devenu le matériel, si quelque anicroche se présente dans cefouillis d’électronique, d’informatique ou de nucléaire, il n’y a que les 140[sic] hommes du sous-marin pour détecter, réparer, remettre en marche35.

Marc de Joybert met l’accent sur un problème essentiel dont quelquesaspects particuliers seulement seront abordés ici : la formation de ces spé-cialistes. L’amiral Marcel Duval rend justice à l’ampleur de la tâche accom-plie lorsqu’il parle de « ce personnel hautement qualifié qui a nécessité lacréation de filières entièrement nouvelles telles que propulsion nucléaire,contrôle missiles, calcul digital ou instrumentation de précision36. » Qualitéet quantité sont sous cet angle parfaitement indissociables et ce n’est iciqu’artifice de présentation de les avoir ainsi séparées : seule une Marined’une certaine qualité technique, mais aussi d’une certaine importancequantitative est en mesure d’engendrer en son sein des équipages qui soientcapables d’« armer » des sous-marins stratégiques. Comme le souligne leVAE Marcel Duval :

Aucune marine voulant se doter de sous-marins stratégiques ne saurait sepasser, non seulement comme il est assez évident de sous-marins clas-siques, mais encore de bâtiments de surface, et cela d’abord pour former,mais aussi pour recycler ou pour mettre en condition ces équipages aprèsun certain nombre de patrouilles. Nos études nous montrent en effet qu’ilnous faudra disposer d’environ trois fois plus de personnel formé que ce quiserait nécessaire à l’armement de nos 4 ou 5 sous-marins stratégiques, quiauront pourtant chacun deux équipages qui leur seront affectés en propre37.

Les officiers mariniers qui constituent le maillon indispensable dans lachaîne de commandement d’un bâtiment de la Marine nationale méritent

234

34 C’est nous qui soulignons à chacune de ces trois reprises.35 Amiral Marc de Joybert, La paix nucléaire, Plon, 1975, Paris, chapitre XV « Les sous-marins nucléaires lan-ceurs d’engins », p. 137-138.36 Vice-amiral d’escadre Marcel DUVAL, op. cit., p. 7.37 Ibid., p. 10.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 215: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

une attention particulière38. En 1967, seuls 170 de ces 1 200 sous-mariniersétaient des officiers mariniers pourvus d’un brevet supérieur (BS) ; lanécessité de fournir des spécialistes aux équipages des SNLE exige que lenombre de brevetés passe à 320 sur 1 700 en 1970. La Direction duPersonnel Militaire de la Marine considère en 1970 que ce nombre devraatteindre 1 200 pour un effectif global de 4 000 sous-mariniers si la Marineveut faire face à ses objectifs prévus pour 1980. Le Directeur du Personnelde la Marine, l’amiral Marcel Duval, parlant devant les sociétaires del’Académie de Marine, reconnaît que les officiers mariniers les mieux for-més sont tous récupérés par la FOSt :

Pour constituer les équipages de nos trois premiers sous-marins nucléaires,nous avons déjà dû procéder à un véritable écrémage de notre maistrance,puisque nous avons déjà affecté plus de la moitié des brevetés supérieurs decertaines spécialités39.

Le recrutement des personnels de haut niveau est rendu d’autant plus dif-ficile qu’il doit se heurter à une concurrence redoutable. Celle-ci s’exerced’abord entre les forces armées qui se livrent à une lutte acharnée pour atti-rer à elles les jeunes talents. En 1970, la Marine est à la recherche de6 000 engagés chaque année. Si en 1965 elle recrutait à elle seule autant quel’Armée de Terre et l’Armée de l’Air réunies, en 1970 ces deux dernièresrecrutent deux fois plus que la Marine. Par ailleurs, le contexte économiqueet social ne favorise pas le recrutement des jeunes talents. L’heure est aurejet des contraintes (notamment militaires) par les jeunes classes d’âge.Les soldes sont peu attractives, et cela quelle que soit l’armée, et elles nepeuvent soutenir la concurrence avec le secteur civil. Les salaires versés parles entreprises privées ou les administrations sont incomparablement plusalléchants que les soldes des engagés. Avant la crise économique de 1974,le marché de l’emploi est suffisamment dynamique pour concurrencersérieusement les carrières militaires, surtout dans les postes techniques.D’ailleurs, le personnel difficile à recruter est aussi difficile à garder sousl’uniforme. Marcel Duval souligne la difficulté qu’il y a « de retenir au ser-vice de la Marine, pendant un temps minimum, le personnel qualifié quenous avons formé à grand frais dans des techniques qui ont leur emploidirectement dans la vie civile40 ». Il faut souligner à cet égard la concur-rence directe exercée par EDF qui recherche en priorité des personnels spé-cialistes, aptes à prendre en responsabilité les tranches de ses centralesnucléaires. Entre EDF et la Marine, la lutte sera rude jusqu’en 1975.

235

38 Les officiers de marine reçoivent une formation spécifique délivrée par l’École d’application maritime de l’éner-gie atomique à partir de 1956, laquelle devient École d’application militaire de l’Énergie atomique à compter de 1967et enfin École des applications militaires de l’Énergie atomique à partir de 1974 (passim EAMEA).39 Ibid., p. 11.40 Ibid., p. 14.

PATRICK BOUREILLE

Page 216: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Enfin, la réduction du service militaire à 12 mois amène une contraintesupplémentaire. En effet, la Marine venait de mettre au point des cyclesd’activités multiples de 14 mois, durée utile d’emploi de l’appelé sur labase du service de 16 mois. Ces conscrits, bien formés, pouvaient s’adapterrapidement aux emplois spécialisés, ce qui permettait de libérer le personnelspécialiste destiné aux SNLE et parfois d’aider à compléter les effectifs.

La DPMM, privée de ressources extérieures, n’a donc pas d’autre solu-tion que la formation en interne, sur du personnel prélevé dans les effectifsexistants de la Marine. On assiste donc à une véritable transformation duflux de formation des officiers mariniers. Alors qu’auparavant la majoritédu personnel issu du cours de formation des officiers mariniers était dirigéevers les forces de surface au niveau de la préparation du brevet supérieur,désormais la priorité est donnée aux forces sous-marines. L’annexe n° 3montre ce renversement de tendance réalisé en l’espace de quinze années,du milieu des années 1960 au début des années 1980. Les parcours dansl’arme des sous-marins revêtent alors trois types : tout d’abord la carrièretype de sous-marinier (du brevet élémentaire à l’environnement du SNLEvia le Brevet Supérieur et le SNLE) ; ensuite la carrière de sous-marinier viala formation intensive aux sous-marins pour les personnels qui sont issusdes forces de surface41 et pourront y retourner de temps à autre pour « s’aé-rer » ; enfin, la carrière de sous-marinier via la présélection (le cours de for-mation des officiers mariniers, puis le BS, la formation nucléaire, lesSNLE, leur environnement et enfin le retour sur sous-marins classiques).

Pour sélectionner les ressources humaines nécessaires, un rôle de pros-pecteur (presque de chasseur de têtes) a été confié à l’un des commandantsde l’École des Applications militaires de l’Energie atomique (EAMEA) : lecapitaine de vaisseau Guillou. Ce dernier est habilité par le Directeur duPersonnel à rechercher directement le personnel militaire qui pourrait êtreaffecté dans les sous-marins nucléaires ou leur environnement. Il peut assis-ter personnellement aux opérations de sélection et « suivre » le personneltout au long de son parcours. Il est aussi habilité, en tant que représentantdu DPMM, Président du Comité du personnel sous-marin, à entrer direc-tement en contact, « sous réserve d’en tenir informées les autorités orga-niques », d’abord avec les commandants des Écoles, ensuite avec lescommandants des bâtiments à bord desquels est embarqué le personnelsélectionné pour les sous-marins nucléaires, enfin avec les différents orga-nismes, directions et services, intérieurs ou extérieurs à la Marine, qui par-ticipent à la formation de ce personnel.

236

41 Cette formation intensive spécialisée (FIS) d’une durée de quatre mois en partie à terre, en partie à la mer, sefera sur les sous-marins classiques des escadrilles de Lorient et de Toulon.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 217: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Les archives orales recueillies par le service historique de la Marine offrentquelques exemples de cette sélection d’officiers mariniers. À la question« Vous n’avez pas eu l’impression d’avoir été vous-même victime d’uneOPA sauvage ? », le premier maître Jean-François Bœuf, de spécialité méca-nicien naval en 1971, répond par exemple :

– Peut-être, oui. C’est très possible.– Vous avez l’air de sous-entendre que l’on pouvait refuser une fois…– Oui, on pouvait refuser, mais à force, à force, deux fois c’était mal vu42.

Le témoin ajoute que le second du sous-marin Gymnote sur lequel il étaitalors affecté, le lieutenant de vaisseau Merlo43 « poussait à la roue pourqu’on aille aux sous-marins nucléaires car on était à l’époque où on cher-chait du personnel ». Finalement, cédant aux différentes pressions, il rejointl’école de Cherbourg. Le major Jean-François Muller de spécialité mécani-cien instrumentiste, raconte pour sa part les pressions exercées par le chefde l’escadrille des sous-marins de la Méditerranée, le CV Guillou.

J’étais déjà dans un cursus où des gens avaient pensé pour moi mais je nele savais pas. C’est normal, c’est ce que l’on attend des managers. [...] Jesuis passé en 1966 sur le Gymnote qui était en armement et sans doute mespatrons, mes officiers avaient repéré en moi quelques compétences et [...]j’ai été un jour en tant que quartier-maître convoqué par le CV Guillou etdonc il m’a dit : « Mon petit tu vas me faire un test de mathématique et untest de physique » [...] J’ai fait mon test de maths et de physique. Il me dit« Cela me va bien, tu vas le 6 février 1968 à l’École d’application militairede l’énergie atomique. On prépare l’équipage du Redoutable, tu en fais par-tie ». J’étais fier, j’étais heureux. [...] Toujours est-il que le message a ététransmis extrêmement rapidement et je me suis retrouvé avec le comman-dant Menneson qui était commandant du Gymnote et Jacques Hardy quiétait le second, lieutenant de vaisseau. J’ai été embarqué en tant qu’électri-cien sur la propulsion. Cela a été extrêmement rapide44.

Cette vision idyllique doit être nuancée et tous n’étaient pas toujours trèsenthousiastes à l’idée de rejoindre la filière nucléaire, comme l’affirmeJean-François Bœuf :

237

42 SHD-M, 14 GG9, archives orales du maître principal Jean-François Bœuf recueillies par Patrick Boureille le22 octobre 2002, plage 21.43 SHD-M, archives de la section Recherches administratives. Le VAE Marc Marie Merlo a d’abord été comman-dant en second du Gymnote du 15 février 1968 au 14 septembre 1969. Il fera un stage à l’EAMEA en 1972-1973, à l’issue duquel il rejoindra le SNLE Le Terrible sur lequel il sera commandant en second de l’équipageRouge puis le SNLE L’Indomptable dont il sera le commandant de l’équipage Rouge. Il sera plus tard en posteà l’État-Major des Armées, division Forces nucléaires de septembre 1987 à mars 1990.44 SHD-M, archives orales du major Jean-François Muller recueillies par Patrick Boureille le 21 mai 2005.Cassette n 1.

PATRICK BOUREILLE

Page 218: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

En fin de compte, moi en 1968, je n’étais pas volontaire pour venir aunucléaire, j’étais volontaire pour rester aux sous-marins et tous ceux decette époque-là – je pense à 1967, 1968 et même 1969 – qui étaient auxsous-marins classiques n’étaient pas très enclins à venir aux nucléaires45.

Pour sa part, l’amiral Bernard Louzeau a bénéficié d’une très large auto-nomie dans la composition des équipages du Redoutable à partir de 1966.Particulièrement minutieux et méthodique, il notait dans ses cahiers lesréférences des officiers de marine ou des officiers mariniers qui pouvaientse révéler utiles pour l’accomplissement de la mission. Lors du recueil deson témoignage oral, nous lui avons présenté un dossier qui regroupait lesnoms et les parcours des premiers officiers mariniers du Redoutable. Laréaction ne s’est pas fait attendre :

Marcel Le Liboux, c’était un des premiers [il a été un des piliers de la sécu-rité-plongée, un des premiers chefs de central]. Raymond Belbeze, [...] jel’avais connu sur le Narval : c’était un mécanicien. Ceux-là, c’étaient desvieux. Jean-Pierre Rousselot, un électricien il me semble. Jean Lelias, undétecteur [...] Tout cela n’était pas le fruit du hasard. C’est là où j’ai tra-vaillé, là où j’avais ouvert mon cahier d’écolier, là où je suivais prati-quement homme par homme au début. Très vite je me suis aperçu que lesbons sous-mariniers, ceux que l’on voulait avoir dans l’équipe étaient desgens qui n’avaient fait que du diesel et ne connaissaient que le courantcontinu. Or à bord du Redoutable on allait avoir de la vapeur et toute unedistribution électrique à majorité en courant alternatif. Il fallait donc queces mécaniciens ou électriciens aillent faire des stages sur des bateaux desurface pour apprendre la vapeur ou pour se remémorer car ils avaient toutde même appris la vapeur quand ils étaient jeunes. Mais d’un autre côté, àpartir d’un certain moment, on est allé chercher des gens sur les bateaux desurface – c’est-à-dire des mécaniciens ou des électriciens qui n’avaient faitque de la surface – et je les ai envoyés faire des stages aux sous-marinsavant de les envoyer à l’école atomique pour suivre le cours de nucléaire.Au début on a fait des petits paquets mais c’était les premiers. Cela a étéun travail de longue haleine, à la petite semaine, puis après la DPM a pristout cela en mains. Pour les officiers, c’était plus facile car je les connais-sais. Mais il y avait beaucoup d’officiers mariniers que je ne connaissaispas bien. Alors en 1965 et 1966, je profitai du fait que mon Bureau à Parisétait à la DPM pour aller dans les casiers de PM2…46.

238

45 SHD-M, 14 GG9, archives orales du maître principal Jean-François Bœuf recueillies par Patrick Boureille le22 octobre 2002, plage 6.46 SHD-M, archives orales de l’amiral Bernard Louzeau recueillies par Patrick Boureille le 8 février 2005. Cassetten° 1. PM2 désigne les Bureaux de la Direction du Personnel Militaire gérant le personnel officier marinier.

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 219: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

La montée en puissance de l’équipage du Redoutable a eu lieu vers le débutde 1969 au moment de la divergence du réacteur à l’intérieur du SNLE et onétait presque à 4/3 en juillet 1969 quand les essais à la mer ont commencé47.

Le passage aux SNLE est également bien visible lorsqu’on examine leprogramme des cours destinés aux futurs personnels des sous-marinsnucléaires. Cette « mutation » dont parle le DPM48 dans sa conférence à l’a-cadémie de Marine de 1970 doit faire passer les sous-mariniers de « l’é-poque des adeptes de la vis pointue à celle du neutron rapide49 » selon lemot d’un des tout premiers officiers du Redoutable, le VAE MichelMerveilleux du Vignaux.

Le tableau 5 montre l’ampleur de la mutation. Pour les deux premièresspécialités « classiques », indiquées ici pour mémoire, les 80 heures decours dispensées aux élèves passant le brevet supérieur de détecteur et les75 heures de cours pour l’obtention du brevet supérieur d’électriciend’armes se répartissent respectivement entre des heures de rappels denotions d’algèbre et de trigonométrie (25 et 40), et des heures de cours etde manipulations d’électronique (42 et 16). Pour le BS destiné à former les« équipes calcul » des SNLE, une bien plus grande diversité de compétenceset l’assimilation d’un programme plus lourd sont requises. Les 205 heures decours, si elles comportent encore 30 heures de rappels de notions d’algèbreet de trigonométrie et 60 heures d’électronique, s’ouvrent d’ores et déjà versles techniques digitales (20 heures) et la programmation (30 heures). Denouvelles disciplines ou de nouveaux cours apparaissent. Ainsi l’algèbre deBoole est une algèbre se proposant de traduire des signaux en expressionsmathématiques. Elle est donc particulièrement utile en électronique puis-qu’elle est un moyen d’arriver à créer des circuits réalisant des opérationstrès complexes. Les séries de Fourier et les transformations de Laplace ontplutôt leur utilité dans le domaine de la théorie du signal, en conséquencede la détection.

239

47 La divergence d’un réacteur désigne l’établissement de la réaction en chaîne : jusqu’alors le courant étaitfourni par les câbles qui reliaient le SNLE à terre. La séparation entre les deux équipages Bleu et Rouge quidevaient successivement armer le SNLE n’ayant pas encore eu lieu, l’équipage primitif était en quelque sorte en sur-effectif avant que ne s’opèrent cette séparation et le complément de chacun de ces deux nouveaux équipages.48 Vice-amiral d’escadre Marcel Duval, op. cit.49 SHD/M Réunion « Marine et nucléaire » tenue à Vincennes le 25 novembre 2001 et regroupant le Vice-amiral d’escadre (Deuxième section, 2S) Pierre Bonnot, l’Amiral (2S) Guirec Doniol, le Vice-amiral d’escadre(2S) Philippe Euverte, le Contre-amiral Édouard Scott de Martinville, l’Amiral (2S) Michel Merveilleux duVignaux, l’Ingénieur général de l’Armement Gérald Boisrayon, l’Amiral (2S) Alain Denis, le Capitaine de vais-seau (Cadre de réserve, CR) Jean-Pierre Lebas, l’Amiral (2S) Bernard Louzeau et le Capitaine de vaisseau(CR) Max Moulin.

PATRICK BOUREILLE

Page 220: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Tableau 5: cours dispensés pour l’obtention des brevets supérieurs détecteur,électricien d’armes et de l’équipe Calcul d’un SNLE

Ces cours sont notamment dispensés à l’EAMEA à Cherbourg. Un tronccommun à tous les élèves comporte une formation générale (militaire, mari-time et administrative), une instruction théorique (français, mathématiques,physique, thermodynamique et thermique) et une formation nucléaire (phy-sique nucléaire, description générale des réacteurs, théorie des réacteurs,technologie et métallurgie nucléaires, métrologie, protection, chimie, hy-giène atomique). La description du Prototype à Terre du réacteur embarquédu sous-marin est également au programme. Des cours spécialisés pour lesofficiers mariniers sont ensuite dispensés dans les écoles de la Marine plus« traditionnelles » comme le groupe des écoles de mécaniciens à Toulon oul’École des marins électriciens et l’école de sécurité de Cherbourg, parexemple. On enseigne ainsi aux mécaniciens dans un premier temps l’élec-tricité, la mécanique et la résistance des matériaux, et dans un second tempsau niveau du BS la conduite des machines, chaudières, moteurs et turbinesà gaz, des auxiliaires de coque, la connaissance des combustibles et lubri-fiants, la technologie de construction, le dessin, l’organisation et le rè-glement du groupe Énergie. En parallèle les électriciens reçoivent des coursd’électricité (théorie) et d’électronique, puis au niveau du BS d’électro-technique, d’électricité appliquée, de technologie, de conduite et d’entre-tien. Dans les deux filières le contenu théorique alterne et est complété enpermanence avec des travaux pratiques.

240

CAHIERS DU CEHD N° 30

Brevet supérieur(BS) détecteur

BS électriciend’armes

Équipe Calculdes SNLE

Arithmétique 0 0 20

Algèbre de Boole 0 6 20

Algèbre et trigonométrie 25 40 30

Équations différentielles 0 4 25

Séries de Fourier 0 0 11

Transformation de Laplace 2 0 13

Graphes 0 0 30

Cours d’électronique 30 10 6

Manipulations d’électronique 12 6 2

Techniques digitales 0 0 6

Programmation 0 0 2

Asservissements 11 9 40

Nb d’heures 80 75 205

Page 221: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Les efforts, réalisés par la DPMM dans ces deux directions : sélection etformation, quantité et qualité, permettent, à l’heure où les premiers SNLEs’apprêtent à entrer en service de disposer du personnel nécessaire : il estainsi possible de renforcer les effectifs des sous-marins en grand carénage,d’augmenter les « plans d’armement » des équipages supplémentaires desescadrilles de sous-marins. Par la suite, à moyen terme, il devient possibled’envoyer vers les sous-marins des officiers plus jeunes, en nombre plusimportant et de disposer d’un personnel non-officiers mieux formés, ayantle niveau du Brevet élémentaire, du Cours de formation d’officier marinieret du Cours de formation de gradés50. Par ailleurs, un sur quatre des enga-gés volontaires de longue durée dans la marine est sélectionné pour lesForces sous-marines. L’objectif est de fournir annuellement 600 volontairespour les SNLE. Pour alimenter ce flux de volontariat et rendre la carrièreattractive, des mesures financières sont envisagées.

Cet effort de recrutement et de sélection qui doit porter sur du personnelconsentant, apte physiquement, psychologiquement et de haute moralité,est vraisemblablement à la limite des possibilités d’une Marine de la taillede la nôtre et, par conséquent, la concerne tout entière.

Des mesures attractives sont aussi envisagées comme la création d’uneprime de 40 F51 par jour de patrouille sur une base de 110 jours et un statutspécifique des sous-mariniers sera mis sur pied en 197252 : il prévoit desubstantielles primes à la mer sur les sous-marins nucléaires. La régularitédes cycles des SNLE constitue aussi un second attrait par rapport auxautres composantes de la Marine aux horaires plus incertains. Enfin, le gainpour chaque année exercée de l’équivalent de trois années comptant pour laretraite doit attirer de nombreux candidats.

*

L’auteur de la note de la Direction du Personnel Militaire déjà abon-damment citée conclut justement que « la mission est exaltante car, en défi-nitive, la responsabilité qui sera celle des marins de demain – et qui consisteà faire peser sur leurs épaules la plus grande partie du poids de la défensedu Territoire national – dépassera probablement de beaucoup la responsabilitédes générations antérieures de marins ».

Effectivement, même si la première partie de cette présentation qui, noustenons à le rappeler, ne se veut pas exhaustive et demande à être largementcomplétée, a pu donner l’impression légitime d’une priorité absolue

241

50 Sur 6300 brevetés supérieurs de la Marine en 1971, 3900 exercent des spécialités non représentées sur lesSNLE et les 1200 évoqués ci-dessus devraient donc être trouvés dans les 2400 restants exerçant des spécia-lités comme missilier, électricien, mécanicien, détecteur ASM, et radio.51 Portée à la fin des années 1970 à 75F.52 Ce statut est inspiré de celui de l’Aéronautique navale qui a dû elle aussi dans la décennie précédente affron-ter un grave problème de vocations.

PATRICK BOUREILLE

Page 222: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

accordée par le pouvoir politique au prof it de la Force NucléaireStratégique et de la FOSt aux dépens de toutes les autres composantes de laMarine, il convient de souligner qu’avec les budgets toujours comptés quilui ont été accordés, cette dernière a toujours réussi à faire face à ses obli-gations et à remplir ses missions. Il en a été de même avec la gestion de sonpersonnel puisqu’elle a su convoquer toutes ses ressources pour atteindreses objectifs, du moins jusqu’en 1980, terme de ce rapide tableau…

Annexe 1: Cycles des patrouilles d’un SNLE

Annexe 2: Répartition par ministère du budget de l’État en 1967 et 1969

242

CAHIERS DU CEHD N° 30

Semaines 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12

Équipage Rouge Permissions. Aération. Entraînement

SNLE ÎLE LONGUE PATROUILLE

Équipage bleu Île Longue Patrouille

Semaines (suite) 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24

Équipage Rouge Permissions. Aération. Entraînement

SNLE ÎLE LONGUE PATROUILLE

Équipage bleu Permissions.Aération.

Entraînement

% des dépenses budgétaires 1967 1969

Administration générale 10,1 9,9

Défense nationale 19,4 17,2

Extérieur 2,6 2,3

Éducation et culture 19,5 19,9

Action sociale 13,9 14,6

Action économique 25,2 26,8

Habitation & urbanisme 4,6 3,9

Dettes et dépenses non-fonctionnelles 4,7 5,4

passation de suite

Page 223: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Annexe 3: filières de formation des sous-mariniers sur SNLE

243

PATRICK BOUREILLE

Page 224: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Annexe 4: liste des postes d’armement d’un SNLE type Le Redoutable.

15 officiers :• 1 capitaine de frégate commandant,• 3 capitaines de corvette

– commandant en second (CSD),– chef du groupement Énergie (CGE)– chef du groupement Opérations et Navigations (CGO)

• 7 lieutenants de vaisseau– chef du service Calcul,– chef du service Missile,– chef du service Détection– chef du service ASM.– chef Propulsion– chef Énergie– chef Sécurité Plongée.

• 1 médecin de 1re classe, chef du service de santé.• 3 enseignes de vaisseau de 1re classe

– adjoint au service Missiles,– chef du service Transmissions– adjoint au service Armes sous marines

115 officiers mariniers et matelots répartis entre :• Personnel faisant le quart par tiers : 87.

– au central : 36 officiers mariniers et matelots répartis entre1 maître principal, 3 maîtres, 2 premiers-maîtres, 3seconds maîtres, 21 quartiers maîtres de 1re classe et 6quartiers maîtres.

– Au compartiment « machines » : 33 officiers mariniers etmatelots répartis entre 7 maîtres, 9 seconds maîtres et 17quartiers maîtres de 1re classe.

– dans la tranche « missiles » et le compartiment « tor-pilles » : 18 officiers mariniers et matelots répartis entre 6maîtres, 1 premier maître, 8 seconds maîtres, 3 quartiersmaîtres de 1re classe.

• Personnel hors quart : 29 officiers mariniers et matelots– de spécialité électricien d’armes (ELARM) : 1 premier

maître, 2 maîtres et 2 seconds maîtres– équipe « Calcul » : 2 premiers maîtres et 3 maîtres.– instrumentation nucléaire : 1 maître et 3 seconds maîtres.– infirmerie : 1 second maître et 1 quartier-maître– cambuse, cuisines et maître d’hôtel : 3 quartiers maîtres de

1re classe et 5 quartiers maîtres.– divers Équipage : 5 quartiers maîtres.

244

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 225: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

LES AUTEURS

Patrick Louvier est professeur agrégé, maître de conférences à l’uni-versité de Montpellier III et chercheur associé à l’UMR Irice. Il a soutenuen novembre 2000 une thèse de doctorat sur la puissance navale et militairebritannique en Méditerranée (1840-1871) sous la direction de Messieurs lesprofesseurs François Crouzet et de Georges-Henri Soutou, publiée par leSHD en 2006.

Alexis Troude, professeur d’histoire et géographie au Lycée AlexandreDumas à Saint Cloud, prépare une thèse de doctorat à l’EHESS sous ladirection de M. Bojovic sur « le projet de construction de l’État Serbe et leprojet national Serbe, 1848-1918 ». Il a participé aux ouvrages collectifs :Guerres dans les Balkans (Ellipses 2002) Les Sociétés, la Guerre et la Paix,1911-1946, (Ellipses, 2003), et a publié en 2006 : Géopolitique de la Serbie,éditions Ellipses, 285 p.

Sacha Markovic, professeur d’histoire, enseignant à l’UFR études slavesde l’université de Paris IV-Sorbonne, est spécialisé dans l’histoire de l’ex-Yougoslavie au XXe siècle et prépare un doctorat sur les relations politiqueset stratégiques franco-yougoslaves pendant l’entre-deux-guerres sous ladirection du professeur Georges-Henri Soutou.

Le colonel (cr) André Thiéblemont est diplômé de l’Institut d’étudespolitiques de Paris et titulaire d’une maîtrise de sociologie, outre de trèsnombreux articles, il a écrit Expériences opérationnelles dans l’armée deterre, unités de combat en Bosnie, 1992-1995, 3 tomes, novembre 2001, lesdocuments du C2SD, 558 p. Cultures et logiques militaires, Paris, PUF,1999, 339 p. (en collaboration)

Docteur en histoire, Odile Moreau a été chargée de recherches auCentre de l’Orient contemporain de Berlin. Depuis 2005 elle est maître deconférences à l’université de Montpellier III, rattachée au centre de rechercheESID et chercheur associé au centre d’histoire sociale de l’islam méditer-ranéen. Ses thèmes de recherches portent sur la modernisation de l’arméeottomane aux XIXe et XXe siècles. Parmi ses récents travaux, elle a publiéen 2004 avec Aderrahmane el Moudden, « Réforme par le haut, réformepar le bas : la modernisation de l’armée aux 19e et 20e siècles », colloquede l’université européenne de Florence, Quaderni di Oriente Moderno,XXII, 5- 2004.

245

Page 226: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

Quentin Chazaud est agrégé de l’Université et docteur en histoire. Touten enseignant dans le secondaire, il est chercheur associé à l’INRP, forma-teur à l’agrégation interne et juré de plusieurs concours de recrutement del’Éducation nationale. Spécialisé en histoire militaire du XIXe siècle, il a soutenu en 2003 une thèse sur « les zouaves de l’armée française sous leSecond Empire, une société militaire du premier âge industriel » sous ladirection de Jacques Frémeaux. Il est également auteur de plusieurs articles surl’histoire militaire du Second Empire et sur l’histoire coloniale britannique.

Georges Vidal professeur agrégé et docteur en histoire, enseigne auLycée Joffre de Montpellier tout en étant chercheur associé à l’ESID (États,Sociétés, Idéologie, Défense, UMR 5609 du CNRS) à l’université deMontpellier III. Il est spécialisé dans l’histoire du Parti communiste et del’armée pendant l’entre-deux guerres et a récemment publié La GrandeIllusion ? Le Parti communiste français et la Défense nationale à l’époquedu Front populaire, Presses Universitaires de Lyon, 2006 - 484 p.

Claude d’Abzac-Epezy est professeur agrégée et docteur en histoire,chargée de recherches au Centre d’études d’histoire de la défense depuis2002 elle y anime la commission d’histoire socioculturelle des armées. Sesthèmes de recherches sont l’histoire des armées françaises durant les années1940-1950, la pensée stratégique française, l’histoire de l’aéronautique etl’histoire des rapports politico-militaires, particulièrement autour desthèmes de la construction européenne et des rapports entre l’armée et legénéral de Gaulle.

Le Lieutenant de Vaisseau Laurent Suteau a soutenu un DEA à l’université de Bretagne Occidentale (Brest) sur « la formation et le recru-tement des officiers de Marine de 1945 à 1969 » sous la direction du pro-fesseur Christian Bougeard. Off icier sous contrat, il est chargé derecherches au département marine du Service historique de la Défense, il yco-dirige une étude sur les opérations extérieures de la Marine.

Patrick Boureille, professeur d’histoire, détaché depuis 1999 au Servicehistorique de la Défense comme chargé de recherches du Service « Études ».Ses travaux menés sous la direction du professeur Georges-Henri Soutou(université Paris IV-Sorbonne) se sont d’abord orientés vers les relationsfranco-espagnoles entre 1940 et 1944. Depuis 1999, la Marine françaisesous la Ve République, et plus particulièrement le passage au nucléaire, sesituent au cœur de ses préoccupations. Il est l’auteur de nombreuses étudeset communications sur ce sujet.

246

CAHIERS DU CEHD N° 30

Page 227: HISTOIRE SOCIOCULTURELLE DES ARMÉES IIImontferre.com/bibli/CAHIERS DU CENTRE DETUDES DHISTOIRE DE L… · est d’ordre culturel, car l’histoire et la géographie engendrent des

SGA/SMG impressions

2e trimestre 2007

ISBN : 978-2-11-096515-8