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I I L en est des œuvres comme des hommes. Certaines mènent une vie paisible, retranchées dans l’espace bien défini que leur ont réservé bibliographes, éditeurs et bibliothécaires. Tandis que d’autres, rebelles à tout ordre, vivent une existence mouvementée, riche en tribulations. Soutenu dans les années 30 par Robert Desnos, Michel Leiris et J.A. Rogers, le poète guyanais trouve sa voie auprès de Lucien Vogel, l’un des princi- paux hommes de presse du Front popu- laire, et s’engage à porter la plume dans cette plaie qu’Albert Londres nommait l’indifférence devant les problèmes à ré- soudre. Parce qu’il n’est plus bel hom- mage à tout ce passé à la fois simple et composé qui entend survivre , que le souffle d’une réédition, le présent volu- me ne pouvait manquer de révéler cer- tains articles du journaliste qui prolon- gent les thèmes de Retour de Guyane. 1934 : Marcel Mauss et Paul Rivet œuvrent à la transformation du Musée du Trocadéro en Musée de l’Homme et am- bitionnent d’égaler le succès de la Mission Dakar-Djibouti, avec le projet d’une exposition inaugurale consacrée aux « survivances africaines dans le Nouveau Monde », qui sera abandonné, faute de moyens. Des ethnologues aver- tis, tels Melvin Herskovtiz, Fernando Ortiz ou encore Jean Price-Mars sont mis à contribution. Au grand étonnement de Léon Gontran Damas, étudiant de vingt- deux ans, l’expédition en Guyane fran- çaise lui est confiée, avec pour mission d’étude, l’hostilité des Marrons et des Amérindiens à toute pénétration étran- gère. Pour son professeur Marcel Mauss, l’ethnologue ne peut faire l’économie de ce « refus de l’emprunt » qui explique, selon lui, les limites des civilisations et des sociétés. Nommé par le ministère de l’Instruction, Damas entreprend donc l’été 1934 un retour au Pays natal, en qualité d’ethnographe et de journaliste – un statut qui aurait pu lui assurer une ré- conciliation avec Man Gabi, sa mère adoptive, si celle-ci ne s’en était allée un jour de juin qui finissait. La Terre-Mère tout juste retrouvée, l’étudiant parisien enregistre le monde sensible vu par les indigènes, les caractères somatiques, la vie pastorale, les manifestations reli- gieuses de la collectivité, les arts ma- 44 l’arbre à Palabres # 13 - Mai. 2003 I I m ma ag ge es s & & M Mé ém mo oi i r r e es s Sandrine POUJOLS RETOUR DE GUYANE Léon-Gontran Damas la flèche et le flambeau

IImmaaggeess && MMéémmooiirreess · professeur Rivet bien avant d’être promu gouverneur de la Guadeloupe. En juin 1937, soit deux mois après la parution de Pigments– premier

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Page 1: IImmaaggeess && MMéémmooiirreess · professeur Rivet bien avant d’être promu gouverneur de la Guadeloupe. En juin 1937, soit deux mois après la parution de Pigments– premier

IIL en est des œuvres comme des

hommes. Certaines mènent unevie paisible, retranchées dans

l’espace bien défini que leur ont réservébibliographes, éditeurs et bibliothécaires.Tandis que d’autres, rebelles à tout ordre,vivent une existence mouvementée, richeen tribulations.

Soutenu dans les années 30 parRobert Desnos, Michel Leiris et J.A.Rogers, le poète guyanais trouve sa voieauprès de Lucien Vogel, l’un des princi-paux hommes de presse du Front popu-laire, et s’engage à porter la plume danscette plaie qu’Albert Londres nommaitl’indifférence devant les problèmes à ré-soudre. Parce qu’il n’est plus bel hom-mage à tout ce passé à la fois simple etcomposé qui entend survivre, que lesouffle d’une réédition, le présent volu-me ne pouvait manquer de révéler cer-tains articles du journaliste qui prolon-gent les thèmes de Retour de Guyane.

1934 : Marcel Mauss et Paul Rivetœuvrent à la transformation du Musée duTrocadéro en Musée de l’Homme et am-bitionnent d’égaler le succès de laMission Dakar-Djibouti, avec le projetd’une exposition inaugurale consacrée

aux « survivances africaines dans leNouveau Monde », qui sera abandonné,faute de moyens. Des ethnologues aver-tis, tels Melvin Herskovtiz, FernandoOrtiz ou encore Jean Price-Mars sont misà contribution. Au grand étonnement deLéon Gontran Damas, étudiant de vingt-deux ans, l’expédition en Guyane fran-çaise lui est confiée, avec pour missiond’étude, l’hostilité des Marrons et desAmérindiens à toute pénétration étran-gère. Pour son professeur Marcel Mauss,l’ethnologue ne peut faire l’économie dece « refus de l’emprunt » qui explique,selon lui, les limites des civilisations etdes sociétés.

Nommé par le minis tère del’Instruction, Damas entreprend doncl’été 1934 un retour au Pays natal, enqualité d’ethnographe et de journaliste –un statut qui aurait pu lui assurer une ré-conciliation avec Man Gabi, sa mèreadoptive, si celle-ci ne s’en était allée unjour de juin qui finissait. La Terre-Mèretout juste retrouvée, l’étudiant parisienenregistre le monde sensible vu par lesindigènes, les caractères somatiques, lavie pastorale, les manifestations reli-gieuses de la collectivité, les arts ma-

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IImmaaggeess && MMéémmooiirreess

Sandrine POUJOLS

RETOURDE GUYANE

Léon-Gontran Damas la flèche et le flambeau

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jeurs, etc., laissant au métis guyanais leloisir de redécouvrir la société créole à lalumière des sciences humaines, et de rap-porter au mieux la réalité d’une coloniemeurtrie, dont les scandales politiques etfinanciers défraient régulièrement lachronique. Les faits y recoupent parfoissi bien la fiction de Jules Romains que leCanard enchaîné s’est plu à lui emprun-ter un titre pour dénoncer le grand théâtrecolonial , e t plus précisément ,I’appropriation par l’administration fran-çaise d’une vaste concession aurifère quirecouvre les trois quarts de la Guyane, «l’Inini ou le vrai Donogoo ». Passée lafièvre de l’or, les reporters de grand re-nom rivalisent encore d’opiniâtreté à col-porter le scandale de la transportation 1,qui charrie dans l’inconscient collectif ladouloureuse affaire Dreyfus. Le « jour-nalisme-en-librairie » 2 se déchaîne : Aubagne d’Albert Londres, Terre de bagnede Charles Péan, Le Voleur et le sphinx deLouis Roubaud, Cayenne d’AlexisDanan et La Pègre des Tropiques de JeanLasserre... Tous se consacrent en un motà l’illustration du bagne et des bagnards,ce qui suggère à René Maran qu’onconsidère en haut lieu les Guyanais com-me quantité parfaitement négligeable.Au Guyanais Damas de proposer unenouvelle « Histoire des malheurs de laFrance équinoxiale » 3 ; mais avant de re-cevoir l’hospitalité du livre qui dure...,ses observations seront, si l’on en croitson ami Edmond Humeau, éparpilléespar le journal suivant l’actualité quoti-dienne.

Le poète-reporter « joue le jeu » 4 destemps nouveaux, préférant au député-maire Gaston Monnerville, sous-secré-taire d’État aux colonies, Félix Éboué– cet administrateur guyanais, féru d’eth-nologie, qui avait présenté l’étudiant auprofesseur Rivet bien avant d’être promugouverneur de la Guadeloupe.

En juin 1937, soit deux mois après laparution de Pigments – premier recueilpoétique de l’écrivain –, Damas soumet àJosé Corti l’ébauche d’un documentaire

qui tranche singulièrement tant avec LaGuyane française, capitale : Cayenne dudocteur Arthur Henry qu’avec l’ouvragepréfacé par Monnerville et patronné parle comité du tricentenaire des coloniesfrançaises du Nouveau Monde. Présenterà tous les lecteurs le vrai visage de [la]chère Cendrillon 5 des temps modernes,sans mythifier un député, sans conforterun sectarisme politique qui exalte une« Guyane aux Guyanais » : voilà l’unedes ambitions du reporter examinant en-core à son retour de Guyane les textes of-ficiels, qu’ils donnent lieu ou non à dis-cussion, comme cette proposition por-tant organisation des vieilles colonies endépartements, déposée le 21 juillet 1936par les députés Lagrosillière, Sévère,Candace. Satineau et Monnerville.

Une et indivisible, la République.Telle l’avaient proclamée les Jacobinspar mesure provisoire de salut public ;telle, en effet, elle devait rester, la veilled’un second conflit mondial, mais à quelprix ? Damas opte comme PhilippeLamour, avocat et journaliste occasion-nel du clan Vogel, pour une alternativepolitique, le fédéralisme. « Flèched’outre-mer » – l’expression appartientau publiciste politique Gaston Bergery –,l’écrivain guyanais fait de l’assimilationsa principale cible. N’est-elle pas unleurre lorsque des littérateurs et desscientifiques perpétuent le concept dementalité primitive et affirment sans am-bages, à l’instar d’Henri Champly, queseule peut être troublée par le charmeexotique d ’un homme sombre une fem-me blanche de tribus moins pures, c’est-à-dire métissée durant la longue histoirede cette peau quasi divine, privilège desmaîtres du globe ? Peut-elle être un sujetde fierté lorsqu’un Noir assimilé applau-dit avec condescendance la victoire fas-ciste sur le peuple éthiopien ? « Pour oucontre l’assimilation »...

À l’heure où blanchit la campagne,l’intellectuel répète sa mise en gardedans une tribune offerte par la revueEsprit aux réprouvés – ces hommes ex-

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clus par d’autres de l’humanité ; une ma-nière toute personnelle de célébrer le centcinquantenaire de la Révolution françai-se et de refuser le silence intolérabled’une Société des nations incapable decontenir l’expansion fasciste et nazie.Damas interpelle la Mère-Patrie, quifeint de croire en son invincibilité : lapropagande seule ne pourra en aucun casrenflouer les caisses de l’État, défendrele franc-or, ni renforcer le sentiment

d’unité nationale dans le respect de la di-gnité humaine.

En mars 1938, un millier d’exem-plaires de Retour de Guyane paraissent àcompte d’auteur, alors même qu’avecl’agonie du Front populaire, disparaît leposte de sous-secrétaire aux colonies. LaGuyane, la départementalisation, l’or, laculture...

Lisez ce livre : vous verrez ce qu’il endit, exhortait déjà L’Observateur de

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MAGES & MÉMOIREMAGES & MÉMOIRE

En LibrairieLÉON-GONTRAN DAMASRETOUR DE GUYANE

Éditions jeanmichelplace, CollectionCahiers de Gradhiva, Paris 2003

ISBN : 2 85893 620x, 192 pages, 20 €

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MAGES & MÉMOIREMAGES & MÉMOIRE1938, un hebdomadaire guyanais.

Le reporter témoigne de la grandeHistoire , e t des pet i tes – cel le duMartiniquais Lionel Attuly, celle duSérère Léopold Sédar Senghor, ou enco-re celle de Langston Hughes graffitant enjuillet 1937, à la sortie d’un Congrès pourla Défense de la Culture, le poème« Florida Road Workers ». L’écriturejournalistique multiplie ses références.Le lecteur découvre ainsi, au détourd’une citation, Ange Pitou, journaliste etchansonnier, proscrit de la première heu-re ; Henri Coudreau, explorateur, fonc-tionnaire et missionnaire ; l’incontour-nable Malte Brun, fondateur de la Sociétéde géographie de Paris, et l’un de sesconfrères, spécialiste de La Guyane...pays de l’or ; des forçats et des PeauxRouges.

Le poète essaime quand d’autres tra-vaillent à une politique de la culture, àune culture du politique : RudyardKipling, José Maria de Heredia, Jean dela Fontaine, Auguste Barbier, MarcelPagnol et Jacques Prévert – l’admirableauteur du « Temps des noyaux » –, ponc-tuent ses pensées. Le langage journalis-tique est véritablement celui d’un poète.Nègre métis, Damas écrit en français,glissant de-ci de-là une expression latine,un mot anglais, sans oublier le créole quise soumettrait aisément aux méthodeséprouvées de la linguistique moderne etmériterait de la part des intellectuels decouleur mieux qu ’un haussementd’épaule... ce qu’attestera plus tard leGroupe d’études et de recherche en espa-ce créolophone (Gérec). Majuscules, ita-liques et signifiants graphiques rythmentson phrasé en en soulignant l’humour. Lacorrection de coquilles et de bourdonss’imposait autant que la conservation dece contrepoint typographique. Au lecteurque nous sommes donc, de confondre lesmajuscules irrespectueuses des bonnesrègles du français français 6 ou encorel’élégant Adalbert de la Revardière quiusurpe l’identité de Daniel de la Tousche,sieur de la Ravardière.

Pour René Maran, « Retour deGuyane » ne devait laisser indifférents niles Guyanais, ni les pouvoirs publics ; enposant sans complaisance les problèmesde sa terre natale, et par extension, ceuxde l’empire, ceux de la Nation, Damasremplissait son devoir d’écrivain fran-çais. Mais contrairement aux prévisionsdu prestigieux aîné, I’avenir ne récom-pensera ni son courage ni sa clairvoyan-ce. L’administration aurait acheté lesrares volumes expédiés en Guyane pourprocéder à l’exécution d’un autodafé,édicté par l’un des gouverneurs de la co-lonie. Reste aux chercheurs à infirmer ouà corroborer 1’ information délivrée parDamas.

Retour de Guyane, un brûlot disentles uns. Nonobstant ce commentaire, lelivre s’offre à nous, telle une

torche de résineouvrant la marche dans la nuit du marronnage 7...

1 . La transportation des condamnés aux tra-vaux forcés sera supprimée en Guyane, le 28 juin1938 ; le départ définitif des bagnards sera retardépar le maintien de la relégation, jusqu’en 1954.

2. Nous empruntons cette expression à AlbinMichel, qui dirigea la première collection littéraireconsacrée exclusivement aux reportages.

3. René Maran, Histoire des malheurs de laFrance équinoxiale : Retour de Guyane, LaDépêche de Toulouse. 6 avril 1938, p. 5.

4. En juillet 1937, le gouverneur Félix Ébouéprononça, à l’occasion d’une remise de prix, un dis-cours intitulé « Jouer le jeu » : une méditation surla société, sur les devoirs de l’homme. Ce discourssera commenté aussi bien dans les salons bourgeoisque dans les cases, chanté dans les veillées et reprispar la jeunesse guadeloupéenne.

5. Gabriel Bureau, La Guyane méconnue,Paris, Fasquelle, 1936.

6. Pigments, Paris, Guy Lévis Mano, avril1937.

7. La Torche de résine, poème de Léon GontranDamas, publié à titre posthume par les ÉditionsPrésence Africaine.