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! SEPTENTRION Histoires de mots solites et insolites Gaétan St-Pierre Extrait de la publication

Histoires de mots solites et insolites… · les éditions du s eptentrion remercient le Conseil des Arts du Canada et la s ociété ... encore employés ? d’où viennent les changements

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Histoires de mots

solites et insolites

Gaétan St-Pierre

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histoires de mots solites et insolites

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s e p t e n t r i o n

histoires de mots

solites et

insolites

Gaétan st-Pierre

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Pour effectuer une recherche libre par mot-clé à l’intérieur de cet ouvrage, rendez-vous sur notre site internet au www.septentrion.qc.ca

les éditions du septentrion remercient le Conseil des Arts du Canada et la société de dévelop pement des entreprises culturelles du Québec (sodeC) pour le soutien accordé à leur programme d’édition, ainsi que le gouvernement du Québec pour son Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres. nous reconnaissons éga lement l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FlC) pour nos activités d’édition.

Chargée de projet : sophie imbeault

révision : solange deschênes

mise en pages et maquette de couverture : Pierre-louis Cauchon

si vous désirez être tenu au courant des publicationsdes Éditions du sePtentrionvous pouvez nous écrire par courrier,par courriel à [email protected],par télécopieur au 418 527-4978ou consulter notre catalogue sur internet :www.septentrion.qc.ca

© les éditions du septentrion diffusion au Canada :1300, av. maguire diffusion dimediaQuébec (Québec) 539, boul. lebeauG1t 1Z3 saint-laurent (Québec) h4n 1s2dépôt légal :Bibliothèque et Archives Ventes en europe :nationales du Québec, 2011 distribution du nouveau mondeisBn papier : 978-2-89448-668-9 30, rue Gay-lussacisBn PdF : 978-2-89664-658-6 75005 Paris

les idées pétrifiées devant la merveilleuse indifférence d’un monde passionné

d’un monde retrouvéd’un monde indiscutable et inexpliqué

[…]

d’un monde triste et gaitendre et cruelréel et surréel

terrifiant et marrantnocturne et diurne

solite et insoliteBeau comme tout.

Jacques Prévert« lanterne magique de Picasso », Paroles.

À la mémoire de ma mère, Françoise Lagacé (1918-2000), qui m’a légué la langue dont elle portait fièrement le nom.

À mes camarades mais néanmoins amis (c’est la formule consacrée) de la Bande des Huit :Lise Armstrong, Robert Claing, Louise Desforges,

Jacinthe Garand, Claudette Lasserre, Paul Rompré et Jean Véronneau.

Extrait de la publication

remerciements

J e tiens à remercier mon amie et ex-collègue lucie libersan qui, dès le début, a aimé ma collection de curiosités étymologiques et m’a proposé d’en faire une chronique dans la revue Correspondance,

publiée par le Centre collégial de développement du matériel didactique (CCdmd).

Je veux aussi exprimer mes plus sincères remerciements à la géné-reuse dominique Fortier, également du CCdmd, qui a non seulement cru en ce livre, en ces histoires de mots, mais s’en est faite la championne auprès d’Éric simard des éditions du septentrion.

enfin, merci, merci et encore merci à louise desforges, amie fidèle et première lectrice, pour ses précieuses remarques et suggestions.

introduction

il existe bien des façons d’aborder l’histoire d’une langue, son évolution dans le temps. l’histoire de la langue française, par exemple, peut être appréhendée du point de vue des circonstances,

des événements sociopolitiques et culturels qui l’ont façonnée : guerres, invasions, conquêtes, échanges commerciaux, influences culturelles, contacts avec d’autres langues, etc. on parle alors de l’histoire « externe » du français. les changements de statut de la langue (de vernaculaire sans statut à langue de l’État, puis à langue internationale) et la codifi-cation de celle-ci (débats sur l’orthographe, standardisation, mise sur pied d’une institution, l’Académie française, chargée de veiller sur sa « pureté », notions de norme et de « bon usage ») s’inscrivent également dans cette histoire externe du français.

l’histoire du français peut aussi être vue dans une perspective interne : c’est l’histoire des transformations que la langue a connues au cours des siècles. on y décrit non plus les événements extérieurs qui ont influencé son évolution, mais les changements eux-mêmes : évolution phonétique, transformations morphosyntaxiques, changements dans le lexique, dans le sens des mots, etc. Ce livre n’a pas l’ambition de cerner l’histoire du français dans sa totalité. il s’intéresse d’abord et avant tout à l’his-toire des mots, à l’histoire du vocabulaire français et à celle des mots et expressions du français québécois. Bien sûr, nous n’hésiterons pas, quand cela sera nécessaire, à évoquer des éléments de l’histoire sociopo-litique du français ou des lois d’évolution phonétique, mais c’est l’his-toire du vocabulaire qui constitue la ligne directrice de l’ouvrage.

Une histoire des mots

les mots français les plus anciens viennent-ils tous du latin ? Pourquoi, en regard des mots d’origine, ces vieux mots français apparaissent-ils souvent comme des mots déformés, des mots qui auraient subi une usure, une érosion ? À part l’anglais, le français a-t-il emprunté à plusieurs

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introduction 11

langues étrangères ? depuis quand ce phénomène des emprunts existe-t-il ? Pourquoi certains mots meurent-ils, sortent-ils de l’usage, tandis que de nouveaux sont créés ? Comment les mots nouveaux sont-ils « fabriqués » ? les archaïsmes – mots portés disparus – peuvent-ils être encore employés ? d’où viennent les changements de sens ? Comment se produisent-ils ? C’est pour répondre à ces questions (et à bien d’autres encore) posées par mes élèves à l’intérieur d’un cours d’histoire de la langue que j’ai rédigé à leur intention (en 1994) un document d’une quinzaine de pages intitulé Étymologie : principales sources des mots français. Je tenais alors en main, sans le savoir, une sorte de plan, une ébauche – maintes fois revue et augmentée depuis – de ces Histoires de mots solites et insolites.

Cet ouvrage se divise en cinq parties. les quatre premières (divisées en chapitres) retracent les grandes et moins grandes sources du voca-bulaire français :

i. le vocabulaire de base du français hérité du latin, du gaulois et de parlers germaniques (surtout de la langue des Francs) (4 chapitres) ;

ii. les emprunts aux langues étrangères des quatre coins du monde (7 chapitres) ;

iii. les créations internes, c’est-à-dire les mots obtenus par dérivation, composition, troncation et transfert de sens (4 chapitres) ;

iV. les mots issus d’autres sources moins importantes mais néan-moins surprenantes : mots de l’argot, archaïsmes et noms propres (3 chapitres).

la dernière partie de l’ouvrage s’intéresse au vocabulaire du français d’ici :

V. les mots et expressions du français québécois et leurs sources.

Chacun des chapitres des parties i à iV et la partie V dans son ensemble sont conçus selon le même plan général :

• lepremiervoletestconsacréaucontexte historique (par exemple : la naissance du français, le contexte des emprunts à l’arabe, à l’italien ou à l’anglais, les origines de l’argot, etc.) et aux notions théoriques nécessaires à la compréhension des histoires de mots (par exemple : les changements et les accidents phonétiques, la différence entre les mots créés par dérivation et ceux qui sont créés par composition, les différentes formes de changement de sens, etc.) ;

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12 histoires de mots solites et insolites

• ledeuxièmevoletest forméderubriquesde longueurvariable: leshistoires de mots. les histoires de mots, qui représentent plus des deux tiers de l’ouvrage, accordent une attention particulière aux mots (ils sont nombreux) qui ont une origine et une histoire étonnantes – comme ce mot justement, l’adjectif étonnant, qui se rapporte, par l’étymologie, à l’idée de « tonnerre ».

Histoire des mots et histoires de mots

de tous les changements qui affectent la langue, les changements lexi-caux sont de loin les plus intéressants et les plus spectaculaires. Car le vocabulaire est, parmi les composantes de la langue, la plus mobile, la plus changeante, la plus malléable : des mots meurent, d’autres naissent, d’autres subissent des changements phonétiques, des changements de forme, et la plupart connaissent des changements de sens. en effet, l’im-mense majorité des mots que nous employons n’ont plus leur sens d’ori-gine ou encore ont développé un ou plusieurs sens secondaires. Prenons, par exemple, l’adjectif sinistre (début du xve). le mot résulte de la modi-fication, d’après l’étymologie latine, du mot de l’ancien français senestre (fin du xie), issu du latin sinister qui signifiait « du côté gauche, qui est à gauche » et, au figuré (selon la superstition), « de mauvais augure, défavorable ». Au moyen Âge, la senestre signifie « la main gauche ». mais le mot va subir la concurrence du terme d’origine germanique gauche (xiiie), qui finira par le supplanter au cours du xve siècle. depuis cette époque, l’adjectif sinistre est employé essentiellement dans le sens (anciennement figuré) de « funeste, malheureux, menaçant » : de sinistres présages.

C’est précisément à l’origine étymologique des mots, à leur forma-tion et à leur évolution que nous nous intéresserons dans les histoires de mots. nous y apprendrons, par exemple, que voler (xe) comme un oiseau et voler (milieu du xvie) un œuf remontent au même mot latin, que la grève (xiie) de sable et la grève générale sont des mots parents, tout comme le nom robe (xiie) et le verbe dérober. nous y découvrirons que hasard (xiie) est un mot d’origine arabe signifiant « le dé » dans cette langue, que désastre (milieu du xvie), emprunté à l’italien disastro, signifie proprement « mauvais astre », que tabagie (xviie), emprunté à l’algonquin, n’a aucun lien étymologique avec tabac, et que le mot tennis (xixe), emprunté à l’anglais, vient du français tenez, impératif de tenir. nous y verrons que le verbe enjôler (xiiie) signifie à l’origine « mettre en geôle », que le pissenlit (xvie) tire son nom de la propriété qu’a la plante

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introduction 13

de faire « pisser en lit », qu’abasourdir (début du xviie) est un mot de l’argot des criminels qui signifiait originellement « tuer » et que robinet (début du xve) est le diminutif du prénom Robin. nous y apprendrons aussi que le verbe rapailler (fin du xixe, « grappiller »), usuel au Québec,

L’étymologie : recherche du « vrai sens » et faussetés étymologiques

l’étymologie, c’est, étymologiquement parlant, l’étude ou la recherche du « vrai sens des mots ». le terme savant étymologie (xive) est, en effet, un emprunt au latin etymologia, lui-même formé à partir du grec etumos, « vrai », et logos, « étude, traité ». Ce n’est que depuis la deuxième moitié du xviiie siècle que l’étymologie se définit comme l’étude (scientifique) de l’origine des mots, de leur formation et de leur descendance. on appelle aussi étymologie l’origine d’un mot, c’est-à-dire sa racine, sa forme la plus ancienne et son sens primitif (et non son « vrai » sens). on dira, par exemple, que l’étymologie du verbe étonner (estoner, fin du xie) est le latin extonare (de tonus « tonnerre ») qui signifiait « frapper du tonnerre, foudroyer » et, au figuré, « frapper de stupeur ».

l’intérêt pour l’origine des mots ne date pas d’hier – il remonte à l’Antiquité – et la recherche du supposé « vrai sens » des mots a déjà conduit, et conduit parfois encore de nos jours, à des faussetés, à des hypothèses plus ou moins fantaisistes ou, dans certains cas, à des « embellissements » étymologiques. Ainsi, le mot aurore (xiiie) vient du latin aurora, que les poètes latins du ier siècle avant J.-C. se plaisaient à faire venir de ab auro, « de l’or », en raison de la lueur brillante et dorée qui accompagne le soleil levant. Pourtant, malgré la ressemblance qui existe entre les deux mots, il n’y a aucun lien de parenté entre aurora, « l’aurore », et aurum, « l’or ». Par contre, le terme urine (xiie), beaucoup moins poétique, est bien issu, pour sa part, du latin populaire aurina, formé d’après le mot aurum, « or », à cause de la couleur de l’urine. de même, l’étymologie qui, depuis le xixe siècle (grâce à Baudelaire notamment), fait remonter assassin à haschisch est aujourd’hui contestée et très probablement fausse. on peut en dire autant de l’étymologie du verbe québécois enfirouaper, « tromper, duper », faussement rattaché à l’anglais in fur wrapped, « enveloppé dans la fourrure ».

14 histoires de mots solites et insolites

est hérité d’un parler régional de France et que le québécisme sparages (début du xxe) est dérivé du verbe anglais to spar, « s’entraîner à la boxe par des parades ».

* * *

Bien que la plupart des éléments d’information qu’on y trouve aient été puisés dans des dictionnaires étymologiques comme le Robert historique et le Larousse étymologique, ce livre n’est pas un dictionnaire : il ne s’agit pas ici d’établir l’étymologie de tous les mots. Parmi les milliers de mots de la langue française, j’ai retenu – souvent en les regroupant ou en établissant entre eux des liens inattendus – ceux qui ont une origine surprenante, une histoire hors du commun. Histoires de mots solites et insolites propose à la lectrice, au lecteur, un parcours à la fois rigoureux et ludique (début du xxe, création savante à partir du latin ludus, « jeu »), une sorte de voyage dans le monde des mots, des mots familiers comme des mots recherchés, des mots voyous comme des mots chics, des mots vieillis comme des mots nouveaux, des mots héréditaires comme des mots immigrés, des mots sérieux comme des mots pour jongler, des derniers mots comme des traîtres mots, des mots solites comme des mots insolites.

Note

des extraits de cet ouvrage sont publiés depuis l’automne 2008 dans Correspondance (chronique Curiosités étymologiques), une revue publiée par le Centre collégial de développement du matériel didactique (CCdmd) à l’intention des enseignants du réseau collégial.

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Iorigine du vocabulaire français :

les mots hérités des romains, des Gaulois et des Francs

À la fin du ixe siècle et au xe siècle apparaissent les premiers textes « français », témoignages écrits de l’existence d’une langue différenciée que les historiens de la langue appellent aujourd’hui

ancien français et que les clercs de l’époque nomment rustica lingua romana, le roman. Cette langue maternelle, non codifiée et utilisée dans la vie de tous les jours, possède déjà un vocabulaire de base hérité des trois langues (et trois peuples) qui ont contribué, sur une période de près de mille ans, à sa formation :

• lelatin populaire, langue des soldats et des colons romains installés en Gaule après la conquête romaine de 52 av. J.-C. : les mots d’origine latine, qui ont souvent connu dans l’usage parlé une sorte de muta-tion, forment l’embryon du lexique héréditaire du français ; ainsi des mots courants comme eau, terre, feu, père, mère, voir, aimer, manger, dormir, être et avoir viennent tous du latin ;

• legaulois qui a fini par être éliminé par la progression du latin mais qui a néanmoins laissé des traces dans le vocabulaire français : l’ap-port gaulois, très ancien mais assez mince, est constitué de quelques dizaines de termes se rapportant le plus souvent à la vie rurale (bouleau, chêne, boue, charrue, sillon, talus, ruche, etc.) ;

• les parlers germaniques, en particulier le francique, la langue des Francs qui ont à leur tour occupé la Gaule à partir du ve siècle : même si les Francs ont finalement adopté la langue des vaincus, l’influence germanique sur la langue parlée en Gaule est considérable et touche autant la prononciation que le vocabulaire – apportant notamment des termes relatifs à la vie sociale, à la guerre et à l’agriculture (franc, hardi, honte, riche, guerre, brandir, bannir, garçon, jardin, blé, etc.).

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16 i • origine du vocabulaire français…

Roman ou français ?

Quand Chrétien de troyes, écrivain français du xiie siècle, écrit au début de Lancelot, le chevalier à la charrette qu’il va entre-prendre un « roman », cela signifie qu’il nous propose un récit écrit dans la langue populaire commune (par opposition au latin, langue savante), c’est-à-dire le roman, le français d’alors. Écrire un roman, au xiie siècle, c’est donc écrire en langue romane, en roman (du latin romanus, « romain »). dans le même récit, les dames de la cour du roi Arthur sont décrites comme « belles dames cour-toises parlant bien la langue française ». C’est dire qu’à côté du mot roman pour désigner la langue courante existe aussi l’adjectif français, dérivé de France (du latin Francia, « pays des Francs »). si roman rappelle l’origine latine de la langue, français évoque l’in-fluence germanique qui a fait d’elle une langue très différente des autres langues issues du latin, comme l’italien et l’espagnol.

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chapitre 1

les mots d’origine latine

l’histoire du français commence avec la conquête de la Gaule par les romains, conquête achevée en 52 av. J.-C. Après quelques siècles de bilinguisme, de cohabitation entre la langue des conqué-

rants et celle des conquis, la romanisation de la Gaule est complétée et la langue gauloise est à toutes fins utiles éliminée. toutefois, en raison de l’éloignement politique, culturel et social de rome et des contacts étroits entre un latin expatrié et le gaulois, le latin parlé en Gaule se différencie de plus en plus de celui de la métropole. le français vient pour l’essen-tiel de ce latin « déformé » parlé en Gaule à la fin de l’empire romain au ve siècle, latin qui a absorbé quelques dizaines de mots de la langue qu’il a balayée, le gaulois.

Un latin populaire… coupé de ses racines

le latin qui a été exporté en Gaule par les soldats, colons et marchands qui s’y sont installés est un latin populaire très différent de la langue des écrivains et de celle de l’élite romaine. Ce latin vulgaris1qu’on appelle populaire est avant tout un latin parlé, spontané et aux formes simpli-fiées, un latin qui s’éloigne de la norme du latin classique à la fois par sa phonétique (des prononciations tronquées2, par exemple), par sa gram-maire et par son vocabulaire volontiers plus imagé. Ainsi le pronom personnel je vient, non pas du latin classique ego, mais du latin popu-laire eo, contraction de ego. Eo, transformé en jeo puis jo, a abouti à je. de même le mot dame est issu de domna, forme populaire du latin domina. sur le plan lexical, ce latin parlé préfère les termes expres-sifs, comme testa, « coquille, vase en terre cuite », utilisé métaphori-quement pour désigner la tête. le mot testa vient vite concurrencer puis remplacer la latin classique caput « tête ». de testa, devenu teste au

1. de vulgus « le commun des hommes ».2. des prononciations tronquées comme on en retrouve, par exemple, dans l’usage

familier au Québec : t’sé pour tu sais ou sua tab’ pour sur la table.

18 i • origine du vocabulaire français…

xie siècle, vient évidemment le mot tête. on retrouve à peu près le même phénomène avec caballus : ce mot du latin populaire (mais d’origine gauloise) désignant d’abord un mauvais cheval vient supplanter le latin classique equus et devient cheval en français. Autre fait remarquable, on retrouve dans le lexique populaire une forte proportion de diminu-tifs : on dit peduculus au lieu de pedis, « pou », auricula (littéralement « petite oreille ») au lieu de auris, « oreille », ou genuculum à la place de genu, « genou ». Coupé de ses racines, le latin populaire parlé en Gaule ne va pas connaître une évolution « normale », mais plutôt une sorte de rupture, une transformation profonde, une mutation. il suffit, pour s’en convaincre, de constater l’usure phonétique parfois spectaculaire que la plupart des mots latins ont connue avant d’arriver au français : aqua > eau, caput > chef, caballus > cheval, diurnum > jour, focus > feu, mandu-care > manger et peduculus > pou !

Du latin au français : quelques changements phonétiques

dans le passage du latin populaire au français, les mots, on vient de le voir, vont subir une réduction importante : ils ne conservent souvent que les syllabes initiales et accentuées, les autres syllabes, notamment les voyelles finales, s’effaçant progressivement. Ainsi auricula est réduit à oreille en français, bonitatem à bonté, digitum à doigt et gubernaculum à gouvernail. mais ce n’est pas tout. Ces mots érodés vont connaître en même temps des changements phonétiques notables : transformation de certaines voyelles, apparition de nouvelles consonnes3, etc. en raison de leur régularité et de leur constance, ces changements phonétiques sont souvent appelés « lois phonétiques ». mentionnons quelques changements particulièrement intéressants :

• le son [ou] latin devient [u] en français : ainsi vulgaris (prononcé woulgaris) aboutit à vulgaire, murus (mourous) à mur, et publicus à public ;

• les consonnes [p] et [b] placées entre deux voyelles s’affaiblissent en [v] : parmi les très nombreux exemples de cette transformation, on peut citer : lupam > louve, aprilis > avril, liber > livre, abortare > avorter, debere > devoir et taberna > taverne ;

3. les sons [v] (voilà), [j] (joli) et [ch] (chat) n’existent pas en latin. la lettre v se prononce [w] (vagina prononcé waguina) ; le j correspond au son [y] (juvenis prononcé youwéniss) et le ch au son [k] (machina prononcé makina).

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chapitre 1 • les mots d’origine latine 19

• laconsonneinitiale[C] (prononcée k) devant a devient [tch] et fina-lement [ch] : campus > champ, cattus > chat, canis > chien, carrus > char, candella > chandelle, cancellare > chanceler, cantare > chanter ;

• laconsonneinitiale[G] devant a, e, i devient [dj] puis [j] : gaudia > joie, gamba > jambe, gauta > joue(mentionnons le cas assez semblable d’un d devenu j : l’adjectif

diurnum, « de jour », prononcé djour puis jour) ;

• lavoyelle[é] s’ajoute au début des mots latins commençant par un [S] suivi d’une autre consonne et élimine ensuite le s initial : schola > escole > école, scala > échelle ; spina > espine > épine, sponga > éponge ; strictus > estreit > étroit, studere > étudier ; strangulare > étrangler ;

• laconsonneinitiale[w] (correspondant à la lettre v) devient [g] en français : ainsi le mot latin vespa (prononcé wespa) devient guêpe et vastare (wastaré) devient guaster puis gâter ; ce changement phoné-tique, résultat d’une influence germanique, va aussi toucher plusieurs mots d’origine francique comme werra devenu guerre (nous y revien-drons plus loin) ;

• le [s] devant consonne (hérité du mot latin) de mots comme teste (tête) ou hospital n’est plus prononcé (dès le xiie siècle), bien qu’il soit maintenu encore longtemps dans l’écriture4 : asne (âne), isle, se pasmer (pâmer), forest ou tempeste se prononcent à peu près comme aujourd’hui ; mais comme l’amuïssement du [s] a eu lieu en fran-çais après la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant, les mots d’ancien français passés à l’anglais ont conservé dans cette langue la prononciation du s : beste (beast), forest, hospital, etc.

Fromage, réglisse et tante : des accidents phonétiques

À côté des changements réguliers dont on vient de parler, il existe des chan-gements phonétiques beaucoup plus isolés (ils n’affectent que certains mots) et qui s’apparentent davantage à des « fautes » de prononciation, à des « accidents ». Ainsi certains mots français sont le résultat de l’inter-version de deux phonèmes – phénomène appelé métathèse – et ce dépla-cement de phonèmes qui s’est produit en ancien français a souvent pour effet de masquer l’origine du mot, son étymologie. Fromage, par exemple, vient de formage (xiie), mot lui-même issu du latin (caseus) formaticus,

4. dans son Récit du second voyage en Canada (vers 1535), Jacques Cartier écrit encore l’esté (été) et vestuz de peaulx de bestes (vêtus de peaux de bêtes).

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20 i • origine du vocabulaire français…

« (fromage) fait dans une forme », de forma, « forme ». il est assez difficile, en raison de la métathèse for > fro, de reconnaître dans le mot actuel le sens primitif de « forme ». de même, le mot réglisse résulte de la contraction, sous l’influence de règle (la réglisse se présentant sous forme de bâton), du mot ricolice, lui-même métathèse de licorice (xiie), du bas latin liqui-ritia. on peut aussi citer le cas du mot breuvage, métathèse de beverage (bevrage), dérivé du latin bibere, « boire ». Fait à noter, ces deux derniers mots ont gardé en anglais – qui les a empruntés à l’ancien français – la forme qu’ils avaient avant le déplacement de phonèmes : licorice et beve-rage. un autre « accident » phonétique assez fréquent et qui contribue également à obscurcir l’étymologie du mot est l’agglutination, c’est-à-dire la réunion en un seul mot d’éléments phonétiques appartenant à des mots différents5. Lierre, par exemple, vient de l’agglutination de l’article l’ et de l’ancien français ierre (xiie) (edre au xe) du latin hedera. Quant au mot tante, il résulte de la réunion pour le moins inattendue de l’adjectif possessif ta et de l’ancien français ante, du latin amita. Ta + ante a donné tante en français tandis que le mot ante, passé à l’anglais, est devenu aunt.

Étonnants changements de sens : à la recherche de l’étymologie perdue

les mots qui sont passés du latin au français6 n’ont pas subi que des chan-gements phonétiques, réguliers ou accidentels, ils ont souvent connu de surprenants changements de sens (restriction ou élargissement du sens, sens figuré ou expressif qui a éliminé le sens premier, glissement de sens, etc.) qui contribuent eux aussi à occulter la motivation étymolo-gique du mot. Qui, par exemple, voit aujourd’hui dans étonner l’effet du tonnerre, dans rival une rive, et dans remords une morsure ? Pourtant ce lien existe… par l’étymologie. en effet, le verbe étonner vient du latin populaire extonare, « frapper du tonnerre ». Au xie siècle, estoner a un sens beaucoup plus fort qu’aujourd’hui : « causer une violente commo-tion » (comme le tonnerre qui éclate), « frapper de stupeur » et même « foudroyer » (le mot tonnerre exprimant non seulement le bruit de la foudre mais aussi, par extension, la foudre elle-même). le mot, qui a perdu sa motivation, a un sens moderne considérablement affaibli :

5. Ce phénomène est assez courant dans la langue populaire. Au Québec, qui n’a pas déjà entendu dire le lévier pour l’évier ? et les joueurs de hockey d’autrefois ne souffraient-ils pas de blessures à la laine (pour l’aine) ?

6. on peut en dire autant des mots d’origine germanique, des emprunts à d’autres langues…

Extrait de la publication

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ce second tirage est composé en minion corps 11selon une maquette de pierre-louis cauchon

et achevé d’imprimer en décembre 2011sur les presses de l’imprimerie marquis

à cap-saint-ignacepour le compte de gilles herman

éditeur à l’enseigne du septentrion

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