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 Von Humbold : “L’essence du langage consiste à couler la matière du monde phénoménal dans la forme de la pensée" (citation d’Husserl, Recherche 4) En préambule, Ce travail présente une critique de la thèse husserlienne de l’objectivité de la signification. Elle la traite à partir d’une convergence avérée entre Husserl et Humboldt (1767-1835) relative à l’immanentisme. Husserl dit se trouv er en accord avec l’immanentisme hu mboldtien concernan t le statut de la signification dans le langage. Cet immanentisme est repris par Merleau-Ponty qui adre sse à Husserl une critique de la thèse de l’idéalité de l’objectivité de la signification chez Husserl. Ré-orienté vers la reconnaissance du matériau de la langue dont dépend la « vie des signes » qui est le  point de vue que je défends, l’immanentisme est ramené ici à une réévaluation du « matériau » de la langue, matériau non « formé » que le philosophe depuis Aristote a tant de difficulté à penser et que le  phil osoph e grec traiterai t avec mépris d’ « amorp he » et donc « impens able ». C’est pourtant bien le matériau à prendre en compte non seulement dans l’écriture de l’écrivain mais aussi dans la part refoulée de l’exercice de la pensée conceptuelle du philosophe. 1- L’ immanent isme de Von Humbold : “L’essence du langage consiste à couler la matière du monde phénoménal dans la forme de la pensée" (citation d’Husserl, Recherche 4) Humboldt traite de la manière immanente d ont des Weltansichten (perspectives ou vues sur le monde) sont por tées par la langue . Ce sont elles et non les signes et les mots qui fon t la diff érence entr e les lan gue s. Je m’ap pui e sur le développe ment de Ren é Schére r dans son livr e sur Huss erl (La  phénoménologie des Recherches logiques, Husserl, PUF 1967 p 245) qui suit sa citation de la phrase célèbre de W. von Humboldt : “L’essence du langage consiste à couler la matière du monde  phénoménal dans la forme de la pensée" dont Husserl déclare se sentir proche. Husserl cite Humboldt qu’il apprécie, v. 4 e Recherche p 138, in Remarques (Idée de grammaire pure, t 2, 2 e partie) : il évoque l’idée d’une « morphologie pure logique » qui manque dans la logique de son temps (il pense à Bolzano). C’est difficile parce qu’il faut à la fois que le logicien porte son regard sur la forme, et considère les choses en elles-mêmes. Husserl dans le lignes qui suivent mentionne Steinth al et son « b eau résumé de la conception de Humbo ldt » (p 63 de l’éd. alleman de orig. son Intro à la psych olog ie et à la s cience du la ngage  ) tout en donnant raison à Humboldt plutôt qu’à Steinthal, trop psychologiste à son goût. 1 Le chapitre VI du livre de René Schérer (Phénoménologie des Recherches logiques, PUF, Epiméthée, 196 7) tra itan t de la Rec her che 4 de Hus ser l) por te sur la « gra mma ire » (pure) ent endue comme « logique du sens » comprenant les lois a priori de la signification posant les conditions de l’unité de sens. Les lois qui régissent la signification sont en œuvre au niveau du langage. Leur théorie est donc une « grammaire pure ». Schérer précise que c’est bien dans la notion humboldtienne de « innere Sprachform » que Husserl est amené à se reconna ître, car elle rejoint la thèse de l’articulation a priori de la forme des significations qui sont également celles de l’expression de toute pensée ( ibid. p 246). Pourtant, en y regardant de plus près, Humboldt tourne le dos à la thèse de l’objectivité de la signification. Deux raisons l’y poussent que Husserl ne peut prendre que de haut : 1) La matér ialité br ute de la lang ue doit êt re prise e n compte a u niveau d u son et dan s le milieu sonore où l’articulation ( Sprachlaut ) se fait entendre. 2) Humbo ldt met e n conf lit pensé e et exp ression dont Husserl au c ontra ire élab ore l’a déqu ation motivée par l’objectivité signifiée d’un contenu. 3) Enfin , Humbol dt, atten tif à la diver sité des la ngues , est plus en clin à délo gicise r la langue en 1 V. aussi Kelkel, « Monde et langage », Et. Philos. 1958, 4. Humboldt : Ueber die Vershiedenheiten des menschlichen S prachbaues, Werke, VI. 1

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Von Humbold : “L’essence du langage consiste à couler la matière du monde phénoménal dans

la forme de la pensée" (citation d’Husserl, Recherche 4)

En préambule,

Ce travail présente une critique de la thèse husserlienne de l’objectivité de la signification.

Elle la traite à partir d’une convergence avérée entre Husserl et Humboldt (1767-1835) relative à

l’immanentisme. Husserl dit se trouver en accord avec l’immanentisme humboldtien concernant le

statut de la signification dans le langage. Cet immanentisme est repris par Merleau-Ponty qui adresse

à Husserl une critique de la thèse de l’idéalité de l’objectivité de la signification chez Husserl.

Ré-orienté vers la reconnaissance du matériau de la langue dont dépend la « vie des signes » qui est le

 point de vue que je défends, l’immanentisme est ramené ici à une réévaluation du « matériau » de la

langue, matériau non « formé » que le philosophe depuis Aristote a tant de difficulté à penser et que le

 philosophe grec traiterait avec mépris d’ « amorphe » et donc « impensable ». C’est pourtant bien le

matériau à prendre en compte non seulement dans l’écriture de l’écrivain mais aussi dans la part

refoulée de l’exercice de la pensée conceptuelle du philosophe.

1- L’immanentisme de Von Humbold : “L’essence du langage consiste à couler la matière dumonde phénoménal dans la forme de la pensée" (citation d’Husserl, Recherche 4)

Humboldt traite de la manière immanente dont des Weltansichten (perspectives ou vues sur le monde)

sont portées par la langue. Ce sont elles et non les signes et les mots qui font la différence entre les

langues. Je m’appuie sur le développement de René Schérer dans son livre sur Husserl (La

 phénoménologie des Recherches logiques, Husserl, PUF 1967 p 245) qui suit sa citation de la phrase

célèbre de W. von Humboldt : “L’essence du langage consiste à couler la matière du monde

 phénoménal dans la forme de la pensée" dont Husserl déclare se sentir proche.

Husserl cite Humboldt qu’il apprécie, v. 4e Recherche p 138, in Remarques (Idée de grammaire pure, t

2, 2e partie) : il évoque l’idée d’une « morphologie pure logique » qui manque dans la logique de son

temps (il pense à Bolzano). C’est difficile parce qu’il faut à la fois que le logicien porte son regard sur la forme, et considère les choses en elles-mêmes. Husserl dans le lignes qui suivent mentionne

Steinthal et son « beau résumé de la conception de Humboldt » (p 63 de l’éd. allemande orig. son

Intro à la psychologie et à la science du langage

 

) tout en donnant raison à Humboldt plutôt qu’à

Steinthal, trop psychologiste à son goût.1

Le chapitre VI du livre de René Schérer (Phénoménologie des Recherches logiques, PUF, Epiméthée,

1967) traitant de la Recherche 4 de Husserl) porte sur la « grammaire » (pure) entendue comme

« logique du sens » comprenant les lois a priori de la signification posant les conditions de l’unité de

sens. Les lois qui régissent la signification sont en œuvre au niveau du langage. Leur théorie est donc

une « grammaire pure ». Schérer précise que c’est bien dans la notion humboldtienne de « innere

Sprachform » que Husserl est amené à se reconnaître, car elle rejoint la thèse de l’articulation a priori

de la forme des significations qui sont également celles de l’expression de toute pensée ( ibid. p 246).

Pourtant, en y regardant de plus près, Humboldt tourne le dos à la thèse de l’objectivité de la

signification. Deux raisons l’y poussent que Husserl ne peut prendre que de haut :

1) La matérialité brute de la langue doit être prise en compte au niveau du son et dans le milieu

sonore où l’articulation (Sprachlaut ) se fait entendre.

2) Humboldt met en conflit pensée et expression dont Husserl au contraire élabore l’adéquation

motivée par l’objectivité signifiée d’un contenu.

3) Enfin, Humboldt, attentif à la diversité des langues, est plus enclin à délogiciser la langue en

1 V. aussi Kelkel, « Monde et langage », Et. Philos. 1958, 4.

Humboldt : Ueber die Vershiedenheiten des menschlichen Sprachbaues, Werke,VI.

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insistant sur le caractère anthropologique-culturel de l’incorporation d’une vision du monde

dans la langue.

2- La thèse de l’objectivité de la signification chez Husserl

Elle traite par le haut (l’idéalité des lois de la signification) l’articulation matérielle, au niveau des

« matériaux », des expressions soumise à une logicité du sens telle que l’idée d’une grammaire pure a

 priori s’y plie tout en valant pour une langue donnée. On le constate à la lecture de ces mots :

(Husserl, RL : t 2, 1e partie), le phénomène physique de l’expression, est bien l’acte donateur de sens,

acte remplissant de sens, p 44. Mais l’expression est plus qu’un phénomène sonore (complexe

 phonique qui, du point de vue de la signification, considéré sans visée « Meinung » est un « flatus

vocis ») parce qu’elle « vise » quelque chose, quelque chose d’objectif.

Les lois qui régissent la signification sont apriori et régissent les enchaînements de significations qui

donnent des unités de sens.Elles sont doubles : 1- matérielles portant sur les essences particulières des

membres d’une connexion « ce S est P » (cet arbre est vert). Sont « matières » les termes et « formes »

les mots « un » « ce », « ou », « est »…). Les matières ne sont pas fonction de formes ni inversement.

Il y a des formes et matériaux syntaxiques et à l’intérieur de ces derniers des formes et matériauxsyntaxiques non purs.

Le principe général en est le suivant : « l’expression se rapporte à l’objet par le moyen de sa

  signification », la signification est un « contenu ». L’expression exprime sa signification

(intention). Elle est le fait pour un complexe phonique articulé de porter sur « quelque chose » que

celui qui parle a l’intention d’exprimer .

Elle est « objective » (même équivoque) = ni subjective ni occasionnelle (instables et fluctuantes),

quand sa signification dépend de sa réalité de phénomène phonétique, du seul fait d’être proférée. En

réalité, ces fluctuations qui sont des fluctuations de l’ acte de signifier, n’empêchent pas l’idéalité (le

caractère universel) des lois de la significtion. Ces significations sont donc de ce point de vue objectif,

des unités idéales. L’unité de signification correspond à l’unité de l’objectivité signifiée (donnée dansune connaissance évidente).

Schérer mentionne deux objections faites à Husserl :

1- Husserl logicise la grammaire (A. Marty)

2- Husserl confond les règles de grammaire indépendamment de qui la profère et des circonstances

avec celles de la logique (Ch. Serrus, le parallélisme logico-grammatical aplatit la forme grammaticale

sur la forme logique)2.

2 J’ai abordé ce problème dans ma thèse publiée aux PUF : La grammairephilosophique de Platon, 1991. Le parallélisme logico-grammatical qui aprévalu depuis Aristote jusqu’à Husserl compris, ne permet pas de

comprendre la question de la « forme logique » (profonde) du langage,laquelle se démarque au contraire de la « forme grammaticale »(apparente). C’est la grande trouvaille de B. Russell, reprise parWittgenstein dès son Tractatus Logico-philosophicus. Le décalage de lagrammaire profonde (niveau du « sens ») par rapport à la formegrammaticale (externe) exclut un tel « parallélisme » ou transparenceentre structure grammaticale et structure logique. Confirment ce décalagela découverte concomitante des grammaires au pluriel des langues dansle monde, et le fait que les schèmes de pensée différents avec chacun leur« logique » ne permettent plus d’universaliser l’un d’entr’eux comme

représentant éminemment « La pensée logique » commune à toutes. Le« comparatisme » des grammaires corrobore donc l’ébranlement dufameux « parallélisme ». C’est un fait des travaux des grammairiens qui

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( cette partie 3 peut être sautée)

3- Vers le grammatical (La critique schlickienne-wittgensteinienne du matériel-apriori)

  Dans l’exemple « rouge et vert ne peuvent être en même temps au même endroit », exemple

 phénoménologique par excellence qui est également pris en compte par Wittgenstein, de ses premiersécrits aux derniers, mais avec de fortes inflexions et modifications de points de vue, Husserl (3 e et 6 e

 Recherche) voit une loi d’essence, fondée sur l’incompatibilité des deux couleurs contraires. Cette loiénonce un » matériel-a priori » ou « phénoménal apriori » dont il y aurait saisie. Les « matières »

 s’opposent, et leurs essences propres de la même façon. Le « ne peuvent pas » est une loi d’essencelogique ancrée dans la réalité matériellement contradictoire de ces essences. Le grammatical et lelogique se recouvrent. Une loi innerve la phénoménalité du réel. Cette logicité des relations entrematières des couleurs a fait dire à Schlick contre Husserl que le « ne pas » a un sens certes

 grammatical, mais pas logique apriori. Dans une conversation avec Schlick intitulée « Anti-Husserl »de Wittgenstein de 1929, ce point est soulevé qui met en question la « nécessité idéale » qui sous-tend 

le conflit dans l’intuition entre deux choses incompatibles au nom d’une expérience pour une relationde ne –pas- pouvoir -être -autrement.

Comme Schlick, mais différemment, Wittgenstein s’opposera à cette contradiction fondée sur des loisd’essence. Il parlera de « grammaire » de la langue relative à l’usage des mots dans un contexte au sein d’une culture. Il proposera même, dans ses écrits ultérieurs, marqués par une dédogmatisationde la « logique » (sa grammaticalisation), de faire varier les « manières de voir » des symboles de lanégation de cette conjonction et de la conjonction, entre rouge et vert selon différentes situationsallant jusqu’à rendre imaginable – pace le logicien - , grâce à sa conception des « aspects » de la

conjonction et de la négation - , qu’un peintre la produise dans un tableau. Un Klee pourra mettreensemble rouge et vert en même temps dans « Rot und Grün, Stufung », 1921, créant même un rythmemusical, la vie des couleurs. Les expositions aujourd’hui sur Klee et la musique révèlent à quel point le musical permettait au peintre d’opérer des liasons logiquement incompatibles3.

Quand Husserl précise donc que : « Il appartient au sens de l’expression absurde de viser des choses

objectivement incompatibles » (Husserl), il entend également dire que « incompatible » garde un sensquoiqu’une intuition fasse défaut. A ce titre il lui correspond bien un vécu intentionnel à caractère

d’acte (une visée : Meinung) présidant à son effectuation d’énoncé dans la langue.Wittgenstein critiquera cette visée (en attaquant Brentano). Cf. Dictée du même nom. 4 Il compare

touche à l’anthropologie que plus personne ne conteste. Dans les années60 en France, période charnière, on était en plein « universalisme »,encore soutenu par des philosophes de la logique tels que Frege, Russellet même, dans une certaine mesure, le premier Wittgenstein (cf. ci-dessus), mais on commençait également à le discuter.3 J’ai évoqué dans plusieurs conférences et articles maintenant anciens,

cet important problème du dépassement d’une loi logique par uneréalisation d’ordre esthétique ou littéraire (ainsi le dialogismepolyphonique de Bakhtine qui a pu indirectement influer sur le dernierWittgenstein). Ce dépassement se présente aussi dans la penséemathématique (cf. G. Granger, in Formes opérations, objets). Ce qui n’estpas pensable en termes logiques stricts peut être « résolu » d’une certainefaçon par des « solutions-objets » (construits) en musique ou enmathématiques. Pour un texte récent de moi-même sur la question, Cf. Lapensée de Gilles Granger, Actes d’un colloque tenu à la MSH PN publiéschez Hermann, 2010, coord. A. Moreno et moi-même.

4 Wittgenstein est un critique acerbe du caractère illuministe oud’hallucinose de la vision d’objet hors langage. La Dictée « Brentano »(année 1931) témoigne de ce diagnostic d’un thérapeute de la langue. Cf.

3

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l’intentionnalité tendue vers l’idée d’un signifié mental chez Brentano à un acte magique que l’oneffectuerait comme si l’on était muni d’ antennes.

 La reconnaissance de l’importance du grammatical mais aussi de sa spécificité pour l’étude dulangage met Humboldt du côté des philosophes du langage entre psychologie et logique, sans abonder 

dans un sens ni dans l’autre, car ces deux voies sont deux écueils à éviter. Le premier vient deSteinthal qui rattache la grammaire de nature variable car empirico-historique à la psychologie. Ladeuxième est le point de vue idéal de Husserl pour qui « le logique au sens de la sphère logique

 supérieure importe peu à la grammaire » (comme il dit à Marty, cf. Schérer p 248). L’idée d’unelogique pure est sacrifiée chez Marty, et Serrus, lui, l’abaisse au statut d’une « séméiologie

 générale ».

4- Le grammatical dans l’usage de la langue, du point de vue de sa matérialité.

Je vais montrer que Wittgenstein est plus proche de Humboldt, dont la conception de la langue

heurte en réalité de front le principe d’adéquation husserlien de la pensée avec l’expression.

-A- Humboldt :

Une chose rapproche Wittgenstein de Humboldt qui échappe à Husserl : le caractère anthropologique

du concept de langage. La dynamique de la vie du langage est immanente, jamais transcendante.

« L’anthropologique et le linguistique prennent le relais de l’impossible métaphysique ». (Ole

Hansen-Love, auteur de Humboldt, la revolution copernicienne du langage , Vrin 1972) ). La langue

« est l’organe qui donne forme au contenu de la pensée » : « das bildende Organ » grâce aux organes

 phonatoires et à l’ouïe.

Loin de rabaisser la langue à l’état d’un organisme biologique, l’organicité  est un argument (en

 principe non biologiste) en faveur de sa cohérence et de son caractère total. On la trouve aussi chez

Schoenberg pour qualifier l’œuvre musicale. L’organicité est un motif important qu’on retrouvera

chez Wittgenstein (Tractatus, 4.002), dans un sens un peu différent et moins « nationalisé » que chez

Humboldt..Cf. Sur l’étude comparée des langues … (prés. Thouard) en bilingue chez Points, p 65. Elle fait de la

langue un phénomène de l’histoire naturelle, mais aussi d’une culture spécifique exigeant l’approche

comparée des langues afin de « relier entr’eux tous les fils de la trame d’ensemble dont certains

 passent pour ainsi dire en largeur à travers les parties équivalentes de toutes les langues et d’autres,

  pour ainsi dire en longueur, à travers différentes parties de chaque langue » pp 80-81. « Double

trame » où l’usage a le premier mot. La « tapisserie » de la langue soutient ce comparatisme orienté

vers la « construction de comparables » (M. Détienne, in Penser l’incomparable

 

). La grammaire

comparée ici mobilise la philologie. Le grammairien comparé ressemble à l’anatomiste face aux

fossiles et aux ossements (A. Utaker, Saussure… p 50, PUF, 2002). Pour les comprendre il faut les

rapprocher, image goethéenne reprise par Freud (L’interprétation des rêves

 

) et Wittgenstein (très

inspiré par Goethe comme on sait). Il n’y a rien de relativiste dans sa conception de la diversité des

langues. Elle résulte de la transformation copernicienne de la philosophie en anthropologie, thèse deHerder que Humboldt reconnaît lui devoir (J. Trabant, l’anthropologie comparée in Traditions de

Humboldt, ed. MSH, 1999, pp 50).

Le « Sprachsinn » s’impose au détriment d’une conception frégéenne de la pure dénotation d’objet

(un « objectiviste de la signification comme Husserl), en vue d’une idéographie conceptuelle. Pour le

saisir il faut passer par la structure d’ensemble de la langue en abandonnant le point de vue de la

correspondance mot-objet. Pas d’éléments simples et insécables ici, mais au contraire, un approche de

la plasticité et malléabilité de la langue, v. p 89.

publiées d’abord aux PUF 1997-8, sous ma direction, amintenant enréédition chez Vrin, pour 2012 : Dictées de Wittgenstein à Waismann et

pour Schlick, La pensée de Wittgenstein dans ces années 1930 est hostileà l’idée de contenu intentionnel tant prisée par les cognitivistesaujourd’hui.

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Le langage n’extériorise pas la pensée, de même que le langage « n’exprime » pas les choses du

monde que la pensée pense. C’est « la révolution copernicienne » du langage de Humboldt : la pensée

s’ordonne au langage dont la « forme interne » « Innere Form » , forme propre d’une langue, est aussi

le signe de son appartenance à un peuple. Vue dans sa dimension morphologique profonde, dans ses

« soubassements » (mot de Grimm) elle constitue la condition de possibilité de la connaissance. C’est

au langage d’abord d’assurer la médiation entre le sujet et l’objectivité du monde dont il établit les

termes avant-même leur dualité, et ce, par un « travail de production infiniment diverse du langage et

des concepts » dont le fruit est la « phrase » porteuse de sens et qui s’apparente à une communauté de

représentation de caractère transcendantal kantien, en vertu comme chez Kant de la priorité de la

forme sur la matière.

B- Humboldt après Kant :

On reconnaît le schéma kantien sous cette médiation, celle que Kant retrace quand il distingue

intuition et concept : par la première, un objet nous est donné, par la seconde, il est pensé. Mais le

langage manque dans l’articulation kantienne originale. En l’introduisant dans le langage, Humboldt

transforme la représentation, reçue chez Kant, en représentation active « energeia » : « l’activité

subjective donne forme à un objet ». « Bilden » est une activité aussi bien orale chargée d’une

richesse plastique, source du « génie » d’un peuple.Lisons les très bonnes pages de Ole Hansen-Love encore sur cette différence entre Kant et Humboldt

 pp 54-55 de La révolution copernicienne du langage.

Le son est le milieu dans lequel s’opère la synthèse de l’activité et de la réceptivité de l’esprit. Mais le

son linguistique « Sprachlaut », est articulé. C’est l’articulation, l’essence du langage. Même chose

dans le TLP de Wittgenstein. « Interaction » (« Wechselwirkung ») est le mot juste pour décrire cet

aller-retour entre l’action de l’homme sur la langue et celle de la langue sur lui. L’homme est donc

aussi « agi par la langue ».

la « forme interne », objet de la linguistique, contient le secret de l’immanence par laquelle le langage

s’intériorise lui-même en « coulant la matière du monde des phénomènes dans la forme des

 pensées » (voir notre citation au début, dans le texte de Husserl) : « c’est toute sa visée qui est

formelle ». La forme de la langue n’est donc pas réductible à la forme grammaticale. La forme des

langues va bien au-delà des règles de syntaxe. On retrouve cette forme interne chez Herder et Goethe.En désignant non l’ergon, mais l’energeia, elle renvoie à un système de fonctions. Humboldt pense

donc la matière d’une langue en deux sens : substrat déjà « in-formé » (héritage national), et 

 substrat effectif, matière sans forme.

La diversité des langues est une diversité de points de vue sur le monde (aspect leibnizien). Chaque

langue est une « vision singulière du monde constituant le concept d’objectivité qui nous est

accessible ».

C- Cf. Energeia (Goethe) : activité et non produit : la démarche vers une sémantique propre à chaque

langue s’accompagne d’une plongée dans sa matérialité obscure justifiant qu’on ait appelé Humboldt,

« Humboldt l’obscur » (H. Steinthal, 1850). Cet aspect touche à l’obscurité du « comprendre », « un

 bloc d’incompréhension fiché dans le poème » lié à la matérialité complexe enchevêtrée de la langue

 bien saisie par H. Meschonnic( à propos de sa traduction d’Agamemnon d’Eschyle). C’est par là aussique le « langage déborde la linguistique », et que poétique et linguistique ne sont pas séparables,

écrit-il (in Sur le caractère national des langues, ed. Thouard, p 186, dossier, « Humboldt et les

linguistes », repris à partir de : Le signe et le poème, Gallimard, 1975).

1-Stratégie du retour au matériau au « matériel du langage » ou « signifiant » (Meschonnic) du son,

dans le « milieu du son » .

Humboldt parle d’un travail de réunion sur un mode contrarié de la pensée avec l’expression (par un

conflit entre pensée et langue où l’esprit peut être d’abord retardé par la pesanteur de l’élément

signifiant, tant que l’esprit n’exerce pas une domination sur la langue, perturbant l’organicité

originaire ) en direction de l’ « Ungeschiedenen », l’indissocié. L’ « indissocié » se niche dans ce qui

est « verwebt » avec la langue et ne connaît pas la synonymie (identité de signification sacrosainte en

 philosophie analytique, autorisant la traduction logique d’un énoncé par un autre). Il constitue le pointde départ de l’articulation, p 93.

D’où le travail d’énergie, et non un « ergon ».

5

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2- La langue comme « masse de formes et de sons embrouillés », en quoi consiste son essence pour 

Humboldt.

Pour « corporéiser la vie de la langue », même si son aspiration « est toute formelle » (cf. plus haut) ,

Humboldt distingue 3 niveaux de progression : lire cf. p 89.

 La vie des signes ( comme plus tard chez Saussure) rend la langue réfractaire à un traitement logique

du renvoi des expressions à des « objets », car « le langage ne se laisse pas détacher de ce qu’il

désigne ». Bien plus que l’expression de la pensée, la faculté du langage est « l’instinct intellectuel de

la raison » (Humboldt), et à ce titre moins un sujet qui s’exprime dans la langue qu’une langue-esprit-

nation qui est une subjectivité objective, esprit subjectif-objectif (Hegel), écrit Pierre Maniglier (La vie

énigmatique des signe, Leo Scheer 2006), bref « esprit objectif », ou « puissance de pensée échappée »

des sujets individuels. L’expression « esprit objectif » est de Cassirer à propos de Humboldt dans la

 philosophie des formes symboliques, I, p 104 (1972, Minuit)5. L’objectif n’est pas donné mais à

conquérir.

Lisons Ernst Cassirer sur l’importance du matériau-sonore de la langue en même temps que l’idée

qu’on ne peut se contenter d’opposer forme et matière. La linguistique recherche le sémantique plutôt

que la nature des sons (phonétique) qui intéresse la physique ou la physiologie. Mais, aujourd’hui,

écrit Cassirer (1944), on ne peut plus séparer les deux orientations. Le phonème est aussi une unitésémantique : une « unité minimale de trait sonore » que chaque langue a en propre. Il y a des

« patterns » phonétiques. Comme l’ont montré les linguistes Trubetzkoy, Sapir , qui caractérisent un

« monde » auquel correspond une langue (Goethe, Humboldt ici sont à nouveau mentionnés par 

Cassirer).

Ces approches qui font droit au matériau non formalisable de la langue, suggère la belle image de la

« tapisserie » de la langue, portant avec elle toute une filiation que j’explore en ce moment :

Humboldt, Saussure, Wittgenstein.

D- Cassirer sur Humboldt, v. Philosophie des formes symboliques, I, Le langage n’est plus energeiadans un milieu sonore, mais lui-même un « milieu de vie » (notons Cassirer cité par Merleau-Ponty).

Saussure dira un système vivant, comparé à une « robe couverte de rapiéçages faits avec sa propre

étoffe », une fourmilière, etc…tout sauf des structures formelles. Lacan a repris cette étonnante phrase sans nommer son auteur Saussure.

5- L’immanence

Bien comprise, l’immanence oblige à renoncer à l’idéalité de l’objectivité de la signification. Je la

formule volontiers en disant que c’est la même pâte qui nous permet d’articuler des significations :

celle des mots avec lesquels on désigne ce qu’il est convenu d’appeler des « choses ». Les moyens

 pour dire ne se distinguent pas de ce qui est dit par ces moyens. Or ce sont les propos de René Schérer 

sur Merleau-Ponty, p 181-2 et n 1, p 302, 355 et 343 où perce une nette préférence pour Husserl que

René défend à cette époque, qui nous suggèrent un point d’affinité entre Merleau-Ponty sur la

 phénoménologie du langage et Humboldt le linguiste anti-linguiste faudrait-il ajouter) : selon moi, la

  phénoménologie du langage telle que Merleau-Ponty l’envisage, rejoint « l’indissocié »

humboldtien en l’énonçant autrement qu’Humboldt, dans des termes revus par l’actualité

 philosophique de son temps : « l’indissociabilité du signifiant et du signifié » « où ni la pureté de

l’acte de signification ni celle de l’acte de remplissement ne restent intacts ». L’abandon de la

  problématique des « choses mêmes », objets idéaux offerts à une connaissance intégralement

rigoureuse, y conduit.

La raison de cet abandon n’est pas lié au choix d’une position empirique, subjective en matière de

signification. La relation à l’objet intentionnel subit un coup dans la démarche de Wittgenstein. Il en

résulte une conception du grammatical plus proche de la philosophie du langage articulé à la vie, qui

5 Expression signée Hegel, elle marque aussi la thématiquedescombiennes de « l’instutionnalité du sens » fortement inspirée deWittgenstein.

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5/11/2018 Husserl-humboldt[1] - slidepdf.com

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ne nous contraint pas à choisir entre objectivité idéale de signification ou psychologie empirique,

disons, une philosophie « socratylienne » comme je l’appelle du langage, à la fois axée sur l’usage

(ethos), inséparable d’un réquisit de permanence ( ce dont il est question quand on en parle) et non

encore inféodée aux Idées. « L’usage contribue à la signification », rappelle Socrate à Cratyle (434-5

 passage que je commente dans ma thèse, cf. note plus haut) qui, lui au contraire, ne voit que « les

choses-mêmes » derrière les mots6. La grammaire a au contraire à nous guérir de l’obsession

(Wittgenstein dit « crispation » à propos de quoi son scribe Friedrich Waismann rajoute le diagnostic

freudien de « névrose obsessionnelle) ) de l’objet visé au bout de mon doigt dont l’évidence

intellectuelle ou empirique (l’évidence chez Schlick est celle de Descartes empiricisée) s’impose au

sujet. Notons pour finir que cette « obsession » qui s’attaque aux philosophies de l’ « évidence »

comme aux théories de l’objectivité idéale de la signification, vise davantage Schlick, cible

contemporaine de Wittgenstein, que Platon.

Antonia Soulez

Paris 16 octobre 2011

6 quoique les « choses-mêmes » ne soient pas entendues bien sûr au sensqu’elles prennent chez Platon ni à plus forte raison, bien plus tard, chezHusserl.

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