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MARCEL DE CORTE Professeur émérite à l’Université de Liège L'INTELLIGENCE EN PERIL DE !RT C!PIE DE TR"#"IL $TRICTEENT PRI#EE DI$"$ CL%%%#II & Dism s( )*+, -

Intelligence en Péril de Mort

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MARCEL DE CORTE

MARCEL DE CORTE

Professeur mrite lUniversit de Lige

L'INTELLIGENCE

EN PERIL DE MORTCOPIE DE TRAVAIL STRICTEMENT PRIVEE

DISMAS

MCMLXXXVII

Dismas, 1987.

A la mmoire de

HENRI DE LOVINFOSSE

PRFACE

DE LA NOUVELLE DITION

Les ditions DISMAS, diriges par MM. Alain Aelberts et Jean-Jacques Auquier, m'ont demand avec gentillesse de publier nouveau ce livre puis depuis quelques annes et qui pourrait apporter, selon eux, des claircissements sur la grande crise que l'humanit entire traverse notre poque et dont nous ne voyons pas la fin en ce terme du XXme sicle.

En dpit de mon ge avanc, je cde volontiers leur requte, non point simplement pour leur faire plaisir, mais encore et surtout parce que je considre que le diagnostic des malaises et des branlements, qui svissaient dj il y a presque deux dcennies lors de sa publication, s'est accentu aujourd'hui d'une manire indniable selon les grandes lignes de l'analyse et des prvisions que nous avions alors formules. Nous sommes comme un mdecin qui revoit son malade aprs un certain nombre d'annes et qui constate que la smiologie qu'il avait propose, cette poque, des maux dont nous souffrions alors, vaut encore et surtout pour aujourd'hui. Nous republions donc ce livre aprs quelques retouches indispensables.

En effet comme le lecteur s'en apercevra plus avant, les trois coupes que nous avons effectues dans ce diagnostic et qui, du reste, convergent vers l'unit, peuvent tre ritres en notre temps actuel.

Dans un premier chapitre, nous disions qu'un certain type d'homme - l'encontre de tous les autres types d'homme qui l'ont prcd et qui n'taient que les efflorescences de la mme nature humaine prsente depuis les origines de l'humanit - tait dsormais hiss au pinacle comme un modle incomparable: l'intellectuel. Non pas celui qui use de son intelligence pour comprendre le monde extrieur et se soumettre ce quil est essentiellement, mais celui qui fabrique de toutes pices un monde nouveau qui obisse ses utopies et aux images qu'il doit selon lui revtir.

Ainsi se construira un paradis terrestre indit dans l'histoire, dont l'homme nouveau sera le centre inamovible, selon le vu exprim par les penseurs - ou la plupart d'entre eux - qui ont inaugur l'ge moderne o nous vivons, et qui sera l'ouvrage de la seule intelligence humaine, divinise en quelque sorte. Ainsi l'homme n'est plus un tre intelligent qui vit avec un monde ne dpendant pas de lui et avec le Principe divin de ce monde, mais un tre souverain qui transforme continuellement le monde afin de le soumettre en fin de compte sa domination dite rationnelle.

A cette poque, la crise actuelle dont nous subissons les ravages commenait peine. Elle s'est prcipite depuis, avec une puissance qui n'a point d'exemple dans les civilisations qui naquirent et moururent prcdemment et qui pourrait inaugurer, selon nous, la premire phase de ce que l'on entend par dcadence de 1' homme (animal raisonnable et vivant en socit comme le dfinissaient les Anciens) et son remplacement par un fabricant d'utopies voues un ultime chec. Ce qui serait, si une raction ne se produit pas, la fin mme de l'humanit proprement dite. L'homme d'aujourd'hui (de plus en plus rduit, par ceux qui prtendent le diriger, la seule mission de mtamorphoser le monde selon ses dsirs les plus matriels camoufls en humanisme) se trouve devant une faillite qui s'accentue de jour en jour. Son intelligence transformatrice et fabricatrice dun monde nouveau, son intelligence potique (du grec poiein, faire) comme disaient les Anciens, prdomine de faon quasi exclusive.

La crise dont nous mourrons peut-tre si une revitalisation ne s'effectue pas dans nos murs, surtout dans nos murs intellectuelles, on n'en parle gure chez les savants qui l'ont dclenche et qui ont construit de toutes pices un monde de plus en plus artificiel autour de nous, et mme en nous. Au contraire, quand ils s'en proccupent, c'est pour proposer au malade de reprendre et de continuer sur le mme plan abstrait et utopique les tentatives antrieures qui ont chou. Je lisais rcemment qu'un groupe de savants s'tait runi et avait propos, comme remde la contagion qui s'tend de nos jours sur toute la plante, des machines nouvelles bien spcialises et mises en branle par de rares techniciens chevronns. Ces machines sont dj pied duvre. Le mal dont nous souffrons atteint tous les aspects de la vie humaine et c'est renforcer les mcanismes de toute espce qui l'ont provoqu qu'il faut, selon la plupart des intellectuels, dsormais se confier. Le mcanique exclura donc encore davantage le vital, l'abstrait le concret, lutopique le rel.

Du rel, on ne parle plus gure. On veut faire fonctionner la pseudo-socit actuelle sans rites, sans crmonies, surtout religieuses, sans recourir la foi patriotique, la nation, en ne songeant qu' la seule industrie (qui verra de ce fait le nombre dj immense de chmeurs augmenter) et au commerce qui se dsincarnera de plus en plus de ses marchands pour se fixer dfinitivement dans quelques rares entreprises gantes sinon dans l'Etat socialiste universel, matre unique de cette ultime nouveaut. Le langage rationnel se rduira un vocabulaire technique accessible aux seuls initis. La langue usuelle deviendra un pur jargon, choses, machins, trucs, parce qu'elle ne vhiculera plus le rel. Produire, consommer sera l'unique loi des hommes selon les suggestions communiques par les media. Etre citoyen, ce sera tre manuvre (rarissime), technicien, crateur de biens strictement matriels et acheteurs de ceux-ci, dans un cercle sans fin.

Partout l'utopie sans cesse renouvele aura remplac la ralit sociale proprement dite, au bnfice des seuls intellectuels nouveau style, provoquant ainsi une crise plus grave encore o il sera impossible de distinguer la fiction prfabrique de la ralit qui subsisterait encore. L'Europe unifie que les politiciens aveugles nous proposent en lieu et place de notre patrie, ce vaste continent o personne ne connatra plus rellement personne, est l'utopie de cette utopie.

Les techniciens industriels et commerciaux, les banquiers dont ils sont trop souvent les dociles fidles, les tats, devenus des manieurs d'argent sans plus, tous les thurifraires du monde nouveau qui surgit malgr les crises qui l'affectent, la plupart des hommes aujourd'hui, tous sont divorcs de la ralit sociale. Ce ne sont plus des hommes ouverts la multiple ralit qui les entoure et sa Cause suprme qui nous gouvernent aujourd'hui : ce sont, sauf rarissimes exceptions, les fodaux de notre pseudo-dmocratie (uniquement verbale), c'est--dire les meneurs syndicaux (non les syndicats eux-mmes) et les chefs apparents et surtout effectifs des partis (non les partis eux-mmes et moins encore les lecteurs de ces partis). Puisqu'ils ne sont plus incarns dans les authentiques ralits sociales (famille, rgion, patrie) ; puisqu'ils ne communiquent plus avec celles-ci dont le monde a vcu nagure encore; puisqu'ils n'ont plus de relation qu'avec des individus anonymes en voie de dsincarnation comme eux, ils n'ont plus leur disposition que le langage exactement comme les romantiques du sicle dernier ou encore la violence effective ou larve et dissimule sous de nouvelles lois prtendument salvatrices, pour tendre leur volont de domination. Rgnent seuls actuellement et nous nous en apercevons de plus en plus en cette crise terrible qui s'tend sur toute la plante, le spcialiste de la parole et le meneur des masses. C'est ce que nous avons appel plus loin le renouveau du romantisme sous le masque de la science ou, plus exactement, de la nouvelle conception du monde labore sous le seul angle que lui imposent les techniques et l'activit dite potique, constructrices de la nouvelle humanit. Le romantisme de la science (rduite la seule ide dsincarne qu'on s'en fait) a envahi toute la pseudo-civilisation qui nous dessche, sous deux formes trs visibles aujourd'hui le romantisme sec, calcinateur, dcharn, de ceux qu'on appelle les pionniers de la science (en ce sens qu'ils creusent sans cesse du nouveau) et qui proposent un avenir radieux, vritablement scientifique, l'univers qui leur obit ; et le romantisme verbeux, bavard et prolixe de ceux qui utilisent les transformations que les premiers proposent, pour s'lever au plus haut degr dans la socit qu'ils difient.

Dans les deux cas, on se trouve devant des mondes anthropocentriques qui se revtent du caractre divin que l'humanit toujours reconnu aux ralits qui la dpassent et qui la rglent. Aujourd'hui, en 1987, les hommes se tournent moins que jamais vers les grandes russites authentiquement sociales du pass et vers Dieu qui les a drives de la nature humaine. Ils se dirigent vers un monde qu'ils ont construit eux-mmes en fonction de leur raison dsincarne et qui se trouve ainsi priv de transcendance, promu une hominisation intgrale. Le rationalisme romantique - ces deux mots ne jurent plus ensemble - hostile toute mtaphysique, toute morale, se fondant sur la seule raison instrumentale, grce laquelle nous sortirons de la crise et qui btira le monde nouveau bien calcul dornavant, correspond derechef la primaut de l'imagination potique, du faire , du construire en lieu et place de la ralit qui lui fait obstacle. Nous faisons de plus en plus confiance, malgr la crise et cause d'elle, ce monde que nous fabriquons de toutes pices et dont nous esprons tre les matres, alors qu'il nous soumet au plus net des esclavages. La tentation romantico-idaliste n'a pas cess d'effectuer ses ravages. Elle les a plutt accentus.

La preuve en est la crdulit que nous ne cessons d'avoir dans la Dmocratie majusculaire dont les libraux et les socialo-communistes actuels s'enivrent encore chaque jour (alors qu'elle n'existe pas, sauf dans le verbe humain) et dont la plupart des mortels aujourd'hui estiment qu'elle est le rgime politique insurpassable, transcendant, et mme pour certains de ses adeptes, la voix de Dieu . Pie XII a eu beau montrer, dans plusieurs de ses encycliques ou de ses allocutions, que la dmocratie est un rgime valable mais dont la validit dpend du territoire restreint et rel o il s'accomplit, c'est de la dmocratie totale et universelle que rvent de plus en plus les hommes d'aujourd'hui. Il suffit de lire les journaux pour en tre convaincu. Il ne peut du reste en tre autrement. Quand les rgimes fonds sur la famille, la contre, les mtiers, la petite et la grande patrie, sont disparus, comme nous le constations de plus en plus depuis la premire dition de ce livre, il ne reste plus que des individus spars les uns des autres - qui votent dans l'isoloir , comme ce mot 1'indique si bien ! - et que leurs conceptions dsincarnes de la pseudo-ralit qu'ils veulent voir natre. Comment unir des individus ainsi dsincarns qui ont rompu avec les vritables ralits sociales inscrites dans leur nature humaine, sinon dans les promesses fallacieuses d'un avenir parfait, dans des abstractions irrelles, dans des mots ?

D'o l'abondance de plus en plus extraordinaire des propositions concernant cette dmocratie verbale dans toute la littrature - ou soi-disant telle - contemporaine. La crise provient de ce qu'on n'est pas assez dmocrate ! La dmocratie universelle nous sauvera du marasme o nous sombrons ! Le moindre tat qui nat de nos jours doit tre dmocratique sous peine d'encourir de partout les plus vhmentes critiques. Voil ce qui s'imprime en cette fin de sicle chaque jour, voil ce qui se dit dans les mass-media chaque moment, sous l'influence d'un nouveau romantisme distill par une Science majusculaire dsincarne et mise la porte du premier venu, sans lui demander d'autre effort que de lutter pour satisfaire ses seuls besoins personnels, dt la socit - ou ce qui en reste - en prir. Nous sommes en train de mourir sous l'influence romantique d'une Dmocratie abstraite qui tourne le dos la ralit sociale depuis la Rvolution franaise. Et la publicit qui nous submerge de plus en plus, nous dracine paralllement du monde rel en nous offrant, non sans effort pcunier de notre part, le mme Eden impossible que la nouvelle Dmocratie.

L'norme dficit de la Scurit sociale qui accable la plupart des pays du monde procde du mme mal: on construit un fastueux appareil bureaucratique, comme une abstraction bureaucratique gigantesque destine pourvoir dfinitivement les individus incapables de travailler encore pour n'importe quelle raison, et comme la crise augmente implacablement leur nombre, la machine s'avre inefficace. Tout cela au bnfice d'une abstraction romantique au lieu de faire grer leur assurance ventuelle par les travailleurs eux-mmes dans des associations dont ils auraient la surveillance ! Mais l'individu, on le sait par sa dfinition mme (tre constituant une unit distincte et spare des autres units semblables), est incapable d'effectuer cette simple gestion dont il aurait le contrle: qu'est-ce qui le relie effectivement autrui ? La Scurit sociale ronge littralement l'tat socialisant actuel au point de le vider de sa substance.

Notre troisime chapitre consacr 1'Inlormation dformante est enfin d'une actualit qui clate au moindre regard attentif. Nous ne parlerons ici de l'art sacr et de l'art tout court contemporains que trs brivement l'analyse de leur dgradation exigerait un long chapitre. S'il est un aspect de la dissocit d'aujourd'hui qui corrobore toute notre analyse, c'est bien celui que l'art nous offre. L'art est devenu abstrus, incommunicable, incomprhensible, parce qu'il est dsormais fond sur son seul auteur individuel spar des autres hommes et de l'univers. Comme nous l'avons montr dans notre livre L'essence de la posie, l'art est fond non sur l'individu qui serait son auteur, mais sur ce qu'il faut appeler l'tre avec de l'artiste qui vit avec tous les tres qui l'entourent, et dont la crativit permet ainsi la communication avec autrui que son oeuvre attire normalement, si autrui retrouve par lui-mme son propre tre avec au lieu de se renfermer, comme l'y invite le monde actuel, dans son individualit close sur elle-mme. Aussi l'art contemporain -sauf quelques exceptions bien sr - informe-t-il autrui en tentant perptuellement de le dformer. L'individualit de l'artiste essaie vainement d'atteindre autrui, alors qu'elle en est par dfinition incapable. Elle ne peut que l'ahurir, l'bahir, le surprendre, et en fin de compte, loin de le relier, le renfermer en soi et dans sa propre incomprhension silencieuse qui se dtourne rapidement de lui. Il n'est pas exagr de dire que, pour la premire fois dans l'histoire, aux priodes de dcadence, l'art est en voie de disparition sous sa forme humaine. Comme il fallait s'y attendre, la plupart des critiques de littrature et d'art n'ont pas discern cette maladie dangereuse et l'ont mme prsente comme un indniable renouveau de la sant intellectuelle de l'homme d'aujourd'hui. La disparition quasi totale d'une posie qui rponde son nom et fusionne le pote et son lecteur avec l'univers potique en est la preuve flagrante. Nous pourrions ici dpasser cette notation et fournir longuement d'exemples cette prface, mais nous laissons le lecteur le faire lui-mme lorsqu'il aura lu le texte de ce troisime chapitre de notre livre. La posie sous sa forme dformante contemporaine a vcu.

Il en est de mme de la mission formatrice que s'est attribue l'tat moderne. Elle est devenue dformatrice. On a calcul que trente pour cent des jeunes ne savaient ni lire ni crire ni calculer la sortie de l'cole primaire, sauf en nonnant, et encore ! La pdagogie contemporaine ne s'en inquite nullement. Elle continue sa course vers l'instauration du pire dsordre intellectuel en inventant de nouvelles machines crire et compter qui remplaceraient le cerveau humain et le perfectionneraient ! Je m'en aperois sur certains de mes petits-enfants qui sont livrs de pareilles mthodes et dont les parents doivent jour par jour oprer leur redressement orthographique et calculateur. Cette dictature de la pdagogie a progress durement dans la dformation qu'elle imprime aux pauvres ttes qui lui obissent, depuis les annes qui nous sparent de la premire dition de notre livre. L'Etat ne s'en est pas inquit. Ii se fixe uniquement de plus en plus sur la crise conomique qui l'accable et qu'il contribue accentuer en bien des cas. Dans certaines coles, l'ide de patrie, par exemple, est brocarde et rendue semblable la xnophobie et au racisme. En Belgique, les rgions linguistiques ont pris sa place et la langue, qui n'est qu'un moyen dont dispose la pense pour s'exprimer, est dsormais la fin de toutes choses, dformant ainsi la ralit laquelle elle doit se soumettre.

Comment ne pas voir que la jeunesse actuelle, ampute de sa relation naturelle au monde rel qui l'entoure et son Principe transcendant, se replie sur elle-mme et se livre la drogue qui favorise ce repli de l'individu sur sa seule individualit spare de tout le reste ? Cette information dformante, de style pathologique, se situe dans la ligne de l'autre. Il n'y a plus pour cette pauvre jeunesse que le Moi vid de sa relation ce qui n'est pas lui-mme et rempli de ses songes. Il est boucl sur soi. Livr la seule vie conomique, la seule production et la seule consommation des choses : nourritures, boissons, vtements, mdicaments, loisirs, il est continuellement incit digrer en soi les informations dformantes qui l'assaillent. Dans une dissocit de plus en plus oriente vers l'individu isol, priv de tout rapport spirituel et charnel avec ses pairs, il est comprhensible que le plaisir charnel d'abord et le plaisir crbral du rve ensuite prennent une place de plus en plus prpondrante puisque le plaisir comme tel est indissociable du Moi et enferme l'homme sur lui-mme.

Mais c'est surtout dans l'glise catholique que l'information dformante coupe de sa relation constitutive avec le surnaturel rvl se constate, avec sa consquence immdiate: la rupture avec la nature de l'homme et de la socit o il vit depuis sa naissance. Nature et surnature vont de pair l'une ne va pas sans l'autre. En quoi le surnaturel s'incarnerait-il sinon dans ce qui est naturel en l'homme: son intelligence, sa volont, sa chair mme ? En quoi le naturel pourrait-il atteindre la plnitude de son tre sinon dans le surnaturel qui se greffe sur lui pour le raliser entirement et pour s'y fonder solidement ? Les notions de nature et de surnaturel sont, de rares exceptions prs, totalement disparues du vocabulaire des ecclsiastiques d'aujourd'hui, du sommet la base. Comment alors pouvoir restaurer la nature de l'homme dnature par le seul axe conomique o les dirigeants politiques la place ? Comment y incarner solidement le surnaturel ? Le verbalisme clrical tente toujours de remplacer les ralits divines transcendantes ; ses informations bavardes et prolixes tournent invitablement la dformation des vertus thologales pourtant essentielles. Dans la plupart des cas, les thologiens actuels, et le clerg contemporain qui obit aveuglment ses chefs, n'en parlent plus.

Dom Grard, moine bndictin, nous l'assure : Je maintiens, crit-il voici peu, que la transcendance divine est entre depuis trente ans dans la saison des brumes et que ceux qui ne s'en souviennent pas ont abdiqu la fiert des fils jaloux de l'honneur du Pre. La situation de l'glise depuis Vatican II nous montre que l'hrsie contemporaine, qui met entre parenthses les vrits thologales essentielles, sape de plus en plus toute croyance surnaturelle sans que les clercs haut perchs s'en inquitent. Un christianisme abstrait, dsax de son orientation essentielle et existentielle vers le Dieu de la Rvlation, se finalise sur l'homme en gnral et sur les biens temporels dont il faut dsormais le pourvoir. Il ne s'agit plus de l'homme en tant que membre de la famille, de la rgion, de la patrie - ces mots ont quasiment disparu de l'esprit ecclsiastique avec les devoirs qu'ils comportent et les liens rels qu'ils nouent -, il s'agt de l'Homme conceptuel issu de la Rvolution franaise, du communisme et de la franc-maonnerie dont on reprend tous les thmes au point, en certains cas jamais critiqus par la Hirarchie, de faire une alliance effective avec leurs informations dformantes.

Il n'y a plus dans l'glise actuelle de ces barrires contre l'arbitraire que sont les lois dment obies. C'est l'anarchie qui rgne, couronne, surtout en France, par la dictature d'un Haut-Clerg qui a opt fermement pour l'Homme dmocratique et qui, la manire des politiciens de tout acabit, s'adresse l'individu spar de ses conditions sociales ternelles, pour le triturer son tour, le faire entrer dans l'information pseudo-religieuse dformante, et ainsi s'en rendre nouveau matre. L'excommunication lance par Mgr Boucheix contre le monastre traditionnel Sainte-Madeleine et celle tonne, avec l'aide de la police civile, contre la communaut paroissiale de Port-Marly dont le prtre fut violemment arrach de force l'autel o il clbrait la sainte messe, nous montrent que le clerg de France est domin par un fascisme communisant qui n'ose pas dire son nom. Ces mesures de force sont approuves par le cardinal primat des Gaules, Mgr Decourtray. L'information dformante est dsormais officielle dans le clerg franais.

Elle tend le devenir dans le clerg catholique universel sous la crosse du Pape actuel dont toute la philosophie, sous-jacente la thologie, est fonde sur la primaut de l'individu camoufl en personne , l'encontre des traditions augustiniennes et thomistes de l'glise traditionnelle. Jean-Paul II est assurment un prtre pieux, mais sa pit est avant tout un sentiment individuel qui risque fort de mtamorphoser l'enseignement de l'Evangile si elle n'est pas nourrie de ralisme philosophique et thologique, comme le montrent l'exemple de Vatican II, l'introduction massive de la nouvelle messe dans le catholicisme et l'attnuation (sinon la disparition) des diffrences abyssales qui sparent le rituel catholique du rituel protestant. Le Pape supporte trs silencieusement l'interdiction de la messe traditionnelle fulmine par des vques, surtout franais. Il supporte, avec le mme mutisme, l'interdit jet par ce clerg htrodoxe sur le Catchisme du Concile de Trente et sur le Catchisme de saint Pie X. Il supporte tout ce que Jean Madiran reproche ce clerg, sa complaisance pour le socialisme, son approbation du C.C.F.D.Encore une fois, l'information dformante, la ngation du surnaturel, le pseudo-crativisme humain, trop humain, le clricalisme malsain ont triomph sans qu'il y ait de lutte officielle de la part de la papaut pour endiguer leurs ravages.

Qu'un saint Pie X nous manque pour revigorer l'glise catholique et la rtablir sur les bases solides de la Tradition, l'exemple de la runion oecumnique d'Assise, provoque par Jean-Paul II, le prouve. Des reprsentants qualifis des diverses religions chrtiennes et paennes se sont rassembls pour dire - ce qu'on savait depuis toujours - que la croyance en Dieu est un phnomne normal dans la vie de l'humanit et qu'il est ncessaire de la restaurer. Un tel concile vide, de toute vidence, la religion catholique du caractre surnaturel rvl elle seule. L'information que ce synode rpand est, avec certitude, une mise entre parenthses du fait historique que l'Eglise catholique est la seule qui possde la vrit divine. Il informe et il dforme en mme temps, avec toute l'autorit qui reste encore aux papes actuels depuis Paul VI.

Rptons-le inlassablement : il importe de rsister et de maintenir en nous la nature humaine intgrale que nous possdons et le Surnaturel qui nous a t rvl. Prions inlassablement.

Tilff-sur-Ourthe, avril 1987.

PRFACE

DE LA PREMIRE DITION

L'ouvrage que nous prsentons au public sous le titre L'intelligence en pril de mort s'inscrit dans la srie de travaux que nous avons consacrs la crise de la civilisation contemporaine Incarnation de l'homme, Philosophie des murs contemporaines, Essai sur la fin d'une civilisation, L'homme contre lui-mme. Au cours de notre longue mditation, notre diagnostic s'est peu peu prcis. On en trouvera ici le dernier tat.

Nous nous sommes approchs aussi prs que possible de l'origine de cette trange maladie qui affecte l'homme de la seconde moiti du vingtime sicle et qui l'infecte la jointure mme de l'me et du corps, l o il est spcifiquement homme. Nous croyons en avoir trouv la cause dans l'me mme de l'homme, au sommet mme de son tre, dans sa diffrence spcifique: l'intelligence.

L'homme contemporain, dvalant sa pente sous la pousse de l'homme du dix-huitime sicle et de la Rvolution, a de plus en plus sacrifi son intelligence spculative (qui s'efforce de correspondre la ralit des tres et des choses) ainsi que son intelligence pratique (qui tente d'accorder les moyens qu'elle utilise la fin ultime de la vie humaine dont elle subit l'attraction) son intelligence ouvrire, fabricatrice d'un monde, d'une socit, d'un type d'homme artificiel. Au lieu de prcder l'homo sapiens, comme il le faisait encore dans les vieilles mythologies volutionnistes qu'on m'apprenait dans ma jeunesse sur les bancs de l'cole, l'homo faber dsormais le suit.

Nous sommes au dernier stade de ce changement, de cette mutation , mortelle comme le sont toutes les mutations biologiques illustres par le mouton cinq pattes, o les notions de vrit et de bien saisies par l'intelligence spculative et pratique sont immoles au profit de la volont de puissance de l'homme, dsormais aveugle intellectuellement et moralement, qui dploie son efficacit sur l'univers et sur le genre humain lui-mme.

Ne nous y trompons pas : ce pouvoir de transformer toutes choses dont l'homme est nanti n'est contenu dans ses justes limites et ne fonctionne donc normalement, que s'il est rgl par les lumires de l'intelligence spculative et pratique. Ds que l'homme leur tourne le dos, il s'enfonce dans les tnbres de l'idoltrie de soi-mme, plus srement destructrices de son tre et de sa diffrence spcifique que la pire des ignorances et la pire des perversions morales. L'ignorance parfaite et l'immoralit absolue se rvlent dans le refus de la condition humaine. Arm de toutes les possibilits techniques de reniement et de construction d'un monde nouveau qui justifiera cette mutation , l'homme tue en lui l'intelligence qui lui reproche inlassablement d'avoir franchi les bornes du rel.

Dpasser les bornes du rel, c'est entrer dans l'imaginaire. Nous sommes de plus en plus dans un monde d'artifices, dans une socit utopique, en face de fantmes qui se font et se dfont sous nos veux selon l'implacable mouvement de l'histoire . C'est le dernier stade de la maladie. L'intelligence morte, il ne reste plus en l'homme que l'animalit, la parfaite et dfinitive fourmilire dont parlait Valry, le spectre monstrueux du Lviathan qu'voquait Pie XII.

Deux graffiti et une des thses que des tudiants rvolts rcemment laissrent aprs eux en Sorbonne nous montrent les trois tapes de cette dgringolade

1/ Rve + volution = Rvolution ; 2/ Imaginez de nouvelles perversions sexuelles ; 3/ Plus aucun professeur ne sera nomm partir d'aujourd'hui. La crise de recrutement des professeurs est rsolue puisque tout enseign rendra effort gal, sous forme d'encadrement et d'enseignement, ce qui lui aura t enseign. Chacun encadre et enseigne tout le monde, comme tout le monde encadre et enseigne chacun, dans la nouvelle prison baptise nouvel Eden .

On nous reprochera, particulirement dans les milieux catholiques que ce cancer a envahis, d'employer ici une classification aristotlicienne des activits de l'esprit manifestement prime . Nous demandons simplement nos contradicteurs de nous en prsenter une autre qui soit objective et qui repose sur la nature mme des tres et des choses avec lesquels l'esprit humain peut entrer en relation. Nous sommes srs que le dialogue n'ira pas plus loin.

Allons plus loin pour notre part. Affirmons, sans crainte de nous tromper, que toute substitution d'une activit de l'esprit une autre provoque immdiatement un dsordre, une perturbation organique dans l'me de l'homme. C'est mme pour avoir abandonn cette classification et remplac les activits spculatives et pratiques de l'esprit par l'activit potique (celle qui fait, fabrique, btit, etc.) que l'homme a perdu son quilibre naturel et s'est fourvoy: on n'atteint pas le vrai ou le bien par les mmes voies qu'on difie une oeuvre, qu'on excute un travail, qu'on introduit une forme dans une matire. Notre analyse, confirme par l'exprience des dsastres qu'engendre une telle confusion, le prouvera.

Aussi bien cette classification correspond-elle la ralit et cette mtaphysique naturelle de l'intelligence humaine que Bergson lui-mme ne laissait pas de dcouvrir avec merveillement dans la philosophie grecque.

La philosophie grecque est celle du sens commun, du ralisme, de l'intelligence humaine fidle son essence, bref de la sant suprieure de l'homme. Chaque fois qu'on la rpudie, on en paie les consquences.

Nous n'en voulons qu'un exemple, et il est de taille.

La religion chrtienne, et singulirement la religion catholique, ne s'est pas lie la philosophie grecque l'occasion d'un simple hasard historique, mais sous la pousse de la foi en qute d'intelligence, de la fides quaerens intellectum, et ds lors d'une conception de l'esprit qui ft universelle comme le message de l'vangile lui-mme. La conception que les Grecs se faisaient de l'intelligence, facult du rel o tous les hommes se rencontrent et s'accordent entre eux, lui garantissait cette universalit.

Cette solidarit entre le ralisme surnaturel de la foi et le ralisme naturel de l'intelligence humaine a dur deux millnaires environ et, avec diverses pripties, elle a constitu l'axe du christianisme et le pivot de l'glise constitue en dpositaire et gardienne vigilante de la foi, de l'intelligence et des murs. Elle a t rompue au cours de Vatican II.

On ne mesurera jamais les consquences pour l'glise et pour l'humanit de cette catastrophe provoque par un gang de Pres conciliaires l'intelligence dboussole. On sait que toute la prparation du Concile, d'ordre de Jean XXIII, s'tait effectue selon les normes traditionnelles et coule dans le vocabulaire scolastique, forme volue du langage et propre la mtaphysique naturelle de l'esprit humain . La majorit du Concile, entrane par sa minorit structure , repoussa cette mthode de prsentation et se dclara pour une formulation prtendument plus accessible l'esprit moderne et l'aggiornamento rclam par le Pape. Il ne s'agissait l, semblait-il, que d'un simple changement dans la seule prsentation du message vanglique et du dogme. Le retour prconis au parler biblique paraissait mme requis, du moins en certains secteurs et notamment celui de la prdication, par les Pres les plus attachs la tradition de l'glise. Les Girondins du Concile se donnrent ainsi une bonne conscience peu de frais et l'affaire passa, telle une lettre la poste. C'tait une lettre charge, bourre d'explosifs. Nous commenons subir les premires secousses dclenches par sa dflagration.

On ne change pas en effet de langage comme de vtement. Sans doute toute langue est-elle affaire de convention. Le langage est originellement un systme d'expression verbale de la pense compos de signes artificiels invents par l'homme. Mais dans son effort pour crer ces signes, l'intelligence humaine est puissamment aide par sa nature mme qui l'ordonne la ralit laquelle son acte doit correspondre pour tre vrai. L'art humain s'ajoute ici comme partout la nature, sous peine de dgnrer en pur arbitraire dpourvu de toute signification autre que celle d'une volont subjective, n'ayant rendre compte personne qu' elle-mme. Le langage participe donc au dynamisme de la nature intellectuelle en qute de vrit. Plus cette nature sera dveloppe et plus le langage se lestera de signification objective. C'est le cas du grec, langue du peuple le plus intelligent du monde, et qui vhicula, travers tous les remous de l'histoire, la mtaphysique naturelle de l'esprit humain . C'est le cas du latin scolastique qui en est l'hritier.

En refusant d'utiliser le langage de la scolastique o l'effort naturel de l'esprit humain lanc la recherche de la vrit est parvenu un point de perfection ingal, le Concile s'est dlest du mme coup de ce ralisme dont l'glise avait toujours eu la charge jusqu' lui. Dans l'outre vide, ce n'est pas un vin nouveau qui fut vers, mais le vent de toutes les temptes de la subjectivit humaine dont nous voyons avec une horreur stupfaite les ravages dans l'glise et dans la civilisation chrtienne. En rpudiant le langage, signe des concepts, on a rpudi les choses, et en rpudiant les choses, on est entr d'un seul coup, au grand tonnement des Pres eux-mmes ou de la plupart d'entre eux, dans la subversion et dans la Rvolution permanentes.

On essaya bien d'enrayer cette dgringolade, pudiquement appele mentalit post-conciliaire , que les esprits les moins avertis pouvaient prvoir. Faute de trouver leur unit au niveau de la vrit, objet de l'intelligence contemplative, les Pres firent basculer le Concile dans l'action : les dsaccords s'effacent lorsqu'on poursuit un mme dessein. C'est pourquoi ce Concile s'est voulu strictement pastoral, la diffrence de tous les Conciles antrieurs. Il n'a proclam aucun dogme et il n'aurait pu le faire sans articuler ses dfinitions aux dogmes traditionnels et dmontrer par l son impuissance dfinir, s'ajuster aux essences, utiliser comme instrument, sicut ancilla, la seule philosophie qui puisse s'accorder avec la foi et dont l'histoire de l'Eglise a dmontr la fcondit.

Mais cette tentative de circonscrire le Concile au pastoral devait avorter, ainsi que nous pouvons le constater. Le pastoral n'est autre que l'ensemble de rgles de conduite destines diriger l'homme vers sa fin surnaturelle et que les pasteurs du troupeau sont chargs d'appliquer. Mais comment mener l'homme sa fin surnaturelle s'il n'a pas connaissance de sa fin naturelle ? La stratgie suppose la connaissance du terrain: en l'occurrence l'homme insr dans le monde. La Grce n'abolit pas la nature, elle ne la remplace pas davantage. Comment l'homme connatrait-il sa fin naturelle s'il ignore la place qu'il occupe dans l'univers et la relation fondamentale de son intelligence au rel et au Principe de la ralit ? Le pastoral ne peut faire abstraction de la philosophie pratique et de la philosophie spculative. Comment y recourir alors que la caractristique de notre temps auquel on veut prcisment assortir tout prix le christianisme est de les ignorer et de les remplacer par la seule activit potique de l'esprit ?

Le pastoral n'avait pas le choix. Il a fallu et il faut encore qu'il devienne son tour activit potique de l'esprit, fabricatrice d'un monde nouveau, dificatrice d'une socit nouvelle, constructrice d'un homme nouveau. Le pastoral est devenu ou tend devenir constamment rvolutionnaire, subversif et, dans la mesure o il projette des formes imaginaires dans la ralit, mystificateur. Il est devenu galement l'alibi et le masque de la volont de puissance progressiste et d'un thocratisme qui n'ose pas dire son nom, dissimulant la pire des tyrannies, celle dont Chesterton disait qu'elle joue en l'me sur le clavier de l'amour .

Ce phnomne extraordinaire de destruction de l'glise par l'intrieur et de la civilisation par ceux-l mmes qui jadis la sauvrent du dsastre, se passe sous nos yeux. Les pages qui suivent jetteront sur lui une lumire que nous navons pas voulu attnuer.

L'glise (du moins celle qui tient le haut du pav, monopolise l'information et s'bat dans la pagaille de l'aggiornamento), en manifestant sans vergogne son indiffrence et son mpris pour la valeur de vrit des concepts intellectuels et des formules qui les expriment, en rompant le cordon ombilical bimillnaire qui l'unissait la philosophie aristotlicienne du sens commun, est entre, toutes voiles dehors, dans la fiction. L'exemple du Nouveau Catchisme, approuv par la totalit de l'piscopat hollandais, le manifeste. La Commission charge de l'examiner n'y relve pas moins de dix-huit points majeurs dont la conception et la formulation ne correspondent pas aux ralits de la foi. Les entorses mineures au dogme et au surnaturel sont plus nombreuses. Or les auteurs dudit catchisme ne cachent nullement qu'ils ont voulu, de manire dlibre, se dfaire d'un aristotlisme et d'un thomisme dpasss .

Ce qui semble universel toutefois, dans l'glise contemporaine, avec des exceptions aussi nombreuses qu'on voudra, mais parpilles, isoles, dpourvues de larges moyens de diffusion, parfois rduites au silence, c'est la primaut de l'activit potique de l'esprit et, par suite, la volont de puissance. On veut partout faire quelque chose , on transforme tout. Rien n'chappe au zle des nouveaux rformateurs qui imposent tous leur jactance. Une telle glise est ainsi pousse concurrencer les systmes politiques et sociaux en proie la mme maladie, voire en prendre la relve. Comme eux, elle frappe d'un sceau artificiel, prfabriqu dans des cnacles et dans des clubs, les conduites intellectuelles et morales, tant surnaturelles que profanes, des fidles sur lesquels s'tend son autorit. Cette forme nouvelle selon laquelle la pastorale faonne dsormais les mes, comme le sculpteur l'argile, c'est le Royaume de Dieu ici-bas, l'inverse mme de l'ascension, l'exaltation de la chute, le oui rpondu au Tentateur qui accorde tous les pouvoirs sur la terre celui qui tombe en adoration devant lui. On comprend alors toute la signification du mot de l'vque Schmitt : La socialisation est une grce , et les innombrables dclarations parallles de tant de clercs qui introduisent, selon l'admirable expression de Dietrich von Hildebrand, le Cheval de Troie dans la Cit de Dieu , sur l'identit entre communisme et christianisme.

Cette mutation de l'glise ne se serait videmment pas opre sans la mutation de l'homme moderne dont nous analysons le phnomne en ce livre.

Nous avons effectu trois coupes, si l'on peut dire, dans le tissu organique de l'humanit souffrante.

On s'tonnera peut-tre que nous n'ayons gure parl de l'art et de sa dcomposition actuelle, sinon incidemment. C'est que son cas est trop manifeste. L'art contemporain (et la littrature) veut se soustraire l'ordre de l'univers. Il est en rvolte permanente contre la condition humaine. Il ne lui reste plus, au terme de sa libration , que son activit potique vide de sa substance spirituelle, intellectuelle et morale. Celle-ci n'est plus qu'un pouvoir brut qui introduit une forme informe, si l'on peut dire, dans une matire amorphe quelconque. Ce que l'artiste contemporain excute sur le papier, la toile, la glaise, le bronze, etc., c'est exactement ce que les intellectuels , les savants , les informateurs dont nous parlons dans les chapitres que nous leur avons consacrs, veulent faire du monde et de l'homme un monde qui ne soit luvre que de l'homme, un homme qui ne soit luvre que de lui-mme.

Nous avons tudi avec soin trois secteurs parmi les plus atteints de la socit contemporaine. Les trois grands ftiches de notre poque sont en effet l'intelligentsia et ses utopies, les miracles de la Science majusculaire et les Mass Media of Communication. Ils vhiculent les forces qui travaillent le plus la dsintgration du monde et de l'homme de la civilisation traditionnelle ainsi qu'au ptrissage, au modelage du monde nouveau et de l'homme nouveau . Ils tendent du reste constituer un seul et mme mcanisme gigantesque analogue aux normes presses qui emboutissent la file des carrosseries identiques l'information dformante gnralise et trs bientt remplace par l'informatique psycho-sociale dont Le Meilleur des Mondes d'Huxley et 1984 de George Orwell nous ont dcrit d'avance l'extraordinaire puissance de transformation.

L'intelligence est en pril de mort.

Tilff-sur-Ourthe,

en la veille de l'Assomption 1968.

CHAPITRE PREMIER

LES INTELLECTUELS ET L'UTOPIE

Toute socit gravite autour d'un certain type d'homme qui s'incarne en ses membres avec plus ou moins de chances de russite et que ceux-ci considrent, consciemment ou inconsciemment comme leur modle. La Grce eut le kolos kagathos, l'homme bel et bon qui vise l'excellence dans l'ordre physique et moral. Rome eut son bonus civis dicendi peritus, le Moyen Age son chevalier, l'Espagne son hidalgo, le XVIIme sicle franais l'honnte homme, les pays anglo-saxons le gentleman. Cette lite moralement et socialement dirigeante se renouvelait sans cesse dans une paysannerie multimillnaire ou par une relation assidue avec elle. Rassemble en deux classes qu'on peut la grosse appeler la noblesse et le clerg, elle plongeait ses racines dans une vie constamment vcue en contact avec le monde extrieur, avec la nature, avec l'exprience des tres et des choses accumule par les gnrations et, confusment, avec le Principe de l'tre. Elle s'efforait, avec plus ou moins de bonheur, dans d'innombrables tentatives, travers d'innombrables checs, d'orienter les conduites humaines vers le Vrai, le Bien et le Beau.

Cette triple fin vers laquelle se dirigent les activits de l'homme nest pas arbitrairement dfinie et choisie. La nature relle de l'homme et la nature mme de la ralit avec laquelle l'homme est en relation l'imposent tout tre humain. Etre dans la vrit, c'est conformer son intelligence une ralit que l'intelligence na ni construite ni rve, et qui s'impose elle. Faire le bien, ce nest pas s'abandonner ses instincts, ses pulsions affectives, sa volont propre, c'est ordonner et subordonner ses activits aux lois prescrites par la nature et par la Divinit que l'intelligence dcouvre dans son inlassable qute du bonheur. Composer une uvre belle, ce n'est pas projeter n'importe quelle ide dans n importe quelle matire ni construire un monde quelconque qui ne dpend que de l'acte crateur de l'artiste, c'est obir la loi de perfection propre l'uvre entreprise et qui se rvle, dans l'invention mme, lactivit fabricatrice de l'auteur.

En bref et sans crainte de se tromper, on peut dire que toutes les nergies de la civilisation que nous avons connue sous les noms de civilisation grco-latine et chrtienne ou de civilisation traditionnelle, se caractrisent par la soumission de l'intelligence la ralit et par le refus de la subjectivit dans tous les domaines. Sauf au cours de la brche ouverte dans la culture par la sophistique, mais qui fut jadis colmate par la raction vitale de tout l'tre humain contre les ravages qu'elle annonait, il n'est pas exagr de prtendre qu'aucun membre de l'lite de la civilisation traditionnelle n'a eu l'audace de proclamer que l'homme est la mesure de toutes choses, soit par sa raison personnelle, soit par une raison impersonnelle et commune tous les hommes. Au contraire, l'homme sait, ds sa naissance et par elle, qu'il est insr dans un univers physique et mtaphysique qu'il n'a pas fait, dans un ordre qui n'est pas sa merci, dans une hirarchie d'tres dont il ne peut altrer la distribution sans dommage pour lui-mme. Quoi qu'il fasse, l'homme reconnat qu'il ne peut devenir autre que ce qu'il est par nature, par vocation ou par grce: personne ne peut s'vader de son tre propre. Se dpasser en quelque manire, ajouter une coude sa taille, vouloir tre plus exclut l'homme de l'univers et de l'ordre. La conception chrtienne du pch comme rupture de la loi impose par Dieu chacune de ses cratures rencontre ici la conception grecque de l'hybris, de la dmesure, selon laquelle tout homme qui excde ses limites est chti sur-le-champ de sa tmrit par l'clatement mme de son tre incontinent. En obissant la ralit en toutes ses oprations, l'intelligence enseigne ainsi l'homme devenir ce qu'il est, faire bien l'homme selon l'admirable formule de Montaigne reprise d'Aristote, et s'accomplir. Le hros, le gnie, le saint sont ceux qui y parviennent en perfection. Ils sont l'lite de l'lite.

Si nombreux que furent les insuccs, les faillites, les chutes, les pastiches, les parodies et les falsifications de cette lite imitatrice et seconde, si dcrpie qu'en soit la faade sociale, il reste qu'elle ne dnona jamais le pacte qui l'unit ses prototypes, tous ceux qui, avec un ralisme intgral, loin de tourner l'intelligence vers elle-mme pour qu'elle s'merveille d'elle-mme et de ses promesses, l'ont dirige humblement vers le cur mme des tres et des choses, usant d'elle avec modestie comme d'un rceptacle o elle accueille les influx de l'univers et de son Principe, et rglant ses activits, dans tous les champs o elles s'engagent, sur les injonctions qui manent des ralits ainsi contemples. Il n'y a de vrit que si l'intelligence concorde au rel. Il n'y a de bien que s'il est vritablement le bien. Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable. La primaut de l'tre sur l'intelligence, la subordination de l'intelligence la ralit, sa docilit suivre l'ordre qui rayonne de tout ce qui existe, voil qui marque les actions de l'homme de la civilisation traditionnelle lorsqu'il vise l'excellence. L'intelligence obit sa nature d'intelligence qui est de se conformer au rel. Elle obit la nature de l'homme. Elle obit la nature des choses. Elle obit Dieu, source de toute nature et de toute ralit. L'adhsion ce qui est, le refus de ce qui n'est pas, telles sont ses caractristiques.

A cette lite de jadis, notre poque a substitu une nouvelle classe dirigeante, sans exemple dans l'histoire. On peut assigner ce changement une date assez prcise : le XVIIIme sicle. C'est alors que commence cette maladie de l'intelligence, que Paul Hazard a nomme la crise de la conscience occidentale . A ce moment, la conduite de la vie humaine est prise en charge par une nouvelle aristocratie, les philosophes , qui ne cesseront de renatre sous les formes les plus diverses : le parti intellectuel, comme disait Pguy, l'intelligentsia au sens russe, les mandarins de Simone de Beauvoir. Gens de lettres, artistes, savants, penseurs, tous ceux que Thibaudet rassemblera dans sa Rpublique des Professeurs et qu'il colloquerait aujourd'hui dans la classe des technocrates et des spcialistes de la raison pratique , de la politique, de l'information, des relations sociales, de lconomie, voire de la religion depuis le rcent Concile, tous, ou quasiment tous, apportent l'homme contemporain leurs messages, mandements, instructions, directives et consignes. Ils s'estiment investis d'une mission : rformer les murs, changer les ides et les gots, proposer et imposer une nouvelle conception du monde, faire surgir de l'alchimie de l'volution ou de la magie de la Rvolution, un homme nouveau , une socit nouvelle . Du XVIIIme sicle jusqu' nos jours, le rgime le plus gnral sous lequel a vcu et vit encore, si l'on peut dire, l'humanit, est la dictature de lintelligence telle qu'elle est devenue depuis qu'elle est monopolise par les intellectuels dvelopps, sous-dvelopps ou en voie de dveloppement. Il n'est pas d'poque de l'histoire o l'humanit ait dlibrment reconnu aux lettrs ce redoutable et exorbitant privilge de la conduire vers un nouveau paradis terrestre, des lendemains qui chantent, un point Omga, une fraternit plantaire, un communisme universel, une dmocratie mondiale, une fusion cumnique de tous les thismes, athismes, monothismes et polythismes, bref vers l'utopie. D'un ple l'autre de la machine ronde, les voix les plus autorises, comme les braiments des aliborons, clament l'envi comme le pote romantique :

Ton rgne est arriv Esprit pur, roi du monde.

En dpit de tous les dmentis tincelants dont fulgure l'exprience d'un quart de millnaire, notre poque incurablement rtrograde s'en tient la vision de l'homme et du monde propre l'Encyclopdie. Le jeune Clmenceau la formulait encore l'aube triste d'un sicle promu deux guerres plantaires et l'holocauste de quelque trois ou quatre cent millions d'tres humains offerts aux Molochs des Ides fixes et obsessionnelles: La souverainet de la force brutale est en voie de disparatre et nous nous acheminons, non sans heurts, vers la souverainet de l'intelligence.

Charles Maurras nous a dcrit dans LAvenir de lintelligence l'ascension de la classe de ces intellectuels, souverains plasmateurs de l'opinion par l'crit et par la parole, et sa mrovingienne dgradation au bnfice des maires du palais qui, dtenant l'or et la force, manuvrent les leviers du monde. On peut dire sans paradoxe que Maurras rencontre ici Marx pour qui la puissance intellectuelle n'est que le reflet de la puissance matrielle, et la superstructure la projection de l'infrastructure , cette diffrence qu'il s'agit pour Maurras, non point d'une loi universelle rgissant la relation de ces deux ordres de puissance, mais de l'intelligence telle qu'elle est devenue en ceux qui auraient d la sauver et qui l'ont dnature.

L'poque contemporaine n'a fait que confirmer cette analyse de l'asservissement de l'intelligence toutes les forces anonymes qui rgnent sur la plante : l'Etat sans tte, ou pourvu d'une tte spare de son corps, la Finance pareillement cervele, l'Eglise en proie au mythe du Royaume de Dieu sur la terre, forces derrire lesquelles se dissimulent les volonts de puissance des Csars visibles et invisibles, mdiocres ou boursoufls, tous enivrs de pouvoir, tyrans camoufls en librateurs qui se soumettent l'humanit en l'tourdissant de la promesse de son apothose. L'extraordinaire asservissement des clercs, lacs et ecclsiastiques, aux propagandes idologiques, aux publicits commerciales, aux rclames tapageuses, a ce que les Anciens appelaient avec drision le thtre du monde , la chasse aux savants laquelle se livrent les Etats modernes exploiteurs de ce qu'ils nomment avec mpris la substance grise , la clientle d'experts, de diplms, de comptences dont les volonts de puissance se hardent aujourd'hui pour se renforcer et qu'elles s'asservissent, le monopole qu'elles s'arrogent plus que jamais en matire intellectuelle et spirituelle, sont des tmoignages assez sinistres de la chute d'Icare. Le ballon de l'intelligence a rompu ses amarres : il s'imagine planer en dynaste au-dessus de la terre des hommes, alors qu'il est emport par les cyclones et anticyclones d'une atmosphre plus forte que les gaz rares et vanescents dont il est gonfl. Il ne faut pas se dissimuler, notait Maurras, que l'on court le risque de voir ainsi steindre l'homme mme, l'homme politique et l'homme raisonnable, l'homme artiste et l'homme chanteur. Qui prolonge la double courbe romantique et rvolutionnaire ouvre l'esprit une ample libert de mourir. L'utopie est la mort de l'homme.

Nous voudrions, dans les pages qui suivent, prolonger, sinon peut-tre approfondir le diagnostic que Maurras posa sur l'avenir de l'intelligence et, vox clamantis in deserto, en supportant avec impavidit les rires et sourires des spcialistes de la matire grise et des techniciens de la bote crnienne, dnoncer le pril mortel que court, en notre ge de tnbres, l'esprit humain.

Faute d'une philosophie qui ne sentrouvre lui que dans les brves fulgurations du pome, le diagnostic de Maurras reste, il faut bien l'avouer, assez court. Pour expliquer la cause de ce rgne ostentatoire et prsomptueux des intellectuels, il ne suffit pas de dcouvrir la cause dans l'histoire, d'en constater les ravages et de conclure : C'est la faute Voltaire, c'est la faute Rousseau. Les raisons morales, si hautes, si aigus qu'elles soient, n' expliquent pas davantage, elles seules, le dmembrement si prompt de l'empire de l'Esprit. L'Orgueil et la Vanit, auxquels on est si souvent tent de faire appel, sont des diadmes en toc dont l'animal raisonnable se couronne pour masquer la blessure qu'il s'est inflige lui-mme. Ils sont les signes extrieurs et brillants d'un dtraquement plus essentiel. La vrit est que l'intelligence est en nous une facult terriblement ambivalente et que, pareille la langue d'sope qui, du reste, la prolonge et l'accuse, elle est la meilleure et la pire des choses.

La moindre exprience que nous pouvons en avoir nous montre que notre intelligence peut s'assigner comme objet tantt la prsence des tres et des choses et leur nature saisies travers la reprsentation que nous en avons et que nous dclarons conforme leur ralit, tantt cette reprsentation elle-mme que nous faonnons notre guise et laquelle nous contraignons la ralit de se conformer. Ou bien l'ide que j'en ai est conforme au rel, ou bien le rel se conforme l'ide que je m en forge. Ou bien l'ide que j'ai de l'homme est adquate sa ralit, ou bien j'oblige la ralit de l'homme se mouler sur l'ide que je m'en fabrique. Que de fois ne suis-je pas tent de substituer la ralit de Pierre, Paul ou Jacques la reprsentation sduisante ou repoussante, embellie ou enlaidie, mais factice et mensongre, que j'en ai compose?

Joubert a dcrit admirablement cette double attitude de la pense qui discrimine l'esprit vrai et l'esprit faux: Les esprits faux sont ceux qui n'ont pas le sentiment du vrai, et qui en ont les dfinitions ; qui regardent dans leur cerveau, au lieu de regarder devant leurs yeux; qui consultent, dans leurs dlibrations, les ides qu'ils ont des choses, non les choses elles-mmes.

Le thtre du monde et la scne politique regorgent de ces fantmes ou de ces fantoches que l'intellect humain confectionne en srie dans la mesure o il a perdu le contrle de lui-mme et lorsqu'il se met au service des instincts et des passions qui le pilotent en secret. L'entreprise a aujourd'hui bien dpass le stade artisanal du producteur individuel qui faonne son idole ou sa tte de pipe. De vritables usines ont surgi, pourvues d'quipes spcialises, instruites de tous les mcanismes du pantin humain, de tous les ressorts de la subjectivit, qui produisent et lancent sur le march, selon la demande des matres de l'heure, des reprsentations d'vnements, des effigies de personnages, des images d'objets, des conceptions du monde dont la fonction est de supplanter la ralit elle-mme et d'empcher l'homme d'entrer en relation vcue avec elle. Il existe aujourd'hui une industrie de l'utopie dont les moyens de communication modernes vhiculent les produits, et dont l'Universit est le fournisseur agr. L'ambigut fondamentale de l'intelligence est due sa structure mme. C'est un fait que, pour connatre la ralit prsente qu'elle accueille et qui la fconde, l'intelligence produit une reprsentation de l'objet dont elle use pour la saisir. Cette reprsentation est ce qu'on appelle un concept. Toute connaissance s'accomplit par concept. Tout concept est moyen de connatre la ralit. Connatre une chose, cest se faire une ide de cette chose, ide grce laquelle nous connaissons la chose en question. Toute connaissance s'effectue par engendre-ment, au sein de la pense, d'un systme de signes par lequel l'intelligence s'exprime elle-mme la ralit qu'elle connat. Le concept ainsi produit est essentiel l'intelligence. Sans lui l'intelligence ne saurait se dire elle-mme ce que la ralit est. Mais si essentiel qu'il soit, il n'est pas ce que l'intelligence apprhende, il est ce par quoi l'intelligence apprhende la ralitPour qu'il y ait concept, il faut qu'il y ait conception. Le concept est le fils des noces de l'intelligence et du rel. Pour que cette progniture naisse, il faut que l'intelligence ait commerce avec la ralit. Il est vident que la vigueur de l'enfant dpendra de la sant du pre et de la mre et de la vigueur de leur union. C'est l'intensit, l'ampleur, la profondeur, la richesse, la qualit du rapport nou par les lments gnrateurs qui marqueront le concept de leur sceau, lui communiquant l'empreinte du rel.

Il est impossible de sonder ce moment mystrieux o l'intelligence et le rel consomment leur union. L'intelligence ne peut se tourner vers elle-mme au moment o elle se tourne vers le rel et o elle s'offre lui pour tre par lui fconde. Cette relation premire de l'intelligence la ralit est purement et simplement vcue. La conception est une exprience vitale instantane incluant du reste de longs prparatifs antrieurs qui ne peut tre dcrite qu'en mtaphores. Mais c'est elle qui soutient tout l'difice de la connaissance. Les concepts que l'intelligence labore ne valent que ce que vaut la conception originelle, acte essentiel o l'intelligence et le rel s'treignent, et dont ils sont l'expression ou le fruit.

C'est ici que se noue le drame de l'intelligence. Le propre d'une expression est de pouvoir se sparer de la ralit imprime dans l'me et dont elle est corrlative, comme le propre du fruit est de pouvoir se dtacher de l'arbre. Toute expression peut s'riger en entit indpendante. Tout concept peut s'isoler de la conception. Tout signe peut se dtacher du signifi. Il suffit que l'intelligence dtourne son regard des tres et des choses que le concept signifie pour le fixer exclusivement sur le concept lui-mme, sur le fruit de ses entrailles, c'est--dire sur elle-mme et sur sa propre subjectivit cratrice. Le courant d'alimentation qui va de la ralit conue au concept se trouve alors rompu et, en mme temps, celui qui fait retour de l'expression la ralit exprime. L'exprience vitale du rel ne nourrit plus le concept. La connaissance dgnre en construction d'chafaudages et en architecture de formules. Des schmes abstraits remplacent l'nergie et la vigueur de la conjugaison organique de l'intelligence et de la ralit. Au lieu de jaillir de l'exprience des tres et des choses et de s'y ravitailler sans cesse dans une sorte de circuit vital, le concept devient un moule usin par des procds mcaniques dans le laboratoire du cerveau. Au lieu d'pouser par transparence la ralit, il l'encapsule derrire ses parois opaques.

Lhomme en proie cette dviation s'enferme dans un monde mental dont la ralit s'extnue au profit d'apparences exsangues. La ralit se transforme pour lui en des combinaisons de signes, de symboles, de chiffres et, la limite, de mots, qui se substituent aux tres et aux choses, dont il ne peroit mme plus l'existence ni la nature. L'intelligence utopique, cratrice et organisatrice de ce rseau qu'elle tire d'elle-mme et de sa subjectivit, exile dans l'inaction l'intelligence relle qui se conforme l'objet. Le mouvement naturel de l'intellect, qui est de s'accorder au rel, s'invertit. C'est dsormais la ralit de s'adapter aux abstractions fabriques par l'intelligence. L'utopie n'est plus un jeu de l'esprit, un divertissement. Elle devient l'objet propre de l'intelligence humaine.

Il en rsulte d'abord que le monde n'est plus compris: il est pris, fix, enserr dans des constructions et dans des formes qui le prennent du dehors, le cernent, l'encadrent, lui imposent sa configuration, son essence, son tre mme. Cette table ou jcris n'est plus une planche de bois colore et dure, soutenue par quatre pieds c'est un nuage d'lectrons rgi par un systme d'quations subtiles. L'intelligence engendre elle-mme l'objet qu'elle saisit. Loin d'tre mesure par le rel, elle le mesure et en le mesurant, elle le cre. Le monde n'est plus la cration de Dieu, mais celle de l'homme et de son savoir.

Il en rsulte aussi que la ralit na plus rien communiquer d'essentiel l'intelligence l'tre qu'elle dtient, qui lui appartient en propre, indpendamment de lesprit qui la connat, c'est--dire sa nature stable, invariable, inaltrable, qui fait qu'elle est ce qu'elle est et non pas autre chose. La ralit n'est plus connue en ce qu'elle a d'intemporel et de ncessaire. Pour que l'esprit puisse la marquer de son empreinte et y projeter ses catgories prfabriques, il faut qu'elle ne soit rien sans tre un pur nant. Autrement dit, il faut qu'elle ne soit jamais ni ceci ni cela et qu'elle change sans cesse. Le monde se liqufie alors en quelque sorte en une masse fluente et continment changeante. Pour ne pas laisser fuir cette matire qui s'coule perptuellement, l'intelligence multiplie les formes et formules qui l'interceptent.

Les structures mentales qu'elle invente cette fin se superposent les unes aux autres et deviennent de plus en plus nombreuses, de plus en plus complexes. Le monde se transforme en histoire du monde, la pense en histoire de la pense. En un mot comme en cent, rien n'est : tout est devenir, tout devient. Et c'est l'intelligence utopique, l'intelligence accoucheuse de formes, de concepts, d'ides qui ne dpendent que d'elle-mme, qui confre un sens ce devenir en le captant.

Il en rsulte enfin que l'intelligence prive de sa nourriture naturelle, rduite se sustenter d'aliments pauvres, insipides, rebutants, se dessche, se racornit, se dvitalise, et qu'il lui faut alors les appoints de l'imagination, du sentiment, de la passion, des instincts, de toutes les facults animales infrieures qu'elle ne contrle plus, qu'elle ameute mme et qui lui prtent une ralit factice. La pense abstraite, dracine de l'exprience et de cette exprience transmise qu'est la tradition, se prolonge toujours en fureur destructrice de la ralit prsente contre laquelle son caractre chimrique vient buter, et en mirage compensatoire d'un avenir fabuleux qui la persuade de son incomparable fcondit. Parce que le monde rel lui inflige sans dsemparer les dsaveux les plus cinglants, elle doit faire appel aux puissances hostiles du ressentiment et de la haine qui l'anantiront, mais parce qu'elle ne peut raliser ses promesses toujours dmenties par la force mme des choses, elle doit en appeler aux puissances de l'apptit, de la convoitise, de la concupiscence, pour soutenir l'architectonique de ses songes et pour les projeter dans le futur par incapacit congnitale les incarner dans le prsent. Les idologies modernes, qu'elles soient politiques, sociales, conomiques, esthtiques ou religieuses, sont toutes, indistinctement toutes, frappes de strilit, mais elles sont pareillement toutes affectes d'une grossesse imaginaire qui ne parvient jamais terme - et pour cause ! -, qui recommence chaque chec - et pour cause encore ! - et qui entrane l'humanit dans une course haletante o plus rien nest fixe, o la ralit se mue en fleuve, sinon en torrent, o la vrit se convertit chaque instant en son contraire, o tout se relativise, o il ne reste plus sur les dcombres de l'univers que le spectre de l'homme en proie au dlire de la rvolution permanente et l'ternelle volution.

Si l'on appelle idalisme un systme de pense qui proclame la primaut de l'intelligence sur la ralit, le monde o nous sommes aujourd'hui est un monde idaliste, bti par les intellectuels grands renforts d'abstractions, et qui se superpose au monde de l'exprience continuellement remis en question.

Notre monde du XXme sicle est si peu matrialiste qu'il est, d'un bout l'autre, jusqu'en ses turpitudes et son rotisme, une construction de l'esprit. Le marxisme lui-mme, en dpit de ses prtentions et de ses fanfaronnades, n'a rien de matrialiste. Il est une ide projete dans la socit pour la dtruire, en malaxer la poussire, la fondre en une pte molle et obissante, et lui imposer une forme longtemps mrie dans un esprit squestr en lui-mme, loin de la ralit. Il est mensonge jusque dans les noms dont il s'affuble : matrialisme dialectique ou matrialisme scientifique . Son idalisme clate dans sa haine de toute ralit divine et humaine, dans son prurit d'asservir la nature sa volont de puissance, dans le gaspillage inou des ressources matrielles auquel il se livre pour maintenir son orthodoxie idologique dans les pays o il s'installe. Le monde o nous sommes, dans les dmocraties nommes libres, n'est pas davantage matrialiste : il a subi jusqu'au trfonds les transformations qu'y a introduites l'esprit de l'homme moderne. La matire n'y apparat plus jamais en sa ra-lit propre. Elle y est toujours mtamorphose par l'artifice humain.

L'illustre prlat , dont Maurras raconte la conversation avec l'un de ses disciples, le dit bien:

- Jeune homme, vous croyez que le matrialisme est la grande erreur du moment. Erreur ! C'est l'idalisme.

- Pourquoi?

- C'est lui qui ment le plus. On a raison de regarder de haut les matrialistes. Car ce sont des pourceaux. Mais on les voit tels. On ne voit pas toujours ce que sont les idalistes sociaux ou politiques : des gaillards qui montrent leur cur, qu'ils ont vaste, et qui se donnent de grands coups de poing sur la poitrine, qu'ils ont sonore afin de mettre le monde feu, en vue de le rendre meilleur.

Avec ses faux airs sublimes, son pharisasme, sa bate lvation de pense et de cur, sa tartuferie dont la profondeur est telle qu'elle s'ignore elle-mme, l'idalisme dont meurt l'intelligence moderne est sans doute le plus grand pch de l'esprit.

Sa gravit est d'autant plus nocive qu'elle est contagieuse. On n'a pas assez remarqu que l'idalisme - et ses suites - s'apprend, tandis que le ralisme et sa rceptivit active toutes les voix du rel ne s'apprend pas. L'idalisme s'apprend parce qu'il est un mcanisme d'ides fabriques par l'esprit et qu'il est toujours possible d'enseigner un tel art manufacturier, un recueil de procds et de recettes. L'idalisme est une technique qui vise emprisonner la ralit dans des formes prconues, et le propre de toute technique est d'tre communicable. Les ides, les reprsentations, les connaissances se transmettent aisment d'esprit en esprit ds que leur texture et leur plan sont mis nu. Mais l'acte mme de connatre, la synthse de l'intelligence et du rel ne passe pas d'un individu un autre parce qu'il est un acte vcu: chacun doit l'accomplir pour son propre compte, chacun doit prouver personnellement la prsence de la ralit et de son contenu intelligible, chacun doit concevoir par soi-mme.

L'intelligence n'a pas licence de s'abriter derrire le mythe de la Raison universelle que suggre, provoque et intronise la facilit avec laquelle les ides se dversent d'une raison dans une autre, et que l'idalisme a introduit dans toutes les sphres de l'enseignement. C'est la convergence des actes personnels de connatre et des conceptions vcues vers la mme ralit connue qui soutient la communication entre les hommes. Les uns vont plus profondment et plus loin que les autres, mais tous savancent dans la mme direction. C'est le rel qui rassemble la diversit des intelligences et non pas un systme commun de connaissances techniquement labores. En d'autres termes, c'est la finalit des intelligences tendues vers la mme ralit connatre qui est source d'entente, et non pas l'identit des mcanismes intellectuels ou des mthodes, ni les dbordements du dialogue . Tous les chemins mnent Rome. Il n'y pas de chemin unique, il n'y a pas de pense ou de conscience collectives, il y a des intelligences - au pluriel ! - qu'entrane, par leurs voies propres, l'intelligence la plus vigoureuse vers leur but commun.

C'est pourquoi - il faut le rpter sans lassitude - il n'y a pas de tradition spirituelle, intellectuelle et morale de l'humanit sans les saints, les gnies, les hros, sans leur exemple, sans leur magntisme qui suscitent de gnration en gnration un lan similaire vers le Vrai, le Beau, le Bien, vers la ralit connatre, faire briller dans une uvre, aimer. Leur intelligence a obi, avec une parfaite rectitude, la loi qui la rgit et qui l'astreint se soumettre l'ordre - dans le double sens du mot - de la ralit et du principe de la ralit. Elle a respect, sans jamais le trahir, le pacte originel qui l'unit l'univers et sa Cause. Aussi trace-t-elle sa suite un long sillage de lumire qui oriente les ttonnants efforts de tous ceux qui, leur tour, leur niveau, selon les capacits qui leur sont dparties, obtemprent la loi ordonnant l'intelligence de se conformer au rel.

Si la connaissance rsulte de la fcondation de l'intelligence par le rel, c'est parce que l'tre mme de l'homme, dont l'intelligence est la marque spcifique, est en relation constitutive et, pour ainsi dire, en connivence pralable avec l'tre de toute ralit. L'intelligence ne pourrait jamais s'ouvrir la prsence des tres et des choses si l'tre humain qui en est le sige tait spar de la totalit de l'tre. Notre tre est fondamentalement en relation avec l'tre universel et la connaissance n'est en quelque sorte que la dcouverte de ce rapport. L'intelligence peut devenir toutes choses, selon le mot prodigieux d'Aristote, parce que l'tre de l'homme, ds qu'il apparat l'existence est articul l'tre total, y compris son Principe. Dans toutes ses oprations, l'intelligence atteint l'tre, son objet adquat, parce que l'univers tout entier et sa source transcendante sont coprsents l'tre humain. Il est essentiel l'tre de l'homme, comme tout tre, sauf Celui qui se suffit Lui-mme, d'tre avec tous les autres. L'intelligence s'exerce sur l'arrire-fond ou, plus prcisment, sur l'axe de la co-prsence de la ralit universelle. Sans cela, elle ne saisirait l'tre que du dehors et jamais en lui-mme, elle n'en atteindrait que l'apparence ou le phnomne et non l'essence, que ce qui apparat et non ce qui est.

Mais ce rapport fondamental et antrieur la connaissance est en quelque sorte scell en nous : il est, mais il n'est pas connu pour la cause. La fonction capitale de l'intelligence est de le dvoiler, de s'y conformer, de le connatre et, par l-mme, de situer adquatement l'homme dans l'univers. C'est pourquoi la conception du cosmos ou l'acte par lequel l'intelligence se soumet l'ordre universel et le comprend est d'une importance inestimable. Sans elle, la vie n'est plus qu'une histoire raconte par un idiot, pleine de bruit et de fureur . Un monde o ne rgne pas une conception du monde adquate sa ralit est livr tous les dtraquements.

C'est notre situation actuelle. Nous errons dans un monde cass ou, plus exactement, nous sommes jects du monde rel, nous voguons au hasard dans un monde d'apparences qui se fait et se dfait sans cesse, parce que l'homme moderne a refus la place qui lui est dvolue dans l'ensemble de la nature et que son intelligence na pas accept de fonctionner selon sa nature propre d'intelligence au lieu de se soumettre aux choses, elle a prtendu se soumettre l'univers. L'homme n'est plus alors un tre-dans-le-monde, il est un tre-hors-du-monde qui a perdu sa substance et ses caractres d'animal intelligent et qui cherche dsesprment ce qu'il est, parce qu'il a choisi de n'tre plus un tre-avec-le-monde-et-avec-son-Priucipe. La consquence suit, inluctable l'homme moderne est tout ce qu'on veut, sauf intelligent. Il est livr, sans rmission, une intelligence formelle qui travaille de moins en moins sur le rel et de plus en plus sur des signes. Son intelligence se byzantinise l'extrme et, pour dissimuler son dsastre, se dissimule sous les prtendus impratifs d'une raison ou d'une conscience universelle , rendez-vous de toutes les subjectivits affoles. L'homme n'est plus nulle part. Il est en pleine utopie. C'est pourquoi il n'est plus lui-mme. Il n'est plus homme. Il se veut homme nouveau et il veut un monde nouveau .

Nous avons dit que la rupture de la relation de l'intelligence au rel et de l'homme l'univers s'est consomme au XVIIIme sicle. Tous les historiens sont d'accord l-dessus. Mais pourquoi s'est-elle accomplie cette poque ? Pourquoi la conception traditionnelle et raliste du monde qui, d'Athnes Rome et de Jrusalem Rome encore, avait t celle de l'Europe pensante et agissante, s'effondre-t-elle au XVIIIme sicle ? La raison en est simple. Une conception du monde ne plane pas, dsincarne, dans l'inaccessible ther. Elle s'incorpore la vie des hommes et, parce qu'elle leur est commune, aux institutions des communauts humaines. Pour peu que les lites porteuses de cette conception du monde dont l'influence sur la vie quotidienne des autres hommes est immense s'en dtachent, renoncent la vivre, la remplacent par une autre, moins austre, plus brillante et plus flatteuse, voici que la conception du monde accrdite se met branler. Il suffit de quelques flures aux endroits critiques pour que l'difice s'croule, corps et me. Lorsque le haut clerg s'amuse renier Dieu et exalter l'homme dans les Loges, lorsque l'aristocratie se met l'cole des rhteurs et des barbouilleurs de papier, si talentueux soient-ils, on peut dire brutalement que c'est la fin des haricots. Petites causes, grands effets, dit le proverbe. Et, comme l'assure Auguste Comte avec une admirable acuit, en cette matire, c'est une rgle gnrale qu'il n'y a jamais de proportion entre l'effet et la cause : l'effet est toujours immense par rapport la cause . Une femme traverse la vie d'un chef d'entreprise, et voil une usine qui priclite. Le nez de Cloptre est ternel.

Il est superflu de refaire ici les analyses de Tocqueville, de Taine, d'Augustin Cochin et de rappeler la fascination exerce par les hommes de lettres sur l'aristocratie et sur le clerg du XVIIIme sicle, leur critique de la civilisation traditionnelle, leur dification de la raison, la volont de dtruire une socit qui ne leur accorde pas la place qu'ils se croient due, leur prurit d'galit, leur dnonciation des privilges, et surtout leur prodigieuse habilet transformer les passions qu'ils prouvent en principes de droit immuables et rsoudre tous les problmes humains par le discours, l'crit, la discussion, la conversation mondaine, les colloques de salon, de chapelle, de cercle, de cnacle, les dbats d'assemble, les palabres de socit, le dialogue universel, comme nous dirions aujourd'hui.

Mais cette ascension inopine et spectaculaire des spcialistes de la parole, de la plume, du maniement des ides, des reprsentations mentales et des mots qui les expriment, n'est que l'aspect sociologique d'un changement beaucoup plus profond. Nous assistons au XVIIIme sicle - et l'aventure n'est pas encore termine une mutation de l'esprit humain que nous pouvons dcrire avec prcision, maintenant qu'elle est parvenue son comble, sinon mme son terme.

En effet, jusqu'au XVIIIme sicle, les vnements qui ont jalonn l'histoire humaine : guerres, inventions techniques, dcouvertes gographiques, migrations, tablissements de cits, de royaumes, d'empires, apparitions de saints, de gnies, de hros, transformations des ides religieuses, etc., ont tous affect l'tre humain dans sa vie mme. Aucun d'eux na t un vnement purement intellectuel son origine, pas mme l'invention de la logique par Aristote (dont le moins qu'on en puisse dire est qu'elle a donn l'esprit humain son statut dfinitif), puisque l'art de raisonner est non point l'uvre de la raison, mais de l'homme lui-mme un chair et en os qui utilise sa raison, et que, selon le mot profond du Stagirite, ce n'est pas la pense qui pense, mais l'homme par sa pense. Aucun de ces vnements n'a jamais atteint l'intelligence en elle-mme et, quels que fussent les heurs et malheurs qu'ils provoqurent, l'intelligence de l'homme na cesse d'tre aprs eux la facult qui connat le rel en s'y conformant. En aucun cas, la primaut de l'activit propre l'intelligence : la contemplation du vrai na t remise en question. La premire fonction de l'esprit humain n'a jamais cess d'tre la fonction de connatre, la thorie ; et le type de vie le plus lev, la vie contemplative dont Virgile nous a transmis le secret:

Felix qui potuit rerum cognoscere causas,

a toujours t considre comme le sommet de la sagesse et du bonheur. Cette priorit absolue de l'intelligence soumise l'objet n'a pas t conteste, quoi qu'on dise, par le Christianisme. L'amour n'a pas supplant l'intelligence, car si Dieu est Amour, il a fallu qu'il se ft connatre comme tel aux hommes et leur enseignt la Bonne Nouvelle.

Reconnatre sa dpendance l'gard de la ralit et de son principe transcendant, confesser le lien nuptial qui unit l'tre de l'homme l'tre universel et sa cause, au moins de manire implicite, voil qui est la condition essentielle enjointe l'intelligence pour s'exercer et que l'intelligence a toujours observe quels que fussent les vnements. Si l'intelligence, dans son acte premier, ne se tourne pas vers la ralit extramentale, si elle se retourne vers elle-mme et projette sur soi un regard nocturne de complaisance, autrement dit et selon la formule antique, si elle se refuse d'tre mesure par les choses pour se dire leur mesure, alors l'intelligence ne connat plus les choses, elle rpudie sa fonction propre en rejetant la loi. Avant le XVIIIme sicle, la connaissance est lie sa puissance de communion - et donc de consentement, d'acceptation et de docilit - avec lunivers et sa cause. Aprs le XVIIIme sicle, ce pacte originel est bris : l'intelligence se considre comme une souveraine qui gouverne, rgente, domine et tyrannise la ralit. Elle projette du haut de sa transcendance ses seules lumires sur le monde et l'ordonne selon ses impratifs. La raison se considre comme la force cratrice qui se dploie, se dveloppe, progresse travers toute l'humanit et tout l'univers pour en faire une humanit vraie, un univers vritable. L'intelligence ne reoit plus du rel sa loi : elle est la lgislatrice suprme qui impose ses normes la ralit.

Les philosophes du XVIIIme sicle se sont bien aperus de ce renversement de direction qu'ils opraient dans l'activit intellectuelle et l'Encyclopdie fut cre, de leur propre aveu, pour changer la faon commune de penser . De fait, il s'agit d'une inversion, sinon mme d'une subversion complte de l'acte de connatre L'intelligence n'est plus faite pour contempler l'ordre de l'univers et pour le comprendre, mais pour le constituer partir des rgles qu'elle a dcouvertes en se connaissant d'abord elle-mme et qu'elle impose ensuite la ralit. Comprendre, c'est dsormais dominer. Descartes a formul, une fois pour toutes son sens, la charte nouvelle de la raison : la connaissance que la raison a d'elle-mme et de sa mthode de connatre rend l'homme matre et possesseur de la nature .

Cet empire de la raison et de ses lumires s'exerce de deux faons aussi autoritaires l'une que l'autre, anodinement dnommes analyse et synthse. La premire dcompose le rel en lments simples ; la seconde le reconstruit partir de ces mmes lments et selon l'ordre mme de la raison. Dans ces deux phases, la raison manifeste son omnipotence par son travail de dissolution et de reconstruction effectu selon les normes qu'elle a elle-mme dictes. Elle connat dsormais le rel, non point parce qu'elle en a reu l'empreinte, mais, au contraire, parce qu'elle lui imprime sa marque de fabrique. Pour connatre vraiment, il faut donc, selon l'esprit du XVIIIme sicle, refaire l'objet, le produire en le composant, et pour ainsi dire, le construire. Alors, et alors seulement, la connaissance est sans mystre : une ralit qui ne peut tre recre entirement par l'esprit reste obscure l'esprit, tandis qu'un tre construit par l'esprit lui est entirement transparent, lumineux de part en part. Ce que l'on fait, on le sait. Savoir c'est faire. Toute activit de connaissance est une activit constructive. L'activit potique de l'esprit supplante compltement l'activit spculative. Elle l'a aujourd'hui radicalement vacue.

Le kantisme a systmatis cette nouvelle attitude de la pense humaine. On peut le ramener trois positions : l'intelligence est incapable de saisir l'intelligible, prsent dans le sensible, et l'ordre noumnal lui chappe entirement ; la fonction de l'intelligence est d'organiser en un tout cohrent la multiplicit des sensations et des images qui lui apparaissent et, au lieu d'tre fconde par le monde rel, c'est elle qui fconde le monde des phnomnes et lui confre un sens ; l'homme n'est plus un tre en relation fondamentale avec la plnitude de l'tre, il est une Raison, identiquement prsente dans tous les tres humains, qui fabrique d'elle-mme un systme de relations dont elle projette la trame dans la diversit du monde sensible li par elle.

Adriano Tilgher, historien du travail dans la civilisation occidentale, a remarquablement formul cette inversion de l'activit intellectuelle chez l'homme moderne Kant est le premier concevoir la connaissance... comme une force synthtique et unificatrice qui, du chaos des donnes sensibles, extrait, en procdant selon les lois immuables de l'esprit, le cosmos, le monde ordonn de la nature. L'esprit apparat ainsi comme une activit qui cre de son propre fonds l'ordre et l'harmonie. L'ide de l'action productive s'implante au cur de la spculation philosophique et ne la quitte plus. Toute l'histoire de la philosophie moderne dans ses courants significatifs, du criticisme de Kant aux formes dernires du pragmatisme, est l'histoire de l'approfondissement de cette ide de l'esprit comme activit synthtique, comme facult productrice, comme cration dmiurgique... On ne connat rellement que ce qu'on fait. Mais que fait l'homme vraiment ? Certainement pas les donnes dernires des sensations; elles lui sont imposes du dehors ; elles sont en lui, mais elle ne sont pas de lui. Mais il peut, grce son travail, combiner de diffrentes manires ces donnes dernires de faon les rendre obissantes ses besoins, sa volont, son caprice ; il substitue ainsi peu peu la nature relle, la nature nature, une nature de laboratoire et d'usine, qu'il connat parce qu'il l'a faite, qui est claire pour lui parce qu'elle est son uvre. Le problme de la connaissance reoit une solution pratique. La technique rsout pratiquement le problme de la connaissance.

Qu'il s'agisse l d'une vritable mutation de l'intelligence humaine et, de ce fait, de l'homme, il n'est pas permis d'en douter. Kant en tait parfaitement conscient : il tait convaincu d'avoir procd en philosophie une rvolution copernicienne : au lieu que l'esprit gravite autour des choses, ce sont dsormais les choses qui gravitent autour de l'esprit, comme les plantes autour du soleil. Marx n'aura plus qu' prciser la consquence de ce renversement: La critique de la religion dsabuse l'homme, afin qu'il pense, agisse, faonne sa ralit, comme un homme dsabus, arriv la Raison, afin qu'il se meuve autour de lui-mme, autour de son vritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, aussi longtemps qu'il ne se meut pas autour de lui-mme. L'homme n'a plus connatre la Cration telle que le Crateur l'a fixe. Il refuse dsormais de s'aliner en l'illusion d'un monde indpendant de lui et suspendu un Principe transcendant. Il sait dsormais, continue Marx, que la conscience humaine est la plus haute divinit et qu'elle a pour tche de crer un homme nouveau et un monde nouveau qui seront l'homme et le monde rels .

Dj, avant Marx, Feuerbach avait dfini cette mutation et cette subversion de l'intelligence dont les chos grondent dans l'me des hommes d'aujourd'hui: L'objet auquel se rapporte essentiellement et ncessairement un sujet n'est autre que l'tre propre du sujet , autrement dit l'objet de l'intelligence humaine est l'intelligence elle-mme qui se saisit dans son lan crateur o elle se rejoint comme principe d'elle-mme et du monde. L'intelligence est Narcisse, non point un Narcisse fig dans la contemplation de soi-mme, mais un Narcisse qui, devant son propre miroir, se cre soi-mme en crant le monde et progresse sans dsemparer vers sa propre apothose. L'tre absolu, le Dieu de l'homme, continue Feuerbach, est l'tre propre de l'homme.

Telle est l'infaillible consquence de la mutation de l'intelligence elle est accule la dification. En effet, si l'esprit est une facult productrice, si la connaissance est un travail producteur, connatre n'est plus alors, selon le brocard fameux, devenir l'autre en tant qu'autre , connatre est agir sur les tres et les choses afin de les rendre intelligibles en leur substituant l'ide qu'on en a et en les transformant selon cette reprsentation. Le monde n'est monde qu'en tant qu'il est construit par l'intelligence de l'homme.. Dsormais, on ne connat plus que ce qu'on fait. Sans doute, l'homme ne cre t-il pas ses sensations. Il les reoit encore de l'extrieur. Mais ce monde extrieur dont il parat tributaire nest pas proprement parler connu, il n'est qu'une espce de matire plastique dans laquelle l'intelligence humaine imprime sa forme. Grce ce travail de l'intelligence sur les donnes sensibles, l'homme peut donc transformer le monde extrieur de manire le rendre obissant ses dsirs, ce qu'il estime utile ou ncessaire, toutes les exigences de sa vie individuelle et sociale. Le monde extrieur ne rsiste plus l'homme. Par la fusion de l'atome, son dernier rduit a t forc. Le monde est ainsi transformable volont. Il n'a plus rien de mystrieux, de sacr. Caeli et terra NON enarrant gloriam Dei. Il n'y a plus de faits trangers l'homme et auxquels l'homme doit se soumettre. Il n'y a plus dvnements trangers la volont humaine et que l'homme doit subir. Tout est fait par l'homme et pour lhomme. Il n'y a plus que l'histoire de l'homme effectue par l'homme. Le monde devient ce que l'homme veut le faire devenir. L'homme rgne sur lui comme un dieu ou comme un dmiurge. Plus il accentue son emprise sur le monde, plus il s'rige en absolu, plus il se substitue au Crateur, plus il s'tablit comme un tre qui n'a point besoin de Dieu, qui se suffit lui-mme et qui se fait lui-mme en toute indpendance et en toute libert.

Cette immense aspiration l'asit et la dit, cette prodigieuse autosuffisance et idoltrie de soi-mme, inaugure par le Cogito cartsien, intronise par la Raison kantienne, porte au pinacle par l'Esprit hglien, magnifie en l'homme par Feuerbach et incarne par Marx dans le communisme o l'homme fait compltement retour lui-mme et se reconnat pour la plus haute divinit , celle qui ne souffre point de rivale , n'est pas seulement l'apanage des philosophes. Elle sest rpandue dans l'humanit tout entire, avec une rapidit foudroyante, par la diffusion des Lumires , autrement dit par l'expansion universelle de l'enseignement et par la prolifration de la classe des intellectuels. Et cela se comprend.

Rien n'est plus difficile que de pntrer la ralit des tres et des choses dans toute leur profondeur en face du moindre grain de sable, l'intelligence est renvoye la totalit de l'univers et Dieu. Le rel rsiste l'esprit et saisir sa nature intime est une uvre de longue haleine o l'exprience a un rle immense qu'il faut sans cesse raviver. Il n'en est pas de mme des ides et des reprsentations mentales. Elles sont filles de la pense, elles en sont les dociles servantes, elles se soumettent ses desseins, ses vux, ses projets, sans rbellion. L'intellectuel rgne en dominateur sur son monde intrieur. Rien n'est plus grisant que ce jeu d'ides o le joueur triomphe immanquablement, pourvu que l'ide distende ou rompe sa relation au rel et que soit abolie l'intrieur du cerveau ou dans le langage la dure loi de la confrontation avec l'exprience qui soumet nos reprsentations un implacable contrle! Cette tricherie est d'une frquence inoue chez l'intellectuel. Le contact svre et rude avec les tres et les choses qu'exige la vrit du sens, la relation vcue la ralit totale et son Principe que prsuppose l'exercice de l'esprit, s'affaiblissent presque toujours chez lui dans la mesure o, enferm dans son pensoir , il s'applique raffiner ses ides et leur expression. Presque toujours, ces signes du rel que sont les concepts et les mots qui les traduisent tiennent lieu pour lui de ralit et remplacent pour lui le monde tel qu'il se rvle l'observation et l'intelligence objective. La longue habitude qu'il a de manipuler avec la plus grande aisance ces signes idaux ou verbaux lui communique l'impression et bientt la conviction qu'en tenant des formules, il possde la ralit elle-mme. Bien plus, il se persuade que la solution des problmes laquelle il parvient en agenant les ides entre elles est celle-l mme que la ralit rclame, mais dont quelque malin gnie, diffuseur d'aberrations sculaires, touffe la voix. La salive et l'encre ont tt fait de lever les obstacles. Comment alors s'tonner que la nouvelle conception de l'homme et du monde que nous avons appele idalisme ait remport un si vil, un si prompt succs, particulirement dans la gent enseignante o il maintient, sous des noms divers, qui vont de l'existentialisme au marxisme et au structuralisme, des positions solides et, vu les conditions de recrutement du corps professoral, inexpugnables. L'idalisme attire tous les esprits qui renclent devant l'effort dployer pour pouser le rel et qui prtendent, malgr leur dmission ou cause de leur dmission mme, offrir une solution tous les problmes humains, ft-ce au prix de la suppression de tous les problmes et de leur caractre humain. Il va comme un gant tous ceux qui sacrifient les leons de l'exprience et de la tradition leurs propres leons. Il suit la pente de la facilit: organiser la poussire des sensations et la multitude des images qui nous assaillent, selon des schmes superficiels que leur apparence suggre et que l'intelligence labore au-dedans d'elle-mme en vertu d'un prtendu pouvoir crateur ou d'un soi-disant droit de conqute, ou prouver la prsence des plus humbles ralits de la vie quotidienne dans une exprience profonde o collaborent la sensibilit, l'imagination, l'esprit, et la surlever au niveau de la pense qui la conoit ? O se trouve la vritable crativit: dans les artifices du discours et de l'crit ou dans l'acte d'intelligence laborieux o le germe intelligible que contient le sensible donne sa fleur et son fruit ? Qu'y a-t-il de plus malais: dcouvrir l'ordre naturel de l'univers ou enfermer les tres et les choses dans le cadre des formules, fussent-elles mathmatiques ?

L'idalisme favorise, de toute son impuissance, la substitution de l'intelligence utopique l'intelligence relle. Une conception du monde et de l'homme qui tourne le dos aux svres exigences d'humilit imposes l'intelligence en matire de vrit et qui mconnat que l'esprit humain se situe au niveau infrieur dans la hirarchie des esprits, tout en permettant ceux qui la professent d'taler leur virtuosit, a toutes chances d'obt