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Pierre Bourdieu Genèse et structure du champ religieux In: Revue française de sociologie. 1971, 12-3. pp. 295-334. Citer ce document / Cite this document : Bourdieu Pierre. Genèse et structure du champ religieux. In: Revue française de sociologie. 1971, 12-3. pp. 295-334. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1971_num_12_3_1994

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Pierre Bourdieu

Genèse et structure du champ religieuxIn: Revue française de sociologie. 1971, 12-3. pp. 295-334.

Citer ce document / Cite this document :

Bourdieu Pierre. Genèse et structure du champ religieux. In: Revue française de sociologie. 1971, 12-3. pp. 295-334.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1971_num_12_3_1994

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AbstractPierre Bourdieu : Historical and structural analysis of the sociology of religion.Sociology of religion and more specifically of ideologies is governed by the opposition between a certaintradition which considers religion as an instrument of communication and learning, i.e. as a structuredand structuring system, and another tradition which emphasizes the political function of religiousideology. In fact, it is through its logical function of prescribing its structure to the mind, that religionfulfils the political function of maintaining the eternity of structures, i.e. the absolute of the relative andthe legitimacy of the arbitrary and thus the domestication of the dominated.

ResumenPierre Bourdieu : Génesis y estructura del campo religioso.Se halla dominada la sociología de la religión (y más generalmente la de las ideologies) por laoposición entre la tradición que trata la religión como instrumento de communicación y deconocimiento, es decir como sistema estructurado y estructurante, y la tradición que insiste en lasfunciones póliticas de la ideologia religiosa. En realidad, es precisamente porque cumple una funciónlogica, imponiendo sus estructuras al pensamiento, que la religion desempeña el papel politico deeternización de las estructuras, es decir de absolutización del relativo y de legitimación del arbitrario y,con eso, de domesticación de los dominados.

ZusammenfassungPierre Bourdieu : Entstehung und Struktur des religiosen Gebietes.Die Soziologie der Religion und — allgemein gesehen die Soziologie der Ideologien — wird beherrschtvom Gegensatz einerseits zwischen der Tradition, die die Religion als ein Kommunikations — undWissensinstrument ansieht — das heisst, als ein strukturiertes und strukturierendes System — undanderseits der Tradition, die die politischen Funktionen der religiosen Ideologie unter- streicht. InWirklichkeit erfüllt die Religion nur insofern eine politische Funktion der Verewigung der Strukturen —das heisst die Absolutisierung des Relativen und die Legitimation des Willkurlichen und dadurch dieZähmung der Beherrschten — als sie eine logische Funktion erfüllt, indem sie dem Denken ihreStrukturen auferlegt.

резюмеPierre Bourdieu : « Генеза и структура социологии религии ».Социология религии (и вообще всех идеологий) подчинена противоречию между традициейкоторая видит в религии средство сообщения и познания, т. е. структурной и структирующейсистемы и традицией, которая ставит ударение на политические функции религиознойидеологии. В действительности, это только когда религия исполняет свою логическую функциюзаставить живую мысль принять свои структуры, что она принимает на себя политическиефункции увековечивания структур, делая абсолютным релативное, легальным арбитральное итаким образом приручая господствуемых.

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R. franc. Sociol, XII, 1971, 295-334

Pierre

Genèse et structure

du champ religieux

« L'homme, disait Wilhelm von Humboldt, appréhende les objets principalement — en fait, on pourrait dire exclusivement puisque ses sentiments et ses actions dépendent de ses perceptions — , comme le langage les lui présente. Selon le même processus par lequel il dévide le langage hors de son être propre, il s'enchevêtre lui-même en lui; et chaque langage dessine un cercle magique autour du peuple auquel il appartient, un cercle dont on ne peut sortir qu'en bondissant dans un autre » (1) . Cette théorie du langage comme mode de connaissance que Cassirer a étendue à toutes les « formes symboliques » et, en particulier, aux symboles du rite et du mythe, c'est-à-dire à la religion conçue comme langage, s'applique aussi aux théories et, en particulier, aux théories de la religion, comme instruments de construction des faits scientifiques : tout se passe en effet comme si l'exclusion des questions et des principes qui rendent possibles les autres constructions des faits religieux faisait partie des conditions de possibilité implicites de chacune des grandes théories de la religion (qui, on le verra, peuvent toutes être situées par rapport à trois positions symbolisées par les noms de Marx, Weber et Durkheim). Pour sortir de l'un ou l'autre des cercles magiques sans tomber simplement dans un autre ou sans se condamner à sauter indéfiniment de l'un à l'autre, bref, pour se donner le moyen d'intégrer en un système cohérent, sans sacrifier à la compilation scolaire où à l'amalgame éclectique, les apports des différentes théories partielles et mutuellement exclusives (apports aussi indépassables, en l'état actuel, que les antinomies qui les opposent), il faut tâcher de se situer au lieu géométrique des différentes perspectives, c'est-à-dire au point d'où se laissent apercevoir à la fois ce qui peut et ce qui ne peut pas être aperçu à partir de chacun des points de vue.

Traitant la religion comme une langue, c'est-à-dire à la fois comme un instrument de communication et comme un instrument de connaissance ou, plus précisément, comme un medium symbolique à la fois structuré (donc justiciable d'une analyse structurale) et structurant, au

(1) Humboldt (W. von). Einleitung zum Kawi-Werk, VI, 60, cité par E. Cassirer, in « Sprache und Mythos », Studien der Bibliothek Warburg, Leipzig, VI, 1925, reproduit in Wesen und Wirkung des Syvnbolbegriffs, Darmstadt, Wissenschaft- liche Buchgesellschaft, 1965, p. 80.

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titre de condition de possibilité de cette forme primordiale du consensus qu'est l'accord sur le sens des signes et sur le sens du monde qu'ils permettent de construire, la première tradition procède de l'intention objective ou consciente d'apporter une réponse scientifique au problème kantien de la connaissance posé en sa forme la plus générale, celle-là même que lui donne Cassirer dans sa tentative pour rétablir la fonction que la langue, le mythe (ou la religion), l'art et la science remplissent dans la construction des différents «domaines d'objectivité» (2). Cette intention théorique est tout à fait explicite chez Durkheim qui, considérant la sociologie de la religion comme une dimension de la sociologie de la connaissance, entend dépasser l'opposition entre l'apriorisme et l'empirisme et trouver dans une « théorie sociologique de la connaissance » (3) qui n'est autre chose qu'une sociologie des formes symboliques, le fondement « positif » et « empirique » de l'apriorisme kantien (4) . Il n'est pas rare que la dette, pourtant mainte fois déclarée, du structuralisme ethnologique à l'égard du durkheimisme passe inaperçue et les philosophes peuvent même s'émerveiller de leur perspicacité lorsqu'ils découvrent la survivance d'une problématique kantienne dans des travaux qui, comme le chapitre de La Pensée sauvage consacré à « la logique des classifications totémiques » (5) , sont encore une réponse, sans doute incomparablement plus élaborée, au problème durkheimien, donc kantien, des « formes primitives de classification » (6) . S'il en est ainsi, ce n'est pas seulement que les apports fondamentaux de l'école durkheimienne sont si puissamment refoulés par les censures conjointes de la bienséance spiritualiste et du bon ton intellectuel qu'ils ne peuvent apparaître dans la discussion

(2) Cassirer (E.). Philosophie der symbolischen Formen, Berlin, Bruno Cassirer, 1923-1929 (trad, à paraître aux Ed. de Minuit) ; « Structuralism in Modem Linguistics », Word, I, (1945) , pp. 99-120. Cassirer qui avait écrit, en 1922, un essai intitulé « Die Begriffsform im mythischen Denken », (Studien der Bibliothek Warburg, Leipzig, I, 1922), reprend à son compte les thèses fondamentales de l'Ecole durkheimienne ( « le caractère fondamentalement social du mythe est indiscutable » — An Essay on Man, New York, Doubleday and Co, 1956, — lre éd., Yale University Press, 1944, p. 107) et emploie le concept même de « forme de classification » comme un équivalent de sa notion de « forme symbolique » (The Myth of the State, New York, Doubleday and Co, 1955, lre éd., Yale University Press, 1946, p. 16).

(3) Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Alcan, p. 25. Dans la suite de l'article les initiales F.E.V.R. feront référence à cet ouvrage.

(4) « Ainsi renouvelée, la théorie de la connaissance semble donc appelée à réunir les avantages contraires des deux théories rivales, sans en avoir les inconvénients. Elle conserve tous les principes essentiels de l'apriorisme; mais en même temps elle s'inspire de cet esprit de positivitě auquel l'apriorisme s'efforçait de satisfaire » (F.E.V.R., p. 27).

(5) Lévi-Strauss (Cl.) La Pensée sauvage, Paris, Pion, 1962, pp. 48-99; Durkheim (E.) et Mauss (M.) . « De quelques formes primitives de classification. Contribution à l'étude des représentations collectives », in Mauss (M.) , Œuvres, Paris, Ed. de Minuit, 1969, t. II, pp. 13-195.

(6) « Aussi suis- je particulièrement reconnaissant à M. Ricœur d'avoir souligné la parenté qui pouvait exister entre mon entreprise et celle du kantisme. Il s'agit, en somme, d'une transposition de la recherche kantienne au domaine ethnologique, avec cette différence qu'au lieu d'utiliser l'introspection ou de réfléchir sur l'état de la science dans la société particulière où le philosophe se trouve placé, on se transporte aux limites : par la recherche de ce qu'il peut y avoir de commun entre l'humanité qui nous apparaît plus éloignée, et la manière dont notre propre esprit travaille; en essayant, donc, de dégager des propriétés fondamentales et contraignantes pour tout esprit, quel qu'il soit ». Cl. Lévi-Strauss. « Réponses à quelques questions». Esprit, (11), nov., 1963, pp. 628-653.

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distinguée que sous le travesti plus seyant de la linguistique saussurienne (7) ; c'est aussi que la contribution la plus décisive de la science structuraliste consiste à fournir les instruments théoriques et méthodologiques permettant de réaliser pratiquement l'intention de découvrir la logique immanente du mythe ou du rite : bien qu'elle s'exprime déjà dans la Philosophie der Mythologie de Schelling, défenseur d'une interprétation « tautégorique » — par opposition à « allégorique » — du mythe, cette intention serait sans doute restée à l'état de vœu pieux si, grâce au modèle de la linguistique structurale, l'intérêt pour le mythe en tant que structure structurée ne l'avait emporté sur l'intérêt pour le mythe en tant que structure structurante, c'est-à-dire en tant que principe de structuration du monde (ou « forme symbolique» , « forme primitive de classification », «mentalité»). Mais si l'on est toujours fondé à laisser de côté, au moins à titre provisoire, la question des fonctions économiques et sociales des systèmes mythiques, rituels ou religieux soumis à l'analyse, dans la mesure où, appelant une interprétation « allégorique », elles font obstacle à l'application de la méthode structurale, il reste que ce parti méthodologique est de plus en plus stérile et dangereux à mesure que l'on s'éloigne des productions symboliques des sociétés les moins différenciées ou des productions symboliques les moins différenciées (comme la langue, ce produit du travail anonyme et collectif des générations successives) des sociétés divisées en classes (8). Du seul fait qu'elle ouvre un champ illimité à une méthode qui a trouvé dans la phonologie et la « mythologie » ses applications les plus fécondes et les plus rigoureuses à la fois sans s'interroger sur les conditions sociales de possibilité de ce privilège méthodologique, la sémiologie traite implicitement tous les systèmes symboliques comme de simples instruments de communication et de connaissance (postulat qui n'est légitime, en toute rigueur, que pour le niveau phonologique de la langue) : aussi s'expose-t-elle à importer en tout objet la théorie du consensus qui est impliquée dans le primat conféré à la question du sens et que Durkheim énonce explicitement sous la forme d'une théorie de la fonction d'intégration logique et sociale des « représentations collectives » et, en particuler, des « formes de classification » religieuses (9) .

(7) Sur la relation entre Durkheim et Saussure, les deux pères fondateurs, inégalement reconnus, du structuralisme, voir W. Doroszewski, « Quelques remarques sur les rapports de la sociologie et de la linguistique : E. Durkheim et F. de Saussure », Journal de Psychologie, janv.-avril 1933, republié in Cassirer et al., Essais sur le langage, Paris, Ed. de Minuit, 1969, pp. 99-109.

(8) C'est dire que l'on est en droit de suspecter a priori toutes les tentatives pour appliquer aux produits de l'industrie culturelle ou aux œuvres d'art savant des méthodes qui ne sont que la transposition plus ou moins mécanique de l'analyse linguistique, en faisant abstraction et de la position des producteurs dans le champ de production et des fonctions que remplissent ces objets symboliques pour les producteurs et pour les différentes catégories de consommateurs.

(9) « Si donc, à chaque moment du temps, les hommes ne s'entendaient pas sur ces idées essentielles, s'ils n'avaient pas une conception homogène du temps, de l'espace, de la cause, du nombre, etc., tout accord deviendrait impossible entre les intelligences et, par suite, toute vie commune. Aussi la société ne peut-elle abandonner les catégories au libre arbitre des particuliers sans s'abandonner elle-même. Pour pouvoir vivre, elle n'a pas besoin seulement d'un suffisant conformisme moral; il y a un minimum de conformisme logique dont elle ne peut davantage se passer » (F.E.V.R., p. 24, souligné par moi).

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Du fait que les systèmes symboliques tiennent leur structure, comme on le voit à l'évidence dans le cas de la religion, de l'application systématique d'un seul et même principe de division et qu'ils ne peuvent organiser le monde naturel et social qu'en y découpant des classes antagonistes, du fait en un mot qu'ils engendrent le sens et le consensus sur le sens par la logique de l'inclusion et de l'exclusion, ils sont prédisposés par leur structure même à servir simultanément des fonctions d'inclusion et d'exclusion, de sociation et de dissociation, d'intégration et de distinction : ces « fonctions sociales » (au sens durkheimien ou « structuro-fonc- tionnaliste » du terme) tendent toujours davantage à se transformer en fonctions politiques à mesure que la fonction logique de mise en ordre du monde que le mythe remplissait de façon socialement indifférenciée en opérant une diacrisis à la fois arbitraire et systématique dans l'univers des choses se subordonne aux fonctions socialement différenciées de différenciation sociale et de légitimation des différences, c'est-à-dire à mesure que les divisions qu'opère l'idéologie religieuse viennent recouvrir (au double sens du terme) les divisions sociales en groupes ou classes concurrents ou antagonistes.

L'idée que les systèmes symboliques, religion, art ou même langue, puissent parler de pouvoir et de politique, c'est-à-dire d'ordre encore, mais en un tout autre sens, n'est pas moins étrangère à ceux qui font de la sociologie des faits symboliques une dimension de la sociologie de la connaissance que l'intérêt pour la structure de ces systèmes, pour leur manière de parler de ce dont ils parlent — leur syntaxe — , plutôt que pour ce dont ils parlent — leur thématique — à ceux qui en font une dimension de la sociologie du pouvoir. Et il ne saurait en être autrement parce que chacune des théories ne peut appréhender l'aspect qu'elle appréhende qu'en surmontant l'obstacle épistémologique que constitue pour elle l'équivalent dans l'ordre de la sociologie spontanée de l'aspect que construit la théorie complémentaire et opposée. Ainsi, l'apparence d'intelligibilité que procuraient à trop bon compte toutes les interprétations « allégoriques » (ou externes) du mythe, qu'elles soient astronomiques, météorologiques, psychologiques, psychanalytiques ou même sociologiques, comme l'explication par des fonctions universelles mais vides, à la manière de Malinowski, ou même par des fonctions sociales, a sans doute au moins autant contribué à empêcher l'interprétation « tautégorique » ou structurale que l'impression d'incohérence et d'absurdité bien faite pour renforcer la propension à ne voir dans ce discours en apparence arbitraire qu'une manifestation de YUrdummheit, de la « stupidité primitive », ou, au mieux, une forme élémentaire de la spéculation philosophique, une « science campagnarde », pour parler comme Platon; et tout se passe comme si Lévi-Strauss n'avait pu le premier traverser le miroir des explications «trop faciles», parce que naïvement projecti ves, qu'au prix d'un doute radical, c'est-à-dire hyperbolique sur toute lecture externe, qui le porte à rejeter jusqu'au principe même de la relation entre les structures des systèmes symboliques et les structures sociales : « Les psychanalystes, ainsi que certains ethnologues, veulent substituer aux interprétations cosmologiques et naturalistes d'autres interprétations, empruntées

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a la sociologie et à la psychologie. Mais alors les choses deviennent trop faciles. Qu'un système mythologique fasse une place importante à un certain personnage, disons une grand-mère malveillante, on nous expliquera que, dans telle société, les grands-mères ont une attitude hostile envers leurs petits -enfants; la mythologie sera tenue pour un reflet de la structure sociale et des rapports sociaux » (10) . Il n'est pas moins évident qu'en posant d'emblée que les actions magiques ou religieuses sont mondaines (diesseitig) dans leur principe et doivent être accomplies « afin de vivre longuement » (11) , Max Weber s'interdit d'appréhender le message religieux tel que le saisit Lévi-Strauss, c'est-à- dire comme le produit ď « opérations intellectuelles » (par opposition à « affectives » ou pratiques) et de s'interroger sur les fonctions proprement logiques et gnoséologiques de ce qu'il considère comme un ensemble quasi systématique de réponses à des questions existentielles. Mais, du même coup, il se donne le moyen de rattacher le contenu du discours mythique (et même sa syntaxe) aux intérêts religieux de ceux qui le produisent, qui le diffusent et qui le reçoivent, et, plus profondément, de construire le système des croyances et des pratiques religieuses comme l'expression plus ou moins transfigurée des stratégies des différents groupes de spécialistes placés en concurrence pour le monopole de la gestion des biens de salut et des différentes classes intéressées à leurs services. C'est ici que Max Weber, qui s'accorde avec Marx pour établir que la religion remplit une fonction de conservation de l'ordre social en contribuant, pour parler son langage même, à la « légitimation » du pouvoir des « dominants » et à la « domestication des dominés », fournit le moyen d'échapper à l'alternative simpliste dont ses analyses les plus incertaines sont le produit, c'est-à-dire à l'opposition entre l'illusion de l'autonomie absolue du discours mythique ou religieux et la théorie réductrice qui en fait le reflet direct des structures sociales : mettant en pleine lumière ce que les deux positions opposées et complémentaires ont en commun d'oublier, à savoir le travail religieux que réalisent les producteurs et les porte-paroles spécialisés, investis du pouvoir, institutionnel ou non, de répondre, par un type déterminé de pratique ou de discours, à une catégorie particulière des besoins propres à certains groupes sociaux, il trouve dans la genèse historique d'un corps d'agents spécialisés le fondement de l'autonomie

(10) Lévi-Strauss (CL). Anthropologie structurale, Paris, Pion, 1958, p. 229. Les textes admirables que Lévi-Strauss consacre au problème de l'efficacité symbolique (op. cit., ch. IX et X, pp. 183-226) restent comme isolés dans l'œuvre, le plus significatif pour notre propos étant le chapitre de Tristes Tropiques intitulé « La leçon d'écriture » : « C'est une étrange chose que l'écriture. Il semblerait que son apparition n'eût pu manquer de déterminer des changements profonds dans les conditions d'existence de l'humanité; et que ces transformations dussent être surtout de nature intellectuelle. (...) Il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l'asservissement. L'emploi de l'écriture à des fins désintéressées, en vue d'en tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques, est un résultat secondaire si même il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, dissimuler ou justifier l'autre» (Lévi-Strauss (Cl.), Tristes Tropiques, Paris, Pion, 1955, pp. 317-318, souligné par moi).

(11) « Afin que tout aille bien pour toi et que tu vives longtemps sur la terre » (selon les termes de la promesse faite à ceux qui honorent leurs parents) (M. Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Cologne-Berlin, Kiepenheuer und Witsch, 1964, T. I, p. 317. Cité dans la suite de l'article par W. u. G.)

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relative que la tradition marxiste accorde, sans en tirer toutes les conséquences, à la religion (12), conduisant du même coup au cœur du système de production de l'idéologie religieuse, c'est-à-dire au principe le plus spécifique (mais non ultime) de Yalchimie idéologique par laquelle s'opère la transfiguration des rapports sociaux en rapports surnaturels, donc inscrits dans la nature des choses et par là justifiés.

Arrivé à ce point, il suffit de reformuler la question durkheimienne des « fonctions sociales » que la religion remplit pour le « corps social » dans son ensemble sous la forme de la question des fonctions politiques que la religion remplit, pour les différentes classes sociales d'une formation sociale déterminée, en vertu de son efficacité proprement symbolique, pour être conduit à la racine commune des deux traditions partielles et mutuellement exclusives : si l'on prend au sérieux à la fois l'hypothèse durkheimienne de la genèse sociale des schemes de pensée, de perception, d'appréciation et d'action et le fait de la division en classes, on est nécessairement conduit à l'hypothèse qu'il existe une correspondance entre les structures sociales (à proprement parler, les structures du pouvoir) et les structures mentales, correspondance qui s'établit par l'intermédiaire de la structure des systèmes symboliques, langue, religion, art, etc.; ou, plus précisément, que la religion contribue à l'imposition (dissimulée) des principes de structuration de la perception et de la pensée du monde et en particulier du monde social dans la mesure où elle impose un système de pratiques et de représentations dont la structure, objectivement fondée sur un principe de division politique, se présente comme la structure naturelle- surnaturelle du cosmos.

1. Les progrès de la division du travail religieux et le processus de moralisation et de systématisation

des pratiques et des croyances religieuses

1.1. L'ensemble des transformations technologiques, économiques et sociales qui sont corrélatives de la naissance et du développement des villes, et en particulier des progrès de la division du travail et de l'appa-

(12) Bien que l'on puisse évidemment transposer au corps des spécialistes religieux ce que Engels écrit des juristes professionnels dans sa lettre à Conrad Schmitdt du 27 octobre 1890 : « II en va de même du droit : dès que la nouvelle division du travail devient nécessaire et crée des juristes professionnels, s'ouvre à son tour un domaine nouveau, autonome, qui, tout en étant dépendant d'une façon générale de la production et du commerce, n'en possède pas moins, lui aussi, une capacité particulière de réaction sur ces domaines. Dans un état moderne, il faut non seulement que le droit corresponde à la situation économique générale et en soit l'expression, mais encore qu'il soit une expression systématique qui ne s'inflige pas un propre démenti par ses contradictions internes. Et pour y réussir, il reflète de moins en moins fidèlement les contradictions économiques. » Et Engels décrit ensuite l'effet d'apriorisation qui résulte de l'illusion de l'autonomie absolue : « le juriste s'imagine qu'il opère par proposition a priori alors que ce ne sont pourtant que des reflets économiques »; parlant de la philosophie, il note une des conséquences de la professionnalisation qui est de nature à renforcer, par un effet circulaire, l'illusion de l'autonomie absolue : « En tant que domaine déterminé de la division du travail, la philosophie de chaque époque suppose une documentation intellectuelle déterminée qui lui a été transmise par ses prédécesseurs et dont elle se sert comme point de départ. »

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rition de la séparation du travail intellectuel et du travail matériel, constituent la condition commune de deux processus qui ne peuvent s'accomplir que dans une relation d'interdépendance et de renforcement réciproque, soit la constitution d'un champ religieux relativement autonome et le développement d'un besoin de « moralisation » et de « systématisation » des croyances et des pratiques religieuses.

L'apparition et le développement des grandes religions universelles sont associés à l'apparition et au développement de la ville, l'opposition entre la ville et la campagne marquant une coupure fondamentale dans l'histoire de la religion en même temps qu'une des divisions religieuses les plus importantes en toute société affectée par une telle opposition morphologique. Ayant observé que « la grande division du travail matériel et du travail intellectuel, c'est la séparation de la ville et de la campagne », Marx écrivait dans L'Idéologie allemande : « La division du travail ne devient effectivement division du travail qu'à partir du moment où s'opère une division du travail matériel et intellectuel. A partir de ce moment la conscience peut vraiment s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la praxis existante, qu'elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel [...]. (Elle) devient capable de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie « pure », théologie, philosophie, morale, etc. » (13) . Il est à peine besoin de rappeler les caractéristiques de la condition paysanne qui font obstacle à la « rationalisation » des pratiques et des croyances religieuses, soit, entre autres traits, la subordination au monde naturel qui encourage « l'idolâtrie de la nature » (14) , la structure temporelle du travail agricole, activité saisonnière, intrinsèquement rebelle au calcul et à la rationalisation (15) , la dispersion spatiale de la population rurale, qui rend difficiles les échanges économiques et symboliques et, par là, la prise de conscience des intérêts collectifs. Inversement, les transformations économiques et sociales qui sont corrélatives de l'urbanisation, qu'il s'agisse du développement du commerce et surtout de l'artisanat, activités professionnelles relativement indépendantes des aléas naturels et, du même coup, relativement rationalisées ou rationalisables, ou du développement de l'individualisme intellectuel et spirituel favorisé par le rassemblement d'individus arrachés aux traditions enveloppantes des anciennes structures sociales, ne peuvent que favoriser la « rationalisation » et la « moralisation » des besoins religieux. « L'existence économique de la bourgeoisie repose, comme l'observe Weber, sur un travail plus continu (comparé au caractère saisonnier du travail agricole) et plus rationnel (ou, du moins, plus rationalisé sur le mode empirique) [...]. Cela permet essentiellement de prévoir et de 'comprendre' la relation entre but, moyens et réussite ou échec ». A mesure que disparaît « la relation immédiate avec la réalité plastique et vitale des puissances naturelles », « ces puissances, cessant

(13) Marx (K.) et Engels (F.), L'idéologie allemande, Paris, Editions sociales, 1968, p. 60.

(14) Marx (K.), Principes d'une critique de l'Economie politique, Paris, Gallimard, T. II, p. 260. (Pléiade.)

(15) Cf. M. Weber, W.u.G., p. 368 et II, p. 893 ( « le sort du paysan est étroitement lié à la nature, fortement dépendant à l'égard des processus organiques et des événements naturels et peu disponible, du point de vue économique, pour une systématisation rationnelle ») ; K. Marx, Le Capital, II, 2e section, ch. VIII, in K. Marx, Œuvres, Paris, Gallimard, T. II, p. 655 (Pléiade), (structure temporelle de l'activité productive et impossibilité de prévoir); op. cit., III, 5e section, ch. XIX, p. 1273 (incertitude et contingences).

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d'être immédiatement inteUigibles, se transforment en problèmes » et « la question rationaliste du 'sens' de l'existence » commence à se poser, cependant que l'expérience religieuse s'épure et que les relations directes avec le client introduisent des valeurs morales dans la religiosité de l'artisan (16). Mais le plus grand mérite de Max Weber est d'avoir montré que c'est dans la mesure et dans la mesure seulement où elle favorise le développement d'un corps de spécialistes de la gestion des biens de salut que l'urbanisation (avec les transformations corrélatives) contribue à la « rationalisation » et à la « moralisation » de la religion. « Les processus ď 'intériorisation' et de 'rationalisation' des phénomènes religieux, et en particulier l'introduction de critères et d'impératifs éthiques, la transfiguration des dieux en puissances éthiques qui veulent et récompensent le 'bien' et punissent le 'mal', de façon à sauvegarder aussi les aspirations éthiques, et enfin le développement du sentiment du 'péché' et le désir de 'rédemption', ce sont là autant de traits qui, en règle générale, ont progressé parallèlement au développement du travail industriel, la plupart du temps en relation directe avec le développement de la ville. Sans qu'il s'agisse pour autant d'une relation de dépendance uni- voque : la rationalisation de la religion a sa normativité propre sur laquelle les conditions économiques ne peuvent agir que comme 'lignes de développement' (Entwicklungswege) et elle est liée surtout au développement d'un corps spécifiquement sacerdotal » (17) . Si la religion de Jahveh a subi une évolution « éthico- rationnelle » dans une Palestine qui, malgré ses grands centres culturels, n'a jamais connu un développement urbain et industriel comparable à celui de l'Egypte et de la Mésopotamie, c'est que, à la différence de la polis méditerranéenne qui n'a jamais produit de religion rationalisée en raison de l'influence d'Homère et surtout de l'absence de corps sacerdotal hiérocratiquement organisé et spécialement préparé à sa fonction, l'Ancienne Palestine disposait d'un clergé citadin. Mais, plus précisément, si le culte de Jahveh a pu triompher des tendances au syncrétisme, c'est que la conjonction des intérêts des prêtres citadins et des intérêts religieux d'un type nouveau que l'urbanisation suscite chez les laïcs a surmonté les obstacles qui s'opposent communément au progrès vers le monothéisme, soit d'une part « les puissants intérêts idéaux et matériels du clergé, intéressé au culte des dieux particuliers », donc hostiles au processus de « concentration » qui fait disparaître les petites entreprises de salut et, d'autre part, « les intérêts religieux des laïcs pour un objet religieux proche, susceptible d'être influencé magiquement » (18) : les conditions politiques devenant de plus en plus difficiles, les Juifs qui ne pouvaient plus attendre que de leur conformité aux commandements divins une amélioration future de leur sort, vinrent à juger peu satisfaisantes les différentes formes traditionnelles de culte et, particulièrement, les oracles aux réponses ambiguës et énigmatiques, en sorte que le besoin se fit sentir de méthodes plus rationnelles pour connaître la volonté divine et de prêtres capables de les pratiquer; dans ce cas, le conflit entre cette demande collective, — qui coïncidait en fait avec l'intérêt objectif des Lévites, puisqu'elle tendait à exclure tous les cultes concurrents — , et les intérêts particuliers des prêtres des nombreux sanctuaires privés trouva dans l'organisation centralisée et hiérarchisée de la prêtrise une solution de nature à préserver

(16) W.U.G., II, p. 893. (17) W.u.G., H, p. 894. (18) W.u.G., p. 332.

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les droits de tous les prêtres sans contredire l'instauration d'un monopole du culte de Jahveh à Jérusalem.

1.2. Le processus qui conduit à la constitution d'instances spécifiquement aménagées en vue de la production, de la reproduction ou de la diffusion des biens religieux et l'évolution (relativement autonome par rapport aux conditions économiques) du système de ces instances vers une structure plus différenciée et plus complexe, i.e. vers un champ religieux relativement autonome, s'accompagnent d'un processus de systématisation et de moralisation des pratiques et des représentations religieuses qui conduit du mythe comme (quasi) système objectivement systématique à l'idéologie religieuse comme (quasi) système expressément systématisé et, parallèlement, du tabou et de la contamination magique au péché ou du mana, du « numineux » et du Dieu punisseur, arbitraire et imprévisible, au Dieu juste et bon, garant et protecteur de l'ordre de la nature et de la société.

Extrêmement rare dans les sociétés primitives, le développement d'un véritable monothéisme (par opposition à la « monolâtrie », qui n'est qu'une forme de polythéisme), est lié, selon Paul Radin, à l'apparition d'un corps de prêtres fortement organisé. C'est dire que le monothéisme, totalement ignoré des sociétés dont l'économie repose sur la cueillette, la pêche et/ ou la chasse, ne se rencontre que dans les classes dominantes des sociétés fondées sur une agriculture déjà développée et sur une division en classes (certaines sociétés de l'ouest africain, les Polynésiens, les indiens Dakota et Winnebago) dans lesquelles les progrès de la division du travail s'accompagnent d'une division corrélative de la division du travail de domination et en particulier de la division du travail religieux (19). Tenter de comprendre ce processus de systématisation et de moralisation comme l'effet direct et immédiat des transformations économiques et sociales, ce serait ignorer que l'efficacité propre de ces transformations se limite à rendre possible, par une sorte de double négation, i.e. par la suppression des conditions économiques toutes négatives du développement des mythes, la constitution progressive d'un champ religieux relativement autonome et, par là, l'action convergente (en dépit de la concurrence qui les oppose) du corps sacerdotal (avec les intérêts matériels et symboliques qui lui sont propres) et des « forces extra-sacerdotales », i.e. les exigences religieuses de certaines catégories de laïcs et les révélations métaphysiques ou éthiques du prophète (20).

Ainsi le processus de moralisation de notions comme ate, time, aidos, phtonos, etc., qui se marque, fondamentalement, par « le transfert de la notion de pureté de l'ordre magique à l'ordre moral », i.e. par la transformation de la faute comme souillure (miasma) en « péché », n'est complètement intelligible que si l'on prend en compte, outre les transformations concomitantes des structures économiques et sociales, les transformations de la structure des rapports de production symbolique qui conduiront à la constitution d'un véritable champ intellectuel dans

(19) Radin (P.), Primitive Religion, its Nature and Origine, New York, Dover Publications, 1957, lre éd. 1937.

(20) Cf. A. W. H. Adkins, Merit and Responsability, A Study in Greek Values, Oxford, Clarendon Press, 1960, (particulièrement le chap. V) et surtout E. R. Dodds, The Greeks and the Irrational, Boston, Beacon Press, 1957, lre éd., 1951.

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l'Athènes du Ve siècle. La prêtrise a partie liée avec la rationalisation de la religion : elle trouve le principe de sa légitimité dans une théologie érigée en dogme dont elle garantit en retour la validité et la perpétuation. Le travail d'exégèse qui lui est imposé par la confrontation ou l'affrontement de traditions mythico-rituelles différentes, dès lors juxtaposées dans le même espace urbain, ou par la nécessité de conférer à des rites ou des mythes devenus obscurs un sens mieux accordé aux normes éthiques et à la vision du monde des destinataires de leur prédication et aussi à ses valeurs et à ses intérêts propres de groupe lettré, tend à substituer à la systématicité objective des mythologies la cohérence intentionnelle des théologies, voire des philosophies, préparant par là la transformation de l'analogie syncrétique qui est au fondement de la pensée magico -mythique en analogie rationnelle et consciente de ses principes ou même en syllogisme (21). L'autonomie du champ religieux s'affirme dans la tendance des spécialistes à s'enfermer dans la référence autarcique au savoir religieux déjà accumulé et dans l'ésotérisme d'une production quasi cumulative, d'abord destinée aux producteurs (22) : de là le goût typiquement sacerdotal pour l'imitation transfiguratrice et l'infidélité déconcertante, la polyonymie délibérée et l'ambiguïté recherchée, l'équivoque ou l'obscurité méthodique et la métaphore systématique, bref tous ces jeux avec les mots qui se retrouvent dans toutes les traditions lettrées et dont on peut trouver le principe, avec Jean Bollack, dans l'allégorie, entendue comme l'art de penser autre chose sous les mêmes mots, de dire autre chose avec les mêmes mots ou de dire autrement les mêmes choses ( « donner un sens plus pur aux mots de la tribu») (23).

1.3. En tant qu'elle est l'aboutissement de la monopolisation de la gestion des biens de salut par un corps de spécialistes religieux, socialement reconnus comme les détenteurs exclusifs de la compétence spécifique qui est nécessaire à la production ou à la reproduction d'un corpus délibérément organisé de savoirs secrets (donc rares), la constitution d'un champ religieux est corrélative de la dépossession objective de ceux qui en sont exclus et qui se trouvent constitués par là même en tant que ïaïcs (ou profanes, au double sens du terme) dépossédés du capital reli-

(21) Cf. W.U.G., p. 323. (22) Si marquée que puisse être la coupure entre les spécialistes et les profanes,

le champ religieux se distingue du champ intellectuel proprement dit en ce qu'il ne peut jamais se consacrer totalement et exclusivement à une production ésotérique, i.e. destinée aux seuls producteurs, et qu'il doit toujours sacrifier aux exigences des laïcs. «L'aède connaît aussi la langue des dieux 'qui sont toujours', il en révèle quelques termes, mais il est obligé de traduire pour les hommes qui l'écoutent et de se conformer à l'usage » (Bollack (J.) , Empédocle, I. Introduction à l'ancienne physique, Paris, Ed. de Minuit, 1965, p. 286).

(23) II faut lire tout le chapitre intitulé « La transposition » (op. cit. pp. 277-310) où Jean Bollack dégage les principes de l'interprétation et de la réinterprétation qu'Empédocle fait subir aux textes homériques et qui pourraient caractériser sans doute le rapport que toute tradition lettrée entretient avec son héritage : « C'est dans la variation que se manifestait le mieux et le plus visiblement le pouvoir qu'on avait sur la langue» (p. 284). «Du jeu de lettres jusqu'au réemploi complexe de groupes entiers, la création verbale s'appuie d'abord sur les éléments de la mémoire (...). La variation est d'autant plus savante qu'elle est plus infime et qu'elle laisse apparaître le texte imité » (p. 285) . Sur la fonction de « Г etymologie sacrée » et du «jeu de mots» et sur la recherche d'un mode d'expression «polyphonique» chez les scribes égyptiens, on pourra aussi consulter l'ouvrage de Serge Sauneron, Les prêtres de l'ancienne Egypte (Paris, Seuil, 1957, pp. 123-133).

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gieux (comme travail symbolique accumulé) et reconnaissant la légitimité de cette dépossession du seul fait qu'ils la méconnaissent comme telle.

La dépossession objective ne désigne rien d'autre que la relation objective qu'entretiennent avec le nouveau type de biens de salut né de la dissociation du travail matériel et du travail symbolique et des progrès de la division du travail religieux les groupes ou classes occupant une position inférieure dans la structure de la distribution des biens religieux, structure qui se superpose elle-même à la structure de la distribution des instruments de production religieuse, i.e. de la compétence ou, pour parler comme Max Weber, de la « qualification » religieuse. On voit que la dépossession objective n'implique pas nécessairement une « paupérisation » religieuse, i.e. un processus visant à accumuler et à concentrer entre les mains d'un groupe particulier un capital religieux jusque-là plus également distribué entre tous les membres de la société (24). Toutefois, s'il est vrai que ce capital peut se perpétuer inaltéré, tant dans son contenu que dans sa distribution, tout en se trouvant objectivement dévalué dans et par la relation qui l'unit aux formes nouvelles de capital, il reste que cette dévaluation est de nature à entraîner, plus ou moins rapidement, le dépérissement du capital traditionnel et, par là, la « paupérisation » religieuse et la séparation symbolique, qu'exprime et renforce le secret, du savoir sacré et de l'ignorance profane.

1.3.1. Les différentes formations sociales peuvent être distribuées, en fonction de degré de développement et de différenciation de leur appareil religieux, i.e. des instances objectivement mandatées pour assurer la production, la reproduction, la conservation et la diffusion des biens religieux, selon leur distance par rapport à deux pôles extrêmes, Vauto- consommation religieuse d'une part et la monopolisation complète de la production religieuse par des spécialistes d'autre part.

1.3.1.1. A ces deux types extrêmes de structure de la distribution du capital religieux correspondent : a) des types opposés de rapports objectifs (et vécus) aux biens religieux et, en particulier, de compétence religieuse, soit d'un côté la maîtrise pratique d'un ensemble de schemes de pensée et d'action objectivement systématiques, acquis à l'état implicite par simple familiarisation, donc communs à tous les membres du groupe, et mis en œuvre sur le mode préréflexif, et de l'autre la maîtrise savante d'un corpus de normes et de savoirs explicites, explicitement et délibérément systématisés par des spécialistes appartenant à une institution socialement mandatée pour reproduire le capital religieux par une action pédagogique expresse; b) des types nettement distincts de systèmes symboliques, soit les mythes (ou systèmes mythico-rituels) et

(24) Durkheim définissait les catégories sociales de pensée comme « de savants instruments de pensée, que les groupes humains ont laborieusement forgés au cours des siècles et où ils ont accumulé le meilleur de leur capital intellectuel ». Et il commentait en note : « C'est pourquoi il est légitime de comparer les catégories à des outils; car l'outil, de son côté, est du capital matériel accumulé. D'ailleurs entre les trois notions d'outil, de catégorie et d'institution, il y a une étroite parenté. » (F.E.V.R., 4e éd., Paris, Presses Universitaires de France, I960, p. 27 et n° 1, souligné par moi).

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les idéologies religieuses (théogonies, cosmogonies, théologies) qui sont le produit d'une réinterprétation lettrée, opérée par référence à de nouvelles fonctions, fonctions internes d'une part, corrélatives de l'existence du champ des agents religieux, fonctions externes d'autre part, comme celles qui naissent de la constitution des Etats et du développement des antagonismes de classe et qui donnent leur raison d'être aux grandes religions à prétention universelle.

Le refus éthique de l'évolutionnisme et des idéologies racistes qui en sont socialement solidaires sans en être le moins du monde inséparables logiquement conduit certains ethnologues à l'ethnocentrisme inversé qui consiste à prêter à toutes les sociétés, même les plus « primitives », des formes de capital culturel qui ne peuvent se constituer qu'à un niveau déterminé du développement de la division du travail. Les couches paysannes appellent cette autre forme de l'erreur primitiviste qu'est l'erreur populiste : confondant la dépossession et la paupérisation, on s'expose à traiter les bribes décontextualisées et réinterprétées de la culture savante du passé comme les vestiges précieux d'une culture originale (25). Pour échapper à ces erreurs, il suffit, comme le suggèrent les analyses de Weber (qui semble inconnu des ethnologues), de rapporter la structure du système des pratiques et des croyances religieuses à la division du travail religieux. C'est ce que fait Durkheim, mais sans en tirer aucune conséquence, parce que son objectif n'est pas là, lorsqu'il entend distinguer des « religions primitives » les « religions complexes » caractérisées par « le heurt des théologies, les variations des rituels, la multiplicité des groupements, la diversité des individus » : « Que l'on considère des religions comme celles de l'Egypte, de l'Inde ou de l'antiquité classique ! C'est un enchevêtrement touffu de cultes multiples, variables avec les localités, avec les temples, avec les générations, les dynasties, les invasions, etc. Les superstitions populaires y sont mêlées aux dogmes les plus raffinés. Ni la pensée ni l'activité religieuse ne sont également réparties dans la masse des fidèles; suivant les hommes, les milieux, les circonstances, les croyances comme les rites sont ressentis de façons différentes. Ici, ce sont des prêtres, là, des moines, ailleurs des laïcs; il y a des mystiques et des rationalistes, des théologiens et des prophètes, etc. » (26). En fait, il est extrêmement rare que les ethnologues fournissent des informations systématiques sur l'univers complet des agents religieux, sur leur recrutement et leur formation, leur position et leur fonction dans la structure sociale; ils ne se posent que par exception la question de la distribution de la compétence religieuse selon le sexe, l'âge, le rang social, la spécialisation technique ou telle ou telle particularité sociale, s'interdisant du même coup de s'interroger sur la relation entre la maîtrise pratique du système mythique que détiennent, à des degrés d'excellence différents, les indigènes et la maîtrise savante que l'ethnologue peut s'en donner au terme d'une analyse fondée sur des informations systématiquement recueillies par l'observation armée et par l'interrogation d'informateurs différents et choisis pour leur compétence particulière. Si l'on sait en outre qu'ils tendent aujourd'hui à écarter, au nom d'une idéologie naïvement antifonctionnaliste, la question des relations entre la structure sociale et la structure des représentations

(25) Pour une critique de cette illusion, voir L. Boltanski, Prime éducation et morale de classe, Paris, Mouton, 196Э.

(26) F.E.V.R., p. 7, souligné par moi.

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mythiques ou religieuses, on voit qu'ils ne peuvent poser la question (que seules des études comparatives permettraient de résoudre) de la relation entre le degré de développement de l'appareil religieux et la structure ou la thématique du message. Bref, la tradition intellectuelle de sa discipline, la structure relativement peu différenciée (même au point de vue religieux) des sociétés qu'il étudie et la méthode idiogra- phique qu'il utilise tendent à imposer à l'ethnologue la théorie de la religion que résume la définition durkheimienne de l'Eglise, diamétralement opposée à celle de Max Weber : « Le magicien est à la magie ce que le prêtre est à la religion, et un collège de prêtres n'est pas une Eglise, non plus qu'une congrégation religieuse qui vouerait à quelque saint, dans l'ombre du cloître, un culte particulier. Une Eglise ce n'est pas simplement une confrérie sacerdotale; c'est la communauté morale formée par tous les croyants de la même foi, les fidèles comme les prêtres » (27) . Il s'ensuit que, contrairement à l'ambition fondamentale de Durkheim (28) qui espérait trouver la vérité des « religions complexes » dans « les religions élémentaires », les limites de validité de l'analyse durkheimienne de la religion et de toute méthode qui fait de la sociologie de la religion une simple dimension de la « sociologie de la connaissance », sont impliquées dans la pétition de principe par laquelle est écartée la question des variations de la forme et du degré de différenciation de l'activité productive et, plus directement, de la forme et du degré de différenciation du travail de production symbolique et des variations corrélatives des fonctions et de la structure du message religieux (29). Etant donné que, comme le remarque justement Weber, la

(27) F.E.V.R., pp. 62-63. Durkheim notait pourtant, quelques pages plus tôt, que l'on rencontre partout, fût-ce à l'état rudimentaire, la division du travail religieux : « Sans doute, il est rare que chaque cérémonie n'ait pas son directeur au moment où elle est célébrée; même dans les sociétés les plus grossièrement organisées, il y a généralement des hommes que l'importance de leur rôle social désigne pour exercer une influence directe sur la vie religieuse (par exemple les chefs des groupes locaux dans certaines sociétés australiennes). Mais cette attribution de fonctions est encore très flottante » (F.E.V.R., p. 61, n. 1) .

(28) Et sans doute, plus ou moins confusément, de tout ethnologue qui a un intérêt professionnel à refuser la thèse de Marx selon laquelle les formes les plus complexes de la vie sociale enferment le principe de la compréhension des formes les plus rudimentaires («L'anatomie de l'homme est la clé de l'anatomie du singe... »)

(29) On peut consulter sur ce point le compte rendu du débat entre Claude Lévi- Strauss et Paul Ricœur (Esprit, nov. 1963, pp. 628-653) où l'on verra que la question de la spécificité des productions de la prêtrise est escamotée tant par le philosophe, soucieux de sauver l'irréductibilité de la tradition biblique (A), que par l'ethnologue qui, tout en reconnaissant explicitement le travail religieux des spécialistes (B), l'élimine de son analyse: (A) «pour ma part, je suis frappé que tous les exemples soient pris dans l'aire géographique qui a été celle du soi-disant totémisme, et jamais dans la pensée sémitique, pré-hellénique ou indo-européenne (...). Je me demande si le fonds mythique sur lequel nous sommes branchés — fonds sémitique (égyptien, babylonien, araméen, hébreu), fonds proto-hellénique, fonds indo-européen — se prêtent aussi facilement à la même opération ou plutôt, (...) ils s'y prêtent sûrement, mais s'y prêtent-ils sans reste ? » (p. 607) . (B) « L'Ancien Testament, qui met certainement en œuvre des matériaux mythiques, les reprend en vue d'une autre fin que celle qui fut originellement la leur. Des rédacteurs les ont, sans nul doute, déformés en les interprétant; ces mythes ont donc été soumis, comme dit très bien M. Ricœur, à une opération intellectuelle. Il faudrait commencer par un travail préliminaire, visant à retrouver le résidu mythologique et archaïque sous-jacent à la littérature biblique, ce qui ne peut évidemment être l'œuvre que d'un spécialiste » (p. 631) . « Des mythes historisés nous en connaissons beaucoup par le monde; il est tout à fait frappant, par exemple, que la mythologie des Indiens Zunis du sud-ouest des Etats-Unis ait été 'historisée' (...) par des théologiens indigènes d'une manière comparable à celle d'autres théologiens à partir des mythes des ancêtres d'Israël » (p. 636) .

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vision du monde que proposent les grandes religions universelles est le produit de groupes bien définis (théologiens puritains, savants confucéens, Brahmanes hindous, Lévites juifs, etc.) voire d'individus (comme les prophètes) parlant pour des groupes déterminés, l'analyse de la structure interne du message religieux ne peut impunément ignorer les fonctions sociologiquement construites qu'il remplit d'abord pour les groupes qui le produisent et d'autre part pour les groupes qui le consomment, la transformation du message dans le sens de la moralisation et de la rationalisation pouvant par exemple résulter au moins pour une part du fait que le poids relatif des fonctions que l'on peut appeler internes croît à mesure que le champ s'autonomise.

1.3.1.2. L'opposition entre les détenteurs du monopole de la gestion du sacré et les laïcs, objectivement définis comme profanes, au double sens d'ignorants de la religion et d'étrangers au sacré et au corps des gestionnaires du sacré, est au principe de l'opposition entre le sacré et le profane et, corrélativement, entre la manipulation légitime (religion) et la manipulation profane et profanatrice (magie ou sorcellerie) du sacré, qu'il s'agisse d'une profanation objective, i.e. de la magie ou de la sorcellerie comme religion dominée, et de la profanation intentionnelle, i.e. de la magie comme antireligion ou religion inversée.

Du fait que la religion, comme tout système symbolique, est prédisposée à remplir une fonction d'association et de dissociation ou, mieux, de distinction, un système de pratiques et de croyances est voué à apparaître comme magie ou comme sorcellerie, au sens de religion inférieure, toutes les fois qu'il occupe une position dominée dans la structure des rapports de force symbolique, i.e. dans le système des relations entre les systèmes de pratiques et des croyances propres à une formation sociale déterminée. C'est ainsi qu'on désigne communément par magie soit une religion inférieure et ancienne, donc primitive, soit une religion inférieure et contemporaine, donc profane (équivalent ici de vulgaire) et profanatrice. Ainsi, l'apparition d'une idéologie religieuse a pour effet de reléguer à l'état de magie ou de sorcellerie les anciens mythes et, comme l'observe Weber, c'est la suppression d'un culte, sous l'influence d'un pouvoir politique ou ecclésiastique, au profit d'une autre religion qui, en réduisant les anciens dieux au rang de démons, a donné naissance, la plupart du temps, à l'opposition entre la religion et la magie (30). On est donc en droit de se demander si lorsque la tradition ethnologique recourt à l'opposition entre magie et religion pour distinguer des formations sociales dotées d'appareils religieux inégalement développés et de systèmes de représentations religieuses inégalement moralises et systématisés elle a réellement rompu avec ce sens premier et primitif. D'autre part, le fait que, au sein d'une même formation sociale, l'opposition entre la religion et la magie, entre le sacré et le profane, entre la manipulation légitime et la manipulation profane du sacré, dissimule l'opposition entre des différences de compétence religieuse, liées à la structure de la distribution du capital culturel, ne se voit jamais aussi bien que dans la relation entre le confucianisme et la religiosité des classes populaires chinoises, rejetées dans l'ordre de la magie par le mépris et la suspicion des lettrés qui élaborent le rituel raffiné de la religion d'état et qui imposent la domination et la légitimité de leurs

(30) W.u.G., p. 335.

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doctrines et de leurs théories sociales, malgré quelques victoires locales et provisoires des prêtres taoïstes et boudhistes, dont les doctrines et les pratiques sont plus proches des intérêts religieux des masses (31). Etant donné d'une part la relation qui unit le degré de systématisation et de moralisation de la religion au degré de développement de l'appareil religieux et d'autre part la relation qui unit les progrès de la division du travail religieux aux progrès de la division du travail et de l'urbanisation, on comprend que la plupart des auteurs tendent à accorder à la magie des caractéristiques qui sont celles des systèmes de pratiques et de représentations propres aux formations sociales les moins développées économiquement ou des classes sociales les plus défavorisées des sociétés divisées en classes (32). Si la plupart des auteurs s'accordent pour reconnaître les pratiques magiques au fait qu'elles visent des buts concrets et spécifiques, partiels et immédiats (par opposition aux fins plus abstraites, plus générales et plus lointaines qui seraient celles de la religion), qu'elles s'inspirent d'une intention de coercition ou de manipulation des pouvoirs surnaturels (par opposition aux dispositions propitiatoires et contemplatives de la « prière » par exemple) ou qu'elles demeurent enfermées dans le formalisme et le ritualisme du do ut des (33) , c'est que tous ces traits qui trouvent leur principe dans des conditions d'existence dominées par une urgence économique interdisant toute prise de distance par rapport au présent et aux besoins immédiats et peu favorables au développement de compétences savantes en matière de religion ont plus de chances, évidemment, de se rencontrer dans les sociétés ou dans les classes sociales les plus démunies au point de vue économique et prédisposées de ce fait à occuper une position dominée dans les rapports de force matériels et symboliques. Mais il y a plus : toute pratique ou croyance dominée est vouée à apparaître comme profanatrice dans la mesure où, par son existence même et en l'absence de toute intention de profanation, elle constitue une contestation objective du monopole de la gestion du sacré, donc de la légitimité des détenteurs de ce monopole : et, de fait, la survivance est toujours une résistance, i.e. l'expression du refus de se laisser déposséder des instruments de production religieux. C'est pourquoi la magie inspirée par une intention de profanation n'est que la limite ou, plus exactement, la vérité de la magie comme profanation objective : « La magie, dit Durkheim, met une sorte de plaisir professionnel à profaner les choses saintes; dans ses rites elle prend le contre-pied des cérémonies religieuses » (34) . Le sorcier va jusqu'au bout de la logique de la contestation du monopole lorsqu'il redouble le sacrilège résultant de la mise en relation d'un agent profane avec un objet sacré en inversant ou en caricaturant les opérations délicates et complexes auxquelles les détenteurs du monopole de la manipulation des biens religieux doivent se livrer pour légitimer une telle mise en relation.

(31) Weber (M.), Gesammelte Aufsdtze zur Religionssoziologie, Tubingen, J. С. В. Mohr, 1920-1921, vol. I, pp. 276-536.

(32) II n'est sans doute pas de formation sociale qui, pour si faible qu'y soit le développement de l'appareil religieux, ignore l'opposition qu'établissait Durkheim après Robertson Smith, entre la religion institutionnellement établie, expression patente et légitime des croyances et des valeurs communes du groupe, et la magie comme ensemble des croyances et des partiques caractéristiques des groupes ou des catégories dominés (comme les femmes) ou occupant des positions sociales structu- ralement ambiguës (comme le forgeron ou la vieille femme dans les sociétés berbères) .

(33) W.u.G., pp. 368-369. (34) F.E.V.R., pp. 59-60.

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2. L'intérêt proprement religieux

2.1. En tant que système symbolique structuré fonctionnant comme principe de structuration qui 1) construit l'expérience (en même temps qu'il l'exprime) au titre de logique à l'état pratique, condition impensée de toute pensée, et de problématique implicite, — i.e. de système de questions indiscutées délimitant le champ de ce qui mérite discussion par opposition à ce qui est hors de discussion, donc admis sans discussion — , et qui 2), grâce à l'effet de consécration (ou de légitimation) qu'exerce le seul fait de Yexplicitation, fait subir au système des dispositions à l'égard du monde naturel et du monde social inculquées par les conditions d'existence un changement de nature, transmuant en particulier Yethos comme système de schemes implicites d'action et d'appréciation en éthique comme ensemble systématisé et rationalisé de normes explicites, la religion est prédisposée à assumer une fonction idéologique, fonction pratique et politique d'absolutisation du relatif et de légitimation de l'arbitraire qu'elle ne peut remplir qu'en tant qu'elle assure une fonction logique et gnoséologique et qui consiste à renforcer la force matérielle ou symbolique susceptible d'être mobilisée par un groupe ou une classe en légitimant tout ce qui définit socialement ce groupe ou cette classe, i.e. toutes les propriétés caractéristiques d'une manière parmi d'autres d'exister, donc arbitraires, qui lui sont objectivement attachées en tant qu'il occupe une position déterminée dans la structure sociale (effet de consécration comme sacralisation par la « naturalisation » et l'éternisation) .

2.1.1. La religion exerce un effet de consécration 1) en convertissant en limites de droit, par ses sanctions sanctifiantes, les limites et les barrières économiques et politiques de fait et, en particulier, en contribuant à la manipulation symbolique des aspirations qui tend à assurer l'ajustement des espérances vécues aux chances objectives, et 2) en inculquant un système de pratiques et de représentations consacrées dont la structure (structurée) reproduit sous une forme transfigurée, donc méconnaissable, la structure des rapports économiques et sociaux en vigueur dans une formation sociale déterminée et ne peut produire l'objectivité qu'elle produit (en tant que structure structurante) qu'en produisant la méconnaissance des limites de la connaissance qu'elle rend possible, donc en apportant le renforcement symbolique de ses sanctions aux limites et aux barrières logiques et gnoséologiques imposées par un type déterminé de conditions matérielles d'existence (effet de connaissance-méconnaissance) .

Il faut se garder de confondre l'effet de consécration que tout système de pratiques et de représentations religieuses tend à exercer, de manière directe ou immédiate, dans le cas de la religiosité des classes dominantes, de manière indirecte, dans le cas de la religiosité des classes dominées, avec l'effet de connaissance-méconnaissance que tout système de pratiques et de représentations religieuses exerce nécessairement en tant qu'imposition de problématique et qui est sans doute la médiation la

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plus cachée par laquelle s'exerce l'effet de consécration : les schemes de pensée et de perception qui sont constitutifs de la problématique religieuse ne peuvent produire l'objectivité qu'ils produisent qu'en produisant la méconnaissance des limites de la connaissance qu'ils rendent possible (i.e. l'adhésion immédiate, sur le mode de la croyance, au monde de la tradition vécu comme « monde naturel ») et de l'arbitraire de la problématique, système de questions qui n'est pas mis en question. Ainsi, on ne peut sans contradiction assigner à la fois à la religiosité populaire une fonction mystificatrice de déplacement des conflits politiques et voir dans certains types de mouvements religieux, comme les hérésies médiévales, une forme déguisée de la lutte des classes, à moins de prendre en compte, ce qu'Engels ne fait pas, l'effet de connaissance - méconnaissance, i.e. tout ce qui découle du fait que la lutte des classes ne peut s'accomplir, à un moment donné du temps, qu'en prenant la forme et en empruntant le langage (et non le « déguisement ») de la guerre de religion. Bref, les guerres de religion ne sont ni les « violentes querelles théologiques » que l'on y voit la plupart du temps ni les conflits ď « intérêts matériels de classe » qu'Engels y découvre et elles sont les deux choses à la fois parce que les catégories de pensée théologiques sont ce qui rend impossible de penser et de mener la lutte des classes en tant que telle en permettant de la penser et de la mener en tant que guerre de religion. De même que, dans le domaine pratique, l'alchimie religieuse fait « de nécessité vertu », ou, selon le mot de William James, « rend facile et heureux ce qui est inévitable », de même, dans le domaine gnoséologique, elle fait « de nécessité raison » en transformant les barrières sociales qui définissent Г « impensable » en limites logiques, éternelles et nécessaires. Ainsi par exemple, il serait facile de montrer que, comme le suggère Paul Radin, la représentation de la relation entre l'homme et les puissances surnaturelles que proposent les différentes religions ne peut dépasser les limites imposées par la logique régissant l'échange de biens dans le groupe ou la classe considéré (35) : tout se passe comme si la représentation « eucharistique » du sacrifice, à peu près totalement inconnue des sociétés primitives, où les échanges obéissent à la loi du don et du contre-don, et même des classes paysannes qui, comme l'observe Weber, tendent à obéir, dans leurs relations avec le dieu et avec le prêtre, à « une morale strictement formaliste du do ut des », ne pouvait se développer que lorsque les structures de l'échange économique viennent à se transformer, en particulier avec le développement du commerce et de l'artisanat urbain, qui, en instaurant la relation avec le client, rend possible la conception d'une moralisation calculatrice des relations entre l'homme et la divinité. Et l'on sait l'effet de consécration que peut exercer en retour, non seulement dans le domaine pratique mais aussi dans le domaine théorique, la transfiguration religieuse de l'ethos ascétique de la classe bourgeoise naissante en une éthique religieuse de l'ascèse dans le siècle.

2.2. Du fait que l'intérêt religieux dans ce qu'il a de pertinent pour la sociologie, i.e. l'intérêt qu'un groupe ou une classe trouve dans un type déterminé de pratique ou de croyance religieuse et, en particulier, dans la production, la reproduction, la diffusion et la consommation d'un type déterminé de biens de salut (parmi lesquels le message religieux lui-

(35) Radin (P.), op. cit., pp. 182-183.

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même), est fonction du renforcement que le pouvoir de légitimation de l'arbitraire qu'enferme la religion considérée peut apporter à la force matérielle et symbolique susceptible d'être mobilisée par ce groupe ou cette classe en légitimant les propriétés matérielles ou symboliques attachées à une position déterminée dans la structure sociale, la fonction générique de légitimation ne peut par définition s'accomplir sans se spécifier en fonction des intérêts religieux attachés aux différentes positions dans la structure sociale.

S'il y a des fonctions sociales de la religion et si, par conséquent, la religion est justiciable de l'analyse sociologique, c'est que les laïcs n'en attendent pas — ou pas seulement — des justifications d'exister capables de les arracher à l'angoisse existentielle de la contingence et de la dereliction ou même à la misère biologique, à la maladie, à la souffrance ou à la mort, mais aussi et surtout des justifications d'exister dans une position sociale déterminée et d'exister comme ils existent, i.e. avec toutes les propriétés qui leur sont socialement attachées. La question de l'origine du mal (unde malum et quare ?) qui, comme le rappelle Weber, ne devient une interrogation sur le sens de l'existence humaine que dans les classes privilégiées, toujours à la recherche d'une « théodicée de leur bonne fortune », est fondamentalement une interrogation sociale sur les causes et les raisons des injustices ou des privilèges sociaux : les théodicées sont toujours des sociodicées. A ceux qui jugeraient réductrice cette théorie des fonctions de la religion, il suffira d'indiquer que les variations des fonctions objectivement conférées à la religion par les différentes classes sociales en différentes sociétés et en différentes époques désignent comme une expression ďethnocentrisme les théories qui mettent au premier plan les fonctions psychologiques (ou « personnelles ») de la religion : c'est seulement avec le développement de la bourgeoisie urbaine, portée à interpréter l'histoire et l'existence humaine plutôt comme le produit du mérite ou du démérite de la personne que comme l'effet de la fortune ou du destin que la religiosité revêt le caractère intensément personnel qui est trop souvent considéré comme appartenant à l'essence de toute expérience religieuse. Il suffit donc de construire le fait religieux de manière proprement sociologique, i.e. comme l'expression légitimatrice d'une position sociale, pour apercevoir les conditions sociales de possibilité, donc les limites, des autres types de construction, et en particulier de celle que l'on peut appeler phénoménologique et qui, dans son effort pour se soumettre à la vérité vécue de l'expérience religieuse comme expérience personnelle, irréductible à ses fonctions externes, omet d'opérer une ultime « réduction », celle des conditions sociales qui doivent être remplies pour que cette expérience vécue soit possible. Comme la vertu selon Aristote, la religiosité personnelle (et, plus généralement, toute forme de « vie intérieure ») « veut une certaine aisance ». La question du salut personnel ou de l'existence du mal, de l'angoisse de la mort ou du sens de la souffrance et toutes les interrogations situées aux frontières de la « psychologie » et de la métaphysique qui en sont la forme sécularisée et que produisent et traitent, par des méthodes et avec des succès différents, les confesseurs et les prédicateurs, les psychologues et les psychanalystes, les romanciers et les conseillers conjugaux, sans parler des hebdomadaires féminins, ont pour condition sociale de possibilité un développement de l'intérêt pour les problèmes de conscience et un accroissement de la

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sensibilité aux misères de la condition humaine qui n'est lui-même possible que dans un type déterminé de conditions matérielles d'existence : la représentation du Paradis comme lieu d'une félicité individuelle entretient avec l'espérance millénariste d'une subversion de l'ordre social qui hante la foi populaire la même opposition que la révolte « métaphysique » contre l'absurdité de l'existence humaine et contre les seules « aliénations » universelles, — celles que la situation de privilège n'abolit jamais totalement et qu'elle peut même redoubler en développant l'aptitude à les exprimer, à les analyser et, par là, à les ressentir — , et la résignation des déshérités devant le destin commun de souffrances, de séparations et de solitude, toutes ces oppositions parallèles ayant pour principe l'opposition entre les conditions matérielles d'existence et les positions sociales où s'engendrent ces deux types opposés de représentations transfigurées de l'ordre social et de son avenir.

Si la représentation du Paradis comme lieu d'une félicité individuelle correspond mieux aujourd'hui aux demandes religieuses de la petite bourgeoisie qu'à celles des fractions dominantes de la bourgeoisie, aussi accueillantes à l'eschatologie scientiste d'un Teilhard de Chardin, qu'à la futurologie des planificateurs prospectivistes, c'est que, comme le remarque Reinhold Niebuhr, le « millénarisme évolutionniste a toujours exprimé l'espérance des classes aisées et privilégiées qui se jugent trop rationnelles pour accepter l'idée d'une émergence soudaine de l'absolu dans l'histoire », pour qui « l'idéal est dans l'histoire et chemine vers son triomphe final » et qui « identifient Dieu et la nature, le réel et l'idéal, non pas parce que les conceptions dualistes de la religion classique sont trop irrationnelles pour eux, mais parce qu'ils ne souffrent pas autant que les déshérités des brutalités de la société contemporaine et ne se font pas une image aussi catastrophique de l'histoire » (36) .

2.2.1. Etant donné que l'intérêt religieux a pour principe le besoin de légitimation des propriétés attachées à un type déterminé de conditions d'existence et de position dans la structure sociale, les fonctions sociales que la religion remplit pour un groupe ou une classe se différencient nécessairement en fonction de la position que ce groupe ou cette classe occupe a) dans la structure des rapports de classe et b) dans la division du travail religieux.

2.2.1.1. Les relations de transaction qui s'établissent sur la base d'intérêts différents entre les spécialistes et les laïcs et les relations de concurrence qui opposent les différents spécialistes à l'intérieur du champ religieux constituent le principe de la dynamique du champ religieux et, par là, des transformations de l'idéologie religieuse.

2.2.2. Etant donné que l'intérêt religieux a pour principe le besoin de légitimation des propriétés matérielles ou symboliques attachées à un type déterminé de conditions d'existence et de position dans la structure sociale et qu'il dépend donc étroitement de cette position, le message religieux le plus capable de satisfaire l'intérêt religieux d'un groupe déterminé de laïcs, donc d'exercer sur lui l'effet proprement symbolique

36) Niebuhr (R.), Moral Man and Immoral Society, New York, Charles Scribners' Sons, 1932, p. 62.

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de mobilisation qui résulte du pouvoir d'absolutisation du relatif et de légitimation de l'arbitraire est celui qui lui apporte un (quasi) système de justification des propriétés qui lui sont objectivement attachées en tant qu'il occupe une position déterminée dans la structure sociale.

Cette proposition qui se déduit directement d'une définition proprement sociologique de la fonction de la religion trouve sa validation empirique dans l'harmonie quasi miraculeuse qui s'observe toujours entre la forme que revêtent les pratiques et les croyances religieuses dans une société donnée à un moment donné du temps et les intérêts proprement religieux de sa clientèle privilégiée à ce moment. Ainsi par exemple, si « la noblesse guerrière et toutes les forces féodales ne sont aucunement prédisposées à devenir porteuses d'une éthique religieuse rationnelle », c'est, comme l'observe Weber, que des « concepts tels que ' faute ', ' rédemption ',

' humilité ', sont non seulement étrangers, mais antinomiques au sentiment de dignité propre à toutes les couches politiquement dominantes et en particulier à la noblesse guerrière» (37). Cette harmonie est le résultat d'une réception sélective impliquant nécessairement une réinterprétation dont le principe n'est autre chose que la position occupée dans la structure sociale, cela dans la mesure où les schemes de perception et de pensée qui sont la condition de la réception et qui en définissent aussi les limites sont le produit des conditions d'existence attachées à cette position (habitus de classe ou de groupe). C'est dire que la circulation du message religieux implique nécessairement une réinterprétation qui peut être consciemment opérée par des spécialistes (e.g. la vulgarisation religieuse en vue de l'évangélisation) ou effectuée inconsciemment par la seule vertu des lois de la diffusion culturelle (e.g. la « vulgarisation » résultant de la divulgation) et qui est d'autant plus grande que la distance économique, sociale et culturelle est plus grande entre le groupe des producteurs, le groupe des diffuseurs et le groupe des récepteurs. Il s'ensuit que la forme que prend la structure des systèmes de pratiques et de croyances religieuses à un moment donné du temps (la religion historique) peut être très éloignée du contenu originel du message et qu'elle ne peut se comprendre complètement que par référence à la structure complète des relations de production, de reproduction, de circulation et d'appropriation du message et à l'histoire de cette structure (38). Ainsi, au terme de son histoire monumentale de l'enseignement social des églises chrétiennes, Ernst Troeltsch conclut qu'il est extrêmement difficile de « trouver un point invariable et absolu dans l'éthique chrétienne » et cela parce que, en chaque formation sociale et à chaque époque, toute la vision du monde et tout le dogme

(37) W.u.G., p. 371. (38) C'est pourquoi la tentative de Max Weber pour caractériser les grandes

religions universelles par les groupes professionnels ou les classes qui ont joué un rôle déterminant dans leur propagation a surtout une valeur suggestive dans la mesure où elle indique le principe du style propre à chacun des grands messages originels : « Si l'on veut caractériser d'un mot les groupes sociaux qui ont été les porteurs et les propagateurs des religions universelles, on peut indiquer, pour le Confucianisme, le bureaucrate ordonnateur du monde, pour l'Hindouisme, le magicien ordonnateur du monde, pour le Bouddhisme, le moine mendiant errant par le monde, pour l'Islam, le guerrier conquérant du monde, pour le Judaïsme, le commerçant parcourant le monde, pour le Christianisme, le compagnon artisan itinérant : tous ces groupes agissant non pas comme les porte-parole de leurs 'intérêts de classe' professionnels ou matériels, mais en tant que porteurs idéologiques (ideologische Trdger) du type d'éthique ou de doctrine du salut qui s'harmonisait le mieux avec leur position sociale» (W.u.G., pp. 400-401, souligné par moi).

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chrétiens dépendent des conditions sociales caractéristiques des différents groupes ou classes dans la mesure où ils doivent s'adapter à ces conditions pour les maîtriser (39). De même que les croyances et les pratiques qui sont communément désignées comme chrétiennes (et qui n'ont guère plus en commun que ce nom) doivent leur survie au cours du temps au fait qu'elles ne cessent de changer à mesure que changent les fonctions qu'elles remplissent auprès des groupes toujours renouvelés qui les accueillent, de même, dans la synchronie, les représentations et les conduites religieuses qui se réclament d'un seul et même message originel ne doivent leur diffusion dans l'espace social qu'au fait qu'elles reçoivent des significations et des fonctions radicalement différentes dans les différents groupes ou classes : ainsi, l'unité de façade de l'église catholique au хш" siècle ne doit pas dissimuler l'existence de véritables schismes ou hérésies internes qui permettaient à l'Eglise de donner à des intérêts et à des exigences radicalement différents une réponse en apparence unique (contribuant par là à dissimuler les différences).

2.2.2.1. Dans une société divisée en classes, la structure des systèmes de représentations et de pratiques religieuses propres aux différents groupes ou classes contribue à la perpétuation et à la reproduction de l'ordre social (au sens de structure des rapports établis entre les groupes et les classes) en contribuant à le consacrer, i.e. à le sanctionner et le sanctifier, et cela parce que, lors même qu'elle se présente comme officiellement une et indivisible, elle s'organise par rapport à deux positions polaires, soit 1) les systèmes de pratiques et de représentations (religiosité dominante) tendant à justifier les classes dominantes d'exister en tant que dominantes et 2) les systèmes de pratiques et de représentations (religiosité dominée) qui tendent à imposer aux dominés une reconnaissance de la légitimité de la domination fondée sur la méconnaissance de l'arbitraire de la domination et des modes d'expression symboliques de la domination (e.g. le style de vie et aussi la religiosité des classes dominantes) en contribuant au renforcement symbolique de la représentation dominée du monde politique et de l'ethos de la résignation et du renoncement directement inculqué par les conditions d'existence, i.e. de la propension à mesurer les espérances aux possibilités inscrites dans ces conditions, au moyen de techniques de manipulation symbolique des aspirations aussi différentes (bien que convergentes) que le déplacement des aspirations et des conflits par la compensation et la transfiguration symbolique (promesse du salut) ou la transmutation du destin en choix (exaltation de l'ascétisme).

La structure des systèmes de représentations et de pratiques peut trouver un renforcement de son efficacité mystificatrice dans le fait qu'elle donne les apparences de l'unité en dissimulant sous un minimum de dogmes et de rites communs des interprétations radicalement opposées des réponses traditionnelles aux questions les plus fondamentales de l'existence. Il n'est aucune des grandes religions universelles qui ne présente une telle pluralité de significations et de fonctions, qu'il s'agisse

(39) Troeltsch (E.) Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, Tubingen, Mohr, 1912, T. I. in Gesammelte Schriften von E. Troeltsch (1922), réimpr., Aalen, Scientia Ver lag, 1961.

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du Judaïsme qui, comme l'a montré Louis Finklestein, conserve dans l'opposition entre la tradition pharisaïque et la tradition prophétique les traces des tensions et des conflits économiques et culturels entre les pasteurs semi-nomades et les agriculteurs sédentaires, entre les groupes sans terre et les grands propriétaires et entre les artisans et les nobles citadins (40), ou de l'Hindouisme, diversement interprété aux différents niveaux de la hiérarchie sociale, ou du Bouddhisme japonais, aux très nombreuses sectes, ou enfin du Christianisme, hybride fait d'éléments empruntés à la tradition judaïque, à l'humanisme grec et à différents cultes initiatiques, qui fut d'abord véhiculé, comme l'observe Weber, par des artisans itinérants, pour devenir, à son apogée, la religion du moine et du guerrier, du serf et du noble, de l'artisan et du marchand. L'unité apparente de ces systèmes profondément différents est d'autant plus aisée à maintenir que les mêmes concepts, les mêmes pratiques tendent à prendre des sens opposés lorsqu'ils servent à exprimer des expériences sociales radicalement opposées : que l'on pense par exemple à la « résignation » qui, pour les uns, est la première leçon de l'existence tandis que, pour les autres, elle doit être conquise laborieusement contre la révolte devant les formes universelles de l'inévitable. L'effet de double entente qui se produit inéluctablement et sans qu'il soit besoin de le rechercher explicitement toutes les fois qu'un message unique est interprété par référence à des conditions d'existence opposées n'est sans doute qu'une des médiations à travers lesquelles s'effectue l'effet d'imposition logique que réalise toute religion.

2.3. Etant donné qu'une pratique ou une idéologie religieuse ne peut par définition exercer l'effet proprement religieux de mobilisation qui est corrélatif de l'effet de consécration que dans la mesure où l'intérêt politique qui la détermine et la soutient reste dissimulé tant à ceux qui la produisent qu'à ceux qui la reçoivent, la croyance dans l'efficacité symbolique des pratiques et des représentations religieuses fait partie des conditions de l'efficacité symbolique des pratiques et des représentations religieuses.

Sans prétendre rendre raison complètement des relations entre la croyance et l'efficacité symbolique des pratiques ou des idéologies religieuses, — ce qui supposerait que l'on prenne en compte les fonctions et les effets psychologiques ou même psychosomatiques de la croyance (41) — , on voudrait seulement suggérer que l'explication des pratiques et des croyances religieuses par l'intérêt religieux des producteurs ou des consommateurs peut rendre compte de la croyance elle-même : il suffit pour cela d'apercevoir que, étant donné que le principe même de l'effet de consécration réside dans le fait que l'idéologie et la pratique religieuse remplissent une fonction de connaissance -méconnaissance, les spécialistes religieux doivent nécessairement se cacher et cacher que leurs luttes ont pour enjeu des intérêts politiques, parce que l'efficacité symbolique dont ils peuvent disposer dans ces luttes en dépend et qu'ils ont donc un intérêt politique à cacher et à se cacher leurs intérêts poli-

(40) Finklestein (L.), The Pharisees: The Sociological Background of their Faith, New York, Harper and Bros., 1949; 2 vol.

(41) Cf. Lévi-Strauss (Cl.), Anthropologie structurale, op. cit., ch. IX et X, pp. 183- 226.

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tiques (ou, dans le langage « indigène », « temporels ») (42) . Aussi faut-il peut-être réserver le nom de charisme pour désigner les propriétés symboliques (avec, au premier chef, l'efficacité symbolique) qui adviennent aux agents religieux dans la mesure où ils adhèrent à l'idéologie du charisme, i.e. le pouvoir symbolique que leur confère le fait de croire en leur propre pouvoir symbolique : s'il faut refuser au charisme le statut d'une théorie sociologique de la prophétie, il reste que toute théorie de la prophétie doit faire une place au charisme comme idéologie professionnelle du prophète qui est la condition de l'efficacité spécifique de la prophétie, dans la mesure où elle soutient la foi du prophète en sa propre « mission » en même temps qu'elle lui fournit les principes de son éthique professionnelle, à savoir le refus proclamé de tous les intérêts temporels. Et l'idéologie de la révélation, de l'inspiration ou de la mission n'est la forme par excellence de l'idéologie charismatique que parce que la conviction du prophète contribue à l'opération de renversement et de transfiguration que réalise le discours prophétique en imposant une représentation de la genèse du discours prophétique qui fait descendre du ciel ce qu'il y projette depuis la terre. Mais cela ne signifie pas seulement que celui qui demande à être cru sur parole doit avoir l'air de croire en sa parole ou que celui qui fait profession d'imposer la foi par ses discours, doit manifester dans son discours ou dans sa conduite la foi qu'il a en son discours ou même que le pouvoir d'exprimer ou d'imposer par le discours ou par l'action oratoire la foi dans la vérité du discours contribue pour l'essentiel au pouvoir de persuasion du discours. Sans doute le principe de la relation entre l'intérêt, la croyance et le pouvoir symbolique doit-il être cherché dans ce que Lévi-Strauss appelle « le complexe shama- nique », i.e. dans la dialectique de l'expérience intime et de l'image sociale, circulation quasi magique de pouvoirs au cours de laquelle le groupe produit et projette le pouvoir symbolique qui s'exercera sur lui et au terme de laquelle se constitue, pour le prophète comme pour ses sectateurs, l'expérience du pouvoir prophétique qui fait toute la réalité de ce pouvoir (43). Mais comment ne pas voir, plus profondément, que la

(42) II suffira de rapporter ici la prière qu'une communauté religieuse du Pendjab réputée pour sa piété adresse à son saint patron :

« Un homme affamé ne peut accomplir ton culte. Reprends ton rosaire. Je ne demande que la poussière des pieds du Saint. Fais que je ne sois pas endetté. Je te demande deux seer de farine, Un quart de seer de beurre et de sel. Je te demande la moitié d'un seer de puise, Qui me nourrira deux fois par jour. Je te demande un lit à quatre pieds, Un coussin et un matelas. Je te demande un pagne pour moi Et alors ton esclave te servira avec dévotion. Je n'ai jamais été cupide. Je n'aime rien d'autre que ton nom. »

(P. Radin, op. cit., pp. 305-306.) (43) « Quesalid n'est pas devenu un grand sorcier parce qu'il guérissait ses mal

ades, il guérissait ses malades parce qu'il était devenu un grand sorcier » (Cl. Lévi- Strauss, op. cit., p. 198.) Pour se donner une image plus proche de cette dialectique, il faudrait analyser les rapports objectifs et les interactions qui unissent le peintre à son public grosso modo depuis Duchamp et qui trouvent leur forme archétypale aujourd'hui chez les tenants de l'art pauvre ou de l'art conceptuel, conduits à « vendre » leur conviction ou leur sincérité en tant qu'elle est le garant unique et ultime de leur prétention à décréter l'appartenance d'un objet quelconque à la

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dialectique de l'expérience intime et de l'image sociale n'est que la face visible de la dialectique de la foi et de la mauvaise foi (au sens de mensonge à soi-même, individuel ou collectif) qui est au principe des jeux de masques, des jeux de miroir et des jeux de masque devant le miroir, visant à fournir aux individus et aux groupes contraints au refoulement intéressé de l'intérêt temporel (économique mais aussi sexuel) les voies détournées d'un assouvissement spirituellement irréprochable ? La force de refoulement n'est jamais aussi grande et le travail de transfiguration aussi important qu'en ces domaines où la fonction proclamée et l'expérience vécue contredisent purement et simplement la vérité objective de la pratique. Et la réussite de l'entreprise, i.e. la force de la croyance, est fonction du degré auquel le groupe apporte sa collaboration à l'entreprise individuelle d'occultation, donc de l'intérêt qu'il a à voir occultée la contradiction. C'est dire que le mensonge à soi-même qu'implique toute foi (et plus généralement toute idéologie) n'a de chance de réussir que si la mauvaise foi individuelle est entretenue et soutenue par la mauvaise foi collective. « La société, disait Mauss, se paie toujours elle-même de la fausse monnaie de son rêve » : la société et elle seule, parce qu'elle seule peut organiser la fausse circulation de fausse monnaie qui, en donnant l'illusion de l'objectivité, distingue la folie comme croyance privée et la foi comme croyance reconnue, i.e. comme orthodoxie, opinion et croyance (doxa) droites et, si l'on veut, de droite; appréhendant le monde naturel et le monde social comme ils demandent à être appréhendés, c'est-à-dire comme allant de soi. C'est dans cette logique qu'il faut poser la question des conditions de la réussite du prophète, qui se situe précisément à la frontière incertaine de l'anormal et de l'extraordinaire, et dont les conduites excentriques et étranges peuvent être admirées comme hors du commun ou méprisées comme n'ayant pas le sens commun (44).

3. Fonction propre et fonctionnement du champ religieux

Le capital religieux que, en fonction de leur position dans la structure de la distribution du capital d'autorité proprement religieuse, les différentes instances religieuses, individus ou institutions, peuvent engager dans la concurrence pour le monopole de la gestion des biens de salut et de l'exercice légitime du pouvoir religieux comme pouvoir de modi-

classe des œuvres d'art ou, ce qui revient au même, à affirmer leur prétention au monopole de la production artistique par le seul fait de produire en artistes, i.e. en se pensant et en se disant artistes, un objet délibérément quelconque, et que n'importe qui pourrait produire.

(44) Que l'on pense à tel de ces prophètes dont parle Evans-Pritchard, qui vivait dans la brousse, mangeant des excréments humains et animaux et qui courait du sol de son étable à son sommet ou à tel autre qui passait tout le jour à crier du haut de la pyramide de terre et de débris qu'il avait lui-même édifiée (E. E. Evans- Pritchard, Nuer Religion, Oxford, Clarendon Press, 1962, Iго éd., 1956, pp. 305-307). De même dans le Judaïsme antique, Max Weber décrit les prophètes bibliques, descendant dans la rue pour couvrir d'invectives personnelles, de menaces et d'injures les hauts dignitaires du judaïsme et manifestant tous les signes de la passion la plus forcenée. Divers états pathologiques précédaient ces moments de haute inspiration : Ezechiel se frappait les reins et piétinait le sol; à la suite de l'une de ses visions, il resta paralysé pendant sept jours; il se sentait flotter dans les airs. Jérémie était comme un homme ivre. Beaucoup de prophètes connaissaient des hallucinations visuelles et auditives : ils tombaient dans des états d'hypnose et se lançaient dans des discours incontrôlés.

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fier durablement les représentations et les pratiques des laïcs en leur inculquant un habitus religieux, principe générateur de toutes les pensées, perceptions et actions conformes aux normes d'une représentation religieuse du monde naturel et surnaturel, i.e. objectivement ajustés aux principes d'une vision politique du monde social, — et de celles-là seulement — d'une part (I) dépend de l'état, à un moment donné du temps, de la structure des relations objectives entre la demande religieuse (i.e. les intérêts religieux des différents groupes ou classes de laïcs) et l'offre religieuse (i.e. les services religieux plutôt orthodoxes ou plutôt hérétiques) que les différentes instances sont portées à produire et à offrir du fait de leur position dans la structure des rapports de force religieux, i.e. en fonction de leur capital religieux, d'autre part (II) commande la nature, la forme et la force des stratégies que ces instances peuvent mettre au service de la satisfaction de leurs intérêts religieux ainsi que les fonctions qu'elles remplissent dans la division du travail religieux, donc dans la division du travail politique (45).

Ainsi, le capital d'autorité proprement religieuse dont dispose une instance religieuse dépend de la force matérielle et symbolique des groupes ou classes qu'elle peut mobiliser en leur offrant des biens et des services capables de satisfaire leurs intérêts religieux, la nature de ces biens et de ces services dépendant à son tour, par la médiation de la position de l'instance productrice dans la structure du champ religieux, du capital d'autorité religieuse dont elle dispose. Cette relation circulaire ou, mieux, dialectique (puisque le capital d'autorité que les différentes instances peuvent engager dans la concurrence qui les oppose est le produit des relations antérieures de concurrence), est au principe de l'harmonie qui s'observe entre les produits religieux offerts par le champ et les demandes des laïcs en même temps que de l'homologie entre les positions des producteurs dans la structure du champ et les positions dans la structure des rapports de classe des consommateurs de leurs produits.

3.1. Du fait que la position des instances religieuses, institutions ou individus, dans la structure de la distribution du capital religieux commande toutes leurs stratégies, la lutte pour le monopole de l'exercice légitime du pouvoir religieux sur les laïcs et de la gestion des biens de salut s'organise nécessairement autour de l'opposition entre (I) l'Eglise qui, dans la mesure où elle parvient à imposer la reconnaissance de son monopole (extra ecclesiam nulla salus), tend, pour se perpétuer, à interdire plus ou moins complètement l'entrée sur le marché de nouvelles entreprises de salut telles que les sectes ou toutes les formes de communauté religieuse indépendantes ainsi que la recherche individuelle du salut (e.g. par l'ascétisme, la contemplation ou l'orgie) et à conquérir ou à défendre par là un monopole plus ou moins total d'un capital de grâce institutionnelle ou sacramentelle (dont elle est dépositaire par délégation et qui constitue

(45) Sur la distinction entre le niveau des interactions (où se situe l'analyse weberienne des relations entre les spécialistes) et le niveau de la structure des relations objectives, voir P. Bourdieu, «Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber», Archives européennes de Sociologie, XII (1971), 3-21.

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un objet d'échange avec les laïcs et un instrument de pouvoir sur les laïcs) en contrôlant l'accès aux moyens de production, de reproduction et de distinction des biens de salut (i.e. en assurant le maintien de l'ordre dans le corps des spécialistes) et en déléguant au corps des prêtres, fonctionnaires du culte interchangeables, donc quelconques sous le rapport du capital religieux, le monopole de la distribution institutionnelle ou sacramentelle en même temps qu'une autorité (ou une grâce) de fonction (ou d'institution) de nature à les dispenser de conquérir et de confirmer continûment leur autorité et à les mettre à l'abri des conséquences de l'échec de leur action religieuse et (II) le prophète (ou l'hérésiarque) et sa secte qui contestent par leur seule existence, et, plus précisément, par leur ambition de satisfaire eux-mêmes leurs propres besoins religieux, sans l'intermédiaire et l'intercession de l'Eglise, l'existence même de l'Eglise en mettant en question le monopole des instruments de salut et qui doivent réaliser l'accumulation initiale du capital religieux en conquérant et en reconquérant sans cesse une autorité soumise aux fluctuations et aux intermittences de la relation conjonctuelle entre l'offre de service religieux et la demande religieuse d'une catégorie particulière de laïcs.

Du fait de l'autonomie relative du champ religieux comme marché des biens de salut, on peut voir dans les différentes configurations historiquement réalisées de la structure des relations entre les différentes instances en concurrence pour la légitimité religieuse autant de moments d'un système de transformations et tâcher de dégager la structure des relations invariantes qui s'observent entre les propriétés attachées aux groupes de spécialistes occupant des positions homologues en des champs différents, sans ignorer que c'est seulement à l'intérieur de chaque configuration historique que les relations entre les différentes instances pourraient être caractérisées de manière exhaustive et précise.

3.1.1. La gestion du dépôt de capital religieux (ou de sacré) qui est le produit du travail religieux accumulé et le travail religieux nécessaire pour assurer la perpétuation de ce capital en assurant la conservation ou la restauration du marché symbolique sur lequel il a cours ne peuvent être assurées que par un appareil de type bureaucratique, capable, comme l'Eglise, d'exercer durablement l'action continue, i.e. ordinaire, qui est nécessaire pour assurer sa propre reproduction en reproduisant les producteurs de biens de salut et de services religieux, i.e. le corps des prêtres, et le marché offert à ces biens, i.e. les laïcs (par opposition aux infidèles et aux hérétiques) comme consommateurs dotés au minimum de compétence religieuse (habitus religieux) nécessaire pour éprouver le besoin spécifique de ses produits.

3.1.2. Produit de l'institutionnalisation et de la bureaucratisation de la secte prophétique (avec tous les effets de « banalisation » corrélatifs) , l'Eglise qui présente nombre des caractéristiques d'une bureaucratie (délimitation explicite des domaines de compétence et hiérarchisation réglementée des fonctions, avec la rationalisation corrélative des rémunérations, des « nominations », des « promotions » et des « carrières », codification

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des règles régissant l'activité professionnelle et la vie extra-professionnelle, rationalisation des instruments de travail, tels le dogme et la liturgie, et de la formation professionnelle, etc.) s'oppose objectivement à la secte comme l'organisation ordinaire (banale et banalisante) à l'action extraordinaire de contestation de l'ordre ordinaire.

Toute secte qui réussit tend à devenir Eglise, dépositaire et gardienne d'une orthodoxie, identifiée à ses hiérarchies et à ses dogmes, et vouée de ce fait à susciter une nouvelle réforme.

3.2. La force dont dispose le prophète, entrepreneur indépendant de salut, prétendant produire et distribuer des biens de salut d'un type nouveau et propres à dévaluer les anciens, en l'absence de tout capital initial et de toute caution ou garantie autre que sa « personne », dépend de l'aptitude de son discours et de sa pratique à mobiliser les intérêts religieux virtuellement hérétiques de groupes ou classes déterminés de laïcs grâce à l'effet de consécration qu'exerce le seul fait de la symboli- sation et de l'explicitation et à contribuer à la subversion de l'ordre symbolique établi (i.e. sacerdotal) et à la mise en ordre symbolique de la subversion de cet ordre, i.e. a la désacralisation du sacré (i.e. de l'arbitraire « naturalisé ») et à la sacralisation du sacrilège (i.e. de la transgression révolutionnaire).

3.2.1. Le prophète et le sorcier, qui ont en commun de s'opposer au corps des prêtres en tant qu'entrepreneurs indépendants exerçant leur office en dehors de toute institution, donc sans protection ni caution institutionnelles, se distinguent par les positions différentes qu'ils occupent dans la division du travail religieux et où s'expriment les ambitions très différentes qu'ils doivent à des origines sociales et des formations très différentes : tandis que le prophète affirme sa prétention à l'exercice légitime du pouvoir religieux en se livrant aux activités par lesquelles le corps sacerdotal affirme la spécificité de sa pratique et l'irréductibilité de sa compétence, donc la légitimité de son monopole (e.g. la systématisation), i.e. en produisant et en professant une doctrine explicitement systématisée, propre à donner un sens unitaire à la vie et au monde et à fournir par là le moyen de réaliser l'intégration systématique de la conduite quotidienne autour de principes éthiques, i.e. pratiques, le sorcier répond coup par coup à des demandes partielles et immédiates, usant du discours comme d'une technique de cure (du corps) parmi d'autres et non comme un instrument de pouvoir symbolique, i.e. de prédication ou de « cure des âmes ».

Il suffit de mettre en relation les caractéristiques les plus universellement attestées du prophète, soit le renoncement au profit (ou, pour parler comme Weber, le refus de « l'utilisation économique du don de grâce comme source de revenus » (46) ) et l'ambition d'exercer un véritable pouvoir religieux, i.e. d'imposer et d'inculquer une doctrine savante, exprimée dans une langue savante et insérée dans toute une tradition ésotérique, avec les caractéristiques correspondantes, mais strictement inversées, qui

(46) W.u.G., pp. 181 et 347.

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définissent le sorcier, soit la soumission à l'intérêt matériel et l'obéissance à la commande (corrélative d'un renoncement à exercer une domination spirituelle), pour apercevoir que le prophète doit en quelque sorte légitimer son ambition du pouvoir proprement religieux par un refoulement plus absolu de l'intérêt temporel — i.e. d'abord politique — dont l'ascétisme et toutes les épreuves physiques sont une autre manifestation, tandis que le sorcier peut ouvertement louer ses services contre rémunération matérielle, i.e. s'installer explicitement dans la relation de vendeur à client qui est la vérité objective de toute relation entre spécialistes religieux et laïcs. Et l'on peut donc se demander si le désintéressement n'a pas une fonction intéressée en tant que composante de l'investissement initial exigé par toute entreprise prophétique. Le sorcier au contraire est lié au paysan, l'homme de la jides implicita, qui prédispose peu, comme l'observe Weber, à accueillir les systématisations du prophète, mais qui n'est pas exclusive du recours au sorcier, seul à utiliser sans intention de prosélytisme et sans réserve mentale le sermo rusticus et à fournir ainsi une expression à ce qui n'a de nom dans aucune langue savante.

3.3. Du fait que la conservation du monopole d'un pouvoir symbolique tel que l'autorité religieuse dépend de l'aptitude de l'institution qui le détient à faire reconnaître à ceux qui en sont exclus la légitimité de leur exclusion, i.e. à leur faire méconnaître l'arbitraire de la monopolisation d'un pouvoir et d'une compétence accessibles au premier venu, la contestation prophétique (ou hérétique) de l'Eglise menace l'existence même de l'institution ecclésiastique lorsqu'elle met en question non seulement l'aptitude du corps sacerdotal à remplir sa fonction proclamée (au nom du refus de la « grâce institutionnelle ») mais aussi la raison d'être du sacerdoce (au nom du principe du « sacerdoce universel ») et, lorsque les rapports de force sont en faveur de l'Eglise, elle ne peut s'achever que par la suppression du prophète (ou de la secte), par la violence physique ou symbolique (excommunication), à moins que la soumission du prophète (ou du réformateur), i.e. la reconnaissance de la légitimité du monopole ecclésiastique (et de la hiérarchie qui le garantit), n'autorise l'annexion par la canonisation (e.g. Saint-François d'Assise).

3.3.1. Forme particulière de la lutte pour le monopole qui s'observe lorsque l'Eglise détient un monopole total des instruments de salut, l'opposition entre l'orthodoxie et l'hérésie (homologue de l'opposition entre l'Eglise et le prophète) se déroule selon un processus à peu près constant : le conflit pour l'autorité proprement religieuse entre les spécialistes (conflit théologique) et /ou le conflit pour le pouvoir à l'intérieur de l'Eglise conduit à une contestation de la hiérarchie ecclésiastique qui prend la forme d'une hérésie lorsque, à la faveur d'une situation de crise, la contestation de la monopolisation du monopole ecclésiastique par une fraction du clergé rencontre les intérêts anticléricaux d'une fraction des laïcs et conduit à une contestation du monopole ecclésiastique en tant que tel.

La concentration du capital religieux n'a sans doute jamais été plus forte que dans l'Europe médiévale : l'Eglise, organisée selon une hiérarchie complexe, utilise un langage à peu près inconnu du peuple et détient

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le monopole de l'accès aux instruments du culte, textes sacrés et surtout sacrements; reléguant le moine au second rang dans la hiérarchie des ordines, elle fait du prêtre dûment mandaté l'instrument indispensable du salut et confère à la hiérarchie le pouvoir de sanctification. Faisant dépendre le salut de la réception des sacrements et de la profession de foi plus que de l'obéissance aux règles morales, elle encourage cette forme de ritualisme populaire qu'est la quête des indulgences : « les foules du XIe au xve siècle furent pleines de confiance en la bénédiction du prêtre pour la rémission des péchés, soit qu'il s'agisse d'absolution au sens sacramentel du terme, soit qu'il s'agisse de l'absoute donnée aux défunts, des indulgences accordées sous certaines conditions et qui remettent la peine, des pèlerinages entrepris pour obtenir les « grandes indulgences », des jubilés romains, des confessionalia accordant à certains fidèles des faveurs spirituelles dans l'usage de la confession » (47) . Dans une telle situation, le champ religieux est coextensif au champ des relations de concurrence qui s'établissent à l'intérieur même de l'Eglise. Les conflits pour la conquête de l'autorité spirituelle qui s'instaurent dans le sous- champ relativement autonome des savants (théologiens) produisant pour d'autres savants et portés par la recherche proprement intellectuelle de la distinction à des prises de position schismatiques dans le domaine de la doctrine et du dogme sont voués par leur nature à demeurer circonscrits au monde « universitaire » et la transformation de ce que nous appellerons les schismes cléricaux en hérésies populaires est peut-être toujours plus apparente que réelle (48), dans la mesure où, même dans les cas les plus favorables à la thèse de la diffusion (e.g. John Wyclif et les Lollards, Jean Huss et les Hussites, etc.), on a sans doute affaire en réalité à un mixte d'invention simultanée et de réinterprétation déformante accompagnées d'une recherche des autorités et des cautions savantes. Tout incline à supposer que c'est dans la mesure et dans la mesure seulement où la structure des relations de concurrence pour le pouvoir à l'intérieur de l'Eglise lui offre la possibilité de s'articuler avec un conflit « liturgique » et ecclésiastique, i.e. un conflit pour le pouvoir sur les instruments de salut que le schisme clérical a des chances de devenir une hérésie populaire (49) : si les idéologies religieuses (et même

(47) Delaruelle (E.), «Dévotion populaire et hérésie au Moyen Age», in J. Le Goff (éd.), Hérésies et sociétés dans l'Europe pré-industrielle, xie-xvine siècles, Paris-La Haye, Mouton, 1968, p. 152.

(48) Cf. H. Grundmann, « Hérésies savantes et hérésies populaires au Moyen Age », in J. Le Goff, op. cit., pp. 209-210, 218.

(49) Greenslade a bien vu le poids déterminant qui revient aux « disputes liturgiques » dans les schismes de l'Eglise primitive (Cf. S. L. Greenslade, Schism in the Early Church, New York, Harper and Bros., 1953, pp. 37-124). Parmi les facteurs explicatifs de l'apparition des hérésies, il faut prendre en compte des propriétés structurales de la bureaucratie sacerdotale et en particulier sa plus ou moins grande aptitude à se réformer ou à accueillir et tolérer en son sein des groupes réformateurs : ainsi, on peut distinguer dans l'histoire de l'Eglise chrétienne au Moyen Age des périodes pendant lesquelles les tendances « hérétiques » peuvent s'accomplir en même temps que s'anéantir dans la création de nouveaux ordres religieux (soit grosso modo jusqu'au début du xme siècle) et des périodes pendant lesquelles ces tendances ne peuvent prendre la forme que du refus explicite de l'ordre ecclésiastique en raison de l'interdiction de fonder des ordres nouveaux (Cf. G. Leff, in J. Le Goff, op. cit., pp. 103 et 220-221). On peut, prolongeant une suggestion de Jacques Le Goff (op. cit., p. 144), se demander si les variations de la fréquence de l'hérésie n'entretiennent pas une relation avec des phénomènes morphologiques tels que les fluctuations du volume du corps des clercs et de l'aptitude corrélative de l'Eglise à digérer les hérésies en leur offrant en son sein même une évasion mystique.

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sécularisées) qui, en des états très différents du champ idéologique, se désignent comme hérétiques (en ce sens qu'elles tendent à contester l'ordre religieux que la « hiérarchie » ecclésiastique vise à maintenir) présentent autant de thèmes invariants (e.g. refus de la grâce institutionnelle, prédication des laïcs et sacerdoce universel, autogestion directe des entreprises de salut, les « permanents » ecclésiastiques étant considérés comme de simples « serviteurs » de la communauté, « liberté de conscience », i.e. droit de chaque individu à l'auto -détermination religieuse, au nom de l'égalité des qualifications religieuses, etc.), c'est qu'elles ont toujours pour principe générateur une contestation plus ou moins radicale de la hiérarchie sacerdotale qui peut s'exaspérer en une dénonciation de l'arbitraire d'une autorité religieuse non fondée sur la sainteté de ses détenteurs et même en une condamnation radicale du monopole ecclésiastique en tant que tel; c'est aussi que, initialement produites- reproduites pour les besoins de la lutte interne contre la hiérarchie ecclésiastique (à la différence de la plupart des idéologies purement « théologiques », obéissant à d'autres fonctions et cantonnées de ce fait dans le monde des clercs), elles étaient prédisposées à exprimer-inspirer, au prix d'une radicalisation, les intérêts religieux des catégories de laïcs les plus inclinées à contester la légitimité du monopole ecclésiastique des instruments de salut. En ce cas comme ailleurs, la question du premier commencement ou, si l'on préfère, de l'hérésiarque et des sectaires, est à peu près dépourvue de sens et l'on n'en finirait pas d'énumérer les erreurs qu'engendre ce faux problème. En fait, le sous-champ théologique lui-même est un champ de concurrence et l'on peut faire l'hypothèse que les idéologies produites pour les besoins de cette concurrence sont plus ou moins prédisposées à être reprises et utilisées dans d'autres luttes (e.g. les luttes pour le pouvoir dans l'Eglise) selon la fonction sociale qu'elles remplissent pour des producteurs occupant des positions différentes dans ce champ. En outre, toute idéologie investie d'une efficacité historique est le produit du travail collectif de tous ceux qu'elle exprime, inspire, légitime et mobilise et les différents moments du processus de circulation-reinvention sont autant de premiers commencements. Un tel modèle permet de comprendre le rôle imparti aux groupes situés au point archimédien où s'articule le conflit entre spécialistes religieux situés en des positions opposées (dominantes et dominées) de la structure de l'appareil religieux et le conflit externe entre les clercs et les laïcs, i.e. les membres du bas clergé, encore dans les ordres ou défroqués, occupant une position dominée dans l'appareil de domination symbolique. Le rôle imparti au bas clergé (et, plus généralement, à l'intelligentsia prolé- taroïde) dans les mouvements hérétiques pourrait s'expliquer par le fait qu'ils occupent dans la hiérarchie de l'appareil ecclésiastique de domination symbolique une position dominée, présentant certaines analogies, en raison de l'homologie de position, avec celle des classes dominées et que, ainsi placés en porte-à-faux dans la structure sociale, ils disposent d'un pouvoir de critique qui leur permet de donner à leur révolte une formulation (quasi) systématique et de servir ainsi de porte-parole aux classes dominées. Le passage est facile de la dénonciation de l'Eglise mondaine et des mœurs corrompues du clergé et surtout des hauts dignitaires de l'Eglise à la contestation du prêtre comme distributeur attitré de la grâce sacramentelle et aux revendications extrémistes d'une démocratie totale du « don de la grâce » : suppression des intermédiaires, avec la substitution de l'expiation volontaire à la confession et aux com-

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pensations que l'Eglise, détentrice du monopole du sacrement de pénitence, avait seule le droit d'imposer au pécheur; suppression des intermédiaires, encore, avec le refus des commentateurs et des commentaires, des « symboles ecclésiastiques obligatoires, compris comme sources d'interprétation » (50) , et la volonté de revenir à la lettre même de la source sacrée et de ne reconnaître d'autre autorité que le preceptum evangelicum; dénonciation du monopole sacerdotal et refus de la grâce d'institution au nom de l'égale distribution du don de grâce qui s'affirme aussi bien dans la recherche d'une expérience directe de Dieu que dans l'exaltation de l'inspiration divine capable de permettre à l'innocence, voire à la stultitia des humbles et des « pauvres chrétiens », de professer les secrets de la foi mieux que les ecclésiastiques corrompus (51).

3.4. La logique du fonctionnement de l'Eglise, la pratique sacerdotale et, du même coup, la forme et le contenu du message qu'elle impose et inculque sont la résultante de l'action conjuguée de contraintes internes qui sont inhérentes au fonctionnement d'une bureaucratie revendiquant avec un succès plus ou moins total le monopole de l'exercice légitime du pouvoir religieux sur les laïcs et de la gestion des biens de salut, comme l'impératif de l'économie de charisme, imposant de confier l'exercice du sacerdoce, activité nécessairement « banale » parce que quotidienne et répétitive, à des fonctionnaires du culte interchangeables et dotés d'une qualification professionnelle homogène, acquise par un apprentissage spécifique, et d'instruments homogènes, propres à soutenir une action homogène et homogénéisante, et de forces externes qui revêtent des poids inégaux selon la conjoncture historique, soit (I) les intérêts religieux des différents groupes ou classes de laïcs capables d'imposer à l'Eglise des concessions et des compromis plus ou moins importants selon le poids relatif (a) de la force qu'ils peuvent mettre au service des virtualités hérétiques enfermées dans leurs déviations par rapport aux normes traditionnelles (et que le corps sacerdotal affronte directement dans la cure des âmes) et (b) du pouvoir de coercition impliqué dans le monopole des biens de salut, (II) la concurrence du prophète (ou de la secte) et du sorcier qui, en mobilisant ces virtualités hérétiques, affaiblissent d'autant le pouvoir de coercition de l'Eglise.

C'est dire qu'il n'est d'autre interprétation adéquate du message en telle ou telle de ses formes historiques que celle qui met en relation le système de relations constitutif de ce message avec le système des relations entre les forces matérielles et symboliques qui constituent le champ religieux correspondant. La valeur explicative des différents facteurs varie selon les situations historiques et il peut se faire que les oppositions qui s'établissent entre les puissances surnaturelles (e.g. l'opposition entre dieux et démons) reproduisent dans une logique proprement religieuse les oppositions entre les différents types d'action

(50) Kolakovski (L.), Chrétiens sans église, la conscience religieuse et le lien confessionnel au xvue siècle, Paris, Gallimard, 1969, p. 306.

(51) La contestation de la hiérarchie établie qui, avec le Montanisme, va jusqu'au refus du principe même d'ordre et d'autorité, conduit les hérésies de l'Eglise primitive à des thèmes idéologiques tout à fait voisins de ceux des hérésies médiévales (Cf. S. L. Greenslade, op. cit.).

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religieuse, i.e. les rapports de force qui s'établissent dans le champ religieux entre différentes catégories de spécialistes (e.g. l'opposition entre spécialistes dominants et spécialistes dominés). Les intérêts du corps sacerdotal peuvent aussi s'exprimer dans l'idéologie religieuse qu'ils produisent ou reproduisent : « De même que les prêtres brahmanes ont monopolisé la capacité de prier efficacement, i.e. l'influence magique, efficace sur les dieux, de même ce Dieu (Brahma, ' seigneur de la prière ') monopolise la disposition à l'égard de cette efficace et, en conséquence, le pouvoir sur l'aspect le plus important de l'action religieuse» (52). La logique du marché des biens religieux est telle que tout renforcement du monopole de l'Eglise, i.e. toute extension ou tout accroissement du pouvoir temporel et spirituel du corps sacerdotal sur les laïcs (e.g. evangelisation), doit être payé par un redoublement des concessions accordées, tant dans l'ordre du dogme que dans l'ordre de la liturgie, aux représentations religieuses des laïcs ainsi conquis. S'agissant de rendre raison des propriétés des biens religieux (ou aujourd'hui des bien culturels), offerts sur le marché, la valeur explicative des facteurs liés au champ de production proprement dit tend à décroître au profit des facteurs liés aux consommateurs à mesure que l'aire de diffusion et de circulation de ses produits s'accroît, i.e., dans une société divisée en classes, se diversifie socialement. Il s'ensuit que lorsque l'Eglise détient un monopole de fait à peu près parfait, comme dans l'Europe médiévale, sous les apparences de l'unité que peuvent donner les invariants de la liturgie se dissimulent la diversification expresse des techniques de prédication et de cure des âmes et la diversité extrême des expériences religieuses, qui se distribuent depuis le fidéisme mystique jusqu'au ritualisme magique. De même, le jeu des réinterprétations et des transactions a fait de l'Islam nord-africain une totalité complexe où l'on ne saurait, sans arbitraire, distinguer ce qui est proprement islamique et ce qui tient au fond local : la religiosité des bourgeois citadins ( « traditionalistes » ou « occidentalisés ») , conscients d'appartenir à une religion universelle, s'oppose en tous points au ritualisme des paysans, ignorants des subtilités du dogme et de la théologie et l'Islam se présente comme un ensemble hiérarchisé où l'analyse peut isoler différents « niveaux », dévotion animiste et rites agraires, culte des saints et maraboutisme, pratique réglée par la religion, droit, dogme et ésotérisme mystique. L'analyse différentielle décèlerait sans doute des types extrêmement différents de profils religieux (par analogie avec la notion bachelardienne de « profil épistémologique ») , i.e. des modes d'intégration hiérarchique très différents de ces différents niveaux dont l'importance relative en chaque type d'expérience et de pratique varie selon les conditions d'existence et le degré d'éducation caractéristiques du groupe ou de la classe considéré (53).

3.4.1. La concurrence du sorcier, petit entrepreneur indépendant, loué à l'occasion par des particuliers et exerçant son office à temps partiel et contre rémunération, sans y avoir été spécifiquement préparé et sans caution institutionnelle (et, le plus souvent, de manière clandestine), se conjugue avec la demande des groupes ou classes inférieurs (en parti-

(52) W.u.G., p. 421. (53) Cf. P. Bourdieu, Sociologie de l'Algérie, Paris, Presses Universitaires de

France, lre éd. 1958, 3e éd. 1970, pp. 101-103.

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culier des paysans) qui fournissent sa clientèle au sorcier, pour imposer à l'Eglise la « ritualisation » de la pratique religieuse et la canonisation des croyances populaires.

Le Manuel de Folklore français contemporain d'Arnold Van Gennep, fourmille d'exemples de ces échanges entre la culture paysanne et la culture ecclésiastique — « fêtes liturgiques folklorisées », comme les « rogations », rites païens intégrés dans la liturgie commune, saints investis de propriétés et de fonctions magiques, etc. — qui sont la marque des concessions que les clercs doivent accorder aux demandes profanes, ne serait-ce que pour arracher aux sollicitations concurrentes de la sorcellerie les clients qu'un « aggiornamento » leur abandonnerait (54) . De même, l'Islam tient sa force et sa forme, dans la campagne nord- africaine, de ce qu'il s'est accommodé aux aspirations des ruraux en même temps qu'il les assimilait au prix de transactions incessantes : tandis que la religion agraire se réinterprète constamment dans le langage de la religion universelle, les préceptes de la religion universelle se redéfinissent en fonction des coutumes locales, la tendance de l'orthodoxie à considérer les droits et coutumes vernaculaires (berbères par exemple) ou les cultes agraires comme survivances et déviations étant toujours contrebalancée par l'effort plus ou moins méthodique pour absorber ces formes de religiosité ou de droit sans les reconnaître (55).

3.4.2. A l'inverse, la concurrence du prophète (ou de la secte) se conjugue avec la critique intellectualiste de certaines catégories de laïcs pour renforcer la tendance de la bureaucratie sacerdotale à soumettre la liturgie aussi bien que le dogme à une « sytématisation casuistico- rationnelle » et à une « banalisation », destinées à en faire des instruments de lutte symbolique homogènes ( « banalisés ») , cohérents, distinc- tifs et fixés ( « canonisés ») et par là susceptibles d'être acquis et utilisés par n'importe qui mais seulement au terme d'un apprentissage spécifique, donc inaccessibles au premier venu (fonction de légitimation du monopole religieux impartie à l'éducation).

Preuve que les nécessités de la défense contre la prophétie concurrente (ou l'hérésie) et contre l'intellectualisme laïc contribuent à favoriser la production d'instruments « banalisés » de la pratique religieuse, la production des écrits canoniques est accélérée lorsque le contenu de la tradition se trouve menacé (56). C'est aussi le souci de définir l'originalité de la communauté par rapport aux doctrines concurrentes qui conduit à valoriser les signes distinctifs et les doctrines discriminantes, à la fois pour lutter contre l'indifïérentisme et pour rendre difficile le passage à la religion concurrente (57) . Par ailleurs, la « systématisation casuistico- rationnelle » et la « banalisation » constituent les conditions fondamentales du fonctionnement d'une bureaucratie de la gestion des biens de salut en ce qu'elles permettent à des agents quelconques (i.e. interchangeables) d'exercer de manière continue l'activité sacerdotale en leur fournissant

(54) Cf. J. Le Goff, « Culture cléricale et traditions folkloriques dans la civilisation mérovingienne », in L. Bergeron (éd.) , Niveaux de culture et groupes sociaux, Paris, Mouton, 1967, pp. 21-32.

(55) Cf. P. Bourdieu, ibid. (56) W.u.G., p. 361. (57) W.u.G., p. 362.

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les instruments pratiques qui leur sont indispensables pour remplir leur fonction au moindre coût (pour eux-mêmes) et au moindre risque (pour l'institution), surtout lorsqu'il leur faut «prendre position (dans la prédication ou la cure des âmes) sur des problèmes qui n'ont pas été résolus dans la révélation » (58) , — le bréviaire, le sermonnaire ou le catéchisme jouant à la fois le rôle d'un pense-bête et d'un garde-fou, destiné à assurer l'économie de l'improvisation en même temps qu'à l'interdire. Enfin, par les raffinements et les complications qu'elle apporte au fonds culturel primaire, la systématisation sacerdotale a pour effet de tenir les laïcs à distance (c'est une des fonctions de toute théologie ésoté- rique) (59) , de les convaincre que cette activité suppose une « qualification » spéciale, « un don de grâce », inaccessible au commun, et de les persuader d'abandonner la gestion de leurs affaires religieuses à la caste dirigeante, seule en mesure d'acquérir la compétence nécessaire pour devenir un théoricien religieux (60).

4. Pouvoir politique et pouvoir religieux

Du fait que l'autorité proprement religieuse et la force temporelle que les différentes instances religieuses peuvent engager dans leur lutte pour la légitimité religieuse n'est jamais indépendante du poids des laïcs qu'elles mobilisent dans la structure des rapports de force entre les classes et que, par conséquent, la structure des relations objectives entre les instances occupant des positions différentes dans les rapports de production, de reproduction et de distribution de biens religieux tend à reproduire la structure des rapports de force entre les groupes ou les classes, mais sous la forme transfigurée et déguisée d'un champ de rapports de force entre des instances en lutte pour le maintien ou pour la subversion de l'ordre symbolique, la structure des relations entre le champ religieux et le champ du pouvoir commande, en chaque conjoncture, la configuration de la structure des relations constitutives du champ religieux qui remplit une fonction externe de légitimation de l'ordre établi dans la mesure où le maintien de l'ordre symbolique contribue directement au maintien de l'ordre politique tandis que la subversion symbolique de l'ordre symbolique ne peut affecter l'ordre politique que lorsqu'elle accompagne une subversion politique de cet ordre.

4.1. L'Eglise contribue au maintien de l'ordre politique, i.e. au renforcement symbolique des divisions de cet ordre, dans et par l'accomplissement de sa fonction propre qui est de contribuer au maintien de l'ordre symbolique, i.e. (I) en imposant et en inculquant des schemes de perception, de pensée et d'action objectivement accordés aux structures politiques et propres de ce fait à donner à ces structures la légitimation suprême qu'est la « naturalisation », en instaurant et en restaurant l'accord sur la mise en ordre du monde par l'imposition et l'inculcation de schemes de pensée communs et par l'affirmation ou la réaffirmation

(58) W.u.G., p. 366. (59) P. Radin, op. cit., p. 19. (60) P. Radin, op. cit., p. 37.

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solennelle de cet accord dans la fête ou la cérémonie religieuse, action symbolique du second ordre qui utilise l'efficacité symbolique des symboles religieux pour renforcer leur efficacité symbolique en renforçant la croyance collective en leur efficacité; (II) en engageant l'autorité proprement religieuse dont elle dispose pour combattre sur le terrain proprement symbolique les tentatives prophétiques ou hérétiques de subversion de l'ordre symbolique.

Ce n'est sans doute pas par un effet du hasard que deux des sources les plus importantes de la philosophie scolastique manifestent, de manière idéaltypique, dans leur titre même, l'homologie entre les structures politiques, cosmologiques et ecclésiastiques que l'Eglise a pour fonction d'inculquer : ces deux ouvrages, attribués à Denys l'Aréopagite, Sur la hiérarchie céleste et Sur la hiérarchie ecclésiastique, enferment une philosophie émana tiste qui établit une stricte correspondance entre la hiérarchie des valeurs et la hiérarchie des êtres en faisant de l'univers le résultat d'un processus de dégradation depuis l'Un, l'Absolu, jusqu'à la matière en passant par les archanges, les anges, les séraphins et les chérubins, l'homme et la nature organique. Ce système symbolique, où la cosmologie aristotélicienne s'intègre sans difficulté, avec son « premier moteur immobile », qui transmet son mouvement aux sphères célestes les plus hautes, d'où il descend, par degrés successifs, jusqu'au monde sublunaire du devenir et de la corruption, semble prédisposé par quelque harmonie préétablie à exprimer la structure « émanatiste » du monde ecclésiastique et du monde politique : chacune des hiérarchies — Pape, Cardinaux, Archevêques, Evêques, bas clergé, Empereur, Princes, Ducs et autres vassaux — , étant une image fidèle de toutes les autres, elle n'est, en dernier ressort, qu'un aspect de l'ordre cosmique établi par Dieu, donc éternel et immuable. En instaurant une correspondance aussi parfaite entre les différents ordres, à la façon du mythe qui ramène la diversité du monde à des séries d'oppositions simples et hiérarchisées, elles-mêmes réductibles les unes aux autres, haut et bas, droite et gauche, masculin et féminin, sec et humide, l'idéologie religieuse produit cette forme élémentaire de l'expérience de la nécessité logique qu'engendre la pensée analogique en unifiant des univers séparés. La contribution la plus spécifique de l'Eglise (et plus généralement de la religion) au maintien de l'ordre symbolique consiste moins dans la transmutation à l'ordre de la mystique (61) que dans la transmutation à l'ordre de la logique qu'elle fait subir à l'ordre politique par le seul fait de l'unification des différents ordres : l'effet d'absolutisation du relatif et de légitimation de l'arbitraire se trouve produit non seulement par l'instauration d'une correspondance entre la hiérarchie cosmologique et la hiérarchie sociale ou ecclésiastique mais aussi et surtout par l'imposition d'un mode de pensée hiérarchique qui, en reconnaissant l'existence de points privilégiés tant dans l'espace cosmique que dans l'espace politique, « naturalise » (Aristote ne parle-t-il pas de « lieux naturels ») les relations d'ordre. « La discipline logique, disait Durkheim, est un cas particulier de la discipline sociale » (62) . Inculquer, par l'éducation implicite et explicite,

(61) « Le système social est en quelque sorte transféré sur le plan de la mystique, où Д fonctionne comme un système de valeurs sociales placé à l'abri de toute critique et de toute révision » (M. J. Fortes and E. Evans-Pritchard, African Poli- cal Systems, p. 16.)

(62) F.E.V.R., p. 24, n.

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le respect de disciplines « logiques » telles que celles qui soutiennent le système my thico -rituel ou l'idéologie religieuse et la liturgie, et, plus précisément, imposer les observances rituelles qui, vécues comme la condition de la sauvegarde de l'ordre cosmique et de la subsistance du groupe (le cataclysme naturel jouant dans certains contextes le rôle que la révolution politique joue en d'autres), tendent en fait (une des fonctions principales du rite étant de rendre possible la réunion de principes mytho-logiquement séparés, comme le masculin et le féminin, l'eau et le feu, etc.) à perpétuer les relations fondamentales de l'ordre social, c'est transmuer la transgression des barrières sociales en sacrilège enfermant sa propre sanction, quand ce n'est pas rendre impensable l'idée même de la transgression de frontières si parfaitement « naturalisées » (parce qu'intériorisées comme principes de structuration du monde) qu'elles ne peuvent être abolies qu'au prix d'une révolution symbolique (e.g. la révolution copernicienne et galiléenne d'un côté, machiavélienne de l'autre) corrélative d'une profonde transformation politique (e.g. l'effondrement progressif de l'ordre féodal). Bref, non seulement parce que les topologies cosmologiques sont toujours des topologies politiques « naturalisées », mais aussi parce que, comme en témoigne la place que toutes les éducations aristocratiques font à l'apprentissage de l'étiquette et des manières, l'inculcation du respect des formes, même et surtout sous les espèces du formalisme et du ritualisme magiques, imposition arbitraire d'un ordre arbitraire, constitue un des moyens les plus efficaces d'obtenir la reconnaissance — méconnaissance des interdits et des normes garantissant l'ordre social, une institution qui, comme l'Eglise, se trouve investie d'une fonction de maintien de l'ordre symbolique du fait de sa position dans la structure du champ religieux, contribue toujours, par surcroît, au maintien de l'ordre politique.

4.1.1. La relation d'homologie qui s'établit entre la position de l'Eglise dans la structure du champ religieux et la position des fractions dominantes des classes dominantes dans le champ du pouvoir et dans la structure des rapports de classe et qui fait que l'Eglise contribue à la conservation de l'ordre politique en contribuant à la conservation de l'ordre religieux, n'exclut pas les tensions et les conflits entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux qui, malgré la complémentarité partielle de leurs fonctions dans la division du travail de domination, peuvent entrer en concurrence et qui, au cours de l'histoire, ont trouvé (au prix de compromis tacites ou de concordats explicites fondés dans tous les cas sur l'échange de la force temporelle contre l'autorité spirituelle) différents types d'équilibre situés entre les deux pôles constitués par la hiérocratie ou gouvernement temporel des prêtres et le césaropapisme ou subordination totale du pouvoir sacerdotal au pouvoir séculier.

Tout incline à supposer que la structure des relations entre le champ du pouvoir et le champ religieux commande la configuration de la structure des relations constitutives du champ religieux. Ainsi, Max Weber montre, dans le Judaïsme antique, que selon le type de pouvoir politique et selon le type de rapports entre les instances religieuses et les instances politiques, diverses solutions peuvent être données à la relation antagoniste entre la prêtrise et la prophétie : dans les grands empires bureaucratiques comme l'Egypte et Rome, la prophétie est tout simplement

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exclue d'un champ religieux strictement contrôlé par la police religieuse d'une religion d'Etat. A l'inverse, en Israël, la prêtrise ne pouvait compter sur une monarchie trop faible pour supprimer de façon définitive la prophétie, qui trouvait un soutien parmi les notables et qui avait derrière elle une longue tradition. En Grèce, on trouve une solution intermédiaire : le fait que liberté soit laissée d'exercer la prophétie, mais seulement en un lieu bien circonscrit, le temple de Delphes, manifeste la nécessité de composer « démocratiquement » avec les demandes de certains groupes de laïcs. A ces différents types de structure de la relation entre les instances du champ religieux correspondent d'ailleurs des différences dans la forme de la prophétie.

4.2. L'aptitude à formuler et à nommer ce que les systèmes symboliques en vigueur rejettent dans l'informulé ou l'innommable et à déplacer ainsi la frontière du pensé et de l'impensé, du possible et de l'impossible, du pensable et de l'impensable, aptitude qui est corrélative d'une haute naissance associée à une position de porte-à-faux dans la structure du champ religieux et dans la structure des rapports de classe, constitue le capital initial qui permet au prophète d'exercer une action mobilisatrice sur une fraction suffisamment puissante des laïcs en symbolisant par son discours et sa conduite extraordinaires ce que les systèmes symboliques ordinaires sont structuralement incapables d'exprimer, et en particulier les situations extraordinaires.

La réussite du prophète reste incompréhensible aussi longtemps que l'on se tient dans les limites du champ religieux. Sauf à invoquer un pouvoir miraculeux, i.e. une création ex nihilo de capital religieux, ce que fait Max Weber dans certaines de ses formulations de la théorie du charisme. En fait, de même que le prêtre a partie liée avec l'ordre ordinaire, de même le prophète est l'homme des situations de crise, où l'ordre établi bascule et où l'avenir tout entier est suspendu. Le discours prophétique a plus de chances d'apparaître dans les périodes de crise ouverte ou larvée affectant soit des sociétés entières, soit certaines classes, i.e. dans les périodes où les transformations économiques ou morphologiques déterminent, dans telle ou telle partie de la société, l'effondrement, l'affaiblissement ou l'obsolescence des traditions ou des systèmes symboliques qui fournissaient les principes de la vision du monde et de la conduite de la vie. Ainsi, comme l'observait Max Weber, « la création d'un pouvoir charismatique [. . .] est toujours le produit de situations extérieures inhabituelles » ou d'une « excitation commune à un groupe d'hommes, suscitée par quelque chose d'extraordinaire » (63) . Et de même, Marcel Mauss notait : « des disettes, des guerres, suscitent des prophètes, des hérésies; des contacts violents entament même la répartition de la population, la nature de la population, des métissages de sociétés entières (c'est le cas de la colonisation) font surgir forcément et précisément de nouvelles idées et de nouvelles traditions [...]. Il ne faut pas confondre ces causes collectives, organiques, avec l'action des individus qui en sont les interprètes plus que les maîtres. Il n'y a donc pas à opposer l'invention individuelle à l'habitude collective. Constance et routine peuvent être le fait des individus, novation et révolution peuvent être l'œuvre des groupes, des sous-groupes, des sectes, des individus agissant par et pour

(63) W.u.G., II, p. 442.

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les groupes » (64) . Wilson D. Wallis observe que les messies surgissent dans les périodes de crise, en relation avec une aspiration profonde au changement politique, et que « quand la prospérité nationale refleurit, l'espérance messianique s'évanouit » (65) . De même enfin, Evans Pritchard note que, comme la plupart des prophètes hébreux, le prophète est lié à la guerre : « la principale fonction sociale des principaux prophètes du passé était de diriger les raids sur le bétail des Dinka et les combats contre les différents groupes étrangers du nord » (66) . Pour en finir complètement avec la représentation du charisme comme propriété attachée à la nature d'un individu singulier, il faudrait encore déterminer, en chaque cas particulier, les caractéristiques sociologiquement pertinentes d'une biographie singulière qui font que tel individu s'est trouvé socialement prédisposé à éprouver et à exprimer avec une force et une cohérence particulières des dispositions éthiques ou politiques déjà présentes, à l'état implicite, chez tous les membres de la classe ou du groupe de ses destinataires. Il faudrait analyser en particulier les facteurs qui prédisposent les catégories et les groupes structuralement ambigus, boiteux ou bâtards (mots choisis pour leur vertu évocatrice), occupant des lieux de grande tension structurale, positions de porte- à-faux et points archimédiens (e.g. les forgerons dans nombre de sociétés primitives, l'intelligentsia prolétaroïde dans les mouvements millénaristes ou, à un niveau psychosociologique, les individus au statut fortement décristallisé), à remplir la fonction qui leur incombe tant dans l'état normal du fonctionnement des sociétés (manipulation des forces dangereuses et incontrôlées) que dans les situations de crise (formulation de l'informulé) . Bref, le prophète est moins l'homme « extraordinaire » dont parlait Weber que l'homme des situations extraordinaires, celles dont les gardiens de l'ordre ordinaire n'ont rien à dire, et pour cause, puisque le seul langage dont ils disposent pour les penser est celui de l'exorcisme. C'est parce qu'il réalise, dans sa personne et dans son discours comme paroles exemplaires, la rencontre d'un signifiant et d'un signifié qui lui préexistait, mais seulement à l'état potentiel et implicite, qu'il peut mobiliser les groupes ou les classes qui reconnaissent son langage parce qu'ils se reconnaissent en lui, les couches aristocratiques et princières par exemple dans le cas de Zarathoustra, de Mohammed et des prophètes indiens, les classes moyennes, citadines ou campagnardes, dans le cas des prophètes d'Israël. Le fait que l'analyse savante révèle que le discours prophétique n'apporte à peu près rien qui ne soit enfermé dans la tradition antérieure, soit sacerdotale, soit sectaire, n'exclut aucunement qu'il ait pu produire l'illusion de la nouveauté radicale par exemple en vulgarisant auprès de publics nouveaux un message ésotérique. La crise du langage ordinaire appelle ou autorise le langage de crise et la critique du langage ordinaire : la révélation, i.e. le fait de dire ce qui va être ou de dire ce qui était impensable parce qu'indicible, veut de ces moments où tout peut être dit parce que tout peut arriver. C'est une telle conjoncture qu'évoque C. Vasoli, pour rendre raison de l'apparition ďune secte hérétique florentine à la fin du xv" siècle : « Après 1480 surtout, on rencontre des traces nombreuses et fréquentes d'une forte

(64) Mauss (M.), Œuvres, III, Cohésion sociale et divisions de la sociologie, Paris, Ed. de Minuit, pp. 333-334.

(65) Wallis (W. D.), Messiahs, Their Role in Civilization, Washington, American Council on Public Affairs, 1943, p. 182.

(66) Op. cit., p. 45.

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sensibilité eschatologique, des attentes diffuses d'événements mystiques, des prodiges terrifiants, des signes avant-coureurs et des apparitions mystérieuses qui annoncent de grands bouleversements dans les choses humaines et divines, dans la vie ecclésiastique, et dans le destin à venir de toute la chrétienté. L'invocation d'un grand réformateur n'est pas rare et même de plus en plus vive et insistante, pour qu'il vienne purifier et renouveler l'Eglise, la purger de tous ses péchés et la reconduire à ses origines divines, à la pureté sans tache de l'expérience évangélique [-..]. Nous ne sommes pas étonnés que, dans cette ambiance, réapparaissent aussi des thèses nettement prophétiques » (67) . Le prophète qui réussit est celui qui réussit à dire ce qui est à dire, dans une de ces situations qui paraissent appeler et refuser le langage, parce qu'elles imposent la découverte de l'inadéquation de toutes les grilles de déchiffrement disponibles. Mais plus profondément, l'exercice même de la fonction prophétique n'est concevable que dans des sociétés qui, échappant à la simple reproduction, sont, si l'on peut dire, entrées dans l'histoire : à mesure que l'on s'éloigne des sociétés les plus indifférenciées et les plus capables de maîtriser leur propre devenir en le ritualisant (rites agraires et rites de passage), les prophètes, inventeurs du futur eschatologique et, par là, de l'histoire comme mouvement vers le futur, qui sont eux-mêmes les produits de l'histoire, i.e. de la rupture du temps cyclique qu'introduit la crise, viennent remplir la place jusque-là impartie aux mécanismes sociaux de ritualisation de la crise, Le. d'exercice contrôlé de la ďise, qui supposent une division du travail religieux conférant des rôles complémentaires aux responsables de l'ordre ordinaire, brahmanes dans l'Inde ou flamines à Rome, et aux fauteurs du désordre sacré, Luperques et Gandharva. Et l'on ne peut manquer d'apercevoir au passage que la stylisation qu'opère le mythe présente sous une forme paradigmatique l'opposition entre les deux pouvoirs antagonistes, entre la celeritas et la gravitas, principe de toute une série d'oppositions secondaires telles que l'opposition entre le discontinu et le continu, entre la création et la conservation, la mystique et la religion : « les brahmanes et aussi les flamines avec la hiérarchie sacerdotale qu'ils ouvrent, représentent la religion permanente et constamment publique dans laquelle trouve place — à l'exception d'un seul jour — toute la vie de la société et de tous ses membres. Les Luperques, et aussi le groupe d'hommes dont les Gandharva semblent être la transposition mythique, constituent précisément cette exception; ils relèvent, eux, d'une religion qui n'est publique et accessible que dans une apparition éphémère [...]. Flamines et brahmanes assurent l'ordre sacré, Luperques et Gandharva sont les agents d'un désordre non moins sacré; des deux religions qu'ils représentent, l'une est statique, réglée, calme, l'autre est dynamique, libre, violente; c'est justement à cause de cette nature que la seconde ne peut dominer que dans un temps très court, le temps de purifier et aussi de ranimer, de 'recréer' tumultueusement la première» (68). Qu'il suffise d'ajouter que les flamines sont buveurs et musiciens tandis que les brahmanes s'abstiennent de liqueurs enivrantes et ignorent le chant, la danse et la musique : « rien d'original, rien qui relève de l'inspiration et de la fantaisie » (69) ; que « la vitesse (rapidité extrême, apparition et disparition

(67) Vasoli (C), « Une secte hérétique florentine à la fin du xve siècle, les 'oints' », in J. Le Goff, op. cit., p. 259.

(68) Dumézil (G.), Mitra-Varuna, Essai sur deux représentations indo-européennes de la souveraineté, Paris, Gallimard, 1948, pp. 39-40, souligné par moi.

(69) Op. cit., p. 45.

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soudaines, prise immédiate, etc.) est le comportement, le ' rythme ' qui convient le mieux à l'activité de ces sociétés violentes, improvisatrices, créatrices », tandis que la religion publique « requiert un comportement majestueux, un rythme lent » (70) ; que les Luperques et les flammes s'opposent aussi comme juniores et seniores, comme légers et lourds (guru) ; que les flammes « assurent le cours régulier d'une fécondité continue, sans interruption, sans accident », mais, capables « de prolonger la vie et la fécondité » par leurs sacrifices, ne peuvent « les ranimer » tandis que les miracles des Luperques, « réparant un accident, rétablissent une fécondité interrompue » (71) ; et enfin que « c'est parce qu'ils sont ' excessifs ' que les Luperques et les Gandharva peuvent créer, alors que les flammes et les brahmanes, n'étant qu' ' exacts ' ne peuvent que maintenir » (72) .

4.2.1. La relation qui s'établit entre la révolution politique et la révolution symbolique n'est pas symétrique.

S'il n'est sans doute pas de révolution symbolique qui ne suppose une révolution politique, la révolution politique ne suffit pas, par soi, à produire la révolution symbolique qui est nécessaire pour lui donner un langage adéquat, condition d'un plein accomplissement : « La tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants. Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c'est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu'ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu'ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d'ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l'histoire sous un déguisement respectable et avec ce langage emprunté » (73) . Aussi longtemps que la crise n'a pas trouvé son prophète, les schemes avec lesquels on pense le monde renversé sont encore le produit du monde à renverser. Le prophète est celui qui peut contribuer à réaliser la coïncidence de la révolution avec elle-même en opérant la révolution symbolique qu'appelle la révolution politique. Mais s'il est vrai que la révolution politique ne trouve son accomplissement que dans la révolution symbolique qui la fait exister pleinement en lui donnant les moyens de se penser dans sa vérité, i.e. comme inouïe, impensable et innommable selon toutes les grilles anciennes, au lieu de se prendre pour l'une ou l'autre des révolutions du passé; s'il est vrai donc que toute révolution politique appelle cette révolution des systèmes symboliques que la tradition métaphysique désigne du nom de metano'îa, il reste que la conversion des esprits comme révolution en pensée n'est une révolution que dans les esprits d'avance convertis des prophètes religieux qui, faute de pouvoir penser les limites de leur pouvoir, i.e. de leur pensée du pouvoir, ne peuvent donner les moyens de penser cet impensable qu'est la crise sans imposer du même coup cet impensé qu'est la signification politique de la crise, se rendant ainsi coupables, sans le savoir ni le vouloir, du vol de pensée qui leur est fait.

Pierre Bourdieu. Centre de sociologie européenne.

(70) Op. cit., p. 47. (71) Op. cit., p. 52. (72) Op. cit., p. 53. (73) Marx (K.), Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Ed. Sociales, 1963, p. 13.

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