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Interview Olivier de Schutter : Aujourd'hui combien de personnes dans le monde souffrent encore de la faim ? Les chiffres officiels évoquent le nombre de 842 millions: ce sont les dernières données de la FAO, qui concernent les personnes sous-alimentées, c’est-à-dire dont l’apport calorique est insuffisant. Cependant, c’est là une estimation basse. Ces chiffres ne tiennent pas compte de la faim saisonnière, qui ne s’étale pas tout au long de l’année. Ils font l’hypothèse de besoins caloriques correspondant à une activité sédentaire, alors que la plupart des pauvres, surtout dans les zones rurales, pratiquent des activités physiquement intenses. Et les données ne tiennent pas compte des discriminations qui peuvent avoir lieu au niveau des ménages. Dès lors, il me semble plus correct d’évoquer un milliard, ou plus, de personnes qui ont faim. Et si l’on dépasse la simple question de l’apport calorique suffisant pour se pencher sur la malnutrition (le déficit de micronutriments essentiels tels que le fer, le zinc, l’iode ou les vitamines A ou C), on se situe au- delà de deux milliards. Comment cela est-il encore possible alors que la ration calorique par jour et par personne a considérablement augmenté ? Oui, nos systèmes agricoles peuvent produire l’équivalent de 4600 kcal par jour et par personne, près du double des besoins de l’humanité. Seulement une partie substantielle de cette production, près de 30 pour cent du total, est perdue ou endommagée, voire gaspillée au niveau des ménages ou dans les chaînes de transformation; et une part importante des céréales — 80 pour cent du soja et 40 pour cent du maïs, par exemple — sont données en fourrage au bétail. Et puis surtout, la pauvreté demeure importante dans beaucoup de pays. A quoi bon produire plus si le pouvoir d’achat de groupes entiers de la population ne suffit pas à ce qu’ils achètent la nourriture disponible? Qu'est ce que l'agro-écologie et quels sont ces principaux avantages ? L’agroécologie consiste à produire plus avec moins, en tentant de jouer des complémentarités agro-sylvo-pastorales — entre plantes, arbres et animaux — que l’agriculture industrielle a oubliées, et en tentant d’adopter une approche cyclique de l’agriculture dans laquelle les intrants sont produits localement, et les déchets autant que possible recyclés. Les avantages sont nombreux. La santé des sols a tout à gagner à la diffuser de ces pratiques. L’agriculture rompt avec sa dépendance sur les énergies fossiles, qui servent à produire les engrais azotés. Elle devient abordable pour les plus pauvres: si vous minimisez l’usage d’intrants externes par le recours à des bonnes pratiques agroécologiques, vous n’avez pas besoin de crédits importants pour cultiver, et pour produire davantage. On croit souvent que l’agroécologie consiste dans la préservation, ou dans le retour à, des manières traditionnelles de cultiver. Mais c’est une erreur: ce sont en fait des techniques de pointe, qui correspondent aux besoins de notre siècle où il faut d’urgence améliorer l’efficience de l’utilisation des ressources rares à notre disposition, et réduire notre empreinte écologique. 13 pour cents des émissions de gaz à effet de serre sont attribuables aux pratiques agricoles seules, et nos systèmes alimentaires dans leur ensemble, si on inclut la déforestation pour les cultures ou les pâturages, la transformation, l’empaquetage et le transport, est responsable de 33 à 35 pour cent des émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine. C’est considérable, et l’on peut faire beaucoup mieux. Comment corriger les rapports de forces qui caractérisent les chaînes alimentaires ? Dans les chaînes mondiales de transformation et de distribution, certains acteurs ont acquis des positions dominantes. Ils peuvent être tentés d’abuser de cette position pour mettre en concurrence les producteurs qui leur fournissent les matières premières, par exemple en jouant

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Interview Olivier de Schutter :

Aujourd'hui combien de personnes dans le monde souffrent encore de la faim ?

Les chiffres officiels évoquent le nombre de 842 millions: ce sont les dernières données de la FAO, qui concernent les personnes sous-alimentées, c’est-à-dire dont l’apport calorique est insuffisant. Cependant, c’est là une estimation basse. Ces chiffres ne tiennent pas compte de la faim saisonnière, qui ne s’étale pas tout au long de l’année. Ils font l’hypothèse de besoins caloriques correspondant à une activité sédentaire, alors que la plupart des pauvres, surtout dans les zones rurales, pratiquent des activités physiquement intenses. Et les données ne tiennent pas compte des discriminations qui peuvent avoir lieu au niveau des ménages. Dès lors, il me semble plus correct d’évoquer un milliard, ou plus, de personnes qui ont faim. Et si l’on dépasse la simple question de l’apport calorique suffisant pour se pencher sur la malnutrition (le déficit de micronutriments essentiels tels que le fer, le zinc, l’iode ou les vitamines A ou C), on se situe au-delà de deux milliards.

Comment cela est-il encore possible alors que la ration calorique par jour et par personne a considérablement augmenté ?

Oui, nos systèmes agricoles peuvent produire l’équivalent de 4600 kcal par jour et par personne, près du double des besoins de l’humanité. Seulement une partie substantielle de cette production, près de 30 pour cent du total, est perdue ou endommagée, voire gaspillée au niveau des ménages ou dans les chaînes de transformation; et une part importante des céréales — 80 pour cent du soja et 40 pour cent du maïs, par exemple — sont données en fourrage au bétail. Et puis surtout, la pauvreté demeure importante dans beaucoup de pays. A quoi bon produire plus si le pouvoir d’achat de groupes entiers de la population ne suffit pas à ce qu’ils achètent la nourriture disponible? Qu'est ce que l'agro-écologie et quels sont ces principaux avantages ? L’agroécologie consiste à produire plus avec moins, en tentant de jouer des complémentarités agro-sylvo-pastorales — entre plantes, arbres et animaux — que l’agriculture industrielle a oubliées, et en tentant d’adopter une approche cyclique de l’agriculture dans laquelle les intrants sont produits localement, et les déchets autant que possible recyclés. Les avantages sont nombreux. La santé des sols a tout à gagner à la diffuser de ces pratiques. L’agriculture rompt avec sa dépendance sur les énergies fossiles, qui servent à produire les engrais azotés. Elle devient abordable pour les plus pauvres: si vous minimisez l’usage d’intrants externes par le recours à des bonnes pratiques agroécologiques, vous n’avez pas besoin de crédits importants pour cultiver, et pour produire davantage. On croit souvent que l’agroécologie consiste dans la préservation, ou dans le retour à, des manières traditionnelles de cultiver. Mais c’est une erreur: ce sont en fait des techniques de pointe, qui correspondent aux besoins de notre siècle où il faut d’urgence améliorer l’efficience de l’utilisation des ressources rares à notre disposition, et réduire notre empreinte écologique. 13 pour cents des émissions de gaz à effet de serre sont attribuables aux pratiques agricoles seules, et nos systèmes alimentaires dans leur ensemble, si on inclut la déforestation pour les cultures ou les pâturages, la transformation, l’empaquetage et le transport, est responsable de 33 à 35 pour cent des émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine. C’est considérable, et l’on peut faire beaucoup mieux.

Comment corriger les rapports de forces qui caractérisent les chaînes alimentaires ?

Dans les chaînes mondiales de transformation et de distribution, certains acteurs ont acquis des positions dominantes. Ils peuvent être tentés d’abuser de cette position pour mettre en concurrence les producteurs qui leur fournissent les matières premières, par exemple en jouant

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sur l’absence de transparence dans la mise en oeuvre des standards ou en payant un prix insuffisant pour les récoltes qu’ils reçoivent. Cette question de la gouvernance dans les chaînes agro-alimentaires est trop souvent un tabou dans les discussions internationales qui concernent le développement rural et la sécurité alimentaire. La clé, je crois, c’est de mieux organiser les paysans, en les encourageant à former des coopératives et des syndicats, pour renforcer leur pouvoir de négociation, et afin de monter sur l’échelle de la valeur ajoutée.

Quelles sont les principales caractéristiques du cadre international que vous souhaiteriez voir émerger ?

Mais ce cadre émerge déjà! C’est celui dans lequel, au lieu de viser la sécurité alimentaire en favorisant la production dans un certain nombre de régions — plus compétitives que les autres, et ayant un avantage comparatif dans certaines productions —, en laissant ensuite au commerce et à l’aide alimentaire le soin de satisfaire les besoins des pays à déficit alimentaire, l’on encourage chaque région à investir dans l’agriculture afin de satisfaire, là où c’est possible, ses besoins. Il faut déconcentrer la production alimentaire, et par là aller vers des systèmes plus résiliants, et réduisant leur dépendance sur des marchés internationaux sur lesquels les prix seront de plus en plus volatils et que dominent un petit nombre d’acteurs. Cela suppose une volonté politique, et des investissements qui encouragent les cultures vivrières, satisfaisant les besoins des populations locales, alors qu’on a par le passé surtout soutenu les cultures de rente de manière à augmenter le volume des exportations. Ce changement de paradigme est en train de s’opérer; mais la transition ne se fera pas en un seul jour. Questions sur la Belgique : Quel rôle peut jouer la Belgique dans le débat sur le droit à l’alimentation? La Belgique a toujours soutenu le mandat du Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation, et je l’en remercie. Elle peut agir dans plusieurs domaines: en développant des programmes d’aide qui soutiennent les petits agriculteurs dans les pays en développement, notamment les femmes ; en soutenant le commerce équitable pour les produits tropicaux, à la fois par une politique d’achats publics cohérente et par des mesures fiscales qui l’encouragent; et, sur le plan politique, en accompagnant le changement de paradigme évoqué ci-dessus.

Quelle est la situation en Belgique concernant la nourriture saine et l'apport calorique?

La Belgique se situe dans la moyenne des pays de l’OCDE. Environ 13 pour cent de la population souffre d’obésité, ce qui est moins que les Etats-Unis ou le Mexique, où c’est le cas de plus d’un tiers des adultes, mais le chiffre est en augmentation. Heureusement, nous bénéficions en Belgique de l’expérience des autres pays, qui ont subi une transition nutritionnelle — le passage à des aliments transformés et à forte teneur calorique, avec des modes de vie moins actifs — et en ont subi les conséquences. Il est encore temps de prendre des mesures: améliorer l’information du consommateur, favoriser les chaînes courtes, réhabiliter le fait de cuisiner des aliments frais, adapter les horaires de travail afin de libérer du temps pour que l’on puisse mieux manger… Le chantier est vaste.

En tant que Belge, que pensez vous du travail dans un environnement international / ONU?

Etre de nationalité belge est un avantage, même si en principe, mon statut d’expert indépendant devrait impliquer que ma nationalité est indifférente. La Belgique est perçue comme un pays soucieux d’équité et non pas comme une « puissance » qui souhaite imposer ses intérêts. Sa

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diplomatie, efficace, joue sur le « soft power », misant sur la cohérence par rapport à ses valeurs et l’absence de parti pris. Quels conseils donneriez-vous aux jeunes qui veulent travailler pour l'ONU ou plus généralement dans un contexte international? S’armer de patience. Continuer d’y croire. Et, surtout, aborder la réalité comme les peintres cubistes leur objet: en acceptant qu’il y a toujours plusieurs perspectives, dont aucune n’est pas principe plus juste ou objective qu’une autre… Interview réalisé par Lauriane Mariamé, Merel Leppens and Hanna Van Heyden