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7 Mathilde Bombart INTRODUCTION LE PAGE DISGRACIÉ : ROMAN DE L’ÉCRIVAIN 1 ? « Depuis que de vos yeux l’ardeur me vint saisir, Mon âme qui toujours languit dans la souffrance, Pour les autres sujets n’a point plus de désir Que vous me laissez d’espérance. » 1 On connaît bien les problèmes posés par l’analyse de l’énonciation lyrique à l’époque moderne. Inscrit dans les structures du service de plume et de l’écriture pour autrui, le « je » poétique se fait souvent le porte-voix d’un autre, comman- ditaire ou patron, auquel le poète prête son art, comme Tristan parlant dans Les Plaintes d’Acante (dont ces vers sont extraits) pour, sans doute, le duc de Bouillon s’adressant à sa maîtresse, Mademoiselle de Bergh 2 . L’écriture poétique à la première personne se laisse, dans de tels cas, mal saisir comme expression personnelle et invite à complexifier notre appréhension des liens entre le sujet et l’énonciation subjective, le « je » construit dans le texte et l’individu, l’être social qui produit cette énonciation. Dans le cadre de l’écriture narrative qui est le sien, Le Page disgracié pose lui aussi des problèmes quant à l’identification et à la stabilisation du « je » qui en est à la fois le sujet et le personnage – des problèmes différents de ceux soulevés par la poésie, mais d’une certaine manière complémentaires et demandant une prudence équivalente. Certes, la critique n’en est plus à traquer le vrai ou le faux du texte, comme le fit premier biographe 1. Note sur les renvois au Page disgracié : l’édition de référence du texte (PRÉVOT J., Gallimard, coll. « Folio », 1994) connaît en fait deux tirages (le dernier de 2013) présentant des diffé- rences de pagination (mais non de contenu) sensibles. Pour les articles dont les auteurs avaient indiqué la page dans le tirage ancien, le numéro a été gardé, mais il est doublé de la référence à la version la plus récente du volume, indiqué alors après le signe « / » et en italiques. Les articles où n’est donné qu’un seul numéro de page renvoient au tirage le plus récent. 2. L’Hermite T., Œuvres complètes, tome II, Poésie (I), sous la direction de Chauveau J.-P., p. 176. Cf. le « Sujet des plaintes d’Acante » qui précède ces vers : « Sous ce voile pastoral des Plaintes d’Acante, on a voulu déguiser les amours d’un cavalier de mérite et de condi- tion », p. 171. « Lectures de Tristan L’Hermite », Mathilde Bombart (dir.) ISBN 978-2-7535-2816-1 Presses universitaires de Rennes, 2014, www.pur-editions.fr

INTRODUCTION LE PAGE DISGRACIÉ : ROMAN DE L’ÉCRIVAIN · 2014. 1. 6. · Introduction 9 voyait aux origines du roman moderne ou « l’homme venu de nulle part » de Freud, deux

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Mathilde Bombart

INTRODUCTIONLE PAGE DISGRACIÉ : ROMAN DE L’ÉCRIVAIN 1 ?

«  Depuis que de vos yeux l’ardeur me vint saisir,Mon âme qui toujours languit dans la souffrance,Pour les autres sujets n’a point plus de désirQue vous me laissez d’espérance. » 1

On connaît bien les problèmes posés par l’analyse de l’énonciation lyrique à l’époque moderne. Inscrit dans les structures du service de plume et de l’écriture pour autrui, le « je » poétique se fait souvent le porte-voix d’un autre, comman-ditaire ou patron, auquel le poète prête son art, comme Tristan parlant dans Les Plaintes d’Acante (dont ces vers sont extraits) pour, sans doute, le duc de Bouillon s’adressant à sa maîtresse, Mademoiselle de Bergh 2. L’écriture poétique à la première personne se laisse, dans de tels cas, mal saisir comme expression personnelle et invite à complexifi er notre appréhension des liens entre le sujet et l’énonciation subjective, le « je » construit dans le texte et l’individu, l’être social qui produit cette énonciation. Dans le cadre de l’écriture narrative qui est le sien, Le Page disgracié pose lui aussi des problèmes quant à l’identifi cation et à la stabilisation du « je » qui en est à la fois le sujet et le personnage – des problèmes différents de ceux soulevés par la poésie, mais d’une certaine manière complémentaires et demandant une prudence équivalente. Certes, la critique n’en est plus à traquer le vrai ou le faux du texte, comme le fi t premier biographe

1. Note sur les renvois au Page disgracié : l’édition de référence du texte (PRÉVOT J., Gallimard, coll. « Folio », 1994) connaît en fait deux tirages (le dernier de 2013) présentant des diffé-rences de pagination (mais non de contenu) sensibles. Pour les articles dont les auteurs avaient indiqué la page dans le tirage ancien, le numéro a été gardé, mais il est doublé de la référence à la version la plus récente du volume, indiqué alors après le signe « / » et en italiques. Les articles où n’est donné qu’un seul numéro de page renvoient au tirage le plus récent.

2. L’Hermite T., Œuvres complètes, tome II, Poésie (I), sous la direction de Chauveau J.-P., p. 176. Cf. le « Sujet des plaintes d’Acante » qui précède ces vers : « Sous ce voile pastoral des Plaintes d’Acante, on a voulu déguiser les amours d’un cavalier de mérite et de condi-tion », p. 171.

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de Tristan, Napoléon-Maurice Bernardin, en le confrontant à d’autres sources sur la vie de son auteur 3. Elle n’en est plus non plus à spéculer sur les identités de tel ou tel des personnages désignés par le texte, même s’il est bien diffi cile d’ignorer ou de feindre d’ignorer les injonctions à la lecture autobiographique et référentielle que produit la « clé » du texte fournie en appendice à la seconde édition de celui-ci par Jean-Baptiste L’Hermite, frère cadet de Tristan, lui-même poète, homme de théâtre et auteur de récits généalogiques (ces « remarques et observations sur le premier/deuxième livre du Page disgracié » sont d’ailleurs reproduites dans toutes les éditions modernes du texte, y compris celle qui nous sert ici de référence, où les identifi cations proposées par cette clé sont souvent reprises dans les notes mêmes de Jacques Prévot). Mais la singularité de l’énonciation à la première personne, un choix qui reste rare lorsqu’on le rapporte à l’ensemble du corpus narratif de la période, suffi t à soulever nombre de questions, surtout si l’on prend en compte le fait que le héros est lui-même versé dans les lettres, le goût des livres, l’amour et la pratique de la poésie.

Ce sont ces questions que soulèvent la plupart des études ici réunies, autour de trois lignes de force : celle de l’identité du page, interrogée, d’une part, dans une dynamique de l’invention de soi effectuée au fi l des aventures du héros et des épisodes du livre, mais aussi, d’autre part, dans son rapport à la condition de noble ; celle du sens de l’itinéraire du héros, comme appren-tissage, sans doute inabouti, question qui croise celle de la composition ou du tempo du livre, et de son exemplarité problématique ; celle, enfi n, du rapport aux livres, à l’écriture et à la fi ction, dont les récits de consommation, de récitation et de réinvention au gré de ses besoins ou des attentes de ses desti-nataires occupent une bonne partie du texte – tout en amenant à faire retour sur la question du rapport du « je » à Tristan, et du sens de l’écriture et de la publication de ce roman à ce point de sa vie et de sa carrière d’auteur.

Identité romanesque/Identité sociale du héros

Un des grands intérêts du Page disgracié n’est sans doute pas tant de brouiller l’identité de son protagoniste principal, que de rendre visibles différentes manières pour un sujet de se construire ou d’être construit, sur le plan du monde social que met en scène le texte et sur celui de l’invention romanesque même. C’est un espace d’expérimentation que semble ouvrir le roman dans l’emprunt que fait le héros de différents noms, conditions ou passés (Ariston, fi ls de marchand, fi ls du savant vieillard qu’il sert un temps), postures, masques ou identités de façade, selon les analyses ici présentées (P. Shoemaker, G. Sioufi ), qui proposent de rapporter ces constructions tantôt à l’effet sur le sujet d’une assignation venue de l’extérieur, tantôt à un geste manifestant le désir et la capacité de se réinventer à neuf – comme le « bâtard » que Marthe Robert

3. Bernardin N. M., Un précurseur de Racine. Tristan L’Hermite, Sieur du Sollier (1601-1655), sa famille, sa vie, ses œuvres, Paris, Alphonse Picard, 1895.

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voyait aux origines du roman moderne ou « l’homme venu de nulle part » de Freud, deux modèles mis en évidence pour des formes narratives auxquelles on ne saurait rapporter exactement celle du Page disgracié, mais que deux études convoquent de manière suggestive (B. Parmentier, G. Sioufi ). La force du roman est bien ainsi de déjouer la question d’une hypothétique identité « vraie » du page, dont la description pourrait être faite une bonne fois pour toutes, et de mettre en évidence au contraire la dynamique à la fois discursive et énonciative qui occupe, en fait, la place même du sujet dans le texte : on renverra à la grande scène de persuasion de l’alchimiste, aux identifi cations du page à un héros de roman, ou encore, pour ce qu’il en est de la narration elle-même, à la défi nition par l’écriture familière d’un espace « libre », disponible, pour la construction de soi (comme le souligne B. Tabeling, en analysant le choix d’un « style sans art » et l’adresse amicale qui ouvre roman).

Des remarques parallèles peuvent être faites sur la question de l’identité sociale donnée au héros. Bien sûr, le texte, et le personnage du page, se livrent à un rappel incessant de sa naissance noble ainsi que de l’apparence, des types de comportement et des valeurs qui lui sont traditionnellement attachés (l’honneur, la générosité, la fi délité…), suggérant d’ailleurs une interprétation du roman comme mise en récit d’un « art » d’être noble, ainsi que le propose ici même Constance Griffejoen-Cavatorta. Toutefois, la contrariété qui frappe depuis le tout début du roman le rapport à cette condition (« je suis sorti d’une assez bonne maison… j’ai vu comme disparaître en naissant la prospérité de mes pères » [I, 2, p. 29]), le motif même de la disgrâce, l’espoir incessant, et absurde, que le page entretient de mettre la main sur une source de richesse infi nie, et la diversité des positions qu’il occupe ensuite, montrent que la noblesse est dans le roman bien moins représentée comme une position claire, une essence dont l’on disposerait à son gré, que comme un mode de rapport aux autres et au monde sans cesse menacé et à reconstruire. La lecture du roman bénéfi ciera en ce sens considérablement des travaux d’historiens qui ont mis au jour, depuis plusieurs années, les rapports de force au cœur de la défi nition des identités des groupes sociaux ainsi que des discours et idéolo-gies qui les appuient. On citera notamment une récente mise au point d’Elie Haddad appelant à concevoir « la robe et l’épée [les deux groupes auxquels on peut rattacher, notamment, la famille de Tristan] comme des formations sociales, comprises en tant qu’ensembles de relations, et non tant que groupes substantiels délimités. Ces formations, fondées sur des légitimités qui s’affron-tèrent, dont les pratiques et les discours doivent être déconstruis, étaient loin d’être fi gées et clairement défi nies » ; et plus loin « la noblesse n’est pas une “essence” mais un rapport social fondé sur des formes de domination, de légitimation et d’institutionnalisation qui ont évolué dans le temps 4 ».

4. Descimon R. et Haddad E., « Introduction. La robe comme observatoire des évolutions de la noblesse », Épreuves de noblesse. Les expériences nobiliaires de la haute robe parisienne (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2010 p. 14.

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Plusieurs études y insistent sous différents angles : ce n’est pas le statut que met en scène le roman, mais le lien, celui aux parents au sens large que prend le terme à l’époque, lien nécessaire comme le souligne Claire Chatelain pour voir son « crédit », soit sa capacité fi nancière, reconnu dans la société du temps ; celui aux maîtres, dans l’attachement auxquels le page paraît seule-ment sentir qu’il existe (cf. sur ce point l’étude de B. Parmentier ainsi que l’interprétation, sous un autre angle, qu’en propose O. Leplatre). Dans le même sens, c’est l’usage de l’identifi cation de soi-même comme noble que montre le texte, avec les espoirs (être digne de se marier à la jeune Anglaise), mais aussi les erreurs auxquelles cela donne lieu.

On peut comprendre cet aspect du roman comme une manière d’interro-ger, par la fi ction, les formes de la domination socio-politique et la production des actions et des signes qui permettent de l’assurer : il faut relever l’attention que porte le texte à la désignation toujours relative des qualités des uns et des autres, les maîtres, protecteurs ou appuis du héros en particulier. La dernière partie du roman montre ainsi l’enchaînement : « grand seigneur », « grand prince », « grand monarque » dans un emboîtement croissant des grandeurs que sert, ou cherche à servir, le héros. La puissance est toujours désignée dans son rapport à une autre, qu’elle domine ou qui la domine : « Hermire et mon parent fi rent mille pas et dire mille choses en ma considération, qui me furent presque inutiles […]. Le dernier maître que j’avais servi n’était pas en bonne intelligence avec un des principaux ministres de l’État. » (II, 48, p. 297). Ce phénomène, avec les déguisements (ou fantasmes) du page et avec les accès de désespoir mélancolique que produit chez lui le confl it entre sentiment de sa personne et constat d’un déclassement (« quand je me représentais, la bonté de ma naissance, la curiosité de mon élévation […] ; et me voyais à l’heure si malheureux qu’il ne s’en fallait presque rien qu’on ne me forçât d’épouser la fi lle d’un teneur de pensionnaires » [II, 19, p. 223-224]), suggère que le roman dénaturalise le rapport au monde social, rend problématique ce qui pourrait passer comme « allant de soi ». D’un côté, le « je », héros comme narrateur, procède à trop de rappels de sa naissance et de la supposée apparence qui y serait attachée (la « mine » relève G. Sioufi ), pour que l’identité qui en découle puisse être considérée comme un donné ; d’un autre, le sentiment de frustra-tion sociale régulièrement éprouvé par le personnage montre aussi justement que sa situation n’est pas incorporée, mais donne lieu à une souffrance. Quant à savoir si cette souffrance est une transcription, au travers du prisme de l’écriture narrative, d’une expérience de l’auteur lui-même, dans une logique du « ressentiment » qui, comme l’a montré Alain Viala, fonderait profondé-ment l’unité thématique de l’œuvre de Tristan dans une expérience sociale de la frustration 5, l’hypothèse reste suggestive et ouverte. Quoi qu’il en soit, on peut voir dans l’action même de l’écriture du texte (le fait pour Tristan de

5. Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985, p. 236-238.

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l’avoir écrit, et l’action continuée que le texte publié est susceptible d’avoir sur ceux qui le lisent, voire sur le monde), la démonstration d’une prise de recul ou, autre manière de le penser, d’une maîtrise, vis-à-vis de son contem-porain, qu’impliquent la thématisation d’une expérience ou d’une question, sa mise en ordre dans un récit qui « accroche », sa fi guration esthétique pour faire rire ou soupirer : ou, ainsi que l’annonce le prélude du roman, comment « l’amertume » de l’existence est saisie par le paradoxe aristotélicien d’une représentation 6 « agréable à lire ».

Un itinéraire orienté ? Hasard, action et liberté

On comprend combien peu importe fi nalement d’élucider ce qui serait le vrai du faux dans le récit, ou de lever toute équivoque sur le rapport exact entre l’auteur, le narrateur et le personnage. Comme le souligne Filippo D’Angelo dans un travail qui resitue le roman de Tristan au sein de la confi -guration singulière que constituent les histoires comiques libertines du premier xviie siècle, « la fi ction autodiégétique peut représenter une modalité autonome de représentation du moi, ou mieux, une démarche narrative alter-native à la démarche autobiographique proprement dite 7 ». La vocation du récit n’est pas de poser des faits, même en les masquant, mais de rendre lisibles un ensemble de visions ou de projections dont l’agencement traduit le travail de symbolisation entrepris par le sujet qui écrit à partir de sa situation dans le monde.

On a l’impression que peu de choses se font ou se décident dans Le Page disgracié – du moins à nos yeux habitués par un romanesque différent, dont les codes s’affi rment bien a posteriori, à chercher dans les romans d’apprentissage un sens, un effet cumulatif, une confrontation du sujet au monde. Cela a déjà été souligné par la critique 8, le récit construit une fausse circularité, en faisant mine de donner à l’itinéraire du page un aboutissement dans la scène de présentation au roi, alors que ses aventures se poursuivent en fait dans plusieurs chapitres qui racontent les misères de la guerre et les ambitions

6. Aristote, La Poétique, éd. et trad. Dupont-Roc R. et Lallot J., Paris, Le Seuil, 1980, chapitre IV, p. 43 : « Nous avons plaisir à regarder les images les plus soignées des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres ; la raison en est qu’apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes, mais également pour les autres hommes. »

7. D’Angelo F., « “Je suis le héros véritable de mon roman” : l’équivocité de la voix narrative dans les récits à la première personne au xviie siècle », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, n° 33, § 15, 2004, mis en ligne le 5 septembre 2008 [http://ccrh.revues.org/237]. Cf. aussi du même auteur, la thèse qui constitue l’étude la plus au jour de l’histoire comique libertine  : Le Moi dissocié  : libertinage et fi ction dans le roman à la première personne au XVIIe siècle, thèse présentée en 2008 à l’université Stendhal-Grenoble III.

8. D’Angelo F., « Aspects de la mise en intrigue dans Le Page disgracié  », Cahiers Tristan L’Hermite, 2005, repris dans Adam V. et Berrégard S., Sur Le Page disgracié. Vingt-quatre études des Cahiers Tristan L’Hermite, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 113-121.

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contrariées du héros. En fait, le texte est marqué par la discontinuité et l’absence de perspective fi nalisante, que donnent à lire la succession des petits chapitres qui le composent tout comme le choix d’adopter le plus souvent un point de vue et une écriture qui « collent » à l’expérience du personnage (B. Tabeling). Le phénomène est d’autant plus frappant que c’est le hasard qui semble régir la destinée du héros, simplement emporté d’un pas à l’autre (« sans autre dessein que d’aller où mes pas me conduiraient » [II, 19, p. 224]). L’épisode anglais fait bien sûr exception, avec ses pierres d’attente touchant aux représentations culturelles associées alors à l’Angleterre, comme les étudie ici Pierre Giuliani ; mais aussi avec ses « dispositifs romanesques », pour reprendre une expression d’Audrey Guerba qui montre comment certaines scènes, voire certains mots, sont porteurs en eux-mêmes d’un schéma causal qui se met alors à structurer le récit. Cet épisode excepté, on pourrait être tenté de relever les inconséquences d’un narrateur qui introduit des person-nages pour les oublier tout aussitôt, types comiques alimentant les saynètes de la deuxième partie du livre, mais aussi rencontres plus frappantes, peut-être, telle cette jeune fi lle cultivée, libre et honnête à la fois, antithèse des autres fi gures féminines du livre et peut-être « alter ego » du page (A. Guerba), qui, à peine décrite, disparaît du roman (II, 37). À ces traits de discontinuité, qui peuvent malmener un lecteur habitué aux enchaînements et à la plénitude de la fi ction aristotélicienne, s’oppose toutefois un autre principe de composition qui structure fortement le roman : celui de la « réitération », de la « reprise » dont Olivier Leplatre met en évidence la présence sous-jacente d’un bout à l’autre du texte, qui apparaît selon cette lecture travaillé d’un côté par des séries, et d’un autre par des images récurrentes et obsessionnelles.

De tels phénomènes, s’ils impriment leur rythme à un récit marqué par l’errance et la passivité de son héros, font d’autant plus ressortir des moments où d’autres dynamiques s’imposent : des dynamiques qui introduisent dans le roman la question des conditions selon lesquelles un individu peut agir dans le monde et donc, de la liberté. En particulier, c’est bien un mouvement propre du page qui l’amène à agir pour son élévation en écrivant un éloge du roi digne de lui être présenté : « Parmi les acclamations générales dont on honorait les hautes vertus d’un si grand prince, il me prit une envie d’écrire quelque chose à sa gloire. » (II, 47, p. 293). Le terme que je souligne (et que les dictionnaires de l’époque rapportent à un « désir » compris soit comme « passion », impulsion que subit le sujet, soit comme « volonté », résultant d’une décision intentionnelle 9) signale l’impulsion qui saisit le héros et lui inspire des vers réussis. La composition de ceux-ci n’est pas ramenée à une stratégie réfl échie, mais plutôt à un élan d’enthousiasme qui inscrit le page dans un sentiment collectif, dont sa capacité propre réussit à exploiter l’éner-

9. Cf. Furetière A., Dictionnaire universel, 1690 : « “Envie”, signifi e aussi la passion, le desir qu’on a d’avoir ou de faire quelque chose » et Dictionnaire de l’Académie française, 1694 : « “Envie”, signifi e aussi, desir, volonté ».

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gie pour faire de beaux vers. Ailleurs, la voix narrative n’hésite pas à utiliser sa prérogative de l’omniscience pour rapporter clairement ses actes passés à des stratégies concertées : à l’entrée au service du grand prince, par exemple : « J’étudiai fort soigneusement son humeur, pour voir par quel biais je me pourrais prendre à lui plaire. » (II, 40, p. 278). Mais l’intérêt du passage sur les vers adressés au roi est bien de ne pas trancher sur les motivations ou l’inten-tionnalité du héros, le texte montrant ainsi le mélange d’impulsion, d’intuition et de choix, où la participation à une cérémonie publique (puisque c’est du moment d’entrée du roi dans la ville qu’il s’agit) a toute son importance, qui rend capable de mettre en acte, au bon moment, ses dispositions.

Il n’en reste pas moins, que sans la protection bienveillante de son maître du moment, le « grand prince », ces vers du page seraient restés sans écho. C’est un autre principe essentiel que le récit montre à l’œuvre dans le parcours du héros : l’importance des soutiens, grands et petits, des protections et des intermédiaires qui seuls, rendent réels, transforment en véritable action, les gestes du page et sa compétence à l’étude comme à l’écriture. Le roman met ainsi en scène à plusieurs moments des enchaînements signifi catifs où le hasard cède la place à une logique du lien, dont l’importance a déjà été soulignée, de la connaissance et de la reconnaissance. Un tel phénomène se manifeste en particulier à un moment clé du livre, celui qui va permettre au page, après plusieurs épisodes sans lien ni réelles conséquences, de trouver une « honnête condition » (II, 19, p. 225). Les rencontres n’obéissent alors plus au hasard, mais s’organisent par le lien que les personnages ont entre eux : un « messager » (soit un commis à porter les messages ou les paquets) lui « donn[e] connaissance » d’une « fi lle » employée dans une « grande maison » qui le « recommand[e] » à une « demoiselle de ses voisines » qui le place chez un « honnête gentilhomme » qui le « donn[e] » ensuite à son oncle, le grand savant (où la clé reconnaît Scévole de Sainte-Marthe) (à suivre entre les pages 225 et 229). À partir de cette rencontre sur la route avec le messager, l’itinéraire du page n’est plus une errance, mais un passage d’une condition à une condition toujours meilleure auprès d’un maître toujours plus grand. L’enchaînement paraît « adramatique » car le page fait plus ou moins toujours la même chose (écrire pour les autres) et que les motivations de ces fi gures qui ne sont pas vraiment des personnages ne sont jamais vraiment explicitées. Mais il marque très nettement dans le roman l’opposition (tenue pour acquise et naturalisée peut-être, si elle n’est pas dramatisée ?) entre un « dehors », celui de la solitude où l’on ne dépend que de soi, et un « dedans », celui d’une société de services, de l’échange, où l’on existe et avance dans et par le lien à l’autre. Les affects que le roman associe à ces liens mériteraient eux-mêmes une étude qui dépasserait les bornes de ces pages et il faudrait s’attarder plus que nous ne le pouvons ici à la combinaison de « compassion devant [sa] misère » et de reconnaissance sociale (« me voyant fait de la sorte que je méritais bien… » [p. 224]) par lesquelles le récit explique l’aide au principe de cette séquence, celle du messager.

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La question que posent ces aspects du roman est celle de la liberté qui s’y formule, non pas tant comme possibilité de faire ce que bon nous semble (les quelques passages du récit où le page est montré comme agissant sous le coup d’une impulsion soudaine sont généralement rapportés, sur le coup ou a posteriori, à un mouvement passionnel irrationnel et absurde : c’est le cas de sa seconde fuite hors de la cour), que comme celle d’avancer dans le monde selon ses dispositions, résultant à la fois de la naissance et de l’étude. À ce compte, la liberté du page se mesure bien, ainsi que dans la société de son temps, comme le rappelle Claire Chatelain, à sa capacité à mobiliser ses connaissances et surtout ses parents. Mais le roman déploie aussi un autre rapport du héros à la liberté, qui se manifeste par la recherche des connais-sances et le désir d’observer le monde par lui-même. C’est cette vertu de la curiosité, dont Françoise Poulet étudie ici l’omniprésence et les ambivalences dans le récit, et qui confère au héros la mobilité psychique et l’insoumission introduisant dans le récit des motifs libertins. En resituant plusieurs scènes du Page disgracié dans le contexte des écrits libertins de l’époque à laquelle il fut composé, et qui joueraient comme référence probable à ces passages, Bruno Roche permet aussi de mesurer au sein de quel ensemble de produc-tions le roman s’inscrit et quelles allusions il produit, cela supposant bien sûr la perception de celles-ci par un public capable et désireux de connivence.

Le libertinage du texte peut enfi n se lire autrement, dans sa structure comme fi ction et dans l’incertitude introduite quant aux buts de celle-ci. Tout d’abord, on peut le voir dans le lien lâche, sinon inexistant, que le roman introduit dans les rapports entre récit et morale. Des énoncés moraux (au présent de vérité générale etc.) émaillent bien régulièrement le texte, mais la relation entre les événements rapportés, l’expérience du « je » et ces leçons à portée générale n’est, le plus souvent, pas nette. On ne peut affi rmer que les leçons du texte proviendraient du passé qui y est rapporté, ressaisie par la voix narrative du « je » écrivant à l’âge de la maturité. La logique de l’apprentissage n’est donc pas assurée, logique qui pourrait pourtant justifi er la production même d’un roman, dont l’exemplarité 10, ou l’articulation au monde des idées morales et la possibilité d’un « usage » utile au lecteur, ne sont pas garanties. Parallèlement, on peut constater avec Olivier Leplatre et Dominique Bertrand que le « plaisir » donné comme but de la lecture n’est pas non plus si assuré : le rire mis en scène est souvent grinçant ou révélateur de fractures plus que de complicité ; le ton enjoué ou léger du narrateur contraste, notamment dans les premiers chapitres, avec la teneur des « postiqueries » rapportées, expression de fantasmes morbides ou d’inquiétantes pulsions violentes. Enfi n, la question du sens de l’itinéraire du « je » enfant et adolescent, de son orientation et de ce qui lui donnerait de l’intérêt au point de mériter une transcription écrite achoppe.

10. Sur cette notion, cf. Giavarini L., Construire l’exemplarité. Pratiques littéraires et discours historiens (XVIe-XVIIIe siècles), Dijon, EUD, 2008.

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Le double décrochage qui caractérise la fi n du livre rend ceci manifeste. Le temps de l’histoire ne rejoignant pas le temps de la narration, une autre morale s’affi rme, qui découlerait, dit le narrateur, de la suite (inexistante) de ses aventures : cette morale n’a rien à voir avec la logique du lien dont nous avons vu l’importance dans le texte puisqu’elle affi rme au contraire la misan-thropie du « je », son « dégoût » « pour toutes les professions du monde » et sa « haine » pour « beaucoup de sociétés » (p. 313). Cette posture de retrait peut s’identifi er à une attitude libertine 11, mais, curieusement, elle ne découle pas du livre. De même, l’autre décrochage marquant cette fi n est celui qui laisse le héros sans maître et dans l’incertitude sur sa prochaine condition – la promesse du roi n’est pas tenue, et la scène de reconnaissance dont le récit fait surgir la centralité aveuglante (« ce fut ainsi qu’après tant de courses vagabondes, je revins au lieu où j’avais été nourri » [p. 296]) ne serait qu’un leurre. Le fait suscite une remarque de l’auteur de la clé, Jean-Baptiste L’Hermite, qui signale à la toute fi n de celle-ci : « Nostre Autheur en disant les obstacles qui l’empêcherent de retourner près de son premier Maistre, devoit parler de l’honneur qui luy fi t le Roy, de le donner à Monseigneur le Duc d’Orleans, son frere unique. » Comme ailleurs, la clé prétend combler un manque du texte, mais pointe du même coup le choix de Tristan : celui de ne pas arranger harmonieusement la forme d’une vie, celui de rendre lisibles des absences, des limites, sinon des contradictions (puisque c’est le jeu des fi délités qui bloque alors le héros) dans la capacité d’organisation de la société par les liens de parenté et de clientélisme, mais aussi par la volonté royale, tous deux déjà mis à mal dans le roman par la méfi ance d’un ministre.

Devenir un auteur ?

La dernière question dont les études ici réunies montrent l’importance dans Le Page disgracié est bien sûr celle du rapport aux livres et à l’écriture qui, du fait du parcours du page et du lien incertain entre le héros, le narrateur et l’auteur, est centrale dans le livre. Plusieurs approches sont possibles, ainsi que l’illustrent les études qui suivent : celle d’une analyse socio-historique, au sens large, qui interroge les « postures » du page et le sens de leurs représentations fi ctionnelles vis-à-vis des possibles de la condition d’auteur dans le monde contemporain à la composition du roman ; celle d’une approche croisant esthé-tique et éthique, qui s’interrogera sur les livres, traditions ou genres mobilisés explicitement au fi l du texte et sur les discours et actions que le page réalise à partir d’eux ou à leur imitation. Une des singularités du roman est, en effet, de produire son intertexte (ou du moins certains de ses intertextes) en en faisant une lecture même du héros. Une étrange circulation s’organise alors entre ces références pleinement intégrées à l’histoire et l’organisation, et parfois le style,

11. Cf. D’Angelo F., Le Moi dissocié, op. cit., p. 495-496.

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du récit, comme imprégné dans sa tissure même des lectures de prédilection de son héros. Si Éric Tourrette montre que la lecture prend dans le récit le statut de paradigme de compréhension du monde, conçu comme ensemble de signes à décoder, Véronique Adam analyse le trouble dans le rapport à la réalité qui découle de cette porosité entre l’imaginaire du héros et les univers fi ctionnels construits par le roman, tandis que Dominique Bertrand souligne que l’imperfection de l’application dans les aventures du page du modèle à la fois textuel et éthique de la facétie, signale l’entrée du héros dans un monde de solitude, où l’on ne peut plus imaginer que le partage de l’émotion, ou du plaisir du conte, réunisse les conditions et les sexes.

Une caractéristique forte du roman, à laquelle tient sans doute beaucoup la séduction qu’il peut exercer sur nous aujourd’hui, est ainsi l’interrogation qu’il porte, à plusieurs niveaux, sur la portée de l’écriture et de la lecture. Ce sont d’abord les effets de la consommation (soit la lecture comme l’écoute) des récits et des fi ctions que le texte met en scène, en cela bien contempo-rain des « antiromans » de Charles Sorel 12 : ils distraient de la mélancolie, mais ils pénètrent jusqu’à le dissoudre le sujet réduit à l’imitation ridicule de héros de pacotille. Surtout, une des grandes spécifi cités du livre est certai-nement de nouer ce que l’on peut appeler ces « récits d’effet » de la fi ction (lue ou entendue) sur les différents personnages du livre, avec des « récits d’action 13 » qui racontent, eux, ce que le fait même d’être capable de racon-ter et d’inventer (des histoires, des vers) rapporte dans le monde social que construit le roman. Les deux plans ne se recoupent en fait pas totalement et s’articulent même d’une manière problématique. Certes, ce sont bien, dans la première partie du livre, ses capacités à distraire ses destinataires, puis, dans la seconde partie, à rendre compte de ses lectures ainsi qu’à écrire des lettres et des poèmes (tout cela représentant bien sûr des cas de fi gure à distinguer) utiles à ses maîtres qui permettent au héros de trouver un « emploi » (p. 99), une « bonne », « avantageuse » ou « honnête » « condition » (p. 97, 225, 227…). Mais à chaque fois, il lui faut un intermédiaire, un personnage qui se démène, sinon une chaîne d’appuis divers pour le placer, lui faire rencontrer la bonne personne au bon moment, lui écrire une lettre de recommandation, lui « commander » les vers qu’il faut (par exemple, II, 40, p. 277) et surtout faire lire ceux-ci à la bonne personne. Les talents du page seraient purement

12. Je renvoie à D’Angelo F., op. cit., p. 370-380, qui souligne la proximité, mais surtout la distance du Page disgracié avec les histoires comiques de Sorel sur ce point, et montre que le roman de Tristan n’adopte pas la position satirique à l’égard du romanesque héroïque ou sentimental contemporain dont témoigne en revanche l’œuvre de Sorel. Cf. aussi Poulet F., « “Là je m’étudiai […] à me forger une fausse généalogie et de fausses aventures” : illusions et désillusions romanesques dans Le Page disgracié », à paraître dans la revue Méthode !

13. J’emprunte cette expression à la réfl exion collective menée par le séminaire du Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur l’Histoire du Littéraire autour de la question « écriture et action », dont une synthèse est en cours de publication [http://www.ehess.fr/centres/grihl/Travaux/TravauxGrihl.htm#travaux_en_cours].

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virtuels, autrement dit, s’ils n’étaient mis en acte par des individus (qui ne sont pas représentés comme des auteurs, à l’exception du « grand savant » que sert le page à son retour d’Angleterre), mais qui ont la position dans la société et l’accès aux lieux où ces talents peuvent servir et être reconnus : une « mise en action » des arts (de raconter et d’écrire) du page est nécessaire, par d’autres moyens que ceux de ces arts. Une distinction s’opère donc entre ce qui est souvent présenté comme un effet immédiat, relevant de la communication interpersonnelle et de la proximité des corps, par lequel le récit ou le poème accroche, fait rire, et assure ce que l’on peut ressaisir comme le « charme » du héros ; et ce qui demande plusieurs étapes et plus de temps, l’action pour l’avancement du page de ce qu’il produit.

Le roman prend bien en charge les deux, même si c’est surtout le premier qui a retenu l’attention de la critique alors même que l’on ne peut guère dire que l’un soit plus visible ou plus spectaculaire que l’autre dans le récit. Mais peut-être cette inégalité de traitement est-elle rapportable au mode de présence de la subjectivité du héros qui se manifeste différemment dans l’un et l’autre cas. Pour faire retour sous un autre angle sur la question des dynamiques narratives dont nous avons parlé plus haut, il est frappant de constater qu’autant le roman nous dévoile les calculs et la pesée qui entou-rent le choix de tel ou tel mot ou de tel ou tel comportement pour tout ce qui regarde aux productions du page comme conteur et comme poète (voir l’étonnante scène où le page fait le récit de la manière dont il raconte l’histoire de Psyché aux deux anglaises, tout le suspens pour le lecteur se déportant de la fable même vers l’art déployé par le héros [I, 27, p. 106-107]), autant son comportement est marqué par la passivité lorsque l’on en vient aux faits et gestes qui lui permettent de rencontrer les bonnes personnes et d’avan-cer dans le monde. Alors, le page est objet de commande, de demande, de « don » (« Mon Maître […] me proposa […] de me donner à l’un des plus grands hommes de ce siècle, qui était son oncle. » [II, 20, p. 228]). Tout est construit dans le roman pour distinguer ce qui relèverait des pouvoirs du page (raconter, écrire, pour plaire, faire rire…) de ce qui lui arriverait du fait de ses « rencontres » (terme qui revient obsessionnellement dans le texte) et, plus largement, d’autrui.

Quelques pistes pour une analyse socio-historique de l’écriture et de la publication du Page disgracié

Je voudrais terminer en ouvrant quelques pistes de réfl exion sur la manière dont on peut comprendre les enjeux de la mise au jour de ce roman pour Tristan au moment où il le compose et le publie, et sur le sens que l’on peut donner au texte à l’époque de sa publication. Le principal questionne-ment qu’une telle approche a suscité et suscite encore à juste titre, comme en témoignent plusieurs des études ici réunies, porte sur les articulations

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possibles entre l’œuvre et la vie, la carrière comme auteur ou plus largement la position sociale de Tristan. Il est bien sûr tout à fait remarquable qu’un écrivain publie un roman racontant la vie d’un jeune homme porté sur la lecture, les contes et l’écriture, et obtenant par là (avec toutes les précautions signalées plus haut) différentes positions. Mais, si l’on veut tenter de dépas-ser la lecture biographique, il est intéressant de porter le regard sur le geste particulier que réalise Tristan en écrivant et en publiant ce récit. Le projet qu’il aurait pu avoir en composant Le Page disgracié est impossible à recons-tituer et il est toujours hasardeux de spéculer sur les supposées intentions d’un auteur 14. On peut partir en revanche de ce que fait l’œuvre elle-même, que l’on pourrait mesurer par l’écho ou les conséquences que le livre, les constructions qu’il met en place et les représentations qu’il donne à lire ont eu en leur temps et au-delà. Ces traces sont ténues, car le livre n’a, semble-t-il, ni apporté de bénéfi ce immédiat et visible à son auteur (en termes de faveur ou de gratifi cation fi nancière, par exemple), ni rencontré de réel succès (il n’est pas réédité avant que le frère de Tristan ne s’en charge, par exemple), ni suscité d’amples commentaires en son temps. Sa publication peut, cepen-dant, être comprise comme pièce spécifi que dans la construction de sa place comme auteur que réalise Tristan tout au long de ses écrits. La discrétion qui caractérise la réception du roman rend compte de la manière particulière dont il agit sur ce point et elle a, d’ailleurs, des effets observables à très long terme. Enfi n, le roman s’est prêté à une republication, celle de Jean-Baptiste L’Hermite, dont l’instrumentalisation du texte n’est pas sans révéler certaines des implications de l’écriture même de Tristan dans son rapport à son public.

Quelques mots de commentaires s’imposent, avant tout, sur un modèle d’utilisation de l’écriture que le texte fournit en son sein. Ce que peut la mise en écrit est montré dans un épisode très frappant du roman, où le page écrit sur le commandement du grand seigneur qu’il sert des vers que son maître fait lire au grand prince dont il est l’allié (II, 40, p. 277). Outre le bénéfi ce concret qu’apporte le poème au héros (puisque le prince le réclame immédiatement à son service), c’est ce que l’écriture fait du réel que le roman représente ici. Écrits pour « répondre » aux « sentiments » du prince, les vers transcrivent le confl it politique, dont la présentation reste très allusive 15, sous la forme d’un énoncé généralisant et allégorique. La méfi ance du prince est rapportée à une sagesse commune qui la justifi e et en fait une expérience partageable. Le récit ne dit pas l’usage que le prince fait des vers, mais il nous montre comment l’écriture saisit le réel par une fi guration qui, à la fois élégante, réglée (d’autant plus que ce sont des vers) et tournée vers l’exemplarité, en fait un objet (le

14. Cf. les précautions explicitées par Dinah Ribard et Nicolas Schapira autour de l’idée de stratégie d’auteur, dans On ne peut pas tout réduire à des stratégies. Pratiques d’écriture et trajectoires sociales, Paris, PUF, 2013, « Introduction », notamment p. 14.

15. Les notes des éditions renvoient pour le grand qui aurait trompé le nouveau maître du page au duc de Luynes.

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poème écrit) consommable à distance de la situation qui l’a suscité, applicable en d’autres temps et lieux, et appréciable selon des critères esthétiques. Si l’écriture poétique est au xviie siècle d’abord écriture de circonstance, le roman du Page montre aussi que sa force tient à savoir effacer ces circonstances, se détacher de son contexte immédiat de production pour s’inscrire dans une logique morale ou formelle (cf. ici les analyses de P. Shoemaker). C’est une sorte de petite parabole sur les pouvoirs de l’écrit à laquelle se livre Tristan, la question étant de savoir quelle valeur donner à cette parabole : s’agit-il, comme les analyses classiques des formes spéculaires nous invitent à le voir, d’un indice donné au lecteur sur comment apprécier le Page, d’un type de fonctionnement des écrits que Tristan souhaiterait voir appliquer à son œuvre ? Le modèle est bien sûr tentant, puisqu’il présente l’écrivain comme celui qui est capable de transfi gurer la simple circonstance en un énoncé moral ou une belle forme. Mais on ne peut prendre complètement pour argent comptant ce discours et l’appliquer aussi simplement au livre du Page. L’aptitude à générali-ser et à produire des écrits qui s’extraient d’un pur sens circonstanciel doit être comprise comme une des compétences que les auteurs littéraires s’attribuent et une des manières de construire la spécifi cité de leur position dans le monde social de leur temps : c’est largement sur cette compétence que l’ensemble de la carrière de Tristan est notamment construite 16.

De fait, le roman peut se lire comme un récit d’origine, valable pour la vie de Tristan lui-même, mais aussi peut-être plus largement, où serait mis au jour une sorte de cursus honorum idéal de la manière dont l’amour des lettres permet de faire son chemin dans le monde. Le geste de son écriture pourrait alors se comprendre comme une manière pour Tristan de ressaisir son expérience en une forme qui, par la fi ction, l’élève à une certaine généralité ; et la publica-tion imprimée du récit comme visant à légitimer ses propres choix, sa propre position, en même temps qu’à construire le champ social dans lequel il s’inscrit, le champ littéraire, comme un espace, sinon autonome, du moins où l’action est possible pour les écrivains 17. Le récit est intéressant en ce sens par les choix qu’il manifeste, les partitions qu’il donne à lire et les images qu’il élabore. Par

16. Outre son article ici même, cf. Shoemaker P., Powerful Connections : The Poetics of Patronage in the Age of Louis XIII, Newark, university of Delaware, 2007. On pourra confronter notre démarche avec celle, par exemple, de Jean de Guardia dans un article récent « La technique de la durée », Poétique, n° 174, 2013, p. 173-188. Les propositions de cet article ne prennent pas en compte le fait que la poétique de la « décontextualisation » à laquelle est attribuée la capacité à passer dans le temps de certaines œuvres « classiques » sert à la construction d’une position spécifi que par les auteurs. Cette position leur permet de faire valoir des compétences, une capacité à user de l’écriture et de la publication qui peut se révéler fort utile, en cas de confl it politique, par exemple. En tant que tel le recours à un style permettant d’affi rmer la généralité d’un écrit est donc un choix poétique le plus souvent éminemment contextualisé (et politisé).

17. On trouvera une analyse proche du roman comme vie réunissant un certain nombre de traits topiques (comme la mélancolie) de manière à « asseoir le rôle social de l’homme de lettres » dans Morgante J., « Discontinuités narratives du Page disgracié », CTLH, n° 35, 2013, p. 43-57.

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exemple, l’itinéraire du héros est rapporté à l’évolution vers une professionna-lisation, avec un usage de plus en plus formalisé de l’écrit, via la profession de secrétaire, en même temps que vers une « spécialisation » (B. Parmentier) dans l’écriture poétique, auquel le choix de s’« attacher » est marqué en un point précis du récit (II, 21, p. 231). Le rapport commandé à l’écriture et les tâches du secrétaire subissent une nette dévaluation : si la deuxième partie du texte intègre deux pièces poétiques de Tristan, elle efface au contraire tout ce qui relève de l’écriture de service (cf., par exemple, le sommaire choisi pour résumer son service du grand prince : « il ne m’arriva rien au service de ce prince, qui soit digne d’être écrit… » [II, 41, p. 279 18]). La force du Page sous cet angle tiendrait à sa capacité à fi gurer et faire circuler, via le livre, des images qui contribueraient à structurer le monde social en y imposant certaines représenta-tions – d’autant plus marquantes et « croyables » du fait de leur cohérence avec l’ensemble de l’œuvre de Tristan, ses poésies, notamment (comme le rappelle ici P. Shoemaker), ou le recueil des Lettres mêlées, paru en 1642. Sous les diverses formes et dans les divers lieux (éditoriaux, notamment, ainsi que le montre bien Olivier Roux) des poèmes, des lettres (deux types d’écrits qui ont, de plus, sans doute circulé sous forme manuscrite avant leur publication), et maintenant du récit, c’est une même histoire qui se raconte et une même image qui se fabrique, celle du poète sous le joug de contraintes sociales qu’il supporte diffi cilement 19. La polygraphie et l’unité thématiques, deux caractéristiques fortes de l’œuvre de Tristan que les commentateurs ont souvent relevées, peuvent se comprendre dès lors comme agencement complémentaires d’images et de discours homogènes, mais variées, capables de se diffuser dans des espaces sociaux et auprès de publics les plus divers possibles. L’étude d’Olivier Roux montre aussi que Tristan renforce cette unité en organisant d’un livre à l’autre une circulation de ses pièces, reprises et agencées dans une publication nouvelle où l’écrivain prend une posture réfl exive sur son œuvre et ses gestes passés. Plus encore, Tristan mobilise cette posture dans des circonstances autres que proprement « litté-raires », par exemple dans une lettre où il sollicite un conseil pour un procès touchant à l’héritage de sa mère : c’est la lettre fameuse et souvent citée où il réaffi rme avec force son incapacité foncière à agir de manière à « acquérir les faveurs des Grands 20 » – signe, s’il en était besoin, que les postures prises dans

18. Nicolas Schapira a montré les usages stratégiques qui pouvait être faits de cette partition topique pour construire une position d’auteur : Ribard D. et Schapira N., « Trajectoire d’auteur, trajectoire de secrétaire. Livre et stratégie dans la société du xviie siècle », On ne peut pas tout réduire à des stratégies. Pratiques d’écriture et trajectoires sociales, Paris, PUF, 2013, p. 123-144.

19. Pour un exemple de relais de ce discours au xviiie siècle : « La pauvreté de Tristan l’obligea souvent à travailler pour des Protecteurs et pour les Libraires. On a de lui beaucoup de mauvais vers adressés à de prétendus Mécènes, qui le caressaient le matin, et l’oubliaient le soir. », « Vie de Tristan L’Hermite » (non signé), Petite Bibliothèque des théâtres, Paris, 1784, 2e vol., p. 7.

20. « J’ay trop pris l’habitude à rechercher les faveurs des Muses pour pouvoir acquérir celle des Grands. Ils ne font jamais de libéralités de leur propre mouvement, il faut faire jouer pour

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le monde des lettres et par l’écrit peuvent servir à agir dans d’autres sphères. Que de telles fi gurations de soi et de la condition d’écrivain tiennent à une stratégie concertée de la part de Tristan ou à la mise en œuvre de mythes personnels ou d’images obsessionnelles (cf. les analyses d’O. Leplatre), il nous est impos-sible de le savoir. Mais ce qui compte ici est bien ce qui s’effectue, à savoir la production globale d’une œuvre perçue comme ensemble puissamment animé par une inspiration personnelle et originale. La réussite de l’opération peut se mesurer par la réputation qui s’attache à Tristan dès le xviie siècle comme auteur « libre », dont rend compte le portrait qu’en dresse Cyrano de Bergerac dans les Etats et les Empires de la Lune 21, une perception réactivée fortement à partir du xixe siècle et encore dominante aujourd’hui dans les études tristaniennes.

Une deuxième caractéristique du Page disgracié, non sans lien avec celle qui précède, a des effets forts et observables à long terme : celle de se présen-ter très fortement comme mise à jour des « coulisses » de la condition d’un auteur, un trait qu’il partage avec les Lettres mêlées, où Claire Chatelain propose de voir une sorte de « press book » par lequel un auteur prend en charge les discours relatifs aux dessous de leur condition, tout ce qui touche à ses aspects économiques, éditoriaux et matériels notamment, dont il promeut et fait circuler une version souvent reprise sans distance critique par les histo-riens et les historiens de la littérature. L’impression de vérité qui se dégage d’une œuvre comme Le Page sous cet angle est saisissante, tenant, outre la première personne, à l’opposition que le roman met en scène par sa construc-tion et son style, entre l’épisode anglais, temps des chimères héroïques, et le temps de la confrontation au réel, une fois le héros rentré en France, qui correspondrait à celui d’une expérimentation « véritable » des pouvoirs de la lecture et de l’écriture. D’un point de vue formel, on peut dire que le roman construit la fi ction « comique » (pour reprendre les analyses classiques de Jean Serroy sur la tripartition générique du texte 22) comme plus réelle que la fi ction sentimentale, l’écriture se faisant alors traduction transparente de l’expérience du monde – alors même que l’importance du modèle de l’écriture facétieuse qui habite le texte à ce moment-là, comme y insiste Dominique Bertrand, permet tout autant de rapporter cette partie du récit à une écriture fi ction-nelle. Ces aspects du roman ont puissamment réussi à imposer l’idée d’une contradiction entre inspiration personnelle et contrainte sociale qui marque la réception longue de l’œuvre de Tristan (et, au-delà, qui contribue à nourrir

cela de différents ressorts […] c’est un dessein qui ne peut réussir aux esprits faits comme le mien », lettre 83, à « M. Ragueneau, Sr de Champron, avocat au Parlement », L’Hermite T., Œuvres complètes, tome I, Prose, éd. sous la direction de Serroy J., Paris, Champion, p. 172. Pour une explication de l’affaire en question, cf. ici même l’article de Claire Chatelain.

21. Rédigé vers 1650, le livre est publié après la mort de Cyrano, en 1657. Le passage manifeste la constitution d’une lignée d’auteurs libertins, mais ses ambivalences pourraient aussi, selon Madeleine Alcover, renvoyer à des confl its entre Cyrano et Tristan : Cf. Alcover M., Les États et les Empires de la Lune, Paris, Champion, 2004, p. 59-61.

22. Roman et réalité. Les Histoires comiques au XVIIe siècle, Paris, Minard, 1981, p. 368-381.

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Lectures de Tristan L’Hermite

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une perception romantique de la condition d’auteur 23), nous n’y reviendrons pas. Mais on peut aussi les relier à un autre phénomène frappant autour du Page : sa disparition rapide et presque complète jusqu’au xixe siècle. L’œuvre n’est pas rééditée (à l’exception de la réédition de 1667 que prépare son frère), et soit elle n’est pas mentionnée dans les écrits de l’histoire littéraire, comme l’Histoire de l’académie française, soit elle l’est dans la partie biographique de la notice, et non au titre des œuvres, comme c’est le cas dans la « Vie de Tristan » qui ouvre en 1784 la réédition de la Mariane dans la Petite Bibliothèque des théâtres 24. Plutôt que son irrégularité supposée (car le roman trouve en fait bien sa place dans le corpus des histoires comiques du temps), on peut mettre cette situation au compte de cet aspect de « coulisses » de la vie d’un poète (et, dans une moindre mesure, d’un dramaturge en puissance) : le texte s’offre à lire comme ensemble de révélations sur une autre œuvre (plus élevée en dignité aussi selon les critères du temps) derrière laquelle elle s’efface. Là encore, l’effi cacité de l’opération s’observe dans la longue durée, puisque sous la plume de Bernardin même, Le Page disgracié est traité comme une source biographique et historique plutôt que comme une œuvre à part entière.

On terminera sur le rapport à ses lecteurs que mettent en place certaines caractéristiques de la publication du livre et sur le type de public qu’il suscite. Un fait notable est qu’à la différence de toutes les autres œuvres de Tristan, le roman est publié en 1643 sans dédicace, fait d’autant plus marquant que le volume des Lettres mêlées qui le précède immédiatement s’ouvre, lui, sur une section rassemblant les dédicaces écrites par Tristan pour ses livres précédents. Bérengère Parmentier relève à ce sujet le contraste entre ce mode de publica-tion et le rapport d’échanges dans lequel le héros du roman inscrit au contraire constamment ses productions. Sans le geste qui en offre la lecture à un desti-nataire privilégié, Le Page construit son public comme l’ensemble anonyme, non identifi é des lecteurs de l’imprimé, d’autant plus, comme le souligne Olivier Roux, que le catalogue de l’éditeur Toussaint Quinet où paraît le roman est trop vaste et trop hétérogène pour déterminer une grille de réception spécifi que du texte. La fi ction énonciative amicale du prélude n’est, elle, qu’un de ces procé-dés topiques par lequel le livre conjure l’absence de contrôle sur sa destination (ou s’en amuse) par la convocation « écran » d’un autre medium, en l’occurrence la lettre manuscrite et sa circulation choisie 25. Le Page s’abandonne à l’imprimé,

23. Sur Tristan « romantique », cf. Berregard S., Tristan L’Hermite, « héritier » et « précurseur ». Imitation et innovation dans la carrière de Tristan L’Hermite, Tubingen, Gunter Narr Verlag, 2006, p. 88-99.

24. Dans l’Histoire de l’Académie française, Le Page n’est pas mentionné dans la liste des œuvres de Tristan que l’on trouve dans la notice de Pélisson le concernant, mais dans une note ajoutée par l’abbé d’Olivet, où il sert de source pour raconter la vie de l’auteur, Histoire de l’Académie française, Paris, J.-B. Coignard, 1743, vol. 1, p. 355-358. Pour une vision d’ensemble de la réception des œuvres de Tristan, cf. Carriat A., « La fortune de Tristan », L’Hermite T., Œuvres complètes, tome I, Prose, op. cit., p. 39-50,

25. Il faudrait aussi faire une place à l’image de lecteur seul et complètement absorbé que tendent les deux frontispices de la première édition du livre : cf. Bouvard É., « Étude des

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Introduction

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pourrait-on dire, et peut-être pourrait-on voir par là une manière de tenter de susciter un public de lecteurs dont le rapport à l’écrit, parce qu’il passe par le livre imprimé, s’opère sans lien, sans recommandation, sans connivence – quitte à ce que le succès, s’il s’avérait, serve Tristan en retour auprès de ses protecteurs.

L’opération dont le roman est l’objet par le frère de Tristan frappe alors d’autant plus, et mérite une dernière remarque, parce qu’elle permet de poser la question de l’utilisation du texte par un proche, son frère et qu’elle permet aussi de s’interroger sur la disposition à certains usages dont témoignerait le livre. On le sait, la réédition du roman en 1667 par le frère de Tristan, après la mort de celui-ci, outre l’ajout d’une clé, réinscrit le roman dans un lien avec un protecteur par l’ajout d’une dédicace au duc de Verneuil (premier maître du page selon la clé même). Sans rentrer ici dans l’ensemble des enjeux posés par cette réédition, on pourra signaler qu’elle suggère que Tristan voulait établir avec son roman un lien de connivence avec un groupe de lecteurs capables d’en identifi er correctement les référents. Une telle lecture peut être prise comme un contre-sens total vis-à-vis du projet de Tristan, même si les deux frères étaient proches et ont sans doute travaillé fréquemment ensemble (cf. l’article de Claire Chatelain) ; mais elle permet de moduler de manière intéres-sante l’idée d’un abandon à l’anonymat de la lecture imprimée énoncée plus haut, en faisant noter un fait de style qui marque le texte : celui de ce que l’on pourrait appeler sa dimension allusive, ou indicielle, par lequel l’écri-ture désigne des lieux, des individus ou des événements, en paraissant provo-quer le lecteur à leur identifi cation. On pense par exemple à des expressions nominales indéfi nies, faisant offi ce de périphrases désignatives incomplètes 26, telles que « un des plus grands et des plus illustres princes du monde » (I, 4, p. 33), « l’un des plus grands hommes de ce siècle » (II, 20, p. 228), « un illustre magistrat » (II, 22, p. 233), « une superbe ville où l’on ne traitait pas de petites affaires » (II, 27, p. 270), « l’entreprise d’une guerre aussi chimé-rique en effet qu’elle était glorieuse en apparence », etc. Ces expressions, qui ne sont pas toutes élucidées par la clé, et qui paraissent contradictoires avec le fait même de ne pas nommer le référent précis, inscrivent-elles le texte dans une réception réservée ou au moins informée, dont plusieurs échelles pourraient d’ailleurs être pensées (de l’élucidation touchant à la vie de Tristan à celle relevant de la vie politique du temps) ? L’usage du texte par le frère de Tristan révèle-t-il, autrement dit, une des opérations à l’œuvre dans celui-ci, à savoir constituer un public connivent, ou au moins un public de lecteurs acceptant de se penser comme enquêteurs ? Ces questions restent ouvertes mais elles montrent, au moins, que le sens de l’œuvre gagne à être pensé en fonction de la pluralité des contextes que constituent ses formes et temps de publication.

deux frontispices du Page disgracié », CTLH, 2007, repris dans Sur Le Page disgracié, op. cit., p. 225-237.

26. Je remercie Nathalie Fournier pour son aide quant à ces précisions.

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