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Page 1 sur 41 Licence 1 - Introduction au droit privé 2021/2022 Cours de Monsieur Nicolas Anciaux (Groupe 2) Semaine de TD : du 15 au 21 novembre SEANCE N° 8 : LA HIERARCHIE DES NORMES Indications générales sur la séance L’étude de la hiérarchie des normes est vaste. Nous avons distingué d’une part l’établissement d’une hiérarchie et son contrôle. Il aurait été possible, dans cette fiche, de s’intéresser à la supériorité des lois sur les règlements (et les contrôles qui en découlent), à la supériorité de la Constitution sur la loi, ou encore au rapport entre la loi et la jurisprudence. Néanmoins, le choix a été fait de concentrer cette fiche sur deux dimensions, actuelles et problématiques, au sein de la hiérarchie des normes : les rapports entre la loi et le traité et les rapports entre la Constitution et le traité. Les contrôles de conventionnalité et de constitutionnalité (qui ne fait que s’accroître depuis la création de la QPC (Question Prioritaire de Constitutionnalité)) constituent aujourd’hui des thèmes incontournables : leur importance tant théorique que pratique impose de les approfondir dans cette fiche. Parmi ces deux thèmes, l’accent est mis sur le contrôle de conventionnalité. Sous l’action de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de Justice de l’Union européenne, en raison de la place des traités dans la hiérarchie des normes, les juges français n’hésitent plus à remettre en cause des normes internes qui contreviennent à des engagements internationaux. La « généralisation » de ce type de contrôle des lois ne va pas sans soulever certaines questions quant à ses modalités de réalisation et la légitimité du procédé.

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Licence 1 - Introduction au droit privé 2021/2022

Cours de Monsieur Nicolas Anciaux (Groupe 2) Semaine de TD : du 15 au 21 novembre

SEANCE N° 8 : LA HIERARCHIE DES NORMES Indications générales sur la séance L’étude de la hiérarchie des normes est vaste. Nous avons distingué d’une part l’établissement d’une hiérarchie et son contrôle. Il aurait été possible, dans cette fiche, de s’intéresser à la supériorité des lois sur les règlements (et les contrôles qui en découlent), à la supériorité de la Constitution sur la loi, ou encore au rapport entre la loi et la jurisprudence. Néanmoins, le choix a été fait de concentrer cette fiche sur deux dimensions, actuelles et problématiques, au sein de la hiérarchie des normes : les rapports entre la loi et le traité et les rapports entre la Constitution et le traité. Les contrôles de conventionnalité et de constitutionnalité (qui ne fait que s’accroître depuis la création de la QPC (Question Prioritaire de Constitutionnalité)) constituent aujourd’hui des thèmes incontournables : leur importance tant théorique que pratique impose de les approfondir dans cette fiche. Parmi ces deux thèmes, l’accent est mis sur le contrôle de conventionnalité. Sous l’action de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de Justice de l’Union européenne, en raison de la place des traités dans la hiérarchie des normes, les juges français n’hésitent plus à remettre en cause des normes internes qui contreviennent à des engagements internationaux. La « généralisation » de ce type de contrôle des lois ne va pas sans soulever certaines questions quant à ses modalités de réalisation et la légitimité du procédé.

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Documents

I. La hiérarchie des normes : traité et loi Doc. n° 1 : article 55 de la Constitution de 1958. « Les traités ou accord régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur application, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ». Doc. n° 2 : Cons. Constit., 15 janv. 1975 : JORF 16 janv. 1975, p. 671.

Le Conseil constitutionnel, Saisi le 20 décembre 1974 par MM Jean FOYER, etc, députés à l'Assemblée nationale, dans les conditions prévues à l'article 61 de la Constitution, du texte de la loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse, telle qu'elle a été adoptée par le Parlement ; Vu les observations produites à l'appui de cette saisine ; Vu la Constitution, et notamment son préambule ; Vu l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment le chapitre II du titre II de ladite ordonnance ;

1. Considérant que l'article 61 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement, mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen ; 2. Considérant, en premier lieu, qu'aux termes de l'article 55 de la Constitution : "Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie." ; 3. Considérant que, si ces dispositions confèrent aux traités, dans les conditions qu'elles définissent, une autorité supérieure à celle des lois, elles ne prescrivent ni n'impliquent que le respect de ce principe doive être assuré dans le cadre du contrôle de la conformité des lois à la Constitution prévu à l'article 61 de celle-ci ; 4. Considérant, en effet, que les décisions prises en application de l'article 61 de la Constitution revêtent un caractère absolu et définitif, ainsi qu'il résulte de l'article 62 qui fait obstacle à la promulgation et à la mise en application de toute disposition déclarée inconstitutionnelle ; qu'au contraire, la supériorité des traités sur les lois, dont le principe est posé à l'article 55 précité, présente un caractère à la fois relatif et contingent, tenant, d'une part, à ce qu'elle est limitée au champ d'application du traité et, d'autre part, à ce qu'elle est subordonnée à une condition de réciprocité dont la réalisation peut varier selon le comportement du ou des Etats signataires du traité et le moment où doit s'apprécier le respect de cette condition ; 5. Considérant qu'une loi contraire à un traité ne serait pas, pour autant, contraire à la Constitution ;

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6. Considérant qu'ainsi le contrôle du respect du principe énoncé à l'article 55 de la Constitution ne saurait s'exercer dans le cadre de l'examen prévu à l'article 61, en raison de la différence de nature de ces deux contrôles ; 7. Considérant que, dans ces conditions, il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, lorsqu'il est saisi en application de l'article 61 de la Constitution, d'examiner la conformité d'une loi aux stipulations d'un traité ou d'un accord international ; 8. Considérant, en second lieu, que la loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse respecte la liberté des personnes appelées à recourir ou à participer à une interruption de grossesse, qu'il s'agisse d'une situation de détresse ou d'un motif thérapeutique ; que, dès lors, elle ne porte pas atteinte au principe de liberté posé à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; 9. Considérant que la loi déférée au Conseil constitutionnel n'admet qu'il soit porté atteinte au principe du respect de tout être humain dès le commencement de la vie, rappelé dans son article 1er, qu'en cas de nécessité et selon les conditions et limitations qu'elle définit ; 10. Considérant qu'aucune des dérogations prévues par cette loi n'est, en l'état, contraire à l'un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ni ne méconnaît le principe énoncé dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, selon lequel la nation garantit à l'enfant la protection de la santé, non plus qu'aucune des autres dispositions ayant valeur constitutionnelle édictées par le même texte ; 11. Considérant, en conséquence, que la loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse ne contredit pas les textes auxquels la Constitution du 4 octobre 1958 fait référence dans son préambule non plus qu'aucun des articles de la Constitution ; Décide : Article premier : Les dispositions de la loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse, déférée au Conseil constitutionnel, ne sont pas contraires à la Constitution.

Doc. n° 3 : Ch. Mixte, 24 mai 1975, Jacques Vabre. "#$ Allez lire obligatoirement à l’aide vos identifiants Paris 1, le commentaire de cet arrêt dans les Grands arrêts de la jurisprudence civile, t. 1 (par H. CAPITANT, F. TERRE, Y. LEQUETTE, Dalloz, 13ème éd., 2015, p. 34 s., comm. 4) "#$.

La Cour ; — Sur le premier moyen pris en ses deux branches : — Attendu qu'il résulte des énonciations de l'arrêt déféré que, du 5 janvier 1967 au 5 juillet 1971, la société « Cafés Jacques Vabre » (Soc. Vabre) a importé des Pays-Bas, État membre de la Communauté économique européenne, certaines quantités de café soluble en vue de leur mise à la consommation en France ; que le dédouanement de ces marchandises a été opéré par la société J. Weigel et Cie (Soc. Weigel), commissionnaire en douane ; qu'à l'occasion de chacune de ces importations, la Soc. Weigel a payé à l'administration des Douanes la taxe intérieure de consommation prévue, pour ces marchandises, par la position Ex. 2102 du tableau A de l'article 265 du Code des douanes ; que, prétendant qu'en violation de l'article 95 du Traité du 25 mars 1957 instituant la Communauté économique européenne, lesdites marchandises avaient ainsi subi une imposition supérieure à celle qui était appliquée aux cafés solubles fabriqués en France à partir du café vert en vue de leur consommation dans ce pays, les deux sociétés ont assigné l'administration en vue d'obtenir, pour la Soc. Weigel, la restitution du montant des taxes perçues et, pour la Soc. Vabre, l'indemnisation du préjudice qu'elle prétendait avoir subi du fait de la privation des fonds versés au titre de ladite taxe ; — Attendu qu'il est reproché à la cour d'appel d'avoir accueilli ces demandes en leur principe (...).

Sur le deuxième moyen : — Attendu qu'il est de plus fait grief à l'arrêt d'avoir déclaré illégale la taxe intérieure de consommation prévue par l'article 265 du Code des douanes par suite de son incompatibilité avec les dispositions de l'article 95 du Traité du 25 mars 1957, au motif que celui-ci, en vertu de l'article 55 de la Constitution, a une autorité supérieure à

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celle de la loi interne, même postérieure, alors, selon le pourvoi, que s'il appartient au juge fiscal d'apprécier la légalité des textes réglementaires instituant un impôt litigieux, il ne saurait cependant, sans excéder ses pouvoirs, écarter l'application d'une loi interne sous prétexte qu'elle revêtirait un caractère inconstitutionnel ; que l'ensemble des dispositions de l'article 265 du Code des douanes a été édicté par la loi du 14 décembre 1966 qui leur a conféré l'autorité absolue qui s'attache aux dispositions législatives et qui s'impose à toute juridiction française ; — Mais attendu que le Traité du 25 mars 1957, qui, en vertu de l'article susvisé de la Constitution, a une autorité supérieure à celle des lois, institue un ordre juridique propre intégré à celui des États membres ; qu'en raison de cette spécificité, l'ordre juridique qu'il a créé est directement applicable aux ressortissants de ces États et s'impose à leurs juridictions ; que, dès lors, c'est à bon droit, et sans excéder ses pouvoirs, que la cour d'appel a décidé que l'article 95 du traité devait être appliqué en l'espèce, à l'exclusion de l'article 265 du Code des douanes, bien que ce dernier texte fût postérieur ; d'où il suit que le moyen est mal fondé ; (...) — Par ces motifs, rejette...

Doc. n° 4 : Cass. civ., 1ère 4 déc. 2013, n° 12-26.066 ; D. 2014, p. 179, note F. CHENEDE ; RTD civ. 2014, p. 307, obs. J.-P. MARGUENAUD "#$ Allez lire obligatoirement à l’aide vos identifiants Paris 1, les deux commentaires de cet arrêt indiqués ci-dessus "#$.

LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

Sur le moyen relevé d'office, après avis donné aux parties conformément à l'article 1015 du code de procédure civile :

Vu l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés

fondamentales ; Attendu, selon l'arrêt attaqué, que Mme X... et M. Claude Y... se sont mariés le 6 septembre

1969 et qu'une fille, née le 15 août 1973, est issue de leur union ; qu'après leur divorce, prononcé le 7 octobre 1980, Mme X... a épousé le père de son ex-mari, Raymond Y..., le 17 septembre 1983 ; qu'après avoir consenti à sa petite-fille une donation le 31 octobre 1990, ce dernier est décédé le 24 mars 2005 en laissant pour lui succéder son fils unique et en l'état d'un testament instituant son épouse légataire universelle ; qu'en 2006, M. Claude Y... a, sur le fondement de l'article 161 du code civil, assigné Mme X... en annulation du mariage contracté avec Raymond Y... ;

Attendu que, pour accueillir cette demande, l'arrêt, par motifs propres et adoptés, après

avoir relevé qu'ainsi que l'a rappelé la Cour européenne des droits de l'homme dans un arrêt récent, les limitations apportées au droit au mariage par les lois nationales des Etats signataires ne doivent pas restreindre ou réduire ce droit d'une manière telle que l'on porte atteinte à l'essence même du droit, retient que la prohibition prévue par l'article 161 du code civil subsiste lorsque l'union avec la personne qui a créé l'alliance est dissoute par divorce, que l'empêchement à mariage entre un beau-père et sa bru qui, aux termes de l'article 164 du même code, peut être levé par le Président de la République en cas de décès de la personne qui a créé l'alliance, est justifié en ce qu'il répond à des finalités légitimes de sauvegarde de l'homogénéité de la famille en maintenant des relations saines et stables à l'intérieur du cercle familial, que cette interdiction permet également de préserver les enfants, qui peuvent être affectés, voire perturbés, par le changement de statut et des liens entre les adultes autour

d'eux, que, contrairement à ce que soutient Mme X..., il ressort des conclusions de sa fille que le mariage célébré le 17 septembre 1983, alors qu'elle n'était âgée que de dix ans, a opéré dans son esprit une regrettable confusion entre son père et son grand-père, que l'article 187 dudit code interdit l'action en nullité aux parents collatéraux et aux enfants nés d'un autre mariage non pas après le décès de l'un des époux, mais du vivant des deux époux, qu'enfin, la présence d'un conjoint survivant, même si l'union a été contractée sous le régime de la séparation de biens, entraîne nécessairement pour M. Claude Y..., unique enfant et héritier réservataire de Raymond Y..., des conséquences préjudiciables quant à ses droits successoraux, la donation consentie à Mme Fleur Y... et la qualité de Mme Denise X... en vertu du testament du défunt étant sans incidence sur cette situation, de sorte que M. Claude

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Y... a un intérêt né et actuel à agir en nullité du mariage contracté par son père ; Qu'en statuant ainsi, alors que le prononcé de la nullité du mariage de Raymond Y... avec

Mme Denise X... revêtait, à l'égard de cette dernière, le caractère d'une ingérence injustifiée dans l'exercice de son droit au respect de sa vie privée et familiale dès lors que cette union, célébrée sans opposition, avait duré plus de vingt ans, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;

Et vu l'article L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire ;

PAR CES MOTIFS :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en sa disposition prononçant l'annulation du mariage célébré le 17 septembre 1983 entre Raymond Y... et Mme Denise X..., ainsi qu'en sa disposition allouant une somme à M. Claude Y... sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 21 juin 2012, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;

Doc. n° 5 : Cass. 1ère civ., 8 déc. 2016, n° 15-27.201 ; D. 2017, p. 953 s., note F. CHENEDE ; RJPF (Revue Juridique Personnes et Famille – Sur la base Lamyline, RJPF, n° 2, 2017, A. CHEYNET DE BEAUPRE. ⚠"#$ Allez lire obligatoirement à l’aide vos identifiants Paris 1, les deux commentaires de cet arrêt indiqués ci-dessus⚠"#$.

Sur le moyen unique :

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 2 décembre 2014), que Pierre X..., né le 10 janvier 1925, et Mme Y..., née le 6 juillet 1949, se sont mariés le 28 janvier 1984 ; qu'après leur divorce, prononcé par jugement du 13 décembre 2000, Pierre X... a épousé, le 12 janvier 2002, Mme Z..., fille de Mme Y..., née le 24 avril 1975 d'une précédente union ; qu'après le décès de Pierre X..., le 5 avril 2010, Mme Anne X..., épouse A... et MM. Philippe, Jacques et Frédéric X... (les consorts X...) ont assigné Mme Z... aux fins de voir prononcer, sur le fondement de l'article 161 du code civil, l'annulation de son mariage avec leur père et beau-père ; que, Mme Z... ayant été placée sous curatelle renforcée en cours de procédure, son curateur, l'ATMP du Var, est intervenu à l'instance ;

Attendu que Mme Z... et l'ATMP du Var font grief à l'arrêt de prononcer l'annulation du mariage et, en conséquence, de rejeter leur demande de dommages-intérêts, alors, selon le moyen : 1°/ que le prononcé de la nullité du mariage célébré entre anciens alliés en ligne directe, après la dissolution par divorce de la première union qui avait été contractée par l'un des deux alliés avec le parent du second, porte une atteinte disproportionnée au droit du mariage ; qu'en prononçant, sur le fondement de l'article 161 du code civil, la nullité du mariage célébré le 12 janvier 2002 entre Pierre X... et Mme Z..., fille de sa précédente épouse toujours en vie, quand l'empêchement à mariage entre alliés en ligne directe, qui peut néanmoins être célébré en vertu d'une dispense si celui qui a créé l'alliance est décédé et ne repose pas sur l'interdiction de l'inceste, inexistant entre personnes non liées par le sang, porte une atteinte disproportionnée au droit au mariage, la cour d'appel a violé l'article 12 de la Convention européenne des droits de l'homme du 4 novembre 1950 ;

2°/ que le prononcé de la nullité du mariage célébré entre anciens alliés en ligne directe est susceptible de revêtir, à leur égard, le caractère d'une ingérence injustifiée dans l'exercice de leur droit au respect de la vie privée et familiale, dès lors que leur union, célébrée sans opposition, a duré plusieurs années ; qu'en prononçant, sur le fondement de l'article 161 du code civil, la nullité du mariage célébré le 12 janvier 2002 entre Pierre X... et Mme Z..., fille de sa précédente épouse toujours en vie, quand ce mariage célébré sans opposition, avait duré pendant huit années, la cour d'appel a violé l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme du 4 novembre 1950 ;

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Mais attendu, en premier lieu, qu'aux termes de l'article 161 du code civil, en ligne directe, le mariage est prohibé entre tous les ascendants et descendants et les alliés dans la même ligne ; que, selon l'article 184 du même code, tout mariage contracté en contravention à ces dispositions peut être attaqué, dans un délai de trente ans à compter de sa célébration, par tous ceux qui y ont intérêt ;

Qu'aux termes de l'article 12 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, à partir de l'âge nubile, l'homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l'exercice de ce droit ;

Que, selon la Cour européenne des droits de l'homme, si l'exercice de ce droit est soumis aux lois nationales des Etats contractants, les limitations en résultant ne doivent pas le restreindre ou le réduire d'une manière ou à un degré qui l'atteindraient dans sa substance même ; qu'il en résulte que les conditions requises pour se marier dans les différentes législations nationales ne relèvent pas entièrement de la marge d'appréciation des Etats contractants car, si tel était le cas, ceux-ci pourraient interdire complètement, en pratique, l'exercice du droit au mariage ;

Que, cependant, le droit de Mme Z... et Pierre X... de se marier n'a pas été atteint, dès lors que leur mariage a été célébré sans opposition et qu'ils ont vécu maritalement jusqu'au décès de l'époux ; qu'en annulant le mariage, la cour d'appel n'a donc pas méconnu les exigences conventionnelles résultant du texte susvisé ;

Attendu, en second lieu, qu'aux termes de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ; Que l'ingérence dans l'exercice du droit au respect de la vie privée et familiale que constitue l'annulation d'un mariage entre alliés en ligne directe est prévue par les articles 161 et 184 du code civil et poursuit un but légitime en ce qu'elle vise à sauvegarder l'intégrité de la famille et à préserver les enfants des conséquences résultant d'une modification de la structure familiale ; Qu'il appartient toutefois au juge d'apprécier si, concrètement, dans l'affaire qui lui est soumise, la mise en oeuvre de ces dispositions ne porte pas au droit au respect de la vie privée et familiale garanti par la Convention une atteinte disproportionnée au regard du but légitime poursuivi ; Attendu que l'arrêt relève, d'abord, que Mme Z... avait 9 ans quand Pierre X... a épousé sa mère en troisièmes noces, qu'elle avait 25 ans lorsque ces derniers ont divorcé et 27 ans lorsque son beau-père l'a épousée ; qu'il en déduit que l'intéressée a vécu, alors qu'elle était mineure, durant neuf années, avec celui qu'elle a ultérieurement épousé et qui représentait nécessairement pour elle, alors qu'elle était enfant, une référence paternelle, au moins sur le plan symbolique ; qu'il constate, ensuite, que son union avec Pierre X... n'avait duré que huit années lorsque les consorts X... ont saisi les premiers juges aux fins d'annulation ; qu'il relève, enfin, qu'aucun enfant n'est issu de cette union prohibée ; que de ces constatations et énonciations, la cour d'appel a pu déduire que l'annulation du mariage ne constituait pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale de Mme Z..., au regard du but légitime poursuivi ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

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REJETTE le pourvoi ;

Doc. n° 6 : P. JESTAZ, J.-P. MARGUENAUD, C. JAMIN, « Révolution tranquille à la Cour de cassation », D. 2014, p. 2061 s. (les références en notes de bas de page peuvent être consultées sur le site Dalloz).

L'essentiel

Comment juger quand chacun des deux plaideurs invoque un droit protégé par la Convention européenne ? La Cour de Strasbourg avait naguère - en condamnant la France - imposé de scruter les faits afin de déterminer lequel de ces droits pèse le plus lourd en l'espèce, quitte à écarter pour cela la loi interne. C'est à cette nouvelle forme de contrôle de proportionnalité que se rallie la Cour de cassation, dans son arrêt controversé du 4 décembre 2013 où elle apprécie les faits, toutefois sans trop s'en expliquer. À cette occasion, sont évoqués les rapports entre les deux juridictions, d'abord tumultueux, puis apaisés. On s'interroge, en outre, sur l'avenir possible d'une Cour de cassation franchissant la frontière qui sépare le droit du fait.

D'un pas précautionneux, ainsi qu'elle a toujours procédé, la Cour de cassation s'aventure sur le terrain des faits et pour les juger, pour fonder officiellement sa décision sur leur appréciation plutôt que sur la loi. Scandale ? Hérésie ? L'aîné des trois soussignés l'a d'abord cru, avant de comprendre la subtilité d'une démarche dictée par le respect qu'inspire désormais la non moins subtile jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Cette avancée vaut d'être contée tant elle suscite d'incompréhension, d'ailleurs explicable vu la complexité du problème. Nous sommes tellement habitués - et attachés - à notre chère vieille Cour de cassation que nous ne voyons même plus son étrangeté : un juge qui ne juge pas les faits ! Qui a interdiction de les juger ou d'en faire le support de son argumentation, qui doit les tenir le plus possible à distance pour ne mener qu'une investigation de pur droit. Mais un juriste du Canada ou des États-Unis, par exemple, a toutes les peines du monde à comprendre ce qui n'existe pas chez lui et qui lui apparaît comme un insoutenable paradoxe, car dans son système de pensée, les faits occupent la première place et ce sont les principes de droit qui se trouvent distanciés. Pour lui expliquer notre mos gallicus, il faut recourir à l'histoire. Déjà pratiquée sous les premiers Capétiens, la cassation - l'annulation d'une décision de justice - reçoit une consécration officielle dans l'ordonnance civile de 1667, laquelle en attribue le pouvoir à une section du Conseil du Roi, le Conseil des Parties : autant dire au roi lui-même... Elle est alors un acte purement administratif et non motivé ou de manière très formelle : le roi n'a pas à donner ses motifs. L'institution, dont l'emploi du verbe « casser » atteste toute la brutalité, ne pouvait que séduire les révolutionnaires tant la jurisprudence des anciens parlements leur avait inspiré de méfiance. Aussi l'ont-ils conservée telle quelle, avec cette seule différence qu'ils ont confié le pouvoir d'annuler un arrêt à un « Tribunal de cassation » : étrange tribunal, qui à l'origine n'exerçait que des fonctions administratives ! Mais ce tribunal, bientôt devenu Cour de cassation, se vit ensuite obligé par la loi de motiver ses décisions et, notons-le, dans un dessein purement pédagogique : les juridictions du fond devaient savoir le pourquoi de la cassation (ou du rejet) afin d'en tirer toutes conséquences utiles. Voilà comment la Cour de cassation devint une juridiction, quoiqu'un peu infirme si l'on y réfléchit bien. Car comme l'écrivent trois auteurs des plus considérables, « la mission essentielle de la Cour de cassation... n'est pas de juger les procès mais d'assurer l'unité du droit ». Celle-ci « a été créée essentiellement pour la protection de l'intérêt public » (1). Sous-entendu : et davantage que pour donner une nouvelle chance au plaideur qui se pourvoit devant elle. Cette mission la conduit très logiquement à émettre des propositions en forme de normes et qui ne se distinguent pas, quant à leur contenu, d'une disposition législative. C'est au point que M. Zenati a pu considérer la Cour de cassation comme n'ayant pas de jurisprudence au sens propre du terme, mais - un cran au-dessus - une « jurisprudence législative ». Et cet auteur se demande si, à la limite, elle n'est pas davantage un

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organe complémentaire de législation qu'une vraie juridiction (2). De fait, un juge de l'annulation a souvent tendance à se comporter de la sorte, comme le prouve à plus forte raison l'exemple du Conseil d'État. Et significative est la terminologie employée à propos de ce dernier, qui distingue entre l'annulation et la pleine juridiction. En tout cas, ce rôle particulier qu'assume la Cour de cassation a pour conséquence qu'elle remplit a minima son obligation de motiver : là encore, nos collègues d'outre-Atlantique - dont les juridictions, à vrai dire, pèchent par l'excès inverse - s'étonnent de cette imperatoria brevitas ! Mais la donne pourrait changer dès lors que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (Convention EDH) institue une juridiction chargée de sanctionner les manquements commis par les États, dont la France, qui ont ratifié la Convention EDH et accepté le recours individuel, lequel constitue la clé de voûte du système. Car la CEDH, qui n'est guidée dans sa tâche que a) par des principes très généraux et b) par leurs limites tout aussi générales, ne servirait strictement à rien si elle ne descendait dans le plus extrême détail des faits de chaque espèce. Bien mieux, et en cela aussi elle se rapproche des juridictions de common law évoquées à l'instant, la CEDH doit faire figurer dans ses décisions les opinions, concordantes ou dissidentes, de ses juges. Toutes les conditions sont donc réunies pour qu'elle rende des arrêts d'une grande prolixité, ce qui ne manque pas de décontenancer les juristes français, et cela d'autant plus que la Cour de cassation se trouve désormais en porte-à-faux entre les juges du fait, dont elle contrôle les décisions, et la jurisprudence européenne, dont elle se doit de tenir compte. Autrement dit, entre les faits constatés par nos cours d'appel et ceux, inventoriés de façon bien plus minutieuse, que rapporte la CEDH. Alors qu'elle-même n'a pas en théorie son mot à dire ni sur les uns ni sur les autres ! On ne fera que rappeler ici - car tout cela est bien connu - les armes dont la CEDH s'est dotée pour remplir aussi complètement que possible sa mission : l'obligation positive, l'effet horizontal, l'autorité interprétative de ses propres arrêts, l'assentiment général ou non des différents États européens et, last but not least, la technique des distinctions qui en général lui évite les revirements ; les distinctions portant sur les faits, comme dans la common law, et non sur le champ d'application de la norme juridique. Des armes parfois contestées, mais il n'y a plus lieu de revenir sur ce débat, car les choses étant ce qu'elles sont, la question consiste à savoir comment la Cour de cassation va devoir faire face à ces nouvelles données. Observons à titre préliminaire que celle-ci ne s'en tient pas toujours aux faits constatés par la cour d'appel. Comme l'écrivent encore les trois auteurs précités, l'étendue de son contrôle « apparaît assez souvent inspirée par l'appréciation qui est portée sur le fond même du litige » (3), ce que d'ailleurs tout un chacun approuve et de longue date tant que la démarche reste souterraine. Mais aujourd'hui, il s'agit de bien plus : la question est de savoir si la Cour de cassation peut appliquer le principe de proportionnalité jusqu'à écarter, pour des raisons factuelles, une disposition de la loi française qui lui paraît, dans le cas de l'espèce, contraire à la Convention EDH ou à la jurisprudence de la CEDH. Ainsi que nous allons le voir, elle s'est déjà engagée dans cette voie quelque peu révolutionnaire. A-t-elle jugé le fond ? À tort ou à raison ? La réponse suppose une analyse qui se révèle complexe et doit donc être menée avec un maximum de clarté. À cette fin, nous étudierons successivement le poids des condamnations fulminées par la CEDH (I), le tournant déjà pris par la Cour de cassation (II) et les perspectives d'avenir (III). I - La Cour de cassation et le poids des condamnations de la CEDH Les condamnations de la CEDH pèsent très lourd, mais toutes n'ont pas la même portée. Certaines ont une portée générale (A), en ce que telle ou telle solution - légale, jurisprudentielle ou née d'une simple pratique, peu importe - doit disparaître du droit français (en l'occurrence) quelles que soient les circonstances de l'espèce. D'autres ont une portée purement individuelle (B) parce que la CEDH ne critique pas en soi notre législation, mais seulement son application casuelle à une certaine situation de fait. A - Les condamnations ayant une portée générale

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Selon les cas, elles visent le juge qui a suppléé au silence de la loi (1) ou le législateur lui-même (2). 1 - Les condamnations à l'adresse du juge français La question du transsexualisme en constitue la meilleure illustration. L'affaire datant de plus de vingt ans, nous nous bornerons à en rappeler les grandes lignes. Depuis un arrêt de 1975, la Cour de cassation déniait au transsexuel (véritable) le droit d'obtenir, malgré les opérations chirurgicales ad hoc qu'il avait subies, la modification de la mention indiquant son sexe sur les registres de l'état civil. À cette fin, elle se fondait sur le principe de l'indisponibilité de l'état. C'est en particulier la solution qu'elle avait appliquée à un sieur B. demandant à devenir une dame B., au motif - mais cela revenait au même - que son changement de sexe résultait d'une décision volontaire de sa part (4). Dans son pourvoi, l'intéressé(e) n'avait pas eu l'idée d'invoquer l'article 8 de la Convention EDH protégeant sa vie privée (combiné, comme il se doit, avec l'art. 14 prohibant les discriminations), mais à l'époque cela ne lui eût été d'aucune utilité, car dans une autre affaire jugée un an plus tard, la Cour de cassation allait avoir l'occasion de dire que le refus de modifier l'acte de naissance du transsexuel ne violait pas la Convention EDH (5). Or B. se ravisa sans doute puisqu'il (ou elle) saisit la CEDH, laquelle lui donna gain de cause et précisément sur ce fondement, motif pris que ce refus le ou plutôt la plaçait dans une situation quotidienne incompatible avec le respect de sa vie privée

(6). En l'absence d'une disposition législative sur la question, c'était bien la Cour de cassation qui avait commis le manquement imputé à l'État français ! Aussi celle-ci, lorsqu'elle fut de nouveau saisie d'un cas analogue, n'eut-elle d'autre choix qu'entre la rébellion, qui n'eût servi qu'à gaspiller en pure perte les deniers du contribuable, et le revirement. Fort sagement, son assemblée plénière choisit la seconde solution, sans renoncer toutefois au principe de l'indisponibilité de l'état, mais en proclamant désormais que celui-ci ne faisait pas obstacle à la modification sollicitée (7). Un revirement brutal, qui n'est pas dans les habitudes de la Cour de cassation puisque la haute juridiction préfère en général procéder par quelques signes annonciateurs ! Mais il est vrai que la condamnation de la France par la Cour de Strasbourg avait préparé la communauté des juristes à cette inévitable volte-face. 2 - Les condamnations à l'adresse du législateur français Comme de bien entendu, tout le monde pense à l'affaire Mazurek ! Dans son arrêt du 25 juin 1996 (8), la première chambre civile avait refusé d'attribuer à un enfant adultérin une part successorale égale à celle de son frère légitime (légitimé, en l'occurrence). En quoi elle ne faisait qu'appliquer l'article 760 du code civil (issu de L. n° 72-3, 3 janv. 1972) donnant à l'adultérin une demi-part de légitime, ce qui d'ailleurs marquait à l'époque un progrès, puisqu'auparavant celui-ci n'avait droit à rien. Mais, à cette occasion, la Cour de cassation avait proclamé que « la vocation successorale est étrangère au respect de la vie privée et familiale » reconnu par l'article 8 de la Convention EDH. Argument pour le moins bizarre : tous les manuels de droit civil n'enseignent-ils pas que, privé de vocation successorale dans la succession des ascendants et collatéraux de son auteur, l'enfant naturel n'a de ce fait aucun lien de famille avec eux ? Sans doute eût-il été préférable d'invoquer la marge nationale d'appréciation à propos d'une discrimination tout de même moins forte que celle constatée dans le célèbre arrêt Marckx de la CEDH (9). Quoi qu'il en soit, le sieur Mazurek avait saisi cette dernière juridiction en invoquant à la fois l'article 8 et l'article 1er du Protocole n° 1 accordant à chacun le droit au respect de ses biens. Là-dessus, la CEDH a rendu son presque aussi célèbre arrêt du 1er février 2000 condamnant la France (10). Elle n'a toutefois pas voulu contredire la Cour de cassation puisqu'elle a relevé que, la succession étant déjà ouverte, le patrimoine successoral était la

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propriété indivise des deux frères et que, partant, l'article 1er du Protocole n° 1 (combiné avec l'art. 14 Conv. EDH) pouvait s'appliquer. Puis, considérant que, dans la plupart des États européens, il existait « une nette tendance à la disparition des discriminations à l'égard des enfants adultérins », elle a estimé que « seules de très fortes raisons » pourraient justifier une inégalité successorale à leur détriment. La question étant alors de savoir si cette inégalité était proportionnée au but invoqué par la France, à savoir la protection de la famille traditionnelle. Pour finir, la CEDH n'a trouvé « en l'espèce » aucun motif de nature à justifier pareille discrimination, mais elle a ajouté que, « en tout état de cause, l'enfant adultérin ne saurait se voir reprocher des faits qui ne lui sont pas imputables » (nous soulignons). C'était donc bien l'article 760 du code civil que les juges européens censuraient ! Le Parlement ne s'y est pas trompé, qui a rectifié le tir moins de deux ans plus tard avec la loi n° 2001-1135 du 3 décembre 2001. Saisie entre-temps d'une affaire analogue, la Cour de cassation eût été bien inspirée de mettre à l'écart l'article 760 comme contraire à la Convention EDH tel qu'interprété par la CEDH : ce n'eût été que faire un petit pas de plus par rapport à sa jurisprudence Jacques Vabre (11) et c'est d'ailleurs la solution qu'adoptaient plusieurs juges du fond (12). Mais, à la date du 3 mai 2000, soit trois mois après la retentissante condamnation de la France, la première chambre civile préféra rendre un arrêt prudent à l'excès (13). Puis, s'enhardissant, elle devait tenir compte de l'arrêt Mazurek (quoique sans le nommer) lorsque, statuant sur l'hypothèse voisine de l'action en retranchement de l'enfant naturel, elle rendit un arrêt de censure en date du 29 janvier 2002 au visa de « l'article 1527, alinéa 2, du code civil, tel qu'il doit être interprété au regard de l'article 1er du Protocole additionnel à la Convention... et de l'article 14 de cette Convention » (nous soulignons) (14). On observera toutefois que - perseverare diabolicum - la Cour de cassation a adopté une interprétation des dispositions transitoires de la loi du 3 décembre 2001 qui s'est révélée défavorable aux enfants adultérins et que la CEDH a derechef condamné notre pays (15) ! Si l'on néglige ces incohérences typiques d'un combat d'arrière-garde, il apparaît que les condamnations de portée générale ne risquent pas de bouleverser, mais tout au plus d'infléchir la politique jurisprudentielle de la Cour de cassation. Il en va tout autrement avec les condamnations qui ont une portée individuelle. B - Les condamnations ayant une portée individuelle La rencontre du principe de proportionnalité, qui est au coeur de l'activité quotidienne de la CEDH, et de l'effet horizontal, qu'elle diffuse chaque année un peu plus dans les relations interindividuelles, est propice à la multiplication de condamnations qui ne remettent pas en question la loi nationale, mais seulement les conséquences trop brutales de son application concrète à un justiciable donné. Il faut essayer d'illustrer les techniques utilisées à cette fin pondératrice (1) afin de mieux pouvoir apprécier les résultats obtenus (2). 1 - Les techniques utilisées Il importe d'abord de remarquer que, nonobstant des données de fait particulièrement douloureuses ou dramatiques, certaines questions graves ne peuvent justifier aucun assouplissement de la règle. Il s'agit principalement de cas relevant du droit médical ou de la bioéthique. Deux exemples permettront de mieux faire comprendre que la CEDH ne confond pas humanisme et sensiblerie et qu'elle ne se laisse pas systématiquement apitoyer par l'éloquence des faits. Le premier est fourni par l'affaire Evans c/ Royaume-Uni qui concernait une femme, guérie d'un cancer des ovaires, empêchée d'obtenir un transfert d'embryons in vitro du fait que son compagnon lui refusait l'autorisation exigée par la loi. Elle a donné lieu à un arrêt du 7 mars 2006 (16), puis à un arrêt de grande chambre du 10 avril 2007 (17), lesquels ont neutralisé le principe de proportionnalité pour favoriser l'application, à l'encontre de cette courageuse survivante, de règles claires et intangibles, nécessaires à la sécurité juridique et à la préservation de la confiance que le droit doit inspirer au public dans un domaine particulièrement sensible. Le second vient d'un récent arrêt Hristozov c/ Bulgarie du 13 novembre 2012 (18) qui approuve le refus de laisser accéder des cancéreux en phase terminale à des traitements expérimentaux

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gratuits : ici, la CEDH a invoqué les mêmes principes et, en outre, l'idée que la marge d'appréciation des États ne doit pas être réduite par l'existence d'un consensus européen, si celui-ci tient davantage à l'évolution d'une branche particulièrement dynamique du droit qu'à des principes juridiques établis de longue date. Ces précisions, propres à atténuer la crainte que les arrêts de la Cour de Strasbourg ne pèsent d'un trop grand poids sur la Cour de cassation, ne doivent pas masquer la force du mouvement qui conduit à multiplier les condamnations européennes à portée essentiellement individuelle. On peut prendre conscience de l'importance de cette évolution - se traduisant par l'affirmation d'une nouvelle figure du contrôle de proportionnalité adapté à la pesée des intérêts privés en jeu - à partir de trois ou quatre arrêts qui sont en passe de devenir emblématiques. Il faut commencer, à tout seigneur tout honneur, par l'arrêt Van Kück c/ Allemagne du 12 juin 2003 (19) abordant la question des relations, d'ordre purement privé, entre un transsexuel et sa compagnie d'assurances : celle-ci refusait de lui rembourser la moitié des frais d'une opération de conversion sexuelle en arguant qu'elle ne correspondait pas au critère de nécessité médicale prévu dans les conditions générales de la police. La CEDH a constaté une violation de l'article 8 de la Convention EDH, au motif que les juridictions allemandes avaient excédé la marge d'appréciation dont elles disposaient : il est, en effet, disproportionné d'exiger qu'une personne prouve la nécessité médicale d'un traitement lorsqu'est en jeu l'un des aspects les plus intimes de sa vie privée. La Cour, qui vise généralement la marge d'appréciation de l'État, se réfère ici spécialement à la marge d'appréciation des juridictions nationales. Cette particularité doit être soulignée, car elle révèle avec éclat que la question litigieuse aurait pu être autrement résolue en considération de données factuelles différentes. Une mention particulière doit ensuite être décernée à l'arrêt Zolotas c/ Grèce n° 2 du 29 janvier 2013 (20), dont la richesse a été mise en lumière par Mme Rochfeld (21). Dans cette décision, qui donne un remarquable écho européen aux idées du solidarisme contractuel, les juges de Strasbourg statuant à l'unanimité ont fait émerger une obligation d'informer le cocontractant en cours d'exécution du contrat, et cela au détour d'un constat de violation de l'article 1er du Protocole n° 1 (22) : en l'espèce, le client d'une banque, vivant depuis longtemps à l'étranger pour raisons de santé, n'avait pas été informé de la nécessité de pratiquer un mouvement de fonds dans le délai de vingt ans à l'expiration duquel la loi grecque déclare les dépôts bancaires prescrits au bénéfice de l'État. Or les juridictions nationales avaient strictement appliqué cette solution. Ici encore, ce n'est pas la loi qui est remise en cause par la CEDH, mais la façon dont les juges nationaux l'ont appliquée sans tenir compte des données factuelles propres à l'affaire. Plus récemment, cette exigence européenne d'assouplissement des délais de prescription ou de péremption a été rappelée dans un arrêt Howald Moor et autres c/ Suisse du 11 mars 2014

(23), rendu dans une affaire beaucoup plus dramatique aux enjeux très graves : il s'agissait du droit, pour les salariés victimes de cancers après avoir exercé des fonctions qui les avaient mis en contact avec l'amiante, d'agir en justice contre leurs employeurs et les assureurs de ceux-ci. Afin de constater une violation de l'article 6, § 1, consacrant le droit à un procès équitable, la Cour retient que les circonstances exceptionnelles de l'espèce, n'ayant permis de diagnostiquer les maladies que de longues années après les événements pathogènes, auraient dû être prises en compte pour le calcul des délais de prescription et de péremption. Encore une fois, il est reproché aux juges nationaux d'avoir inflexiblement appliqué les règles générales et abstraites, alors que la gravité des données de fait commandait souplesse et adaptation à la détresse particulière des justiciables. La gravité des circonstances exceptionnelles oblige donc à distinguer là où la loi ne distingue pas ! Cet examen minutieux des faits pour en faire surgir des distinctions que la hauteur de vue de la loi ne permettait pas d'apercevoir constitue, en définitive, le procédé le plus original déployé par la CEDH pour étendre l'influence de la Convention EDH dans les relations de droit privé. La France n'a pas échappé à ce type de condamnation à portée individuelle privilégiant la pesée des intérêts particuliers en présence. Ainsi, dans un cas à forte connotation successorale, moins connu que l'affaire Mazurek, mais qui pourtant pourrait inciter plus pesamment la Cour de cassation à se confronter à la réalité des faits. Il s'agit de l'affaire Pascaud qui a donné lieu à un arrêt sur le fond du 16 juin 2011 et à un arrêt de satisfaction équitable du 8 novembre 2012 (24). Bien que complexes, les faits de l'espèce doivent être relatés puisqu'ils ont déterminé la solution retenue par la CEDH. Un viticulteur de Saint-Émilion avait entretenu avec une voisine des relations d'où était né un fils qu'il n'avait pas reconnu. L'homme épousé un peu plus tard par la mère allait, quant

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à lui, procéder à une reconnaissance qui ne devait pas empêcher les père et fils biologiques de tisser, sans grande discrétion, de solides liens personnels. Le viticulteur, devenu riche propriétaire, s'était promis de régulariser la situation au décès de la mère, mais frappé par un accident cérébral, il institua la commune légataire universelle et lui fit donation, aussitôt acceptée par le conseil municipal, de la nue-propriété de son château. Là-dessus, le fils demanda l'annulation de la reconnaissance dont il avait fait l'objet et l'établissement de la filiation correspondant à ses origines biologiques. À cette fin, le juge ordonna une expertise génétique à laquelle le vieil homme, placé sous sauvegarde de justice, finit par se soumettre. Les résultats de l'expertise ne laissaient aucun doute sur sa paternité, mais il mourut et la commune de Saint-Émilion, venant en ses lieu et place, fit juger par la cour d'appel de Bordeaux, approuvée par la Cour de cassation, que l'expertise génétique était nulle dès lors que, compte tenu de l'évolution de ses facultés mentales, l'intéressé n'y avait pas valablement consenti. La CEDH a jugé, à l'unanimité, que cette solution violait le droit au respect de la vie privée du fils biologique. Afin de pouvoir dresser ce constat, les juges européens ont estimé que la protection des intérêts du père présumé ne saurait, à elle seule, constituer un argument suffisant pour priver le requérant de ses droits au regard de l'article 8 de la Convention EDH. Et que, en annulant post mortem l'expertise génétique et en refusant de reconnaître le lien de filiation, la cour d'appel avait donné plus de poids aux droits et intérêts du père présumé qu'au droit du fils à voir reconnaître ses origines. Surtout, ils ont fait part de leur « difficulté à admettre que les juridictions nationales aient laissé des contraintes juridiques l'emporter sur la réalité biologique en se fondant sur l'absence de consentement, etc. ». Cette formule un peu maladroite signifiait en réalité que les juridictions françaises n'avaient pas procédé à la recherche d'un juste équilibre entre les intérêts privés en présence, recherche qui aurait dû les conduire à faire prévaloir le fait - établi à 99,99 % - sur des contraintes juridiques peu convaincantes en l'espèce (la protection post mortem d'un consentement douteux, mais dont l'absence n'était pas rigoureusement établie). Du point de vue technique, l'arrêt Pascaud a donc consacré une sorte d'obligation positive de mettre en oeuvre une nouvelle figure du contrôle de proportionnalité (25), que l'on pourrait nommer le contrôle de proportionnalité privatisée, de manière à bien faire ressortir qu'il doit s'opérer entre des intérêts privés expressément pris en compte en tant que tels, sans plus chercher à placer l'un ou l'autre sous la bannière de l'intérêt général. Pour mieux évaluer le coût d'un manquement à cette obligation positive d'exercer un contrôle de proportionnalité privatisée pesant essentiellement sur les juridictions nationales, il suffira de constater que l'arrêt du 8 novembre 2012 a attribué au sieur Pascaud, à titre de satisfaction équitable, la somme de 2 750 000 € directement puisés dans la poche du contribuable dont les intérêts ne peuvent sans doute pas être complètement ignorés par la Cour de cassation... Pour le requérant victorieux en tout cas, il s'agit d'un résultat des plus concrets. 2 - Les résultats obtenus Depuis son célèbre arrêt Airey c/ Irlande du 9 octobre 1979 (26), le travail interprétatif de la CEDH est un véritable combat pour que les droits garantis par la Convention EDH soient concrets et effectifs et non plus théoriques et illusoires. La jurisprudence Van Kück-Pascaud prolonge cette bataille de l'effectivité des droits de l'homme dans les relations interindividuelles. Les résultats, on vient de le voir, peuvent se traduire par la condamnation de l'État défendeur à verser au requérant des sommes qui peuvent être d'un montant élevé quand il s'agit d'un préjudice matériel (en matière successorale notamment). Fort heureusement, les plus importants des résultats obtenus se situent à un autre niveau. Tenir compte des données concrètes en pesant les intérêts individuels en présence permet, en effet, de rendre plus humaine l'application des lois porteuses de belles valeurs républicaines lorsque leur degré d'abstraction les empêche de discerner le malheur et la détresse des gens les plus démunis, vulnérables, malchanceux ou innocents. Diffusée dans les rapports interindividuels au titre de l'effet horizontal des droits conventionnels, cette flexibilité de l'application de la règle parvient aussi, de manière un peu inattendue, à rendre vivante la formule prémonitoire du doyen Carbonnier, selon laquelle les « droits de la personnalité sont les droits de l'homme opposables aux autres hommes » (27). Cette évolution conduit, logiquement et inéluctablement, à l'émergence encore trop peu remarquée de conflits de droits de l'homme dont la résolution, nourrie de « proportionnalité privatisée », passe par la mise en oeuvre de principes inédits que la doctrine a déjà dégagés (28) et que la CEDH commence à appliquer (29).

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II - Le tournant pris par la Cour de cassation Le poids toujours plus lourd des arrêts de la CEDH a conduit la Cour de cassation française à prendre, au début des années 2010, un tournant par deux arrêts révolutionnaires (A) qui ne la dispensent pas, néanmoins, d'une certaine prudence (B) . A - Deux arrêts révolutionnaires... Sans doute parce que le nom sous lequel il est connu l'a mieux fait entrer dans les mémoires, l'arrêt Jacques Vabre rendu en chambre mixte le 24 mai 1975 est un repère pour tout juriste français. Peut-être parce qu'on ne peut les retenir que par leurs dates, deux arrêts récemment prononcés par la Cour de cassation sont souvent ignorés, même par ceux qu'ils concernent le plus, alors que, du point de vue des sources internationales du droit privé, leur importance est tout aussi révolutionnaire. 1 - La révolution du 15 avril 2011 Les turbulences constitutionnelles et conventionnelles, qui ont abouti à une réforme en profondeur de la garde à vue par la loi n° 2011-392 du 14 avril 2011, ont permis à l'assemblée plénière de rendre le 15 avril une série d'arrêts (30) dont la portée dépasse largement le champ de la procédure pénale. Ils répètent, en effet, à l'unisson le principe suivant lequel « les États adhérents à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales sont tenus de respecter les décisions de la CEDH sans attendre d'être attaqués devant elle ni d'avoir modifié leur législation ». Il s'agit là de la reconnaissance de l'autorité interprétative des arrêts de la Cour de Strasbourg, dont la conséquence véritablement révolutionnaire est la suivante : face à une difficulté donnée, le plus important n'est pas de savoir ce qu'en dit la loi votée par les représentants du peuple souverain, mais de s'assurer qu'un arrêt de la CEDH prononcé à l'encontre de l'un quelconque des quarante-sept États membres du Conseil de l'Europe ne l'a pas tranchée, de manière bien établie, dans un sens différent ; et, en cas de réponse affirmative, d'appliquer la solution européenne sans attendre que le législateur veuille bien se donner la peine de l'adopter. Ainsi, dans la série du 15 avril 2011, les décisions des juges du fond ont été approuvées ou censurées selon qu'elles avaient ou non fait prévaloir les solutions retenues contre la Turquie par les arrêts Salduz du 27 novembre 2008 (31) et Dayanan du 13 octobre 2009 (32) - exigeant la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue - sur les dispositions du code de procédure pénale auxquelles le Conseil constitutionnel avait pourtant accordé un sursis d'un an par sa décision du 30 juillet 2010 (33). La révolution du 15 avril concerne directement les arrêts à portée générale qui, comme les arrêts Salduz et Dayanan sont adressés au législateur, mais l'autorité interprétative qu'elle reconnaît a vocation à s'appliquer aussi aux arrêts à portée individuelle : ce qui signifie que le juge français doit mettre en oeuvre le principe de proportionnalité dans les rapports entre particuliers indépendamment des termes généraux de la loi. Or la prise en compte des données factuelles aux fins d'empêcher l'application rigide de la règle générale est précisément au coeur d'une seconde révolution. 2 - La révolution du 4 décembre 2013 Elle résulte d'un arrêt de la première chambre civile (34) cassant, sous le visa exclusif de l'article 8 de la Convention EDH, un arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence qui, sur le fondement de l'article 161 du code civil, avait prononcé l'annulation du mariage d'un homme avec l'ex-épouse de son fils et cela vingt-deux ans après la célébration - mais huit ans avant l'expiration du délai de trente ans fixé par l'article 184 pour attaquer un mariage incestueux. Cette révolution, même si elle se situe dans le sillage de la précédente puisqu'elle se nourrit d'une référence à ce qui a été « [rappelé] par la Cour européenne des droits de l'homme dans un arrêt récent »(35), a eu un plus grand retentissement. Encore faut-il bien comprendre sa portée. L'audace tient à ce que la Cour de cassation a écarté l'application des règles du code civil relevant de l'ordre public matrimonial au motif que le prononcé de la nullité du mariage revêtait, à l'égard de la veuve, le caractère d'une ingérence injustifiée dans sa vie privée et familiale dès lors que cette union, célébrée sans opposition, avait duré plus de vingt ans. Ce n'est pas la première fois que la Cour de cassation justifie une solution audacieuse au visa du seul article 8 de la

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Convention EDH. Elle l'avait fait, il y a déjà presque vingt ans, par l'arrêt de sa troisième chambre civile Mel Yedei du 6 mars 1996 (36). C'était déjà une révolution, mais qui se bornait à justifier la mise à l'écart d'une clause d'habitation contractuelle. Cette fois, c'est l'application aveugle de la loi qui est directement dénoncée. Un communiqué officiel de la Cour - précisant que, en raison de son fondement, la portée de cet arrêt est limitée au cas particulier examiné et qu'il ne remet pas en question le principe de la prohibition du mariage entre alliés - pourrait masquer l'importance de la révolution accomplie. En réalité, il ne fait qu'en souligner l'ampleur puisqu'il revient à dire que même une loi visant à défendre la société contre l'abomination de l'inceste doit être assouplie en fonction du cas particulier examiné ! Il est donc clairement établi que, désormais, la Cour de cassation n'hésite plus à faire jouer le principe de proportionnalité, permettant d'établir qu'une ingérence est injustifiée, afin d'écarter pour des raisons factuelles une disposition de la loi française qui lui paraît, dans le cas d'espèce, contraire à la Convention EDH. Ici, nul ne doit se tromper de reproche : il est, le cas échéant, loisible de critiquer la Cour de cassation pour avoir fait pencher la balance du côté de la veuve plutôt qu'en faveur du fils (et de leur enfant commun, qui après tout avait aussi une vie privée à faire respecter), mais on ne peut en aucun cas lui reprocher d'avoir utilisé cette balance-là dès lors que l'arrêt Pascaud l'y obligeait absolument ! Autrement dit, la Cour de cassation, qui, en l'espèce, a écarté la loi française, aurait tout aussi bien pu l'appliquer. Or, honnêtement, nul ne sait quelle sera à l'avenir la fréquence statistique d'une pareille mise à l'écart : tout ce qu'on peut dire pour l'instant, c'est que l'hypothèse d'un mariage incestueux qui a duré vingt-deux ans sans être annulé est pour le moins marginale. Cela dit, cette révolution n'a pas bénéficié de la rigueur et de la précision méthodologiques qui caractérisaient celle du 15 avril 2011. Car la première chambre civile reste très discrète sur la confrontation avec l'arrêt B. et L. c/ Royaume-Uni, laquelle aurait pu justifier une distinction entre les situations des alliés britanniques et des alliés français. Et, surtout, elle reste très elliptique sur les données factuelles : elle s'abstient, en effet, de faire remarquer qu'il s'agissait, comme dans l'affaire anglaise, de rechercher un équilibre entre des intérêts privés, puisque c'est seulement au moment où la mort de son père avait fait surgir des enjeux successoraux que le fils s'était avisé de demander l'annulation de son mariage avec celle dont il avait été le premier mari et qui lui disputait maintenant l'héritage. La Cour de cassation avance donc à pas feutrés. B - ...mais une certaine prudence Les hésitations de la Cour de cassation à s'inscrire résolument dans une logique de prééminence des droits de l'homme viennent d'être encore révélées par l'arrêt de la première chambre civile du 19 mars 2014 (37). Intervenant dans un contexte politique particulièrement délicat, cet arrêt très attendu a en effet jugé qu'une convention de gestation pour autrui (GPA) caractérisait un processus frauduleux dont la naissance de l'enfant est l'aboutissement, en sorte que l'acte de naissance rédigé dans un pays étranger selon les formes usitées dans ce pays ne pouvait être transcrit sur les registres de l'état civil français. Il s'agit là de la réplique d'un arrêt du 13 septembre 2013 (38) qui avait cassé pour les mêmes motifs un autre arrêt de la cour d'appel de Rennes. Et, dans le même sens, un arrêt de rejet du même jour (39) avait eu l'originalité de préciser que, en présence d'une semblable fraude, ni l'intérêt supérieur de l'enfant que garantit l'article 3, § 1, de la Convention de New York, ni le respect de la vie privée et familiale au sens de l'article 8 de la Convention EDH ne sauraient être utilement invoqués. Or, bien que plus récent, l'arrêt du 19 mars 2014 observe un silence complet, malgré l'avis de l'avocat général Jean-Paul Jean, sur l'éventuelle influence de ces sources internationales. Cela peut surprendre au regard de la démarche révolutionnaire adoptée le 4 décembre 2013. En effet, l'enfant dont la naissance à l'étranger procède d'une fraude à la loi française n'en est pas plus responsable que l'enfant adultérin ne l'est d'une violation des devoirs du mariage. Compte tenu de l'importance de la filiation biologique en tant qu'élément de l'identité de chacun, il fallait donc s'attendre à ce que l'obstacle dressé par la Cour de cassation pour empêcher aussi bien la reconnaissance que l'établissement du lien de filiation à l'égard du père biologique d'enfants nés par GPA à l'étranger attire sur la France de nouvelles condamnations de la CEDH. Elles ont effectivement été prononcées par les arrêts de chambre Mennesson et Labassee du 26 juin 2014 (40), rendus à l'unanimité, désormais définitifs à défaut de demande de renvoi en grande chambre par le gouvernement dans un délai de trois mois.

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Ceux-ci, en raison du poids qu'il y a lieu d'accorder à l'intérêt de l'enfant lorsqu'on procède à la balance des intérêts, ont estimé que, malgré sa marge d'appréciation, la France portait atteinte au droit au respect de la vie privée de l'enfant - et seulement de l'enfant - né d'une GPA légalement pratiquée à l'étranger en refusant la transcription de son acte de naissance, dès l'instant du moins que ce refus s'inscrivait dans un mouvement jurisprudentiel interdisant toute possibilité d'établissement des liens de filiation entre les enfants et leur père biologique. La révolution qui s'est opérée à la Cour de cassation est donc encore un peu trop tranquille pour préparer à la France un avenir dégagé de risques majeurs de nouvelles stigmatisations européennes... III - L'avenir possible de la Cour de cassation Des avenirs possibles, on en voit au moins trois. Le premier tient dans une motivation plus explicite des arrêts de la Cour de cassation (A), le deuxième dans un double recours à la technique des distinctions et de la balance des intérêts (B), le troisième dans une possible décision d'interpréter les actes juridiques privés (C). A - Une motivation plus explicite Le sujet paraît rebattu tant il a donné lieu à une littérature restée longtemps infructueuse. Toujours citée, jamais reprise, la fameuse chronique de Tunc et Touffait, où ceux-ci appelaient à une motivation plus explicite des décisions de justice, paraissait devoir ne plus sortir des tiroirs (41). Mais, sous l'influence de la jurisprudence de la CEDH, les choses pourraient changer, et d'autant plus que l'injonction vient de haut. Dans son discours d'installation du 16 juillet 2014, le nouveau premier président de la Cour de cassation le laisse entendre : « La montée en puissance de cours européennes, statuant en fait et en droit, amène notre juridiction à envisager, dans certaines situations, l'infléchissement de sa tradition de strict contrôle du droit. La motivation souvent pluridisciplinaire des arrêts de ces cours invite à mieux évaluer les incidences de nos décisions en termes sociaux et économiques, internes et internationaux, au-delà des seules analyses juridiques qui sont la culture de la Cour de cassation » (42). Les faits sont ici présents à deux niveaux. Ce sont d'abord les faits de l'espèce, qu'ils aient un caractère répétitif ou que leur singularité les rende à peu près intransposables. Mais ce sont aussi les conséquences de fait que pourrait avoir dans d'autres espèces l'arrêt que la Cour s'apprête à rendre. Le premier niveau est de nature à changer le contenu du syllogisme qui est censé structurer les arrêts. La prémisse majeure ne peut plus être la seule règle de droit et la mineure les faits qualifiés. Les faits ont désormais vocation à s'intégrer à la majeure. C'est compte tenu de telle ou telle règle et du particularisme des faits constatés par les juges du fond que leur décision sera ou non juridiquement validée par la Cour de cassation. Celle-ci aura beau maintenir les apparences en se bornant à viser la seule règle de droit au titre de la majeure, comme elle le fait dans l'arrêt précité du 4 décembre 2013, les germes d'une remise en cause du syllogisme seront là... Mais c'est le second niveau qui est le plus directement susceptible d'aboutir à une motivation plus abondante des arrêts, si du moins la Cour de cassation entend y intégrer une motivation pluridisciplinaire propre à tenir compte de leurs incidences concrètes. Entendons-nous : nul juriste ne croira que les juges se désintéressent des conséquences concrètes de leurs décisions. Mais aujourd'hui, ces considérations ne filtrent que lorsque des conclusions ou rapports sont publiés ; sinon, elles restent cantonnées aux délibérations. Si les choses devaient changer, les effets pourraient être considérables. Comme l'avait relevé il y a près d'une décennie, dans l'enceinte même de la Cour de cassation, un fin observateur étranger de notre tradition, intégrer les conséquences des décisions prises revient à rendre présents et lisibles dans un même texte le versant linguistique et déductif de la décision et son versant social. Ce qui n'est pas simple, non seulement parce que les deux méthodes interprétatives se combinent mal, mais surtout parce que cette façon de procéder aboutit à une augmentation du volume des décisions au fil du temps : pour

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maintenir son autorité, la haute juridiction devra à chaque fois affiner et approfondir son analyse sur le versant social, ce qui risque de rendre ses arrêts à peu près illisibles (43). Néanmoins, ce risque comporte une contrepartie qui est précisément révolutionnaire. Comme déjà dit en introduction, en motivant peu ses décisions parce qu'elle a choisi comme auditoire avant tout les juges du fond, la Cour de cassation demeure l'héritière de la tradition monarchique et sa mue républicaine n'est venue que du mode de nomination des juges qui ne sont plus titulaires de charges, mais issus d'un concours élitiste. En revanche, elle n'a rien de démocratique. Une juridiction démocratique est celle qui tient sa légitimité moins du statut institutionnel de ses juges (le concours) que de la motivation de ses décisions, celle-ci devant être à la fois remise sur le métier à intervalles réguliers et exprimée en des termes accessibles au plus vaste auditoire possible, afin d'autoriser un éventuel débat public. En définitive, en tenant mieux compte des faits, la Cour de cassation a des chances de se démocratiser. B - Le double recours à la technique des distinctions et de la balance des intérêts Prendre officiellement en compte les faits tels qu'ils sont établis par les juges du fond dans le raisonnement juridique tenu par la Cour de cassation, c'est possiblement intégrer la technique des distinctions qui nous rapprocherait de la tradition de common law. Reprenons l'arrêt fameux du 4 décembre 2013. Sa portée ne dépendra pas seulement de la rationalité intrinsèque de la règle qu'il énonce, mais aussi de l'appréciation des faits : la décision vaudra-t-elle encore quand d'autres juges seront confrontés à une union qui aura certes été célébrée sans opposition, mais dont la durée n'aura pas excédé, par exemple, une dizaine d'années ? Au même titre qu'en common law, le raisonnement par analogie que tiendront les juges sera tributaire de la proximité des faits nouveaux avec ceux ayant donné lieu à la décision précédente (44). Toute la difficulté étant alors de déterminer le degré de proximité suffisant pour procéder ou non à une analogie… Mais intégrer ces faits dans le même raisonnement nous renvoie aussi à une technique : la balance des intérêts. Le même arrêt de 2013 a bien emprunté à la méthode de raisonnement de la CEDH en procédant à une pesée des intérêts en présence, intérêt collectif et intérêts individuels des autres membres de la famille et spécialement des enfants. Or, comme l'a fort justement relevé M. Fulchiron, la Cour de cassation a hésité à franchir le pas, puisque « sa décision conserve une construction classique qui suppose que l'interprète induise du syllogisme posé les raisons de la décision prise, et donc qu'il reconstitue le raisonnement du juge dont n'apparaît que la structure formelle, alors qu'un raisonnement au regard de l'article 8 supposerait que la mise en balance des intérêts en présence soit faite de façon explicite ». Cette hésitation, l'auteur la comprend, car « aller jusqu'au bout de la logique de l'article 8 impliquerait une véritable révolution méthodologique », l'appréciation des faits et la pesée des intérêts relevant traditionnellement de la compétence des juges du fond (45). Bien plus, cette logique pourrait aboutir à une jurisprudence casuistique se substituant à la jurisprudence de nature quasi législative de la Cour de cassation. Or pareille évolution suscite la colère des civilistes les plus classiques qui y voient la remise en cause de la cohérence du droit de tradition civiliste au profit d'un « droit compliqué, fragmenté, éclaté, une poussière de nombreux droits subjectifs sans véritable règle générale » (46). Mais cette opinion se discute. Les juristes de common law reprochent parfois à la règle générale du droit civil de n'être cohérente et simple qu'en apparence, précisément tant qu'on en reste aux généralités. Mais, quand il s'agit d'appliquer cette règle à une infinité de situations concrètes, ils observent que les choses se compliquent singulièrement. Selon eux, mieux vaut compter sur une jurisprudence qui intègre des distinctions factuelles, car elle fournit aux sujets de droit des indications nettement plus précises et opérationnelles sur le sens et la portée de la règle qu'ils se voient appliquer. En dépit des apparences, cette jurisprudence casuistique pourrait être un meilleur instrument au service d'une sécurité juridique tant vantée… En outre, il n'est pas certain que la balance des intérêts remette en cause notre tradition, comme on le prétend trop souvent. Car, enfin, c'est contre l'abus de déductions logiques, où le syllogisme tenait sa part, que cette

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tradition s'est reconstruite au début du XXe siècle. Gény lui-même souhaitait orienter franchement l'interprétation de ce côté en incitant ses pairs « à résoudre les questions juridiques, qui se ramènent toutes à des conflits d'intérêts, par une exacte appréciation et une judicieuse comparaison des intérêts en présence, en visant à les équilibrer conformément aux fins sociales » (47). D'autres juristes nous ont peut-être appris par la suite que le procédé constituait plus une manière de poser les questions que de les résoudre, puisque ne fournissant aucun criterium certain : il n'en demeure pas moins que cette manière ne nous est pas inconnue et, que de toute façon, elle tend à s'imposer un peu partout depuis la Seconde Guerre mondiale (48). Mais on peut tout de même parler de révolution. La balance des intérêts, non seulement laisse moins de place aux déductions logiques, mais renvoie en outre à l'exigence déjà évoquée de « motivation souvent pluridisciplinaire » dont a parlé le premier président de la Cour de cassation : on ne saurait prétendre équilibrer des intérêts en conflit conformément aux fins sociales au moyen des seules sources formelles du droit. C - Le choix d'interpréter les actes juridiques privés L'arrêt de la CEDH qui promet d'infléchir le plus radicalement « la tradition du strict contrôle du droit » et « les analyses juridiques qui sont la culture de la Cour de cassation » est incontestablement l'arrêt Pla et Puncernau c/ Andorre du 13 juillet 2004 (49). Rendu dans une affaire d'interprétation d'un testament, rédigé en 1939 par une vieille dame aujourd'hui décédée, et dont les termes stricts auraient pu priver son petit-fils du bénéfice d'une substitution naguère dénommée fidéicommissaire parce qu'il était un enfant adoptif, cet arrêt a permis à la Cour de Strasbourg d'affirmer deux points véritablement révolutionnaires. Le premier est que si « elle n'est pas appelée, en principe, à régler des différends purement privés (...) elle ne saurait rester inerte lorsque l'interprétation par une juridiction nationale d'un acte juridique, qu'il s'agisse d'une clause testamentaire [ou] d'un contrat privé (...) apparaît comme étant déraisonnable, arbitraire ou (...) en flagrante contradiction avec l'interdiction de discrimination établie à l'article 14 et plus généralement avec les principes sous-jacents à la Convention ». Le second est que le contrôle de l'interprétation des actes juridiques privés, qui ne peut pas se faire exclusivement à la lumière du contexte social en vigueur au moment où ils ont été rédigés, doit tenir compte aussi des profonds changements intervenus depuis lors, tant dans le domaine social qu'économique et juridique. Voilà donc la CEDH qui s'arroge un pouvoir considérable là où la Cour de cassation se borne par tradition à ne contrôler que la dénaturation. Or cette position - l'interprétation de l'acte est une question de fait - ne sera bientôt plus tenable. En effet, la Cour de cassation prendrait le risque de devenir la spectatrice d'un débat qui, sur une question aussi cruciale, s'instaurerait entre les juges du fond et les juges européens. En outre, l'adoption d'un véritable contrôle de l'interprétation des actes juridiques privés, correspondant à celui qui peut désormais s'exercer depuis Strasbourg au regard des principes sous-jacents à la Convention EDH, devrait s'accompagner, comme on l'a vu, d'une prise de distance avec le sens qui prévalait au moment de la conclusion de l'acte dans un contexte social révolu. La Cour de cassation sera donc, mécaniquement pourrait-on presque dire, portée à évaluer, à la lumière des conditions d'aujourd'hui, les incidences de ses décisions « en termes sociaux et économiques » en tenant compte des profonds changements intervenus depuis la manifestation de volonté ou l'accord des volontés d'où l'acte juridique privé est né. Pour conclure, hasardons une prophétie : on entend souvent dire que les droits de l'homme perturbent le droit. Mais les droits de l'homme ne sont peut-être que le cheval de Troie par où s'engouffre le toujours plus envahissant principe de proportionnalité. Plus aristotélicienne qu'Aristote, la proportionnalité s'affirme, à l'heure de la globalisation, comme la révolte des faits trop longtemps tenus en laisse par la règle de droit. Et c'est la règle qui risque de céder. Elle cédera parce que le droit, dirait le doyen Carbonnier, est « trop humain pour prétendre à l'absolu de la ligne droite ». La proportionnalité s'apprête peut-être à envahir la jurisprudence comme le droit souple a envahi la législation et le paysage juridique en serait transformé peu à peu, mais en profondeur. Ce que nous avons appris, il faudrait alors non pas l'oublier mais le nuancer à l'extrême et se décider à voir le droit

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autrement.

Doc. n° 7 : F. CHENEDE, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », D. 2016, p. 796 s. ((les références en notes de bas de page peuvent être consultées sur le site Dalloz).

L'essentiel Restauration voilée du « jugement en équité », la consécration du « contrôle de

proportionnalité » constituerait, non pas un progrès, mais une régression pour le droit français. Illégitime et dangereuse, cette réforme est faussement présentée par ses promoteurs comme une nécessité pour la survie et la suprématie de la Cour de cassation. Remettant en cause les principes fondateurs de notre système juridique (le jugement en droit et non en équité) et de notre démocratie politique (la prévalence de la délibération législative sur l'appréciation judiciaire), cette contre-révolution ne saurait être opérée sans l'aval des élus du Peuple.

1 - La réforme de la Cour de cassation retient actuellement et légitimement l'attention

de la communauté des juristes. À la suite d'un auteur (1), il convient néanmoins d'observer que le mot « réforme » n'est peut-être pas le plus approprié, puisque la Cour de cassation a déjà eu l'occasion d'amorcer cette révolution - non pas « tranquille » (2), mais « copernicienne » (3) - de son office, en délaissant son contrôle de légalité pour un contrôle dit « de proportionnalité », en reprochant aux juges du fond d'avoir, non pas violé, mais appliqué la loi au cas d'espèce (4). Rendu le 4 décembre 2013 par sa première chambre civile, cet arrêt inaugural a déjà été présenté aux lecteurs de cette revue. Il n'est toutefois pas inutile d'y revenir brièvement tant il permet de saisir l'exacte portée de la réforme envisagée.

Les parties au litige avaient été unies par les liens du mariage, union dont était issue

une enfant. Trois ans après leur divorce, l'ex-épouse s'était remariée avec le père de son ex-mari. Au décès de ce dernier, plus de vingt ans après la célébration de l'union, l'ex-époux sollicita son annulation. S'en tenant à la volonté claire et précise du législateur, la cour d'appel fit droit à sa demande : interdit par la loi (art. 161 c. civ.), le mariage entre le beau-père et son ex-belle-fille peut être attaqué dans un délai de trente ans à compter de sa célébration (art. 184 et 187 c. civ.). Mais, par un moyen relevé d'office, au visa de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, la première chambre civile a censuré cette application de la loi, au motif que « le prononcé de la nullité du mariage » constituait « une ingérence injustifiée dans l'exercice de son droit au respect de sa vie privée et familiale, dès lors que cette union, célébrée sans opposition, avait duré plus de vingt ans ». Confirmé par le communiqué officiel, le sens de la décision ne fait aucun doute : les hauts magistrats n'ont pas voulu remettre en cause, de manière générale, la prohibition à mariage de l'article 161 du code civil, mais seulement en écarter l'application au cas d'espèce, en raison de ses effets sur la vie privée et familiale de l'épouse de plus de vingt ans.

Dans cette décision, et pour la première fois, les hauts magistrats se sont donc

reconnu le pouvoir d'écarter la loi, au motif que son application au cas d'espèce serait trop dure pour l'une des parties. Le « bon juge Magnaud » était de retour... à ceci près qu'il avait quitté les bords de Marne pour ceux de Seine, le tribunal civil de Château-Thierry pour la Cour de cassation.

2 - « Arrêt d'équité », ou, plus exactement, nous y reviendrons, « arrêt en équité », on

aurait pu espérer que cette décision serait placée au rang des curiosités de la jurisprudence de la Cour de cassation. Une tout autre destinée lui a pourtant été offerte.

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Depuis son installation à l'été 2014, le premier président Louvel présente, en effet,

cette décision, non pas comme un égarement, une incartade, mais comme un modèle, un « arrêt véritablement refondateur » pour l'office de la haute juridiction judiciaire (5). À son initiative, différents groupes de travail ont ainsi été mis en place pour « réfléchir à la conceptualisation de ce contrôle dit "de conventionalité" afin d'en fixer l'étendue et le niveau » (6). Ce passage d'un strict contrôle de légalité à un authentique contrôle de « proportionnalité » est présenté comme l'origine et la raison d'être des autres évolutions envisagées qui n'en seraient que les « conséquences » (7) : sélection des pourvois en amont ; ouverture pluridisciplinaire et enrichissement de la motivation des décisions ; amélioration de la communication en aval.

Seule cette révolution première nous retiendra dans le cadre de cette chronique, qui

répond à l'invitation à participer à la réflexion collective sur « l'adaptation à notre temps de notre Cour de cassation » (8). C'est donc en évitant les « faux débats incantatoires » et les « postures », mais avec franchise et conviction, que nous exprimerons, « sans langue de bois » (9), nos craintes et réserves à l'égard d'une réforme qui nous apparaît moins comme un progrès que comme une régression. Il conviendra pour cela de dénoncer les trop nombreux non-dits, raccourcis et contre-vérités, qui font obstacle à la sincérité du débat en escamotant les questions fondamentales posées par la réforme, et notamment celle de sa légitimité.

3 - Cette tendance apparaît dès la présentation de l'objet de la discussion : il s'agirait

d'autoriser la Cour de cassation à mettre en oeuvre un « contrôle de proportionnalité ». Ainsi formulée, la perspective n'apparaît ni révolutionnaire, ni inquiétante.

Pour minimiser l'ampleur de la réforme envisagée, ses partisans font ainsi observer

que ce type de contrôle judiciaire n'est pas inconnu du droit français. Tel serait le cas, par exemple, du contrôle des clauses pénales, de la sanction des clauses abusives ou encore du contrôle de la conformité du contrat aux libertés fondamentales imposée par le droit spécial (ex. : art. L. 1121-1 c. trav.) ou le droit commun (art. 6 c. civ.). Tel serait surtout le cas des conciliations que le juge est amené à opérer entre des principes d'égale valeur : liberté d'information et droit à la vie privée, ou encore, comme l'a récemment rappelé la première chambre civile, droit à la preuve et droit au respect de la vie privée (10).

La comparaison de ces contrôles de proportionnalité lato sensu avec le contrôle de

proportionnalité envisagé dans le cadre de la réforme est si grossière qu'il est difficile de croire à la parfaite bonne foi de ceux qui l'invoquent. Avec le contrôle des clauses pénales, abusives ou liberticides, il ne s'agit pas d'écarter la loi, mais d'en faire application en pourchassant les excès des contractants. Quant aux conciliations judiciaires précitées, elles n'interviennent, là encore, non pas contre la volonté du législateur, mais toujours à la demande ou dans le silence de celui-ci. Si leur mise en oeuvre peut être source d'incertitudes, tous ces contrôles ne posent aucune difficulté de principe. La situation est tout autre avec le « contrôle de proportionnalité » en débat, puisqu'il s'agit d'autoriser le juge - et plus exactement : pour le juge de s'autoriser - à écarter une loi claire et précise, dès lors qu'il estime que son application au cas d'espèce porterait excessivement atteinte aux droits et libertés de l'une des parties au litige. Cela n'a rien de commun avec les hypothèses précitées.

Le premier président Louvel a, quant à lui, toujours décrit avec honnêteté les contours

de cet office renouvelé, dont l'arrêt du 4 décembre 2013 serait le modèle : pouvoir « écarter l'application d'un texte de droit interne, normalement appelé à régir la situation d'après la logique légaliste, en raison de la disproportion de ses effets sur un droit fondamental dans les circonstances propres à l'espèce » (11). Cette description est idéale : ce contrôle de proportionnalité n'est rien d'autre que la faculté offerte au juge d'écarter

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une loi s'il estime que son application est trop dure pour l'une des parties. En définitive, comme le reconnaît l'un des professeurs associés aux travaux de la Cour de cassation, le contrôle de proportionnalité dont il est ici question n'est qu'« une autre manière, contemporaine, de nommer le jugement d'équité » (12). Telle est la réalité de la réforme envisagée. C'est elle qu'il convient de discuter.

4 - Commençons par observer qu'un tel « contrôle » est sans équivalent dans l'ordre

juridique français. Là encore, il faut se garder des approximations trompeuses. Bien sûr, le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État ont le pouvoir, comme la Cour de cassation, d'évincer une loi en raison de sa contrariété aux droits et libertés garantis par la Constitution ou la Convention européenne. Il n'est pas davantage douteux que cette censure puisse être prononcée en application du « principe de proportionnalité » : la loi est écartée au motif que l'atteinte portée aux droits individuels est « disproportionnée » par rapport aux objectifs légitimes poursuivis. En revanche, ces deux hautes juridictions ne se sont jamais reconnu le pouvoir d'écarter l'application d'une loi au cas d'espèce en raison de son excessive dureté pour l'une des parties. Qu'il intervienne a priori ou a posteriori, l'examen du Conseil constitutionnel porte toujours sur la règle générale exprimée par la loi (contrôle in abstracto), jamais sur son application au cas d'espèce (contrôle in concreto). De même, et bien qu'un auteur se soit lancé à sa recherche (13), on ne trouve apparemment aucune décision identique à celle du 4 décembre 2013 dans la jurisprudence du Conseil d'État, qui ne s'est jamais permis d'évincer la volonté claire et précise du législateur, au motif que son application au cas d'espèce serait « disproportionnée » ou « inéquitable » pour l'une des parties au litige.

En revanche, cette approche est très exactement celle de la Cour européenne des

droits de l'homme (CEDH), qui est la véritable inspiratrice de la réforme envisagée pour la Cour de cassation. Le premier président ne le cache pas : c'est la « montée en puissance de la jurisprudence européenne, en particulier celle de la Cour de Strasbourg », statuant en fait et en droit, écartant l'application de la loi en raison des circonstances, qui commanderait l'évolution de l'office de la haute juridiction française (14).

Une telle évolution serait un bouleversement. En faisant sienne la « méthode » de la

CEDH, la Cour de cassation irait à l'encontre de sa double mission traditionnelle : veiller au respect de la loi et assurer l'unité de son application sur le territoire national. De ce double renoncement s'évincent les deux questions fondamentales posées par cette réforme. D'une part, la question de sa légitimité : peut-on admettre que des juges se reconnaissent le pouvoir d'évincer l'arbitrage des élus du Peuple au profit de leur appréciation personnelle des intérêts en présence ? D'autre part, la question de son opportunité : peut-on accepter l'insécurité et l'inégalité juridiques qu'entraînerait l'application ou l'éviction de la loi au cas par cas, et ce, jusque devant la Cour de cassation ? Après d'autres, on avouera ne pas en être convaincu. Sa légitimité douteuse (I) et ses dangers évidents (II) invitent à évaluer la pertinence de la seule raison invoquée au soutien de cette réforme (III).

I - Légitimité ? 5 - Fondamentale, la question de la légitimité politique de la réforme est

malheureusement, au pire occultée, au mieux escamotée, par ses promoteurs. On a ainsi prétendu que la question de principe sous-jacente à la réforme serait celle

de la reconnaissance du pouvoir « prétorien » ou « normatif » de la Cour de cassation, « n'en déplaise à ceux qui l'espèrent encore en simple bouche de la loi et dénient à sa jurisprudence tout rôle créateur de droit » (15). Mais qui sont ces gens ? Qui, au sein de la communauté des juristes, conteste aujourd'hui le pouvoir créateur du juge en général, et de la Cour de cassation en particulier ? L'avocat dont les écritures sont nourries d'arrêts petits et grands ? Le magistrat qui prend le plus souvent appui sur les précédents ? La doctrine qui n'a de cesse de commenter la jurisprudence ? Le professeur qui en

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transmet la connaissance à ses étudiants ? Ces étudiants qui, à l'heure d'entamer la rédaction de leur énième commentaire d'arrêt, ne peuvent s'empêcher de sourire en repensant à l'intitulé de leur devoir de première année : La jurisprudence est-elle source de droit ? Oui, bien sûr, la jurisprudence est source de droit. Oui, évidemment, la Cour de cassation dispose d'un pouvoir prétorien. La seule question est celle de ses limites.

Ce faux débat réapparaît à travers l'opposition caricaturale des systèmes de droit

continental et de droit anglo-saxon régulièrement mise en avant par M. Louvel (16) : tandis que notre système de droit écrit serait un « droit de légistes », dans lequel le juge serait condamné à « appliquer scrupuleusement » la loi, le système de common law serait le droit du juge, qui, « interprète du droit voulu par le sens commun », pourrait, au nom de l'équité ou de la proportionnalité, « adapter la solution judiciaire aux circonstances de chaque espèce ». Ces deux présentations ne rendent nullement compte de la réalité de nos deux systèmes juridiques. D'une part, car les droits continentaux, et notamment le droit français, n'ont jamais considéré le juge comme la « bouche de la loi », mais lui ont toujours reconnu un rôle complémentaire dans la création du droit. D'autre part, car il est tout à fait inexact de prétendre que les juges de common law jugent en équité : « Il ne faut pas confondre les tribunaux d'equity qui ont existé en common law et ont été largement fusionnés avec les tribunaux de common law au XIXe siècle et l'application de l'équité » (17). Les juristes anglais mettent en garde les juristes français contre un tel contresens, en rappelant que, sauf délégation expresse du législateur, le juge anglais ne saurait écarter l'application d'une loi claire et précise au nom de l'équité ou de toute autre considération équivalente (18). Autrement dit, les juges anglais sont tenus, comme les juges français, de respecter les statutes votés par le Parliament ; les juges français sont tenus, comme les juges anglais, de dépasser les insuffisances des lois adoptées par le Parlement. Ni forfaiture, ni déni de justice : la fonction du juge - de common law ou de droit écrit - se situe entre l'excès de la première et le défaut du second.

6 - Pour décrire cette mission du juge, le mieux est sans doute de revenir à la

présentation qu'en avait faite Portalis dans son fameux Discours préliminaire. Il en rappelait la source : l'insuffisance de la loi. « L'office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit : d'établir des principes féconds en conséquences, et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière ». Le législateur ne pouvant « tout dire » et « tout prévoir », c'est à la jurisprudence qu'il appartient de dépasser ces insuffisances. L'imprécision de la loi exige son interprétation. C'est l'arrêt Poussin (19) et la détermination des contours de l'erreur sur la substance. Son silence impose la suppléance. C'est l'arrêt Boudier (20) et la consécration du « principe d'équité » interdisant de s'enrichir au détriment d'autrui. Son vieillissement commande l'adaptation. C'est l'arrêt Jand'heur (21) et l'admission de la responsabilité sans faute pour les accidents industriels et de circulation inconnus du législateur de 1804.

À la suite d'Aristote, Portalis qualifie cette oeuvre prétorienne d'« équité », équité dont

le juge serait le « ministre ». Mais, là encore, il convient de ne pas se méprendre sur le sens des mots : cette équité objective, générale ou prétorienne, n'est pas l'équité subjective, particulière ou judiciaire, dont il est question avec la réforme (22). Sous la plume et dans l'esprit de Portalis, l'« équité » désigne l'oeuvre prétorienne qui consiste à dépasser les imprécisions et les lacunes de la loi, certainement pas la faculté d'écarter la volonté claire et précise du législateur, au motif que son application au cas d'espèce serait « inéquitable » (ou « disproportionnée »). Tandis que la première est un devoir pour le juge (art. 4 c. civ.), la seconde lui est en principe interdite (art. 12 c. pr. civ.). Portalis ne pouvait être plus clair : « Quand la loi est claire, il faut la suivre ; quand elle est obscure, il faut en approfondir les dispositions. Si l'on manque de loi, il faut consulter l'usage ou l'équité ». C'était déjà l'enseignement d'Aristote (23). Et c'était encore la doctrine de Gény (24). Ne confondons pas l'oeuvre du procureur général Matter et celle du président Magnaud (25), l'arrêt (d'équité) Jand'heur et le jugement (en équité) Ménard

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(26)... Dépasser les obscurités, les silences et les ignorances du législateur, telle est la tâche

du magistrat, qui prend effectivement place, comme le relevait Portalis, non pas au-dessous, comme exécutant servile, mais « à côté », comme suppléant naturel du législateur. La question n'est donc pas de savoir si la Cour de cassation dispose d'un pouvoir prétorien, mais seulement de s'interroger sur les limites de ce pouvoir normatif : la haute juridiction judiciaire peut-elle décider de se placer, non plus à côté, mais au-dessus des lois ? Majeure, cette question politique, préalable à la réforme, ne pourra pas être éternellement éludée (27).

7 - Le premier président Louvel semble en avoir conscience, puisqu'il a récemment

tenté de dissiper ce « spectre du gouvernement des juges » (28). La démonstration est malheureusement loin d'y parvenir. M. Louvel soutient que la crainte du gouvernement des juges tiendrait « aux imperfections des lois, voire aux vides législatifs, que la justice est tenue de combler, parfois sur des sujets de société importants ». Ce n'est pas exact : il n'est jamais reproché au juge de « gouverner » lorsqu'il se contente de remplir son office prétorien. Comme le rappelle M. Louvel, lorsque la loi « n'occupe pas le terrain du droit et que la pratique fait naître un besoin de droit, le juge est tenu organiquement de répondre à ce besoin, sans quoi il manque à sa fonction ». C'est certain, mais, précisément, ce n'est pas l'objet de la réforme. Le spectre du « gouvernement des juges » n'apparaît que lorsqu'ils s'autorisent à écarter la volonté claire et précise du législateur. M. Louvel admet qu'ils sortiraient alors de leur rôle : « Les juges ne font pas le droit lorsqu'il est clairement établi par la loi ».

Très bien. Mais n'est-ce pas pourtant très exactement ce que ferait la Cour de

cassation si elle s'autorisait à appliquer ou écarter la loi en fonction de son appréciation des intérêts en présence ? Loin de répondre à l'objection de l'excès de pouvoir, la réplique proposée par le premier président ne la rend que plus vive. Et que dire de l'affirmation selon laquelle « le chiffon rouge du gouvernement des juges n'est en réalité agité que pour faire obstacle à l'accomplissement démocratique d'une véritable séparation des pouvoirs » ? Il nous semble plutôt que le chiffon rouge « du chiffon rouge du gouvernement des juges » est ici agité pour éviter toute discussion sur la légitimité démocratique de ce qui apparaît pourtant comme une véritable usurpation de pouvoirs.

8 - On connaît les formules magiques plus couramment employées pour tenter

d'éluder la question de la légitimité d'un tel contrôle : la « hiérarchie des normes » et l'« article 55 de la Constitution ». En évinçant la loi au nom des droits de l'homme, le juge ne ferait qu'une banale application de la jurisprudence Jacques Vabre (29), et, derrière elle, de la volonté du constituant de faire en sorte que les traités internationaux priment les lois internes.

On sait tout ce que dissimule cette présentation aux allures faussement positivistes.

Elle occulte la nature des droits de l'homme, la réalité de la loi, et, partant, la spécificité du contrôle de la seconde au nom des premiers, qui n'a rien d'un classique contrôle « hiérarchique ». Les droits de l'homme ne sont pas des « normes » comme les autres, car ils expriment les valeurs fondatrices de notre société, et, à ce titre, ne sont que le point de départ de l'activité politique. Pour permettre la vie en société, les libertés des uns doivent encore être conciliées avec les droits des autres. Toutes les déclarations le rappellent : immédiatement après avoir proclamé un droit ou une liberté, elles s'empressent d'ajouter que le législateur ne pourra qu'en limiter la jouissance ou l'exercice pour préserver les droits d'autrui. Par où réapparaît la réalité de la loi : un compromis entre les aspirations contradictoires inhérentes à la vie en société, compromis, qui, de par sa fonction, porte nécessairement atteinte aux droits des uns ou aux libertés des autres. Par où l'on saisit l'originalité du contrôle de la loi au nom des droits : la norme contrôlée (la loi) est par nature contraire à la norme de contrôle (tel

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droit, telle liberté). C'est la raison pour laquelle l'objet véritable du contrôle n'est pas la « conformité » de la loi aux droits et libertés, mais la « proportionnalité » de l'atteinte portée par la première aux seconds. À travers ce contrôle, qui se distingue du simple contrôle de conformité exercé dans l'arrêt Jacques Vabre, le juge est ainsi amené à juger de la légitimité de l'arbitrage opéré par le législateur, et, le cas échéant, à faire prévaloir son appréciation personnelle du conflit d'intérêts en présence.

Tel est très exactement ce qu'a fait la première chambre civile dans l'arrêt du 4

décembre 2013. La cour d'appel s'en était remise à l'arbitrage du législateur, selon lequel la prohibition, et donc l'atteinte à la liberté individuelle, était commandée par la volonté d'éviter que les enfants soient « affectés, voire perturbés, par le changement de statut et des liens entre les adultes autour d'eux ». La cour d'appel avait d'ailleurs observé qu'il ne s'était pas trompé puisqu'il était établi que l'enfant née de la première union avait souffert de cette « regrettable confusion » entre son père et son grand-père. Loin de s'en remettre à l'opinion du législateur, les hauts magistrats ont préféré y substituer leur appréciation personnelle, estimant que ces considérations devaient céder devant la préservation du droit au respect de la vie privée et familiale de l'épouse de plus de vingt ans. Au fond, on peut être sensible, et même, pourquoi pas, favorable à cette appréciation morale contra legem, en estimant qu'elle privilégie une épouse aimante et endeuillée au détriment d'un ex-époux jaloux ou cupide. Mais la question n'est évidemment pas celle de l'opportunité de la solution, dont l'appréciation variera en fonction des sentiments personnels des uns et des autres, mais uniquement celle de sa légitimité (30) : comment concilier cette éviction judiciaire de la volonté claire, précise et actuelle du législateur avec les exigences les plus élémentaires de la Démocratie ? Car, enfin, derrière la loi, on trouve, non pas des « légistes », pour reprendre la formule de M. Louvel, mais des « élus » !

9 - C'est ici qu'« apparaît en pleine lumière », comme on l'a très justement observé, la

« véritable nature du mouvement » initié sous couvert de « contrôle de proportionnalité » : une « sorte d'inversion des pouvoirs, le judiciaire se forgeant ainsi à lui-même une arme pour rejeter la prédominance de la loi et, par une révolution de Palais, en quitter le service pour à l'inverse en assurer le contrôle à l'aune de grands principes dont tout juge serait le grand prêtre (les droits de l'homme aujourd'hui, demain le droit naturel, etc.) » (31).

Le risque d'une telle dérive a déjà été parfaitement exprimé : « Le fait est qu'il existe

un risque - objectif - si l'on n'y prend garde, de voir l'invocation du principe de proportionnalité se commuer en investiture que le juge se donnerait à lui-même pour juger en équité ou peu s'en faut. (...) Pour le dire autrement, le développement du contrôle de proportionnalité n'est et ne sera constitutif d'un progrès que dans la stricte mesure où il ne sera jamais confondu avec le droit naturel. S'il s'amalgame un jour avec l'appréciation en équité, il se sera montré l'instrument d'une régression majeure dans l'histoire de l'État de droit » (32).

Nous partageons cette crainte. Nous la partageons d'autant plus que cette régression

se manifeste déjà, non seulement sous les quelques décisions préfiguratrices de la Cour, mais également, explicitement cette fois, dans le discours de son premier président, qui place l'« équité » et le « droit naturel » au fondement du « contrôle de proportionnalité » (33). Selon M. Louvel, la CEDH exerce un « contrôle faisant appel à la notion d'équité venue de la common law » : tandis que « le juge français était habitué à user de l'aphorisme "la loi, toute la loi, rien que la loi", la CEDH répond : oui, à condition que le résultat soit équitable ». Et, derrière cette équité, c'est le droit naturel qui serait à l'oeuvre : « Jus id quod justum est : "le droit, c'est ce qui est juste", dit la doctrine naturaliste. Nous sommes au coeur de notre sujet ». Selon M. Louvel, c'est « dans cette logique » que la première chambre civile a été amenée à rendre l'« arrêt véritablement refondateur » du 4 décembre 2013. Le propos atteste que la « régression » redoutée n'est

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pas un risque, mais une réalité : dans les arrêts annonciateurs, comme dans l'esprit de ses promoteurs, le « contrôle de proportionnalité » n'est rien d'autre que la faculté offerte au juge d'écarter la loi civile lorsqu'il estime que son application est contraire à l'équité ou à la loi naturelle. Sous couvert de modernité, c'est le retour « à la pratique des Parlements d'Ancien régime » (34). En exerçant un tel « contrôle de proportionnalité », la Cour de cassation se reconnaît en effet le droit de statuer, non seulement en droit, en application de la loi, mais également en équité, au nom des droits. Le tour de force consiste à faire passer cette régression pour un progrès par le simple emploi de mots nouveaux : « droits fondamentaux » pour « droit naturel », « proportionnalité » pour « équité ».

10 - Pour justifier cette prise de pouvoir judiciaire, et tenter de faire passer cette

régression aristocratique pour une avancée démocratique, on suggère une autre représentation du juge, qui serait celle des pays de common law, dans lesquels le juge serait perçu comme « l'interprète du droit voulu par le sens commun » (35) ou le « porteur de la voix populaire » (36). Sans discuter la justesse de cette affirmation comparatiste, on se contentera de poser la question suivante : est-ce l'idée que les magistrats français, et les hauts magistrats au premier chef, se font de leur fonction ? Exprimer le « sens commun » ? Porter la « voix populaire » ? Il faudrait les sonder, mais cela nous paraît peu probable. Telle semble être, en revanche, l'idée que s'en fait le premier président de la Cour de cassation, qui l'a récemment développée devant les auditeurs de justice de la promotion 2016, en exhortant nos futurs magistrats à « se tenir en prise avec ce que dicte le sens social commun », cette nécessité prenant une « acuité particulière au moment où se développe le contrôle de proportionnalité sous l'influence du droit européen, ce contrôle qui consiste à mettre en balance les intérêts qui s'affrontent dans une même cause, et qui implique un classement de priorité » (37).

Le juge comme interprète du sens social commun. Le juge comme bouche, non pas

de la loi, mais du Peuple ! Audacieuse, la thèse mériterait d'être étayée : il conviendrait d'expliquer sur quoi pourrait reposer cette prétention du juge à exprimer la volonté de ses concitoyens mieux que ne le font leurs représentants élus. Sans réponse à cette question, on nous permettra de demeurer pour le moins circonspect face à cette représentation originale de la fonction judiciaire. En tout cas, celle-ci révèle, s'il en était encore besoin, la réalité et l'ampleur de la réforme envisagée : loin d'un simple aménagement de l'organisation judiciaire, cette réforme entraînerait un véritable bouleversement de notre système politique, le juge s'octroyant la primauté sur le législateur, et ce, au nom du Peuple dont il s'autoproclamerait le porte-voix. Il nous semble qu'une telle révolution des pouvoirs mériterait d'être discutée devant ce que l'on pensait être la seule « représentation nationale » : le Parlement.

Au-delà de la question première de sa légitimité, c'est l'opportunité de cette réforme

qu'il conviendrait également de discuter, tant l'instauration de ce « contrôle de proportionnalité » - restauration voilée du « jugement en équité » - serait source d'une profonde insécurité juridique et d'une insupportable inégalité devant la loi.

II - Opportunité ? 11 - En permettant l'éviction de la loi au cas par cas, la Cour de cassation ne se

contenterait pas d'outrepasser son pouvoir, elle manquerait également à son devoir : assurer l'unité du droit national afin de garantir l'égalité devant la loi et la sécurité juridique. Il est ici utile de garder à l'esprit que la distinction du « fait » et du « droit », si souvent évoquée dans le débat, n'est qu'un moyen au service de cette fin (38). C'est dire que les efforts déployés pour persuader du respect de cette distinction ne peuvent suffire à occulter le manquement à sa mission.

12 - La Cour de cassation respecte-t-elle la distinction du « fait » et du « droit »

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lorsqu'elle exerce ce « contrôle de proportionnalité » ? Si l'on veut bien ne pas se montrer trop exigeant, il est sans doute possible de s'en convaincre.

La Cour de cassation juge-t-elle « en fait » ? Non, du moins si elle s'en tient aux faits

constatés par les juges du fond, comme l'a récemment rappelé la chambre criminelle (39). C'était le cas dans l'arrêt précurseur du 4 décembre 2013 : le mariage de plus de vingt ans sans opposition de l'officier d'état civil et de l'ex-mari avait été constaté par les juges d'appel. Mais, en décidant de censurer la décision des juges du fond au nom de cette seule considération, la Cour de cassation n'a-t-elle pas tout de même méconnu l'interdiction qui lui est faite de connaître « du fond des affaires » (art. L. 411-2 COJ) ? M. Louvel nous a indiqué comment surmonter ou contourner cet obstacle. Il suffirait de lire ce texte jusqu'au bout - la Cour « ne connaît pas du fond des affaires sauf disposition législative contraire » - et d'en faire une interprétation « a fortiori » : « sauf disposition contraire d'un traité », ce qu'est la Convention européenne (40).

La Cour de cassation juge-t-elle en « droit » ? Oui, du moins si elle prend la peine de

se référer, non pas directement à l'équité, mais aux droits et libertés. Comme l'ont montré différents auteurs, le contrôle de proportionnalité peut se fondre dans la technique de cassation et, à travers elle, dans le moule du syllogisme judiciaire (41). Il suffit de bien identifier la « majeure », c'est-à-dire la « règle de droit » invoquée au soutien de la censure. Ce n'est pas la loi, puisqu'il s'agit de permettre sa violation. Ce n'est pas non plus tel droit ou telle liberté, mais, plus précisément, l'interdiction d'une atteinte disproportionnée à ce droit ou à cette liberté. En exerçant son « contrôle de proportionnalité », la Cour ne ferait donc que vérifier le respect de ce « principe de proportionnalité », d'abord en s'assurant que les juges du fond ont exercé ce contrôle, ensuite en contrôlant « la qualification d'atteinte disproportionnée ». Certes, comme le reconnaît l'un des professeurs associés aux travaux de la Cour de cassation, avec ce « principe de proportionnalité », on « s'éloigne sans doute » de l'acceptation première de la « règle de droit » visée par l'article 12 du code de procédure civile (42). On doute toutefois que cette considération « légaliste » puisse être perçue comme un obstacle... On s'abstiendra donc de l'invoquer pour aller à l'essentiel.

13 - L'essentiel, c'est le rappel de la mission de la Cour de cassation : assurer le respect

et l'unité du droit sur le territoire national. Pour la beauté du droit ? Par goût de l'ordre ? Non. Pour assurer la sécurité et l'égalité des citoyens, comme le rappellent, dès la première page de leurs ouvrages, les plus éminents spécialistes de la Cour et de la technique de cassation (43). Or, si l'on peut admettre que le « contrôle de proportionnalité » respecte la distinction du « fait » et du « droit », on ne peut contester qu'il entraînerait une réelle insécurité juridique et une insupportable inégalité devant la loi. On en fera la démonstration à partir des arrêts annonciateurs de ce nouvel État de non-droit.

« À tout seigneur, tout honneur », commençons par l'arrêt « refondateur » du 4

décembre 2013. Dans cette décision, rappelons-le, c'est moins l'interdiction légale du mariage entre alliés (art. 161 c. civ.), que le délai de prescription de trente ans (art. 184 c. civ.), qui a été écarté par la Cour de cassation. En juin 2008, le législateur avait souverainement estimé que seul un mariage incestueux de plus de trente ans pourrait échapper à la nullité. Les hauts magistrats ont considéré, quant à eux, qu'une durée de vingt-deux ans était suffisante. Mais comment ne pas percevoir l'insécurité et l'inégalité qui accompagnent l'éviction d'une telle loi ? Même les plus fervents partisans de la création judiciaire, et de la nécessaire adaptation du droit aux faits, n'avaient pas manqué de discerner les limites d'un tel pouvoir. Gaston Morin avait ainsi identifié les lois qui ne pouvaient être judiciairement écartées sans basculer dans l'« arbitraire » (44). Parmi celles-ci, on trouvait, sans surprise, les lois fixant des « délais de forclusion, de péremption, de prescription ». Les lois de prescription, aussi secondaires qu'elles puissent paraître à un novice, font en effet partie des règles les plus fondamentales de

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l'ordre juridique. Elles garantissent la sécurité juridique des citoyens. Et, effectivement, en écartant le délai de trente ans par bonté d'âme pour l'épouse de plus de vingt ans, la Cour de cassation nous a plongés dans l'incertitude la plus totale. Quel est désormais le délai de prescription de l'action en nullité du mariage incestueux ? Dans un arrêt plus récent, la cour d'appel d'Aix-en-Provence a estimé qu'une union de huit ans était insuffisante pour faire obstacle à l'annulation (45). Mais qu'en penseront les hauts magistrats ? Nous préciseront-ils le délai qui leur semble raisonnable ? Évidemment non, car, outre l'incongruité d'une telle détermination judiciaire, on sait que la durée requise dépendra des autres circonstances de l'espèce (absence d'opposition dans la décision de 2013, absence d'enfant né de la seconde union dans l'arrêt aixois, etc.). C'est dire que les plaideurs et leurs conseils sont désormais dans l'incapacité de savoir si l'action sera déclarée recevable avant que le juge ne se prononce. C'est dire également que les demandeurs rennais ou strasbourgeois pourront ne pas être traités comme les demandeurs bordelais ou aixois. Que reste-t-il de l'égalité et de la sécurité juridiques ?

Certains voudraient-ils se rassurer en considérant que cette nouvelle justice en équité

restera l'apanage des relations personnelles, propices aux arrêts de coeur, et sera sans incidence sur les rapports patrimoniaux, royaume inébranlé de la sécurité ? Ce serait une grave erreur. Pour s'en convaincre, il suffit de citer les deux décisions remarquées de la troisième chambre civile relatives à l'évacuation et à la démolition d'habitations précaires implantées illégalement (46). Dans les deux affaires, le juge des référés avait fait droit aux demandes des propriétaires. Les deux pourvois invoquaient la violation de l'article 8 de la Convention européenne. Le premier arrêt fut de rejet, au motif que les juges du fond avaient légalement justifié leur décision au regard du danger pour la sécurité, non seulement des usagers du périphérique avoisinant, mais également des intéressés eux-mêmes. Mais le second fut de cassation, aux motifs que les conseillers n'avaient pas recherché « si les mesures ordonnées étaient proportionnées au regard du droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile ». En l'espèce, c'est tout à la fois la protection légale de la propriété et les dispositions du plan local d'urbanisme (PLU) qui ont été déclarées supplétives de volonté judiciaire. Tout en ayant la loi pour eux, les propriétaires et les collectivités locales devront donc attendre la décision des juges de renvoi pour savoir ce qu'il en est vraiment de leurs droits. Ils devront également s'habituer, comme tous les justiciables, à ne plus bénéficier d'un égal traitement, car si la loi est la même pour tous, la proportionnalité est propre à chacun : ce qui aura été jugé « proportionné » à Rennes ou Lyon pourra être jugé « disproportionné » à Strasbourg ou Bordeaux.

14 - Grandes ou petites, de fond ou de forme, personnelles ou patrimoniales, toutes

les lois seront susceptibles d'être écartées au nom de la proportionnalité. Inhérente au contrôle de proportionnalité, l'insécurité juridique qu'entraînerait cette appréciation au cas par cas n'est pas contestable. Elle n'est d'ailleurs pas contestée par ses propres partisans (47), qui estiment toutefois qu'elle pourrait être, sinon évitée, du moins atténuée, par une délimitation du domaine du contrôle. L'idée la plus couramment émise est de le cantonner aux conflits de droits fondamentaux. La difficulté est que cette restriction implique, selon le sens qu'on lui donne, soit l'abandon de la réforme, soit l'abandon de toute limitation.

Première signification : il s'agirait de cantonner le contrôle de proportionnalité à

l'hypothèse d'un « pur » conflit de droits fondamentaux, c'est-à-dire à l'hypothèse où ces droits n'ont pas été préalablement conciliés par le législateur. C'est l'exemple classique du droit à l'information de l'organe de presse face au droit au respect de la vie privée de la personnalité publique, ou encore de l'opposition, dont la Cour a récemment eu à connaître, du droit à la preuve et du droit au respect de la vie privée (48). Ce contrôle judiciaire, répétons-le, ne pose aucune difficulté : dans le silence de la loi, il est naturel que le juge arbitre entre ces deux droits en présence. Ce n'est pas l'arrêt du 4 décembre 2013. Ce n'est pas l'objet de la réforme.

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Seconde signification : il s'agirait d'étendre le contrôle à toutes les hypothèses de

conflits de droits, et ce, même lorsque le législateur s'est prononcé sur leur hiérarchie. Ainsi comprise, la délimitation n'en est plus une. Chaque loi opérant un compromis entre les droits des uns et les libertés des autres, il sera toujours possible de soutenir que la loi applicable, en favorisant le droit du propriétaire, du débiteur ou de l'épouse, porte excessivement atteinte au droit de l'occupant, du créancier ou du descendant. C'est l'arrêt du 4 décembre 2013. C'est tout l'objet de la réforme.

La limitation proposée n'en est donc pas une. Le Rubicon franchi (49), la boîte de

Pandore ouverte (50), il ne sera plus possible de limiter le domaine du contrôle de proportionnalité : chaque loi portant atteinte aux droits des uns ou aux libertés des autres, c'est l'ensemble de la législation qui pourra être contesté au gré des espèces.

15 - A-t-on bien pris conscience des effets collatéraux pour tous d'une réforme pensée

pour quelques-uns ? Comme on l'a très justement relevé, si un tel contrôle de proportionnalité devait prospérer, « tout deviendrait plaidable et rien ne serait jamais acquis qu'après un jugement cas par cas : ce serait délibérément sacrifier la recherche du prévisible cohérent sur l'autel d'une quête romantique de justice faite d'un bouillonnement permanent d'incertitudes et d'une effervescence de prétoires encombrés, donc brouillés, lents et coûteux. Ne serait-ce pas la négation même du droit ? » (51).

La généralisation d'un tel contrôle de proportionnalité marquerait effectivement la fin

de l'État de droit. À côté de la traditionnelle argumentation en droit, au nom de la loi, on verra apparaître une argumentation en équité, au nom des droits, à travers laquelle chaque justiciable plaidera, non sans légitime espoir, la singularité de son cas individuel pour obtenir satisfaction. Mais comment ne pas penser à tous les justiciables qui ne demandent rien de plus que l'application de la loi pour protéger leurs droits ? Fort d'une loi claire et précise, fixant un délai, prévoyant une formalité, interdisant une action, chaque citoyen avait jusqu'alors la certitude de pouvoir faire respecter ses droits. Son conseil pouvait le rassurer (52), tout comme celui de son adversaire pouvait le dissuader de se lancer dans une procédure inutile. Voilà le fonctionnement normal de la justice dans un État de droit. Veut-on abandonner cet incontestable progrès de la modernité juridique ? Souhaite-t-on vraiment sacrifier l'égalité et la sécurité de tous pour pouvoir satisfaire les revendications contra legem de quelques-uns ?

Ajoutons que l'incertitude juridique dont souffriraient les justiciables pourrait se

prolonger jusqu'au sommet de la hiérarchie judiciaire, puisque les promoteurs de la réforme, loin de vouloir laisser la main aux juges du fond, souhaitent que ce contrôle devienne le nouvel office de la Cour de cassation. Tout laisse d'ailleurs à penser que ce contrôle pourrait être « lourd ». Dans l'arrêt du 17 décembre 2015 (expulsion), la troisième chambre civile s'est contentée, si l'on peut dire, de censurer la décision des juges du fond pour défaut de base légale, en leur reprochant de ne pas avoir exercé de contrôle de proportionnalité. Mais, dans l'arrêt du 4 décembre 2013 (mariage), la première chambre civile a opté pour une cassation (sans renvoi) pour violation de la loi, en substituant son appréciation à celle de la cour d'appel. L'audace du coup d'essai ? Non, du moins si l'on en croit M. Louvel, qui estime que le contrôle opéré par la Cour pourrait être équivalent à celui de la qualification de la faute : « De la même façon, dans le contrôle de proportionnalité dont nous parlons, puisque c'est une norme qu'elle doit appliquer, la Cour de cassation peut voir de la proportionnalité là où les juges du fond n'en ont pas vu et inversement » (53). La décision précitée, sur la conciliation du droit à la preuve et du droit à la vie privée, semble le confirmer (54).

Loin de permettre la réduction du nombre des pourvois, il est évident que l'ouverture

de cette nouvelle « voie de droits » ne pourra qu'encombrer le prétoire de la Cour de

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cassation. Ses promoteurs en ont conscience, mais ont trouvé la parade : organiser le tri sélectif des pourvois pour « limiter son intervention aux recours s'inscrivant dans le rôle unificateur et normatif qui fait sa raison d'être » (55). Sans étudier plus avant ce volet de la réforme, et la nouvelle inégalité de traitement qu'il pourrait entraîner, on se contentera d'observer que le filtrage opéré par la Cour de cassation n'évitera pas l'afflux des demandes aux échelons inférieurs. Les juges du fond devront toujours faire face à l'explosion du contentieux suscité par la Cour de cassation, même si celle-ci se réserve le droit de ne pas (filtrage) ou peu (parcours différenciés) en connaître en raison de la moindre importance des affaires (56). C'est dire que les justiciables devront encore patienter un peu plus qu'aujourd'hui pour savoir si les droits que leur garantit la loi seront préservés... ou balayés au nom de l'atteinte disproportionnée aux droits de leurs adversaires. Il n'est pas évident que cette justice longue, incertaine et inégalitaire réponde pleinement aux objectifs de la « J21 »...

III - Nécessité ? 16 - La légitimité politique du « contrôle de proportionnalité » étant plus que douteuse,

ses dangers pratiques n'étant pas contestés, une question ne manque pas de (re)venir à l'esprit : pourquoi cette réforme ?

Selon ses promoteurs, cette évolution de l'office de la Cour de cassation serait une

nécessité. Le registre rhétorique est le bon : seule une impérieuse nécessité pourrait faire accepter les effets néfastes d'une telle réforme. Selon ses partisans, cette évolution serait imposée par l'existence de la CEDH : la Cour européenne opérant sans complexe ce contrôle de proportionnalité, il ne serait pas tenable pour la Cour de cassation de le refuser, sous peine de voir ses décisions régulièrement condamnées et son rôle de juge suprême contesté. C'est le propos plusieurs fois répété du premier président : « Si rien ne change, la France continuera d'être condamnée à Strasbourg à travers les arrêts de sa Cour de cassation, ce qui traduit le fait que notre Cour, à la fois n'est pas adaptée au contrôle de type européen et ne remplit pas son rôle de Cour suprême » (57). La démonstration laisse apparaître une double erreur : une erreur de posture et une erreur de perspective.

17 - Tout d'abord, comme cela a déjà été observé, le propos « évoque davantage un

rapport de maître à élève » (58) qu'un véritable dialogue des juges. Et les actes se joignent à la parole. On se souvient notamment avec quelle célérité l'assemblée plénière a abandonné la solution pro legem de la première chambre civile au profit de l'appréciation contra legem de la Cour européenne pour l'établissement de la filiation des enfants nés de gestation pour autrui (GPA) (59). Évitons-nous un faux procès. Ce n'est pas dire que la Cour de cassation ne doit pas respecter la Convention européenne. C'est seulement rappeler qu'appliquer cette dernière, c'est aussi en respecter l'esprit et les limites. Or, sur ce point, il est peu évident que la CEDH soit le modèle à suivre.

La doctrine spécialisée a encore récemment montré comment le « consensus

européen », élément central pour la détermination de la marge d'appréciation des États, était habituellement manipulé par la Cour au détriment des arbitrages nationaux (60). Ces abus sont rendus possibles par le contexte institutionnel du Conseil de l'Europe. À la différence de la Cour de cassation, et des autres juridictions nationales, la CEDH « juge en suspension dans le vide institutionnel » (61). Elle ne connaît pas d'assemblée d'élus comparable au Parlement français ou anglais. Or, tout comme le respect de la souveraineté parlementaire alimente la retenue des juridictions suprêmes nationales, l'absence de contre-pouvoir démocratique au niveau européen explique les excès répétés de la Cour de Strasbourg (62).

C'est donc aux États qu'il appartient de rétablir le rapport de force, non pas pour

remettre en cause cette institution essentielle, mais seulement pour lui faire respecter les

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limites démocratiques de son office. Telle a été l'ambition principale de la Conférence de haut niveau de Brighton, à l'issue de laquelle les États contractants ont proclamé leur attachement, non seulement à la Convention et à ses droits, mais également aux « principes tels que ceux de subsidiarité et de marge d'appréciation », en invitant la CEDH « à prêter la plus grande attention à ces principes et à les appliquer systématiquement dans ses arrêts ».

Mais, paradoxalement, c'est au nom du « principe de subsidiarité » que le premier

président Louvel promeut la réforme. Invoquer le principe de subsidiarité, garant du respect des arbitrages démocratiques nationaux, pour justifier l'instauration d'un contrôle de proportionnalité, permettant l'éviction de la loi nationale au cas par cas, voilà qui ne manque pas d'étonner. Cette argumentation s'explique par une conception tout à fait singulière du principe de subsidiarité. C'est moins la souveraineté parlementaire, que la « souveraineté juridictionnelle » qu'il s'agirait de préserver (63). On voit apparaître la seconde erreur des promoteurs de la réforme : croire que la suprématie de la Cour de cassation passe par l'alignement de son office sur celui de la CEDH.

18 - Telle est la raison d'être affichée de cette réforme : assurer la survie de la Cour

de cassation face à la concurrence des autres juridictions suprêmes, que sont, non seulement la Cour européenne, mais également, et peut-être finalement surtout, le Conseil constitutionnel.

Là encore, les propos du premier président Louvel sont très clairs : « la montée en

puissance du pouvoir jurisprudentiel, dans son environnement même, du Conseil constitutionnel et de la Cour de Strasbourg, ne peut laisser la Cour de cassation de marbre au risque de se trouver reléguée au rang de cour intermédiaire peu à peu confinée à un contrôle de régularité formelle. (...). Face à un tel phénomène, notre Cour, sauf à hypothéquer son existence même, se doit de conceptualiser à son niveau la défense des droits fondamentaux, et ne plus s'y livrer comme à un exercice épisodique, ponctuel ou fortuit » (64). Le contrôle de proportionnalité pour assurer la pérennité et la majesté de la Cour de cassation ? La perspective apparaît doublement erronée.

Elle néglige tout d'abord l'importance du contrôle de légalité, que l'on ne saurait

rabaisser à un simple « contrôle de régularité formelle » (65). Certes, pour partie, ce contrôle consiste à vérifier que les juges du fond ont correctement appliqué la loi. Toutefois, même s'il se limitait à cela, le contrôle de légalité n'aurait rien de mineur, car c'est grâce à lui que les citoyens français jouissent d'une égale application de la loi sur le territoire. C'est la première mission de la Cour de cassation et elle peut en être fière. Mais son contrôle va plus loin. Confrontée aux insuffisances de la loi, il appartient au juge de l'interpréter, de la suppléer, voire de l'adapter aux circonstances nouvelles. C'est la fonction « prétorienne » de la Cour de cassation. Cette oeuvre créatrice est également son quotidien. Elle ne se résume pas aux « grands arrêts » et aux « cathédrales » bâties par la Cour de cassation : abus de droit, troubles du voisinage, responsabilité du fait des choses, enrichissement sans cause, etc. Elle se compose des multiples décisions qui complètent la loi et fixent ainsi le droit de demain. Tel est le cas, pour s'en tenir à cet exemple récent, des arrêts de la première chambre civile qui précisent les modalités de computation du délai de prescription d'une dette de remboursement d'emprunt (66). Certes, ces décisions ne feront pas la une des médias. Elles assureront néanmoins la sécurité et l'égalité juridiques de nombre de nos concitoyens. Voilà ce que les juristes et les justiciables attendent de la Cour de cassation. Et voilà l'oeuvre pour laquelle elle restera toujours une « Cour suprême ». Cette oeuvre prétorienne n'est concurrencée, ni par la CEDH, ni par le Conseil constitutionnel, qui n'ont, ni les pouvoirs, ni l'ambition de remplir cet office. Et c'est là qu'apparaît la contradiction fondamentale de la réforme envisagée. Tout en affichant la volonté de renforcer la « fonction normative » de la Cour de cassation, ses promoteurs proposent de consacrer ce qui en serait la négation : le contrôle de proportionnalité, c'est-à-dire un contrôle qui ne viserait plus à l'édification

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d'un droit légal et prétorien unitaire, mais qui permettrait, au contraire, son éclatement au gré des circonstances particulières de l'espèce. Or, si la suprématie de la Cour de cassation est incontestable dans sa fonction traditionnelle, elle est inenvisageable dans cette fonction nouvelle.

En alignant son office sur celui de la CEDH, loin de se rehausser, la Cour de cassation

se condamnerait à devenir une juridiction de second rang par rapport à elle. En effet, tout comme la Cour de cassation souhaite se reconnaître le pouvoir de juger disproportionné ce que les juges du fond auront déclaré légitime, la Cour européenne n'hésitera pas un instant à juger disproportionné ce que la Cour de cassation aura déclaré justifié. Sauf, bien sûr, à vouloir éviter tout risque de remontrance en allant toujours plus loin dans la satisfaction des revendications individuelles contra legem. Les propos du premier président Louvel pourraient donner quelque crédit à l'hypothèse. D'abord, lorsqu'il évoque « la loyauté que la Cour de cassation observe à l'égard des orientations de cette Cour de Strasbourg dont elle n'hésite plus aujourd'hui à anticiper elle-même toutes les implications » (67). Ensuite, et surtout, lorsqu'il évoque le « darwinisme juridictionnel » qui devrait conduire la Cour de cassation à s'adapter « aux besoins de l'homme nouveau, insatiable de libertés, qui fait exploser les concepts traditionnels » (68). On ne sait si ce programme politique est l'expression du « sens social commun », mais il est certain qu'il exprime assez bien la philosophie générale de la jurisprudence de la CEDH. En épousant ou en anticipant les orientations de la Cour européenne, la Cour de cassation pourrait effectivement éviter les « coups de règles ». En revanche, cela ne ferait pas d'elle une juridiction « suprême ». Tout au contraire. Respecter et anticiper les orientations d'une juridiction pour éviter sa condamnation est le comportement d'une juridiction, non pas supérieure, mais inférieure (69). C'est l'attitude habituelle des juges du fond à l'égard de la Cour de cassation.

La réalité est donc à l'opposé du discours : alors que le contrôle de légalité assure la «

fonction normative » et la « suprématie » de la Cour de cassation, le contrôle de proportionnalité contredirait la première et interdirait la seconde.

*** 19 - En conclusion, nous ferons part d'un dernier sentiment et d'une ultime

conviction. Sans douter de la bonne volonté de ses promoteurs, on ne peut taire les craintes et

réserves suscitées par une réforme qui irait à l'encontre, non seulement de l'intérêt des justiciables, mais également de l'ambition affichée pour la Cour de cassation. Alors la question revient, lancinante : pourquoi cette réforme ? Une autre explication vient à l'esprit. Puisque l'exercice du contrôle de proportionnalité ne permettrait pas la promotion de la Cour de cassation dans l'ordre européen, on en vient à se demander si la « suprématie » visée n'est pas la suprématie « interne ». Loin de vouloir damer le pion à la Cour européenne, la réforme n'aurait-elle pas pour ambition de répliquer à l'ascension du Conseil constitutionnel ? Tout le monde a encore à l'esprit les premières réactions de la Cour de cassation face à la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Après les premiers tirs de barrage (saisine de la CJUE, non-renvoi de sa jurisprudence, filtrage jugé excessif, etc.), on se souvient que la Cour a su solliciter l'autorité de la CEDH pour ne pas se soumettre à celle du Conseil (70). Et si la réforme n'était que la forme la plus avancée de cette stratégie d'émancipation constitutionnelle par la soumission européenne ? Reconnaissons-le, il s'agirait d'un coup de maître, car la concurrence ainsi créée ne pourrait qu'être favorable à la Cour de cassation. Alors que les Sages de la rue Montpensier ne sont habilités qu'à exercer un contrôle in abstracto de la norme légale ou jurisprudentielle, les juges du quai de l'Horloge - et dans leur sillage, l'ensemble des juges judiciaires - seraient compétents pour réaliser un contrôle in concreto de son application, et ainsi déclarer « disproportionnée » au cas particulier

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une atteinte qui serait jugée « proportionnée » pour le cas général. Pourquoi contester la constitutionnalité d'une loi en empruntant la voie centralisée de la QPC, alors que l'on peut invoquer, immédiatement et avec plus de chances de succès, l'inconventionnalité de son application devant chaque juge de l'ordre judiciaire ? Féroce, cette concurrence serait-elle loyale... et légale ? Cela paraît peu évident. Il faut, en effet, se souvenir de l'objectif poursuivi par le constituant lorsqu'il a instauré la Q « P » C. Il s'agissait, non seulement d'ouvrir une nouvelle voie pour la protection des droits, mais également de favoriser l'« internalisation » de cette protection, en assurant la préséance de la voie constitutionnelle par rapport à la voie conventionnelle. Que restera-t-il de cette priorité constitutionnelle (et de la volonté du constituant) si la Cour de cassation - et avec elle tout juge judiciaire - s'autorisait à exercer un contrôle de proportionnalité individuel équivalent à celui de la CEDH ?

Une conclusion apparaît donc au moins certaine : que l'on soit favorable ou non à

cette réforme, il est évident qu'elle ne peut être opérée par la Cour de cassation seule sur son quai. Remettant en cause les principes fondateurs de notre système juridique (le jugement en droit et non en équité) et de notre démocratie politique (la prévalence de la délibération législative sur l'appréciation judiciaire), cette réforme doit être débattue, non seulement au Palais et à l'École, mais également au Parlement. Car, enfin, comment admettre que la Cour de cassation puisse s'autoconférer un tel pouvoir alors qu'il aura fallu plus de trente ans de discussions parlementaires pour que les élus du Peuple autorisent le Conseil à exercer un contrôle, certes a posteriori, mais toujours in abstracto, qu'ils ont voulu prioritaire par rapport à la voie conventionnelle que la Cour se propose d'emprunter ? La réforme « J21 » actuellement en préparation est l'occasion rêvée et le cadre idéal pour soumettre les idées et propositions des groupes de travail de la Cour de cassation au débat parlementaire. On sait malheureusement que les promoteurs de la réforme considèrent que cette contre-révolution est « à la portée » de la Cour (71), qui pourrait se passer de l'avis et de l'aval du Parlement pour renouveler son office. Disons-le, autant que la réforme, la méthode nous paraît démocratiquement indéfendable : une autopromotion, dont on organise la discussion après l'avoir déjà initiée, et que l'on se propose de parachever sans solliciter l'accord des élus du Peuple, alors qu'il s'agit de rendre leur oeuvre supplétive de volonté judiciaire.

Suffit-il de se prévaloir des droits de l'homme, auxquels nous sommes tous attachés,

pour bafouer l'esprit de la Déclaration qui les a proclamés ?

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II. La hiérarchie des normes : traité et Constitution Doc. n° 8 : Ass. plén., 2 juin 2000 et le commentaire aux Grands arrêts de la jurisprudence civile, t. 1, par H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, Dalloz, 13ème éd., 2015, p. 1 s., comm. n° 1.

Faits. — L'évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie a été l'occasion pour la Cour de cassation de préciser l'architecture de la pyramide des normes dans l'ordre interne. Conclu entre le gouvernement et les principaux acteurs de la vie politique néo-calédonienne, l'accord signé à Nouméa le 5 mai 1998 fixe le cadre dans lequel doit s'inscrire l'évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie au cours des vingt prochaines années. Cette évolution supposant le transfert progressif et irréversible aux institutions locales de compétences, dont l'article 74 de la Constitution qui traite des territoires d'outre-mer ne prévoit pas qu'elles puissent être déléguées à ceux-ci car elles relèvent de prérogatives essentielles de l'État, la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998 a introduit dans la Constitution un titre XIIl intitulé « Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie ». Celui-ci habilite les pouvoirs publics à prendre les mesures nécessaires à la mise en œuvre des orientations définies dans l'accord de Nouméa. Parmi ces mesures fixant le statut transitoire de la Nouvelle-Calédonie, une loi organique du 19 mars 1999 a défini le collège restreint admis à participer à l'élection du congrès et des assemblées de province. La commission administrative et le tribunal de première instance de Nouméa ayant refusé, la première, d'inscrire la Dlle Fraisse sur la liste prévue par l'article 188 de cette loi organique, le second, d'annuler cette décision, un pourvoi en cassation fut formé. Le demandeur arguait, à l'appui de son pourvoi, que les premiers juges avaient refusé d'exercer un contrôle de conventionnalité de l'article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie au regard des articles 2 et 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, ainsi que des articles 3 du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et F (devenu 6) du traité de l'Union européenne du 7 février 1992. La question posée obligeait la Cour de cassation à se prononcer sur la place de la Constitution et des traités dans la hiérarchie des normes.

ARRÊT La Cour ; — Sur les deuxième et troisième moyens réunis : — Attendu que Mlle Fraisse fait grief au jugement

attaqué (tribunal de première instance de Nouméa, 3 mai 1999) d'avoir rejeté sa requête tendant à l'annulation de la décision de la commission administrative de Nouméa ayant refusé son inscription sur la liste prévue à l'article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie des électeurs admis à participer à l'élection du congrès et des assemblées de province et d'avoir refusé son inscription sur ladite liste, alors, selon le moyen : 1° que le jugement refuse d'exercer un contrôle de conventionnalité de l'article 188 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie au regard des articles 2 et 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, 3 du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et F (devenu 6) du traité de l'Union européenne du 7 février 1992, l'article 188 étant contraire à ces normes internationales en tant qu'il exige d'un citoyen de la République française un domicile de dix ans pour participer à l'élection des membres d'une assemblée d'une collectivité de la République française ; 2° qu'il appartenait subsidiairement au tribunal de demander à la Cour de justice des Communautés européennes de se prononcer à titre préjudiciel sur la compatibilité de l'article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 avec l'article 6 du traité de l'Union européenne ; — Mais attendu, d'abord, que le droit de Mlle Fraisse à être inscrite sur les listes électorales pour les élections en cause n'entre pas dans le champ d'application du droit communautaire ; — Attendu, ensuite, que l'article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 a valeur constitutionnelle en ce que, déterminant les conditions de participation à l'élection du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie et prévoyant la nécessité de justifier d'un domicile dans ce territoire depuis dix ans à la date du scrutin, il reprend les termes du paragraphe 2.2.1 des orientations de l'accord de Nouméa, qui a lui-même valeur constitutionnelle en vertu de l'article 77 de la Constitution ; que la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s'appliquant pas dans l'ordre interne aux dispositions de valeur constitutionnelle, le moyen tiré de ce que les dispositions de l'article 188 de la loi organique seraient contraires au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doit être écarté ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ; Par ces motifs, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le premier moyen auquel Mlle Fraisse a déclaré renoncer :

— rejette.

OBSERVATIONS 1. Malgré sa fortune pédagogique, l'image de la pyramide des normes ne rend plus compte que très imparfaitement de

notre système juridique, au point qu’on s’interroge sur le « désordre juridique français » (R. Libchaber, « Réflexions sur le désordre juridique français », Mélanges J. Béguin, 2004, p.405) ou encore sur son « impossible rationalité » (R. Libchaber, « L’impossible rationalité de l’ordre juridique », Mélanges B. Oppetit, 2009, p. 505). Les hiérarchies s’enchevêtrent et donnent naissance à une « hétérarchie juridique » (F. Terré, Mélanges J . Boré, p. 447).

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Et de fait, l'internationalisation, la communautarisation et la fondamentalisation croissantes de notre droit soumettent l'édifice à de très fortes secousses qui affectent en profondeur son ordonnancement au point que la définition de son sommet est devenue matière à controverse. C’est ainsi que, tout en affirmant le principe de supériorité des traités sur la loi, l'arrêt Jacques Vabre (infra, n° 3) avait laissé en suspens la question des rapports des traités et de la Constitution. Les premiers l'emportaient-ils sur la seconde au nom de la primauté de l'ordre international ou la seconde sur les premiers en ce qu'elle est la norme fondatrice de l'ordre juridique français ?

En demandant aux juridictions judiciaires de contrôler la conformité des dispositions constitutionnelles avec les stipulations du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la Convention européenne des droits de l'homme, les requérants obligeaient les magistrats à prendre position sur la place respective de la Constitution et des traités dans la hiérarchie des normes. La Cour de cassation ne s'est pas dérobée. Refusant de procéder à un tel contrôle, elle affirme que « la suprématie conférée aux engagements internationaux sur les lois ne s'applique pas, dans l'ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle ». Elle reconnaît ainsi à la Constitution la qualité de norme suprême de l'ordre juridique français. Par un arrêt Sarran du 30 octobre 1998, le Conseil d'État avait déjà, en termes identiques, consacré la même solution. (CE, ass., 30 oct. 1998, Sarran, GAJA, 16e éd., n° 104, D. 2000.152, note É. Aubin, RFDA 1998.1081, concl. C. Maugüé, 1094, chron. D. Alland 1999.57, notes Dubouis, Mathieu et Verpeaux, Gohin). Aussi bien a-t-on pu présenter les arrêts Dlle Fraisse et Sarran comme deux « des arrêts les plus importants de l'histoire de la Ve République en matière de hiérarchie des normes » (D. Alland, « Consécration d'un paradoxe : primauté du droit interne sur le droit international », RFDA 1998.1095) (I). L'intégration croissante entre l'ordre juridique interne au sommet duquel se trouve la Constitution et l'ordre juridique communautaire a, néanmoins, conduit ultérieurement à une communautarisation partielle du droit constitutionnel français, en sorte que la représentation des sources du droit français renvoie aujourd’hui une image quelque peu brouillée (II).

I. — Droit constitutionnel et ordre international 2. Posée dans l'hypothèse d'un texte constitutionnel postérieur au traité, l'affirmation de la supériorité de la Constitution paraît

devoir également trouver application, du fait même de la généralité de la formule utilisée, dans l'hypothèse inverse d'un traité postérieur à la norme constitutionnelle. Il résulte donc de la décision ci-dessus reproduite que les traités ont une valeur supralégislative et infraconstitutionnelle. Au premier abord, la solution peut surprendre. N'enseigne-t-on pas habituellement que l'ordre international prime l'ordre interne ? Comme l'écrivait Michel Virally, « le droit international est inconcevable autrement que supérieur aux États, ses sujets. Nier sa supériorité revient à nier son existence » (« Sur un pont aux ânes : les rapports entre droit international et droit interne », Mélanges Rolin 1964, reproduit in Le droit international en devenir, 1990, p. 103, spéc. 110). Aussi bien la Cour permanente de justice internationale a-t-elle rappelé qu'un « État ne saurait invoquer sa propre constitution pour se soustraire aux obligations que lui imposent le droit international ou les traités en vigueur » (CPJI, avis du 3 févr. 1932, Traitement des prisonniers de guerre polonais à Dantzig, Sér. A/B, n° 44). N'y aurait-il pas, dès lors, quelque « paradoxe » à affirmer la primauté de la Constitution sur le droit international ?

3. En réalité, tout dépend, ainsi qu'on l'a lumineusement montré, du point de vue auquel on se place pour envisager la

question des rapports entre le droit international et le droit interne (D. Alland, « Consécration d'un paradoxe : primauté du droit interne sur le droit international », RFDA 1998. 1094). Si on la considère à travers le prisme de l'ordre international, le principe de la primauté du droit international sur le droit interne l'emporte à l'évidence. Si on l'envisage du point de vue de l'ordre interne, les exigences fondamentales de la théorie de l'État conduisent à conférer à la Constitution la valeur de norme suprême. Et de fait, comme on l'a justement souligné, « il est très clair que, dans le droit interne de chaque État, la Constitution occupe une place tout à fait particulière. Il s'agit de la norme suprême de laquelle toutes les autorités de l'État, législatives, exécutives et judiciaires, tirent leur autorité. Elle est l'expression du pouvoir constituant, c'est-à-dire du pouvoir originel. C'est la Constitution qui organise les rapports entre les pouvoirs publics, appelés d'ailleurs pouvoirs constitués » (F. Raynaud et P. Fonbeur, « Chronique générale de jurisprudence administrative », AJDA 1998. 962, spéc. 964). Or, comme le rappelait également Michel Virally, « l'État trouve en lui-même, dans l'assentiment du groupe humain qu'il intègre, le fondement de sa légitimité. Tout ordre étatique est autocréateur et se développe à partir de sources originaires qui lui sont propres et qui n'ont besoin pour affirmer leur validité, de se référer à aucune norme supérieure (...). L'ordre juridique étatique se forme en dehors du droit international et sans lui » (art. préc., Le droit international en devenir, p. 108). On sait qu'afin de rendre compte de ce constat, Henri Batiffol parlait de l'antériorité de l'ordre interne par rapport à l'ordre international. Il en déduisait que, « tenant sa mission de l'autorité qui l'institue », un juge interne « ne saurait assumer un rôle contraire à la mission qui définit ses pouvoirs et dont l'objet propre est la mise en œuvre de l'ordre interne : user de ses pouvoirs contre l'autorité qui les lui a conférés lui enlève toute qualité » (H. Batiffol, Droit international privé, 4e éd., n° 39, p. 42). Invoquée longtemps avec succès pour faire échec au contrôle de conventionnalité des lois, cette considération a finalement été écartée en la matière, aux motifs que l'article 55 de la Constitution habilite constitutionnellement le juge judiciaire à exercer un contrôle de conventionnalité des lois ordinaires (infra, n° 3). Mais elle conserve toute sa force et toute sa pertinence en ce qui concerne le contrôle de conventionnalité de la Constitution. On ne saurait, s'agissant des lois constitutionnelles, prétendre découvrir dans l'article 55 une telle habilitation. On voit mal, en effet, comment un juge qui tire son existence et ses pouvoirs de la Constitution pourrait s'ériger en censeur de celle-ci. En faisant prévaloir sa propre interprétation sur celle du pouvoir constituant, il commettrait nécessairement une usurpation de pouvoir.

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4. Et ceci d'autant plus qu'il est dans la Constitution des dispositions qui laissent à penser qu'elle se considère, dans l'ordre juridique interne, comme supérieure aux traités. Certes, tel n'est pas le cas de son article 54, pourtant souvent invoqué en ce sens, qui prévoit que lorsqu'un engagement comporte une clause contraire à la Constitution, sa ratification ne peut intervenir qu'après la révision de celle-ci. Cherchant seulement à empêcher le conflit de normes qui résulterait de ce que la France s'engage internationalement à respecter un traité qu'elle ne pourrait appliquer qu'au mépris de sa Constitution, il n'établit pas une relation hiérarchique entre les deux (J. Combacau, Le droit des traités, 1991, p. 50 ; D. Alland, art. préc., RFDA 1998. 1098). En revanche, le nouvel article 53-1 de la Constitution issu de la loi constitutionnelle du 25 novembre 1993 est plus significatif sur la valeur respective de la Constitution et des traités. Tout en habilitant le gouvernement à conclure avec les États européens des accords délimitant leur compétence respective pour l'examen des demandes d'asile qui leur sont présentées, cette disposition ouvre à la France la possibilité d'exercer sa prérogative d'asile, nonobstant tout engagement international en la matière. En d'autres termes, le droit constitutionnel y est perçu comme un « rempart efficace » contre le droit international, ce qui implique qu'il ne saurait lui être subordonné (D. Alland, art, préc., RFDA 1998. 1096). On voit mal, au reste, comment il pourrait en aller autrement. À raisonner en termes de logique formelle, on ne saurait affirmer dans la Constitution la primauté de l'ordre international sur les dispositions constitutionnelles sans commettre un « paralogisme ». Comment, en effet, « le principe de supériorité d'une norme » pourrait-il « dépendre de l'énoncé d'une norme de rang inférieure » ? Il y faudrait un exercice de « lévitation » juridique qui paraît hors de portée (D. Alland, art. préc., RFDA 1998. 1102 ; rappr, R. Libchaber, RTD civ. 2000. 674 ; B. Beignier et S. Mouton, D. 2001, chron. 1636). Plus généralement, comme le relève fort justement M. Rémy Libchaber, « quelque effort que fasse la France pour favoriser une hiérarchie des normes fidèle à la primauté des règles internationales, elle ne pourra consacrer la suprématie de l'ordre international qu'à la condition de cesser d'être un État souverain » (RTD civ. 2000.674 ; rappr. L. Lemasson, « La constitution française face au droit international : pour une défense du principe de souveraineté », RRJ 2003, n° 2, p. 1165 et s.).

5. On a néanmoins critiqué cette décision, car elle nierait radicalement la primauté de l'ordre international. À cela il a

été répondu qu'en précisant que la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s'applique pas « dans l'ordre interne » aux dispositions de valeur constitutionnelle, Cour de cassation et Conseil d'État laissent à la primauté du droit international tout le loisir de se déployer dans l'ordre international. En revanche, dans l'ordre interne, les traités ne font sentir leur supériorité que dans la mesure où ils sont conformes aux textes de valeur constitutionnelle. La solution trouve une explication dans le constat déjà relevé de l'antériorité de l'ordre interne par rapport à l'ordre international. Au cas où existerait une contrariété entre l'ordre international et la Constitution, c'est-à-dire l'essence même de l'ordre interne, dont l'adoption et la modification sont soumises à des procédures contraignantes qui ne se retrouvent en aucune façon pour celle des traités, le juge interne, dont on a vu qu'il a pour première mission la mise en œuvre de l'ordre interne, serait tout naturellement porté à faire prévaloir les considérations qui permettent de sauvegarder la cohérence de l'ordre dont il est l'émanation. La contradiction irréductible entre ordre international et ordre interne se résout alors non par l'appel à un hypothétique troisième ordre juridique chargé de régler les relations entre les deux premiers, mais par la mise en cause éventuelle de la responsabilité internationale de l'État. S'il apparaît au juge international que le juge interne n'a pas correctement réglé le litige au regard des règles du droit international, la contradiction entre l'interprétation interne et l'interprétation internationale de la légalité est « résolue par le droit international qui permet en quelque sorte à l'État d'“acheter” dans l'ordre juridique international la possibilité de respecter son droit interne en substituant à ses obligations internationales incompatibles une obligation nouvelle, celle de réparer la violation de la loi » (Combacau et Sur, Droit international public. 3e éd., 1997, p. 544 ; rappr. S. Sur, « Quelques observations sur les normes juridiques internationales », RGDIP 1985. 901). Cette responsabilité peut être considérée, conformément à l'article 30 § 5 de la Convention de Vienne sur les traités, comme un phénomène normal du droit international. Le commissaire du gouvernement, Mme Maugüe, l'envisage d'ailleurs dans ses conclusions sur l'arrêt Sarran comme une conséquence naturelle de la solution finalement consacrée par la haute juridiction administrative (RFDA 1998. 1081 et s., spéc. 1086). On perçoit ainsi qu'à raisonner dans l'ordre interne, juge administratif et juge judiciaire ne pouvaient que refuser d'entrer dans la voie d'un contrôle de conventionnalité de la Constitution.

6. Fondée en droit, celle solution l'est aussi en opportunité. En premier lieu, décider que le juge pourrait écarter la volonté clairement exprimée du constituant au profit de l'application de normes internationales antérieures conduirait directement à la consécration du gouvernement des juges sous sa forme la plus exacerbée. Il leur permettrait, en effet, de paralyser la volonté du peuple souverain clairement et solennellement exprimée en prenant appui sur les axiomes passe-partout de n'importe quelle convention internationale. À cet égard, on ne peut mieux faire que de citer la formule du Doyen Vedel : « si les juges ne gouvernent pas, c'est parce qu'à tout moment le souverain à la condition de paraître en majesté comme constituant peut dans une sorte de lit de justice, briser leurs arrêts » (G. Vedel, « Schengen et Maastrich », RFDA 1992. 173). À supposer que cette dernière borne vienne un jour à céder, le changement de régime serait patent, la souveraineté glissant des mains du peuple dans celle du juge. En second lieu, admettre le contrôle de conventionnalité de la Constitution, ce serait placer une « folle confiance » dans le droit international (D. Alland, art. préc., RFDA 1998. 1102 ; rappr. L. Lemasson, art. préc., RRJ 2003, n° 2, p. 1165 et s.). Certes, l'idéologie internationaliste et européiste pèse aujourd'hui de tout son poids dans la vie juridique, au point qu'on a pu qualifier de « malencontreuse » la décision ci-dessus reproduite car elle priverait les justiciables du bénéfice des normes internationales (Rép. dr. intern. Synthèse annuelle 2000-1 et 2001-1). Le propos apparaît pour le moins excessif. Tout d'abord, il convient de noter que les hypothèses de contrariété entre l'ordre international et la Constitution sont, semble-t-il, assez rares. Comme le relève M. Jean Combacau « les traités ont rarement pour objet la réglementation de questions qui ressortissent à l'organisation des pouvoirs publics » (Le droit des traités, p. 50). Et lorsqu'il y a superposition, c'est-à-dire essentiellement en matière de droits fondamentaux, « la plupart des instruments internationaux protecteurs des droits de l'homme (... ) adoptés ces dernières années, non seulement ne révolutionnent pas le droit français, mais encore offrent à

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l'individu un standard de protection moins élevé » (D. Gutmann, « Les droits de l'homme sont-ils l'avenir du droit ? », Mélanges F. Terré, 1999, p. 338).

7. En prévoyant qu’une juridiction qui est saisie de moyens contestant la conformité d’une disposition législative, d’une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution, d’autre part, aux engagements internationaux de la France, doit se prononcer par priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité, la loi organique du 10 décembre 2009 « a entendu garantir le respect de la constitution et rappeler sa place au sommet de l’ordre juridique interne » (Cons. const. 3 déc. 2009, déc. n°2009-595 DC, Loi organique relative à l’application de l’art. 61-1 de la constitution, consid. n°14, GDCC, n°48).

II. — Droit constitutionnel et ordre communautaire 8. Deux lectures des rapports de l'ordre communautaire et du droit constitutionnel des États ont longtemps coexisté.

Très tôt, la Cour de justice des communautés européennes a affirmé, dans son célèbre arrêt Costa, la primauté du droit communautaire sur toute norme de droit interne, même constitutionnelle (CJCE, 15 juill. 1964, Rec. CJCE, p. 1141 ; 9 mars 1978, Simmenthal, Rec. CJCE, p. 629). La motivation de l'arrêt rendu par la Cour de justice le 17 décembre 1970 est, à cet égard, particulièrement claire : « l'invocation d'atteintes portées, soit aux droits fondamentaux tels qu'ils sont formulés par la constitution d'un État membre, soit aux principes d'une structure constitutionnelle, ne saurait affecter la validité d'un acte communautaire ou son effet sur le territoire d'un État » (CJCE 17 déc. 1970, Internationale Handelgesellschaft, Rec. CJCE, p. 1125) car « elle aurait pour effet de porter atteinte à l'unité et à l'efficacité du droit communautaire » (CJCE 17 déc. 1980, Commission c. Belgique, Rec. CJCE, p. 3881). Pour la Cour de Luxembourg, l'ordre communautaire constitue « un ordre juridique propre, intégré au système juridique des États membres » et qui l'emporte sur les textes internes quels qu'ils soient. À pousser jusqu'au bout cette conception, on pourrait être porté à considérer qu'en raison de l'intrication des ordres juridiques interne et communautaire, le juge national tient son office, au moins pour partie, directement de l'ordre juridique communautaire, en sorte qu'il pourrait vérifier la conformité de la Constitution à l'ordre juridique communautaire sans se heurter à l'objection de l'usurpation de pouvoir (rappr. supra, § 3). Pour les juridictions françaises, les traités communautaires et les dispositions prises sur leur fondement ont longtemps été considérés comme des traités internationaux comme les autres. En fondant sur l'article 55 de la Constitution la supériorité des textes communautaires sur la loi interne, ces juridictions ont, en effet, marqué qu'elles n'entendaient faire aucune part à la spécificité du droit communautaire. Le Conseil d'État a d'ailleurs précisé que la suprématie du droit communautaire ne saurait prévaloir dans l'ordre interne sur la Constitution (CE 3 déc. 2001, Syndicat national de l'industrie pharmaceutique, Lebon, p. 624 ; voir déjà CE 3 déc. 1999, RTD civ. 2000.194, obs. Libchaber ; rappr. concl. Frydman sur l'arrêt Nicolo, Rev. crit. DIP 1990.125 ; voir aussi l'arrêt Jacques Vabre, infra, n° 3, dans lequel la Cour de cassation prend appui sur l'article 55 de la Constitution, contrairement aux conclusions du procureur général Touffait qui l'invitait à ne pas user de ce détour et à consacrer directement la primauté du droit communautaire, D. 1975.497, spéc., p. 503). Certains ont cependant décelé, dans le fait que la Cour de cassation a relevé dans l'arrêt ci-dessus reproduit que le droit d'être inscrit sur les listes électorales « n'entre pas dans le champ d'application du droit communautaire », une « avancée significative » en ce que, entendue a contrario, cette incidente impliquerait que la solution posée ne vaudrait pas en cas de conflit entre la norme à valeur constitutionnelle et le droit communautaire (A. Rigaux et D. Simon, « Droit communautaire et constitution française : une avancée significative de la Cour de cassation », Europe août-sept. 2000, chron. n° 8). C'est là prêter à cette incidente une signification qu'elle n'a probablement pas. Rappelons en effet que, pour que la pyramide des normes ait vocation à être sollicitée, il faut qu'il y ait un conflit de normes à résoudre, c'est-à-dire une antinomie. Or celle-ci n'existe que si l'on est en présence de dispositions qui, pour un même champ d'application, édictent des solutions incompatibles entre elles (L. Gannagé, La hiérarchie des normes et les méthodes du droit international privé, thèse Paris II, éd. 2001, p. 81 et s., n° 123 et s.). En relevant que la question litigieuse ne rentrait pas dans le champ d'application du droit communautaire, la Cour de cassation s'est probablement contentée de constater l'absence d'antinomie. Ainsi, pour les juridictions françaises, pas plus que les traités ne s'imposent à la Constitution dans l'ordre interne, pas plus l'ordre communautaire ne s'impose à celle-ci.

9. Mais l'évolution ultérieure de la jurisprudence du Conseil constitutionnel a entraîné un infléchissement de la position

des juridictions françaises qui, sans faire perdre à la Constitution sa position de clef de voûte de notre édifice institutionnel, n'en conduit pas moins à un certain effacement de celle-ci au bénéfice des principes généraux du droit communautaire. Et de fait, par une série de décisions en date des 10 juin 2004, 19 novembre 2004 (GDCC, n°25) et 27 juillet 2006, le juge constitutionnel français a profondément renouvelé le cadre dans lequel s'inscrivent les rapports entre droit communautaire et droit constitutionnel. Prenant appui sur l'article 88-1 de la Constitution qui est issu de la révision constitutionnelle du 25 juin 1992, le Conseil constitutionnel a affirmé qu'en adoptant cette disposition, « le constituant a (...) consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre international ». Il en résulte que le droit communautaire dérivé est désormais placé « sous la couverture constitutionnelle de l'article 88-1 de la Constitution » (X. Magnon, « Le chemin communautaire du Conseil constitutionnel : entre ombre et lumière, principe et conséquence de la spécificité constitutionnelle du droit communautaire », J-Cl. Europe août-sept 2004, p. 6). Aussi bien, alors qu'auparavant le Conseil constitutionnel, saisi sur le fondement de l'article 61 de la Constitution, vérifiait que la loi de transposition d'une directive respectait les règles constitutionnelles, il se déclare dans ses décisions du 10 juin 2004 et du 27 juillet 2006 incompétent pour contrôler la constitutionnalité d'une loi de transposition qui se contente de tirer les conséquences nécessaires d'une directive communautaire (loi-miroir), sauf si cette directive heurte de front le noyau dur des règles constitutionnelles françaises, c'est-à-dire méconnaît « une règle ou un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France ». En d'autres termes, le Conseil constitutionnel ne peut plus contrôler la constitutionnalité d'une loi de transposition qu'au regard des règles du bloc de constitutionnalité national qui sont sans équivalent en droit communautaire (par exemple, le principe de laïcité ; rappr. art I-5 du projet de constitution prévoyant que l'UE respecte l'identité nationale des États membres « inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles »). Au regard du droit constitutionnel français, le droit communautaire dérivé se

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voit ainsi reconnaître une sorte d'« immunité », sous réserve qu'il ne soit pas contraire aux prescriptions constitutionnelles qui forment le cœur de l'identité française. Corrélativement, il s'ensuit que le juge constitutionnel français reconnaît, lorsque l'identité constitutionnelle de la France n'est pas en cause, la primauté du juge communautaire, seul chargé de faire appliquer et respecter les principes communs aux États membres.

10. Ultérieurement, la haute juridiction administrative, s'inspirant de la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel,

a décidé que, s'agissant de contrôler la légalité d'un acte réglementaire transposant une directive, le juge français laisse le juge communautaire en assurer le respect à l'échelle de l'Union européenne, dès lors que les droits et libertés à valeur constitutionnelle dont la violation est alléguée sont également protégés par les textes communautaires et les principes généraux du droit communautaire. En revanche, lorsque sont en cause des droits et libertés spécifiques à la Constitution française, le juge français en assure lui-même le respect (CE 26 janv. 2007, Soc. Arcelor Atlantique et Lorraine, GAJA n°112). On assiste ainsi à une « communautarisation partielle » du droit constitutionnel français, puisqu'une partie du bloc de constitutionnalité est transportée vers l'ordre juridique communautaire. Non sans un certain optimisme, on a pu écrire que « le processus d'intégration communautaire débouche (ainsi) sur un « pluralisme ordonné », (...) les valeurs nationales propres à chaque État membre marqu(a)nt les limites de cette intégration. (...) La primauté du droit communautaire, et partant celle de la Cour de justice, gardienne naturelle des traités, ne remet pas en cause, dans l'ordre interne, la suprématie de la Constitution » (M. Guyomar, concl., citant O. Dutheillet de Lamothe et M. Delmas-Marty).

11. Divers facteurs ont, au demeurant, contribué ces derniers temps à accroître encore la complexité de la question.

Ainsi en va-t-il tout d’abord de l’introduction dans notre droit de la question prioritaire de constitutionnalité, qui soulève le problème de l’articulation d’une question prioritaire de constitutionnalité, portée devant le conseil constitutionnel et invoquant une violation de la constitution, et d’une question préjudicielle, renvoyée devant la CJUE et invoquant une violation du droit de l’Union. Qui des deux est prioritaire ? On a pu parler à ce propos de « tragédie en cinq actes », la question ayant fait l’objet de cinq arrêts en sept mois (M. Gautier, « QPC et droit communautaire. Retour sur une tragédie en cinq actes », Dr. adm. 2010, Et., n°19). Le résultat en est que la question prioritaire de constitutionnalité doit, en dépit de son nom, céder la priorité au recours préjudiciel devant la CJUE dans le cas d’une loi nationale qui se borne à transposer une directive de l’Union, ce qu’on appelle parfois une loi-miroir, car la CJUE a seule compétence pour constater l’invalidité d’une loi de l’Union (supra §9). Dans les autres cas, la QPC est prioritaire, mais il faut que le juge national puisse adopter des mesures provisoires ou conservatoires de protection des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union (CJUE 22 juin 2010, RTDciv. 2010. 499, obs. P. Deumier).

12. La complexité accrue de la question vient aussi du fait que la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

s’est vu attribuer par le Traité de Lisbonne, dix ans après son adoption, une valeur juridique égale à celle des traités institutifs (art. 6§1 TUE). Contribuant à accroitre l’empilement des textes relatifs aux droits fondamentaux, cette mesure rend un peu plus difficile encore l’organisation de la coexistence des normes au sommet de la pyramide. A cet égard, il convient de noter que l’article 51 §1 de la Charte en limite le champ d’application en prévoyant qu’elle s’applique aux Etats membres « uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union », ce qui implique que la Charte a vocation à s’appliquer à l’activité normative des Etats membres, non dans sa généralité, mais seulement dans la mesure où cette activité participe du droit de l’Union (J.-S. Bergé et S. Robin-Olivier, Droit européen, 2e éd., n°322). Selon la CJUE, lorsqu’un acte de droit de l’Union appelle une mise en œuvre nationale, « il reste loisible aux autorités et aux juridictions nationales d’appliquer les standards nationaux de protection des droits fondamentaux, pourvu que cette application ne compromette pas le niveau de protection prévu par la Charte, telle qu’interprétée par la Cour, ni la prilmauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union » (CJUE, 26 février 2013, Aklagaren, JCP 2013, n)11, p.550, obs. F. Picod, RTDciv. 2014.312, obs. L. Usunier ;26 févr. 2013, Melloni, Constitutions 2013. 184, obs. A. Levade). La CJUE admet donc l’application d’une norme constitutionnelle nationale plus protectrice que la Chartre, sous réserve de la primauté du droit de l’Union. Cette dernière réserve est directement contraire à l’article 53 de la Chartre qui prévoit que celle-ci ne saurait porter atteinte aux droits de l’homme reconnus par le droit de l’Union, le droit international, les conventions liant l’Union ou les Etats membes et les constitutions des Etats membres, en sorte qu’en cas de conflits entre normes protectrices des droits fondamentaux, c’est la plus favorable qui devrait l’emporter (J.-S. Bergé et S. Robin-Olivier, op. cit., n°328).

13. Pour ajouter encore à la complexité, il faut relever que le droit constitutionnel et le droit communautaire ne sont

pas les seuls à se disputer le sommet de la pyramide. La Convention européenne des droits de l’homme prétend également à celui-ci, multipliant ainsi les occasions de conflit. C’est ainsi que la Cour EDH siégeant à Strasbourg n’hésite pas à exercer son contrôle sur le droit communautaire, lorsque le respect des droits fondamentaux est en cause (CEDH 18 février 1999, Matthews, JCP 2000.I. 203, n°5, obs. Sudre, JDI 2000.97, obs. P. Tavernier ; A. Berramdane, « La Cour européenne des droits de l’homme, juge du droit de l’Union européenne », Rev. dr. Union europ. 2006.243). Certes, la Cour de Strasbourg, a posé que le droit communautaire est présumé conforme à la Convention EDH « en ce que l’organisation dont il émane accorde aux droits fondamentaux une protection équivalente à celle que garantit la convention », mais il s’agit d’une présomption simple et la Cour réserve la possibilité d’une preuve contraire (CEDH 30 juin 2005, Bosphorus c. Irlande, JDI 2006. 1073, 1073, obs. P.

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Tavernier). Certaines affaires montrent, au demeurant que la Cour de Luxembourg et la Cour de Strasbourg n’hésitent pas à interpréter de manière différente les mêmes principes (CJUE 26 févr. 2013, Aklagarent, préc., à propos de la règle non bis in idem), en sorte que les Etats membres peuvent être confrontés à des « injonctions contradictoires » qui les exposeront à être condamné soit par l’une soit par l’autre ! (L. Usunier, obs. RTDciv. 2014.316).

Quant au conflit entre Conseil constitutionnel et Cour de Strasbourg, il peut surgir beaucoup plus aisément encore

puisque la Cour de Strasbourg considère qu’une décision du Conseil constitutionnel déclarant une loi conforme à la constitution « ne suffit pas à établir la conformité de (celle-ci) avec les dispositions de la Convention européenne » (CEDH 28 oct. 1998, Zielenski, D. 2000. 629, obs. Perrot, RTDciv. 2000.437, obs. Marguénaud, Grands arrêts CEDH, n°28, à propos d’une loi de validation, voir infra n°9 §9). Aussi bien, outre une divergence d’analyse au fond, le conflit pourrait naître du fait que le Conseil constitutionnel est porté, dans un souci de respect du pouvoir politique, à s’en remettre assez facilement au législateur (infra, n°3 § ), alors que la Cour de Strasbourg, « juge sans législateur », ne se sent nullement tenue par les exigences de la démocratie représentative, ce qui n’est qu’une des manifestations de son caractère « tyrannique » (B. Edelman, La Cour européenne des droits de l’homme : une juridiction tyrannique ? », D. 2008.1946 ; Y. Lequette, « Des juges littéralement irresponsables… », Mélanges J. Héron, 2008, p.309 et s.).

III. Bibliographie complémentaire et générale sur la hiérarchie des normes Pour aller plus loin. Les documents qui vous sont indiqués ci-dessous ne sont pas obligatoirement à lire pour la réalisation de votre fiche. Il s’agit d’articles généraux concernant l’état actuel de la hiérarchie des normes. Ces différents articles permettent une réelle prise de hauteur sur ce thème. A bien des égards, les auteurs de ces articles portent un regard critique sur les différents mouvements contemporains parcourant hiérarchie des normes dans l’ordre juridique français. Doc. n° 9 : P. PUIG, « Hiérarchie des normes : du système au principe », RTD civ. 2001, p. 749 s. "#$ disponible via vos identifiants Paris 1 sur le site Dalloz "#$. Doc. n° 10 : R. LIBCHABER, « L’impossible rationalité de l’ordre juridique », in Etudes à la mémoire du Professeur Bruno Oppetit, LexisNexis, 2009, p. 505 s. "#$ document disponible sur l’EPI "#$. Doc. n° 11 : Y. LEQUETTE, « Des juges littéralement irresponsables… », in Mélanges dédiés à la mémoire du Doyen Jacques Héron, LGDJ, 2008, p. 309 s. "#$ document disponible sur l’EPI "#$. Doc. n° 12 : S. HENNETTE-VAUCHEZ, « Droits de l’homme et tyrannie : de l’importance de la distinction entre esprit critique et esprit de critique », D. 2009, p. 238 s. "#$ disponible via vos identifiants Paris 1 sur le site Dalloz "#$. Vous pouvez, par ailleurs, consulter l’ouvrage de FRANÇOIS BRUNET, notamment le Chapitre 4 de La pensée juridique de Hans Kelsen (Mare & Martin, 2019, p. 77 s.).

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Méthode du commentaire d’arrêt Esprit et objet du commentaire d’arrêt. Le commentaire d’arrêt (appelé ainsi par habitude car il concerne très souvent, parmi les décisions de justice, celles des juridictions les plus importantes qui sont des cours rendant des arrêts) est l’un des exercices les plus importants de vos études de droit. Au-delà de vos études juridiques, la capacité de comprendre une décision de justice est indispensable. L’objet du commentaire d’arrêt est d’arriver à comprendre la signification d’une décision de justice mais surtout, une fois cette compréhension acquise, d’en dégager la signification et de l’expliciter dans votre commentaire. Il s’agit également de porter sur cette décision un regard critique, nourrie par vos connaissances juridiques. A nouveau, ce regard critique ne signifie pas qu’il faille critiquer l’arrêt à tout prix. Il s’agit simplement de discuter, par exemple, du bien-fondé juridique de la décision commentée, de montrer sa portée (théorique et pratique), de voir si une autre solution n’aurait pas pu être rendue, etc.

Pièges à éviter. N’oubliez jamais que l’objet d’un commentaire d’arrêt… est de commenter l’arrêt ! Le commentaire d’arrêt est considéré comme un exercice « pratique » car il s’appuie sur une décision, avec la spécificité des faits ayant conduit un juge, dans l’exercice de ses fonctions juridictionnelles, à rendre une décision. Il s’agit donc toujours, de commenter l’arrêt. Il ne faut jamais trop s’éloigner du commentaire d’arrêt et verser dans une dissertation où le propos n’est plus lié à la décision que vous commentez. De même il ne faut jamais tomber dans la paraphrase où vous vous contentez de recopier l’arrêt avec vos propres mots sans aucun apport, sans aucun ajout particulier.

I. Introduction du commentaire d’arrêt

La fiche d’arrêt. L’introduction du commentaire d’arrêt est, en grande majorité, la rédaction d’une fiche d’arrêt dont la méthode vous a été exposée dans la fiche de la séance n° 7. Ainsi la problématique de votre fiche d’arrêt sera celle de votre commentaire d’arrêt. Le plan de votre commentaire d’arrêt devra ainsi répondre à la question posée dans votre fiche d’arrêt (qui est la problématique de votre commentaire). A la différence toutefois de votre fiche d’arrêt, il est tout à fait recommandé de débuter votre commentaire d’arrêt avec une phrase dite « d’accroche » qui est censée, lorsqu’elle est correctement réalisée, « frapper » l’esprit de votre lecteur. Attention toutefois, il est préférable de se contenter de présenter sobrement la décision (la date, le thème, la formation à l’origine de la décision commentée) si vous n’avez pas d’idée pertinente pour la phrase d’accroche.

Différence avec une fiche d’arrêt. Après la présentation de la solution retenue dans la décision commentée (dernière étape de la fiche d’arrêt), il est possible, en quelques mots de présenter également les « intérêts » ou « enjeux » de la décision commentée : quel est son intérêt sur le plan théorique et pratique. Vous terminerez toujours l’introduction d’un commentaire d’arrêt par l’annonce du plan du commentaire qui doit apparaître explicitement (« Nous verrons ainsi dans une première partie … (I) ; nous aborderons ensuite, dans une seconde partie …. (II) »).

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II. Le contenu du commentaire

Il faut toujours avoir en tête que le commentaire doit « coller » à l’arrêt : c’est-à-dire que le contenu du commentaire ne doit pas jamais s’éloigner de la décision qui doit être commentée. Il existe une technique pour s’assurer que l’on « colle » bien à l’arrêt : il est possible de citer des passages de l’arrêt. Attention, il ne s’agit de citer en permanence l’arrêt, il ne s’agit pas de citer des passages très longs de l’arrêt mais de s’appuyer assez souvent, de manière pertinente, tout au long du commentaire, sur certains passages de l’arrêt.

Le contenu du commentaire d’arrêt doit permettre au lecteur, à l’issue de l’exercice, de voir que vous avez compris : le sens, la valeur et la portée de l’arrêt. Attention, le sens, la valeur et la portée de l’arrêt sont ce qu’on doit retrouver, de manière mélangée, tout au long du commentaire. Il ne s’agit absolument pas de structurer votre plan sur ce triptyque.

Sens de la décision. La compréhension du sens, de la signification de la décision est le préalable à tout. Si jamais l’étudiant n’a pas correctement compris le sens de la solution, de la décision qu’il commente, son commentaire sera nécessairement mauvais. Il est, d’abord, extrêmement important de maîtriser la structure des arrêts (notamment ceux de la Cour de cassation). Vous serez amenés à commenter des arrêts relevant de l’ancienne structure et de la nouvelle. Tout ceci vous a déjà été exposé dans la fiche précédente. Comment bien comprendre la signification d’une décision à commenter ? Il faut d’abord la relire plusieurs fois. Il faut « décortiquer » le raisonnement tenu par le juge dans la décision. Il faut arriver à comprendre ce qui est écrit, mais aussi détecter des éventuels « silences » du juge dans sa décision. C’est un travail d’explication. Ce travail débute avec la fiche d’arrêt dans l’introduction, mais il se poursuit tout au long du commentaire. Attention, il ne faut jamais commenter la décision rendue par les juges du fond ou le pourvoi. Ces éléments peuvent servir votre démonstration globale, mais ils ne peuvent jamais être le cœur de votre commentaire. Ils ne peuvent même pas, d’ailleurs, constituer une sous-partie. Vous devez prêter une extrême attention aux mots utilisés par la juridiction ; à l’ordre des mots, à la ponctuation. Le commentaire d’arrêt est d’abord, avant toute chose, un exercice de lecture.

Valeur de la décision. Il s’agit, très simplement, de porter un jugement de valeur sur la décision. Il faut porter un jugement de valeur sur le raisonnement du juge, sur sa motivation, sur sa cohérence, sur le fondement de la décision rendue. Comment procéder à ce jugement de valeur ? Il faut toujours réaliser ce jugement de valeur à l’aide d’argument juridique. Par exemple : « le fondement de la décision rendue, l’article 6 du Code civil, aurait pu être complété par l’article 16-9 du Code civil » ; « la motivation de la Cour de cassation, dans cet arrêt, ne semble pas très explicite ; une étape du contrôle de proportionnalité n’est pas abordée » ; « l’argument développé par le juge n’est pas très convaincant au regard de la formulation du texte sur lequel il s’appuie ». Ce jugement de valeur peut également s’appuyer sur les conséquences économiques, sociales de la décision. Il est possible, du moment que cela reste argumenté, de montrer les faiblesses, les limites de la décision rendue en matière économique, sociale ou, au contraire, de montrer la pertinence de la solution rendue dans ces domaines. Evidemment, porter un jugement sur la valeur de la décision nécessite une maîtrise parfaite du cours, de vos travaux dirigés, et des lectures complémentaires dans les manuels. Plus l’étudiant maîtrisera son cours, ses travaux dirigés, plus il aura lu, plus il aura déjà en tête des éléments pour réaliser ce jugement de valeur. Il est évident que la lecture des commentaires de jurisprudence par la doctrine vous aidera de ce point de vue. Attention toutefois à toujours citer vos sources, à ne jamais réaliser un quelconque plagiat en la matière.

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Portée de la décision. Déterminer la portée d’une décision revient à identifier ses incidences passées, présentes et futures. Quelles sont les conséquences de la décision commentée sur une matière, sur une question en particulier. Il convient que l’étudiant puisse « inscrire » la décision commentée par rapport à la problématique qu’il a retenue.

La décision que vous aurez à commenter sera toujours, par définition, antérieure à la date du jour où vous le commentez… Mais parfois vous serez amenés à commenter une décision datant d’il y a 6 mois, 1 an, 7 ans, 10 ans, 100 ans. Il convient alors d’être en mesure de dire si l’état actuel du droit, le droit positif, est différent de la solution que vous commentez. Est-ce que la décision a contribué à un changement de position de la jurisprudence, a conduit le législateur à modifier une loi, etc. Est-ce que la décision réalise un revirement de jurisprudence ? Est-ce que ce revirement de jurisprudence est toujours d’actualité. Ce sont ces types de questions qu’il faut se poser. Si jamais, d’ailleurs, la décision que vous commentez n’est plus d’actualité, vous devez évidemment le signaler. Néanmoins, il vous faut toujours continuer à commenter la décision qui vous est soumise.

Par ailleurs, les modalités de publication de la décision (s’il s’agit d’un arrêt de la Cour de cassation, les sigles P-B-R-I ou inédit) vous aident à savoir quelle est l’importance attachée par la juridiction en question à la décision qu’elle a rendue.

De manière générale donc, dans le « corps », le « contenu » de votre commentaire, votre lecteur doit être en mesure de vérifier que vous avez compris le sens, la valeur ainsi que la portée de la décision commentée.

III. Le plan du commentaire d’arrêt

A nouveau vous devrez réaliser un plan qui sera, sauf très rares exceptions, structurée en deux parties et deux sous-parties. De ce point de vue, les indications fournies à ce sujet dans la fiche consacrée à la Séance n° 5 s’appliquent en grande partie.

Comment réaliser son plan de commentaire ? Autant que possible, les parties de votre commentaire doivent correspondre aux articulations essentielles de la solution posée par le juge. Il faut suivre les grands « blocs » de raisonnement suivis par le juge pour accoucher de sa décision.

Si la décision commentée tranche plusieurs questions de droit (2), irréductibles l’une à l’autre, votre plan se structurera alors en autant de parties qu’il y a de questions de droit tranchées. Si, à l’inverse, vous n’avez identifié qu’une seule question de droit, englobant toute la décision commentée, votre plan devra répondre et épouser les étapes du raisonnement décisoire du juge pour arriver à répondre à la question posée.

A nouveau, les parties (I et II) et sous-parties (A et B) doivent s’enchaîner avec fluidité. Il faut qu’à la fin du I, il apparaisse logique d’enchaîner sur votre II. Il doit en être de même entre les A et B. Une technique pour vérifier que vos titres de I et II (et leur contenu) « collent » bien à la décision est de vérifier mentalement que vous pouvez reformuler vos titres de I et II de cette manière « Dans cet arrêt, les juges décident que [intitulé du I ou II] » ou « Dans cet arrêt les juges font ceci [intitulé du I ou II].

Il n’y a pas besoin de réaliser une conclusion de commentaire, votre commentaire étant « auto-suffisant » de ce point de vue.

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Exercices à réaliser Après la lecture de tous les documents de la fiche, après la consultation de manuels, vous réaliserez, en vous aidant de la méthode du commentaire d’arrêt exposée dans cette fiche, ainsi que de la méthode de la fiche d’arrêt exposée dans la fiche précédente, le commentaire d’arrêt de l’arrêt Cass. 1ère civ., 8 déc. 2016, n° 15-27.201 (Doc. n° 5).