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TÉMOIGNAGE G&C Vous avez fait l’École poly- technique durant la guerre ? DICKRAN INDJOUDJIAN (DI) Oui, j’y suis entré au concours de 1941 et, par consé- quent, j’y ai fait les trois quarts de mes études alors qu’elle était repliée, en raison de l’Occupation, à Villeurbanne, près de Lyon. Les lois de Vichy existaient déjà et je savais que, quel que soit mon rang, je ne pourrais avoir accès aux corps de l’État. En effet, les Juifs d’une part – et je ne l’étais pas – mais aussi, les gens comme moi, qui étaient Français mais dont le père n’était pas né Français, étaient rangés dans une catégo- rie « bis » et n’avaient pas accès aux corps de l’État. Le fait que je le savais en entrant ne m’incitait guère à travailler pour le classe- ment. À dire vrai, je considère que ce fut une grande chance parce que j’ai pu, sans mauvaise conscience, travailler les matières qui m’intéressaient. G&C Une grande chance ? Parce que, d’une certaine façon, vous vous sentiez intellectuellement plus libre ? DI Il y a des paradoxes dans la vie ! Je me suis intéressé surtout aux mathématiques, en particu- lier au cours d’analyse et, aussi, à des cours de physique, princi- palement à celui d’électromagné- tisme. Ceci n’est pas tout à fait indifférent parce que ça m’a peut-être donné, dans certains domaines, une compétence un peu supérieure à celle de la (*) Ancien éléve de l’École Polytechnique, Dickran INDJOUDJIAN, ingénieur au corps des Télécommunications, y a notamment dirigé un département du C.N.E.T. Il a ensuite été, de 1957 à 1992, membre de la direction de Paribas, pour le compte de laquelle il a été l’un des deux cofondateurs de la SEMA. Il est actuellement le vice-président du groupe X-EUROPE. 4 ANNALES DES MINES - DÉCEMBRE 2000 PARCOURS D’UN GRAND BANQUIER D’AFFAIRES Question : quand on est polytechnicien, comment passe-t-on d’un petit service de recherche des PTT au conseil d’administration de RTL ? Variante : comment passe-t-on de la mise au point de missiles sol-air aux concentrations d’entreprises dans le secteur des assurances ? Réponse : on passe trente-cinq ans au sein de Paribas, l’un des acteurs les plus prestigieux et les plus influents de la banque d’affaires à la française. C’est ce que va faire Dickran Indjoudjian, féru de recherche opérationnelle et co-fondateur, avec Jacques Lesourne, de la SEMA. Cette longue carrière au cœur du « mécano industriel de l’État » fait de lui le témoin privilégié du développement de l’économie française tout au long des Trente Glorieuses. ENTRETIEN AVEC DICKRAN INDJOUDJIAN (*) MENÉ PAR BERNARD COLASSE Université Paris - Dauphine ET FRANCIS PAVÉ Centre de sociologie des organisations

INDJOUDJIAN D’UN GRAND MENÉ PAR BANQUIER … · d’un petit service de recherche des PTT au conseil d’administration de RTL ? Variante : comment passe-t-on de la mise au point

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TÉMOIGNAGE

G&C Vous avez fait l’École poly-technique durant la guerre ?DICKRAN INDJOUDJIAN(DI) Oui, j’y suis entré auconcours de 1941 et, par consé-quent, j’y ai fait les trois quartsde mes études alors qu’elle était repliée, en raison del’Occupation, à Villeurbanne,près de Lyon. Les lois de Vichyexistaient déjà et je savais que,quel que soit mon rang, je nepourrais avoir accès aux corpsde l’État. En effet, les Juifsd’une part – et je ne l’étais pas –mais aussi, les gens comme moi,qui étaient Français mais dont lepère n’était pas né Français,

étaient rangés dans une catégo-rie « bis » et n’avaient pas accèsaux corps de l’État. Le fait que jele savais en entrant ne m’incitaitguère à travailler pour le classe-ment. À dire vrai, je considèreque ce fut une grande chanceparce que j’ai pu, sans mauvaiseconscience, travailler lesmatières qui m’intéressaient. G&C Une grande chance ? Parceque, d’une certaine façon, vousvous sentiez intellectuellementplus libre ?DI Il y a des paradoxes dans lavie ! Je me suis intéressé surtoutaux mathématiques, en particu-lier au cours d’analyse et, aussi,

à des cours de physique, princi-palement à celui d’électromagné-tisme. Ceci n’est pas tout à faitindifférent parce que ça m’apeut-être donné, dans certainsdomaines, une compétence unpeu supérieure à celle de la

(*) Ancien éléve de l’ÉcolePolytechnique, Dickran INDJOUDJIAN,ingénieur au corps desTélécommunications, y a notammentdirigé un département du C.N.E.T. Il a ensuite été, de 1957 à 1992,membre de la direction de Paribas,pour le compte de laquelle il a été l’undes deux cofondateurs de la SEMA.Il est actuellement le vice-président du groupe X-EUROPE.

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ANNALES DES MINES - DÉCEMBRE 2000

PARCOURS D’UN GRAND

BANQUIER D’AFFAIRES

Question : quand on est polytechnicien, comment passe-t-on

d’un petit service de recherche des PTT au conseil d’administration de RTL ?

Variante : comment passe-t-on de la mise au point de missiles sol-air

aux concentrations d’entreprises dans le secteur des assurances ?

Réponse : on passe trente-cinq ans au sein de Paribas, l’un des acteurs

les plus prestigieux et les plus influents de la banque d’affaires à la française.

C’est ce que va faire Dickran Indjoudjian, féru de recherche opérationnelle et

co-fondateur, avec Jacques Lesourne, de la SEMA. Cette longue carrière

au cœur du « mécano industriel de l’État » fait de lui le témoin privilégié du

développement de l’économie française tout au long des Trente Glorieuses.

ENTRETIENAVEC

DICKRANINDJOUDJIAN

(*)

MENÉ PARBERNARDCOLASSE

Université Paris -Dauphine

ET FRANCISPAVÉ

Centre desociologie desorganisations

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moyenne de mes camarades,même de ceux qui étaient parti-culièrement bien classés. Celam’a forcé à réfléchir assez tôt,en toute liberté, à un certainnombre de choses… Tout cela ajoué un rôle lorsque, dans desconditions d’ailleurs assezcurieuses, j’ai eu, un petitnombre d’années après, deschoix à faire. En sortant de l’X,j’ai été mineur de fond, pour nepas aller en Allemagne ; j’avaisrefusé d’être ingénieur parceque je trouvais que cela n’auraitpas été très élégant, étantaccueilli dans une mine pour desraisons de circonstances. J’ai

trouvé qu’il était plus normal detravailler comme simple mineurde fond. Je passe là-dessus. Ilest certain que, sans vouloirfaire de débordements lyriques,cela a été une expérience humai-ne intéressante, surtout à cetteépoque-là. La seule fois de mavie où j’ai fait grève, c’est avecles mineurs et cerné par desmitraillettes allemandes. Ensuite,la Libération est arrivée, puisbeaucoup de choses sur les-quelles je passe ; et puis, unbeau jour, j’ai reçu une lettre duministre de la Défense medisant : « Les lois de Vichy sontabrogées, vous pouvez choisir

un corps de l’État en fonction devotre rang ».

LE CHOIX DESTÉLÉCOMMUNICATIONS

G&C Vous étiez dans le pre-mier tiers ?DI Non, en fait ça allait un peuplus loin que le premier tiers :mon rang était correct mais jen’avais nullement travaillé pourle classement. Il s’est passéquelque chose d’assez curieux.

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GÉRER ET COMPRENDRE

« Doté d'une solide formation scientifiqueet technique et de quelques caractéristiqueshumaines permettantdes relations professionnellesloyales, on peut jouerun rôle significatifdans un grand groupefinancier, et cela dedeux manières : d'unepart, en contribuant à apprécier les évolutions économiques profondes et, d'autrepart, en ayant un dialogue plus direct et plus confiant aveccertains dirigeantsauxquels une grandebanque a affaire. »

TÉMOIGNAGE

Marion Schmidt

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Étant classé « bis », j’avais dûpayer mes études. Pour des rai-sons familiales, cela m’avait poséun tel problème que j’avais failline pas entrer ; finalement, j’étaisentré et j’avais payé parsemestre. Il y en avait quatre. Leministre de la Défense avait dit :« On va vous rembourser vosfrais (franc pour franc) – ladépréciation du franc en cettepériode a été considérable –mais il faut que vous donniez lesreçus ». Or, j’avais eu quelquesennuis, notamment avec lesAllemands… Je fus bien contentde retrouver trois reçus : le pre-mier, le deuxième et le quatriè-me, mais pas le troisième. Je lesai envoyés au Ministre endisant : « Voilà, Monsieur leMinistre, j’en ai trouvé trois surles quatre, mais le troisième,compte tenu des circonstances,je l’ai perdu ; mais je déclare surl’honneur que j’ai payé » et j’aiajouté avec une certaine malice :« D’ailleurs si je n’avais pas payé,j’aurais été mis à la porte et,comme j’ai payé le quatrième,etc. ». Un chef de bureau m’arépondu – sans pour autantmettre ma parole en doute, pro-bablement – qu’on ne me rem-bourserait que les trois-quartset on ne m’a remboursé que lestrois-quarts !G&C La bureaucratie !DI Oui ! Mais avouez que… Jem’étais marié très jeune,l’époque était difficile et cela n’apas été très agréable. Mais cequi est le plus intéressant, c’estmon choix. Je n’ai pas hésité uneseconde. Je ne me rappelle plusexactement quels étaient lescorps auxquels j’avais accès,mais j’ai choisi sans hésiter lecorps des Télécommunications.Non seulement à cause de mesgoûts, qui s’étaient bien dessinésà l’X dans les conditions particu-lières que j’ai dites, mais parceque j’avais un peu réfléchi à lamanière dont la société allaitévoluer. Je ne prétends pas avoirfait des découvertes avant toutle monde, mais il est certain quej’ai compris, vraiment très tôt,juste après la Libération, que lestélécommunications allaient

prendre un essor absolumentformidable. J’étais conscient del’énorme effort que lesAméricains avaient fait dans cedomaine. J’étais conscient del’importance absolument décisi-ve qu’avait eu le radar et, enparticulier, de l’importance dufait que Goering ait interdit defaire des recherches sur le radarpour des longueurs d’onde infé-rieures à 20 cm : il ne voulaitpas disperser les efforts alle-mands, mais il s’est privé derésultats techniques militairesdans la guerre navale et surtoutaérienne. Les Américains ont, au contraire, développé cesrecherches et c’est, à mon avis,une des raisons de leur succès,qui aurait probablement eu lieude toute façon, mais peut-être àune date plus lointaine. Bref, j’étais très conscient detout cela et j’ai choisi sans hési-ter le corps des ingénieurs desTélécommunications, parce quec’était un moyen de concilier desgoûts très forts pour les ques-tions scientifiques avec un goûtpour la vie réelle. De plus, j’étaisconvaincu que tout cela répon-dait à des besoins très profondsde la société occidentale et, enparticulier, de la société françai-se, très en retard par rapportaux États-Unis. J’ai fait mesdeux années d’école d’applica-tion. Dans l’ensemble, cela m’aintéressé mais, de temps entemps, je n’allais pas à tel cours,par exemple au cours de lignesaériennes, parce que j’étais per-suadé que les lignes aériennesn’avaient pas d’avenir. À la place,j’allais écouter Laurent Schwartzau Collège de France – il n’étaitalors pas encore professeur.G&C Ses cours portaient surquoi ?DI Il avait créé – ce qui est sansdoute son principal titre de gloi-re – ce qu’on appelle la théoriedes distributions. La communau-té scientifique l’avait distingué etil faisait un cours de la FondationPeccot, où de jeunes chercheursprésentaient le résultat de leursrecherches au Collège de France.J’étais d’autant plus intéresséque, dans certaines parties de

son cours, il y avait des considé-rations scientifiques utiles pourles télécommunications. LesAnglais avaient développé cer-taines théories, mais dans desconditions qui n’étaient absolu-ment pas satisfaisantes pourl’esprit, un peu des recettes decuisine. J’étais à la fois conscientde l’intérêt de leurs théories ettrès gêné par leur côté tout àfait bancal. Je trouvais dans lathéorie des distributions deLaurent Schwartz des justifica-tions et j’en tirais une grandesatisfaction. G&C Qu’avez-vous fait aprèsl’école d’application ? DI Mes deux ans d’école d’appli-cation n’avaient pas mal marchéet, en sortant, parce que le trai-tement de début d’un ingénieurdes Télécommunications étaitparticulièrement modeste et queje n’avais pas de ressourcesfamiliales, je fus tenté d’entrertout de suite dans l’industrie. Àce moment-là, j’ai eu une offre –je n’étais pas encore sorti del’ENST – d’une société qui s’ap-pelait LTT, disparue aujourd’hui,société assez importante où l’onme proposait d’être d’embléedirecteur d’un laboratoire. Pourun jeune homme comme moi,c’était assez flatteur et je fustrès tenté d’accepter. J’aidemandé une audience au directeur général desTélécommunications et je lui aiexpliqué très franchement. Ilm’a dit : « Non, administrative-ment, je peux vous en empê-cher, mais là n’est pas le problè-me ». Il m’a expliqué un certainnombre de choses et m’a dit :« Je veux que vous restiez ». Jelui ai répondu : « Monsieur ledirecteur général, je m’inclinedevant vos arguments mais j’ai-merais savoir si, dans un certainnombre d’années, je demande ànouveau à m’en aller, je n’auraisaucune difficulté pour quitter lecorps ». Il m’a dit : « Vous avezma parole que dans dix ans, sivous voulez partir, je ne feraipas la moindre difficulté ». Je luiai répondu : « Je reste, mais j’ai-merais tout de même avoir uneaffectation qui corresponde à

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mes goûts, en l’occurrence tra-vailler dans le service desRecherches et du Contrôle tech-nique ». Il s’agissait d’un petitservice des PTT qui, sous l’im-pulsion de Pierre Marzin, uneforte personnalité, a absorbépeu après le gros service inter-ministériel qu’était le CNET, leCentre National d’Études desTélécommunications.

CÂBLES ETTRANSMISSIONS

G&C Qu’avez-vous fait dans ceservice ?DI Beaucoup de choses, maisdisons que j’ai participé à la créa-tion ex nihilo d’un réseaumoderne de télécommunica-tions, en particulier de télépho-nie à grande distance, avec lespremiers câbles coaxiaux. Ceux-ci étaient, à l’époque, le moyenmoderne de transmission et onessayait de ne pas être totale-ment tributaire des Américains.Il est absolument certain quel’équipe à laquelle j’appartenaisétait parfaitement consciente –bien que tout à fait reconnais-sante aux Américains de bien deschoses – qu’elle travaillait à lamise en œuvre d’un systèmemoderne répondant aux besoinset aux préoccupations d’indé-pendance du pays. Je ne sais pass’il faut employer le mot patrio-tisme, on ne l’employait pasentre nous, mais enfin la choseétait là, c’était incontestable-ment un stimulant très fort. J’aiété un acteur parmi d’autres decette aventure industrielle, sousla direction de Pierre Marzin etde René Sueur, son principal col-laborateur. G&C C’était nouveau, ce souci decollaborer avec l’industrie ?DI Oui, parce que la traditiondes PTT était de passer des mar-chés, mais il n’y avait pas, jusquelà, de véritable collaborationavec les entreprises qui obte-naient ces marchés.G&C Mais ce lien fort, cette per-

méabilité avec l’industrie, celaveut-il dire que les recherchesque vous faisiez bénéficiaient àl’industrie française ?DI Le premier directeur généraldes Télécommunications entitre, celui que j’étais allé voir,était un homme pour lequelj’avais vraiment un très grandrespect et une grande admira-tion : il s’appelait Charles Lange.Il était tout-à-fait conscient de ceque je viens de vous dire. Il nefaisait certes pas de confidencesau jeune ingénieur que j’étais,mais le sens de son action étaittoutefois évident. Il avait, enparticulier, créé une sociétéd’économie mixte, la SOTELEC.C’était une société qui réunissaitles PTT et leurs fournisseurs.Elle était officiellement destinéeà constituer et à gérer un poolde brevets, mais elle avait sur-tout pour objet de circonscrire lecercle des principaux fournis-seurs. À l’époque, le poids dessociétés américaines et suédoise,avec les filiales d’ITT etd’Ericsson, était considérable ;disons qu’elles représentaient 50 % du marché et beaucoupplus dans certains domaines.Lange voulait renforcer la partiefrançaise qui était essentielle-ment composée de différentessociétés de la CGE, de la Société Anonyme desTélécommunications (SAT), par-tie du groupe SAGEM, et de laSociété Alsacienne deConstructions Mécaniques, laSACM (devenue beaucoup plustard, comme la CGE, partie dugroupe Alcatel). Il voulait renfor-cer ces sociétés face auxAméricains mais, bien évide-ment, sans vouloir mettre ceux-ci à la porte. Il n’y avait aucuneraison de le faire et puis, l’au-rait-il voulu, qu’il ne l’aurait paspu. L’industrie française n’avaitni la capacité technique, ni lacapacité industrielle dans tousles domaines, mais c’était préci-sément là un moyen de la ren-forcer progressivement et, pourcela, il valait mieux que le péri-mètre soit un peu tracé, faute dequoi toutes sortes demanœuvres auraient été pos-

sibles. Par le biais des brevets,SOTELEC établissait un lien. Enfait, cela allait beaucoup plusloin parce qu’il y avait des com-missions, des réunions de toutesorte et aussi une revue : Câbleset transmissions. Tout cela ajoué un rôle extrêmementimportant dans la rénovation etle renforcement de l’industriefrançaise des télécommunica-tions. C’est dans ce contexte quese développait la collaborationentre l’industrie et le service desRecherches et du Contrôle tech-nique, puis le CNET. Cette colla-boration rendait notre travailtrès stimulant ; on en voyaitassez bien les résultats et on entirait une certaine fierté.G&C Cette collaboration a-t-elleduré longtemps ?DI Oui, très longtemps, jusquedans les années soixante etmême plus. Je ne sais pas à quelmoment SOTELEC a été suppri-mée, mais j’étais déjà depuis pasmal d’années à Paribas (qui s’ap-pelait alors Banque de Paris etdes Pays-Bas).

CONSEILLER DU MINISTRE

G&C Mais vous avez quitté assezrapidement le CNET pour allerdans un cabinet ministériel.DI Un jour, Marzin, directeur duCNET, me fait venir et me dit :« Voilà, le nouveau ministre desPTT cherche un conseiller tech-nique et j’ai mis votre nom enavant ». Ce ministre était RogerDuchet, alors secrétaire généraldu Centre National desIndépendants ; il m’a reçu et jeme rappelle très bien lui avoirdit : « Monsieur le Ministre, ceposte m’intéresse, mais il fautque nous soyons très clairs, je nefais pas de politique, je n’ai pasl’ambition d’une carrière poli-tique ; naturellement, je ne ferairien qui puisse vous nuire politi-quement, mais je ne serai pas unmembre politique de votre cabi-net, je tiens seulement à tra-

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GÉRER ET COMPRENDRE

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vailler en faveur d’un bon déve-loppement des PTT, engénéral ». Il y avait à l’époque unfossé entre la Poste et lesTélécommunications qui étaientde poids différents. Les hommesn’avaient pas la même formationet ne s’aimaient guère. Je trou-vais cela complètement ridiculeet je lui ai dit que je ne voulaispas être considéré comme étantdans un camp et contre l’autre,et que je tenais, de ce fait, àm’occuper aussi un peu de laPoste. Il a été absolument d’ac-cord. J’ai travaillé – avecquelque succès – à deux choses.D’une part, j’ai œuvré pour lerenforcement du rôle des direc-teurs régionaux des télécommu-nications parce que je considé-rais que c’était, non seulementsouhaitable pour un bon fonc-tionnement mais, qu’en outre,cela participait d’une modernisa-tion devant aller de pair avecl’évolution de l’industrie. J’airéussi à ce que leur rôle soitaccru. D’autre part, j’ai fait ensorte que les choix techniques – en particulier les choix de sys-tèmes de commutation télépho-niques – soient fait dans desconditions tenant compte del’évolution des techniques etdonnant le maximum de chanceà l’industrie française. J’ai eu lachance de jouer un rôle proba-blement utile à cet égard.Naturellement, cela a été pourmoi l’occasion – j’étais encoretrès jeune : quand je suis entré,je n’avais que trente-trois ans –de contacts avec les patrons destrès grandes sociétés del’époque.G&C Combien de temps êtes-vous resté dans cette fonction deconseiller ?DI Deux ans, parce que monministre est resté deux ans.C’était assez rare à cetteépoque : les gouvernementschangeaient très vite et, lors-qu’un ministre restait, il chan-geait la plupart du temps de por-tefeuille. Lorsqu’il y avait unchangement de gouvernementet qu’on proposait à Duchet unautre poste, il me demandaitconseil et je lui disais :

« Monsieur le Ministre, vousoubliez nos conventions » et ilrépondait : « Mais non, c’estprécisément parce que vous nefaites pas de politique que jevous demande conseil, je suis sûrque vous me donnerez un avisdésintéressé. Les autresmembres de mon cabinet peu-vent avoir des arrière-pensées ».Alors, un jour, je lui ai donné leconseil suivant : « Si vous voulezaugmenter vos chances de resterministre, il vaut mieux consoli-der la réputation de sérieux quevous avez acquise en tant queministre technicien ». Il a étéimpressionné par ce conseilgrâce auquel il est resté deux anset puis, au bout de deux ans, il aaccepté – à tort ou à raison – leministère de la Reconstructionet du Logement. Il m’a demandéd’y devenir son directeur decabinet, mais ce n’était pas dansce cadre-là que je voulais faireporter mes efforts. Il n’a pasréussi à me convaincre et je suisrentré au CNET.G&C Quelles fonctions occupiez-vous au CNET ?DI J’ai d’abord été envoyé unmois en mission en Haïti pourélaborer un projet de rénovationdu réseau téléphonique du pays.Naturellement, j’y allais en étantbien décidé à donner le maxi-mum de chances à l’industriefrançaise, mais j’ai eu de grossesdifficultés avec l’ambassadeur deFrance qui, comme un gamin,s’était laissé entortiller par l’am-bassadeur de Sa GracieuseMajesté et s’était engagé à lais-ser les Télécommunications auxAnglais. J’ai eu avec lui une dis-cussion extrêmement violente,ce qui n’est pas tellement dansmon tempérament, mais mamission n’a pas abouti. À monretour, Marzin m’a proposé dedevenir chef d’un des départe-ments. C’était assez flatteur :j’avais trente-cinq ans et, àl’époque, on était nommé moinsjeune à des postes importants.J’ai accepté. Est-ce que j’ai eutort ? Est-ce que j’ai eu raison ?Cela s’écartait un petit peu dema voie, parce que c’était ledépartement qu’on appelait

"Télécommandes" et qui tra-vaillait pour les ministères mili-taires, au nombre de trois àl’époque. J’ai fait des chosesintéressantes, avec mes équipesbien sûr, notamment le premierpilote automatique de sous-marin, puis une contribution auxpremiers engins sol-air. Certes,c’était très intéressant, mais lesconditions de travail étaient par-ticulièrement ingrates. Et onarrivait au terme des fameux dixans. Un beau jour, j’en ai eu vrai-ment assez et j’ai décidé de pas-ser dans le secteur privé ; onm’avait déjà fait des proposi-tions.

REMISE À NIVEAUSCIENTIFIQUE

G&C Avant de relater votre par-cours dans le privé, pouvez-vousnous parler de votre engage-ment dans l’enseignement ? Eneffet, vous avez professé audébut de votre carrière et,notamment, à l’Institut deStatistique de l’Université deParis (ISUP). DI Oui, c’est amusant, parce quej’ai été nommé professeur à l’École des Télécommunicationssix mois après en être sorti, jecrois. En fait, j’ai dû abandonnercet enseignement lors de monentrée à Paribas. Je n’avais plusle temps et je n’aurais pas puconserver une technicité suffi-sante. Ce qui est amusant, c’estque les directeurs généraux desTélécommunications successifsont été mes élèves. En ce quiconcerne l’ISUP, cela mérite eneffet un rapide commentaire. Àl’École polytechnique même,j’avais eu un professeur d’analy-se, Jacques Chapelon, qui n’étaitpas un très grand mathématicienmais dont j’appréciais beaucoupl’enseignement et qui était asseztourné vers les applications. Soncours était théorique, mais il yavait inclus le calcul des probabi-lités d’une manière très différen-te de celle dont le très grand

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corps des Mines, qui était entréà la Banque de Paris et des Pays-Bas dix-huit mois auparavant.Nous nous sommes revus dans letrain. Il me dit : « Je suis contentde te rencontrer parce que nouscherchons quelqu’un pour ladirection industrielle de laBanque. Je suis sûr que tu peuxnous aider à trouver quel-qu’un ». Nous bavardons pen-dant la plus grande partie dutrajet. À l’arrivée, je nous revois,lui se tapant sur le front, moi metapant sur le front, lui medisant : « Pourquoi pas toi ? » etmoi lui disant : « Pourquoi pasmoi ? ». Et, quinze jours après,c’était réglé. J’ai été reçu par lepatron de Paribas de l’époque,Jean Reyre qui, directement etindirectement, a joué un rôletrès important dans l’évolution

re sur ma carrière d’enseignant,je dirai que cela m’a beaucoupintéressé de participer à notreremise à niveau scientifique, lamienne et celle de nos enseigne-ments. J’ai fait cet effort aussipour conserver le contact avecles étudiants, pour voir ce quedevenaient les jeunes mais,aussi, pour leur communiquer ceque j’avais compris. Je prendraiun seul exemple. Je me suisrendu compte, dans un cours destatistique de deuxième année,qu’il y avait certaines idées dontla validité dépasse très large-ment la statistique mathéma-tique, idées qui, une fois qu’onen a pris conscience, ont un effetextrêmement important dans lescirconstances les plus diverses.J’ai surpris mes étudiants enprenant l’exemple de l’inculpéaux assises : « Est-il certain quele tribunal va prendre la bonnedécision ? » On n’en est jamaissûr ! Je leur disais : « Donc, il ya un risque d’erreur. Non ! il n’yen a pas un, mais deux. La tra-gédie humaine, c’est que cesdeux risques sont d’essencescomplètement différentes. Onne peut donc pas les mesurer dela même manière et, pourtant,ils existent tous les deux. Le pre-mier risque, c’est de condamnerun inculpé alors qu’il est inno-cent, le second, de le déclarerinnocent alors qu’il est coupable.Prenez conscience du fait qu’ilfaut les identifier et rester cri-tique dans leur prise encompte ». Cette considérationest utile, par exemple, dans labonne application du concept detests statistiques à des pro-blèmes industriels.

DÉPART POUR LE SECTEUR PRIVÉ

G&C Revenons maintenant, sivous le voulez bien, à votredépart pour le secteur privé !DI Oui ! Le hasard m’avait faitretrouver un de mes camaradesde promotion, ingénieur au

mathématicien, Paul Lévy, l’avaitfait dans le sien. Quand l’Écoleest revenue à Paris, le derniersemestre de ma scolarité puis,ensuite, alors que j’étais à l’écoled’application, j’allais à l’InstitutPierre et Marie Curie, car tout cequi était d’un niveau élevé enphysique et en mathématiques’enseignait là. En toute liberté,n’importe qui pouvait y entrer :là, j’ai connu aussi bien PaulMontel qu’Arnaud Danjoy, le ducde Broglie, Georges Darmois,etc. Je ne sais pas qui, ni exacte-ment à quel moment, a créécette entité originale : l’Institutde la Statistique de l’Universitéde Paris. Georges Darmois, sondirecteur, m’accoste un beaujour vers 1954 et me dit : « Ah !Indjoudjian, j’ai quelque chose àvos proposer. Moi, j’en ai assezde mon cours à l’Institut de laStatistique, est-ce que vous nevoulez pas prendre la suite ? »Et moi de lui répondre :« Monsieur le Professeur, vousn’ignorez pas que je ne suis pasun véritable universitaire ; j’aipassé des certificats, une licenceet un diplôme d’études supé-rieures, mais je n’ai pas fait dethèse ! » Comme j’hésitais, parceque je ne connaissais pas l’en-semble du programme, il m’arassuré en me disant qu’il nepensait pas à la rentrée prochai-ne, mais à celle du deuxièmesemestre, en février !Finalement j’ai accepté et j’ai dûcombler mes lacunes. Cela m’abeaucoup intéressé parce quej’étais parfaitement conscient duretard énorme que nous avionsdans les applications du calculdes probabilités et de la statis-tique mathématique par rapportaux Anglais et aux Américains.J’ai alors quitté l’École desPonts, où j’étais maître deconférences d’Analyse, puis l’École Nationale Supérieure desTélécommunications. Quand àl’ISUP, j’y ai enseigné jusqu’en1969, c’est-à-dire pendant quin-ze ans. Enseigner devint alorsparfaitement impossible, comptetenu de mes journées, s’étalantle plus souvent de 8 heures àprès de 22 heures. Pour conclu-

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GÉRER ET COMPRENDRE

« Je suis entré chezParibas, comme fondéde pouvoir à la direction industrielle,en mars-avril 1957 etj'y suis resté jusqu'enmai 1992, c'est-à-direjusqu'à soixante-douzeans révolus. »

TÉMOIGNAGE

D.R.

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de l’industrie française. J’ai éga-lement été reçu par le directeurgénéral adjoint, un polytechni-cien qui s’appelait Bricard. Bref,je suis entré comme fondé depouvoir à la direction industriel-le en mars-avril 1957 et j’y suisresté jusqu’à mai 1992, c’est-à-dire jusqu’à soixante-douze ansrévolus. Je suis parti de mapropre initiative. Je ne dis pasque je serais resté encore desannées, mais j’ai préféré prendrel’initiative. Les quatre dernièresannées, entre soixante-huit anset soixante-douze ans, je n’avaisplus ni rôle hiérarchique, ni équi-pe en propre, mais j’étaisconseiller du directeur général etdu président. C’était néanmoinsun rôle très actif et d’ailleursfort intéressant parce que lesdeux principaux pôles de monactivité, à cette époque, étaientla Compagnie Luxembourgeoisede Télédiffusion (CLT) et ungroupe de compagnies d’assu-rances que l’on a développé etqui ensuite a été apporté à AXA,pas très longtemps avant mondépart. G&C À votre arrivée à la Banque,quelles missions vous a-t-onconfiées ?DI Un certain nombre dedomaines industriels m’ont étéattribués, ceux dans lesquelsj’étais censé avoir une compé-tence. C’était, le plus souvent, àmoi de définir ce rôle par mesinitiatives. Cela comprenait, bienentendu, tout ce qui touchait deprès ou de loin aux télécommu-nications, mais aussi ce qui tou-chait au domaine nucléaire – enpleine évolution à cette époque-là – et, plus généralement, toutce qui touchait au domaine maldéfini de la matière grise.

LA SCIENCE APPLIQUÉEAUX PROBLÈMESINDUSTRIELS

Dès avant la fin de 1957,j’ai donc été amené à réfléchirprécisément à l’évolution, disons

plutôt à l’apparition, des pre-mières sociétés de service, qu’onn’appelait pas encore ainsi. G&C Comment les appelait-on ?DI À l’époque, il y avait une acti-vité qui avait pris de l’importan-ce et qui venait assez largementdes États-Unis : c’était le métierd’organisateur. L’organisationrationnelle du travail avait surgiassez brusquement, s’était déve-loppée avec de bons et de moinsbons éléments, mais répondaitincontestablement à un besoin.L’industrie française et, d’unemanière plus générale, toutel’économie française, avaientévolué beaucoup trop lentement,étaient restées attachées àtoutes sortes de méthodes unpeu périmées. Il est clair qu’ilconvenait de mieux s’organiser,de se donner des objectifs, demieux mesurer les résultatsobtenus, ce qui est une compo-sante essentielle du fonctionne-ment moderne d’une société. G&C Vous, ce qui vous intéres-sait, c’était la recherche opéra-tionnelle ? DI C’est ainsi qu’on l’a appeléependant un petit nombre d’an-nées, et puis l’expression esttombée un peu en désuétude.Les gens se disputaient à pertede vue pour définir cette choseapparue pendant la guerre pourdes raisons militaires. Pour l’es-sentiel, c’était tout simplementl’affirmation selon laquelle desméthodes scientifiques pou-vaient être appliquées à des pro-blèmes industriels ou militaires,avec un impact extrêmementpositif. Et puis le corollaire, oul’autre principe, c’était qu’il nefallait pas faire de distinction apriori entre les différentesméthodes scientifiques à disposi-tion, entre l’économie et la sta-tistique, entre la statistique et lecalcul des probabilités, ou enco-re entre le calcul des probabilitéset je ne sais quelle autre métho-de scientifique tirée des mathé-matiques ou de la physique, qu’ilfallait absolument conjuguer lescompétences, croiser lesméthodes, en les adaptant auproblème avec une grande liber-té d’esprit.

G&C C’était contraire à laconception universitaire de l’or-ganisation des savoirs ?DI La méthode avait un caractè-re un peu révolutionnaire. Il estcertain que son succès pendantla guerre, chez les Anglais etsurtout chez les Américains, acontribué à la faire prendre ausérieux. J’ai pris conscience trèstôt de cela et j’ai considéré quel’organisation, c’était très bien,mais que c’était un peu court etqu’il fallait aller plus loin. À cemoment-là, un concours de cir-constances m’a mis en rapportavec un polytechnicien légère-ment plus âgé que moi, disparuil y a environ quinze ans, MarcelLoichot. Finalement, j’ai conçuavec lui le projet de créer exnihilo la SEMA et j’ai proposé àParibas de faire une société à50/50 – ce qui était une mauvai-se idée – mais je n’ai pas pu memettre d’accord sur autre choseavec Loichot.G&C Une mauvaise idée, pour-quoi ?DI Mauvaise parce que, dans unesociété qui a deux actionnairesou deux groupes d’actionnairestrès homogènes, avec exacte-ment 50/50, il y a un risqued’affrontement et de mésenten-te absolument épouvantable.C’est encore plus vrai lorsque lesdeux partenaires sont d’essencedifférente, en l’occurrence unentrepreneur privé, personnephysique qui n’était mû, il faut bien le dire – paix à sescendres –, que par l’appât dugain et une société très impor-tante comme Paribas qui étaitd’accord avec ma conception, àsavoir ne pas considérer que lepremier objectif était de gagnerde l’argent, mais de fairequelque chose d’extrêmementutile, dont ensuite on tireraitprobablement un certainnombre d’avantages.G&C Les horizons n’étaient pas les mêmes ?DI Oui, voilà. Ce qui était assezcocasse, c’est que les objectifsétaient inversés par rapport à cequ’on imagine a priori et à cequ’on raconte souvent et demanière injuste sur Paribas.

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G&C C’est contraire à l’idée quel’on se fait du capitalisme.DI Absolument. Je crois quec’est assez objectif de le dire.D’ailleurs, financièrement, ce futtrès dur et il a fallu que je m’ac-croche pour que le projet soitmaintenu ; la Banque a perdu del’argent pendant des années. Jecrois que j’avais une réputationde sérieux à Paribas et il a falluque je m’appuie sur elle pourque le cap soit maintenu. G&C Comment avez-vous trou-vé ce nom de SEMA ?DI L’expression à la mode était « recherche opérationnelle »mais je l’ai écartée pour deuxraisons. D’une part, c’est unetraduction littérale ; j’ai tou-jours, tout en aimant beaucoupl’anglais que je connais bien,détesté le franglais et le jargon.D’autre part, je considérais queles tenants de la recherche opé-rationnelle avaient souvent uneconception un peu naïve de lapluridisciplinarité et mettaientinsuffisamment l’accent sur lesproblèmes proprement écono-miques et commerciaux. Parconséquent, j’ai défini tout desuite le domaine, disons avectrois composantes : une compo-sante, carrément mathématique,en englobant là-dedans la statis-tique mathématique et les pro-babilités ; une composante éco-nomique, l’économétrie (maispas seulement l’économétrie) etune composante commerciale.Je ne voulais absolument pasmettre à l’écart les considéra-tions commerciales, même sil’expression et le jargon du mar-keting me déplaisaient. Je neniais absolument pas l’importan-ce, pour une société moderne etune industrie qui veut évoluer,d’accorder explicitement uneimportance très grande auxétudes de marché et à la com-mercialisation. J’ai donc conçud’emblée la société avec troispieds et on l’a appelée au débutSociété de MathématiquesAppliquées, ce qui n’était peut-être pas un choix excellent parceque cela mettait trop l’accent surl’un des pôles, mais, d’un autrecôté, ce pôle était celui qui sur-

prenait le plus et il n’était peut-être pas mauvais de le mettre enévidence. Manquaient cependantl’économie et les études com-merciales. Nous sommes passésassez vite à SEMA, Société d’É-conomie et de MathématiquesAppliquées. G&C Pourquoi êtes-vous alléchercher Jacques Lesourne (1)pour diriger cette nouvelle socié-té ?DI C’est très simple : je savais,qu’il était sorti premier de sapromotion de l’École polytech-nique et je savais qu’il avait hési-té entre la physique et l’écono-mie, qu’il avait finalement optépour l’économie et qu’il était allétravailler à Chicago. Et aussi,qu’il était en train d’écrire ouqu’il venait de sortir un livre,non pas de recherche opération-nelle, mais d’économie, vraimenttourné vers les entreprises. J’aitrouvé, et Loichot aussid’ailleurs, qu’il avait le profilidéal de directeur général. Il adonc quitté les Charbonnages deFrance (où il était déjà, si je mesouviens bien, directeur généraladjoint) pour prendre la têted’une société créée ex nihilo.C’était courageux de sa part,mais je ne crois pas qu’il auraitaccepté s’il n’y avait eu queLoichot. La première équipe secomposait de seize personnes.On a commencé dans un appar-tement de 300 m2, rueMogador. On a très vite créé desfiliales en Italie, en Belgique etun peu plus tard en Espagne. EnBelgique, la filiale s’est appeléeSociété belge de mathématiquesappliquées, SOBEMAP. G&C Quel était votre rôle parrapport à la SEMA ? Est-ce quevous étiez toujours à Paribas ? DI C’est très facile de répondre.Premièrement, il y a un principeà Paribas, mais que j’ai eu d’au-tant moins de mal à appliquerque j’étais parfaitement convain-cu qu’il était bon. Ce principe est

de ne pas s’impliquer dans lagestion quotidienne, de ne pasprendre des décisions de gestiondirecte. Par conséquent, j’ai jouéle rôle de représentant de l’undes deux actionnaires qui était,n’en déplaise à feu Loichot, l’ac-tionnaire principal. Seulement, ilfaut bien dire que cette distinc-tion, tout en n’étant pas du toutdérisoire, est quand même assezsubtile dans une période où unesociété évolue très vite, où l’oncrée des filiales, où l’on se déve-loppe, où l’on fait des pertes, oùil faut trouver les moyens, etc.Vous pensez bien que l’imbrica-tion entre les deux domaines esttrès grande. Il y avait l’équiva-lent d’un conseil d’administra-tion et j’étais, avec Loichot, lemembre le plus important de ceconseil. Maintenant, en ce quiconcerne les clients, je dois dire– il ne faut pas « se dorer la pilu-le » – que j’ai eu de véritablesdéceptions. J’ai cru que Paribaspourrait, par mon intermédiaire,mais aussi par l’intermédiaired’un certain nombre de col-lègues, grâce à l’environnementdes sociétés dont elle étaitactionnaire ou un banquierimportant, amener très facile-ment de nombreux clients. Cefut très décevant, parce quedans cette grande banque, lesdeux ou trois personnages prin-cipaux avaient une beaucoupplus grande largeur de vue queles autres qui, eux, étaientdavantage préoccupés de leursobjectifs propres que de chosesnouvelles. Il est certain que celaa gêné le démarrage. Le succèsintellectuel est venu assez vite,mais le succès financier a pasmal tardé. Je dois dire aussiqu’un certain nombre de prisesde positions beaucoup trop per-sonnelles de Loichot n’ont pasfacilité les choses. G&C Loichot venait du conseil enorganisation ? DI Il y avait fait un début de for-tune et l’un des problèmes, c’estqu’il a voulu continuer à en faireune espèce de chasse gardée. Il ya eu des problèmes de frontièreavec la SEMA, qu’il présidait ; ilétait là tous les jours… ce qui

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GÉRER ET COMPRENDRE

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(1) Cf. notre entretien avec JacquesLesourne, « Peut-on modéliser lagestion ? Deux décennies d’histoire »Gérer & Comprendre, juin 1992, p. 4O à 56.

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donnait lieu à toutes sortes desujets de discussion. G&C Il avait conservé son anciencabinet ?DI Oui. Il l’a longtemps conservé,et même sous plusieurs formesparce qu’il avait toujours desconstructions extrêmement com-pliquées. Puis, à un momentdonné, il a proposé de l’apporterà la SEMA, mais de l’apportertrès cher ; et là, il y a eu une déci-sion très difficile à prendre. Nepas accepter, c’était souffrir decette espèce de frontière artifi-cielle ; accepter, c’était affaiblirfinancièrement la SEMA.Finalement, après un processuslong et complexe, cela a formé untout, mais ce tout n’a été qu’unpetit nombre d’années sous laseule autorité de Lesourne.

VALORISATEURD’ENTREPRISES

G&C Dans quels autresdomaines d’activité êtes-vousintervenus à l’époque ?DI Bien entendu, dans de nom-breux autres secteurs ! Il fut untemps où j’avais, en y compre-nant des filiales, dix-sept mandatsd’administrateur pour le comptede Paribas. J’avais pour missionde valoriser ces entreprises. Maisles deux domaines dans lesquelsj’ai été le plus actif sont les télé-communications et l’électronique ;ce qui n’est pas fait pour voussurprendre, évidemment. G&C Électronique ou électromé-canique ? DI Électronique ! Les télécom-munications avaient déjà unebase très largement électro-nique. Il y avait des sociétés,comme par exemple la CSF, quinon seulement, travaillaientpour l’armée, mais aussi pour lestélécommunications, bien qu’ellen’y tînt pas un rôle central. Ellene faisait pas partie du petitcercle dont je vous ai parlé toutà l’heure. Il y avait donc effecti-vement une distinction entreélectronique et télécommunica-

tions, de même qu’entre télé-communications civiles et mili-taires, ces clivages étant beau-coup plus marqués que mainte-nant. Paribas a d’ailleurs été trèsdirectement impliquée dans la création de la CSF. À l’époquele nom exact était : La « Compagnie Générale deTélégraphie Sans Fil ». À laBourse, depuis très longtemps,c’était devenu plus simplement :La « TSF » et, en dehors de laBourse, la « CSF ». C’était lerésultat de la fusion de plusieurssociétés autour de la SociétéFrançaise Radioélectrique. LaCSF était une magnifique socié-té, ayant de nombreux atoutstechniques, mais dont les résul-tats financiers laissaient à dési-rer. Paribas était, de loin, l’ac-tionnaire le plus important. À laBanque, j’ai été nommé sous-directeur en 1964, missionnépour aider le directeur généraladjoint à réaliser une analyse enprofondeur de la situation. Noussommes arrivés à la conclusionqu’il fallait opérer des réformesassez courageuses. Elles ontamené le départ d’un hommepour lequel j’avais, par ailleurs,beaucoup d’estime, un norma-lien : Maurice Ponte. Il était àl’époque président directeurgénéral de la CSF. Ce travail aété passionnant et a eu desconséquences humaines diffi-ciles, outre le départ du prési-dent. Mais ces décisions ontécarté un certain nombre denuages noirs qui s’étaient accu-mulés et qui auraient pu avoirdes effets absolument destruc-teurs si nous n’avions pas pris àtemps un certain nombre demesures utiles. G&C Ce que vous décrivez là faitpenser à ce que plus tard, lesjournalistes ont appelé le méca-no industriel de l’État. Est-ceque dans ces reconfigurationsd’alors, l’État prenait part à cesmodernisations des firmes ? DI Oui, l’État jouait un rôle trèsimportant, surtout parce quec’était, directement ou indirecte-ment, le client principal, qu’ils’agisse de radars civils ou mili-taires, de faisceaux hertziens,

etc. Certes, la CSF s’est lancéedans certaines activités tournéesvers le grand public, mais elle yétait très mal préparée. Laconcurrence sur ces marchésétait déjà très dure et les résul-tats n’ont pas été magnifiques.Donc l’État joue un rôle trèsimportant. Mais il faut bien direque l’État, quels que soient lesdifférents gouvernements quiont pu se succéder, avait de sonrôle une conception très étroiteet à court terme. Si Paribasn’avait pas pris certainesmesures pour éviter des catas-trophes financières, personnen’aurait fait prévaloir le longterme. Certes Paribas aurait étédirectement touchée financière-ment, mais, et ceci vaut pourtoute la période, c’est la banquequi avait la conception la plusprofonde. Thomson et nosconcurrents exploitaient ce quej’appellerais cette faiblesse del’État pour chercher à nouscontrer. C’est comme cela quenous avons pris conscience, avecRoger Schultz – directeur deParibas à l’époque – qui étaitavec moi en première ligne, quenous devions reconsidérer nosrapports avec le groupeThomson. C’était un grandconcurrent de la CSF et Paribasn’avait avec lui quasiment aucunlien, ni en capital, ni sur le planbancaire. Deux groupes distinctsne pouvaient pas espérer vivreet évoluer normalement. Or, il yavait une profonde rivalité,déclinée à tous les niveaux, entreles gens de la CSF et ceux deThomson. Nous avons doncentrepris de définir et de réaliserun rapprochement entre lesdeux sociétés. Roger Schultz anégocié un accord avec PaulRichard. Cela s’est fait en tête àtête parce que le présidentd’alors du groupe Thomson,n’acceptait que cette méthode detravail. Cela a abouti à l’entité « Thomson-CSF ». Ce résultat aété pour moi une chose extrê-mement importante et m’a prisbeaucoup de temps, inégalementréparti selon les années. G&C Cela s’est étalé sur unedizaine d’années ?

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DI Non, bien moins que cela ! Lapremière partie de l’opération,concernant seulement la CSF, aduré environ deux années et laseconde partie, à peu prèsautant. Mais il y a eu des pré-misses et des suites, ce qui renddifficile une datation certaine. Il est tentant de parler de Bullmaintenant, compte tenu du rôleque, là encore, j’y ai joué avecRoger Schultz. Paribas n’avaitpas, à l’origine, de participationen capital dans Bull, mais étaitun de ses banquiers assezimportants. À ce titre, nousétions inquiets, parce que Bull,bien qu’elle ait été une très bellesociété, n’avait pas su évoluerassez vite, ses dirigeants n’ayantpas compris les nouvelles donnesde la situation. Je vous épargnel’analyse et les remèdes envisa-gés. Simplement, nous avonscherché à établir une collabora-tion avec un groupe très puis-sant dans ce domaine, donc ànous tourner hors de France.Après avoir eu l’accord de JeanReyre qui était devenu le prési-dent directeur général deParibas, avec Schultz nous noussommes tournés vers la GeneralElectric. Elle était intéressée,mais est sortie de ce secteurquelques années plus tard, ce quimontre à quel point ce domaineétait difficile. C’était un groupeextrêmement puissant et nousavons dû mener une négociationavec d’incroyables difficultés,longueurs et complexités. Nous

avons quand même réussi àcréer un climat de confiance avecnos interlocuteurs et, en définiti-ve, nous avons eu une bonnenégociation. Nous avions montétout un schéma dans lequel lerôle de la General Electric auraitété, à terme, incontestablementdominant, mais où Bull sauvaitassez bien la face et, par le biaisde précautions diverses, restaitfrançaise. La conjoncture dansl’informatique évoluait à viveallure et soulevait des problèmestrès, très difficiles, même auxÉtats-Unis. Aussi, la GeneralElectric s’est-elle finalementdésengagée. En France, l’État,avec une certaine conscience del’importance de l’enjeu, a mis enplace le « Plan calcul ». Cela par-tait d’une bonne volonté, mais, àmon avis, les artisans de cettepolitique avaient une vision àtrop court terme des problèmespour assurer la pérennité deBull. Cela, me semble-t-il, pèseencore maintenant sur la situa-tion française. G&C Est-ce qu’au cours de cesévénements vous aviez en têteles problèmes liés à la capacité àfaire, en France, de la rechercheopérationnelle ? DI Je dis « oui » sans hésiter,mais il ne faut pas qu’il y ait demalentendu. Nous avons purêver au développement d’unusage régulier des disciplinesnouvelles, mais cela n’a pas pesésur la politique industrielle deCSF ou de Thomson-CSF. La CSF

a été active pendant un momentdans des calculatrices analo-giques sans avenir. Dès 1961,avait été créé une nouvelle acti-vité : la Société d’InformatiqueAppliquée (SIA), filiale de laSEMA. L’artisan principal,dépendant directement deLesourne, en a été RobertLattès. C’était un normalien quiavait commencé sa carrière auCEA et qui est venu dès 1959 àla SEMA. La SIA s’est dotée detrès gros moyens. Comme il n’yavait rien en France, elle s’estéquipée d’ordinateurs ControlData, firme qui avait largementdépassé IBM en capacité de cal-cul. L’idée de base était de louerà des clients extérieurs desmoyens informatiques extrême-ment puissants pour faire du cal-cul scientifique. Nous avionscomme clients, par exemple, dessociétés de conceptions de maté-riels de pointe. À cet égard, nousavons été incontestablement desprécurseurs mais, commerciale-ment, c’était difficile. Les inves-tissements étaient assez lourdset le marché étroit. De plus, cequi n’a pas facilité les choses,l’État s’est révélé être unconcurrent redoutable et assezdéloyal. En effet, une filiale duCEA, la CISI, opérait sur ce mar-ché en appliquant des tarifs sansrapport avec les prix de revient.Finalement, comme je connais-sais André Giraud, qui était alorsle patron du CEA, j’ai amorcéune négociation en considérantqu’il valait mieux vendre assezmal la SIA plutôt que d’y englou-tir peu à peu des sommes consi-dérables. La SIA a donc fusionnéavec la CISI et, à l’époque, laSEMA s’est retrouvée sans véri-tables compétences informa-tiques, ce qui est curieux comp-te tenu de la place éminentequ’elle occupe maintenant auplan mondial dans ce secteur. Jeconsidère cette histoire de la SIAcomme un échec, échec inévi-table compte tenu du contexte.En effet, j’étais persuadé du rôlecroissant et inéluctable de l’in-formatisation de l’industrie etdes activités économiques engénéral ; or, la SEMA a été gênée

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GÉRER ET COMPRENDRE

« Comme il n'y avaitrien en France,LA SIA s'est équipéed'ordinateurs ControlData, firme qui avaitlargement dépasséIBM en capacité decalcul. L'idée de baseétait de louer à desclients extérieurs desmoyens informatiquesextrêmement puissants pour fairedu calcul scientifique. »

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pendant quelques années parcette lacune. Elle était excellentedans des domaines qui restaientintéressants, mais dont l’impor-tance, par rapport à l’informa-tique était en train de diminuer.Deux événements se sont alorsproduits qui ont remis la SEMAsur une très bonne trajectoire :le départ de Loichot et l’arrivéede Pierre Bonelli. Au début desannées 1970, nous avons rache-té à Loichot sa part, puisquelques années plus tard,Lesourne est parti à l’amiable.Nous voulions repartir sur desbases nouvelles. Lesourne estresté un ami personnel. Nousavons eu alors une période inté-rimaire. Deux personnes ontjoué un rôle utile, Jean Guéroult,puis Jean Saint-Geours, l’anciendirecteur général du CréditLyonnais, devenu beaucoup plustard le président de la COB.Après cette période transitoire,Pierre Bonelli est devenu prési-dent de la SEMA ; c’est un poly-technicien de la génération et dela trempe de Serge Tchuruk.Délibérément, l’accent a été missur l’informatique et sur l’inter-nationalisation. Aujourd’hui, laSEMA est devenue une sociétéde services informatiques duplus haut niveau et connaît detrès grands succès. Cette réussi-te lui a permis de fusionner avecune société anglaise et elle s’ap-pelle désormais « Sema Groupplc », société de droit anglais,cotée principalement à Londres,mai cotée aussi au règlementmensuel à Paris. Du jour au len-demain, elle a doublé de taille,puis s’est ensuite considérable-ment développée. Elle a acquisune société très importante enSuède et de nombreuses autresailleurs, tout en se développantpar elle-même. Maintenant,Sema Group plc est une dessociétés de services informa-tiques qui compte au plan mon-dial avec un chiffre d’affaire dequatorze milliards de francs etcent quarante implantationsdans le monde en l’an 2000. En1992, j’ai cessé mes activitésprofessionnelles à une exceptionprès : je suis resté vice-président

d’honneur de la filiale françaisede la SEMA, mais sans voix déli-bérative, ni avantage quel-conque, seulement pour garderle contact avec Pierre Bonelli etme tenir informé de cetteremarquable réussite. G&C Combien de temps a-t-ilfallu pour que cette sociétédécolle vraiment ? DI Elle a commencé ses activitésen 1958, disons qu’il lui aura falluentre quinze et vingt ans. Mais,maintenant, Sema Group plc est,par exemple, la première sociétéau monde pour l’intégration deslogiciels extrêmement complexesqui sont nécessaires à l’exploita-tion des téléphones mobiles. G&C C’est le plus beau succès devotre carrière ? DI Certes, mais j’ai eu des satis-factions dans d’autres domaines,domaines où j’ai été amené àjouer un rôle très actif et où l’onpeut maintenant mesurer leschangements. Pour se borner àl’essentiel, disons : assurances,nucléaire et communications(radio et télévision).

DIVERSIFICATIONS

Alors qu’à la Banque,j’étais à la direction industrielle,j’ai été amené à m’occuper vers1979, 1980 du secteur desassurances. Il relevait normale-ment de la direction financière,mais les présidents successifs deParibas ont considéré que jepourrais être un bon interlocu-teur des patrons de compagniesd’assurances. Bien entendu,j’avais déjà acquis une expérien-ce de financier et de négociateur.En outre, il était bon d’avoir unecertaine stature scientifique,même si les dirigeants des socié-tés d’assurances ne sont pas desactuaires et ne consacrent pasleur temps à des considérationsactuarielles savantes. Dans legroupe très fermé dont il s’agis-sait, il n’était pas aisé d’établirun climat de confiance. J’ai eu lachance, je crois, d’y parvenir,

ce qui m’a conduit à consacrer20 % de mon temps, en moyen-ne, à présider la holding de cegroupe de compagnies d’assu-rances. Finalement, et après desbagarres boursières tout à faitrocambolesques, elle a été ven-due au groupe présidé parClaude Bébéar. En matièrenucléaire, l’État avait créé le CEAdepuis fort longtemps et les pre-mières centrales fonctionnaientlorsque j’ai commencé à m’yintéresser. On comprenait bienpourquoi la première filière gra-phite-gaz avait prévalu et il nes’agissait pas de critiquer cechoix. Mais cette décision meparaissait, à l’évidence, ne pou-voir être que provisoire. J’aidonc contribué à ce que le prési-dent de Paribas soit d’accordpour que nous nous intéressionsà ce secteur qui allait inélucta-blement évoluer. C’est exacte-ment le rôle d’une banque d’af-faires que de s’impliquer dans lemouvement en le favorisant.Cela s’est fait de plusieursfaçons. D’une part, nous avonsété un actionnaire d’une sociétéqui était, en fait, plus un bureaud’étude en matière nucléairequ’une société industrielle. Lepatron en était Robert Gibrat ;c’était une personnalité scienti-fique très brillante mais qui, surle plan politique, avait été com-promise dans le régime de Vichyen étant, pendant très peu detemps, secrétaire d’État. Il avaitdémissionné rapidement. Aprèsguerre, il avait été traité, à monavis, de façon assez injuste, caron n’avait rien de sérieux à luireprocher. Après cinq ans d’indi-gnité nationale, il avait éténommé directeur général de cebureau qui s’appelait Indatome(pour « industrie atomique »).Indatome a, par exemple, réaliséune centrale à eau lourde enBretagne. J’ai pris part aussi à laquestion du transport desmatières nucléaires et à celle dufinancement des combustiblesnucléaires. À l’époque, l’uraniumcoûtait très cher. J’ai tenté detransposer des méthodes definancement que j’avais mises enplace ailleurs en créant une

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grande société de crédit-bail. Eneffet, j’avais réussi à convaincrele ministre Robert Galley d’auto-riser Paribas à créer la premièresociété de crédit-bail en matièrede matériels téléphoniques. Celasoulevait des problèmes très dif-ficiles parce que les « tabous »administratifs s’y opposaient.J’ai eu gain de cause et créé « Finextel ». Cette société à jouéun rôle très notable dans lamodernisation française et acontribué à combler peu à peu leretard téléphonique en matièrede centraux. Je dois dire quepour le combustible nucléaire,ma démarche n’a pas eu ungrand succès parce que le coursde l’uranium s’est effondré. Letout dernier secteur du nucléairedans lequel je me suis active-ment impliqué est celui qui sus-cite des réactions passionnelleset irréfléchies : le transport desproduits actifs. J’ai pu faireentrer Paribas dans une petitesociété qui avait été créée pource faire, par une ou deux per-sonnes de stature relativementmodeste. Mais cela me paraissaitextrêmement intéressant. Cettepetite société a pu se développerpuis, non sans mal, j’ai pu y faire entrer Pechiney UgineKuhlmann. Je considérais, eneffet, qu’il fallait un actionnaireindustriel important. Finalementaprès toutes sortes d’évolutions,la Cogema elle-même est entréeet tout cela a évolué très pro-fondément. Paribas en est sortieà peu près au moment où j’aiquitté la Banque. Paribas aapporté là une contribution utiledans ce domaine ingrat, maisimportant. Cela a été très bienmené, il n’y a jamais eu lemoindre accident ou incident ;financièrement cela a été trèscorrect. G&C Vous aviez quand même enréférence le modèle américain ? DI J’ai toujours essayé de garderma liberté d’appréciation. Jen’étais pas assez sot pour ne pastenir le plus grand compte de cequ’on pouvait voir dans des paysaussi développés que les États-Unis, mais je n’ai jamais considé-ré qu’il suffisait de faire la même

chose ; non pas par une espèced’amour propre ridicule, maisparce que les conditions étantdifférentes, les solutions nedevaient pas nécessairementêtre identiques. De plus, si l’onvient après, ce n’est pas en fai-sant la même chose qu’on rat-trape l’avance. G&C Oui, tout cela paraît raison-nable !

LA CLT

DI Le dernier domaine que l’onpeut évoquer pour illustrer les changements importants de ces années, c’est laCompagnie Luxembourgeoise deTélédiffusion (CLT). Elle a unelongue histoire que je ne retra-cerai pas, mais Paribas y a étéassociée pendant de nombreusesannées. Jean Reyre m’avaitdemandé de m’en occuper, ceque j’ai fait pendant les vingt etune dernières années de ma car-rière là-bas. C’est d’ailleurs unedes raisons pour lesquelles jesuis resté jusqu’à soixante-douzeans à la Banque. J’ai joué un rôleau comité de direction, qui étaittrès particulier, parce que c’estune société liée au Grand Duchépar un contrat de délégation deservice public, ce qui a de nom-breuses implications contrai-gnantes. Les membres du conseild’administration était trop nom-breux pour que l’on puisse discu-ter sérieusement dans cette ins-tance. On avait donc créé uncomité de direction dans lequelParibas n’avait qu’un seul poste.Mais ce comité était générale-ment plus important que leconseil d’administration danslequel siégeait le président deParibas. Lorsque j’ai négociéavec Jean Riboud – alors prési-dent de Schlumberger – lerachat à Schlumberger de saparticipation dans la CLT, noussommes devenus actionnaire àplus de 22 %. Nous avons alorsdisposé de deux sièges au comi-té de direction et je suis égale-

ment devenu administrateur.C’était une affaire complexedont je m’occupais avec laconfiance d’Yves Haberer, deve-nu président de Paribas. Laconjoncture politique française atoujours beaucoup pesé, notam-ment sous la présidence deValéry Giscard d’Estaing. Dessolutions ont été apportées, laCLT s’est considérablementdéveloppée, il y a eu de pro-fondes mutations. Depuis que jesuis retiré, je n’ai pas suivi l’évo-lution dans le détail. Je me suisfait une règle de ne pas mélan-ger les genres. J’ai transformé lanature de mes activités, je m’in-téresse beaucoup à la questioneuropéenne et je suis aussi deprès certaines questions scienti-fiques. En guise de conclusion, jedirais que si ma compétencetechnique m’avait permis d’in-tervenir à bon escient dans lesquestions de télécommunicationet des médias, les Présidentssuccessifs de Paribas attendaientde moi, pour toutes les ques-tions dont j’avais la charge, quela Banque joue un rôle plus queproportionnel à son poids pure-ment financier. G&C Finalement, n’avez-vous pastenu un rôle « d’éminence grise »de la modernisation économiqueet culturelle de la France ?DI Je ne revendique certaine-ment pas un tel rôle. Je penseseulement être un exempleparmi d’autres, dans lespériodes de grande évolutionqu’ont été mes trente-cinq ans àParibas, du fait suivant. Dotéd’une solide formation scienti-fique et technique et de quelquescaractéristiques humaines per-mettant des relations profes-sionnelles loyales, on peut jouerun rôle significatif dans ungrand groupe financier, et celade deux manières : d’une part,en contribuant à apprécier lesévolutions économiques pro-fondes et, parfois, en anticipantsur elles ; d’autre part, en ayantun dialogue plus direct et plusconfiant avec bien des interlocu-teurs, notamment au moins aveccertains dirigeants auxquels unegrande banque a affaire. •

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GÉRER ET COMPRENDRE

TÉMOIGNAGE