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DIAnE LABRECQUE roman Je mourrai pas zombie Extrait de la publication

Je mourrai pas zombie · 2018-04-13 · Je mourrai pas zombie. 8 remplies d’objets qui ne servaient plus à rien sinon . à évoquer une foule de souvenirs indésirables et qu’on

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L’ESPACE DU RÊVE

Dib a trente-cinq ans et a vécu une adolescence tumultueuse qu’elle croit loin derrière elle. Erreur. En aidant sa mère à démé-nager de la résidence familiale, Dib y retrouve les cahiers du journal qu’elle a tenu, vingt ans plus tôt.

Lorsque Dib les relit, un passé qu’elle croyait bien enfoui lui revient en mémoire et lui saute au visage. Ses seize ans, une vie de famille étouffante, ses pratiques mutilatoires, un frère suicidé à dix-sept ans qu’elle n’a jamais connu puisque ses parents l’ont conçue au lendemain de sa mort. Le collège, aussi. Et Hubert et François, évidemment, ses deux magnifiques âmes sœurs.

Des âmes sœurs dont elle ne sait plus rien et qu’elle va s’employer, grâce aux outils du troisième millénaire, à retracer vingt ans plus tard, pour le meilleur et pour le pire. Car si toute vérité n’est pas bonne à savoir, les idéaux de la jeunesse, eux, ne veulent souvent plus rien savoir des adultes que nous sommes devenus.

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« Je ne suis pas une enfant de l’amour, je suis la mort, et alors que les jeunes filles en fleurs choisissent au printemps les robes aux couleurs vives et chatoyantes qu’elles revê-tiront le soir de la dernière cène, quand le rideau se lèvera sur le reste de leur vie, qu’elles verront appa-raître devant elles l’alignement des jours d’amours déçues et d’emplois insatisfaisants, puis de fuite dans les téléromans et la surconsom-mation, mais préférablement dans l’alcool qui a au moins le mérite de transpercer l’âme plutôt que de l’annihiler, moi, Dib la louve enra-gée, je poudrerai mon visage d’une blancheur livide et marquerai les cernes sous mes yeux au crayon noir et c’est ainsi que je me présenterai devant l’assemblée des zombies, avec mon vrai visage, le seul visage possible, celui que chacun porte derrière son masque dans cette sinistre mascarade. »

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D E L A M Ê M E A U T E U R E

Raphaëlle en miettes, roman, Montréal, Hurtubise, 2009. Fina liste au Grand Prix de la Relève littéraire Archambault 2009.

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Labrecque, Diane, 1973-

Je mourrai pas zombie

(AmÉrica)

isbn 978-2-89647-312-0

i. Titre. ii. Collection : AmÉrica (Montréal, Québec).

ps8623.a288J4 2010 c843’.6          c2010-941378-4ps9623.a288J4 2010

Les Éditions Hurtubise bénéficient du soutien financier des institutions suivantes pour leurs activités d’édition :• Conseil des Arts du Canada ;• Gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au dévelop-

pement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) ;• Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) ;• Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt

pour l’édition de livres.

Conception graphique de la couverture : René St-AmandIllustration de la couverture : Alina IsakovichMise en pages : Folio infographie

Copyright © 2011, Éditions Hurtubise Inc.

isbn 978-2-89647-312-0

Dépôt légal : 1er trimestre 2011Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives du Canada

Diffusion-distribution au Canada : Diffusion-distribution en France :Distribution HMH Librairie du Québec / DNM1815, avenue De Lorimier 30, rue Gay-LussacMontréal (Québec) h2k 3w6 75005 ParisTéléphone : 514 523-1523 www.librairieduquebec.frTélécopieur : 514 523-9969www.distributionhmh.com

Imprimé au Canadawww.editionshurtubise.com

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P R O L O G U E

Ce sont des pages manuscrites. Il y en a plus d’une centaine. Avec une écriture ronde, large, penchée sur la gauche, une main droite qui écrit comme une main gauche, le poignet tordu, salissant la partie charnue de la main d’encre ou de plomb. Ma main, mon écriture. Enfin, celle d’il y a dix-huit ans, quand j’écrivais encore comme ça, ou quand j’écri-vais encore tout court, je devrais dire. J’avais tout fait pour oublier l’existence de ces pages, et j’y étais parvenue, en tout cas un peu, mettons que ça n’avait plus une grande importance dans ma vie. Jusqu’à aujourd’hui, en cette fin d’après-midi plu-vieux de novembre, quel meilleur temps pour faire le ménage dans les boîtes du sous-sol de notre maison d’enfance quand notre père a crevé le mois d’avant et que notre mère bourrée d’anxiolytiques fixe la télé à l’étage l’air hébété en attendant qu’on la déménage dans un petit un et demi pour per-sonnes à peu près autonomes ? Agenouillée sur le ciment froid du sous-sol, je triais le contenu des boîtes entassées là depuis des années, des boîtes

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remplies d’objets qui ne servaient plus à rien sinon à évoquer une foule de souvenirs indésirables et qu’on avait gardés dans l’espoir de prolonger leur vie à défaut de la nôtre. Les sacs marqués « scrap » ou « dons » débordaient. J’avais seulement conservé un vieil appareil photo Minolta que j’avais acheté usagé vers quinze ans pour photographier tous les chiens du quartier. Et ces quatre cahiers.

Quatre cahiers. Jaillis de sous les albums photos, les bulletins du primaire, une photo d’équipe de Daniel adolescent sur la patinoire. Dans les boîtes de mes parents. Ma mère les a-t-elle lus ou simple-ment entreposés là sans avoir la curiosité de les ouvrir ? Si elle a lu ces mots, rien n’en a paru. Jamais. Et pourtant, c’est dans ces pages que je les ai tués, mon père et elle.

Et mon père, lui, a-t-il lu ? Après une mûre réflexion de trois secondes, j’en arrive à cette conclu-sion : impossible, vraiment. Au pied de l’escalier, j’entends la télé du salon. « Maman ? » C’est Edward aux mains d’argent. Ma mère aime se faire raconter des histoires. Moi aussi, faut dire. Peut-être pas tou-jours les mêmes, ou pour les mêmes raisons. « Quoi ? » Faire semblant. À trente-cinq ans, faire semblant comme à seize parce que ce n’est toujours pas permis de faire autrement. « Rien ! »

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C A H I E R 1

« Être abandonnée à soi-même sur la délicate corde raide de l’ignorance adolescente, c’est expérimenter

la déchirante beauté de la pleine liberté et la menace de l’éternelle indécision. Peu d’êtres survivent à

leur adolescence. La plupart succombent à la pression imprécise mais meurtrière du conformisme adulte.

Il devient plus facile de mourir et d’éviter les conflits que de soutenir une bataille permanente contre

les forces supérieures de la maturité. »

Maya Angelou, Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage

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Je suis entrée dans cette chambre d’hôpital aux couleurs tristes comme si c’était pas déjà assez triste les hôpitaux avec tous les endommagés et les tour-mentés qu’il y a dedans pour qu’en plus on laisse la tristesse peindre les murs comme elle veut. Il faudrait penser au décor mais comme c’était là, Jeanne s’en foutait bien, je crois, et elle se tenait à demi couchée, comme si elle hésitait encore. Elle regardait le fleuve qui mélange les larmes avec ses eaux et ne s’en soucie pas. J’ai vu son visage sans le reconnaître, tant elle était revenue de loin et que le voyage avait laissé ses traits déterminés, et qu’en plus ça faisait peur parce que c’était comme si elle était désormais quelqu’un d’autre. Ses lèvres mur-muraient des mots que je ne parvenais pas à com-prendre. Je me suis approchée, même si je savais que ses mots ne s’adressaient pas à moi, et quand elle a aperçu mon visage, elle n’a même pas frémi. Le soleil a disparu derrière la ville. Je sentais son souffle sur mon oreille quand j’ai entendu : « Je suis libre. » Et ses yeux se sont fermés.

C’était la fin du secondaire. Nous avions dix-sept ans. New York n’aurait pas dû être là. Ça aurait

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dû être moi. Mais cette saloperie de vie a fait les choses autrement. Tout ça c’était la faute d’Hubert. La mienne aussi. Je jure que je ne savais pas que ça tournerait comme ça. J’aimais Hubert. Il m’aimait. J’aimais François. Il m’aimait. C’était tout et c’était facile. Je ne voulais pas de mal à Jeanne. Mais les choses toutes simples, comme l’amour, tournent toujours en choses compliquées et c’est pourquoi je suis tout le temps fâchée avec la vie. C’était trop tard. Pour Hubert et pour François. Trop tard pour eux. Trop tôt pour moi. C’était la fin. Mais pourquoi cela avait-il même commencé ? Toute cette douce violence.

Au début de cette année, je ne connaissais ni Jeanne ni Hubert ni François. Eux étaient amis depuis presque toujours. Ils habitaient ce quartier tout en côtes, pas très loin de l’hôpital, et qui domine le fleuve, certaines maisons (celle d’Hubert) ayant la vue et d’autres pas (celles de Jeanne et de François). Ensemble, ils avaient marché sur la route les menant à l’école tous les matins de l’enfance. Pour eux, cette rue bordée de bungalows entourés de pelouses bien entretenues avait dans leurs sou-venirs le visage des lunchs échangés et des secrets partagés qui sont censés unir pour la vie. Alors que moi, j’errais maintenant seule dans les rues du développement résidentiel où j’ai grandi, coincé entre l’autoroute 20, un champ de cultivateur en friche (où j’avais autrefois trouvé un crâne de vache tout blanchi) et la transcanadienne (la « trans ») qui

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nous séparait des vieux quartiers près de la falaise. Je m’abîmais rageusement, j’étais en chute libre. Vertigineuse. J’avais perdu mon seul copain, celui de l’enfance maudite avec lequel j’étais entrée dans le monde délicieux de l’interdit et de la nuisance publique sans jamais en payer le prix, toujours trop élevé, parce que j’avais su jouer à la petite fille sage devant les adultes pour éviter les lourdes claques paternelles destinées à me mettre du plomb dans la tête. Mais mon seul ami avait déménagé dans la ville, la grande, celle au bout de l’autoroute, celle qui fait un peu peur parce que les maisons sont trop hautes et la neige trop rare pour que l’on puisse se jeter des toits quand notre fou intérieur veut sortir.

Je ne l’avais pas vu depuis plus d’un an et je marchais dans les rues de notre quartier en passant devant son ancienne maison dans l’espoir con de le voir sortir en courant comme avant. Nous aurions pris nos BMX et aurions roulé l’un vers l’autre à une vitesse folle jusqu’à ce que nos vélos se per-cutent et que nous soyons éjectés sur la pelouse impeccable du voisin d’en face qui serait probable-ment sorti en nous maudissant pendant que nous aurions pédalé comme des malades en riant et criant « Creton ! » (Il s’appelait M. Breton. Je sais, pas très original.) Ou alors nous aurions marché pendant des heures (en réalité, c’est une heure trente à tra-vers champs, bois et une suite de stationnements de centres d’achat, dont celui où se trouvait le

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Woolco, là où nous avions honte d’entrer parce que nous étions snobs, sauf si c’était pour aller faire les vandales, parce que les grandes surfaces sont de bons endroits pour se faire la main) afin d’aller prendre le traversier en chantant à tue-tête, les jambes pendantes du mauvais côté de la balustrade, avant de nous faire prendre par un gardien zélé et de courir nous cacher derrière les autos garées dans la cale du bateau. De l’autre côté du fleuve, nous aurions erré dans les rues de la Haute-Ville en cha-pardant dans les boutiques prétentieuses de la rue Saint-Jean sous le nez des vendeurs qui, comme toutes les grandes personnes, croient tout voir mais ne voient que leur nombril trop sec parce que leur champ de vision s’est atrophié avec l’âge (contrai-rement à certains autres morceaux de l’anatomie qui allongent et s’étirent toute la vie jusqu’à devenir de vieilles choses molles, comme les idéaux par exemple). Nous aurions ensuite poussé l’audace jusqu’à entrer cinq ou six fois dans la même bou-tique pour ressortir avec quelque chose à chaque fois juste parce que le commis nous aurait regardés de si haut qu’il n’aurait pu voir tout ce qui lui filait sous le nez. Nous aurions eu les poches pleines de machins inutilisables, genre des porte-clefs « J’aime Québec », que nous aurions lancés du haut de la terrasse Dufferin pour garnir les arbres de la falaise de décorations improbables, sous les regards bien sûr scandalisés des passants. Mais je ne traversais plus le fleuve en chantant. Il m’arrivait encore, pour

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la forme, de sortir sans bruit le soir et d’aller détruire les plates-bandes parfaites de voisins éloi-gnés pour ensuite disposer minutieusement toutes les fleurs en beaux bouquets sur leur perron de gazon artificiel afin que les propriétaires puissent en avoir la surprise en ramassant leur journal au matin. Sauf que ce n’était plus pareil. À quoi bon rire de ces tristes sires de banlieue qui règnent sur leur royaume de gazon et leur forteresse de haies quand on n’a plus P.A. pour croire avec nous que la vie est ailleurs et qu’il suffira de prendre la route demain pour la trouver ? Je croyais voir le bout de ma route. Et j’ai plutôt vu Hubert. Il m’a tendu un mouchoir. Nous étions en cours de chimie. Le pre-mier de l’année scolaire. J’ai essuyé les larmes qui inondaient mon visage. Je pleurais à cause de ce garçon, Jean-Philippe, qui, j’avais cru, pourrait m’aimer et transformer le vilain petit canard en gentille princesse qu’il enlèverait pour l’amener dans son royaume au fond d’une forêt où aucun autre humain ne pénètre. Il ne l’avait pas fait. M’avait jetée comme un vieux mouchoir sale. Son cœur ne pouvait aimer que deux semaines d’affilée. Je ne croyais pas que c’était possible. Bien sûr, beaucoup de gens autour de moi étaient incapables de dire « je t’aime » mais je ne savais pas qu’on pouvait le dire et ensuite arrêter comme s’il y avait une fin à l’amour qui est pourtant infini, c’est sûr. Je jurais que l’amour, le vrai, c’est pour la vie. J’avais seize ans. Hubert m’a assuré que les hommes

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sont des salauds. Je le savais déjà, mais il me sem-blait qu’il devait y avoir des exceptions. Et j’ai vu Hubert enfin. Lui venait d’ouvrir son filet.

Le lundi suivant, à ma grande joie secrète, Hubert m’a adressé de nouveau la parole. Il m’a demandé, à brûle-pourpoint, est-ce que tu crois que les humains naissent fondamentalement bons ou mauvais ? Ma réponse a fusé. Mauvais ! C’était facile, j’étais moi-même une cause perdue, comme le disait ma mère quand j’étais petite, une verge de couture à la main alors que je courais pour éviter ses coups cinglant sur mes cuisses (parce que j’avais teint en noir mon manteau en jeans dans sa laveuse sans le lui dire et qu’elle y avait fait ensuite une brassée de chemises blanches). J’ai entendu Hubert dire, comme moi…, presque pour lui-même. Pourquoi me demandait-il ça ? C’est une évidence, il me semble, quand on est capable de se dessiller les yeux le matin, au réveil, de voir la méchanceté qui est la reine de ce monde, même quand elle se déguise en servante.

Après l’école, assise à mon piano, je jouais la Sonate à la lune. Les yeux fermés, mes doigts se plaçaient sur les notes et soutiraient à l’instrument ce morceau qui me faisait aimer Beethoven d’amour alors que, les yeux ouverts, je confondais les quatre dièses ainsi que les notes de la clef de fa, surtout celles qui se trouvent loin en dessous de la portée. Je fermais donc les yeux et m’évertuais à ne pas

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trop massacrer cette sonate que j’avais tant peiné à apprendre pendant la petite année de leçons que ma mère avait consenti à me payer quand j’avais treize ans, parce que la prof était une étudiante qui ne demandait pas cher et qui se déplaçait en plus, évitant ainsi à ma mère de jouer les taxis. Quand l’autobus jaune me laissait au coin de la rue après l’école, j’avais trente minutes devant moi. Trente minutes avant que ma mère ne rentre du travail et ne me chasse du salon pour prendre le contrôle de la télé. Le piano la dérangeait. Elle avait joué onze ans. Onze années à manquer les récréations et à se faire taper les doigts à coups de règle par les bonnes sœurs de son école primaire qui corrigeaient les mains trop molles et les notes mangées. Le piano trônait dans le salon comme un mauvais souvenir. C’était pourtant mon piano maintenant. Mon grand-père maternel me l’avait légué en espérant que je pourrais en jouer aussi vite et bien que tous les musiciens qu’il voyait à la télé et qu’il écoutait en boucle sur de vieux trente-trois tours auxquels je n’avais pas le droit de toucher. Mais je ne jouais ni vite ni bien, il me le disait chaque fois qu’il me voyait et qu’il me faisait asseoir au piano devant toute la famille. Mon grand-père était un vieux grin-cheux, mais j’ai quand même pleuré quand il est mort, mais pas ma mère, qui se moquait bien de moi et de mes larmes devant le corps ciré de mon grand-père dans le cercueil. Ce n’est pas que j’aimais tant mon grand-père (il n’était pas vraiment

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gentil), mais je n’aime pas la mort qui n’en fait qu’à sa tête et ne se soucie jamais de prendre les gens qui seraient prêts à partir et de laisser en paix ceux qui voudraient rester. Comme mon frère, mort le jour de ses dix-sept ans, juste dix mois, deux semaines et trois jours avant ma venue tardive en ce monde (même si, en réalité, je ne pense pas qu’il voulait vraiment rester). J’ai joué les mesures qui sonnent comme de l’espoir s’évadant vers le ciel avant que la finale ne vienne le clouer définitive-ment au sol.

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Ça me faisait alors presque toujours pleurer parce que je pensais à ce pauvre Ludwig, avec son père méchant, et à son monde qui rétrécissait à mesure qu’il perdait l’ouïe et qu’il s’enfermait de plus en plus dans sa tête. Je l’aurais aimé, moi, Ludwig, j’en aurais pris soin et je l’aurais bercé pour qu’il se repose de cette vie qui l’éprouvait trop. Je suis sûre que ce n’était pas le plomb qui l’avait rendu sourd, mais qu’il avait dû s’enfermer exprès pour n’entendre plus que sa musique (par-faite) et rien d’autre, c’est clair. J’ai fini ma sonate et je suis allée m’enfermer dans ma chambre avant que ma mère ne rentre et n’aperçoive mes yeux rougis. C’est que j’ai compris tôt qu’il ne faut pas pleurer devant les gens, surtout pas ma mère ou mon père. Devant des spectateurs, il faut serrer les dents et durcir le regard quand on reçoit la fessée maternelle à cinq ans et qu’en plus on ne l’a pas méritée, parce que c’est notre petite voisine qui a menacé de nous crever les yeux avec un clou rouillé

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si on ne la suivait pas tout de suite pour aller chez une autre amie, trois rues plus loin, alors que notre mère nous l’avait formellement interdit. Et devant l’absence de larmes, les coups ralentissent et fai-blissent jusqu’à s’arrêter parce que maintenant la honte c’est ma mère qui l’avait de m’avoir frappée devant public alors que moi je ne pleurais même pas. Face à cette victoire inattendue, je m’étais juré de ne plus jamais pleurer devant mes parents, même si parfois il m’arrivait encore (rarement, quand même) de m’échapper, ce qui est la honte totale.

Privée de mon piano, je me suis allongée dans mon lit, qui était celui de mon frère Daniel (parce que mes parents avaient gardé toutes ses choses, par nostalgie ou par souci d’économie, je ne le saurai jamais) et aussi mon refuge où je pouvais plonger dans les livres qu’il avait laissés dans sa bibliothèque et qui m’emmenaient si loin d’ici. Chaque chapitre était un continent, chaque phrase un pays, chaque mot un voyage. J’avais découvert Sartre au début de l’été. Et c’était avec une fasci-nation un peu horrifiée que j’avais délaissé le confort de mes Arsène Lupin (cher Arsène qui gagnait toujours sur les méchants et qui vivait comme un prince, lui aussi je l’aimais d’amour, mais ça ne pouvait être qu’un personnage de roman, les gens de cette trempe ne peuvent pas exister dans ce monde de zombies) pour plonger dans La Nausée. Le coin de certaines pages était corné et

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