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Jacques Benveniste - Ma Verite Sur La Memoire de L'Eau

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  • Jacques Benveniste

    en collaboration avec Franois Cote

    Ma vrit sur la mmoire

    de leau

    Prface du professeur Brian D. Josephson

    Albin Michel

  • Table Avant-propos ...............................................................................................................4 Prface, par le professeur Brian D. Josephson .................................................................5 Introduction .............................................................................................................7

    1. Itinraire dun chercheur gt .......................................................................10 2. tre ou ne pas tre... publi dans Nature........................................................25 3. La contre-enqute ...........................................................................................38 4. Les rats quittent le navire................................................................................44 5. Censure scientifique........................................................................................54 6. Le champ des molcules .................................................................................65 7. Le srum contamin .......................................................................................75 8. La tte sur le billot...........................................................................................83 9. La biologie numrique....................................................................................95 10. Scientistes, intgristes, rigolades et diffamation ........................................104

    Conclusion............................................................................................................116 Postface, par Jrme, Laurent et Vincent Benveniste...................................................120

  • Avant-propos

    Jacques Benveniste a termin sa route le 3 octobre 2004. la fin des annes 90, notre pre avait entrepris la rdaction de cet ouvrage ; il conservait ce ma-nuscrit porte de main, lalimentant rgulirement de ses rflexions et correc-tions. Il aurait souhait le faire paratre une date symbolique, par exemple au lendemain dune monumentale publication scientifique (pourquoi pas dans Nature ?) qui aurait marqu la reconnaissance et lacceptation dfinitive de ses dcouvertes. Le destin en a dcid autrement ; nous avons rsolu de porter ce texte la connaissance du public.

    Jrme, Laurent et Vincent Benveniste

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    Prface

    par le professeur Brian D. Josephson1 Jai rencontr Jacques Benveniste pour la premire fois lors dun colloque

    aux Bermudes, quelques mois avant la parution de son article trs controvers, publi par Nature en 1988. lpoque, jtais loin dimaginer la tournure que prendraient les vnements. Par la suite, nous sommes rests en contact et Jac-ques ma tenu inform de la progression de ses recherches. En mars 1999, mon invitation, il est venu donner une confrence Cambridge dans le cadre du colloque gnral du dpartement de physique. Nous lavions convi d-crire ses travaux, conscients de leur intrt scientifique et des consquences po-tentiellement considrables induites par leurs rsultats. Ces derniers ne man-quaient pas de surprendre, mais le laboratoire Cavendish de Cambridge a t le cadre de nombreuses dcouvertes tonnantes durant les cent vingt-cinq derni-res annes. Malgr la controverse entourant ces travaux, nous avons dcid de ne pas suivre le troupeau et de ne pas ignorer ou censurer de telles recherches.

    Lors de son intervention, le docteur Benveniste a dcrit des expriences au cours desquelles un signal biologique est enregistr sur le disque dur dun or-dinateur, transmis par internet en un autre lieu dexprimentation o les effets spcifiques de la molcule source sont alors restitus sur un systme biologique. Benveniste avait apport du matriel dexprience et il a reproduit devant nous ses plus rcentes expriences. Celles-ci se sont avres aussi probantes que pos-sible, compte tenu du temps limit dont nous disposions.

    Notre laboratoire a film la confrence et je projetais de publier cet enregis-trement un jour prochain, lorsque Jacques Benveniste aurait reu le prix Nobel pour llucidation des mcanismes biologiques relatifs la structure de leau . Mais cette distinction est dcerne aux scientifiques seulement de leur

    1 Le professeur Brian Josephson est laurat du prix Nobel de physique 1973 pour ses travaux sur les supra-conducteurs coupls, appel aussi effet Josephson . Il fait partie du prestigieux laboratoire Cavendish de l'universit de Cambridge.

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    vivant. Cest bien dommage. Je suis persuad que la contribution scientifique du docteur Benveniste sera un jour reconnue sa juste valeur.

    Que nous dit la science sur la possibilit de lexistence de la mmoire de leau ? Les scientifiques qui ne sont pas rudits en matire deau tendent en avoir une vision nave : un liquide compos de molcules H20 plus ou moins iso-les, en mouvement. En fait, leau est bien plus complexe, avec des molcules individuelles sagglutinant temporairement pour former un rseau. Que ces molcules puissent interagir de faon produire un mcanisme permettant la mmoire de leau naurait rien dinconcevable. Les scientifiques bien informs au sujet de leau prennent beaucoup plus au srieux la proposition de mmoire que ceux qui ne le sont pas. En biologie galement, les scientifiques bien in-forms admettent limportance de la structure de leau.

    Enfin, je voudrais souligner les qualits personnelles de Jacques Benveniste, sa dtermination continuer ses recherches malgr tous les obstacles, et sans jamais se dpartir de son sens de lhumour. Ceux qui affectent de croire que Benveniste tait condamn au dclin ds lors quil saventurait en dehors des domaines conventionnels o il avait recueilli tant dapprobation et de succs, se trompent totalement.

    Professeur Brian D. Josephson

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    Introduction 28 juin 1988 : la revue britannique Nature, la plus influente des revues scienti-

    fiques gnralistes au monde (avec sa concurrente amricaine Science), publie un article intitul : Dgranulation des basophiles humains par de trs hautes dilutions dun anti-srum anti-IgE. Le titre est parfaitement obscur pour le grand public, pourtant la rdaction en chef de Nature a pris soin de diffuser ce texte aux grands mdias de la plante, comme chaque fois quun article impor-tant est publi dans la revue. Dans tous les pays, la presse donne un formidable cho cet article et traduit en termes courants le contenu de larticle : leau pourrait conserver un souvenir, une empreinte, de substances qui y ont transit. Cela reprsente une vritable rvolution scientifique, la tte de laquelle me voici bombard. Quelques semaines plus tard, la suite dune contre-enqute mene dans mon laboratoire par une quipe de Nature dans des conditions particulirement choquantes, la revue dcide que les rsultats de mes expriences nont aucune ralit. Commence alors pour moi un processus de marginalisation qui me conduit de la direction dune unit de recherches de lInserm1 comptant plusieurs dizaines de personnes celle dun laboratoire in-dpendant pour lequel je dois trouver moi-mme les crdits de fonctionne-ment. Ce laboratoire est une ancienne annexe en prfabriqu situe sur le par-king de lunit que je dirigeais.

    21, 22 et 23 janvier 1997 : le quotidien Le Monde revient sur cette affaire. Trois jours de suite et sur six pleines pages, le journaliste ric Fottorino retrace ce roman-feuilleton chez les scientifiques . Lenqute, fouille et honnte, est remarquable. Mais sa lecture provoque chez moi un condens des impressions et des motions, bonnes et, plus souvent, mauvaises, que jai ressenties au long de ces huit dernires annes. Ce ne sont pas les crits dric Fottorino qui in-duisent ce malaise, mais les inepties profres par bon nombre des scientifi-ques quil a interviews pour les besoins de son enqute et dont il a retranscrit les propos. De soi-disant scientifiques et de pseudo-chercheurs donnent grave-ment leur avis sur mes travaux relatifs aux hautes dilutions (la mmoire de 1 Institut national de la sant et de la recherche mdicale.

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    leau) sans avoir assist mes expriences, ou mme sans en avoir lu attentive-ment les rsultats ; certains vont jusqu maccuser de fraude scientifique, sans en apporter le moindre commencement de preuve.

    Jai donc estim quil tait temps pour moi de livrer dans le dtail ma vrit sur le dossier de la mmoire de leau, de raconter les manuvres, les coups bas, les lchets, les lchages et les insultes dont jai t lobjet depuis dix ans. Je ne cherche nullement passer pour une victime ou rgler mes comptes. Jai vcu quinze ans dune aventure passionnante ; si je ne souffrais pas du mal de mer, je pourrais la comparer un tour du monde en solitaire, pour lexcitation perma-nente et les frayeurs occasionnelles. Car il faut dans cet exercice tre assez lu-cide avec soi-mme jaime la comptition dans la recherche, la bagarre scienti-fique, la baston intellectuelle, dans le respect des rgles dontologiques.

    Mort aux cons ! mcrit un scientifique de mes amis en quittant avec d-got une position trs officielle (ce qui ne lempche pas de continuer siger, sans rire, lAcadmie des sciences). Je suis plutt daccord avec cette ptition de principe. Mais, pris et appliqu au pied de la lettre, ce mot dordre consti-tuerait un gnocide scientifique. Une telle affirmation traduit-elle mon arro-gance, ma paranoa ? Larrt de tout progrs en physique thorique depuis les annes 30, le surplace, par-del les exploits technologiques, de la science en g-nral et de la biologie en particulier, suffiraient donner un dbut de justifica-tion ce massacre intellectuel programm. Pourquoi cette lthargie ? Jesquisserai trois explications.

    1) Le rgne du Big Science/Big Business/Big Organization. La subordination, en dernier ressort, de la recherche largent date du Pro-

    jet Manhattan (fabrication de la bombe A) qui a entran la mainmise du gou-vernement amricain sur la recherche, linjection de capitaux normes et la cration de gigantesques structures conomico-scientifiques. Cette prdomi-nance du business peut expliquer laccueil rserv aux travaux sur les hautes dilutions, susceptibles de bousculer les grands quilibres de lindustrie pharma-ceutique. La libert de pense est par ailleurs compromise par les grandes re-vues scientifiques qui outrepassent leur ncessaire fonction de diffusion des connaissances en oprant une censure des ides qui drangent ou une dstabi-lisation de leurs auteurs. Il est vrai que si lon pouvait compter sur la presse pour faire les rvolutions (scientifiques ou autres), a se saurait.

    2) La psychologie de la soumission aux matres et aux vrits intangibles

    dune Science triomphante. Il en rsulte une slection par la soumission : pour assurer sa carrire dans

    ces grands organismes, il faut au pralable faire allgeance. Les matres de la

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    Science (professeurs apparatchiks, laurats de prix Nobel) ne vivent que par leurs ides. Plus que leurs recherches ou leurs ralisations concrtes, ces ides cette idologie constituent leur substance. Le non-aboutissement des travaux quils sont censs mener importe peu.

    3) La rification et linstrumentalisation de la Science, desse scularise,

    seul espoir dune humanit inquite face aux grands dfis en matire denvironnement et de sant.

    Consquence : dans un systme o la parole mdiatisable pse infiniment plus que lobscure action quotidienne, un laurat Nobel peut impudemment et impunment affirmer nimporte quoi dans nimporte quel domaine situ aux antipodes de sa spcialit.

    Bien au-del de mes difficults personnelles, ces facteurs expliquent le Grand

    Froid qui a saisi la Science franaise dans les annes qui prcdrent la seconde guerre mondiale. Cest pourquoi, si jentends parler ici de mon cas (ma carrire de chercheur a t bloque par laffaire de la mmoire de leau), mon propos se doit dtre plus large. Je me suis heurt, et me heurte encore, des institu-tions gardiennes dune Science officielle hors laquelle il nest point de salut. Mes recherches, et les dveloppements de ces recherches vers des domaines an-nexes, sont victimes dun systme dvaluation conu pour dfendre les dog-mes, les paradigmes imposs par ltat actuel des connaissances scientifiques. Je memploierai donc dcrire et dnoncer ces procdures de blocage, de cen-sure et de verrouillage, car cest lavenir de toute la recherche en biologie (et donc en biomdecine, ce qui peut concerner directement chacun dentre nous) qui est en cause. Or cette biologie connat une crise. Elle est patente au niveau mondial, mais plus prononce dans notre pays cause de larchasme des institutions et du mode de pense franais. Je crois que nous ne pourrons sortir de cette crise que si nous brisons le carcan de la pense scientifique uni-que (et inique) qui nous rgit actuellement.

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    CHAPITRE 1

    Itinraire dun chercheur gt Mon jeune ami, pourquoi voulez-vous que je fasse de la recherche alors que

    les Amricains sen chargent trs bien ? Nous sommes en 1965 et cest un grand patron dendocrinologie qui nonce benotement devant moi ce point de vue aux allures de catastrophe nationale, assez reprsentatif de ltat desprit du milieu mdical franais lpoque. Pour ma part, jai dj derrire moi une exprience de plus de dix annes de mdecine hospitalire en tant quexterne puis interne des Hpitaux de Paris. A la diffrence, je crois, de beaucoup de chercheurs, jai fait le tour de la mdecine classique. Jai connu les services de ranimation des cancreux, les nuits de garde aux urgences lpoque o cela signifiait tre le seul et unique mdecin prsent dans tout lhpital. Aprs six ans dinternat, jai limpression davoir tout vu, quaucun cas clinique, au-cune urgence ne peut plus me surprendre.

    Certes, le patron en question me propose de me nommer . tre nom-m , cela signifie devenir professeur, empocher un double salaire (chef de ser-vice et enseignant), sans compter les activits de consultation prive. La belle vie, quoi ! Tout cela parce que javais fait preuve dun certain esprit dorganisation au milieu du bordel ambiant quest alors (et encore en grande part aujourdhui) le fonctionnement technique des services hospitaliers. Les patrons de mdecine hospitalire aiment la mdecine, les malades, tout le tra-vail directement li au diagnostic et la thrapeutique. Mais, de rares excep-tions prs, ils sont compltement indiffrents lorganisation de l entreprise hpital. Cest ainsi qu cette poque (le milieu des annes 60), je contribue introduire lAssistance publique (les Hpitaux de Paris) le systme de pres-cription encore en vigueur aujourdhui. Il apparat tellement lmentaire que jen pargnerai au lecteur la description. Mais, par rapport au systme borde-logne sans doute en vigueur depuis le Moyen ge, il sagissait dune vritable rvolution. Pourtant, je navais fait quimaginer le principe dune fiche de pres-cription individuelle en tirant des lignes sur une feuille de carton (quelle au-dace !). Il a suffi de deux articles consacrs cette question dans la presse mdi-cale pour que je devienne un expert international. Jen ris encore.

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    Ma vie professionnelle parat son apoge ou au point mort, comme on vou-dra. Bref, comme la France de lpoque, je mennuie. Cest sans doute pour cet-te raison que je rponds une annonce releve dans la salle de garde dun h-pital parisien. Un chercheur du CNRS de Villejuif1 recrute un interne pour faire de la recherche en immunologie. Lors de notre premire rencontre, je ne peux mempcher de lui demander pourquoi il souhaite embaucher un in-terne : Parce que les internes ne brillent pas par leur intelligence, ni par leur crativit, mais ils sont travailleurs, me rpond-il. Quand on a russi le concours de lInternat des Hpitaux de Paris, cela signifie que lon peut rester des annes assis sur une chaise ingurgiter le programme (cest--dire toute la mde-cine).

    Ainsi prvenu, jentame mes recherches en immunologie lInstitut du Can-cer du CNRS de Villejuif, mi-temps. Joccupe par ailleurs un poste de chef de clinique lhpital de lInstitut Gustave-Roussy, sur le mme campus. Et assez rapidement, je commets quelques rsultats qui auront plus tard les honneurs du Journal of Immunology, revue amricaine de rfrence dans son domaine. Je re-viendrai plus loin sur limportance que doit (ou que devrait) revtir pour tout chercheur le fait de voir le fruit de ses recherches publi au plus haut niveau.

    En Mai 68, le mouvement de contestation npargne pas les hpitaux. Vil-lejuif, cela me donne loccasion de mengueuler copieusement avec Andr Lwoff, homme de gauche mais autoritaire sil en fut, co-laurat du prix No-bel de mdecine 1965, avec Franois Jacob et Jacques Monod, pour leurs re-cherches sur la biologie molculaire. Une bonne manire damorcer une car-rire de chercheur. Jenfonce le clou au dbut de lanne suivante en adressant au journal Le Monde une tribune libre dans laquelle je mets en cause lorganisation mandarinale du systme scientifique et mdical franais2. Publie par le quotidien, cette tribune fera quelque bruit. Je nen resterai pas l et si-gnerai plusieurs textes critiques sur le mme thme.

    La mme anne, je pars pour la Californie. Un poste de chercheur plein temps ma t propos par la Scripps Clinic and Research Foundation, un cen-tre de recherche mdicale de rputation mondiale, install La Jolla, une ban-lieue chic de San Diego. Ds mon arrive, je suis surpris par le climat de libert qui rgne au sein de cette riche fondation. Je suis ainsi tmoin dune scne ini-maginable en France. Le patron de la Scripps est Frank Dixon, un des pionniers de limmunologie, lun des scientifiques les plus influents des Etats-Unis, ami personnel du prsident Nixon. Comme tous ses confrres, il donne rgulire-ment des confrences de prsentation de ses recherches les plus rcentes. Ces

    1 Il s'agit de Jean-Claude Salomon, qui voudra bien m'excuser de jeter son nom la vindicte publique et prive, en tant que responsable de ma prsence gnante dans l'appareil de recherche franais. 2 Politique, politique de sant et promotion mdicale , Le Monde, 2 janvier 1969.

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    runions, ouvertes tous, se droulent toujours dans une atmosphre dten-due. lissue de sa prsentation, un jeune thsard qui vient dintgrer le cen-tre, mais est dj connu comme un petit gnie, lve la main. Dixon lui accorde la parole.

    Monsieur, dit le jeune type, ce que vous venez de raconter est un tissu de c...

    Eh bien, jeune homme, rpond Dixon sans snerver, vous allez devoir nous le dmontrer.

    Ltudiant pose son Coca, sapproche du tableau, vtu dun short et dun tee-shirt. Tout juste revenu de la plage, il a encore les cheveux mouills. En quel-ques minutes, il dmontre que les rsultats prsents par Dixon sont effective-ment entachs derreurs flagrantes. Vous venez de marquer un point , lche Dixon pour seul commentaire.

    Il y avait dans lattitude de ce jeune chercheur un peu de larrogance des uni-versitaires de la cte Est (il sortait dHarvard), mais il fallait oser. En France, un tudiant qui contesterait publiquement, mme avec beaucoup plus de courtoi-sie, les travaux dun mandarin, un laurat de prix Nobel par exemple, verrait sa carrire brise net.

    la Scripps Clinic, un certain nombre de thmes de recherche sont propo-ss. Lun dentre eux retient mon attention : il consiste tudier et approfon-dir une observation qui contredit un principe alors dominant de la biologie. Se-lon ce paradigme, chaque cellule a sa fonction, un point cest tout. Ainsi, parmi les composants du sang, certains globules blancs liminent les bactries ; dau-tres globules blancs produisent les anticorps ; les globules rouges transportent loxygne ; les plaquettes sanguines permettent la coagulation, etc. Les cellules de types diffrents ne sont pas censes collaborer les unes avec les autres. Or une srie dexpriences menes dans un laboratoire du groupe de recherches auquel je suis affect tend montrer que la coopration entre globules blancs et plaquettes sanguines favorise la cration de lsions rnales.

    Aprs deux ans de travail sur ce thme, je parviens isoler chez le lapin un mdiateur, une substance chimique qui passe dune cellule une autre en vhi-culant des informations. Cest ce mdiateur qui autorise la coopration des glo-bules blancs et des plaquettes. Je dcris le mdiateur, la faon de le produire, et lui donne un nom : platelet-activating factor (PAF), facteur dactivation des pla-quettes1.

    Et non seulement mes recherches confirment la possibilit dune collabora-tion entre des cellules de natures diffrentes, mais en outre le mdiateur que jai isol est de nature lipidique. Pas de chance, il sagit encore dune (petite)

    1 La dnomination scientifique complte de ce mdiateur est PAF-acether.

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    hrsie scientifique : il tait admis jusqualors que les mdiateurs ne pouvaient tre que des protines.

    En outre, ces travaux permettent de prciser la nature exacte des globules blancs tudis (des basophiles, dj). Cela tend prouver que des cellules appa-remment spcialises dans le dclenchement dallergies contribuent crer des pathologies inflammatoires, notamment rnales et articulaires1.

    En 1972, je publie cette dcouverte dans le Journal of Experimental Medicine, lune des plus prestigieuses revues internationales dans le domaine de la re-cherche mdicale.

    En 1973, quelques mois aprs mon retour en France, jintgre lInserm, au niveau plutt modeste de charg de recherches. Je suis affect lunit 25, sp-cialise en immunologie et dirige par le professeur Jean Hamburger. Au re-gard de mes titres, de mon exprience et des articles publis, jaurais sans doute d obtenir un poste de matre de recherches, 5 000 francs par mois au lieu de 3 500. Pourquoi ce traitement de dfaveur ? Jai une petite ide sur la question. Lors de mon sjour La Jolla, jai rencontr un professeur de mdecine fran-ais du centre Inserm de lhpital Saint-Louis Paris, un des hauts lieux de la recherche mdicale franaise (et lun de ses principaux centres de pouvoir). Jai pass quelques heures expliquer mes travaux au professeur en question et, ac-cessoirement, lcouter dgoiser des vacheries sur bon nombre de ses coll-gues franais. Quelques semaines plus tard, il ma propos de manire fort condescendante un poste Saint-Louis. Selon ses propres termes, jaurais eu ma disposition un coin de paillasse et pas daide technique2 . Plong dans lambiance amricaine, jai naturellement, et navement, refus cette offre. Er-reur fatale : au lieu daccepter et de me prosterner devant tant de magnanimit, je commettais un crime de lse-mandarin.

    Quelque temps plus tard, lorsque je passe le concours dentre lInserm, le mme professeur est membre de la commission charge dexaminer les dossiers des postulants. Voil peut-tre une des raisons pour lesquelles je suis nomm charg et non matre de recherches. Jai le sentiment que ds cette priode, pour une partie du groupe Inserm de lhpital Saint-Louis, je ne suis pas... en odeur de saintet. Mon affectation lunit de Jean Hamburger ne peut arran-ger les choses : Hamburger est, lpoque, lennemi intime et le grand rival de Jean Bernard, patron du groupe Inserm de Saint-Louis.

    1 Trente ans plus tard, ces dcouvertes n'ont pas vraiment t intgres dans le corpus des connaissances en immuno-pathologie et encore moins en thrapeutique. Il faut dire que la recherche sur les mcanismes qui crent les maladies a disparu, au profit presque exclusif de la biologie molculaire. J'en reparlerai plus loin. 2 C'est--dire pas de techniciens de laboratoire affects aux manipulations courantes.

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    En 1974, un de mes articles sur le mdiateur PAF-acether est publi dans lhebdomadaire britannique Nature. Jy explique que le PAF, que jai identifi chez le lapin lors de mes travaux La Jolla, est galement prsent chez lhom-me. En 1977, Nature mouvre nouveau ses colonnes pour un article dans le-quel je prcise la structure de ce mdiateur.

    Ces travaux et publications me permettent de gravir rapidement les chelons lInserm et de rattraper mon retard . Je cre lintrieur de lunit 25 un groupe informel baptis immuno-pathologie (pathologie : tude des mala-dies) de lallergie et de linflammation . Traditionnellement, linflammation fait lobjet de peu de recherches en France (alors quil nexiste pas de maladie sans composante inflammatoire). Elle ne serait pas assez spcifique , prten-dent certains, qui considrent en fait que cest un thme trop mdical, trop concret. Remarque difiante dun responsable de lunit laquelle je suis affec-t, lhpital Necker : Nappelle pas ton groupe allergie. Cest trivial, a fait maladie. Appelle-le plutt hypersensibilit immdiate ou quelque chose dans ce got-l.

    Je commence comprendre. En France, cette poque, tudier ce qui rend les gens malades, cest nul. Mme lInserm. Une rapide tude me confirme le phnomne : pour lanne 1978, la comparaison des intituls des units de lInserm avec les statistiques de morbidit (pourcentage de malades dans la po-pulation) et de mortalit en France donne un rapport inversement proportion-nel. On trouve par exemple plus dune dizaine dunits dont les travaux concer-nent la transplantation rnale, un problme qui touche seulement quelques milliers dindividus en France. Lallergie quant elle fait lobjet de trs peu dtudes de recherche fondamentale. Pourtant, elle est dj lpoque un pro-blme majeur. Par la suite, le dveloppement de lurbanisation en fera une ma-ladie en progression constante, surtout chez les plus dfavoriss. La mortalit due lasthme a plus que doubl durant les quinze dernires annes. Le cot conomique (traitements, absentisme) est norme. lheure actuelle, la quasi-totalit des produits actifs est produite par des firmes trangres. Et il ny a plus dunit Inserm ddie titre principal ltude de lallergie, depuis la fermeture de lunit 200 que jai cre en 1980 et dirige jusqu sa fermeture en 1993.

    Ds mes dbuts lInserm, japplique les mthodes de recherches que jai observes La Jolla. Lorsque des collgues uvrant dans une discipline que je connais prsentent des rsultats de recherches, je nhsite pas mettre sur ces travaux des critiques, constructives mon sens, mais souvent mal perues. Ce nest pas du mauvais esprit, ce doit tre la rgle en matire de recherche. Consquence : dans le milieu scientifique, le nombre de mes ennemis et de ceux qui me traitent d emmerdeur ou de rouleur de mcaniques pro-gresse avec les annes. Jalimente moi-mme la tendance, il est vrai, en signant

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    ds 1974 dans Le Monde une tribune libre (encore une) o je dnonce violem-ment le scandale des pratiques de la mdecine prive au sein de lhpital pu-blic, qui, depuis, na fait que crotre et embellir avec le soutien actif de la droite et rsign de la gauche.

    Je suscite par ailleurs une certaine crainte car, en tant que dirigeant de la sec-tion Biologie de la commission de la recherche du Parti socialiste entre 1975 et 1980, je suis considr par certains collgues comme un possible ministre de la Recherche ou un directeur de lInserm en puissance, si la gauche arrive au pou-voir. Je sais que ce ne sera pas le cas, mais eux ne le savent pas.

    Ainsi, un jour de 1978, le professeur Jean Hamburger, grand patron lhpi-tal Necker et fort influent lInserm, me convoque dans son bureau : Benve-niste, o voulez-vous tre nomm ? me demande-t-il. Je feins de ne pas com-prendre : Mais, monsieur, je suis dj nomm... lInserm.

    En fait, peut-tre pour se dbarrasser de moi, il me propose un poste de pro-fesseur agrg... en province. Cela me permettrait de cumuler un traitement confortable et des vacations trs rmunratrices, et reviendrait doubler mon salaire. Je refuse loffre.

    Assez paradoxalement, je conserverai de bonnes relations personnelles avec Hamburger. Nous aurons toujours des discussions assez libres et je ne lui de-manderai jamais aucune faveur, la diffrence des courtisans qui, de rares ex-ceptions prs, constituent son entourage. Laffection amicale quil me porte, conjugue mon statut dpine dans le pied de certains mdiocres du lieu, me permettra quelques mois plus tard de ngocier mon dpart vers une unit dimmunologie en cration Clamart.

    En 1980, je cre dans ces mmes locaux de Clamart ma propre structure, lunit 200 de lInserm, spcialise dans limmunologie de lallergie et de lin-flammation. De nouveau, jai droit quelques remarques mprisantes. La plus reprsentative mane dun chercheur lequel en particulier na jamais rien d-couvert de lInstitut Pasteur (la Mecque de la recherche franaise en immuno-logie).

    Le problme avec vous, Benveniste, cest que vous faites de la recherche mdicale. Nous, ici, nous faisons du fondamentl1.

    Mes recherches portant sur le mdiateur PAF-acether et sur lhistamine, lune des substances responsables de lallergie2, ont abouti en 1979 la publication dans les Comptes rendus de lAcadmie des sciences (CRAS) dun article prcisant la structure du PAF. De toute lhistoire des Comptes rendus de lAcadmie des sciences, cette contribution deviendra lun des deux articles les plus cits par les revues 1 On sait dsormais qu'au sein de l'Institut Pasteur, Luc Montagnier a d faire face l'hostilit de ce genre de crtins prtentieux dans ses recherches sur le sida tout au long des annes 80-90, pour se retrouver finalement New York. 2 Les allergiques en connaissent bien l'antidote : les antihistaminiques.

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    scientifiques internationales1. Pas trop mal pour de la recherche bassement mdicale .

    Entre mon retour en France en 1972 et la cration de lunit 200, jai eu

    maintes fois loccasion de me heurter aux us et coutumes du milieu de la re-cherche franaise. Lappartenance une cole ou une chapelle scientifique y est quasiment obligatoire, avec tout le systme dallgeances et de renvois das-censeur que cela suppose. Or, dans ce milieu, je suis plutt considr comme un lectron libre qui ne sest jamais plac dans le sillage daucun professeur ou mandarin. Cest donc dune part la reconnaissance de mes travaux (cest--dire leur publication dans des revues scientifiques de haut niveau), dautre part mon appartenance au PS et au pouvoir que lon my prte (bien tort, je le rpte) que je dois mon ascension au sein de lInserm.

    Je lai dit, les chapelles scientifiques ne sont pas seulement des courants tho-riques. Leur influence politique sexerce par lintermdiaire de centres de pou-voir qui psent lourdement sur lattribution de moyens matriels, laffectation des chercheurs et le droulement de leurs carrires. Comme dans nimporte quel domaine dactivit, les pouvoirs en place ont une tendance naturelle vou-loir sy maintenir. cet effet, ils combattent la constitution de nouveaux ples, mais aussi toute dcouverte manant dun intrus dans le systme ou relevant dune discipline juge infrieure . Un ami chercheur de lindustrie pharma-ceutique a baptis ce comportement la politique de la carabine :

    Tout le monde est accroupi sous la table, explique-t-il. Ds que lun des par-ticipants quitte cette position pour exprimer une ide originale ou novatrice, tous les autres se redressent, lui tirent dessus et replongent labri.

    Ne peut-on pas tablir un rapport entre ces pratiques et le bilan dsastreux de la recherche franaise dans le domaine pharmaceutique ? Tenter demp-cher un concurrent dmerger, cela peut la rigueur tre considr comme l-gitime en matire conomique ou politique ; dans le domaine de la recherche, cest nier la raison dtre du systme.

    La communaut scientifique franaise sest donc organise autour de clivages thoriques, politico-gographiques et administratifs. Selon ces clivages et en fonction de leur humeur, les personnalits au pouvoir classent les chercheurs ou groupes de chercheurs en : bon/mauvais ; prestigieux/mineur ; ortho-doxe/hrtique ; prometteur/dfinitivement perdu pour la cause ; doit recevoir une subvention ou une distinction/peut aller se faire voir.

    1 Comme cela ressort de l'article de E. Garfield, Citation perspective on Jacques Benveniste. Dew process at last ? , Current Contents, 1989, vol. 32, pp. 3-10. Current Contents est une publication amricaine qui recense et publie chaque semaine le nombre de citations des articles scientifiques.

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    Premier clivage, la recherche fondamentale par opposition la recherche applique. Dans le domaine mdico-scientifique et de la biologie, il existe en France une hostilit de lestablishment scientifique envers tout ce qui concerne la recherche applique. Avant la guerre, au contraire, la mdecine franaise et ses grandes coles prospraient dans les domaines cliniques. Les laboratoires de recherche taient peu nombreux. Par la suite, les mandarins ont compris que pour garder le pouvoir, il leur fallait faire de la recherche. Cest dans cette voie que se sont engages deux grandes figures de la mdecine franaise daprs-guerre, Jean Hamburger et Jean Bernard.

    Mais partir des annes 50-60, la recherche applique devient lobjet dune certaine forme de mpris. Cest de la sous-recherche, cest vulgaire. Cest mdi-cal. Les tudes fondamentales prennent le dessus en termes de prestige et de crdit(s). Exemple : depuis une trentaine dannes, la biologie se doit dtre molculaire . Contrairement ce que ladjectif pourrait laisser croire, ce que lon dsigne par biologie molculaire consiste observer non pas les mol-cules des organismes vivants en gnral, mais exclusivement les molcules des gnes, cest--dire lADN et lARN. Cette dnomination de biologie molcu-laire reprsente en fait un hold-up smantique sur lensemble de la biologie ; il faudrait logiquement parler de gntique molculaire . Il ne suffit donc pas de faire de la recherche en biologie sur des molcules pour faire partie du club de la gntique molculaire. Quoi quil en soit, il est infiniment plus prestigieux de travailler sur lADN (acide dsoxyribonuclique) qui entre dans la composition des chromosomes du noyau cellulaire, que sur la cellule elle-mme. Parmi les disciplines qui relvent de cette biologie molculaire, cest ltude des processus internes au cerveau qui constitue actuellement en France le fin du fin de la recherche en biologie. Cela explique la prdominance poli-tique de la neurobiologie, mme si, aprs plus de trente ans de recherche, elle na pratiquement apport aucune rponse aux interrogations sur les fonctions crbrales, la pense consciente, et que si peu de progrs ont t raliss dans le traitement des maladies du cerveau (psychoses, Alzheimer, sclrose en plaques). Quand des avances ont eu lieu en ce domaine, elles ont trs rarement dcoul de la recherche fondamentale.

    Exemple frappant du mpris dans lequel est tenue la recherche mdicale, ce-lui, dj cit, du professeur Luc Montagnier. Le dcouvreur du virus du sida ntait pas un chercheur en virologie molculaire (recherche fondamentale, biologie molculaire), cest--dire celui qui identifie les gnes des virus, mais plutt un taxonomiste. Il sattachait classifier les virus en les tudiant par des procds dpasss comme la microscopie lectronique (recherche mdicale applique). De plus, il nappartenait pas au groupe dominant, celui des trois prix Nobel 1965, Lwoff-Monod-Jacob, et de leurs affids, condition sine qua non

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    de survie Pasteur. Quand Montagnier a dcouvert le virus du sida et la an-nonc aux instances dirigeantes de lInstitut Pasteur, il a dans un premier temps t conduit. Selon un tmoin direct, Montagnier et ses rsultats ont t rejets dans les mmes termes que ceux qui seront utiliss mon gard propos de la mmoire de leau : Ce nest pas possible.

    Labsence de clairvoyance, ou tout simplement douverture desprit, de cer-tains mandarins de Pasteur a entran, pour la recherche sur le sida en gnral et pour les quipes franaises en particulier, un retard de plusieurs annes. R-sultat : en 1997, sur la douzaine de mdicaments administrs aux sidens dans le cadre des trithrapies, pas un seul nest franais.

    Autre distinction, les thmes nobles et les autres. Au nombre des premiers, on la vu, on compte la neurobiologie, cest--dire ltude du fonctionnement et des dysfonctionnements du cerveau et du systme nerveux central. Il faut prci-ser central car ltude des maladies de la moelle pinire est beaucoup moins bien considre. Cest priphrique, mdical, donc sans intrt intellec-tuel. Autant travailler sur les troubles lis aux rgles ou le rhume de cerveau.

    Troisime type dopposition, la rgion parisienne contre la province. A com-ptences gales, il est assez rare quun chercheur totalement li une rgion de France puisse faire la mme carrire et bnficier des mmes honneurs et des mmes pouvoirs que ses collgues parisiens. Le recensement des dcouvertes scientifiques franaises depuis deux sicles pourrait mme aboutir au thorme suivant : les chances de voir une dcouverte reconnue sont inversement propor-tionnelles au carr de la distance qui spare le chercheur de la place du Pan-thon. Cest en effet dans les Ve et VIe arrondissements de Paris que lon trouve les lieux les plus cots. Tout dabord, lcole normale suprieure, rue dUlm. Son laboratoire de biologie nest pas parmi les plus productifs, mais il jouit du prestige de Normale Sup. Rue des coles, les professeurs au Collge de France ne donnent certes que des cours suivis par des auditeurs libres, mais des labora-toires et des moyens importants sont mis leur disposition et celle de leurs tudiants. Un peu plus louest, quai Conti, lAcadmie des sciences semploie consciencieusement coopter les petits matres bien en cour afin de dvaler le classement des acadmies nationales, dont elle occupait une des premires pla-ces en compagnie de la Royal Society de Londres au dbut du XXe sicle.

    Lhpital Saint-Louis, situ rive droite, tire son prestige des succs remports par Jean Bernard et par Jean Dausset (prix Nobel de mdecine 1980). Lhpital est un centre de pouvoir lui seul, mais aussi une ppinire de chercheurs qui ont essaim et constitu un rseau cohrent. Quelques mois avant le dclen-chement de laffaire de la mmoire de leau, une confidence dun chercheur dont la femme travaille Saint-Louis me confirmera la puissante influence de cette institution :

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    Je ne comprends pas comment tu fais pour survivre avec Saint-Louis contre toi, mexpliquera-t-il.

    Ah bon ? Jai Saint-Louis contre moi ? Mais quest-ce que jai pu faire qui dplaise Saint-Louis ?

    Illustration du pouvoir de ce vritable lobby que reprsente Saint-Louis : en 1997, la prsidente du conseil scientifique de lInserm est issue de ce groupe, tout comme le directeur du secteur sciences de la vie (biologie) du CNRS. In-serm et CNRS sont deux organismes qui distribuent de largent et des postes de chercheurs permettant la cration dunits et dquipes de recherche.

    Il existe encore un autre centre de pouvoir, moins localis, celui des mde-cins hospitalo-universitaires. Au-del du cursus classique des praticiens, ils ont obtenu lagrgation de mdecine. Cela leur confre le titre de professeur et leur permet dexercer la fois des fonctions hospitalires, des activits denseignement et, dans le cadre dun troisime mi-temps, parfois, souvent, trop souvent, de pratiquer la consultation prive. Cest ainsi que la rmunra-tion mensuelle globale de certains mdecins hospitalo-universitaires peut at-teindre 150 000 francs1 ou plus. titre de comparaison, le salaire mensuel plein temps dun directeur de recherche Inserm en fin de carrire atteint au maximum 30 000 francs2. Dtail important : pour les hospitalo-universitaires qui prtendent en outre des nominations honorifiques, mieux vaut tre rattach un hpital parisien.

    LInstitut Pasteur, rue du Docteur-Roux, sur la rive gauche, est un dinosaure de la recherche en biologie. En trs nette perte de vitesse dans les annes 60, il a t sauv par le prix Nobel de mdecine attribu Lwoff, Monod et Jacob. Le triumvirat en a profit pour prendre le pouvoir Pasteur. Linstitut, fondation prive, vit des dons et legs quil recueille, mais bnficie en outre de subven-tions de lInserm et du CNRS, et de contrats passs avec les laboratoires phar-maceutiques. Du groupe proche des Nobel 1965, un jeune chercheur merge-ra : Jean-Pierre Changeux, spcialiste en neurobiologie. Son appartenance Pasteur et sa spcialit lui valent fort logiquement dtre lu au Collge de France et lAcadmie des sciences. Cela le conduira galement la prsidence du conseil scientifique de lInserm et prendre la succession de Jean Bernard la tte du comit consultatif national dthique en 1992. Lexemple de cumul est caricatural. La boucle est boucle. Autre illustration : Franois Gros, gale-ment issu de Pasteur et du groupe Lwoff-Monod-Jacob, sera conseiller Mati-gnon pour les questions de biologie larrive de la gauche au pouvoir, puis deviendra Secrtaire perptuel de lAcadmie des sciences.

    1 23 000 euros. 2 4 500 euros.

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    Dans un vaste jeu de chaises musicales, une cinquantaine dindividus trustent les fonctions de direction de ces institutions. Ils sigent galement (et se passent la rhubarbe et le sn) aux instances dirigeantes de la Fondation pour la re-cherche mdicale (organisation prive qui recueille des dons privs et redistri-bue ces fonds) et bien dautres comits, conseils et associations caritatives.

    En 1981, je ne fais pas partie de ces quelques dizaines de hirarques de la re-

    cherche franaise et nen prouve pas le besoin. En revanche, je compte profi-ter de mon engagement au PS pour influer sur la politique scientifique des so-cialistes. Je nai aucun intrt personnel en tirer puisque mon unit existe et fonctionne bien, mais jai envie dessayer de combattre, avec mes moyens, ce qui, mon sens, paralyse la recherche. Je maperois assez vite que ma position politique au Parti socialiste est encore moins solide que je ne limaginais. Pour plusieurs raisons ; dabord, je nai pas particip aux luttes de pouvoir internes au parti ; ensuite, bien que trs proche du Ceres de Jean-Pierre Chevnement, jai dfendu des positions intermdiaires et pragmatiques qui ntaient pas tou-jours trs apprcies. Pour caricaturer ma position, les rocardiens me prennent pour un chevnementiste et vice versa. Cela mtait gal, car je nai jamais envi-sag de carrire politique. lautomne 1981, lorsque Jean-Pierre Chevnement, ministre de la Recherche et de la Technologie, me demande, aprs beaucoup dhsitations, de collaborer avec lui, je deviens consultant extrieur du mi-nistre pour les questions de biologie et plus prcisment de mdicaments. La fonction suppose quelques aprs-midi de prsence par semaine rue de Grenelle et peu ou pas de rmunration ( la diffrence dun conseiller technique, poste qui implique un engagement plein temps et rmunr).

    Pendant les deux annes durant lesquelles joccupe cette fonction de Mon-sieur Mdicament du ministre, je memploie convaincre les firmes pharma-ceutiques franaises de combler les vides bants de notre industrie du mdica-ment, notamment en matire dinflammation et dallergie. Et, plutt que de se disperser en rachetant des maisons de parfums et autres cosmtiques certes lu-cratifs pour les actionnaires, je leur suggre de se concentrer sur leur mtier : les mdicaments et la recherche. Ce qui me vaut dtre promptement rappel lordre par un directeur de cabinet du ministre, qui confondait sans doute pharmacie et drugstore. On voit aujourdhui les rsultats.

    Par ailleurs, je suis plutt oppos la politique dite de mobilit , un terme en vogue lpoque pour dsigner le renforcement de la collaboration entre la recherche et lindustrie. Je suis videmment convaincu de la ncessit dune transmission des ides entre ces deux secteurs, mais la politique que Chevne-ment et les directeurs dorganismes de recherche souhaitent mettre en uvre

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    implique galement une mobilit des hommes. Or un systme dallers et re-tours des chercheurs et des salaris entre le public et le priv est mon avis trop lourd et peu productif. Lexemple du Japon, o la mobilit des hommes est trs faible et la circulation des ides trs forte, me conforte dans ma position. lpoque, nous mergions en outre de quinze annes de penses pompido-lienne et giscardienne. Or le mot dordre Enrichissez-vous ! ne sappliquant gure la recherche, les organismes sont dj exsangues et vont encore tre sai-gns par le monstrueux dveloppement de la structure administrative.

    Je moppose galement Jean-Pierre Chevnement et lensemble de ses conseillers sur lopportunit du grand colloque de la recherche qui doit se tenir en 1982. Cette grand-messe a pour objet de consulter les chercheurs sur les r-formes engager dans le secteur. Elle va entraner le ralentissement ou larrt de lactivit des laboratoires pendant plusieurs mois et la rdaction dune ava-lanche de rapports que personne ne lira. La recherche franaise en ressortira dans le mme tat quauparavant, sauf pour une mesure dramatique : la fonc-tionnarisation des personnels de tous les organismes de recherche dpendants du ministre. Cette rforme est adopte sous la pression des syndicats domins par le Parti communiste. Le rgime prcdent, drogatoire de la fonction pu-blique, procurait aux chercheurs une stabilit demploi largement suffisante. Consquence de cette mesure et de labsence de toute culture dentreprise dans ces organismes, une bonne partie des chercheurs, dsormais nomms vie, arrteront du jour au lendemain de travailler. Je le constaterai moi-mme dans mon laboratoire. Nous navons pas fini den payer les consquences. La mobilit, objectif dclar de la rforme, est demeure un niveau drisoire. Les chercheurs, ligots par leur statut de fonctionnaires, sont interdits de cration dentreprise.

    Mme la recherche trangre en a indirectement pti : les Anglais et les Amricains rigolent tellement la simple mention de chercheurs fonctionnai-res que leur rendement en est affect...

    Je manifeste enfin mon dsaccord avec le ministre quant aux modalits dorganisation de lanniversaire des vingt ans de lInserm qui aura lieu en 1984. Des professeurs seront achemins depuis les tats-Unis vers Paris en premire classe, et cest un Amricain qui prsidera les crmonies anniversaires dun institut de recherche franais. Sous un gouvernement de gauche ! Il sagit en fait, pour les chefs de file des diffrentes coteries qui structurent lInserm, de se faire bien voir de prestigieux scientifiques amricains susceptibles de peser sur lattribution de futurs prix Nobel des chercheurs franais. Mauvais calcul.

    En acceptant cette tche de consultant, jentendais faire valoir ce qui est lpoque (et reste encore aujourdhui) mon point de vue sur les carences de la recherche en France. Mon diagnostic peut sexprimer en une comparaison trs

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    simple. En 1938, larme franaise aurait d aligner son mode dorganisation sur celui de larme la plus efficace au monde, celle de lAllemagne ; en 1981, la recherche franaise qui, dans le domaine de la biologie ou des mdicaments, na pas produit de dcouverte importante depuis les annes 60, devrait sinspi-rer des appareils de recherche amricain et britannique quant leur structure : des organismes de petite taille, souples, dcentraliss, dlocaliss et autonomes par rapport aux lobbies politico-scientifiques. Les structures centrales ne sont que de gros machins inutiles et budgtivores car gnreusement pourvus en postes administratifs. Ces lignes Maginot de la recherche devraient tre dman-teles. Qui aura le courage politique de le faire ?

    Ds la premire anne de mes activits de conseiller, je comprends que je ne serai pas entendu, que je ne parviendrai pas bousculer les institutions de la recherche, ni faire voluer un tant soit peu les murs fodales du milieu. Je mattaque trop forte partie et ma position au sein du PS est trop isole. De surcrot, dans le choix de leurs conseillers scientifiques, le prsident de la R-publique et les ministres semblent se ficher royalement du PS et salignent sur les quilibres figs de lestablishment scientifique. Ainsi, lorsquil sera question de rformer les socits savantes (associations de chercheurs regroups selon leur spcialit : socit franaise dimmunologie, etc.), une enqute sera confie ... Jean Bernard, le mandarin des mandarins. Cest dire que rien na boug et que rien ne bougera.

    En exagrant peine, je pourrais conclure que lune des rares mesures concrtes que je russirai faire adopter est... ma propre nomination au conseil scientifique de lInserm, la plus haute instance collective de linstitut. Certains de ses membres sont en effet dsigns par le ministre partir dune liste sur laquelle jinscris tout simplement mon nom. Les autres membres sont lus par les chercheurs. Ayant toujours refus de participer aux jeux de pouvoir qui ca-ractrisent le fonctionnement de lInserm, je naurais jamais pu accder au conseil par la voie lective. Personne naurait vot pour moi.

    Ds ma nomination au conseil scientifique, je dmissionne de mes fonctions de consultant du gouvernement et jai pendant quatre ans le petit plaisir de fai-re partie de cette haute instance dans laquelle lestablishment scientifique ad-met difficilement ma prsence. Par la suite, une anecdote me confirmera quel point les individus placs aux commandes de la communaut scientifique ont intgr les pratiques de dosage des nominations. Sans que je demande rien, le conseil scientifique me nomme reprsentant de lInstitut au CSCRT (Conseil suprieur consultatif de la recherche et de la technologie). Or, alors que jtais encore conseiller du ministre, javais contribu dfinir les critres de compo-sition de ce conseil, qui runit quarante reprsentants du monde de la recher-che et de lindustrie. Le CSCRT a pour vocation de remplacer ce que lon appe-

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    lait le conseil des sages de la dfunte Dlgation gnrale la recherche scienti-fique et technique. Javais pralablement fait valoir que ce conseil, groupe res-treint de sept ou neuf personnes, remplissait parfaitement son rle danimation, mais mon avis navait pas t pris en compte.

    Le fait de siger au conseil scientifique de lInserm me donne loccasion dapporter cet organe mes connaissances des rouages administratifs acquises lors de mon passage au ministre. Il me permet aussi de participer aux dbats sur les nominations aux postes responsabilit et de pousser quelques coups de gueule.

    Le bilan de cette priode pendant laquelle jai trs marginalement conseill

    deux ministres de la Recherche (Chevnement puis, dans une moindre mesure, Laurent Fabius) est donc plutt maigre : ma propre nomination au conseil scientifique de lInserm et quelques coups de pouce des chercheurs talen-tueux, gns dans leur carrire par une trop grande indpendance desprit ou un mauvais choix de leur thme de recherche (en clair : un thme ne com-portant pas de biologie molculaire). Jai un jour mis en balance ma dmission pour viter le pire un chercheur de lhpital Bichat qui avait le malheur de travailler sur les neutrophiles (globules blancs du sang qui constituent la pi-taille peu glorieuse de la lutte contre les infections). Une fois les turbulences de la polmique sur la mmoire de leau venues, il se rangera du ct de mes d-tracteurs...

    Jai par ailleurs gard de bonnes relations personnelles avec certains de ces ministres de gauche. Ils me croient certainement honnte, un peu naf. Ils mcoutent parfois, mais ne prennent aucunement en compte mon point de vue. Je ne pense pas que Jean-Pierre Chevnement me tienne rigueur de mon opposition constante tout ce qui pouvait ter ses chances la recherche fran-aise. Depuis, il a peut-tre mesur lampleur de lchec, et quel point il tait illusoire de demander aux chercheurs installs dans le systme de le rformer loccasion dassembles gnrales dignes de Mai 68. Lide des tats gnraux de la Recherche tait bonne en soi. Il y manquait seulement le tiers tat.

    Ds avant larrive de la gauche au pouvoir, je ne mtais pas priv dexpri-mer ma position sur la politique scientifique des socialistes. En 1977, lors dun colloque intitul Science et pouvoir , javais agress le premier secrtaire du PS, Franois Mitterrand, en linterpellant sur son groupe dexperts qui court-circuitaient (dj) le parti. La suite a montr quel point javais tort davoir raison. Rapporteur ce colloque, javais os mettre lhypothse selon laquelle, du point de vue du citoyen de base, il ny aurait gure de diffrence entre intellectuels de gauche et de droite. Dans les deux cas, la prise de pouvoir

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    sur les choses et les personnes relverait du mme principe : elle seffectuerait du haut vers le bas. En nonant ce constat (cette prdiction) pessimiste, javais dclench la fureur de certains de mes amis, surtout ceux qui, appels plus tard de hautes fonctions, allaient essentiellement faire le jeu des lobbies htive-ment repeints en rose...

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    CHAPITRE 2

    tre ou ne pas tre... publi dans Nature Au dbut des annes 80, lunit 200 de lInserm (U 200) que je dirige comp-

    te plus dune vingtaine de personnes (ce nombre slvera jusqu cinquante au plus fort de lactivit de lunit). Nous sommes installs Clamart, prs de lh-pital Antoine-Bclre. Lun de nos axes de recherche consiste observer le comportement des cellules responsables de lallergie, notamment un type de globules blancs du sang appel (polynuclaires) basophiles1.

    Les basophiles sont sensibles certains antignes auxquels le patient est al-lergique (pollens, poussire, blanc duf, que lon dnomme allergnes) et in vitro (en prouvette) des anticorps comme lanti-immunoglobuline E (anti-IgE), en prsence de laquelle ils librent diffrentes substances, dont les granu-les. On dit alors que les cellules dgranulent . Dans nos travaux, nous prati-quons frquemment un test que jai mis au point entre 1970 et 1975 et qui a t utilis par la suite et jusqu aujourdhui par un certain nombre de laboratoires danalyse clinique et de recherche fondamentale dans le monde2. Il se droule de la faon suivante : on fait agir de lanti-IgE (un anticorps) sur un chantillon de sang humain dont la concentration en basophiles a t pralablement mesu-re. Aprs dix quinze minutes, lexprimentateur ajoute lchantillon un mlange dalcool et dun colorant appel bleu de toluidine. Leffet est double : lalcool tue les basophiles et fige dfinitivement leur tat ; le bleu de toluidine colore les basophiles ou plus exactement leurs granules. Ceux des basophiles qui ont t activs, ayant perdu leurs granules, ne fixent pas le colorant. A lissue de la manipulation, lexprimentateur compte au microscope la quantit de basophiles colors, qui sont visibles, et en dduit le nombre de ceux, invisi-bles, qui ont t activs. Ce procd est appel test de dgranulation des baso-philes .

    1 Ce qui signifie : dont les granules des sortes de grains intracellulaires ragissent aux colorants basiques (alcalins) ; par opposition aux osinophiles qui prennent les colorants acides et aux neutrophiles qui se co-lorent mal. 2 Ce test a fait l'objet du brevet Inserm n 75-20-273, dpos en juin 1975 : Procd et composition mtachro-matique pour la numration des leucocytes et plus particulirement des basophiles.

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    Les basophiles activs librent galement de lhistamine. Par un mcanisme de rtroaction trs courant en biologie, cette substance inhibe le processus de dgranulation provoqu par lanti-IgE. Si lon procde un apport extrieur dhistamine, on peut donc inhiber volontairement la raction de dgranulation et vrifier que lexprience fonctionne bien dans les deux sens .

    cette mme poque (1980), lunit 200 accueille rgulirement des tu-diants, dont Bernard Poitevin qui prpare une thse en biologie sur le mdia-teur PAF-acether. En 1981-82, il me fait part de son souhait de raliser des exp-riences partir de produits hautes dilutions . Paralllement ses activits de chercheur, Poitevin est mdecin homopathe et il dsire tudier par des ex-priences in vitro les effets de ces trs faibles doses de principes actifs qui se si-tuent en dessous du seuil defficacit gnralement admis. Lhomopathie est un univers auquel je suis totalement tranger et je me souviens parfaitement de ma premire raction : Essaie si tu veux. Mais a ne donnera rien, les hautes dilutions, cest de leau.

    Je nai ce moment-l aucune raison de croire en la possibilit dune activit biologique de type molculaire en labsence de molcules.

    Pourtant, loccasion de ses premires expriences sur des produits hautes dilutions, Poitevin obtient quelques rsultats troublants. Ma curiosit sen trou-ve pique. Dautant que dautres chercheurs de lunit, lisabeth Davenas, jeu-ne tudiante en sciences, et Francis Beauvais, mdecin-chercheur, constatent eux aussi des ractions surprenantes. Au fur et mesure quils diluent une solu-tion contenant de lanti-IgE, les effets de lanticorps sur les globules blancs ba-sophiles commencent par diminuer puis, au-del dun certain seuil de dilution (la neuvime dilution dcimale), ils reprennent de faon inexplicable. ce ni-veau de dilution, un principe actif nest plus cens agir cause du faible nom-bre de molcules encore prsentes.

    Pour comprendre ce que sont les hautes dilutions, il faut imaginer le disposi-tif : le technicien introduit une dose de principe actif (par exemple lanti-IgE) dans un tube essais (appelons-le tube numro 1) contenant de leau dsioni-se, cest--dire purifie des sels quelle contient. Pour obtenir la premire dilu-tion dite dcimale , il prlve laide dune pipette neuve 1/10 (par exemple une goutte) de la solution danti-IgE dans le tube numro 1, qui est ensuite jet. Le prlvement est dpos dans un nouveau tube, numro 2, qui contient 9/10 (neuf gouttes) deau dsionise. La pipette de prlvement est jete et le tube numro 2 est violemment agit pendant quinze secondes (pas cinq, ni dix) au moyen dun appareil lectrique appel vortex. Pour obtenir la deuxime dilu-tion dcimale, lexprimentateur ritre la manuvre : laide dune nouvelle pipette, il prlve une goutte dans le tube numro 2 et la transfre dans le tube numro 3 qui contient neuf gouttes deau dsionise, etc. Pour chaque opra-

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    tion de dilution, le technicien utilise donc une nouvelle pipette jetable et un tube neuf deau dsionise. Jinsiste sur ce fait : les tubes utiliss chaque stade nont jamais contenu la moindre molcule dun principe actif quelconque. Nous verrons plus loin que cette prcision nest pas triviale.

    Cest en faisant ragir des basophiles humains au liquide obtenu par la neu-vime dilution (1/1 000 000 000e de la dose utilise pour un test de biologie classique) que mes deux collaborateurs constatent une reprise dactivit.

    Comme il est de coutume lorsquun rsultat aussi droutant est relev, lisa-beth Davenas et Francis Beauvais reprennent les expriences en sefforant dliminer les risques derreur, dailleurs peu nombreux vu la simplicit de la procdure. Ils effectuent galement des expriences en aveugle ralises grce un codage des tubes. Une personne ne participant pas lexprience attribue un numro diffrent dix tubes et garde cette numrotation secrte. Un seul tube contient le produit hautement dilu et les neuf autres de leau d-sionise ou des ractifs qui ne provoquent en principe aucun effet de dgranu-lation. Dans le jargon des laboratoires, on appelle ces tubes tmoins des contrles . Pour que le lecteur comprenne limportance de ces contrles, on peut dire quils sont lquivalent des placebos pour les tests de mdicaments sur ltre humain. Lors des expriences en aveugle, les chercheurs testent donc les contenus des dix tubes sans connatre leur nature et notent les rsultats. La numrotation code des tubes est ensuite dvoile. Ces expriences en aveugle doivent confirmer les expriences en ouvert : le contenu du tube suppos actif doit provoquer la raction recherche, les solutions des tubes contrles sont censes rester sans effet.

    lissue des vrifications ainsi effectues par lquipe, les expriences en aveugle corroborent bel et bien les observations ralises en ouvert.

    Ma premire interprtation de ces rsultats fait appel aux rgles de la biolo-gie classique : il existerait des allergnes plus puissants qui se disperseraient plus haute dilution que les autres ; et/ou des basophiles ragissant aux fortes doses de ractif et dautres sensibles de trs faibles doses. Les secondes prendraient le relais des premires, ce qui expliquerait une remonte de la courbe dactivit, cette deuxime courbe , comme nous lappelons alors. Mais nous constatons au fil des dilutions une troisime puis une qua-trime courbe. Les pics et chutes dactivit alternent dans certaines exprien-ces jusqu la cent vingtime dilution dcimale (1 x 10-120)1. Pourtant, si lon rai-sonne en termes statistiques, au-del de la quinzime ou de la dix-huitime dilu-tion dcimale (10-15 ou 10-18), soit les solutions correspondantes ne contiennent pas assez de molcules danti-IgE pour obtenir une raction, soit elles ne ren-ferment plus aucune molcule de lanticorps. 1 C'est--dire une dilution par un chiffre de 1 suivi de 120 zros.

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    Entre-temps, Bernard Poitevin ma mis en rapport avec le docteur Michel Aubin, directeur scientifique des Laboratoires homopathiques de France (LHF). Aubin me propose deffectuer sous contrat avec LHF un programme de recherche tudiant les effets de mdicaments homopathiques, qui sont par d-finition composs de substances haute dilution, sur le processus de dgranula-tion des basophiles.

    Ds cette priode (1984-85), lors de congrs et dans des articles, seul et en collaboration avec Bernard Poitevin, je commence faire tat de ces rsultats qui posent problme au regard des fondements de la biologie traditionnelle, selon lesquels il ne peut exister dactivit biologique hors la prsence de mol-cules du principe actif. Je prsente notamment aux participants dune table ronde organise par une revue mdicale les travaux raliss sur les effets dinhi-bition de la dgranulation des basophiles provoqus par de hautes dilutions dApis mellifica, produit obtenu partir de labeille crase. Lvocation de cette substance fait souvent sourire les profanes, les sceptiques et un certain nombre de malveillants imbciles. Pourtant, son action allergique dcoule du simple fait quelle contient plusieurs substances couramment utilises en pharmacologie classique, dont lhistamine et la mellitine. Cela nest gure diffrent de certains extraits de plantes, trs actifs voire mortels.

    Diffrents journaux et revues se font lcho de ces rsultats, ce qui provoque un dbut de polmique. Il va de soi que le milieu de lhomopathie ragit trs favorablement ces nouveauts. Car ses tenants nont jamais russi prouver ni expliquer les effets des trs faibles doses de mdicaments. Dans les milieux mdicaux et scientifiques, ils font figure au mieux de doux rveurs, au pire de charlatans. Lintrt des homopathes pour ces recherches sur les hautes dilu-tions est dautant plus fort quelles manent dune unit Inserm, que je suis un scientifique reconnu et, cerise sur le gteau, tranger leur cercle. Les labora-toires Boiron1, avec lesquels jai galement t mis en contact par Bernard Poi-tevin, me proposent une collaboration. La signature de contrats annuels avec Boiron, auxquels sajoute la rmunration par cette entreprise de chercheurs et techniciens travaillant dans mon laboratoire, me permet de poursuivre et de dvelopper mes recherches. Je prcise quil sagit l dune procdure normale et trs courante, encourage depuis 1981 par la direction de lInserm. Les contrats passs avec Boiron et LHF, comme tous ceux, trs nombreux, que mon unit a conclus avec lindustrie pharmaceutique, ont tous t cosigns par lad-ministration de lInserm.

    linverse, des mdecins hostiles lhomopathie, comme le rhumatologue Marcel-Francis Kahn, enragent de me voir collaborer avec l ennemi . En mars

    1 Aprs avoir rachet les Laboratoires homopathiques de France en 1988, Boiron deviendra le plus important fabricant de mdicaments homopathiques franais.

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    1985, je participe lmission de TF1 Droit de rponse consacre aux mde-cines parallles. Alors que je me borne prsenter les rsultats inexplicables des expriences sur les hautes dilutions, Marcel-Francis Kahn me prend partie avec une virulence qui mtonne de la part dun ami de longue date, ancien collgue dinternat. Elle ne mtonne plus, maintenant que je sais quil ne sagit pas dun dbat scientifique mais dune guerre de religion. Pendant la Saint-Barthlemy, les cousins stripaient bien au nom de leur ectoplasme respectif, alors...

    Quant mon tat desprit cette priode, il est assez bien rsum par des propos recueillis par Le Monde : Jassume totalement ces rsultats. Il ne sagit surtout pas den tirer des conclusions quant lefficacit thrapeutique de ces diffrents produits. Un effet biologique a t trouv. Ni plus, ni moins1.

    Au printemps 1986, je fais parvenir la revue britannique Nature un article cosign par Bernard Poitevin, les autres chercheurs de Clamart et moi-mme, dans lequel nous exposons les rsultats de nos recherches sur les hautes dilu-tions. Sans entrer dans le dtail, le principe des expriences relates dans larticle est le suivant : nous mlangeons une dose dhistamine de leau, puis nous diluons cette solution selon le processus de dilution dcimale, jusqu une zone de dilution dans laquelle les tubes essais ne peuvent plus contenir de mo-lcules dorigine du ractif. Nous introduisons ensuite ces hautes dilutions dhistamine dans des tubes contenant des globules blancs basophiles, puis nous ajoutons des doses classiques (on les appelle aussi pondrales ) danti-IgE, destines dclencher la dgranulation des basophiles. Nous pouvons constater que lhistamine haute dilution inhibe la dgranulation des basophiles. Or, compte tenu de labsence thorique de molcules dhistamine dans les hautes dilutions, cet effet ne devrait pas exister.

    La raction de John Maddox, le rdacteur en chef de Nature, est ngative. Mais comme il ne peut refuser brutalement et catgoriquement larticle dun groupe dont le responsable a dj publi quatre papiers importants dans sa re-vue, il multiplie les atermoiements.

    plusieurs reprises, les diteurs de Nature me transmettent les remarques formules par leurs referees (littralement des arbitres , en fait des consultants scientifiques-relecteurs dont les auteurs des articles ne connaissent pas lidentit). Je rponds patiemment toutes les observations et fournis les prci-sions qui me sont demandes. Certes, je commence me demander srieuse-ment si ces tergiversations ne sont pas des chappatoires. Mais je joue le jeu car il est frquent que plusieurs mois, parfois un an, scoulent entre la prsenta-tion dun article une revue et sa publication. Mon record personnel est de

    1 Voir Le Monde, 6 mars 1985.

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    trois ans dattente, pour une contribution propose au Journal of Clinical Investi-gation dans les annes 70.

    Pourquoi cet acharnement faire publier des rsultats dexpriences dans une revue, aussi influente soit-elle ? se demandera le lecteur peu inform des us et coutumes de la communaut scientifique. Il stonnera galement de me voir numrer dans le dtail les articles que jai signs, leurs thmes et la renomme plus ou moins forte des revues. Il ne sagit point l dune marque de vanit. Pour un chercheur, la publication des travaux dans les revues scientifiques de haut niveau est la seule reconnaissance qui vaille, le seul moyen de porter la connaissance dautres chercheurs ltat davancement de ses recherches, de confronter ses rsultats ceux dautres quipes. ce sujet, les universitaires bri-tanniques ont, non sans humour, invent ladage suivant : publier ou prir (publish or perish). Pour filer la mtaphore musicale, on pourrait galement dire quun chanteur classique, sil veut tre reconnu, doit se produire la Scala de Milan ou au Metropolitan de New York plutt qu lAlcazar de Rodez.

    Tandis que les discussions se prolongent avec Nature, nous ralisons des di-zaines de nouvelles expriences sur les hautes dilutions. Mais le principe des ob-servations volue. Elles sont dsormais axes sur lactivation de la raction de dgranulation des globules blancs par de hautes dilutions danti-IgE et non plus sur linhibition de la dgranulation par de hautes dilutions dhistamine. Cela prsente lavantage de supprimer une tape exprimentale (celle de lactivation du processus par de lanti-IgE dose classique), ainsi que les multiples ractions contrles correspondant cette tape, et autant de risques derreurs. Nous renforons par ailleurs la dtection des causes dartefact, cest--dire les rsultats obtenus par un accident opratoire ou un biais mthodologique. Dans cet ob-jectif, nous vrifions que les hautes dilutions danti-IgE ne contiennent plus au-cune molcule de principe actif, grce des membranes filtrantes qui retien-nent les molcules au-del dune certaine taille, infrieure celle des molcules danti-IgE. Nous prtons une attention renforce aux effets produits sur les ba-sophiles par les solutions contrles. Il en existe deux types : leau dsionise t-moin et des solutions danti-IgG, ractif voisin de lanti-IgE mais qui ne provo-que pas de dgranulation des basophiles. Les nouvelles expriences produisent des rsultats identiques ceux des prcdentes : ni leau dsionise tmoin, ni les solutions danti-IgG hautement dilues et agites ne produisent deffet sur les basophiles, quel que soit le niveau de dilution.

    Nous constatons par ailleurs que lactivit des solutions dhistamine et danti-IgE haute dilution est supprime par une exposition aux ultrasons. Ce nest pas le cas pour les solutions contenant des molcules de ces principes actifs (do-ses pondrales).

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    Cela tend donc prouver que lactivit spcifique des substances haute di-lution repose sur un principe diffrent de celui des doses classiques. Une autre manipulation confirme cette spcificit : lorsque les solutions dhistamine hau-tement dilue sont portes une temprature de 70C pendant une heure, leur activit est supprime, tandis que les solutions doses pondrales demeurent actives1.

    John Maddox, auquel jai fait parvenir une nouvelle version de notre article

    qui prend en compte les expriences dactivation (et non plus dinhibition) de la dgranulation, me fait savoir quil ne pourra tre accept qu la condition que les expriences aient t pralablement reproduites par un autre labora-toire que le mien. Cela constitue une extraordinaire entorse, une exorbitante exception aux usages en vigueur dans le milieu scientifique. Lorsquun article est soumis pour publication une revue scientifique, les lectures et demandes de prcisions effectues par les referees suffisent la rdaction en chef ou au co-mit de rdaction pour dcider si larticle peut ou non tre publi. Cest une rgle absolue. Malgr cela, jaccepte les conditions poses par Nature et, pour les besoins de la publication, je demande trois laboratoires, situs en Italie, au Canada et en Isral, de reproduire les expriences menes Clamart. Les cher-cheurs sexcutent rapidement. Milan, lun de mes anciens tudiants pratique la dgranulation des basophiles en routine. Quelques jours lui suffisent pour obtenir haute dilution des courbes dmonstratives. Les chercheurs de Toron-to et de Tel-Aviv viennent Clamart sinitier la mthode et, avec plus ou moins de difficults, ils parviennent finalement des rsultats significatifs. Un autre laboratoire implant Marseille me communique des rsultats trs posi-tifs. Le grand patron dallergologie qui le dirige passera sous la table au premier coup de vent. Beaucoup plus tard, japprendrai que, sans que je sois au courant, un laboratoire situ dans lest de la France a obtenu des rsultats plutt meilleurs que les ntres. Le responsable de ce labo, pourtant trs mdiatis, nen fera tat quen janvier 1989, en petit comit et dans lindiffrence gn-rale. Sans commentaire.

    En avril 1988, aprs de nouvelles lectures par des referees, Nature se dcide fi-nalement accepter le principe de la publication de larticle.

    Entre-temps, tandis que Nature tergiverse, jai publi en compagnie dlisabeth Davenas et Bernard Poitevin deux articles sur les hautes dilutions dans le European Journal of Pharmacology (lune des deux meilleures revues de

    1 Les hautes dilutions d'anti-IgE perdent galement leur activit en cas de chauffage prolong 70. Mais l'ob-servation n'a pas la mme porte puisque les doses pondrales du mme produit sont elles aussi sensibles au chauffage.

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    pharmacologie au monde) et le British Journal of Clinical Pharmacology. Ces arti-cles de 1987 et 1988 nont t ni contests ni contredits. Pourtant, le premier dpasse de beaucoup le cadre des exprimentations in vitro puisquil rapporte des expriences en aveugle effectues sur des souris auxquelles nous avons fait ingrer de hautes dilutions de silice. Aprs sacrifice des souris et prlvement de globules blancs macrophages, nous avons constat quaprs activation les ma-crophages des souris ayant absorb les hautes dilutions de silice libraient de plus grandes quantits de PAF-acether que ceux des autres animaux. Ces tra-vaux raliss en aveugle ont t traits par ces deux revues selon les rgles habi-tuelles de la dontologie acadmique. Leurs diteurs ont respect un des prin-cipes fondateurs de la dmarche exprimentale : un rsultat est un rsultat et ne doit tre jug quen tant que tel. Les critres de jugement ne doivent pas varier selon les rpercussions potentielles de ce rsultat. Ntant pas un adepte de la mdiatisation tous crins, linverse de beaucoup de mes collgues qui annon-cent depuis vingt ans dans la grande presse des progrs dcisifs venir ou imminents dans la lutte contre le cancer ou dautres maladies, je norganise aucun battage autour de ces articles officialiss par des revues comit de lec-ture.

    la fin du mois de mai 1988 se tient Strasbourg un congrs dhomopathie devant lequel je prsente les travaux sur la dgranulation des globules blancs basophiles par de trs hautes dilutions danti-IgE. Tout se passe comme si, dis-je en conclusion, leau se souvenait davoir vu la molcule.

    Ai-je employ les termes mmoire de leau ? Je ne men souviens pas. Des journalistes, dont Jean-Yves Nau du Monde, assistent ma confrence et en ren-dent compte dans leurs journaux. Cest sous la plume de lun dentre eux que viendra pour la premire fois lexpression mmoire de leau . Les articles de lpoque font foi de mon extrme prudence : jexplique lors du congrs que je ne comprends pas les rsultats que jobserve et que je ne peux en fournir une explication.

    Quelques jours plus tard, Le Monde publie un article consacr mes recher-ches, non sur les hautes dilutions mais sur le mdiateur PAF. Le journaliste a interview des scientifiques franais de lInserm lhpital Saint-Louis et de lInstitut Pasteur. Lorsquil les a interrogs sur le PAF-acether, il a obtenu plu-sieurs reprises des ractions similaires : Cest encore une c... de Benveniste.

    Lauteur de larticle, le journaliste Franck Nouchi, relve judicieusement que cette c... a pourtant t reprise et cite par des dizaines darticles de revues in-ternationales. Les plus grands groupes pharmaceutiques y travaillent encore ac-

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    tuellement1. Rtrospectivement, le paranoaque que je suis en tire la conclu-sion quune partie de la communaut scientifique tait dans les starting-blocks pour se farcir Benveniste.

    la mi-juin 1988, John Maddox, vraisemblablement titill par les articles de presse conscutifs ma confrence au congrs dhomopathie de Strasbourg, me contacte durgence alors que je suis en voyage aux tats-Unis. Il propose de publier larticle la fin du mois, mais impose une condition supplmentaire : je dois accepter le principe dune mission dexpertise charge de vrifier la qualit des exprimentations. Elle serait dlgue ds le mois de juillet Clamart. Je suis de nouveau surpris par cette exigence inoue, mais, pris de court et ne vou-lant pas renoncer alors que je touche au but, je laccepte. Vu lurgence, cest par tlcopie que je dois expdier les rponses aux ultimes objections des referees de Nature, rponses rdiges dans lavion qui me conduit au Canada.

    Larticle intitul Dgranulation des basophiles humains induite par de trs hautes dilutions dun antisrum anti-IgE parat dans le numro 333 de Nature dat du 30 juin 1988. Il est cosign par treize auteurs, parmi lesquels lisabeth Davenas et Francis Beauvais (qui font partie de mon unit), ainsi que les res-ponsables des laboratoires italien, isralien et canadien qui ont reproduit les expriences. Bernard Poitevin, le mdecin homopathe qui a travaill Cla-mart, Philippe Belon, directeur scientifique des laboratoires Boiron, cosignent galement le texte, tout comme Jean Sainte-Laudy, un chercheur qui a tudi la dgranulation des basophiles au sein de lunit 200 quelques annes plus tt. Mon nom apparat en dernire position, ce qui signifie que jai coordonn lensemble des recherches.

    Quelques jours avant la publication, la rdaction en chef de Nature, selon son habitude en cas dvnement important, inonde les autres rdactions dpreu-ves de larticle et engage un processus de mdiatisation dont on ne cessera par la suite de mattribuer la responsabilit.

    Le texte est annonc par un ditorial sign de John Maddox, intitul Quand croire lincroyable . Le rdacteur en chef de Nature y exprime la plus vive circonspection quant au contenu de larticle. La position de Maddox pourrait tre rsume ainsi : On publie, mme si on ny croit pas, et on va v-rifier. Son ditorial se termine par la phrase suivante : Le principe de rserve qui sapplique ici veut tout simplement que, quand une observation inattendue implique quune part substantielle de notre hritage intellectuel soit abandon-ne, il est prudent de se demander plus attentivement qu lhabitude si lobservation nest pas incorrecte.

    1 En novembre 1997, j'apprendrai qu'une firme anglaise a introduit auprs des autorits sanitaires de l'Union europenne et des Etats-Unis une demande d'autorisation de mise sur le march pour un anti-inflammatoire anti-PAF susceptible de soulager et de sauver la vie de patients atteints de pancratite aigu.

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    On peut juger que cette considration relve du bon sens le plus lmentaire. Et pourtant, elle mrite quon sy arrte. En ralit, ce bon sens-l est une loi dexception, une condamnation mort de toute recherche innovante, de toute avance scientifique, parce quil apprcie les rsultats dune exprimentation non pas en fonction de ce quils sont, mais en fonction de leurs consquences. Sil peut exister un effet biologique sans molcule de principe actif, cela signifie que les connaissances accumules depuis deux sicles en physique et en biolo-gie sont dpasses, incompltes ou fausses. Et alors ? La dcouverte de la roton-dit de la Terre, du fait quelle tourne autour du Soleil et non le contraire, ou, plus rcemment, lavnement de la relativit gnrale, de la physique atomique ou de la mcanique quantique ont bien occasionn la relgation dune partie des savoirs antrieurs. Et si lon considre quune hypothse scientifique nou-velle doit tre juge laune de ses consquences sur la validit des connaissan-ces de lpoque, il faut galement admettre quelle peut tre apprcie en fonc-tion de ses rpercussions sur le systme conomique (comme le pensait lillustre Lyssenko). On pourrait aussi, pendant quon y est, estimer la validit dune d-couverte en fonction de sa compatibilit avec les valeurs de la religion domi-nante. a sest dj vu.

    la fin de notre article, une rserve ditoriale de la rdaction en chef re-met une couche de scepticisme et annonce que des enquteurs vont vrifier la reproductibilit de mes expriences, avec laimable collaboration du Dr Ben-veniste . La manipulation est lance.

    Malgr les rserves de Nature, le texte dclenche un sisme scientifique. Dans le monde entier, les journaux consacrent des dizaines darticles ce qui appa-rat comme une rvolution en chimie et en biologie, une dcouverte qui fait date dans lhistoire de la science contemporaine. Les demandes dinterviews des journaux, radios et tlvisions se succdent un rythme effrn. Tout au long de cette priode, jessaie de faire preuve dune certaine prudence, de prciser que je vais avoir besoin daide de la part de scientifiques travaillant dans des domaines et disciplines que je ne matrise pas. Dans un texte publi par Le Mon-de1 quelques jours aprs larticle de Nature, je donne mon point de vue sur les bouleversements du mode de pense scientifique quimpliquent nos rsultats et sur nos doutes passs :

    Nous-mmes, ds la constatation des premiers rsultats, tout au long de la pro-

    gression de cette recherche, et lorsque nous les prsenterons publiquement, avons ressenti et ressentirons une angoisse, infime quantit de doute prsent quelque part. Cest ce qui nous a conduits recommencer encore et encore ces expriences

    1 Un autre monde conceptuel , Le Monde, 30 juin 1988.

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    avec une rigueur rarement atteinte par les protocoles exprimentaux en biologie (...).

    Ces prcautions ont permis datteindre une certitude absolue de lexistence de ces effets. Pourtant ceux-ci sont tellement incroyables et angoissants que nous ne pouvons nous empcher de dire frquemment : Ces rsultats, sils existent... Mais lobligation premire dun scientifique est de constater exprimentalement lexistence dun phnomne reproductible et ensuite seulement de sinterroger sur sa signification et son mcanisme.

    (...) Rejeter des rsultats tranges alors mme quils sont vrifiables exprimen-talement (nous ne mentionnons ici, bien sr, que des essais pratiqus dans des conditions exprimentales rigoureuses par des chercheurs expriments) sous le prtexte que lon naccepte pas ce que lon ne comprend pas serait une attitude rtrograde, antiscientifique, trop rpandue chez beaucoup de chercheurs, qui re-couvrent leur pusillanimit, leur conformisme, leur strilit scientifique sous le manteau de la rigueur cartsienne. Cette situation explique dailleurs largement la grande difficult de la France faire partie des pays de tte de linnovation en bio-logie.

    Trs schmatiquement, lensemble des rsultats exprimentaux que nous avons obtenus tant sur des cellules isoles in vitro que chez lanimal entier dmontre sans aucune discussion possible que lon peut obtenir des effets biologiques spcifiques avec de trs hautes dilutions de substances actives.

    Lincertitude qui rgne actuellement sur lorigine prcise de ce phnomne in-dique que nous devons maintenant aller dans trois directions :

    1) confirmer ce phnomne dans dautres systmes biologiques. Nous avons ob-tenu quelques rsultats pars mais qui demandent tre confirms. Ils indiquent cependant clairement quil sagit dun phnomne gnral ;

    2) utiliser nos systmes biologiques pour, par des manipulations physicochimi-ques, tudier les comportements de ces activits inhabituelles ;

    3) enfin, entreprendre des cooprations multidisciplinaires internationales, no-tamment avec des physiciens et des chimistes capables de nous donner peut-tre un jour la solution du problme. Dans les jours qui prcdent et suivent la parution de larticle de juin 1988, je

    minquite aussi de prparer la visite de la commission denqute dpche par Nature. Il me faut encore une fois prciser que cette exigence de Nature est absolument contraire aux usages scientifiques. Si la rdaction en chef ntait pas persuade du srieux de la dcouverte, pourquoi diter notre texte avant la vi-site de la commission ? John Maddox rpondra plus tard quil a cd la pres-sion, mon insistance voir larticle publi. Je ne conteste pas avoir persvr, deux ans durant et malgr les exigences toujours plus dmesures de Maddox, pour que larticle fasse lobjet dune publication. Cette attitude de constance est, ou devrait tre, celle de tout chercheur engag dans linvitable parcours du combattant de la dmarche exprimentale. La dcision daccepter larticle

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    na dailleurs t prise par Nature quaprs que jai rpondu toutes les objec-tions des referees consults. Enfin, si le rdacteur en chef de la plus influente re-vue scientifique internationale (et sans doute lune des plus conservatrices) na pas suffisamment dautorit pour conduire un groupe de chercheurs dont les travaux lui paraissent tort ou raison dpourvus de tout fondement scien-tifique, il devrait peut-tre changer de mtier.

    Autre hypothse : peut-tre sagissait-il pour John Maddox de laisser dcoller ce quil considrait comme une thorie pseudoscientifique justifiant lhrtique homopathie, pour mieux la faire exploser en plein vol. Je me suis toujours demand si Maddox na pas souhait livrer le combat de sa vie, soutenu par les-tablishment scientifique, contre la fausse science . Daucuns ont dit aussi que la certitude du scandale annonc, la publicit faite la revue et laccroissement des ventes qui en a rsult ne seraient pas trangers cette situation.

    John Maddox me fournit la composition de la commission denqute. Lui-mme en sera lun des membres (alors que sa spcialit est la physique) et il se-ra accompagn de deux Amricains, Walter Stewart et James Randi. Les deux noms me sont inconnus et ce nest que quelques jours avant leur visite que jap-prends qui ils sont : Stewart, un expert en fraude scientifique ; James Randi, lillusionniste qui prtend avoir dmasqu le magicien Uri Geller (je ne sais qui, de Geller ou de moi, en doit tre le plus flatt).

    Lorsque je prends pleinement conscience du pedigree des experts , je suis tent de refuser leur venue, pour plusieurs raisons. La premire est que Mad-dox se place clairement dans lhypothse de la fraude, comme le prouve la pr-sence dun illusionniste dans lquipe. Comme si jallais mamuser cacher dans ma manche, puis verser subrepticement dans les tubes essais quelques gouttes danti-IgE. La personnalit de Stewart, lexpert anti-fraude, pose encore davantage de problmes. Tout dabord, il a t lun des referees de Nature pour larticle sur la dgranulation des basophiles et ne sest pas oppos sa publica-tion. Ensuite, il est lun des protagonistes de la dplorable affaire Baltimore, du nom dun prix Nobel dimmunologie amricain que Stewart a accus de fraude quelques mois auparavant1. Dans un article de Nature publi, ironie du sort, dans le mme numro que notre texte, John Maddox se montre dailleurs plu-tt critique quant au rle jou par Stewart dans la mise en cause de David Bal-timore. Il explique notamment que Stewart et le scientifique amricain avec le-quel il est associ dans la chasse aux fraudes nont leur actif aucune publi-cation scientifique substantielle, quils ne sont que des gardiens auto-dsigns de la conscience scientifique. Et cest pourtant le mme Stewart, hystrique chasseur de sorcires, que John Maddox dcide de me coller dans les pattes, en

    1 Baltimore et son quipe seront rhabilits en 1996 et Walter Stewart a, fort heureusement, disparu de la scne.

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    compagnie dun magicien pour relever le niveau. Ne manquaient plus que les quilibristes et le montreur dours.

    Lgitimement hostile la venue dans mon laboratoire de ces minables Pieds Nickels, je nen suis pas moins bel et bien coinc. En premier lieu, Nature re-prsente une immense autorit scientifique. Comme un fervent catholique au-quel le pape demanderait son portefeuille, je ne suis pas cens imaginer quil va barboter mon argent, remplacer mes papiers didentit par des faux et me livrer la police des murs scientifiques. Ensuite, si je refuse la vrification, on mac-cusera davoir quelque chose cacher.

    Je prends finalement la dcision daccueillir la commission, aprs concerta-tion avec mes collaborateurs et les cosignataires de larticle qui, ne doutant pas de la validit des expriences, tentent de se persuader quon ne peut pas trou-ver de fraude l o il ny en a pas.

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    CHAPITRE 3

    La contre-enqute Cest dans une ambiance tendue que les trois experts de Nature dbarquent

    Clamart, le 4 juillet 1988. Nous devons raliser plusieurs sries dexpriences, rparties sur cinq jours.

    Pendant les deux premires journes, quatre sries sont effectues. Lune ne fonctionne pas, mais trois autres sont concluantes. Celle qui est ralise en aveugle donne mme les meilleurs rsultats. Je sens que John Maddox et ses comparses sont troubls. Le troisime jour, une srie dobservations se droule en aveugle1 avec un systme de codage des tubes mis au point par James Randi. Ceci donne lieu un pisode rvlateur de ltat desprit de la fine quipe. Randi tablit la liste des codages des tubes, puis il lentoure de papier dalumi-nium et glisse le tout dans une enveloppe quil fixe au plafond laide de ruban adhsif. Le lendemain au moment du dcodage, il constate que lchelle trs courte et lgre utilise pour coller l