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J U L I E D E S L A U R I E R S Il fera jour très longtemps ROMAN Extrait de la publication

Il fera jour très longtemps€¦ · Ils répètent que je suis spéciale et que, pour cette raison, ils ont opté pour un nom unique. J’habite depuis toujours mon petit village

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  • julie deslauriers il fera jour très longtemps

    J U L I E D E S L A U R I E R S

    Il fera jour très longtemps

    ROMAN

    Extrait de la publication

  • jean-pierre trépanier colomia

    Extrait de la publication

  • Il fera jour très longtemps

  • julie deslauriers il fera jour très longtemps

    Les Éditions Sémaphore3962, avenue Henri-Julien Montréal (Québec) h2w 2k2

    514 281-1594

    [email protected]

    isbn : 978-2-923107-12-7 (papier)

    isbn : 978-2-923107-50-9 (pdf)

    isbn : 978-2-923107-51-6 (epub)

    © Les Éditions Sémaphore et Julie Deslauriers, 2009Dépôt légal : BAnQ et BAC, troisième trimestre 2009

    Diffusion Dimediawww.dimedia.com/

    Distribution du Nouveau-Mondewww.librairieduquebec.fr/

    Couverture :

    Marie-Josée [email protected]

    Photographie de la couverture :

    Marie-Ève Demers

    Éditions électroniques :

    Jean Yves [email protected]

    Extrait de la publication

    mailto:[email protected]://www.editionssemaphore.qc.ca/

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    J U L I E D E S L A U R I E R S

    Il fera jour très longtemps

    ROMAN

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  • julie deslauriers il fera jour très longtemps

    Merci à David Pellerin

    Marie-Êve Demers Opale Lavigne

    Félix-Antoine RicherÉlaine Bérubé

    Rachel Lapointe Annik Baillargeon

    Jean-François Lacoste Véronique Déry

    et Catherine Bélanger Sabourin

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    JE M’APPELLE FLEUR. J’ai seize ans. J’ai conçu le projet d ’écrire mon journal parce qu’une f leur, c’est éphémère. Si mon nom de famille était de Plastique, je pourrais espérer durer plus longtemps. Mes parents ont choisi ce nom pour être originaux, c’est évident. Ils répètent que je suis spéciale et que, pour cette raison, ils ont opté pour un nom unique.

    J’habite depuis toujours mon petit village. Il n’y a pas grand-chose à faire, ici, et rien ne se renouvelle vraiment : la preuve en est que les commerces sont restés intacts depuis mon enfance. Les habitants de Sainte-Marie semblent se fondre dans le décor homogène de la région, tant et si bien qu’ils en deviennent invisibles. Mes parents font partie de ce phénomène d ’effacement qui se manifeste lorsqu’on se résigne à incarner notre propre petit rôle sur la grande scène du quotidien. J’aime beaucoup leur rappeler à quel point je les trouve ordinaires, car ça les fâche vraiment. Lorsqu’il est offusqué, mon père hausse les épaules en soupirant. Ma mère, elle, crie et devient rouge.

    Les gens disent que je suis une emo parce que je m’habille souvent de noir. En fait, si je m’habille de cette façon, c’est parce que je trouve tout le monde hypocrite avec leurs styles au goût du jour et leurs sourires ahuris. C’est comme quand tu manges du spaghetti en écoutant les nouvelles de six heures ; guerre et sauce tomate font un très mauvais mélange. La couleur et la lucidité, c’est pareil. Je ne suis pas toute seule à penser ainsi. Fred et Randi s’habillent en noir, eux aussi, et ça ne fait pas d ’eux des emos. Quand on se promène dans les rues, les gens nous trouvent étranges et nous, on les trouve insipides. Fred, c’est mon amour depuis presque un an. Au primaire, Randi se faisait tabasser dans la cour d ’école, et Fred venait l ’aider à se défendre. C’est comme ça que nous sommes devenus des amis, parce que moi, j ’étais celle qui apportait des mouchoirs, pour essuyer le visage couvert de sang de Randi.

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    Mes parents, Céline et Michel, se sont mis en tête de m’envoyer à l ’école privée, l ’année prochaine, parce que mon rendement scolaire n’est pas satisfaisant, selon eux. Je leur ai répondu que je ne suis pas la petite bourgeoise qu’ils veulent que je devienne, et que je n’irai jamais dans une école de folles endoctrinées. Maman s’est mise à pleurer et mon père a secoué la tête en regardant vers le ciel. Ce sont tous deux des professionnels instruits, et ils ne veulent pas que je ternisse l ’image de carte postale de leur famille. Je déteste m’engueuler avec eux, mais je n’ai pas le choix.

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    L’avantage d ’être enfant unique, dans une grande maison, est que l ’on a de l ’espace pour être seule. Moi, j ’ai aménagé le sous-sol pour qu’il soit mon royaume. C’est ici que Fred et moi faisons l ’amour en secret ; on a l ’habitude de s’aimer en silence, en faisant jouer les vieux vinyles de mon père. Je crois que j ’aime Fred plus que tout au monde – mais j ’essaie de ne pas lui démontrer. Parfois, je suis jalouse de Sarah, sa voisine, avec qui il écoute des films. Je ne la connais pas beaucoup, mais je sais qu’elle est belle et qu’elle a les mêmes goûts que lui, en matière de cinéma. Je comprends que je ne peux pas tout partager avec Fred, et c’est pourquoi je me réserve du temps, seule avec Randi quelquefois. Il est tellement drôle. On peut délirer sur à peu près n’importe quoi, ensemble. Hier, on a bu du cognac vieux de vingt ans, dans le bar de son père. On était complètement saouls et on a écouté le canal de « soap latino » en faisant du doublage, avec le volume à zéro. C’est juste avec lui que je peux faire ce genre de chose. Je crois que Randi est gai et qu’il ne veut pas se l ’avouer. L’autre jour, je lui ai posé la question, et il a éclaté de rire. Ensuite, il est demeuré silencieux pendant plusieurs secondes.

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    C’est bientôt Noël, et j ’ai hâte de voir ce que mes parents vont m’offrir. J’espère qu’ils me donneront simplement une enveloppe d ’argent, comme l ’année passée. Avec de l ’argent, on n’est jamais déçu.

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    J’ai composé un poème, ce soir. Pour Fred. Mais je ne pense pas qu’il va saisir ce que je veux lui dire. Ça commence comme suit :

    Du connu à l’ inconnuJe cherche trop souvent à me confronterÀ la réalité

    Je marche en regardant les étoiles Sachant que je n’y toucherai jamais Passagers timidesDans un monde étranger

    Je suis ce que nous sommesCherchant à atteindre ce qui est plus grand que nous

    Je t’aime

    Je me suis querellée avec lui aujourd’hui, parce que je lui ai avoué que je n’appréciais pas qu’il visionne des films avec Sarah, tard le soir. Il m’a rétorqué que je ne pouvais pas comprendre, parce que je n’avais jamais vraiment compris les films de David Lynch et de Ridley Scott. Ce n’est aucunement

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    une question de compréhension ; c’est juste que moi, je n’aime pas voir un film de sci-fi à répétition, comme ils s’exercent à le faire ensemble. Je ne veux pas lui écrire une lettre d ’amour : c’est beaucoup trop banal. Alors, j ’espère qu’il va saisir l ’essence de mon poème.

    Ma mère me reproche de passer trop de temps avec Fred. Elle dit que c’est pour ça qu’il prend ses distances. Elle a peut-être raison, pour une fois. Je ne l ’appellerai pas ce soir.

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    Fred m’a téléphoné, ce matin. C’est drôle, à quel point il peut changer d ’attitude rapidement ! Il était vraiment gentil, au téléphone, et il m’a confié qu’il s’ennuyait de moi. Finalement, je n’envisage plus de lui donner mon poème ; il n’est pas très clair, de toute façon.

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    J’ai appris une terrible nouvelle, ce matin. C’est la première fois que je ressens cette sensation d ’étrange tristesse... Mon grand-père Lucien est mort, hier, dans la nuit. Ma grand-mère s’est réveillée ce matin contre son corps froid et immobile.

    Pourtant, c’est grand-mère Ginette qui fume comme une cheminée, depuis toujours. Pourquoi fallait-il que ce soit lui qui parte le premier ? C’est sûrement la fumée secondaire (et le caractère de cochon de Ginette) qui a tué grand-papa ! Aujourd’hui, mon père pleure dans le salon. Il a arrêté l ’horloge à onze heures trente, l ’heure à laquelle sa mère l ’a appelé pour lui annoncer le décès.

    Papa est resté de glace durant quelques heures, sans qu’aucun bruit puisse le tirer de sa torpeur. Après, s’étant levé de son fauteuil, il sortit d ’une garde-robe une boîte pleine de photos jaunies que je n’avais jamais vues. C’est à ce moment-là que j ’ai compris que je ne savais pas grand-chose sur le passé de mes vieux. Je me suis approchée de mon père et il m’a raconté un peu mieux qui était Lucien, mis à part le grand-papa-gâteau que j ’avais connu. On ne peut pas dire qu’il avait chômé ! C’est vrai qu’avec six enfants sur les bras, il valait mieux ne pas perdre son emploi. Il avait travaillé fort, mais il avait aussi fêté beaucoup. Lucien avait arrêté de boire en 1984, à la suite d ’une cirrhose. Grand-mère, elle, en a donc profité pour lever le coude... pour deux. Lucien était champion d ’échecs, aimait beaucoup taquiner les femmes, et pouvait manger trois assiettes de la cuisine de Ginette. Il s’est éteint d ’un coup, sans prévenir. On ne se doutait pas qu’on devait lui dire au revoir. La dernière fois que je l ’ai vu, il était si fringant. Il avait les yeux pétillants comme de la bière d ’épinette, et ses rides marquaient tout autour la preuve de sa constante bonhomie.

    Fred est arrivé au beau milieu de l ’entretien que j ’avais avec mon père. Je suis partie avec lui et nous sommes allés chez Randi. On a fumé un joint dans son garage, et ça m’a donné mal à la tête. La pluie qui tombait sur le toit de tôle semblait fredonner la mélodie que Lucien me chantait, pour m’endormir, parfois : C’est la poulette grise, qui a pondu dans la remise, elle va pondre un beau petit coco, pour ma Fleur qui va faire dodo... Quand les

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    personnes âgées chantent, elles ont toujours une certaine vibration dans la voix. Lucien, lui, en plus du trémolo, devait reprendre son souff le, aux trois ou quatre mots. En me rappelant ces moments, les larmes me vinrent aux yeux. C’est Randi qui est venu me prendre dans ses bras. Pendant ce temps, Fred se rongeait les ongles en feuilletant un magazine de skateboard.

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    Je n’avais jamais assisté à des funérailles. La salle de la coop funéraire Saint-Rémi empestait la boule à mites. Il y avait aux murs des paysages d ’automne et des maximes sans doute destinées à donner du sens à la sensation que laisse le deuil. J’ai trouvé particulièrement déplaisante cette pensée, écrite par Marc-Aurèle, un empereur romain : La perte de la vie n’est pas autre chose qu’une transformation. Comme si ça allait nous faire du bien, de lire de telles banalités ! Lucien était tout maigrichon dans son costume « chic-rétro ». En regardant ses mains posées sur son ventre, j ’eus l ’ impression qu’il allait se mettre à bouger, pour changer de position. On pouvait entrevoir un sourire au coin de ses lèvres ridées.

    De vieilles tantes inconnues discutaient d ’amis perdus et d ’enfants chéris en exhibant de leur sacoche des photos format portefeuille. J’ai entendu quelques bribes de conversation sur grand-père. Semble-t-il qu’il avait recommencé à boire du fort, en cachette. Personne n’est venu faire de témoignage au micro – qui est resté fermé toute la soirée. On a fini par se rabattre sur le buffet froid, dans la salle de réception adjacente, et plus personne ne parla de grand-père. Tante Sophie énumérait les ingrédients de la salade de patates tandis que ma mère vantait à mon oncle Paul les mérites de Notre-Dame-de-Lourdes, l ’école de bonnes sœurs où ils veulent m’envoyer terminer mes études secondaires.

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    Quand j ’en ai eu assez, j ’ai affronté ma peur de me retrouver seule avec le cadavre et je suis allée rejoindre grand-père dans la petite salle d ’exposition. J’ai regardé le cercueil et, après quelques secondes, ma gorge finit par se dénouer. Je lui chantai La poulette grise. C’était un juste retour des choses.

    Cette nuit, Fred vient dormir à la maison, avec moi, et j ’ai hâte de me blottir contre lui. J’ai la permission qu’il vienne dormir ici deux fois par semaine : je trouve ça tellement stupide. J’ai loué un film de science-fiction. Il va être content.

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    Fred m’a annoncé qu’il voulait partir en voyage avec Randi et puis Thomas, un gars de Montréal. Ils prévoient partir dans un an, lorsqu’ils auront tous trois atteint la majorité. Fred me parle Bolivie, Cuba et Che Guevara, depuis quelques mois. Mais je ne pouvais pas m’imaginer qu’il était fasciné par ce personnage au point de vouloir aller à la découverte des contrées où il mena la révolution. J’ai fait comme si j ’étais heureuse pour eux.

    Je crois que j ’aime Fred autant que je le déteste. Il affiche toujours cet air détaché par rapport aux choses que je juge importantes. Quand je lui parle de l ’amour que j ’éprouve pour lui, il me dit qu’il ne connaît pas grand-chose aux sentiments, parce que sa mère est morte quand il avait quatre ans. Lorsqu’il est fâché contre moi, il est souvent méprisant et il me traite d ’enfant gâtée. Il est clair que je contribue à renf louer les coffres des méchants capitalistes, avec mes coûteux caprices de jeune fille branchée. J’aime les ordinateurs, les livres, les jeux vidéo et la musique... Aucune personne normalement constituée ne se refuserait le plaisir d ’obtenir les joies de la vie matérielle. Peut-être Fred est-il jaloux parce que son père travaille dans un magasin

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    de chaussures depuis quinze ans et qu’il ne peut lui payer les choses qu’il aimerait avoir ? Moi, je m’en fous, qu’il soit pauvre ; si je pouvais l ’aider, je le ferais. J’adhère complètement aux valeurs de Fred, mais je crois qu’il en fait un peu trop. On dirait qu’il est plus préoccupé par la vie des autres que par la sienne, comme s’il ne méritait pas d ’être heureux parce qu’à l ’autre bout du monde, les gens crèvent de faim. Ici aussi, des gens crèvent, pour toutes sortes de raisons. On peut mourir d ’amour, aussi. Quelquefois, j ’aurais envie de lui faire voir que lui et moi avons tout autant d ’importance que les gens du Darfour, même si on ne souffre pas de dysenterie.

    Papa est parti faire le ménage des tiroirs de Lucien, avec grand-mère. On dirait que quelque chose a changé, dans ses yeux, depuis la mort de son père, comme s’il était devenu plus vieux ou plus sage. Il ne siff le plus sous sa douche, le matin, et n’écoute plus les nouvelles de dix-huit heures. Je ne sais pas si c’est la tristesse, ou la peur de mourir à son tour, qui l ’a ainsi transformé.

    Aujourd’hui, il n’y a rien de bon à faire, à part écouter la télé. Il y a un documentaire sur le réchauffement climatique. Je crois que c’est la première fois qu’on entend la science nous communiquer autant de mauvaises nouvelles en même temps.

    Il paraît qu’avant, les gens croyaient qu’on allait trouver le moyen de devenir éternels. Ces mêmes visionnaires, à ce jour, doivent être certainement très déçus.

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    Je ne peux pas y croire ! Aujourd’hui, papa nous a annoncé qu’il a proposé à grand-mère Ginette de venir habiter quelque temps à la maison. Je me demande sincèrement s’il n’est pas devenu fou. Le pire, dans cette histoire, c’est que maman ne veut pas lui concéder son bureau. Alors, le seul endroit disponible, pour loger quelqu’un, est le sous-sol. Il est hors de question que je partage ce qui m’appartient avec cette mégère de Ginette. Je l ’ai d ’ailleurs fait savoir au paternel, mais, vu les circonstances, je dois ménager quelque peu mes ardeurs. Je devrai réussir à les convaincre que ce n’est pas le meilleur choix.

    Je me souviens d ’un Noël où grand-mère avait demandé à grand-père de lui acheter une nouvelle batterie de cuisine. Le pauvre avait complètement oublié cette requête et lui avait offert une robe rose, de très mauvais goût. Croyez-le ou non, elle avait piqué une crise devant toute la famille, criant à Lucien qu’elle ne lui ferait plus à manger tant qu’elle n’aurait pas son ensemble de cuisine. Elle n’a plus préparé de repas pendant deux jours, jusqu’au moment où il comprit qu’elle était sérieuse...

    Il paraît qu’elle ne se sent pas bien, depuis qu’elle réalise ce qui se passe. « Certaines personnes développent des maladies mentales lorsque des émotions envahissantes sont occultées... Ma mère a besoin de se sentir soutenue et écoutée, en ce moment. » Ce sont les mots que mon père a employés pour tenter de convaincre ma mère d ’accueillir Ginette à la maison. Mon père utilise toujours son vocabulaire de psychologue, dans ce genre de situation ambiguë, sûrement pour démontrer qu’il maîtrise parfaitement la situation.

    Randi m’a appelée tout à l ’heure, et m’a reparlé du projet de voyage en Amérique du Sud. Il m’a l ’air tout aussi enthousiaste que Fred. Ça me tombe un peu sur les nerfs. Je ne comprends pas pourquoi ils ne me proposent pas de partir avec eux. Peut-être parce que je suis plus jeune et qu’ils me croient incapable d ’une telle expérience ?

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    Il paraît que dans un couple, il faut laisser l ’autre libre de faire ce qu’il veut. C’est ce que me répète toujours ma mère. Moi, je trouve ridicule qu’elle me prodigue des conseils sur ma vie sentimentale. Qu’est-ce qu’elle connaît à l ’indépendance, elle qui dort avec le même homme depuis plus de vingt ans ?

    Je ne sais même plus si j ’aime Fred pour ce qu’il est vraiment. On dirait que j ’aime davantage l ’espoir qu’il devienne autre chose que ce qu’il est.

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    Je sens que mon univers s’effondre. Ginette va définitivement emménager au sous-sol, et je vais me retrouver en territoire occupé. On dira ce qu’on voudra, je ne suis pas née en Palestine ou quelque part comme ça, mais je me sens tout de même terriblement envahie. Tout se passe rapidement et il me paraît impossible de changer le cours des choses. Mon père m’a dit que la maison de grand-mère serait à louer dans deux petites semaines. Il est venu prendre les mesures de ma chambre, afin de construire une cloison qui séparera ma pièce de celle de Ginette. C’est tellement humiliant ! Je ne pourrai plus écouter de la musique aussi fort que je le veux, ni visionner des films jusqu’à quatre heures du matin, ni fumer en cachette dans la salle des fournaises... Le pire, dans tout ça, est que je passe pour une foutue enfant pourrie aux yeux de Fred. Il m’a déclaré que c’est parce que j ’ai goûté au luxe que, maintenant, je ne peux plus supporter l ’idée qu’on m’enlève une fraction de mon confort. Pourtant, il aimerait bien avoir autant de chance que moi ; il me l ’a déjà dit.

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    Il faut que je fasse un grand ménage de ma chambre et que je jette certaines cochonneries. J’ai de la difficulté à me défaire de vieux souvenirs. J’ai conservé toutes mes cartes de fête depuis l ’âge de six ans et j ’ai encore en ma possession ma collection d ’autocollants. J’ai des boîtes pleines de vieux dessins et de cassettes audio sur lesquelles je m’enregistrais, avec mes amies. Pourquoi est-ce que j ’accumule toutes ces babioles ? Je m’imagine à trente ans, avec une maison remplie de souvenirs, vivant avec la peur qu’un incendie vienne me les ôter. Lucien doit bien se moquer de moi, en ce moment ! Il sait sûrement comment faire, maintenant, pour se sentir libre comme l ’air... Je crois que je vais mettre sa photo sur mon mur des légendes, juste à côté de celle de Kurt.

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    Il y avait un party, hier soir, chez Luce, l ’amie de Sarah. J’ai décidé de m’y rendre, même s’il me fallait affronter la peur de croiser Fred et Sarah ensemble, dans une chambre – elle nue, et lui, embrassant ses seins. J’ai quelquefois ces scénarios catastrophes en tête, comme pour tâter le pouls de la souffrance, au cas où la chose deviendrait réelle. Je crois que ce phénomène découle de l ’instinct de survie qui se lève en moi, pour s’assurer que je ne vive nulle déception trop brutale.

    Finalement, Fred et Sarah ne se sont presque pas parlé de la soirée. Moi, j ’ai joué un peu de guitare avec un Randi complètement ivre et qui beuglait une chanson des Rolling Stones, en pleurant. But don’t play with me cause you play with fire... Je ne sais pas si c’est moi uniquement qui crois que Randi est homosexuel. En fait, je pense qu’on ne saurait être aussi sensible que si l ’on a une certaine compréhension de l ’univers féminin. Randi se passionne pour l ’art, pour les romans d ’amour déchirants, ne parle pas très fort et

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    julie deslauriers il fera jour très longtemps

    m’écoute vraiment, quand je lui fais des confidences. C’est fascinant de le voir changer du tout au tout quand il se trouve en compagnie de Fred : c’est comme si, subitement, il devenait viril, dépourvu de toute sensibilité.

    Sur le chemin du retour, Fred s’amusait à briser les décorations de Noël. Je trouvais ça stupide, mais il disait que c’était un geste symbolique et que Noël, de toute façon, n’était qu’un prétexte à la consommation de cochonneries. À un moment donné, un vieil homme est sorti sur son balcon, en pyjama, pour nous crier des bêtises. Nous avons filé en courant, espérant ne nous être pas fait reconnaître par l ’homme en question. Je pense que c’était monsieur Langevin, l ’ancien propriétaire de la quincaillerie Langevin Frères. Je conçois que Fred est convaincu de son opinion et qu’il veuille absolument faire des actions pour que les gens comprennent ce qu’il pense. Mais quand une personne trouve ses lumières de Noël sabotées, je ne crois pas qu’il y perçoive un message très humanitaire !

    Quand je suis arrivée chez moi, j ’ai constaté que mon père avait déjà posé les premières planches du mur qui allait séparer la chambre de grand-mère de la mienne. J’avais mal au cœur et je ne me suis même jamais rendue à mon lit pour m’assoupir. À genoux, appuyée contre un madrier, j ’ai vomi les trois bouchées de poutine que Randi m’avait données chez Maurice hamburger et je me suis endormie. Je me suis promis de ne plus jamais boire de tequila.

    Ce soir, c’est le vingt-quatre décembre. Comme d’habitude, la famille est invitée chez Ginette et Lucien (qui ne sera évidemment pas de la partie cette année). Comme toujours, je ne pourrai discuter avec personne. Étant la plus vieille des petits-enfants, je dois amuser les plus jeunes et m’asseoir à leur table, pour les surveiller. Mon père va en profiter pour annoncer à toute la famille que Ginette s’en vient rester à la maison. Vraiment, vraiment cool.

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  • Il fera jour très longtempsde Julie Deslauriers

    composé en Jenson corps 18a été mis en ligne

    en juillet deux mil douze.

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