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Je tiens à remercier très sincèrement mes nombreux amis sans qui cet ouvrage n’aurait jamais vu le jour. Je pense tout particulièrement à la patience et à la vigilance dont ont fait preuve mes nombreux lecteurs bénévoles. Je leur en serai éternellement reconnaissante.

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À la mémoire de mon père et à celle de ma mère, À mes filles et à ma famille, À mes mères de cœur et à leurs familles, À mes nombreux amis.

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Je l’attendais depuis si longtemps que je m’étais

dit qu’elle n’arriverait jamais. Mes treize ans m’apportaient une toute nouvelle

fougue et, pour bien officialiser une entrée fracassante dans l’adolescence, je décidai de la doubler d’une certaine intolérance. Je n’avais pas envie de faire de cadeaux. J’aimais l’idée que cette révolte naissante puisse me conférer certains pouvoirs inconnus jusqu’alors. J’en abusai.

J’annonçai donc avoir été assez patiente, je ne l’attendrais plus. Elle n’avait pas respecté les engagements donnés deux ans auparavant. Il avait été convenu qu’elle serait là endéans les six mois. J’avais compris rapidement que les sourires sournois utilisés lors de son invitation n’étaient que le moyen bien dérisoire de camoufler une hypocrisie sans nom. Je la jugeai sévèrement et annulai tout accueil. Si le reste de la famille compatissait avec indulgence, il n’en serait rien en ce qui me concernait. D’amie, elle devint instantanément mon ennemie. Je la niai, elle n’existait plus. C’était facile, il suffisait de le décider.

Confrontée à ses mensonges éhontés, j’avais toutes les raisons de prononcer un jugement aussi sévère. Personne ne pouvait le nier !

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Ma décision brutale causa un certain malaise au sein de la famille. La maison s’emplissait et se désemplissait au gré de promesses non tenues.

Je désertais leur présence, filais dans les champs au moment des repas. Je découvrais le bonheur impudique d’affirmer mes décisions et le désarroi qu’il provoquait en décuplait encore l’intensité.

J’allais grandir heureuse de ne jamais avoir à la rencontrer.

Parce qu’elle ne viendrait jamais. Je l’avais décidé. Mon père était le seul à pouvoir m’imposer une

certaine tolérance. Il m’affirmait qu’elle serait là bien plus vite que prévu. Plus vite que prévu ? Comment cela pouvait être possible ? Alors, du haut de ses deux mètres, cet homme à la carrure large, s’armait de toute sa patience et me préparait à son arrivée impromptue.

– Tu es bien obligée d’accepter, tu ne pourras jamais changer le cours des choses, ma chérie. C’est comme ça, cela fait partie de la vie.

Depuis peu, il avait décidé de ne pas rester alité. La maladie avait marqué son visage mais son légendaire caractère n’avait pas été affecté. D’une voix de baryton, il continuait à terroriser le personnel ainsi que quelques malheureux habitants du village. Ils avaient eu le malheur de le contredire et en payaient chèrement la facture.

Lorsqu’il se rendait au bureau, ma fierté n’était pas feinte. Pas parce qu’il était mon père mais parce qu’il me présentait la preuve qu’il avait également cessé de l’attendre. Sans me l’avouer, il me donnait raison. Il poussa même sa décision jusqu’au désarroi de mes sœurs et frère. Un matin, il annonça que nous quitterions la maison pour un voyage dans les pays de

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l’Est, juste lui et moi. Nous irions en Autriche et nous longerions la frontière austro-hongroise.

– Tu ne peux pas faire ça ! avait pleuré ma sœur aînée.

– Mais elle va arriver d’un jour à l’autre… Tu es sûr ? avait surenchéri mon frère.

Il n’y avait pas eu lieu de discuter et pour la fin de l’été, nous fîmes ce qu’il avait décidé.

Pour notre expédition, il avait préféré la voiture à toutes autres options. Cela lui laisserait la liberté de son trajet, disait-il. Il pourrait en dévier au gré de ses humeurs et l’agrémenter de multiples enseignements. À mon grand désespoir, il prit la décision inattendue de combler quelques-unes de mes lacunes. Il commença par la géographie et, longeant le Danube, il s’élança dans un cours improvisé et soporifique. Il considérait que ce fleuve – qui prenait sa source en Allemagne – était un des plus beaux et certainement le plus long d’Europe.

– Il arrose Vienne et traverse Budapest ! Tu dois le savoir. Il s’agit de ton pays !

Vu la réaction amorphe qu’il avait provoquée, il changea rapidement de sujet.

Le confort moelleux de la Rover 2000 nous permettait de ne pas ressentir la fatigue. Je m’y étais engouffrée dès l’aube et l’écoutai m’annoncer le programme avec précision. Pour ce faire, il avait pris l’allure appliquée d’un véritable chef de cérémonie.

Souvent déjà, il m’avait décrit les atrocités de la seconde guerre mondiale. Sa tante avait été sauvagement assassinée et il ne s’en était jamais remis. Plus que tout, il tenait à me montrer les horreurs du rideau de fer. Ensuite nous irions marcher longuement

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dans les forêts profondes. Il m’y enseignerait l’importance du silence et le respect du gibier.

Après une longue journée de route, il jeta son dévolu sur une petite auberge rustique et pleine de charme. Était-elle en Allemagne ou déjà en Autriche ? Plus marquée par la nourriture infâme – un potage au paprika accompagné de boulettes de riz gluant – je ne gardai pas le souvenir précis de sa situation. Le confort de la chambre était assez précaire. Nous allions partager un même grand lit et cela m’impressionnait beaucoup. Épuisée, je m’endormis rapidement. Aux premières lueurs du jour, mon père me réveilla, rempli d’un enthousiasme que je ne lui avais jamais connu. Les deux mains fermement crispées sur l’appui de fenêtre, il se collait le visage contre la vitre, comme l’aurait fait un gamin avide de curiosité.

– Viens vite ! Viens voir ! Tout engourdie, je pris un certain temps avant de

m’extirper de mon confort chaud et douillet et me traînai jusqu’à lui.

– Regarde ! Tu n’en verras plus jamais de ta vie ! Alors que le soleil dormait toujours, je vis un

groupe d’hommes et de femmes qui portaient des vêtements très colorés. Certains d’entre eux étaient pieds nus.

– Ce sont des Tsiganes. De véritables Tsiganes de chez nous ! Ma chérie, nous approchons de nos terres !

En jouant quelques airs de violon énergiques, les hommes riaient à gorge déployée. Certaines femmes les suivaient avec entrain et dansaient autour d’un grand feu. Ce spectacle digne d’un livre de contes me toucha au plus profond de mon être. Il avait eu raison.

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Ce fut la seule et unique fois que je vis la magie d’aussi près.

Dès le lendemain, nous repartîmes et il m’annonça la prochaine étape : le rideau de fer. Pour me signifier la lourdeur de ce que j’allais voir, il avait pris un air particulièrement grave. Cela faisait partie intégrante de mon enseignement. Aussi pénible allait-il être, il ne le contournerait pas.

Nous longeâmes une forêt dont l’épaisseur attisa ma curiosité. Juste de l’autre côté, il me montra un champ stérile et sinistre. Après avoir arrêté la voiture sur le bas-côté d’un chemin de terre discret, il me demanda de descendre. Nous étions seuls. L’endroit était immense. L’austérité de son visage me fit comprendre que nous étions arrivés. Mais j’avais encore besoin de quelques explications.

Je vis d’abord les miradors. Ils se trouvaient de l’autre côté de la frontière – du côté hongrois – et étaient camouflés sous quelques branchages futiles et bien dérisoires. Sur chacun d’eux, deux soldats nous épiaient déjà. Ils tenaient des mitrailleuses serrées contre eux.

– Dépêche-toi de bien tout regarder. Tu dois savoir. Dans dix minutes, ils seront là.

L’émotion de mon père et son impatience me gagnèrent progressivement mais intensément. Je scrutai chaque détail pour en capter l’horreur.

– Et devant, Papa, là… Ces rouleaux, c’est quoi ? Des fils de fer barbelés imposants jonchaient le

sol. Mon père m’expliqua rapidement qu’ils étaient hautement électrifiés.

– Dépêche-toi ! Bon sang… Dépêche-toi.

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Attentive à l’enseignement qu’il tenait à me transmettre, je lui obéissais le plus rapidement possible, médusée et révoltée. Il insista lourdement sur la chance qu’impliquait notre position. Nous étions du bon côté du rideau, du côté autrichien. Les habitants se trouvant à quelques centaines de mètres – juste en face – n’avaient aucune possibilité de venir nous rejoindre. Les plus audacieux d’entre eux risquaient leur vie s’ils tentaient de le faire. Entre les barbelés et les miradors, le relief de la terre était particulièrement irrégulier. Je m’en étonnai. Il m’expliqua que la terre dissimulait d’autres ignominies. Nous étions en face d’un champ de mines. Instinctivement, je fis quelques pas en arrière. Brutalement, je concrétisai enfin l’atrocité des mots « rideau de fer » et m’imprégnai des évènements qui avaient tragiquement marqué ma famille.

– Tu vois, ces salauds nous ont tout pris. Ton héritage est derrière le rideau. Viens, je veux te montrer autre chose. Chaque année, ce sont de pauvres bêtes qui subissent la haine des hommes.

Dangereusement, nous nous mîmes à longer le champ maudit. Déjà deux ou trois soldats nous avaient aperçus et, d’un geste lointain, nous ordonnaient de décamper.

– Dépêchons-nous, ils vont rappliquer ! Je veux te montrer… Là, regarde !

Juste à quelques mètres, le cadavre disloqué d’un cerf s’étalait grossièrement. Innocente, la pauvre bête s’était aventurée sur un chemin interdit. Les barbelés lui avaient déchiré la chair et ses entrailles ensanglantées jonchaient le sol. Horrifiée par la cruauté que m’imposait ce spectacle, je ne pus réprimer un cri strident et pleurai abondamment.

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– Tu en sais assez… Partons maintenant. Juste au moment où nous prenions cette décision,

un faisceau lumineux intense nous éblouit. Une jeep était venue à notre rencontre. D’où sortait-elle ? L’endroit était surveillé et interdit à la population. Nous étions réellement en danger. Trois soldats nous interpellèrent. Ce fut la première fois que je vis mon père avoir peur. En hongrois, il expliqua ses intentions et me désigna.

– C’est pour ma fille. Les soldats ne l’écoutaient pas. Ils étaient

terriblement agressifs et mal élevés. L’un deux descendit et injuria mon père en hurlant. J’étais tétanisée. Ensuite, toujours en hongrois, il s’adressa à moi. Comme je ne répondais pas, mon père prit la parole. La colère du guignol redoubla. Enfin, dans un très mauvais français, il me demanda :

– Qui est cet homme ? D’où viens-tu ? – C’est mon père et nous habitons en Belgique. Après quelques bruyantes remontrances, nous

fûmes priés de décamper. Plus loin, mon père prit un court instant pour se remettre de ses émotions. Intimidée, je le regardai appuyer sa tête un moment contre le volant mais n’osai pas lui parler. Aujourd’hui encore, je garde cette image gravée au plus profond de mes souvenirs.

Le temps de continuer mon apprentissage en forêt, une de mes tantes allait nous accueillir. Le plus dur était passé.

La nourriture était nettement plus appétissante. Dès le petit-déjeuner, nous étions gâtés de quelques paprikas croquants, de lait entier et de salami d’âne. Mon père en était très friand. Tendrement, il

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m’ordonna de bien me nourrir. Il estimait qu’en forêt un être affaibli se mettait en danger. Cela valait pour moi également. Je ne me fis pas prier et mis quelques réserves supplémentaires dans un petit sac de toile. Le soleil brûlant nous obligea à nous protéger la tête. Attentive, ma tante me l’avait couverte d’un chapeau de chasse orné de quelques plumes de geai. Le dirndl, robe traditionnelle autrichienne, qu’elle portait avec fierté accentuait la lourdeur de ses hanches et lui donnait un charme particulièrement rassurant. Après avoir complété mon sac d’une petite bouteille d’eau et d’un morceau de tarte aux abricots, elle conseilla sagement mon père et déposa deux tendres baisers sur chacune de mes joues.

Mon père portait son fusil qu’il gardait cassé sur le bras. Lui aussi s’était orné le crâne d’un magnifique chapeau de laine foncée. Plusieurs petites plumes bleues annonçaient le nombre de geais que son propriétaire avait tirés. Enfin, d’un salut de la main, nous partîmes pour la journée. Il m’interdit de faire le moindre bruit. Dès que la plus petite brindille craquait, il se raclait la gorge en signe de désapprobation.

– Si je t’entends, le gibier en fera tout autant ! Sois attentive !

Après une bonne heure de marche, nous aperçûmes le premier mirador. Il était bien plus joli et plus sympathique que ceux que j’avais eu la tristesse d’apercevoir la veille. Mon père grimpa le premier afin de pouvoir m’aider pour les derniers échelons. Nous allions y rester un très long moment. Devant nous, la beauté éclatante d’une nature sauvage s’offrait à nous. Afin de pouvoir communiquer plus facilement, nous avions adopté un langage subtil fait de signes particuliers. Tout autour de nous se

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dressaient de magnifiques pins noirs d’Autriche. Leur écorce charnue était marquée de profondes rainures poussiéreuses. Soudain, j’entendis un bourdonnement alarmant. Mon père se retourna.

– Ne bouge pas ! Trois énormes frelons avaient choisi de voler

circulairement autour du tronc voisin pour venir nous rejoindre. Ils n’étaient pas les bienvenus !

– Si l’un deux te pique, tu es très mal. Si les trois le font, tu es morte.

Mon père ne brodait jamais ses mots. Il informait en passant par l’essentiel, le reste ne servait qu’à perdre un temps précieux. J’appréciais cette franchise.

– Heureusement, j’ai de quoi… Il sortit un petit couteau de chasse qu’il gardait

toujours en poche. – S’il te pique, je serai obligé de t’entailler la chair

pour retirer le dard. Mais j’ai du whisky, cela devrait aller.

Cette phrase, qui devait s’avérer rassurante, ne l’était pas du tout. Pour mon plus grand soulagement, les insectes repartirent rapidement.

Après un instant, je pus admirer un grand cerf amoureux. Il se préparait à couvrir une biche. Là encore, mon père me souffla furtivement que ce spectacle était rarissime. Il se réjouissait que je puisse en profiter. D’une ruade extraordinaire, le mâle assura une potentielle naissance. Cela s’appelait le rut.

J’avais partagé ses passions. J’étais sa petite fille de treize ans et je ne changerais jamais d’âge. Rien ne perturberait notre sérénité.

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* * *

Dès notre retour, il fallut néanmoins que je me rende à l’évidence. Le pouvoir que j’avais décidé d’acquérir était bien précaire. Les annonces de sa venue se multipliaient. Je commençai à douter, voire à me fatiguer. Finalement, je me dis que plus vite elle serait là, mieux ce serait et capitulai, défaitiste. Mais je ne prévoyais rien pour elle. Une seule chose m’importait. Je voulais que mon père me fasse revivre encore et encore notre voyage, qu’il me parle de chasse et de pêche, qu’il m’explique encore comment guetter le gibier, reconnaître l’âge d’un cerf en comptant la pointe de ses andouillers, tromper une biche en camouflant nos odeurs apportées par le vent. En échange, je voulais le rendre aussi heureux qu’il le faisait pour moi. Un pacte étrange se conclut entre nous, une course au bonheur où le temps nous était compté. Je ne mesurais pas encore l’emprise que ce contrat secret allait avoir sur le reste de ma vie.

Je lui demandais ses souhaits les plus chers et m’amusais à les lui donner en un temps record. Mes résultats scolaires étaient une de ses majeures préoccupations ? Pas de soucis ! Je lui rapportai des bulletins spectaculaires et des notes jamais obtenues auparavant.

– Et quoi encore ? Dis… Quoi encore ? – Je veux que tu deviennes une femme entière et

heureuse. Je veux que tu puisses t’adapter à n’importe quelle situation le plus rapidement possible. Je veux que tu n’oublies jamais qui tu es et qu’en toutes circonstances, tu lèves la tête et souries. Je veux que

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tu te donnes la faculté de réussir. Que tu donnes vie à tes rêves.

– Mais encore ? Comment obtenir cela ? – Ne laisse jamais personne décider à ta place. Tu

sais, tu vas bientôt changer de vie. Ta mère va venir te chercher.

Je fis un bond. – Ma mère ? Encore une invitée surprise ! Et de

deux ! Mes parents étaient séparés depuis ma plus tendre

enfance. – Est-ce cela que tu désires pour moi ? Est-ce que

tu veux que j’aille vivre chez maman, à Paris ? Tu sais que je ne la connais pas bien, qu’on ne s’est pas beaucoup vues depuis mes six ans... Tu sais que je ne m’entends pas très bien avec elle… Tu sais que… Tu sais que…

Quelques larmes coulèrent. Notre pacte devint une torture.

– Est-ce cela que tu désires pour moi ? Parce que si tu le désires, je le ferai. Mais je le ferai pour toi, pas pour moi.

Alors mon père rajouta : – Je veux que tu réussisses ta vie et si je pouvais

avoir le pouvoir de te protéger, je le ferai et je le ferai ici, en Belgique.

– Alors, je ferai ce que tu prévoyais pour moi. Je resterai en Belgique et je réussirai ma vie.

* * *

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Elle avait sans doute attendu que nous ayons cet échange pour arriver enfin. J’avais finalement accepté l’idée qu’elle puisse pénétrer dans notre foyer sans y être appréciée et ne me posais plus en rivale. Elle se fit presque invisible. Je lui suis reconnaissante pour cette discrétion délicate. Ce fut plutôt le chahut que son arrivée provoqua qui me fit sursauter en pleine nuit, un brouhaha désordonné me faisant part de sa présence. Tout le monde était en effervescence !

J’entendis crisser les graviers de la cour. Le personnel avait rapidement fait couler du thé et du café et une odeur de petit-déjeuner emplissait la cuisine. Étrange contraste que présentait cet accueil pour qui se faisait attendre depuis si longtemps…

Je me levai, intriguée. J’allais la voir enfin. La curiosité me guida bien plus que la crainte.

Simplement vêtue d’une longue chemise de nuit de coton blanc, je quittai ma chambre timidement. Pas à pas, je gagnai celle de ma sœur Lilly. Elle était réveillée, assise dans son lit. Son visage, entouré de jolies boucles blondes, était serein, presque lumineux. Néanmoins, le rictus de ses lèvres traduisait les efforts qu’elle faisait pour prononcer quelques mots à mon attention. Je n’entendais rien. Serais-je devenue sourde subitement ? Un peu loin, un fil de lumière transparut sous la porte en chêne de la chambre de mon père. Aussitôt, je m’y dirigeai.

– Non ! N’y va pas ! Reviens… Elle est là. Cette fois-ci, je tremblai. Pourquoi me protéger

autant ? Qui était-elle ? J’avais pris l’habitude de contourner les

interdictions et n’arrivais plus à obéir. Elle s’était fait attendre depuis si longtemps, je ne patienterais pas

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une minute de plus. Quelques crampes commençaient à me serrer le ventre et rendaient mes pas de plus en plus incertains. Heureusement, la porte n’était pas très loin.

– Attends ! Non ! N’y va pas. Je vais avec toi ! – Non !… Je veux être seule ! Surtout, je veux y

aller seule. Cette mièvrerie inopinée m’agaçait mais mon ton

était une supplique. Je voulais ce moment sacré à jamais. Il m’appartenait. Je ne désirais aucun soutien, aucun regard. Quand ma main se posa sur le chêne, elle se mit à trembler. Là, je doutai un instant de ma toute puissance. Mes longues jambes maigres ne me supportaient presque plus et mon rythme cardiaque n’attint certainement plus jamais une telle fréquence par la suite.

J’entrai. Et je la vis. Je fus soulagée, rien ne me choqua. La Grande Faucheuse n’était pas aussi

impressionnante qu’elle avait été annoncée. Elle avait transformé mon père, certes, mais il était toujours là. Allongé et habillé dans un costume de fine laine grise, il paraissait apaisé de toutes ses souffrances. Pour cette sérénité rendue, je lui en étais presque reconnaissante. Le grand changement qui s’annonçait fracassant ne l’était pas à mes yeux. Un teint plus terne, des lèvres serrées, des yeux clos… Il semblait dormir profondément. Ses doigts étaient entrecroisés autour d’un petit chapelet de nacre et tous ses livres avaient été rangés avec soin.

– Bonsoir Papa, comment vas-tu ?

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Je m’adressai à lui pour la première fois, sans comprendre le déni de mes mots.

Nous étions en avril et il était 1 h du matin. C’était un dimanche.

Je venais d’avoir quatorze ans. Cette nuit-là, la grande dame noire les prit et les ruina à jamais.

Quick, un grand berger allemand, le fidèle compagnon de mon père, s’allongea devant la porte. Quelques jours plus tard, sans s’être relevé, il rejoignit son maître. Seules quelques gorgées d’eau atténuèrent sa souffrance.

* * *

– Ne reste pas ici. Va te coucher, tu vois bien qu’il ne souffre plus.

Lilly s’était approchée. D’une tendresse toute maternelle, elle m’enlaça. Pourtant, je la repoussai. Je faisais la connaissance de ce grand corps allongé. Il me semblait familier mais il n’en était rien, nous devions nous apprivoiser l’un l’autre.

– Ne reste pas ici… Ne te fais pas de mal. Viens te coucher. Tu vois bien que tout est calme. Les jours à venir vont être éprouvants, tu dois prendre des forces. Viens dormir près de moi…

– C’est dormir qui me fera du mal. C’est ici que je voudrais être… Encore un moment, juste un moment, s’il te plaît…

La tendresse a l’étonnante faculté de rendre invincible celui qui la donne. Lilly le savait, j’y étais sensible. Voilà pourquoi je lui demandai la

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permission sachant que je ne lui obéirais pas. Je pense, sans pouvoir l’affirmer, qu’elle le savait aussi.

– Je veux rester ici… Encore un peu… S’il te plaît.

Elle s’éloigna. Elle allait préparer les jours prochains et j’allais faire de même.

* * *

Je n’avais que quelques instants. Je devais aller vite, très vite.

Tous mes sens étaient en éveil. Je commençai par les interdits. Le bureau n’était pas encore rangé, la chaise avait été déplacée. Je la poussai un peu plus encore, y posai mes empreintes. Le dernier mouvement serait le mien.

Insolente, j’y pris place. Une photo, chère à mon père, montrait ses cinq

enfants dont il était si fier : John, Lilly et Caroline nés d’un premier mariage, Emma et moi. Elle était bien mise en évidence, juste à la hauteur des yeux. J’étais le bébé qui souriait aux anges sur les genoux de mon frère, dernier paquet-surprise tombé du ciel. Un de ceux qu’on adorait mais qui bousculait l’équilibre rationnel de toute une famille. La photo montrait aussi le visage magnifique de ma mère, mon père l’enlaçait. L’image était en en noir et blanc. Juste à côté, entre deux ou trois stylos, traînaient quelques annotations désordonnées. Un porte-plume était encore protégé par son écrin de cuir. Pour ne jamais l’oublier, je balayai du regard un méli-mélo d’objets