17
INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD Patrice Huerre et Sylvain Missonnier ERES | Enfances & Psy 2008/2 - n° 39 pages 129 à 144 ISSN 1286-5559 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2008-2-page-129.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Huerre Patrice et Missonnier Sylvain, « Interview d'Alice Doumic-Girard », Enfances & Psy, 2008/2 n° 39, p. 129-144. DOI : 10.3917/ep.039.0129 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. © ERES

INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD Patrice Huerre et Sylvain Missonnier ERES | Enfances & Psy 2008/2 - n° 39pages 129 à 144

ISSN 1286-5559

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2008-2-page-129.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Huerre Patrice et Missonnier Sylvain, « Interview d'Alice Doumic-Girard »,

Enfances & Psy, 2008/2 n° 39, p. 129-144. DOI : 10.3917/ep.039.0129

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour ERES.

© ERES. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 2: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

129

1. Cette interview estpubliée conjointementdans Le Carnet/PSY.Nous tenons à remercierMmes Françoise Martel,secrétaire, et Brune deBérail, psychologue,pour leur travail de dac-tylographie et de remiseen forme du texte.

Patrice Huerre et Sylvain Missonnier

Interview d’Alice Doumic-Girard 1

G R A N D T É M O I N

Le nom d’Alice Doumic est étroi-tement associé pour moi, de longuedate, à ceux de Robert Debré, sonmaître, immense figure humaine,pionnier de la pédiatrie, esprit tou-jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grandechance de connaître de 1970 jusqu’àsa disparition en 1978, et de PierreMâle, clinicien hors-pair de l’adoles-cence qui a grandement contribué àmon intérêt pour ce groupe d’âge,ayant pu, comme externe, assister àquelques-unes de ses consultations àSainte-Anne.

Avec le premier, après qu’il a euguidé ses premiers pas en médecine,elle a souvent travaillé et s’est pen-chée sur les troubles du sommeil dutout-petit, cherchant la clé de cesdysfonctionnements précoces dansl’articulation du psychique et dusomatique. Avec le second, psycho-thérapeute d’adolescents, elleconforta son expérience du bébé,préfigurant les échanges ultérieursque nous connaissons à présentcomme particulièrement fructueuxentre professionnels de ces âges danslesquels les changements physiolo-giques sont largement décalés par

rapport au niveau de maturationpsycho-affective.

Nonagénaire, avec une vivacitéd’esprit intacte, elle a d’embléeaccepté la proposition d’une inter-view permettant de témoigner de laconstruction d’un parcours et d’unintérêt professionnel au service desbébés, comme pédiatre autant quecomme psychanalyste. Elle nous areçus chez elle, Sylvain Missonnier(que je remercie chaleureusementd’avoir accepté de participer à cetteaventure) et moi-même, là où denombreux bébés – et de nombreuxparents ! – lui durent un sommeilplus paisible.

Grande clinicienne du tout-petit,dotée d’une empathie particulière àl’égard des bébés, elle nous permetde mesurer les étapes parcouruesdans la prise en charge de cet âge,mais aussi la constance irrempla-çable d’une attention à l’autre et decapacités d’identification suffisantespour une pratique exigeante quel’avalanche de protocoles, de codifi-cations et de contraintes technocra-tiques rend d’autant plus précieuses.

Patrice Huerre

39

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 129

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 3: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

130

G R A N D T É M O I N

P.H. : Nous souhaiterions vousentendre parler de la façon dont s’estconstruit votre intérêt pour le bébé,car vous êtes une pionnière en lamatière.

A.D. : C’est vrai, j’ai été en quelquesorte à l’avant-garde dans cedomaine. Pourtant, nous avions tousbeaucoup de consultations d’enfantset de nourrissons. Mais, à l’époque oùj’ai fait mes débuts, l’intérêt pour lesbébés ne faisait plus partie de l’éduca-tion familiale et n’était pas encoretout à fait un objet d’étude. Les mèresdisaient à leurs filles : « travailleparce que tu auras une meilleuresituation » mais jamais : « occupe-toide ton petit frère ». Pourtant, commema mère était canadienne par sonpère, dans ma famille on vous disaittrès souvent : « occupe-toi de ton petitfrère, fais le dîner, couche le, etc. » !

P.H. : Vous vous êtes donc occupéetrès tôt de petits ?

A.D. : Oui très tôt, de fait, nous étionshuit enfants et mes voisins onze. Noussommes quelques-uns à être devenusmédecins. Il faut dire que, pendant laguerre de 1914-1918, les aînésdisaient : « Papa ne va pas être trèscontent, parce que cette année mamann’a pas eu un nouveau bébé. » Àchaque permission, il fallait avoir unbébé ! Ils trouvaient que ce n’était pasencore assez rapproché d’avoir unenfant tous les deux ans…

P.H. : Après cette première occasionde côtoyer les bébés dans votre viefamiliale, comment vous est venu lechoix de votre orientation profession-nelle ?

A.D. : Simplement, comme nousétions huit, il fallait gagner sa vie leplus tôt possible tout en suivant desconférences d’externat puis d’inter-

nat. Mon patron – Robert Debré – m’aalors confié la charge de deux dispen-saires où j’ai appris énormément.Tous les médecins, d’ailleurs, appren-nent par leurs patients. Ces dispen-saires de banlieue étaient fréquentéspar des jeunes femmes qui n’avaientpas beaucoup d’instruction maisétaient prêtes à entendre. Elles vousdemandaient de vous occuper d’elleset j’avais remarqué qu’elles s’interro-geaient souvent sur des choses trèssimples : des choses qu’une mèreapprend à sa fille. Si bien qu’une fois,je me souviens, l’une d’elles medit : « Mon mari et moi, nous nesavons pas comment faire avec le laiten poudre puisque notre enfant estsevré maintenant. Nous ne savons pascomment la poudre peut fondre. » Jelui ai demandé d’apporter son lait enpoudre et de me montrer les gestesqu’elle faisait chez elle pour arriver àce que ça ne marche pas : elle faisaittellement bouillir l’eau que la poudrene pouvait plus y fondre !

P.H. : C’est donc par la pédiatrie quevous avez commencé ?

A.D. : Oui. Au départ, je pense quec’est à cause de ma mère que je mesuis intéressée à la médecine. Les jar-dins n’étaient pas aussi plats et équili-brés qu’aujourd’hui, on tombait toutle temps et tous les enfants avaient lesgenoux écorchés. Ma mère savonnaitpuis mettait de l’iode sur les écor-chures et elle m’appelait pour soufflersur les genoux soignés. J’étais la souf-fleuse attitrée ! Dès que l’on tousso-tait ou que l’on avait une petiteangine, elle nous badigeonnait de bleude méthylène. Les jeunes femmes decette génération ne savaient pasqu’elles évitaient ainsi à leurs enfantsbeaucoup d’angines graves, voire trèsgraves pour les garçons. Or, voussavez que le bleu de méthylène

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 130

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 4: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

change vos urines et moi, à 4 ans, jetrouvais que c’était magique commetout. À cet âge, vous comprenez, voustrouvez ça extraordinaire et vous vousdites que soigner est merveilleux !

Ensuite, à 13 ans, j’allais chez undentiste qui habitait rue Dupuytren,c’est une rue qui commence rue del’École de Médecine, si bien quelorsque je la traversais, je regardaisles livres avec tous ces mots que je necomprenais pas. Jusqu’au jour où j’aivu qu’il y avait un corps humain surun cartonné, avec la peau, puis lesnerfs, les artères, les muscles, etc.Mais il avait un détail qui était desplus précieux : on voyait quel’homme avait les cheveux gominés,comme c’était alors la mode. Hormisce détail, on n’aurait eu aucun repèretemporel.

LE DÉPART AUX ÉTATS-UNIS, LA DÉCOUVERTE DE L’ÉTHOLOGIE

P.H. : Cela vous a-t-il conduit auxétudes médicales ?

A.D. : Oui ! C’est ce qui m’a conduità la médecine : ma curiosité, les soinsmaternels et ensuite les dispensaires.

Je suis finalement passée de mafamille, où il fallait que je fasse lamère, au dispensaire, où je faisais lamère pour les petites jeunes femmes.Elles étaient confiantes, elles reve-naient régulièrement, si bien que j’as-sistais vraiment à la croissance del’enfant, et pas passivement ; ellesavaient avant tout besoin d’être aidéespar des conseils très simples. Ça a ététrès important dans ma formation.Ensuite, il y a eu le départ aux États-Unis avec la bourse de la fondationRockefeller. En 1946, je finissais l’in-ternat quand Robert Debré m’a pro-posé de faire cette demande à laRockefeller. Il m’avait dit que mademande devait être très précise pour

obtenir une bourse. C’était unechance merveilleuse pour moi !Comme j’avais vu apparaître la psy-chosomatique dans les revues médi-cales, j’ai dit à mon cher patron que jevoulais aller chez un médecin qui faitde la médecine psychosomatiqued’enfant.

Je suis allée chez le Pr Kanner. Ilavait alors une grande réputation,mais il était très « neurologue », sivous voulez… J’avais le sentimentqu’il fallait chercher ailleurs, dansune autre direction. C’est alors que jesuis allée à Boston, et là, j’ai étéémerveillée !

P.H. : Avec qui avez-vous travaillé ?

A.D. : À Boston, j’étais dans un ser-vice de pédiatrie, avec une pédiatreétonnante : elle étudiait la nature dulien entre la mère et son enfant.C’était cela la psychosomatique queje cherchais et aussi ce que medemandaient ces petites jeunesfemmes du dispensaire. J’ai assisté àdes consultations de chirurgie, là-bas,c’était la même chose : un enfantsemblait avoir l’appendicite ou autre,mais ce que l’on cherchait en premierlieu c’était à connaître l’atmosphèredans laquelle il vivait.

Dans cet hôpital, il y avait aussides éthologues. J’y ai rencontréRobert Yerkes 2 qui s’occupait dechimpanzés et lui ai demandé cequ’il pensait des bébés chimpanzés.Tous ces chercheurs étaient d’unegrande générosité, ils vous donnaientvolontiers leurs tirés à part et lesrésultats de leurs recherches. Ce quej’ai appris avec lui, c’est que, dansles premiers temps, un bébé chim-panzé a tout à fait les mêmes his-toires qu’un bébé humain. Cela m’abeaucoup intéressée.

J’ai aussi rencontré Beach 3 quitravaillait sur les oiseaux. C’est lui qui

131

2. Robert Mearns Yerkes(1876-1956) : psycho-logue et éthologue amé-ricain, primatologueavant la lettre, il est l’undes pionniers de la psy-chologie comparéehomme-animal, étudiantde Münsterberg, colla-borateur de Watson.

3 Frank Ambrose Beach(1911-1988), psycho-logue américain dans ledomaine de la psycholo-gie expérimentale etcomparée.

G R A N D T É M O I N

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 131

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 5: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

132

4. Georges Dumas(Lédignan, 1866-1946),médecin et psychologuefrançais. Adversairedéclaré de Freud et de lapsychanalyse. Étudiantde Ribot et professeur deJousse.

5. Myriam David (1917-2004), pédopsychiatre etpsychanalyste, accom-plit un travail précurseursur l’importance dessoins corporels et lesinteractions mère-enfanten France.

6. Syndromes de Turner-Albright et de Mc Cune-Albright.

7. Albright Fuller(Buffalo, 1900-Boston,1969), médecin endocri-nologue.

G R A N D T É M O I N

m’avait dit un jour : « Si vous isolezun pigeon dans une cage, alors il ne senourrira plus, il ne chantera plus, et ilen mourra. Vous lui mettez un miroir,il continue à manger, à se développeret à être heureux. »

Je me souviens que quand j’aivoulu faire une psychanalyse, parceque c’était la grande période de lapsychanalyse, j’étais allée voir Lacan.Il animait alors des petits groupes lesoir, mais ça ne m’intéressait pas vrai-ment. J’avais commencé à y alleravec des amis et j’ai très vite arrêté.

Il m’avait demandé ce que j’avaisfait à la Rockefeller. Je lui ai dit,comme à vous, que j’avais vu ceséthologues qui étaient remarquableset qui s’occupaient beaucoup de lapetite enfance de l’oiseau, du chim-panzé… L’oiseau, ça l’a intéressé ; etquand je lui ai rapporté mon histoirede pigeon, il était enchanté : il étaittout juste en train de travailler le stadedu miroir. Mon histoire l’a surprisparce qu’on ne s’occupait pas assezde l’éthologie à ce moment-là. Je sen-tais que c’était cela aussi, le petithumain.

Pourtant, en France, je suis alléedans d’excellents services, commecelui de Dumas 4. Je me souviens que,quand j’y travaillais, il y avait quatrejeunes filles ayant des bébés et quivoulaient venir dans le service pen-dant 4 ou 5 mois pour donner leurexcès de lait aux nouveau-nés. Onn’était pas habitué à voir un nourris-son sans sa mère, mourant d’anorexieou d’autre chose, mais, dans les hôpi-taux, il y a des bébés sans leur mère.Pour essayer de comprendre ce qui sepassait pour ces bébés, Dumas utili-sait un baromètre enregistreur, lapression atmosphérique jouait d’aprèslui peut-être un certain rôle, mais il nepensait pas un instant à la mère.

P.H. : Vous avez assisté au début de lasensibilisation à ces questions là…

A.D. : La découverte de l’éthologie aété fondamentale pour moi. Je savaiscomment cela se passait chez leschimpanzés et chez les petits oiseaux.Tous ces éthologues étaient passion-nés par ce qu’ils faisaient et par leursdécouvertes. On ne pouvait plusregarder les animaux, ni les hommes,de la même façon après les avoir ren-contrés.

P.H. : Avez-vous été au contact deSpitz ou de ses collaborateurs durantvotre séjour aux États-Unis ?

A.D. : Ah oui, je l’ai connu.

P.H. : Est-ce que déjà à l’époque, ilavait développé les observations etles théorisations qui ont fait sonsuccès, comme les organisateurs ettout ce qui mena à ses réflexions surl’hospitalisme ?

A.D. : Non, je l’ai rencontré, mais jen’ai pas vraiment pu échanger aveclui. À ce moment-là, il venait d’immi-grer et il y avait une telle barrièreentre les gens… À Boston, je tra-vaillais surtout avec Myriam David 5

qui habitait chez la veuve d’OttoRank.

Dans le service d’endocrinolo-gie, ils venaient de découvrir l’agé-nésie ovarienne 6 : la maladie deTurner, des filles qui n’ont pas dedéveloppement des ovaires. Je medemandais comment elles vivaientcela. Ainsi, durant l’année que j’y aipassée, j’ai pu recueillir des observa-tions et les rapporter en France.Albright 7 m’a donné tous ses dos-siers. On aime tellement la sciencedans ce pays qu’il suffisait d’afficherdans la ville – New Haven en l’oc-currence – pour dire qu’on avaitbesoin de voir six petits garçons de

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 132

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 6: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

3 mois pour qu’immédiatement lesnourrissons arrivent.

P.H. : Ce séjour aux États-Unis a étéune étape marquante pour vous ?

A.D. : Oui, j’ai eu une chance extra-ordinaire. Par exemple, j’ai étéenvoyée à Manchester, dans leMinnesota, alors qu’ils ne pouvaientprendre que cinq stagiaires. C’étaitavec Benjamin Spock 8 qui venait desortir son petit livre, un best-seller. Ilm’avait dit : « J’en ai déjà vendu800 000 en poche, parce que j’aidemandé que le carton sorte en mêmetemps que le poche ». Vous voyez : ilétait généreux à ce point là !

Avec lui, pour observer les bébés,nous utilisions un tableau en deuxcolonnes avec dans l’une : gai –joyeux – agréable…, et puis surl’autre colonne : irritable – colé-reux… Nous voyions des nouveau-nés de 5 jours avec leur couche. Vousne saviez pas si c’était un garçon ouune fille et c’était la première chosequ’il fallait deviner. Je dois dire que jene me trompais presque jamais ! C’estce que Benjamin Spock m’avait écriten dédicace de son livre : « Pour AliceDoumic experte découvreuse desexe : sex guesser » ! C’est l’expé-rience de mes dispensaires qui mepermettait cela, j’y voyais tellementde visages d’enfants, de mains d’en-fants, de narines d’enfant, etc., que jene pouvais pas me tromper !

P.H. : Pourrait-on dire que vous étiezplus intéressée par la pratique cli-nique que par la recherchethéorique ?

A.D. : Oui, tout à fait. Mon patronm’avait parlé d’un clinicat après laRockefeller, mais à mon retour, ilavait changé d’avis et pensait que jedevais faire une agrégation. Je lui aiécrit une belle lettre lui disant que je

ne voulais plus apprendre pour réciter,que je souhaitais continuer de voir desenfants avant tout et donc être chef declinique. 15 jours après, il m’a faitvenir pour exercer comme chef de cli-nique. Je n’avais pas de bureau et jeme sentais mise de côté, mais j’étaisdans le service que j’avais choisi.

LA PSYCHANALYSE

P.H. : Vous aviez déjà commencé uneanalyse à ce moment-là ?

A.D. : Ah non, c’était en revenant. Ilfallait déjà pouvoir la payer ! C’estaprès que j’ai été analysée par quel-qu’un de très fin, délicieux. Je croisd’ailleurs que, là encore, le rythme ason importance ; ceux qui refont destranches d’analyse n’ont pas tort,parce qu’on ne voit pas les choses dela même façon tout au long de la vie.

P.H. : Vous avez dit que c’était à lamode de faire une psychanalyse àl’époque, il y avait une sorte de pres-sion ?

A.D. : Oui, c’était dans le vent, on nepouvait pas se contenter de faire de lapsychiatrie.

P.H. : Et pour vous, cela avait un sensplus personnel ?

A.D. : Oui, j’avais gardé desséquelles de mon adolescence : je neme trouvais pas assez mûre, deschoses de ce genre là. Quand on estadolescent, on est tout le temps dansla dysharmonie, de ce fait, vos parentsvous trouvent insupportables et ne serendent pas compte du désespoir qu’ily a à être dans la dysharmonie… Lesparents passent souvent à côté de cela.

P.H. : C’est ce qui vous a motivée àengager une psychanalyse ?

A.D. : Non, c’était surtout parce quetout le monde se faisait psychanaly-ser ! On ne pouvait plus faire de psy-

133

8. Benjamin McLaneSpock (1903-1998),pédiatre américain quipublia, en 1946, Thecommon sense book ofbaby and child care (tra-duit en 1952 sous letitre : Comment soigneret éduquer son enfant ?),qui devint un best-sellermondial (en 1998, plusde 50 millions d’exem-plaires traduits en39 langues).

G R A N D T É M O I N

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 133

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 7: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

134

9. Fondateur en 1925 dupremier service de neu-ropsychiatrie infantile àl’hôpital des enfantsmalades.

10. Louis Ombrédannefut un des fondateurs dela chirurgie pédiatrique(1871-1956).

G R A N D T É M O I N

chiatrie sans être en analyse. Despetits groupes de réflexion se for-maient, je voulais y participer et ilsauraient refusé de m’y admettre si jen’avais été psychanalysée.

P.H. : Mais qu’en était-il alors desgrandes figures de la psychiatrie ?

A.D. : La psychiatrie, comme vous lesavez, était très en retard. LePr Heuyer 9 était quelqu’un de trèschaleureux, mais dans son servicelorsqu’on voyait, par exemple, ungarçon qui commençait une schizo-phrénie – c’était tout de même dessymptômes qu’on arrivait à grouper –le traitement consistait en une piqûred’essence de térébenthine ! Le patientfaisait un abcès et montait à 40° C detempérature… Cela leur provoquaitun malaise horrible et c’était ça letraitement dont on disposait. On pensait que le repos allait les guérir,ce qui n’est pas tout à fait vrai ! Il yavait des choses très archaïques enmédecine.

On ne connaissait pas du tout lagériatrie non plus à ce moment-là.Beaucoup de médecins disaient auxgens : « Faites plus d’exercice » et lesgens mouraient d’un infarctus dumyocarde parce qu’on leur avaitconseillé de faire de la course à piedtous les matins !

P.H. : Et pour ce qui est des bébés,mis à part vos maîtres en pédiatrie,pas grand monde ne s’y intéressait ducôté de la psychiatrie ou de la psy-chanalyse ?

A.D. : Non, quand j’ai été reçue àl’internat, j’étais attirée par la neuro-logie et j’y avais une place d’interne.J’avais déjà passé près de trois anscomme externe et il n’y avait plusd’internat chez Ombrédanne 10.J’aimais beaucoup mon patron, mais

je n’étais pas du tout chirurgienne. Ily avait beaucoup de tuberculoses,qu’on soignait par l’immobilité, lesplâtres… Quand je lui ai dit que jevoulais faire de la neurologie, il m’adit que c’était un métier de bonnesœur et que pour avoir des clients,c’était vers la gynécologie qu’il fallaitaller. J’avais confiance en lui et j’aifait un peu de gynécologie, mais celane m’intéressait pas. Je regrettais mesdispensaires.

P.H. : C’est là que s’est confirmévotre intérêt pour la psychologie dupremier âge ?

A.D. : Oui. Un souvenir pour illustrercet intérêt : une fois, j’avais remplacéune camarade et j’avais trouvé quetous ces nourrissons étaient fort gros.Elle recommandait de leur donnerbeaucoup trop de farine. Mon expé-rience aux États-Unis m’avait apprisqu’entre 7 et 15 mois, les enfants ontune certaine coordination de leur sen-sorialité, de leur vision, de l’odorat etde la préhension. Ce qu’ils aiment,c’est choisir : vous leur donniez cepetit pois là ; et, bien non, c’est celuid’à côté qu’ils voulaient. C’est pour-quoi vous avez beaucoup d’enfantsqui, à 15 mois, refusent tout : ils n’ontpas pu dire : « J’en ai assez de voir tacuillère », ils ne peuvent plus fairequ’une chose, c’est un blocage total,ce qui peut mener jusqu’à l’anorexiedu bébé.

P.H. : La question du choix offert trèstôt au bébé vous venait des États-Unis ?

A.D. : Oui, on s’occupait beaucoupde la maturation aux États-Unis, etpas en France. Tandis que mon patronRobert Debré m’avait demandé derapporter tout ce qui avait été fait surl’anorexie, j’avais dû lui dire qu’il n’yavait rien d’intéressant à ramener sur

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 134

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 8: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

le sujet simplement parce qu’il n’yavait pratiquement pas d’anorexie dubébé là-bas. Cette phase terrible del’enfant qui refuse tout parce qu’onlui refuse de manger avec ses doigts etqu’il faudrait qu’il se serve tout desuite d’une cuillère ou une fourchette.Les Américains laissent tout simple-ment l’enfant manger avec ses doigts.Vous voyez, c’était des choses trèssimples mais qui suivaient la matura-tion. J’avais remarqué qu’en France ily avait beaucoup de ces dysharmoniesavec les nourrissons et leurs rythmes.Ces décalages par rapport à la matura-tion sont souvent très importants dansla clinique des nourrissons, pourtanton ne s’en occupait jamais, et celaparce que nous étions passés à uneculture verbale préférentielle. Il fallaitque les enfants parlent très tôt. Parler,c’est comme s’ils étaient déjà reçus en6e ou qu’ils avaient leur baccalauréat.C’était trop verbal et pas assez senso-riel. On ne s’occupait jamais de leurmotricité : c’est ce sur quoi je voulaisinsister quand nous avons écrit cepetit livre sur le sommeil. À cemoment-là, les parents qui venaienten consultation vous disaient : « Ilcrie la nuit » ou « Il prend la nuit pourle jour », mais jamais « Mon enfant ades troubles du sommeil ». Tous cesenfants-là, je les voyais dans unepièce à côté où il y avait des jouets etje parlais de leur sensorialité. Jamais,quand ils prenaient un jouet un peulourd, on ne leur disait : « Mais c’estlourd, trop lourd » – ou que c’étaitdoux quand ils caressaient le petitmouton… Tout ce qui était sensorieln’était pas considéré. On ne valorisaitplus que le verbe, si bien qu’il y avaitdes jeunes femmes qui parlaient à desbébés de 6 mois comme s’ils avaient8 ans, des bébés qui ne comprenaientrien et en étaient plutôt retardés dansleur développement.

LE SOMMEIL, INTRODUCTIONDE LA PSYCHOSOMATIQUE

P.H. : Vous avez donc fait une psycha-nalyse après avoir eu cette pratiquedans les dispensaires ; comment s’estdéployée votre activité ensuite ?

A.D. : J’avais dit à mon cher patronRobert Debré que je voulais faire dela psychosomatique mais il m’avaitrépondu que personne ne savait ceque c’était. Alors j’ai expliqué, puis,quand on a écrit le livre sur le som-meil, l’installation du sommeil, toutde même, ça l’a passionné. Mais voussavez, encore aujourd’hui, la psycho-somatique gagnerait à être connue etdiffusée. J’ai eu en soin de beauxenfants qui ont eu des bébés à leurtour. Après avoir lu mon livre sur lesommeil, l’un d’entre eux m’a écritdes États-Unis pour me dire que grâceà mon livre, il avait pu comprendre lesommeil de sa fille. Il y a encore desparents, même de cette génération etmême aux États-Unis, qui pensentque du moment que les mères dor-ment bien pendant leur grossesse,alors l’enfant dormira de même.

Vous avez beau leur dire : « Voussavez, votre enfant n’est pas commevous, il est autonome ! », ça ne passepas ! Quand il bouge en effet, ellesadmettent que c’est quelqu’und’autre, mais c’est tout en somme,l’autonomie n’est pas toujours priseau plein sens du terme, alors qu’aucundes rythmes de l’enfant n’est iden-tique à ceux de sa mère.

Mais vous savez, ça fait 10 ansque je ne me passionne plus assezpour ces choses là… Il y a quelqu’unqui fait un travail très intéressant àl’hôpital Rothschild, c’est AlainReinberg 11. Il a fait une recherche surles souris et il a pu observer que lesexcrétions de sodium, de potassium etde créatinine ne sont pas les mêmes

135

11. A-E. Reinberg estl’auteur de nombreuxt r a v a u x . D e r n i e rouvrage paru : Nos hor-loges biologiques sont-elles à l’heure ? Paris,Le Pommier, 2004.

G R A N D T É M O I N

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 135

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 9: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

136

G R A N D T É M O I N

quand les petites souris sont près deleurs mères ou des autres souris,comme si la mère était un synchroni-seur. Ça c’est merveilleux !

À l’Hôpital des Enfants Malades,il y avait aussi deux collègues ColetteDreyfus-Brisac et Antoinette Leriquequi étudiaient les électro-encéphalo-grammes des nourrissons et des bébésprématurés. Elles se sont aperçuesqu’on ne pouvait observer une diffé-rence entre sommeil et veille qu’àpartir de 6 mois de gestation.Beaucoup de gens pensent qu’un pré-maturé de 6 mois peut s’en sortirexactement comme un enfant né àterme, mais ce n’est pas vrai, il estencore poisson !

S.M. : Il y a là vraiment quelquechose de passionnant pour moi quim’intéresse de très près au prénatal.En effet, ces dernières années, ons’est beaucoup occupé des compé-tences précoces du bébé en oubliantjustement leur genèse prénatale.Alors que vous, dès l’époque de vostravaux sur le sommeil, vous êtes déjàdans une chronologie périnatale, cequi est vraiment très original.

A.D. : Travailler sur le sommeil m’abeaucoup intéressée. Il y a une biblio-graphie considérable sur ce sujet, ceslectures m’ont passionnée.

PARLER AUX BÉBÉS : LA RECONNAISSANCE

DE PIERRE MÂLE

S.M. : Quand vous parliez de psycho-somatique, vous référiez-vous à desAméricains, comme Alexander, ou àdes Français de l’école française psy-chosomatique de l’IPSO, commeKreisler ?

A.D. : Oui c’était tous des amis, maisje crois qu’une des rencontres fonda-mentales pour moi a été celle de

Pierre Mâle. C’était un psychiatreextraordinaire, spécialiste des adoles-cents. Il avait beaucoup d’intuition etarrivait à deviner des chosesincroyables. J’ai pensé que c’est luiqui saurait le mieux me guider profes-sionnellement. J’ai donc été dans sonservice (le service Henri Rousselle àSainte-Anne) et il est venu assister àune séance.

À l’époque, les gens étaient trèssurpris que je garde la mère lors desséances. Je n’ai jamais séparé unenfant de sa mère. Elles étaientcontentes de me voir parler à leurenfant et il était important qu’ellessoient là et qu’elles entendent. Cesont les enfants qui m’ont appris peuà peu comment leur parler. Si l’onparle à un enfant de 6 mois commes’il avait 8 ans, il ne comprend rien,tandis que si vous adoptez un langagelitanique, comme disait Mâle, quevous donnez le mot comme si c’étaitun bon mot, alors même un tout petitbébé pourra vous comprendre. C’estaussi pour cela qu’il faut formuler dedifférentes manières ce que l’on dit àun enfant. Jamet, philosophe, disaitque la narration est plus importanteque la récitation, je crois profondé-ment cela.

Par exemple, au lieu d’annoncer àun bébé : « Il est l’heure d’aller aulit. », mieux vaut lui dire : « Viens, tuvas faire un gros dodo », et vousrajoutez ensuite : « Tu vas voir, toutva être tout chaud, tout chaud, tu vasêtre bien dans ton dodo et bien sur tonoreiller et puis après papa va venir tedire bonsoir. » En fait, je me mettais àla place d’une nourrice, de manière àce que les mères comprennent quel’on pouvait parler comme ça à leurenfant alors qu’on préconisait généra-lement aux jeunes femmes de ne pas« parler bébé » à leurs enfants. Lesmères s’en empêchaient donc, mais

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 136

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 10: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

c’était les nounous qui avaient raison.Comme Mâle le disait, les nounousparlaient aux enfants à leur hauteur.

P.H. : Vous avez continué avec Mâle ?

A.D. : Oui, il trouvait que j’avais unlangage très spécial, litanique et lent.Je crois que la lenteur était en effettrès importante, à tel point que plusj’avançais, plus c’étaient des nourris-sons et des jeunes mères qui compo-saient ma clientèle. Elles ne savaientpas tout à fait pourquoi, mais ellessentaient que leur enfant n’allait pasbien, qu’il n’était pas à l’aise. Lespédiatres qui me les envoyaient nem’ont jamais considérée comme unerivale, au contraire, comme je leurrenvoyais un compte-rendu, ils étaientcontents d’être tenus au courant de ceà quoi l’on était arrivé avec la mère etde savoir que l’on pouvait trouver untraitement moins lourd pour l’enfant.

P.H. : Quelle a été pour vous l’impor-tance des auteurs anglais commeMelanie Klein, Winnicott…

A.D. : Je crois que Melanie Kleinséparait de leur mère des enfants de10 mois, alors que pour moi, c’estimpossible. Je me suis toujoursdemandé comment elle pouvait avoirdes enfants qui ne crient pas en séancealors qu’ils étaient ainsi arrachés àleur mère… Même à 2 ans, les enfantsn’aiment pas ça.

P.H. : Vous avez eu l’occasion de ren-contrer Melanie Klein ou de l’en-tendre parler ?

A.D. : Non, j’étais plus proche desAméricains. Mon projet de thèse surla psychologie des filles atteintesd’agénésie ovarienne les intéressaitbeaucoup. On pensait que la liaisonentre l’endocrinologie et la psycholo-gie pouvait être très riche.

S.M. : Je repense à votre rencontreavec Pierre Mâle. En relisantPsychothérapie du premier âge 12, onest frappé de l’originalité de faire dia-loguer ensemble spécialiste de l’ado-lescent et spécialiste du bébé, et plusencore de votre mise en convergencedu prégénital archaïque chez l’ado-lescent et chez le bébé. D’où tenez-vous cette intuition ?

A.D. : L’intuition est l’intuition,voyez-vous ! Je me souviens queMâle était extraordinaire en consulta-tion, les patients étaient très surpris dece qu’il parvenait à deviner.D’ailleurs il se prêtait à ce jeu de devi-nette bien en dehors des séances.Quand nous allions au restaurant,dans le quartier du ministère de laDéfense, il s’amusait à deviner quiétaient les gens qui y dînaient, cequ’ils faisaient dans la vie.

S.M. : Comme une espèce de rêverie,de liens avec des niveaux plusarchaïques ?

A.D. : Mâle avait 20 ans de plus quemoi mais je n’avais aucune timiditéavec lui. Je l’avais connue petite fille.Quand son père avait été nommédirecteur de la villa Médicis, en Italie,il avait laissé Pierre Mâle seul à Paris.Il était en première à Henri IV, et lepays était en pleine guerre. Je croisque ça a été très formateur pour lui. Jel’avais rencontré au 300e anniversairede l’Académie Française. À cemoment-là, tout le monde me disait« Tu ne vas pas faire de la psychiatrie !Ça ne se fait pas ! Ça rend fou ! », deschoses comme ça. Mâle refusait delaisser dire des choses pareilles, il par-tait dans des explications passionnéeset j’ai toujours apprécié de communi-quer ainsi avec lui. Je sentais que jefaisais les choses un peu comme lui,mais sans en être sûre.

137

12 P. Mâle, A. Doumic-Girard, F. Benhamou,M.-C. Schott, 1975,Psychothérapie du pre-mier âge, de la théorie àla pratique, Paris, PUF.Cf. Notice bibliogra-phique.

G R A N D T É M O I N

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 137

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 11: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

138

G R A N D T É M O I N

P.H. : L’importance de l’intuition cli-nique, de la qualité de relation…

A.D. : Oui, ce qui passe aussi par leton de la voix, le rythme de la parole.

P.H. : Vous trouviez une proximitédans vos manières de travailler ?

A.D. : Oui, une grande proximité.Mais nous disposions de si peu detraitements… Quand vous êtesexterne et que vous arrivez dans unservice où beaucoup d’enfantsavaient un coussin sous les coudes,un coussin sous les mains et sous lesgenoux, avec de la glace sur lecœur… Tous les jours, on écoutaitleur cœur, on voyait la maladie évo-luer en endocardite, en péricardite…C’était atroce, et l’on n’avait riend’autre à leur donner que de l’aspi-rine. Ce sont les antibiotiques qui ontpu sauver ces enfants-là.

P.H. : Il y a donc eu Pierre Mâle qui abeaucoup compté pour vous, avec quid’autre vous êtes-vous sentie danscette forme de proximité ?

A.D. : Pierre Mâle essentiellement.

P.H. : Vous parliez de Winnicottquand même, tout à l’heure.

A.D. : Winnicott, je l’ai lu après.

P.H. : Léon Kreisler était-il quelqu’unavec qui vous avez cheminé pareille-ment ?

A.D. : Nous étions amis, c’est certain.J’aimais beaucoup Léon Kreislermais il était timide, il n’osait pas s’af-firmer. Mâle au contraire savait seservir de cette intuition qu’il avait, ilpouvait la mettre en pratique. Il étaitcapable de discerner des choses extra-ordinaires sur un visage. C’était unpsychiatre remarquable, comme jen’en ai pas rencontré d’autre. À cemoment-là, la psychiatrie se passait à

Sainte-Anne, il n’y en avait pasailleurs.

P.H. : Pour les enfants, il y avait laSalpêtrière ?

A.D. : Oui, il y avait le Pr Michaud, ilm’avait refusé deux années de suite. Ilne voulait pas de la psychosomatiqueet disait qu’on n’apprend pas la psy-chiatrie aux États-Unis. Ce n’était pasla psychiatrie que j’y apprenais, maisle rôle des harmonies et des dyshar-monies qui sont tellement fréquenteschez l’être humain ainsi que chez toutce qui vit. Mais l’être humain a pro-bablement une façon de souffrir diffé-rente de celle de l’oiseau !

P.H. : Et ensuite, un peu plus avantdans le temps ?

A.D. : Plus j’avançais, plus je voyaisarriver des femmes qui présentaientdes dysharmonies extraordinairesdans les relations avec leurs enfants.L’apprentissage du langage me sem-blait souvent être un révélateur de cesdysharmonies. Ce que j’essayais defaire entendre à un certain nombre deces parents, c’est que le langage nes’apprend pas. C’est une immersiontotale qui fait que l’on passe à un lan-gage. Il ne faut jamais dire « répète »à un enfant. C’est en entendant lesautres utiliser le langage qu’un enfantpeut comprendre les mots et à quoi ilsservent dans la communication. C’estseulement par cette immersion-làqu’ils peuvent apprendre, et cela vautaussi pour l’apprentissage des languesétrangères.

Je me souviens d’un père qui vou-lait que ses enfants parlent et com-prennent le russe. Alors, deux fois parsemaine, il avait une jeune Russe quivenait à leur table, elle parlait russe etle père demandait à ses enfants derépéter. Je lui ai dit : « Monsieur, il nefaut jamais dire répète. Si vous lui

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 138

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 12: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

dites répète, l’enfant ne peut pas répé-ter parce qu’il sait qu’il ne répéterapas bien. Alors finalement, vous serezennuyé et lui, il ne fera aucun progrès.Le langage c’est l’immersion alorslaissez-le, vous passez du pain en ledisant en russe, et comme elle passe lepain, ils comprendront que c’estcomme ça qu’on le dit en russe. Maisn’essayez pas de lui faire répéter carjamais un enfant ne répétera. »

LE TOUT-PETIT ET SON ENTOURAGE

P.H. : Vous avez toujours travailléautour du bébé avec sa mère ou sonpère, vous avez toujours pris encompte cette dimension-là, alors qu’ilétait plus fréquent de s’occuper dubébé de manière isolée.

A.D. : C’est parce que j’avais été àl’écoute des jeunes femmes de ban-lieue. Je me souviens qu’une infir-mière me reprochait de faire desconsultations trop longues. Elle pen-sait qu’une fois que l’enfant étaitpesé, mesuré et que j’avais conseilléune certaine quantité de farine à luidonner, j’en avais terminé. Mais cen’était pas du tout mon genre ! Et cen’était pas si mauvais puisque lesmères revenaient toujours me voir etqu’ainsi je pouvais suivre la crois-sance des enfants. Même chez Mâle,beaucoup de gens renonçaient à voirles enfants avec leurs mères, parcequ’il faut savoir prendre son temps,une demi-heure ne suffit pas.

S.M. : Tout au long de votre parcours,cet intérêt initial pour la psychosoma-tique du bébé indissociable de sonentourage ne vous a pas quitté ?

A.D. : Non, d’ailleurs je me sens bienquand je vois un petit enfant, je sensqu’il reste quelque chose. Je n’ai paspeur de leur raconter, d’utiliser unevraie narration et de leur parler à leur

hauteur, dans un langage qu’ils sont àmême de comprendre.

Je me souviens d’un jour, à lacampagne : il y avait une jeune rem-plaçante qui comptait devenir insti-tutrice en maternelle. La mère d’uneenfant était partie acheter du pain, laboulangerie était assez loin. La petitefille avait 4 ans, elle a demandé à laremplaçante où était partie sa mamanet la jeune femme ne lui répondaitrien. Je m’en suis mêlée, je suispartie dans la narration et dans unlangage de maternelle, j’ai dit à l’en-fant : « Eh bien tu vois ta maman,elle est partie là-bas, et puis là tuvois, elle va rentrer dans le magasinet ce sera pour avoir du pain, et aprèsqu’est-ce qu’on fera avec le pain ?Elle va faire des tartines, oh, que çava être bon ! »

S.M. : Vous aviez une certaine capa-cité à vous identifier aux tout-petits ?

A.D. : Oui, sûrement : quand, dans safamille, on voit naître des bébés tousles 2 ans ! Lorsque la PremièreGuerre mondiale est arrivée, j’étais àla campagne avec ma mère et ses cinqsœurs, et toutes ces jeunes femmesavaient des bébés à peu près du mêmeâge. J’avais d’ailleurs une cousinegermaine, Suzon, qui avait 15 mois demoins que moi et qui jouait à lapoupée d’une façon extraordinaire. Jedois dire que dans les premières psy-chothérapies, je me suis dit : « C’estcomme si je jouais à la poupée avecSuzon ! »

S.M. : C’est superbe ce que vousdites, je crois qu’arriver à produireune partition qui convienne tant àl’infans qu’aux adultes, c’est vrai-ment l’art du thérapeute face à desparents et à un bébé.

A.D. : Je vous remercie de me direcela !

139

G R A N D T É M O I N

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 139

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 13: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

140

G R A N D T É M O I N

S.M. : Comment, à l’époque, les psy-chanalystes « standards », réagis-saient-ils à cette double cible quevous preniez en compte : une mamanet son bébé ? De fait, cette diversitédevait leur paraître bizarre.

A.D. : Oui, ils s’étonnaient surtout dece que je garde la mère, comme sic’était quelque chose d’extraordi-naire. J’avais commencé comme celadans les dispensaires. Pour moi, cen’était pas possible de faire autrementet je n’en voyais pas l’intérêt.

S.M. : On peut imaginer que certainspsychanalystes devaient se dire :« Mais pourquoi elle s’embête àgarder le bébé. Elle serait plus tran-quille si elle était seule avec lamère. »

A.D. : Eh oui, on parlait devant l’en-fant. Je me souviens d’un enfant demédecin qui ne dormait pas. Il avait11 mois et il se réveillait cinq fois parnuit, probablement à chaque rêve. Ilétait assis par terre et commençait àjouer, je me suis adressée à lui : « Tamaman vient ici, parce que toi, tu faisdes touts petits dodos, mais jamais ungros dodo », et je vous assure qu’ilcomprenait pourquoi il était là. Je luiai demandé ensuite avec qui il dor-mait. C’est sa mère qui a pu merépondre : c’était un jeune ménage, ilsmanquaient de place et mettaient le litd’enfant sur le palier, isolé, or lesenfants ont horreur de dormir seuls.

S.M. : Quand j’ai raconté à MichelSoulé que nous allions vous intervie-wer, il m’a dit quelque chose de trèsémouvant: « Quand j’étais en quêtede clinique de l’enfant, heureusementque je l’ai rencontrée car elle m’amontré le chemin ».

A.D. : Ce que vous me dites me faitun grand plaisir vous savez.

S.M. : Où avez-vous rencontré MichelSoulé ?

A.D. : Dans le service de pédiatrie, àl’époque où il était en médecine.

S.M. : Votre pratique a probablementguidé ainsi de nombreux profession-nels ?

A.D. : Oui, même chez Mâle certainsont essayé de voir les bébés avec leurmère, mais beaucoup ont renoncéparce qu’ils considéraient qu’ils nepouvaient pas se permettre de perdreainsi leur temps, que les consultationsne devaient pas dépasser la demi-heure.

P.H. : Vous avez un goût pour trans-mettre. Quelles sont, justement, lespersonnes qui ont suivi votre chemin,auxquelles vous avez pu transmettreun peu de votre expérience, de ce quevous avez appris et pratiqué ?

A.D. : Je ne saurai pas vous dire, il yen a sûrement, principalement parmiles pédiatres. J’ai remarqué que lespédiatres deviennent excellents méde-cins, leur point de vue s’est beaucoupélargi et ils sont devenus compétentsdans des domaines très variés.

S.M. : Vous pensez à des travauxcomme ceux de Serge Lebovici ?

A.D. : Lebovici admirait tellement lesœuvres américaines, l’école améri-caine… Il voulait transmettre enFrance ce savoir-là. J’ai fait partie deson groupe pendant un temps, mais jedois dire que j’aimais mieux êtreindépendante. Je le trouvais trèsmaternel, possessif.

S.M. : Vous étiez indépendante et l’oncommence nettement à le com-prendre !

A.D. : Oui, j’étais très indépen-dante ! Si le sommeil m’a toujours

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 140

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 14: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

intéressé, je crois que c’est parceque je rêve beaucoup, je me sou-viens bien de mes rêves et trouvecela très distrayant.

S.M. : Vous avez l’habitude de vousinterroger sur votre activitéonirique ?

A.D. : Oui, cela m’amuse.

P.H. : Et chez Winnicott, que vousavez lu par la suite, qu’avez-voustrouvé de particulièrement intéressantpour votre propre cheminement ?

A.D. : Il parle beaucoup de la régres-sion. Il y a deux choses essentiel-les selon moi : la présence de la mèreet la régression, c’est-à-dire qu’onprend l’enfant là où il en est, et danssa dysharmonie. Winnicott en parle,mais il dit que la régression peut êtreune mauvaise régression, c’est alorsla dépression. C’était la première foisque je lisais des choses sur la régres-sion. Quand j’étais chez Mâle déjà, jepensais qu’il fallait prendre l’enfant àson plus jeune âge, parce que c’est làqu’il est le plus à l’aise, le plus har-monieux si vous voulez.

P.H. : En avez-vous eu des exemplesdans votre existence personnelle ?

A.D. : Je crois que les mères com-prennent qu’elles ont le droit deparler autrement à leur enfant.D’ailleurs, c’était déjà présent dansmon expérience familiale. Lors de lanaissance du huitième enfant de lafamille, mes parents traversaient unecrise financière. Ils avaient un troispièces de l’autre côté du palier, lesenfants étaient logés à part. Nous, lesgrands, étions entrés au lycée, il yavait beaucoup plus de travail et jene pouvais pas m’occuper de ce petitfrère. J’avais 14 ans à ce moment-làet je sentais que cela avait un impactsur le bébé. J’avais demandé à ma

mère pourquoi ils ne prenaient pasune étudiante, puisqu’on ne pouvaitpas employer une nounou. Mais ellepensait qu’une étudiante ne sauraitpas s’occuper du bébé, ni nous aiderdans notre scolarité. Finalement monfrère restait seul, dans une trèsgrande pièce, et je voyais bien qu’ils’ennuyait. Les enfants ont horreurd’être seuls.

LES RYTHMES AUJOURD’HUI

P.H. : Est-ce qu’il y a d’autres élé-ments, dans cet après-coup profes-sionnel, qui vous tiennent à cœur etdont vous aimeriez témoigner ?

A.D. : Je crois que la manière depenser les enfants et les bébés a faitbeaucoup de chemin. Les classesmaternelles marchent bien aujour-d’hui, probablement parce que lesjeunes institutrices ont comprisqu’elles ne pouvaient pas parler àleurs élèves comme si elles faisaientdu cours moyen.

S.M. : J’aimerais bien vous entendresur les rythmes d’aujourd’hui, sur cespoussettes qui vont si vite dans larue …

A.D. : Nous vivons dans les rythmes :le rythme de la respiration, lepouls…13

Le professeur Robert Debrédisait toujours que les enfantsdevaient connaître des alternances :des jeux actifs suivis de moments dedétente. Vous savez, les petitsAméricains aiment beaucoup fairedes jeux sportifs, mais quand ilsreviennent chez eux, ils se mettentpar terre, à plat ventre. Ils font çajusque vers 10 ans.

P.H. : Que pensez-vous alors de cesenfants dits hyperactifs d’aujour-d’hui ?

141

13. A.D. nous conseillela page 80 de son livrePsychothérapie du pre-mier âge, à propos desrythmes : elle y traite del’alternance gratifica-tions-frustrations qui,pour être une base deconstruction de la per-sonnalité du bébé, doitêtre adaptée à son âge etaux étapes maturativesauxquelles il accède.

G R A N D T É M O I N

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 141

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 15: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

142

G R A N D T É M O I N

A.D. : Pour moi, les hyperactifssont des enfants qui n’ont pas deliens interpersonnels calmes, quiétayent la maturation. L’urbanismey est aussi pour quelque chose.Auparavant nous avions des jardinspour jouer mais ce sont des lieuxvers lesquels les enfants ne vontplus beaucoup. On les habitue àavoir des rythmes artificiels, surtoutpar le biais de la télévision quidevient presque omniprésente,jusque dans les chambres d’enfants,ce qui est très mauvais, je pense.

P.H. : Quels sont les changementsprincipaux dans les relations parentsbébé que vous notez par rapport audébut de votre carrière ?

A.D. : Ce qui est marquant, c’est cegrand retour à l’allaitement maternel.C’est capital, car la composition dulait varie du matin au soir et d’un bébéà l’autre, elle suit à la fois les rythmesbiologiques maternels et ceux desbesoins de l’enfant.

En 1950, il n’y avait pas encore detravaux sur le lait maternel, on pensaitque tous les laits maternels étaientsemblables.

Une infirmière du service du pro-fesseur Robert Debré avait remarquéquelque chose de très curieux à cepropos : elle proposait aux nourris-sons quatre biberons différents, lepremier qui contenait de l’eau, lesecond de l’eau légèrement salée, letroisième de l’eau sucrée et un qua-trième biberon contenant un peu debicarbonate. Les nourrissons avaientcompris qu’elle avait ces quatre bibe-rons à leur proposer et choisissaientcelui qu’ils préféraient selon leursbesoins du moment.

P.H. : Ce retour à l’allaitement mater-nel vous semble donc plutôt unebonne chose ?

A.D. : Ah ça, oui.

P.H. : Et dans les relations mère-bébé,voyez-vous des changements ?

A.D. : Pas vraiment. Mais il y a eu ungros progrès avec la mise en place decongés maternité, les mères ont main-tenant quatre mois environ après lanaissance pour s’occuper des bébés.Heureusement, car c’est loin d’être uncaprice et cela permettra un meilleurdéveloppement de l’enfant. Il y aaussi le père qui apparaît beaucoupplus dans la relation avec l’enfant,même si eux aussi ont parfois bienbesoin d’être accompagnés. Je garded’ailleurs le regret de ne pas m’êtrearrêtée un jour, boulevard Saint-Germain. Il y avait un père avec sonbébé de 6 mois. Il était tout près deson bébé et lui parlait. C’était char-mant. Mais il lui tenait son biberoncomme s’il s’agissait d’un verre debière. Il n’avait pas compris qu’il fal-lait le relever pour éviter que le bébén’avale trop d’air. J’avais envie de luidire : « Vous savez, il faudrait faireautrement, c’est la tétine qui estimportante. »… et des paroles quiaccompagnent, bien sûr.

S.M. : Que pensez-vous de cessucettes dont on voit beaucoup d’en-fants affublés ?

A.D. : C’est très dépendant de la cul-ture. On voit ça surtout dans les payslatins. Ça ne me paraît pas mauvais etje crois même l’inverse, tant qu’onpense à nettoyer la tétine ! Ça reste unobjet transitionnel. Par exemple,quand vous voyez un enfant de15 mois qui se saisit du biberon de lapoupée et veut lui donner à manger, ilse trompe. Il lui met le biberon dansl’oreille, dans le nez, dans l’œil…Vous riez et vous dites : « Mais non,pas dans mon oreille ! » et ça, ça lesenchante. Je crois que c’est que la

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 142

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 16: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

bouche n’est pas encore assez éroti-sée. Il y a même eu une périodedurant laquelle les parents ne vou-laient pas que leur enfant dispose d’unbiberon, dès 15 mois, alors que cer-tains en avaient encore besoin pourdormir. Maintenant, il y a unemeilleure acceptation car la notiond’objet transitionnel a été établie etreconnue.

S.M. : Je serais content de vousentendre aussi sur votre investisse-ment de la clientèle libérale et hospi-talière car vous aviez une pratiquedans ces deux secteurs. Aviez-vousune préférence pour une activité oul’autre ?

A.D. : Je dirais que ce que j’aime par-dessus tout, c’est apprendre, êtreenseignée. Ce que je trouvais terribleà l’hôpital, c’est l’organisation dessoins. Quand vous étiez de garde parexemple, vous étiez amené à faire desactes techniques, parfois quelquechose de lourd, mais vous ne revoyiezjamais plus l’enfant. Celui qui vousaccueille à l’entrée de l’hôpitaldevrait pouvoir continuer à s’occuperde vous ensuite.

P.H. : Vous avez continué à avoir uneactivité hospitalière parallèlement àvotre activité libérale ?

A.D. : Oui, j’ai toujours continué àtravailler dans le service de PierreMâle, à Sainte-Anne, deux à trois foispar semaine.

P.H. : Et pour les bébés ?

A.D. : Je les voyais uniquement dansmes consultations en cabinet. C’estici, chez moi, que je les recevais. J’yai reçu 13 400 bébés ! C’était surtoutdes pédiatres qui me les envoyaient.Je les voyais une fois ou deux et lepédiatre les reprenait en charge.

S.M. : Vous étiez le joker despédiatres ?

A.D. : Nous avions des compétencescomplémentaires, c’est cela qui lesintéressait.

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUEDES TRAVAUX

D’ALICE DOUMIC-GIRARDétablie par Brune de Bérail,

psychologue

Alice Doumic est une exploratrice. Partie auxÉtats-Unis dans les années quarante pour fairede la psychiatrie, elle y découvre l’éthologie ettout l’intérêt que ce nouveau regard sur les ani-maux peut avoir lorsqu’on cherche à com-prendre l’humain et son enfance. Ses premièresamours l’ayant menée vers la psychosomatique,A. Doumic rédige son premier ouvrage avec lePr Robert Debré, son maître en pédiatrie, sur Lesommeil de l’enfant, à la lisière entre psyché etsoma. Riche en observations cliniques et enconseils pratiques, ce travail propose de recons-tituer, au-delà des troubles du sommeil parfoissi envahissants pour les parents, le tableaugénéral du développement de l’enfant dans savie physiologique, affective et relationnelle touten rappelant que « le traitement consisted’abord à rétablir une veille normale ».Le rythme, les rythmes et leur écoute attentiveest le fil rouge de l’approche d’A. Doumic :rythmes toujours singuliers de la biologie, de lacroissance, mais aussi celui du phrasé et de larelation. En France, elle a été une des première à prati-quer les consultations thérapeutiquesconjointes parents/bébés, créant un cadre où larégression des parents, en présence d’un tiers,était rendue possible et pouvait permettre deréparer ce qu’elle appelle, avec Pierre Mâle, les« temps manqués » du développement et de larelation. Dans un souci de transmission, ilsadressent aux professionnels dans l’ouvragePsychothérapie du premier âge (avecF.Benhamou et M-C Schott) la description d’unetechnique psychothérapeutique et psychanaly-tique destinée aux enfants de moins de 4 ans etvisant une action conjuguée et directe sur lestroubles de l’enfant et sur ceux de sa familleafin de traiter des symptômes précoces tels quel’insomnie, l’anorexie, l’agitation. Considérantque traiter ces symptômes ne peut se faire

143

G R A N D T É M O I N

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 143

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES

Page 17: INTERVIEW D'ALICE DOUMIC-GIRARD · jours curieux de découvrir et de pré-parer l’avenir, que j’ai eu la grande chance de connaître de 1970 jusqu’à sa disparition en 1978,

144

G R A N D T É M O I N

qu’en traitant le développement lui-même etdonc l’environnement qui accompagne la matu-ration, l’originalité essentielle de ce modèle psy-chothérapeutique est d’introduire la mère dansla cure, présente à chaque séance, afin qu’ellepuisse revivre ses propres conflits. Pour les parents qui ont l’heur de se question-ner, elle écrit enfin avec Sophie Coucharrièredes Réponses aux pères, aux mères et auxenfants où elle apporte son commentaire, lim-pide, sur 70 situations réelles et modernes,abordant au passage les grands thèmes qu’ellessoulèvent tels que le sommeil, l’identitésexuelle, les angoisses, la fratrie, l’histoire et leshistoires familiales. Mettant toujours au centrede ses préoccupations la place du père, de lamère, de l’enfant, Alice Doumic ne cesse deconforter chacun dans ses compétences et detraduire la langue de chaque protagoniste, tantpour lui même que pour les autres.

Principaux ouvrages d’Alice Doumic-GirardDOUMIC, A. ; COUCHARRIERE, S. 2003. Réponsesaux pères, aux mères et aux enfants.Conversation avec Sophie Coucharrière, Paris,Bayard Essais.MÂLE, P. ; DOUMIC-GIRARD, A. ; BENHAMOU, F. ;SCHOTT, M.-C. 1975. Psychothérapie du premierâge, de la théorie à la pratique, Paris, PUF.Les auteurs se sont attachés à décrire unetechnique psychothérapeutique inspirée de lapsychanalyse et destinée à traiter les troublesprécoces qui touchent aux besoins et auxrythmes élémentaires de la vie comme la faim,le sommeil, la maturation physiologique etentravent la maturation de la vie affective etde la personnalité de l’enfant.DEBRE, R. ; DOUMIC, A. 1959. Le sommeil del’enfant, Paris, PUF.Dans cet ouvrage, le sommeil de l’enfant estabordé sous l’angle de la psychosomatique. Lesperturbations de la veille et du sommeil sontconsidérées en fonction des étapes maturativesdu petit enfant (développement moteur,affectif, langagier) ainsi que de la relation del’enfant à son environnement.DOUMIC, A. 1966. Liens affectifs entre la mèreet son enfant, Journée pédiatrique.

LES TRAVAUX DES PREMIERSCOMPAGNONS DE ROUTE

Frank Ambrose BeachBEACH, F.A. ; JAYNES, J. 1956. « Studies ofmaternal retrieving in rats I : Recognition of young », Journal of Mammology, 37, p. 170-80.BEACH, F.A. ; JAYNES, J. 1956. « Studies ofmaternal retrieving in rats. II : Effects ofpractice and previous parturitions », AmericanNaturalist, 90, p. 103-109. BEACH, F.A. ; JAYNES, J. 1956. « Studies ofmaternal retrieving in the rat. III. Sensorycues », Behaviour, 10, p. 104-125.BEACH, F.A. ; JORDAN, L. 1956. « Sexualexhaustion and recovery in the male rat »,Quarterly Journal of Experimental Psychology,8, p. 121-133.BEACH, F.A. 1957. « Learning and instinct »,Nature, 179, p. 387-389.

Georges DumasDUMAS, G. 1946. Le surnaturel et les dieuxd’après les maladies mentales : essai dethéogénie pathologique, Paris, PUF.DUMAS, G. 1948. La vie affective, Paris, PUF.DUMAS, G. 1948, Le sourire : psychologie etphysiologie, Paris, PUF.

Robert YerkesYERKES, R. ; DODSON, J.D. 1908. « The relation of strength of stimulus to rapidity of habit-formation », Journal of ComparativeNeurology and Psychology, 18, p. 459-482. YERKES, R.M. ; MORGULIS, S. 1909. « The methodof Pavlov in animal psychology », The Psychological Bulletin, 6, p. 257-273. YERKES, R.M. ; LARUE, A. 1913. Outline of astudy of the self. Boston : CambridgeUniversity Press.YERKES, R.M. 1916. « Provision for the study of monkeys and apes », Science, 43, p. 231-234. YOAKUM, C. ; YERKES, R. 1920. Army mentaltests, New York, Holt.YERKES, R.M. 1916. « Provision for the study ofmonkeys and apes », Science, 43, p. 231-234.

Enf&Psy n°39 XP5 21/10/08 17:42 Page 144

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

uni

v_pa

ris5

- -

193

.51.

85.6

0 -

14/0

8/20

12 0

7h12

. © E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - univ_paris5 - - 193.51.85.60 - 14/08/2012 07h12. ©

ER

ES