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JUDITH de Jean Giraudoux PERSONNAGES : JUDITH SUZANNE SARAH DARIA, sourde-muette LIA ESTHER PREMIERE CHANTEUSE DEUXIÈME CHANTEUSE LE GARDE HOLOPHERNE JOACHIM, grand rabbin JEAN, jeune officier EGON, aide de camp d'HOLOPHERNE PAUL, coadjuteur JOSEPH, oncle de JUDITH OTTA, URI, ASSUR, officiers de la garde d'HOLOPHERNE LE PREMIER PROPHÈTE LE DEUXIÈME PROPHÈTE UN DOMESTIQUE LE PETIT JACOB YAMI, bourreau JUIVES, JUIFS, SOLDATS, DOMESTIQUES. ACTE PREMIER Un salon d'entrée chez JUDITH. SCÈNE PREMIÈRE JOSEPH, JEAN, LE PROPHETE, UN DOMESTIQUE Avant que le rideau se lève, on entend une sorte d'appel déchirant. Une voix d'homme, aiguë, qui crie : «Judith ! Judith !» Au lever du rideau, des domestiques débouchent de toutes parts avec des armes et des gourdins. L'oncle de JUDITH, JOSEPH, les excite... JOSEPH : Dans l'escalier ! Dans les placards ! Dans la cheminée ! Il ne nous échappe pas, cette fois. Prime à qui le trouve. UN DOMESTIQUE : On ne le trouvera pas. JOSEPH : Cherchez, mes amis. Il est sûrement là. LE DOMESTIQUE : Il est là, et il n'est pas là. JOSEPH : Qu'as-tu à raconter ? LE DOMESTIQUE : Sa voix est là, c'est évident. Son corps n'est pas là. C'est un fantôme qui appelle. À tous les carrefours, dans tous les bazars, on entend ce cri depuis hier. Ce sont les morts

Jean Giradoux JUDITH

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J UDITHdeJ eanGiraudouxPERSONNAGES :J UDITHSUZANNESARAHDARIA, sourde-muetteLIAESTHERPREMIERECHANTEUSEDEUXIMECHANTEUSELEGARDEHOLOPHERNEJ OACHIM, grand rabbinJ EAN, jeune officierEGON, aide de camp d'HOLOPHERNEPAUL, coadjuteurJ OSEPH, oncle de J UDITHOTTA, URI, ASSUR, officiers de la garded'HOLOPHERNELE PREMIER PROPHTELE DEUXIME PROPHTEUN DOMESTIQUELEPETIT J ACOBYAMI, bourreauJ UIVES, J UIFS, SOLDATS, DOMESTIQUES.ACTE PREMIERUn salon d'entre chez JUDITH.SCNE PREMIREJ OSEPH, JEAN, LEPROPHETE, UNDOMESTIQUEAvant que le rideau se lve, on entend une sorte d'appel dchirant. Une voix d'homme, aigu, qui crie : Judith ! Judith !Au lever du rideau, des domestiques dbouchent de toutes parts avec des armes et des gourdins. L'oncle de JUDITH, JOSEPH, les excite...J OSEPH: Dans l'escalier ! Dans les placards ! Dans la chemine ! Il ne nous chappe pas, cette fois. Prime qui le trouve.UNDOMESTIQUE : On ne le trouvera pas.J OSEPH: Cherchez, mes amis. Il est srement l.LEDOMESTIQUE : Il est l, et il n'est pas l.J OSEPH: Qu'as-tu raconter ?LEDOMESTIQUE : Sa voix est l, c'est vident. Son corps n'est pas l. C'est un fantme qui appelle. tous les carrefours, dans tous les bazars, on entend ce cri depuis hier. Ce sont les morts {C0A8C59F-6E8F-43c4-8453-65D208276F40}{9AA7D3F A-6DB8-4A3E-9327-808AFC7410C8}{C0A8C59F -6E8F-43c4- 8453-65D208276F40}qui appellent ta nice. Tout le monde le sait. Judith seule peut nous sauver, J udith, Judith !(Il a rpt, malgr lui, l'intonation de l'appel. Les autres domestiques tressaillent.)J OSEPH: Tais-toi... Vous n'avez rien trouv, vous autres ?LEDOMESTIQUE : Rien.(Les domestiques sortent. JOSEPH regarde autour de lui, souponneux, puis sort aussi. A peine est-il sorti que la fentre s'ouvre doucement. Un homme parat, cheval sur la croise. Il met ses mains en cornet devant sa bouche, et crie de la mme voix stridente : Judith ! Judith ! sauve-nous ! JOSEPH et les domestiques surgissent. Mais dj la fentre s'est referme. Presque aussitt on frappe violemment la porte.)J OSEPH: Qui est l ?J EAN: C'est moi, Jean. Ouvrez, Joseph. Je le tiens.(On ouvre. JEAN, jeune officier, jette devant lui l'homme qui avait cri la fentre.)J EAN: Il sautait de la fentre. Je l'ai pris au vol. Nous allons apprendre cette ignoble bouche toucher certains noms... Qui es-tu ?J OSEPH: Il est sale et il sent mauvais... C'est srement un prophte...UNDOMESTIQUE : La ville en est pleine... Sur le chien mourant les poux, sur le peuple malade les prophtes.J EAN: Vas-tu parler ! Dis ton nom !LEPROPHETEse soulve comme s'il allait parler : J udith ! J udith !J OSEPH: Ils sont tous ainsi. Cette nuit, pour rentrer, j'ai d bousculer les mendiants endormis sous le porche. Ils ont cri : J udith ! L'excrment rve de Judith... Billonnez-le...J EAN: Qu'il achve sa phrase ! Cela peut nous servir...LEPROPHETE: La plus belle de nos filles, la plus pure...J OSEPH: Oui, c'est toujours leur prtendue prophtie... La plus belle de nos filles, la plus pure doit se rendre chez Holopherne.J EAN: Et c'est Judith !LEPROPHETE: J udith ! Sauve-nous !J OSEPH: Le billon, et dans la cave !(Les domestiques emportent LE PROPHETE. Seul le premier reste l, debout.)J OSEPH: Qu'as-tu, toi ?LEDOMESTIQUE : Que Judith nous sauve, matre !(Sur une menace de JOSEPH, il disparat.)J EAN: J udith n'est pas ici, j'espre ?J OSEPH: Elle est encore l'hpital, chez ses blesss... J e l'attends.J EAN: Tu l'as prvenue ?J OSEPH: De quoi ? Que sais-tu, toi ?J EAN: On la sacrifie. La dcision est prise. C'est ce soir, c'est dans une heure que le conseil veut l'envoyer Holopherne. J e prcde le grand prtre de quelques minutes. Il vient lui-mme convaincre Judith.J OSEPH: Il me trouvera.J EAN: Que peux-tu contre lui ! Il a la ville entire. Tu es sorti cet aprs-midi ?J OSEPH: J e suis sorti.J EAN: Tu as vu sur toutes les vitres des boutiques, sur chaque pidestal de rverbre, grave au diamant ou trace au charbon, suivant les moyens de fortune de l'crivain, cette phrase stupide sur la plus belle et la plus pure de nos filles sduisant Holopherne ?J OSEPH: J e l'ai vue.J EAN: Et sur chaque place, cet amalgame de vieillards hystriques, d'enfants bec-de-livre et de femmes toiles de lupus qui s'assemblent autour de chaque miracle en gestation, tu l'as entendu appeler sans rpit Judith ?...J OSEPH: coute-les !... (On entend les cris : Judith !) D'autres nations mchent la gomme. Aux Juifs, il faut toujours un nom propre sucer. Leur admiration n'est qu'un prtexte s'occuper des affaires des autres. Ils sont pieux pour pouvoir s'occuper des affaires de Dieu.(On entend crier : Judith !)J EAN: J udith ! J udith ! Ce nom, qui a toujours dsign chez nous la fleur, le secret son terme, tant de velours, tant de tendresse, coute-les le marteler, l'aboyer, en faire pour l'ternit un appel de duret, de strilit... Ils sont des milliers derrire le grand rabbin... Quepourras-tu contre eux ?... J udith a vingt ans, d'ailleurs, elle est majeure.J OSEPH: Si J udith veut le recevoir, elle le recevra. Elle a de la dfense et de la raison...J EAN: La seule raison, l o nous en sommes, affams, la veille du massacre, c'est le draisonnable. En ce sens, l'invention des prtres est logique. Eux ont raison.J OSEPH: C'est pour me dire cela que tu es venu ?J EAN: J e suis venu pour essayer de sauver Judith. Elle n'est pas l, tant mieux; mais si les rabbins parviennent la joindre, obtiens qu'elle ne dcide rien avant de m'avoir vu... J e reviens dans l'heure et j'ai mon plan... (Il ouvre la porte principale.) Quel silence, tout d'un coup !... Ah ! c'est le cortge !... Quel sinistre silence ! Il crie J udith plus fort que leur vacarme ! Criez donc, imbciles ! J udith ! J udith !J OSEPH: Va... Va...(Jean sort par une porte de ct.)SCNE II J OACHIM, PAUL, J OSEPHJ OACHIM: Ta nice est l ?J OSEPH: Que lui veux-tu ?PAUL : J oachim est grand rabbin. Il peut s'approcher d'une petite Juive sans fournir d'explications.J OSEPH: Pas pour faire d'elle ce qu'il mdite...J OACHIM: Que voul-je faire d'elle ?J OSEPH: Une grande Juive, une hrone : une femme hors de son destin, une dclasse.J OACHIM: Prends-t'en au peuple juif, qui s'est jet sur la prophtie. Depuis trois jours, dfaut de pain, il en vit. Il n'y a plus un moment perdre pour qu'elle s'accomplisse.J OSEPH: Tu es rabbin, jesuis banquier, et tu oses me parler de prophties. Parlons d'hystrie collective !J OACHIM: Et je dois croire que j'ai devant moi le seul lucide, sans doute ?J OSEPH: Si tu n'es pas le plus hypocrite, oui...J OACHIM: Et de ces yeux que rien ne brouille, tu vois videmment notre ville libre du sige et de la ruine, notre commerce en plein trafic, le peuple juif repu etgras ? Du seul nez juif raisonnable, tu aspires printemps et parfums ?J OSEPH: J e vois autour de moi la faim, la peste. Le moindre vent, du nord ou du sud, me rappelle qu'entre Holopherne et nous une arme de cadavres aussi nous assige... Mais mon peuple se sauvant par des pratiques de sauvage, par l'infamie, je regrette, cela je ne le vois pas encore.PAUL : Que vois-tu donc alors, entre la famine d'aujourd'hui et le massacre sans merci de demain, o ta nice sera aux prises non plus avec le chef, mais avec la brute ? Tu vois ce que la bourgeoisie et sa lchet appellent dans les calamits le miracle ? Tu vois nos morts se relever dans les tranches en entendant crier : Debout les morts !, des anges combattre devant l'infanterie avec des pes lumineuses et incassables, et l'apoplexie ou le remords foudroyer point le marchal ennemi ? C'est ainsi sans doute, dans la banque, qu'on se reprsente l'issue des situations sans remde ? J OSEPH: Si vous voulez. Attendons le miracle. J OACHIM: Le miracle n'est plus venir, J oseph. Il est l. Le miracle est qu'au terme de son martyre cette ville, depuis deux mois aveugle et sourde, au seul nom de ta nice, entend et voit. L'ide lui est venue de faire d'elle son chef. Tant mieux. Quand les plus terribles engrenages semblent vouloir se mordre pour toujours, seul un doigt d'enfant ou de femme peut se glisser entre eux et stopper la machine, le doigt de David, le doigt de J ahel, le doigt de Judith...J OSEPH: Laisse tranquilles les doigts de Judith... J OACHIM: Elle est ici ?J OSEPH: Un seul mot : pars avant qu'elle n'arrive. PAUL : La garde est l, J oseph.J OACHIM: Le peuple de la rue a choisi Judith, et, plus je songe elle, plus je crois Judith. J e la connais, ta nice. J e l'observe depuis des annes. Elle est belle, et elle le sait... Avoue que les miroirs ne manquent pas ici. Et elle sait le prix de la beaut. L'tat-major est peupl de soupirants qu'elle conduit. Elle est riche, et elle entend ne pas ngliger un seul des avantages ou une seule des joies que donne la fortune. vingt ans elle a sa cour d'hommes de lettres et sa ferme modle, son hpital et ses collections. la fin de chaque journe, elle a caress de la main un talon et un lpreux, des yeux une statue mdiocre et un beau statuaire. Des sports et des talents, elle choisit peut-tre trop volontiers ceux qui valent des succs et des succs de foule. Elle monte cheval, et en garon. Elle danse, et quelquefois dans un lieu public. Elle aime l'entre brillante au thtre, au restaurant, et maintenant dans ce harem sans danger qu'on nomme l'hpital militaire. Je me suis jadis irrit de voir la mode coiffer ce beau cerveau, gonfler cette belle gorge... Aujourd'hui je m'en flicite, car dans ces imperfections la main de Dieu va trouver les poignes pour la prendre...J OSEPH: Laisse tranquille la gorge de Judith...J OACHIM: Et que dit-elle, elle-mme, de ce choix ?J OSEPH: Nous avons d'autres sujets de conversation.PAUL : Mais... elle sait ?J OSEPH: Comment ne saurait-elle pas ? Notre maison est plus assige que nos remparts... Les offrandes, les bouquets la remplissent. mesure que disparat une de nos denres ou un de nos rgiments, il nat pour Judith dans la ville une nouvelle varit de fleurs... Nous en sommes aux orchides, aujourd'hui... videmment, elle sait !J OACHIM: Sa vie en est modifie ? Sa toilette ? Ses repas ? Quel est ce parfum ? Cela sent bon chez toi. Elle crit, le soir, dans sa chambre ? Elle reoit Jean ou Uzra la nuit tombante et donne son portrait ? Ce passage de l'humain au hros, qui s'effectue toujours par le don de menus cadeaux des amis et l'aide dequelques pressions physiques sur des proches, il s'opre naturellement ? Elle embrasse Jean ? Toi, l'oncle, elle t'a pris dans ses bras, sous le prtexte de brosser ton col ou d'ajuster ta raie et t'a presssur elle, cependant que tu pestais contre Dieu dans cet endroit dj sacr ?J OSEPH: Sacr ? Pourquoi sacr ? J 'espre bien que ce lieu ne sera jamais sacr ! C'est le salon o mon pre a eu sa premire attaque, o Judith rassemblait ses poupes et a perdu sa premire dent, o sa mre a eu le premier malaise de sa grossesse... On y mange, on y pleure, on y crache. Tiens, j'y crache ! Sa saintet est d'tre un lieu humain, et non sacr...J OACHIM: C'est Judith de dcider de cette vertu, non toi...J OSEPH: Elle dcidera demain, si elle veut. Ce soir elle est en lieu sr.PAUL : J e l'ai envoy chercher de ta part... La voil...SCNE IIIJ UDITH, J OACHIM, PAUL, J OSEPH, LEPETIT J ACOBJ UDITH: Salut, J oachim. Bonsoir, mon oncle... Tu as du pain pour le petit J acob ? Je l'ai cueilli dans l'escalier. Regarde-le. Il meurt de faim.LEPETIT J ACOB: J e ne veux pas de pain.J UDITH: Que veux-tu alors, mon petit ?LEPETIT J ACOB: J e veux que la plus belle et la plus pure de nos filles se rende au camp d'Holopherne.J UDITH: Trs bien. Tu sais trs bien ta leon. Et qu'est-ce qu'elle y fera, au camp d'Holopherne ?LEPETIT J ACOB: J e ne sais pas.J UDITH: Elle lui coupera le cou ? Elle dansera avec lui'?LEPETIT J ACOB: J e ne sais pas.J UDITH: Tu es gentil ! Et tu ne mangeras pas de pain avant ?LEPETIT J ACOB: J e ne mangerai pas de pain avant.J UDITH: Et de la viande, est-ce que tu en mangeras ?LEPETIT J ACOB: De la viande ? De la viande ?J UDITH: Mon oncle, donne-lui la bote de conserve...J OSEPH: Maintenant, file...(LE PETIT JACOB s'en va.)J UDITH: Cher petit oncle, ne t'emporte pas. Il rpte ce qu'on lui apprend l'cole... Calme-toi... Jusqu' ce pauvre cheveu blanc qui se rvolte !... L... Laisse-moi t'embrasser un peu... Ne te drobe pas... J e suis sre que le grand rabbin nous permet cette petite scne de famille... Elle est trop juive pour lui dplaire... Et maintenant, veux-tu, laisse-nous !J OSEPH: Mfie-toi de Joachim, ma petite Judith, je t'en supplie...J OACHIM: Il n'y a pas de Joachim, ici. Il y a Dieu...J OSEPH: Mfie-toi de Dieu, J udith...(Sort JOSEPH.)SCNE IV J UDITH, J OACHIM, PAULJ OACHIM: En effet, J udith, Dieu est ici.J UDITH: Eh bien ! j'ai grand-peur qu'il ne se trompe de maison, cher J oachim.J OACHIM: Moins de faons. La prophtie a dit : la plus belle et la plus pure. Elle ne dit pas la plus modeste.J UDITH: Dit-elle la plus frivole, la plus coquette, la plus changeante ? J e suis tout cela aussi. Croyez-moi. Mes chevaux et mes robes abusent la foule. Il ne s'agit pas aujourd'hui de prix de beaut.J OACHIM: Si tu en connais de plus dignes, nomme-les.J UDITH: Dsigner une amie pour une aventure aussi douteuse, ce serait assez lche. D'ailleurs, dnonce-t-on la puret, l'clat ?J OACHIM: Au monde aveugle, oui, et l'oeil tincelant de Dieu. J 'attends les noms.J UDITH: Toute femme sera belle et pure, quels que soient son visage et son corps, qui aura cette audace. C'est ce que les prophties ont voulu dire.J OACHIM: J 'ai peur que non, Judith. La lettre de nos livres est implacable... Notre Dieu n'est pas un dieu grec. Il ne parle point par rbus et par calembour. Il appelle chaque tre par son nom et par ses entrailles, et l'hermine, et le bouc.J UDITH: C'est curieux. Je ne l'entends pas encore nommer J udith.J OACHIM: L'entends-tu nommer Marthe, Ruth, Esther, ou toute autre de tes camarades ? Depuis des semaines, je les scrute une par une, en maquignon. De ces beauts et de ces vertus sans tache, je connais maintenant les rides, les amants, les gencives. Peu de sourires chez elles, qui ne dvoilent un scorbut. Toi, montre-moi une dent qui ne soit pas clatante.J UDITH: Alors cherchez dans les classes plus modestes, chez les petits fonctionnaires, par exemple : les ongles sans envie et la virginit yabondent.J OACHIM: J udith !J UDITH: Ou chez les ouvriers. Soyez plus dmocrate... Vous vous enttez croire que Dieu rserve aux familles dirigeantes l'hrosme et la saintet. Notre histoire devient un dictionnaire mondain. C'est un fils d'armateur qui a tu Goliath, un neveu de banquier qui a arrt le soleil... Ce qui reste accomplir d'exploits dans notre peuple, il serait quitable vraiment de le passer, non la naissance et l'or, mais quelqu'une de ces tribus encore anonymes qui vgtent entre les lues. Donnez une chance aux Lvy.J OACHIM: Mnage ton esprit. Tous ces rprouvs, justement, te choisissent.J UDITH: Le choix de ceux que Dieu ne choisit point, c'est sans intrt.J OACHIM: J 'avoue que je ne m'attendais pas te voir rsister la voix de Dieu.J UDITH: J e vous rpte que ce n'est pas pour moi la voix de Dieu. Depuis que la ville me croit charge de son salut, croyez-vous donc que je n'essaye pas de saisir un signe adress par Dieu moi-mme ? Adress la grande et timide Judith, telle que je me vois, la petite et fire J udith, telle qu'il doit me voir... Le plus faible m'aurait suffi.J OACHIM: Un buisson ardent ? Ton oncle avec un nimbe ?J UDITH: Une tideur ! Un mot ! L'cho d'un mot ! Quand j'tais enfant, et qu'il m'ordonnait de rester le visage immobile et lev vers la pluie, quand j'tais une fillette dj soucieuse de ses mains et qu'il m'ordonnait, juste avant une matine dansante, de couper ras mes ongles, l'enfantillage de ma mission, l'enfantillage de sa divinit ne l'effrayaient pas... (Mouvement de JOACHIM.) J e vous effraye, moi ?J OACHIM: Non, tu me rassures. Continue.J UDITH: Entre tous les rayons du soleil, un rayon avait tout coup une couleur spciale, tait son regard. Dans le dbat surgi entre ma nourrice et mon oncle sur la faon d'obtenir la meilleure lessive se glissait tout coup, entre les mots d' amidon, de savon et de laveuses, un mot inattendu, clatant, qui tait sa parole. J e ne parle pas des caresses de sa main, dont je connais tous les secrets, de leur fracheur leur brlure. Il n'a mme pas l'excuse de ne pas savoir mon nom. Il le sait. Vingt fois, pour des raisons frivoles, il l'a murmur ou cri mon oreille, avec cette rsonance d'arc-en-ciel qui est l'accent de Dieu... Aujourd'hui, rien. J e me suis rapproche plus prs encore de mes blesss, pensant qu'il allait me faire signe par des doigts casss, par des yeux crevs, me parler par les plaies; j'ai provoqu mme des plaintes, mais tout ce qu'ils ont dit n'tait que des paroles, que des plaintes de blesss. Deux sont morts dans mes bras, et je ne tenais que la mort...J OACHIM: Ce grand silence, cette grande absence ne t'atteint pas ?(LE PETIT JACOB parat la porte.)PAUL : Que veux-tu encore, toi ?(LE PETIT JACOB pose la bote de conserve sur la table.)LEPETIT J ACOB: J e ne veux pas de viande non plus.J UDITH: Tu as faim pourtant, mon petit !LEPETIT J ACOB: J e ne veux pas de fromage, pas de gteaux.J UDITH: Et un baiser de Judith, cela t'est permis ?LEPETIT J ACOB: Si c'est contre le jene, non.J UDITH: Sur ta jolie petite bouche ce serait contre le jene, mais l, sur ton cou, derrire ton oreille, c'est parfaitement permis... Et une pomme, tu voudrais une pomme ? Nous avons encore une pomme dans la maison.LEPETIT J ACOB: Une pomme ?PAUL : Gardez votre pomme. Vous savez parfaitement qu'il sera forc de vous la rapporter aussitt.J UDITH: Alors, va !...LEPETIT J ACOB: Peut-tre qu'une pomme...J UDITH: Voil ta pomme et va !...(LE PETIT JACOB sort.)J UDITH: J e vous sais gr, J oachim, de ne pas me dire que Dieu est venu me parler par la bouche des enfants.J OACHIM: Par la bouche des enfants vient te parler l'enfance. Que tous nos enfants, pour tre dignes te toi, s'obligent confondre depuis deux jours la famine et le jene, cela devrait suffire te flchir...J UDITH: Les enfants ne savent pas ce qui se passe entre une jeune fille et un gant enferms seuls dans un endroit clos.J OACHIM: Le sais-tu toi-mme ?J UDITH: peu prs. Je me suis dbattue toute une nuit en rve contre Goliath...J OACHIM: Quel a t le vaincu ?J UDITH: La nuit, lui. Au rveil, moi.J OACHIM: Mauvais entranement, mais bon prsage... D'ailleurs si tu as peur du combat, tu en augmentes tes chances de vaincre.(La pomme lance du dehors traverse une vitre et vient tomber aux pieds de JUDITH.)J UDITH: J e vous en prie, cherchez ailleurs. J 'ai appris que dans la rue Basse une jeune fille est visite depuis quelques jours. Des Stigmates apparaissent sur sa poitrine, sa langue, et elle porte mon nom. C'est l srement la vraie J udith. Sur ma peau, l'encre divine ne marque pas...J OACHIM: J 'ai vu cette Judith. Elle est borgne, et ses plaies suppurent.J UDITH: Vous avez tout le temps de la gurir, de faire de ses imperfections un attrait.J OACHIM: Le temps ? Quel temps ?J UDITH: Le temps de souffrir, de vaincre.J OACHIM: De souffrir, peut-tre. Le Juif peut atteindre un point de maigreur inconnu chez les autres. De vaincre, non.J UDITH: Le bruit court qu'Holopherne manquede munitions, qu'il doit pour ses flches forger ses bijoux...J OACHIM: Qu'il ne nous blesse que par le platine et l'or ? Le bruit en court, en effet. C'est mme nous qui le faisons courir... Mais c'est le contraire qui est vrai. Nous n'avons plus une arme !J UDITH: Et ces trente mille Syriens qui taient en route ?J OACHIM: Ils sont arrivs de ce matin, mais en renfort pour lui.J UDITH: Alors, tant mieux pour notre arme. Son mrite en sera plus grand !J OACHIM: Notre arme ? Notre arme n'existe plus, J udith !J UDITH: Que dites-vous l !PAUL : La vrit !J UDITH: La vrit des rabbins. Celle des officiers est autre.PAUL : Celle des officiers ? Tu croirais l'un d'eux ? J ean, par exemple ?J UDITH: Pourquoi Jean ?PAUL : J e viens de le voir entrer dans la maison. Je l'entends ct, qui parle avec ton oncle... J e l'appelle, et lui pose notre question ?...J UDITH: C'est inutile. J e ne vous crois pas.J OACHIM: Tu le croiras, lui. Tu le connais, J ean ? C'est un de tes amis ?J UDITH: Oui, je connais J ean.J OACHIM: On t'a vue souvent en sa compagnie ?J UDITH: J 'y suis souvent.J OACHIM: On t'a vue monter cheval avec lui, danser avec lui ?J UDITH: On m'a vue danser avec lui, rire avec lui. Mais l'on ne m'a pas vue, car nous recherchions pour cela la solitude ou l'ombre, l'embrasser, me plaire dans ses bras...J OACHIM: Il est ton fianc, tu l'aimes ?J UDITH: Et alors ?J OACHIM: Alors, laisse-nous avec Jean. Si c'est cause de lui que tu hsites, nous saurons le convaincre...J UDITH: Le convaincre de quoi ?J OACHIM: De te laisser aller comme une hrone, de te reprendre comme une sainte.J UDITH: Une sainte avec tache ?J OACHIM: Qui es-tu pour oser me parler ainsi ?J UDITH: Ce que je suis ? Vous allez le savoir. J ean va vous le dire. C'est Dieu en effet qui l'envoie, pour que moi aussi, devant vous, je l'interroge. Il n'est pas mon fianc, je ne sais pas si je l'aime. Il ne vous dira rien de moi que ne puissent vous dire aussi J acques ou Marcel, ou Pierre, et tous ceux de mes amis qui savent aussi bien danser et embrasser que lui; mais quand il m'aura rpondu, vous douterez que je sois celle que dsigne la prophtie.J OACHIM: Paul, appelle Jean !(PAUL introduit JEAN.)SCNE V J UDITH, J OACHIM, PAUL, J EANJ EAN: Vous me demandez, dit Paul. Que voulez-vous de moi ?J OACHIM: Te poser deux questions. J EAN: J e suis capitaine en second. A ct de votre haute science, la mienne est faible.PAUL : A ces deux questions, mme un lieutenant peut rpondre.J EAN: vos ordres.J UDITH: J ean, je t'en supplie, rponds-moi et ne mens pas. Mme si la rponse t'est cruelle, te rabaisse, me rabaisse, rponds. Il y va du salut de la ville, et de son honneur.J OACHIM: Tu ne crois pas ma question plus urgente ?J UDITH: Oh ! certes si ! Posez-la vite...J OACHIM: J ean, est-il vrai que, ce matin, ce qui subsistait de notre garde s'est rvolt, a assassin ses officiers et est pass l'ennemi ?...J UDITH: Mensonge !J OACHIM: Est-ce un mensonge qu' midi notre bataillonsacr a t pris de panique et a fui, abandonnant son drapeau en plein soleil ? On le voyait tal des murs !J UDITH: C'est faux. J e vous le jure...J OACHIM: Bref, J ean, est-il exact, qu'il ne reste plus de sr pour dfendre la ville que ce cordon de vieux douaniers, peine suffisant, en temps de paix, pour empcher les mnagres de rentrer en fraude leur beurre ? Rponds...J UDITH: Mais rponds donc ! Par un mot ! Par une phrase !J EAN: Tu es cruelle !J UDITH: Cruelle ! Alors pargne ta peine ! O avais-je les yeux ? ton visage seul, ta phrase se devine...J EAN: J 'en remercie Dieu...J UDITH: Tu le remercies aussi d'tre vaincu ?J EAN: Prends garde. C'est par ta bouche que pour la premire fois ce mot pntre dans la ville.J UDITH: J e n'ai pas peur des mots. Ils me vengent deleur contenu mme. Celui-l, d'ailleurs, tout ton corps le crie...J EAN: Mnage-moi.J UDITH: Ainsi vous tes vaincus ! Notre superbe arme est une arme de vaincus. Nos capitaines double et triple casque, nos beaux lieutenants fourragre sont des vaincus !J EAN: Nous sommes moins beaux, n'est-ce pas ?J UDITH: Hideux, tu es hideux ! dcolor aussi. Quelle lpre que la dfaite sur un uniforme ! C'est l't dans un poil de bte. Ce sont les mites dans l'acier et dans l'airain... Et dans les yeux du soldat, y a-t-il deux regards qui se ressemblent plus que celui de la droute et celui de la lchet ?J EAN: N'exagre rien. J e peux encore te regarder en face.J UDITH: Si tu me voyais vraiment, tu baisserais les yeux. Si tu voyais ce que je suis en ce moment, de mes pieds mes cheveux, la patrie bafoue, la confiance salie, tu ne supporterais pas ma prsence, tu fuirais, aussi vite que devant l'ennemi. J e t'ai aperu tout l'heure dans la rue. Les enfants se ruaient vers toi, les femmes t'acclamaient. Ils acclamaient, ils touchaient la dfaite. Tu as embrass une petite fille. Tu n'en avais pas le droit. C'tait le pire mensonge, le pire viol ! Tu te savais vaincu et donnais un baiser.J EAN: Tu n'en donnes que victorieuse ?J UDITH: O dfaite, tu illumines tout ! Les remparts vaincus crouls, le chien vaincu hurlant, chaque tte de vieillard ou d'enfant vaincu, une aurole les embrase. Seul le soldat vaincu est terne, pouvantablement. Tout ce qui est drapeauou clairon ou mdaille devient soudain la boue du monde, et la patrie des couleurs ou des mtaux mme le renie !J EAN: Que veux-tu ? Ne m'approche pas !J UDITH: Laisse-moi te toucher moi aussi, que je connaisse le froid de la cuirasse en droute. Et t'embrasser, que j'aie sur mes lvres le got de la peau vaincue !J EAN: Tu es jeune, J udith !J UDITH: Que saurais-je, plus vieille ?J EAN: Que pour le vrai soldat, il n'y a pas la victoire et la dfaite, l'opprobre et la gloire : il y a lecombat, dont elles sont les faces, claires ou sinistres.J UDITH : Combats-tu en ce moment ?J EAN: J 'ai combattu jusqu' midi. Je vais combattre en te quittant. J e peux m'offrir cette minute de douceur.J UDITH: Si c'est avec l'ironie que la cavalerie dfend maintenant les villes, je comprends leur perte.J EAN: Tu vas te taire, J udith !J OACHIM: Laisse Judith, J ean. Elle est le premier de nos soldats, ce soir.J EAN: Alors, qu'elle n'insulte pas la dfaite. Qu'elle cesse ses lamentations sur les bourgeois ruins, les mnagres forces et les bazars en flammes. Oui, elle a un vaincu devant elle. Mais ce chantage incessant de la nature, des femmes, de l'honntet sur un cur qui niaisement se veut noble, un vaincu, grce au ciel, le voit dans son enfantillage. Tout est limite, en ce bas monde, pour l'me : la joie, l'amiti, la victoire, tout, except la dfaite. C'est un homme libre qui est enfin devant toi ; toutes les vraies forces du monde, mensonge, vengeance, poisons et vices, elles sont mes ordres, et malgr tes beaux lans de poitrine, toi que j'ai aime, ton insulte au vaincu est aussi fade qu'un sourire au vainqueur.J UDITH: Et la simplicit du langage, elle est tes ordres ?J OACHIM: Et votre Dieu, vous tes aussi libr de lui?J EAN: Notre Dieu s'est toujours retir point des causes maudites. Il nous saura gr, du fait que nous l'insultons, de ne pas le compromettre dans notre chute. J udith est encore l, d'ailleurs, si je vous comprends bien, pour sauver la mise de Dieu.J UDITH: Oui, elle est l !PAUL : Taisez-vous, Jean !J EAN: J e ne dis rien qui ne puisse flatter un aussi grand orgueil.J UDITH: Qu'ai-je donc fait pour qu'on me parle ainsi ? Est-ce donc un crime d'avoir rv que le nom juif dt tre celui d'une race de vainqueurs ?Est-ce ma faute, si tes camarades passent aux femmes leur tche et leur honneur ?J EAN: toi, en tout cas, ils ne passent rien. L'image qu'ils ont de toi, la fiert qu'ils prouvent de savoir leur vie orne du seul fait de ta vie, tout cela est dtruit si tu te crois la belle de la prophtie. Il suffit. la seconde question. ta question, J udith ! Interroge !J UDITH: Il n'y a pas de seconde question.J EAN: La plus belle de nos filles !... Es-tu vraiment la plus belle ? Tu as le reflet du luxe et de l'or, tu aveugles; par un sortilge, tu as donn tout ton corps cet clat que Dieu, pour les autres tres, a rserv au visage. A distance, Dieu s'y trompe. Bravo, J udith ! doit-il dire de l-haut... Mais des prtres aussi mticuleux ne devraient pas s'y tromper. Regardez-la bien, Joachim ! Osez me dire que la beaut de Judith est sainte ou ternelle ! Regardez ces bouffes de sang, ce pincement de narine ! Elle n'est qu'un accs de passion et d'humanit. Moi, je vous parie que plus tard J udith maigrira ougrossira... Sa beaut n'est qu'un moment !J UDITH: Le moment tombe bien. C'est tout ce qu'il lui faut.J EAN: Tu tais plus modeste quand il s'agissait de moi, J udith. Quelle dfiance, alors, de tes charmes, quelles excuses pour la moindre dfaillance detes traits... Mais, pour Dieu, tout va !J UDITH: J e serai la plus belle cette nuit, je le jure.J EAN: Protestez donc, rabbins ! Intervenez. Nous commettons une vilenie envers Dieu, un crime envers Judith ! Venez avec moi. Cherchons sans ide prconue celle que dsigne la prophtie. Nous la trouverons.J UDITH: J oachim a dj cherch. La plus belle aprs moi est borgne.J EAN: Et la plus pure aprs toi, prostitue! ville, peuple, si nous devons prir, prissons franchement ! Dieu ne sera pas aussi complaisant que Joachim pour les situations tablies. Tu n'es pas la vierge de l'criture, Judith. Tu le sais.J UDITH: J e ne le sais plus.J EAN: J oachim, demandez-lui donc, alors, o elle tait, il y a quinze jours peine, cette heure, en sortant de chez ses blesss ?J UDITH: O tais-je ?J EAN: Dans mes bras.J UDITH: Dans ces bras de pantin, dans ces bras vaincus ?J EAN: Dans ces bras qui te courbaient, au-dessous de cette bouche qui pressait la tienne, ta bouche esclave !J UDITH: Et je te cdais sans doute, j'tais ta femme ?J EAN: Tu n'es pas assez simple pour cela. Partout o j'attaquais, ce qu'il y a de plus coupable en Judith s'empressait pour la dfendre... Mais peut-tre Dieu aime-t-il ses vierges palpitantes et prpares !J UDITH: Toi tu es simple, mon ami, et naf.J EAN: Moi, je suis quelqu'un qui a chancel sur toi, de fatigue soudaine et d'amour.J UDITH: coutez-le, Joachim, coutez le modle de ces amis inoffensifs qui se prvalent d'un baiser donn entre deux palmiers en pot, un soir de bal, pour venir, le jour du mariage, faire scandale entre l'pouse et l'poux.J EAN: J e me tais donc, devant l'poux Holopherne !J UDITH: Holopherne n'existe pas. Il existe des moyens de souffrance, de rdemption, qui ont ce nom. Si je pars ce soir vers lui, j'irai vers eux. N'essaye pas de me sauver par des insultes. J e ne suis pas la seule jeune fille qui ait agi avec sa beaut et sa puret comme si elle devait les tenir alertes, non pour un homme, mais pour un grand moment du monde.J EAN: Holopherne est un homme.PAUL : J ean, assez !J EAN: Holopherne est un gant. Ses mains sont des mains gantes. Ses doigts sont gants, ses phalanges gantes.J UDITH: Oh ! misrable ! Aie donc piti ! Tu ne sens donc pas que ma seule force est de me donner au sort sans pense, sans imagination ? Laisse Joachim m'assommer. N'aie pas la lchet de rendre mon acte sa conscience et ses affreux dtails humains. Oui, je t'ai permis quelquefois de lutter dans l'ombre contre moi, avec tonarmure, ton casque, et ton pe qui battait nos flancs, l'idiote, mais je croyais lutter avec un vainqueur. De l'treinte d'un vaincu, je vois soudain que rien n'a marqu. O je me sens le plus pure, mauvais soldat, c'est l o tes mains, tes lvres m'onttouche. De quoi donc te mles-tu ? Tu n'as rien voir dans ma vie. Tu te devines bien toi-mme de cette race d'amants qu'on peut un soir caresser des lvres, qu'on peut aimer, mme, mais qu'on n'a jamais pouss...J EAN: O J udith, ne pensons pas ce que serait l'humanit si les vrais mariages avaient eu lieu.J UDITH: Assez de gmissements. Voici ma question. Tout est perdu ?J EAN: Assez de piti pour toi. Tout.J UDITH: Rien ne peut plus aider ?J EAN: Rien. Que les prtres, les femmes, les ftus dans le sein des femmes. Holopherne attaque la ville l'aube et pour l'anantir. Celle qui doit aller au camp ennemi pour sauver le peuple juif n'a plus qu' se presser. C'est pour cette nuit.J UDITH: Quelle heure est-il, J oachim ?PAUL : La nuit tombe.J UDITH: Merci, J ean. Toi seul pouvais ainsi me dcider. J e partirai...(Elle va vers JOACHIM.)J UDITH: toi, J oachim. M'acceptes-tu encore ?J OACHIM: J e t'accepte.J UDITH: Prends garde, tu es responsable! Regarde-moi encore une fois bien en face. Fais ton mtier. Touche ma peau. Pince mon oreille. Laisse-moi dire Dieu ce qu'en effet j'ai dit J ean. Nez trop pathtique, sans esprit. Cils un peu gros. Reins trop cambrs. La grosseur des cils surtout choquait J ean.J OACHIM: Calme-toi. Tu es la plus belle.J UDITH: Personne encore ne m'a vue sans vtement. Mais tu te portes garant devant Dieu et devant le peuple que mes genoux sont lisses, mes pieds sans blessure. Et ma gorge que n'ont pas voir les gorges, en de pareils jours historiques ! tu t'engages ce qu'elle soit le plus haut et le plus fermement attache...J OACHIM: Calme-toi. Ton calme aussi est ncessaire.J UDITH: Et tu affirmes aussi que je suis la plus pure. Parce que je n'ai pas aim un seul des jeunes gens qui m'entouraient, parce que je les aimais tous et n'ai pu choisir entre eux... Parce que je les imaginais tous dans ma vie, prs de moi, contre mon corps, contre mon me, et ne voulais pas me condamner un seul, parce que je m'appuyais contre tous, indistinctement, dans la nuit, trouble ou par l'orage, ou par leur force, ou par leur trouble, ou par le duvet de leur poignet, ou par l'arc de leur tempe, parce que j'ai t fidle mon ide de la volupt et infidle chaque beau jeune homme, je suis pure, et Dieu m'a choisie ?J OACHIM: Il t'a choisie... Tu es prte ?J UDITH: J e suis prte. Le temps d'imaginer un monde o tout n'est pas plus beau et plus pur que moi, et je suis prte...J OACHIM: Tu as bien rflchi ? Tu prvois tout ?J UDITH: Surtout, pas de leon, Joachim, pas de conseils. Si vous-mme avez form un plan de ce que je dois faire, taisez-vous. J e ne veux rien savoir du mien propre. Moi aussi, je suis vaincue. J 'espre que c'est par Dieu. J e sais seulement que tout ceque j'ai cart de moi jusqu' ce jour en colre, en esprit de haine et de vengeance, en got de l'aventure et du sang, c'tait pour en avoir ce soir la provision intacte et pure ! Prvoir ! Dj, par avance, par des milliers de facettes, mes yeux voient tout.J OACHIM: Adieu donc, Judith.J UDITH: J udith ! J e la vois justement, votre Judith, voile encore, impntrable. Ah ! ce qu'elle est, ce qu'elle pense, je voudrais bien le savoir.J OACHIM: Et Holopherne, le vois-tu, dans son image la plus immonde, pris de boisson, insultant les Juifs et leur Dieu ?J UDITH: J e le vois.J OACHIM: Vois-tu la horde de ses femmes autour de toi, faisant de ton corps leur drision, souillant tes cheveux, tes lvres ?J UDITH: J e les vois... J e les mords !J OACHIM: Vois-tuHolopherne, demi endormi, t'attirant de son norme treinte, te courbant sur lui ?J UDITH: J e le vois. J e le touche.J OACHIM: Tu te dfends ?J UDITH: J e vois une grosse veine bleue qui bat son cou comme au cou des taureaux. Je la presse du doigt. La face s'empourpre... Ciel, o suis-je ?J OACHIM: Dans le pass, Judith. Il faut partir...J UDITH: Partir ? Maintenant ?J OACHIM: Attends que la lune soit leve. Cela te donnera le temps pour tes prires.J UDITH: Bien. Occupez mon oncle.J OACHIM: Vousvenez, Jean ?J EAN: Non, je reste !J UDITH: Oui, qu'il reste, pour la relve.(JOACHIM et PAUL sortent.)SCNE VI J UDITH, J EANJ UDITH: Car c'est la relve, n'est-ce pas, Jean ? Du jour par la nuit. Des beaux capitaines par les filles, Des hommes descendant par Dieu montant. La nuit et Dieu m'ont pass leur consigne, l'une bien noire, l'autre bien aveuglante. Aux hommes maintenant ! Au beau capitaine... Mais il se tait...J EAN: N'approche pas. L'agonie coquette me dgote.J UDITH: Que vous faites-vous, que vous dites-vous, quand celui qui sort de la bataille rencontre celui qui y va ?J EAN: Nous vitons de nous toucher. Entends-tu ! Laisse mes mains !J UDITH: Vous ne vous regardez pas une minute en pleine face, chacun avec son immensetendresse, son immense piti, tendresse pour celui qui entre dans la mort, piti pour celui qui rentre dans la vie ?J EAN: Merci pour ta piti.J UDITH: Merci pour ta tendresse.J EAN: Une dernire fois, tu es dcide ? Pour sauver ce peuple brutal, ces prtres sans honneur, ces enfants sans beaut, tu pars ?J UDITH: Des adjectifs dans une heure pareille ? Pour tenter de sauver ce peuple, ces prtres, ces enfants, je pars...J EAN: Maintenant.J UDITH: Maintenant. J e te le dis, c'est la relve.J EAN: Alors, interroge !J UDITH: Quel est le mot de passe ?J EAN: Tu ne le devines pas ? C'est ton nom. Et le nom de Jhovah a la chance de commencer par la mme lettre. On l'a choisi pour mot de ralliement. Il est en train, l-haut, de s'en fliciter !J UDITH: Par quelle porte dois-je sortir ?J EAN: Par la poterne d'en face. Le veilleur est prvenu. Il poussera son cri et t'ouvrira.J UDITH: O est la tente d'Holopherne ?J EAN: Au nord, en plein nord.J UDITH: Comme je le comprends ! Il aime voir les villes qu'il assige ensoleilles.J EAN: Tu sauras reconnatre le nord par une nuit pareille ?J UDITH: Toutes les fillettes l'ont appris en classe. On caresse les arbres. La mousse indique le nord.J EAN: C'est cela. Caresse les arbres. Etreins les arbres en leur disant le mot de passe. Il y en a encore quelques gros, de la taille d'un gant. Et renie-les ensuite, s'ils prtendent, peupliers ou chnes, avoir connu ton treinte!J UDITH: Y a-t-il une route, une piste ?J EAN: Non. Remonte le second ruisseau qui te barrera la route. N'y bois pas. Il est empoisonn. Ne pars pas avec ces souliers, le champ de bataille le plus sec a des parties pourries, et prends un manteau, le cur d'une nuit d't est la glace... Tu auras peur ?J UDITH: J e n'ai jamais eu peur du dsert, ni du silence.J EAN: Ne compte ni sur le dsert, ni sur le silence. Tous les dix ou quinze pas, tu heurteras des sacs tendus, froids ou encore tides, muets ou vagissants, mais tous pleins. Ne t'en inquite pas. Le champ de bataille appelle, rve tout haut, pleure; et il remue aussi, imperceptiblement.J UDITH: La tente est loin ?J EAN: Par ce chemin, une lieue.J UDITH: Il y a des rdeurs, des btes sauvages ?J EAN: Des btes sauvages ? Un peu tt encore. Parfois, peut-tre, une ombre avec un rire lger, une ombre de velours. N'aie pas peur. Ce n'est qu'un hibou. Il se peut aussi qu'un monstre surgisse de la terre en ricanant on rit beaucoup, comme tu vois, dans cette sorte de pays et charge vers toi sur trois pattes. Ce n'est qu'un cheval bless. Frappe-le d'un bton, surtout sur la jambe brise, et il s'enfuira... Des rdeurs ? C'est possible. Prends un poignard. Voil...J UDITH: Voil... Un manteau et des souliers impermables... C'est tout ce que tu me conseilles? J EAN: C'est tout ce que j'ai te dire. J UDITH: Tu ne m'as pas dit comment on tue. J EAN: Comment on tue ?J UDITH: Oui, coup sr, avec un poignard comme le tien ?J EAN: Comment on se tue, tu veux dire ?J UDITH: Non, non, l'actif avant le personnel.J EAN: Suis ton inspiration ! On n'apprend aux femmes ni le meurtre, ni l'amour. Elles trouvent d'instinct le point de notre corps o loge la mort ou le plaisir. Tends la main, tu trouveras.J UDITH: Comment tue-t-on ?J EAN: Cela dpend !J UDITH: Cela dpend de quoi ?J EAN: Du temps que tu auras, ou de la surprise.J UDITH: J 'aurai tout mon temps.J EAN: Alors au cur, le pouce sur la lame et de bas en haut.J UDITH: O est le cur ? Qu'as-tu ? Pourquoi cette colre ?J EAN: J 'admire cet esprit mticuleux qui fait le mnage dans cette grande me ! Et comment une jeune fille peut regarder en face un gant informe, tu veux aussi le savoir ? Et comment une vierge peut sauver l'essentiel de sa virginit dans une union force, je te le rvle ? Et l'amour, tu en veux une leon ?J UDITH: Oui, tu m'obligeras.J EAN: J 'ai justement sous la main ce qu'il te faut. (Il va la porte intrieure.) Tu es l, Suzanne ?J UDITH: Qui est l ?J EAN: Une femme est venue avec moi, J udith, pour te sauver et pour nous sauver. Tu l'ignores, son tat est bas. Mais elle doit te voir. C'est mon dernier vu. coute-la.J UDITH: Ce sont les survivants, aujourd'hui, qui font les derniers vux ?J EAN: Reois cette femme... Dans les grandesheures, les autres tres ne sont gure que des parties de notre propre concert... Fais entrer pour une fois en toi la part douce et honteuse... J 'attends l. Entrez, Suzanne !SCNE VIIJ UDITH, SUZANNE, J EAN, LIA, ESTHER(En ouvrant la porte SUZANNE, JEAN laisse aussi pntrer sur le seuil deux femmes, dont l'une veut la retenir.)LIA, mre de SUZANNE : N'entre pas, Suzanne, n'entre pas. S'il faut mourir, mourons ensemble, mais ne me quitte pas !ESTHER: Elle n'en mourra pas, n'aiepas peur. J 'y vais tous les soirs et j'y meurs le minimum.LIA: Que voulez-vous faire d'elle, Jean ?J EAN: Rien. Rien. J udith veut la voir.LIA: Ah ! c'est Judith qui est l ! Sauve-nous, J udith !J EAN: Viens avec moi, Lia. Elles ont parler. Nous mangerons un peu ct.LIA: Nous mangerons ?ESTHER: Oui, je crois bien mme que j'ai vu du pain.LIA: Du pain ? Ils ont du pain ? Tu m'attends, Suzanne ?J EAN: Oui, oui, elle attend.SCNE VIII J UDITH, SUZANNEJ UDITH: Qui tes-vous ?SUZANNE : Une amie.J UDITH: J 'ai peur que vous ne tombiez mal. Ce n'est pas prcisment le jour de l'amiti, aujourd'hui.SUZANNE : Une femme qui vous admire.J UDITH: Ce n'est pas le jour de l'admiration non plus. Elle ressemble trop, aujourd'hui, l'insulte.SUZANNE : Une femme qui mne la vie contraire de la vtre,J UDITH: En quoi cela consiste-t-il ?SUZANNE : J 'ai des amants. J e me donne. J e me vends. Mon nom est le plus connu des noms qu'il ne faut pas connatre.J UDITH: ce titre vous avez le droit de me parler, ce soir. Que voulez-vous ?SUZANNE : Vous sauver.J UDITH: Sauver celle qui sauve la ville. Je vois qu'il n'y a pas que de l'humilit dans votre cas.SUZANNE : Suis-je belle, J udith ?J UDITH: Pour l'honneur de votre tat, c'est souhaiter.SUZANNE : J e vous en prie. Regardez-moi. Que voyez-vous ?J UDITH: Peu m'importe. La barre vient d'tre tire sous le total des yeux et des nez humains que je dois connatre.SUZANNE : Mais regardez-moi donc, J udith ! C'est un peu de votre beaut que j'ai. Ma beaut,je le sais, ne couvre, ne cache rien... Mais c'est un peu de votre beaut que j'ai. On me l'a dit cent fois. J 'ai aussi votre taille. Vos regards, malgr leur ddain, pour pntrer dans mes yeux ne peuvent se baisser ou se hausser d'une ligne... Et ma voix...J UDITH: Votre voix ?SUZANNE : Ma voix ne cache videmment, comme la vtre, aucune pense, aucun beau silence. Mais elle est votre voix.J UDITH: On vous l'a dit aussi cent fois ? Qui ? Quel homme ?SUZANNE : Quel homme ? Vingt hommes. Tous ces beaux jeunes hommes auxquels vous avez permis de s'appuyer contre vous, un beau soir, devant la lune pleine ou quelque grand incendie, celui qui a nag deux heures dans la mer Morte pour en retirer une pave qui gnait votre regard, celui dans le verre duquel vous avez bu, sous une tonnelle de rouliers et sur la main de qui vous avez soudain appliqu vos lvres, rouges cette fois, non point de rouge, mais de vin; tous ceux que l'ombre de votre dsir a rapprochs de vous pour les rejeter avec plusde violence, tous ceux-l enfin qui se prcipitaient ensuite dans mes bras, y cherchaient l'oubli, la vengeance et, dans les sanglots et les caresses, m'appelaient Judith...J UDITH: Aujourd'hui aussi, c'est leur mot de passe.SUZANNE : Cette ressemblance, chaque jour, depuis un an, je l'accrois secrtement. Je vous ai suivie, suivant du mme coup quelque amant. J e vous ai force parler en vous bousculant, pour entendre votre voix. Je sais comment vous dites : Tiens, cette fille nous coute, ou : J e dtecte les grues regard tendre. J 'ai copi vos robes. Non pour plaire vos amis. Mais pour tre votre esclave. chaque rencontre, ft-ce aprs un jour seulement d'intervalle, je me sentais nouveau distance. Mais faible, borne, pauvre, j'avais la volupt de savoir ce que je pouvais tre, dilate l'extrme force, l'extrme richesse, et l'extrme esprit... Qu'ai-je commis en agissant ainsi ?J UDITH: Rien de grave, le vol.SUZANNE : J e ne vous ai pas vol le ddain et l'orgueil. Mais ce mpris pour moi que je devinais, il me suffisait, pour le supporter, d'imaginer ce que doit tre en vous la rsignation. Et j'ai support votre cruaut avec votre propre douceur, votre luxe avec votre propre modestie, j'tais heureuse... J e vous ressemble, Judith...J UDITH: En rien.SUZANNE : On s'y trompe.J UDITH: Celui qui a pour modle un tre humain ne peut me ressembler.SUZANNE : Vous n'tiez humaine que jusqu' cette nuit.J UDITH: Elle est l... Htez-vous. Imitez-moi aussi dans mes paroles. Parlez net...SUZANNE : J e veux partir votre place.J UDITH: J 'attendais cela.SUZANNE : J e ne crois pas les prophtes. La plupart sont des espions de l'ennemi. Beaucoup pensent qu'Holopherne a entendu vanter J udith et l'attire dans un pige.J UDITH: Et quand cela serait ? Et quand Dieu lui aurait donn cette pense, pour lui funeste ?SUZANNE : Holopherne est un barbare. Entre la beaut qui est un vtement et la beaut, il ne distinguera pas. L o tant de Juifs qui nous connaissent toutes deux ont voulu se tromper, il ne verra pas la diffrence.J UDITH: Et Dieu ? Dieu s'y trompera ?SUZANNE : Dieu a moins de passion que Judith.J UDITH: Et c'est moi qui vous remplacerai, pour que l'change soit parfait, auprs de l'amant qui vous rendra visite, et qui aussi ne verra pas la diffrence ?SUZANNE : Vous ne m'carterez pas par des mots. J e suis trop sre de ma cause. Comprenez-moi. Il ne s'agit pas de sauver votre vie. J e ne vous ferai pas l'injure de croire que vous avez peur. Il s'agit de bien autre chose ! Laissez-moi aller l-bas. Demain matin, le peuple vous croira revenue, et tout sera sauv.J UDITH: Quoi, tout ?SUZANNE : Vous le savez bien, votre puret.J UDITH: Ma puret ! Vous aussi employez ce langage de catchisme et d'ouvroir. C'est pour une plus relleleon de choses que Jean vous a mene ici. Ma virginit, vous voulez dire ?SUZANNE : J e viens de tout donner aux pauvres. Mon logis, cette nuit, est l-bas. Mon mtier pour une fois sera mon honneur.J UDITH: Ma virginit ? N'est-elle pas ncessaire ? N'est-ce pas justement ce qui vous manque ? Ou bien vous a-t-elle valu par contre-coup des joies si vives, que vous tenez viter sa perte ?SUZANNE : Oh ! J udith, en devenant femme, nous ne changeons pas seulement d'tat, mais de sexe, mais de race. Je voudrais prserver ce miracle qu'est Judith jeune fille.J UDITH: Ah ! l'on s'occupe de ma virginit chez les vierges folles. J e ne sais pas ce qu'a t la vtre, Suzanne, mais je commence connatre la mienne. Elle n'est pas celle d'une vierge niaise. Elle n'est pas l'innocence, pas mme la puret. Elle est ma puret. Ce n'est pas la privation force ou volontaire d'un sens, de frnsies, de joies, c'est une promesse loge en moi comme un fils, la promesse de laplus belle dfaite, de la honte la plus orgueilleuse. Dieu la change en promesse de victoire. Cela le regarde. Mme si j'avais un amant aim auquel je me sois jusqu' ce jour refuse, je ne l'appellerais pas maintenant pour qu'il soit le premier.SUZANNE : J udith, sauvez Judith.J UDITH: Qui vous dit que je ne la sauverai pas ! Regardez-moi, si vous voulez imiter la vraie Judith ! Ne croyez pas que j'irai l-bas en victime consentante. Ce n'est pas la reine de Sabba qui va se rendre chez ce roi, pour un couchage officiel, mais une fille juive, dchane, hypocrite et impitoyable, et prte braver, pour mieux leur obir, toutes les lois de Dieu.SUZANNE : Une fille sans forces, sans armes !J UDITH: Toutes les armes dcouvertes et caches, je les aurai. La plus dangereuse pour Holopherne, je l'ai dj.SUZANNE : Le poison ?J UDITH: Pas exactement. Mon langage. L'homme est bavard, Suzanne. Certes, toutes les varits de Judith, je les suis aujourd'hui. J e vais l-bas en jeune fille ignorante devant un homme grossier, en jeune fille ruse devant un gnral sans contrle, en envoye d'uneville auprs d'un vainqueur. Mais j'y vais surtout comme l'enfant au temple, pour rpondre une question, une srie de questions que j'ignore, mais dont mon seul langage a la clef. En fait, toute la journe, je ne me suis gure prpare une offre de mon corps, mais une espce de concours d'loquence. J 'ai soign ma voix, j'ai mang peine. Ce que je ressens, c'est moins un blouissement de martyre qu'une sourde pressionde discours, de raisonnements, destins prouver je ne sais quoi, mais que je prouverai. D'une phrase, Suzanne, j'ai dj convaincu de plus obstins, brouill le dsir de plus frntiques. D'un mot et d'un sourire. Allons-y. Cette nuit sera peut-tre le triomphe du sourire. Car, s'il le faut, je sourirai... Vous pleurez, vous ?SUZANNE : Sur tant de douceur, tant de violence sacrifies en vain.J UDITH: Ma violence ! Ah ! Suzanne, vous ne comprenez donc pas ma peine, pas plus que J ean ou les rabbins. Pourquoi je souffre de voir le peuple, et l'arme, et Dieu mme me confier dans l'clat leur ambassade, je pensais que vous, une femme, vous l'auriez devin. C'est que, dans la solitude de mes nuits, dans l'agitation de mes journes, je me l'tais depuis longtemps, cette mission, confie moi-mme. J 'ai trop tard, j'ai eu trop de confiance en nos soldats... Pourquoi Dieu a-t-il voulu m'enlever mon mrite en me comblant de gloire ? Ce Dieu, qui a toute l'ternit pour lui, s'amuse m'enlever mes effets par une minute. Ah ! qu'il tait plus beau mon voyage dans la nuit, Suzanne, non point trac comme pour un coureur, mais o mon premier ennemi aurait t le gardien mme de nos portes ! Personne dans la ville n'aurait su que la plus faible et la plus anonyme de ses filles, car c'est ce titre que je partais, dans une ombre sans lune, caressant pour les faire taire les chiens de guerre en rde, allait vers Holopherne pour la victoire ou pour la mort. J e vois qu'il ne faut pas avoir les mmes ides que les prophtes. Ils tiennent terriblement leurs droits... Dans mon orgueil de jeune fille, j'avais cru Dieu plus modeste. J e savais bien que l'ide tait de lui. Lui a cru qu'elle tait de moi. Il se venge !SUZANNE : J udith !J UDITH: Et ma douceur ! Heureuse Suzanne, qui avez pu trouver de la douceur aujourd'hui dans ce langage. La douceur du dlabrement, de la haine. Venez ici... Oui, dans mes bras. Ne vous raidissez pas. Quel parfum ! C'est le mien, n'est-ce pas ? mais sur moi je ne le sentais plus. Adieu, parfum! Et ce collier, c'est le jumeau du mien, mais sur moi je ne le voyais plus. Adieu, collier ! C'est sur vous que je vais prendre cong de tous ces objets familiers, et de moi-mme... Moins de raideur, Suzanne, plus de souplesse... Est-ce donc l votre premire leon de tendresse ? Puisque voil peut-tre mon dernier soir, apprenez, seule entre tous et toutes, ce que peut tre la douceur de Judith. Voyez si c'est bien elle que vous avez donne ces dsesprs qui me fuyaient. Vous leur parliez ainsi en plein visage, vous tiriez doucement leur tte en arrire par les cheveux. Adieu, ma douce peau, adieu, mes yeux brlants et glacs, adieu, mes lvres... Comme j'aime mieux me dire adieu sur une sur que sur un miroir... ciel, si mes yeux en s'ouvrant pouvaient voir le soleil !SUZANNE : Vous serez sauve, J udith !J UDITH: Et maintenant, je pars !SUZANNE : Non ! Non !J UDITH: Oh ! femme stupide, ne comprendrez-vous donc jamais la voix de Dieu ? Votre poignard !SUZANNE : Quel poignard ?J UDITH: Donnez-moi votre poignard. Je l'ai senti sur vous. Je n'ai pas d'arme.SUZANNE : Voil.J UDITH: Votre poison.SUZANNE : Voil.J UDITH: Pas de pleurs, je vous en prie, c'est une arme que vous n'arriverez pas me passer... Qu'est cela?SUZANNE : Un peigne, du fard.J UDITH: Donnez... La ville est endormie ?SUZANNE : La rue semble vide, mais derrire chaque fentre une tte de femme ou de vieillard attend votre passage... On tient rveills tous les enfants pour qu'ils vous voient.J UDITH: Il est temps qu'ils se couchent.SUZANNE : Vous n'allez pas partir ainsi, sans manteau ?J UDITH: J e ne veux pas risquer de voir mon oncle.SUZANNE : Prenez le mien... Vous gardez ces souliers ? Le chemin est dur. Vous allez avoir franchir des ruisseaux, des haies.J UDITH: J 'irai lentement. J e ne me presserai pas.SUZANNE : Vous partez sans avoir dn ? Vous n'avez pas peur d'avoir faim ?J UDITH: Soif peut-tre, oui.SUZANNE : Prenez ce verre d'eau.J UDITH: Mes mains ne sont plus moi... Elles ne toucheront plus rien dans cette maison... Faites-moi boire, si vous y tenez... Merci. (Elle se dirige vers la porte.) Comment suis-je, ce soir ?SUZANNE :Oh ! J udith, comme toujours.J UDITH: Comme toujours ? Merci, Suzanne. Que ce soir Judith soit comme toujours, quel compliment pour les autres jours ! Et maintenant, ouvrez-moi.(Elle sort.)SCNE IX SUZANNE, J EAN, ESTHER(SUZANNE va appeler JEAN.)SUZANNE : J ean !J EAN: Elle est partie ?SUZANNE : Oui.J EAN: Alors, ce dont nous sommes convenus ! Pas une minute perdre. Pas de malentendu, n'est-ce pas ? Rpte !SUZANNE : J e cours au camp ennemi. J e joins Sarah.J EAN: Excuse-moi de t'envoyer chez cette entremetteuse. Tu sauras prendre par le plus court ?SUZANNE : Esther m'accompagne. Elle y va presque tous les soirs.ESTHER: C'est qu'elle dteste Judith, Sarah ! Elle est jalouse ! J udith l'a fait le mois dernier chasser de chez elle.J EAN: Que lui diras-tu ?SUZANNE : Que Judith va arriver. Elle voudra voir Holopherne. Que Sarah s'arrange pour la recueillir son arrive et l'empche de joindre le roi, dt-elle pour cela l'enfermer jusqu'au jour. Bonne rcompense. C'est cela?(On entend le cri du veilleur qui ouvre la porte JUDITH, cri lugubre...)J EAN: C'est cela... Adieu. Tu as tout le temps d'arriver avant elle. J e lui ai indiqu un chemin impossible.(A ce moment LE PROPHETE apparat la fentre, criant : )LEPROPHETE: J udith ! J udith ! Sauve-nous !(JEAN le prcipite terre et le tue.) J EAN: Toi, te voil sauv !ACTE DEUXIME Sous la tente d'HOLOPHERNE.SCNE PREMIREURI, OTTA, aides de camp d'HOLOPHERNE, SARAH. Un ngre nomm YAMI. DESSOLDATSDEGARDE. EGON, autre aide de camp.(EGON entre quand le rideau se lve.)OTTA: Arrive, Egon, arrive ! Pour une fois, Sarah a une ide.EGON: Il est temps. Nos officiers se fchent, Sarah. Tu nous trompes sur la fourniture.SARAH: J e donne ce que j'ai.EGON: J ustement. Au dbut, tu nous donnais des fillettes, curieuses, d'un agrable maniement. Un rien les intressait, les gants, lamoustache la gauloise... Depuis que la famine rgne dans ta ville, tu n'amnes plus que les surs anes.OTTA: Ou les grand-mres.URI : Ou les mres. On m'en a signal avec l'enfant au sein.OTTA: Elles se jettent en chiennes sur la soupe, et, leur nourrisson porte, se donnent sans la moindre joie.EGON: Tes veuves, entre autres, ou bien sont dnues d'esprit foltre un degr inattendu, ou poussent, au contraire, l'panchement au-del de ce que demande une honnte infanterie.URI : Tu n'exercessrement pas ton mtier de naissance ?SARAH: En effet. J e descends de J acob en ligne direfte.EGON: Alors tu m'tonnes. Tout grand aeul cre autour de sa souche, pour la suite de ses hritiers, une zone d'inconscience, de saturation et d'irresponsabilit. Sur notre route, il n'y a gure eu que des noms illustres pour nous ouvrir clandestinement les poternes ou nous fournir en jeunes garons. Si les descendantes de J acob ne peuvent pas tre de bonnes maquerelles, quoi bon J acob ?OTTA: Cette nuit, J acob se rattrape.EGON: Alors, Sarah ! Ton ide ? Qu'as-tu nous offrir, ce soir, pour fter l'anantissement de ta ville ?SARAH: Un spectacle gai.EGON: Nous les connaissons, tes spectacles gais. Douze femmes nues, sur le nombril desquelles tu projettes en couleur l'oriflamme de leur nation. Seul notre ministre de la Guerre y prend encore intrt. Non, plus de spectacle d'art, ni de thtre aux armes... Que nous proposes-tu d'un peu srieux ?SARAH: La scne la plus comique qu'une juive ait jamais joue, et jouera, si demain vous les massacrez toutes.EGON: Il n'y aura jamais de dernire actrice juive, Sarah ! Rassure-toi.OTTA: Rserve ton esprit, Egon. Nous en aurons plus besoin tout l'heure.EGON: Quelle Juive ? Elle est l ?SARAH: Elle vient.EGON: Elle te ressemble ?SARAH: Elle a vingt ans.EGON: Une mendiante, encore ?SARAH: Non, une millionnaire, et gnreuse. Tous ses aeux banquiers ont, pendant trois sicles, prt, usur, vol, pour amasser un socle d'or cette merveille de bienfaisance et de dsintressement.EGON: J e la vois d'ici, avec ses verrues prcoces et ceslobes d'oreille d'une demi-livre qu'on ne rencontre qu'aux ventes de charit.SARAH: Non. Toutes ses grand-mres ont brass dans leurs alcves un nombre incroyable d'yeux fleur de tte, de peaux squameuses et de mentons en galoche pour produire l'ovale le plus parfait et le plus beau regard d'Isral.EGON: Pourquoi vient-elle te voir ?SARAH: Elle ne vient pas me voir. Elle vient voir Holopherne.EGON: Que prpares-tu, qu'ourdis-tu, avec ta Juive ? Prends garde.SARAH: J e ne suis pour rien dans sa visite. Je suis la seule n'y tre pour rien. C'est tout le peuple juif qui l'envoie. D'aprs les prophtes, il ne peut plus tre sauv que par la plus belle et la plus pure de ses filles, venue sans escorte flchir Holopherne. Tous ont pens celle-l. Et elle la premire. Et elle vient.EGON: Bonne ide. Si elle est un peu grasse.SARAH: Tu ne comprends pas, Egon... Que hais-tu, dans les Juifs ?EGON: J e ne suis pas original. L'orgueil !SARAH: Et tu ne comprends pas que c'est l'orgueil mme qui vient se jeter dans vos filets, en ce moment ?EGON: Nos filets en ont vu d'autres.SARAH: Crois-tu ? Vous n'avez humili jusqu'ici que de vieux rois trnes percs, des reines lches qui avaient pass leur vie rpter en elles le jour de leur chute, des prophtes vgtariens, des idoles gteuses. Vous n'avez rpandu la honte que sur des perruques, sur des yeux chassieux d'o les larmes sortaient grasses... Mais voici cette fille, mes enfants !... Voici l'orgueil dans sa jeunesse, peine une touche de poil noir et lustr aux aisselles; quand elle pleure, quand elle transpire, c'est de la rose... Tu es chasseur, Egon. Tu sais ce que chaque bte neuve, le petit de panthre dans sa fosse, le renardeau dans son pige, apporte de frais et de vierge la mort. Tout ce qu'on peut apporter de nouveau et d'intact au scandale, au dsespoir, la mort aussi, si le cur vous en dit Judith va vous l'offrir. C'est une riche : comme telle, elle n'a eu que de ces chagrins d'ordre si haut qu'ils n'ont pas sur les tissus et les glandes d'effets diffrents de celui des joies.EGON: J udith ? Tu dis Judith ?SARAH: J e dis Judith. Tu la connais ?EGON: Cette Juive, qui a fait soudoyer la semaine dernire nos porteurs arabes pour qu'ils massacrent les officiers de la garde, comment s'appelait-elle ?SARAH: Elle s'appelait Judith.EGON: Et c'est elle qui ose venir ici, elle qui a tu nos meilleurs amis ? Rappelle-toi Lamias, Otta, notre pauvre Lamias, sa tte fracasse et sa bave toute verte.SARAH: Enfin, elle t'intresse !EGON: Ah ! elle vient, celle qui tira du sang vert d'un hros tel que Lamias ! J e m'en frotte les mains. J e suis d'accord sur tout d'avance. Quel supplice lui prpares-tu ?SARAH: Le seul qui puisse l'affecter. L'humiliation. J e peux l'amener ici mme ?EGON: Si tu veux. Le roi travaille ou repose au fond des tentes.SARAH: Alors, assieds-toi sur ce sige. Otta, le manteau.EGON: Le manteau d'Holopherne ? Tu veux qu'elle me prenne pour Holopherne?SARAH: Oui. Quand elle arrivera, tremblante d'angoisse, mais comble l'ide d'tre une reine en face d'un roi; attendant l'injure, la prparant, mais toute prte aussi tre la reine de Sabba pour un nouveau Salomon et entreprendre avec lui une dispute de cour d'amour, reois-la la place du roi, et sous son nom.EGON: Pourquoi moi ?SARAH: Tu sais parler, et je t'ai dit qu'elle tait vierge : c'est donc avant tout une bavarde. Tu es le plus capable de diriger la comdie, de tirer d'elle le maximum de terreur, de vanit satisfaite, de roucoulements nationaux... Songe au spectacle qu'elle nous donnera, quand elle comprendra soudain quelle drision nous l'avons amene ! Et n'aie pas peur d'avoir en face de toi une victime insignifiante, car tout le peuple juif a mis ce soir sa mission en elle, et il passe sa nuit sur les murs, dans l'assurance de la voir l'aube sortir du camp, suivie d'Holopherne repentant.OTTA: Tu comprends le jeu, Egon ?EGON: J 'ai toujours compris la vengeance. Il y aura quelque chose de vraiment souverain, tout l'heure, sur mon visage... Son reflet.OTTA: Le manteau royal te va bien, d'ailleurs.EGON: Un manteau royal va toujoursbien. C'est le triomphe de la confection... Vous y tes, mes amis ? Et tchez de me donner enfin, comme votre roi, cette dfrence que vous me devez comme votre effectif directeur de conscience.URI : Entendu, vieux pdraste.EGON: Tu te rappelles l'agonie de Lamias, Otta ! Ce corps si unique attaqu par deux morts diffrentes, le ct gauche boursoufl, tumfi, agit jusqu' la paupire de gestes convulsifs, faisant de l'il sa dernire heure, le ct droit tout lisse, digne, la commissure des lvres tenue par un point impeccable ! Le revois-tu, nous souriant d'une moiti de sourire, et ce beau demi-dieu jet dans la terre avec cette moiti d'un affreux Lamias ? Seul ce ct droit se tient debout prs de moi en cette minute, tout ple, sa tranche encore frache frotte de goudron infernal... Mets-toi plutt ma gauche, Lamias... (Entre ASSUR.) Cette femme est l, Assur ?ASSUR: Elle arrive.EGON: Comment as-tu permis qu'une femme circult ainsi dans nos lignes ?ASSUR: Un espion la suit depuis sa sortie de la ville. Elle allait lentement, d'ailleurs, droite, et sans se cacher.EGON: Par o est-elle entre dans le camp ?ASSUR: Prs du ruisseau sa, l o les Juifs ont donn ce matin leur dernier assaut. Elle s'est penche sur l'eau souille de leur sang, et y a bu.EGON: De l, qui l'a dirige ?ASSUR: Sarah nous avait recommand de corser sa promenade. On l'a conduite par l'enclos des prisonniers, o justement l'on suppliciait. Elle est maintenant devant l'enceinte royale. Elle refuse de s'asseoir et demande Holopherne.EGON: Amne-la...(ASSUR sort.)URI : Rpartis les rles, Egon.SARAH: Rien de plus simple. Nous tous, nous dversons sur Judith les injures, les menaces. Egon, au contraire, semble sduit par elle, et elle lui arrache peu peu la grce des Juifs.EGON: Contre un baiser, un simple baiser.SARAH: Bravo pour ton courage !EGON: Lamias, lui, aimait les femmes... Mais seulement les blondes comme lui... Tu te rappelles, l'an dernier, Tiflis, ces deux surs qui venaient du Nord, leurs cheveux paille presss sous un turban, avec de beaux visages clairs et dbordants, nus comme des fesses... J 'espre que ta J udith n'est pas blonde, Sarah, et qu'elle ne s'est pas frotte, pour l'adoucir, avec la couleur de Lamias ?SARAH: Regarde-la.(JUDITH parat. EGON et les officiers feignent de ne pas remarquer l'arrivante et continuent rire ou plaisanter.)SCENE II LESMEMES, J UDITHJ UDITH: Me voici, Holopherne.URI : Qui ose prononcer le nom du roi ? Qui es-tu, pour ignorer qu'il est interdit, sous peine de mort, de toucher le roi, mme par la parole ?J UDITH: Celle-l peut te renseigner.SARAH: Ah ! tu daignes me reconnatre, Judith. Depuis que tu m'as fait jeter hors de ta maison, avec la lettredu bel Edouard, j'ai fait des progrs, n'est-ce pas ?OTTA: Que patronne et pensionnaire se disputent ailleurs ! Yami !SARAH: Elle n'est pas ma pensionnaire. Elle a t tudiante. Elle sait se prostituer elle-mme.OTTA: Qui t'amne ici ? L'hystrie, comme tes surs ? La faim, la soif ? Tu veux boire ?J UDITH: J e viens de boire au ruisseau sa.EGON: Que dit-elle ?SARAH: J e pense qu'elle veut dire : qu'elle vient de boire l'eau rougie du sang des Juifs, pour avoir leur courage. C'est ce qu'onappelle un mot sublime.EGON: Si c'est pour prononcer des mots sublimes que tu t'es drange, belle brune, tu perds ton temps. Ilsn'ont jamais servi que des sicles aprs qu'ils furent dits, et aux acteurs.J UDITH: Que ceux qui furent dits voil cent ans me servent aujourd'hui !SARAH: En voil encore un.EGON: J e t'en prie. N'insiste point. Je ne les comprends pas. Tu penses bien, si l'on dnombre les femmes qui devant moi ont voulu m'arracher leur poux, les surs qui devant moi ont pass leur frre le poison auquel elles avaient dj bu avec un pauvre sourire, les grand-mres acharnes sauver de nos bourreaux un petit-fils crpu et camus, une horreur que tous les mots sublimes, les gestes et les attitudes sublimes, ont d fourmiller autour de moi. Rien ne m'en est parvenu. J e n'ai vu que des tres dont le bavardage et la gesticulation se poursuivaient aux portes de la mort. Tu as bu au ruisseau sa ? Et aprs ? Tu as bu de la boue mle de caillots ? C'tait ton droit, mais inutile de t'en vanter... Ton nom ?J UDITH: J udith.EGON: Qui est Judith, Sarah ?SARAH: La fille la mode.EGON: la mode, oui, elle l'est. Elle a ce talent par lequel les vraies mondaines seules, dans les pires poques, savent mettre leur regard ou leur robe la mode du malheur, de la guerre ou de la famine... Une fille, non ?SARAH: En effet, c'est une vierge. Aucune virginit n'a t dsire et frle de plus prs. Mais c'est encore une virginit. Elle a mme des certificats du grand prtre... J e la dshabille ?EGON: Touche-la, Sarah, et je te fais battre... Avoue en tout cas qu'elle est belle, et moins maigre que tes recrues habituelles !SARAH: J e ne sais comment elle fait. La famine dessche les autres Juives; celle-l mange moins encore, car elle affecte de tout donner, mais elle n'a pas dpri d'une once. La grandeur des temps la nourrit.EGON: Nous lui fournirons cet aliment en abondance. Princesse, pour oser se prsenter ainsi ? C'est la royaut de Judas qui flotte autour d'elle.SARAH: Non, la haute banque. Ne devines-tu pas, autour de cette simplicit, les voitures ressort, les bijoux chanette de sret ? J e suis sre qu'en partantde chez elle, elle n'a touch ni sa robe, ni ses cheveux. Elle est de celles qui n'ont se prparer ni pour l'amour, ni pour la mort, une riche, quoi !EGON: Ne t'excite pas, Sarah.SARAH: C'est aussi que l'injustice de Dieu me dpasse ! Il n'y a de vraie martyre que riche. Regarde ce corps toujours oint, ador et flatt, c'est vraiment le modledu corps pour tous supplices... L'odeur de saintet, en fait, c'est le parfum. Enfin, elle est ici, prise et honteuse, touffe par la peur.EGON: Sur ce point, tu te trompes, Sarah. J e connais le courage.SARAH: Elle a peur... Voyez-la, raide et ple, comme la fille du patron au milieu des grvistes. Du patron Jhovah ! Et elle se tait. Qu'il est difficile, hein, ma fille, de ne pas mettre de mots sublimes en des occasions pareilles !EGON: Un mot encore, Sarah, et je te donne Yami... Quel projet t'a conduite ici, Judith ?J UDITH: J e voulais voir un grand roi face face.EGON: Tu le vois, et tel que tu l'imaginais, sans doute ?SARAH: Mfie-toi, Seigneur ! Tout n'est que flatterie et dentifrice dans cette bouche.J UDITH: J e ne sais comment je l'imaginais. Mais je sais que je venais dsespre, et que maintenant j'espre.EGON: Un rien dans mes yeux, n'est-ce pas ? Un quelque chose dans les poils de ma barbe ?J UDITH: Un accent dans votre parole.SARAH: Nous y voil.EGON: Qui la rend douce, n'est-ce pas, loyale ?J UDITH: Non, mais je sens, au-dessous d'une duret et d'une hypocrisie d'empereur, un got du jeu, de l'aventure, une curiosit qui est une promesse.EGON: Alors, mfie-toi. Holopherne a fait mille promesses dans sa vie. Il a promis la reine d'Alep d'pargner son unique fils si elle se prostituait un baudet. Il a promis au dieu des Phniciens, s'il se manifestait, de respecter sa cathdrale. La reine s'est ouverte l'ne, le dieu des Phniciens s'est montren personne, et j'ai tu le fils, et j'ai brl le temple.SARAH: C'est que cette reine et ce dieu n'taient pas Judith !J UDITH: C'est que tu n'tais pas, alors, le vrai Holopherne, celui auquel je veux parler ce soir.EGON: Il t'coute...URI : Seigneur, je vous en prie. Choisissez entre cette fille et nous.EGON: Tais-toi, j'ai choisi...OTTA: Il est tard, Seigneur. Nous avons juste le temps de lire le rapport.EGON: Parle, jeune fille. quel titre viens-tu ?J UDITH: J ustement. Tu sais ce qu'est une jeune fille ?EGON: C'est ce qu'a t Sarah. C'est ce qu'ont t toutes celles qui sont l'opprobre du monde.J UDITH: Tu sais ce qu'est une jeune fille ?EGON: Tout le monde le sait. Elles seules l'ignorent. Si tu le sais, tu ne l'es plus.J UDITH: C'est l l'exception. J e sais ce que je suis, et je le reste.EGON: C'est une future femme, prte aux hontes grotesques qui rendent femme.J UDITH: C'est, pouss un tel point qu'il n'en voit plus les pires malheurs, qu'il n'en ressent plus les pires souffrances, l'espoir de rencontrer un jour la grandeur dans un tre humain.EGON: Et tu espres la trouver ici, pauvre fille, chez des vainqueurs ? La grandeur est la prime rserve la dfaite et la victime.SARAH: Vas-y, Esther. C'est le moment. Assurust'coute.J UDITH: pargne les Juifs, Holopherne, et ton nom sera accol au leur pour l'ternit.OTTA: Il n'y a vraiment que les Juifs pour croire aussi srieusement l'ternit. Ils l'ont invente comme intrt une minute, une seule minute de charit ou d'honntet. C'est leur idal du placement.EGON: Dis-moi, J udith, parlons srieusement, crois-tu que je n'ai pas entendu tout ce qui peut supplier pour les Juifs ? Te crois-tu plus loquente que cette belle lumire qui argente maintenant sur tes remparts la vermine masse dans l'angoisse ? Me crois-tu sourd ? Crois-tu que ce silence du champ de bataille, ce cri d'oiseau de nuit voil par sa becque de viande humaine, le bruit de ce fruit qui choit soudain de l'arbre, seule victime pacifique et naturelle de cette veille, et l'image d'une petite mre juive qui prie en pleurant dans sa soupente, en caressant son chien juif affam, et l'indiffrence des toiles, et le mpris des vents, ne m'aient pas dj tout dit en leur faveur ? Tout est Judith dans cette supplication, et Judith pas plus que le reste. Pourquoi ta plainte arriverait-elle jusqu' moi, par-dessus toutes les autres ?J UDITH: Parce qu'elle est la plus forte.EGON: Elle n'est pas la plus forte, car j'aime les chiens, les toiles, les reflets de la lune sur les humains, et je n'aime gure les femmes.SARAH: On ne le dirait gure aujourd'hui. Pour la premire fois, Holopherne daigne parler une fille. Touche-la, Seigneur, touche-la. Devant une Juive, il faut avoir les meilleurs yeux et lesmeilleures mains, tre en mme temps mille fois voyant et mille fois aveugle.EGON: Emmenez cette femme, fouettez-la.SARAH: Mais qu'ai-je dit, Seigneur, qu'ai-je fait ?EGON: Tu as insult mon hte. Tu seras punie.SARAH: Piti, Seigneur ! J eplaisantais.OTTA: On ne fouette pas un bouffon, Seigneur.EGON: Si J udith veut avoir piti de toi, cela la regarde.SARAH: Piti, J udith !EGON: Un geste, un mot de Judith, et tu es sauve... (JUDITH reste muette.) Cela va. Trs bien...OTTA: Mfiez-vous, Seigneur, mfiez-vous. Songez que de votre treinte avec cette pucelle va natre une srie d'tres et de symboles dj presque rays de l'univers, le tailleur de casquettes et l'usure, le virtuose et la prophtie. Sans parler de l'ternit. Songez toute cette progniture.EGON: Mais qui suis-je, enfin, pour qu'on me parle ainsi ? Prends garde aussi toi, OTTA. Quel cur as-tu pour oublier que c'est aujourd'hui l'anniversaire de notre cher Lamias, qui dut tant une Juive ? En son honneur, j'couterai Judith.J UDITH: coutez-moi, Seigneur. Par ce Lamias que je conjure d'tre debout derrire vous en ce moment.EGON: Il y est, en partie du moins.OTTA: Alors, c'est le solo ? Nous n'chappons pas au solo de la favorite suppliant son roi pour le salut des Juifs ? J e te prviens, Holopherne, je ne rponds de rien si tu refuses demain le carnage nos troupes d'Afrique. La double portion de semoule et d'orgeat qu'ils reoivent depuis deux mois appelle une seule vengeance : le sang...EGON: Parle, J udith.J UDITH: Roi, je sais que je ne demande pas au carnage une mince faveur. J e suis infirmire. J e soigne chaque jour des blesss et des mourants. Ce voyage dans vos lignes a achev de m'instruire. Chaque instrument de meurtre ou de tortureprend auprs d'un corps juif son sens et son tranchant. L'entaille dans notre peau est grasse, belle. J e viens toi avec la fiert de notre richesse dans la mort. Si la guerre tait prvoyante, elle ne nous anantirait pas. Mais on ne distrait la guerre du sang, que par du sang. J e t'en apporte une piste toute frache.OTTA: Le sang de Judith, c'est peu pour onze armes.EGON: Tais-toi.J UDITH: Tu as entendu parler de Cittose ?EGON: La ville blonde ?J UDITH: Ceux qui nous appellent la ville brune l'appellent, en effet, ainsi.EGON: Comment l'ignorerions-nous ? C'est par le clignement de ces deux yeux vairons que la Jude nous a fait signe. Alors ?J UDITH: Cittose est huit lieues, intacte, gonfle de paix comme une larve, pleine de ses eunuques, de ses femmes du Caucase, de ses patriciennes en qui la graisse s'tend galement de la bajoue l'orteil comme en tous les tres privs de Dieu. Au lieu de nos greniers et de nos caves vides, de nos femmes squelettiques, donne donc tes soldats ces corps pleins comme un sac, ces enfants dors, cette abondance, et tu observeras la seule loi de la guerre, qui est de punir la scurit et de bafouer la paix !EGON: Qu'en dis-tu, Otta ?OTTA: Intressant, mais la permission de Judith me parat inutile. Cittose aura son tour.J UDITH: Elle ne l'aura pas, si vous tardez d'une minute. Notre conseil lui a dpch ce soir un courrier pour l'avertir de se prparer ou de fuir. Mais si vous partez sur-le-champ, je connais la montagne, je serai votre guide.SARAH: Bravo, J udith, voil ta vraie vocation. Tu es faite pour perdre et non pour sauver. Si c'est pour dcider Holopherne tuer des innocents que Dieu t'a dsigne, alors je l'approuve : c'est dans tes cordes.EGON: Viens ici, J udith. La comdie est finie.J UDITH: La comdie ?...EGON: J e t'avais menti, J udith. J e t'attendais. Ton nom tait venu jusqu' moi et point par cette procureuse. C'est lui que les plus beaux prisonniers prononaient dans la torture, ce nom dont l'cho sans gencives n'arrive pas redireles syllabes trop denses et que les lvres humaines, doubles de dents, seules peuvent rpter, et toute cette arme avait l'air de ne dfendre que toi.SARAH: Piti, J udith.UNGARDE : Silence.EGON: Enfin, te voil dansma tente, et ma captive. Ce n'est pas moi qui ai lanc la rumeur d'aprs laquelle tu sauverais les tiens en venant jusqu'ici; mais, J udith, ne crois-tu pas que l'imagination simple des peuples, de mme qu'elle sait isoler la sagesse en phrases et en dictons, sait isoler aussi, au-dessus des grandes luttes, les vrais combattants ? La guerre ne pouvait tre termine que par ce duel qui nous met face face... Elle l'est. Otta, convoque les colonels... Annonce le dpart pour Cittose. Toi, Judith, va, tu es libre.J UDITH: Libre ?EGON: Cours annoncer leur salut tes Juifs... Yami va t'escorter... Tu m'entends, Yami ?... Et apprends connatre ceux que tu appelles des barbares. Oui, tu me plais. Mais je ne t'impose aucune condition. Le temps nous manque d'abord, et d'ailleurs, je n'ai pas le sentiment, moi, de te plaire.J UDITH: Seigneur !EGON: Ai-je tort de le croire ? Tu pourrais sans aversion approcher ton visage du mien, et poser tes lvres sur mon front, doucement, fraternellement, en adieu ?J UDITH: J e peux, oui...EGON: Alors, viens...(JUDITH, mfiante, pose un baiser sur le front d'EGON. Aussitt il l'embrasse pleines lvres, la prenant bras-le-corps, pendant que s'lvent tous les cris de moquerie et de drision. JUDITH s'est dbattue et libre. Elle est au milieu de la ronde, son poignard la main.)EGON: Elle m'aurait bless, la garce ! Yami, toi !SARAH: Ah ! J udith ! pauvre niaise ! O te croyais-tu ? Dans ta cour d'amour ou dans ta sacristie, avec tes fiancs et tes prtres ? Te voil jusqu'au cou dans la honte ! Quel beau spectacle tu as donn ces soldats de l'intelligence juive en prenant ce pdraste pour Holopherne ! Merci, Egon. Sur cette riche, tu as veng tous les pauvres de la terre; sur cette bavarde, tous lesbgues et les muets; sur cette troite, tous les ventres ouverts jusqu'au nombril.EGON: Yami, va.YAMI : Non.EGON: Tu ne me comprends pas ? J e te la donne.YAMI : Non !EGON: Tu oses me refuser ? Tu sais quoi tu te condamnes ?YAMI : Oui !URI : Alors, gardes, allez-y !(On emmne YAMI, ou on le tue sur place, selon l'humeur du metteur en scne.)SARAH: Donne-la-moi, Egon. J 'ai son emploi. Comme elle t'a bais gentiment ! Quelle charmante retenue dans sa courte salive ! Et quelle reine d'loquence... Celui qui ne comprend pas, qui n'entend pas, cette brute, Yami, elle l'a convaincu. J e suis sre que cela lui suffit, elle a convaincu un ngre, sa vanit est sauve".EGON: Non, Lamias sera veng ici mme.SARAH: Appelle tes Juifs, J udith ! Appelle tes prophtes ! Appelle ton Dieu !J UDITH: Holopherne ! Holopherne ! Au secours !(Le rideau du fond s'carte. HOLOPHERNE parat.)SCNE IIILESMEMES, HOLOPHERNEHOLOPHERNE: Emmenez cette femme. Tuez-la. SARAH: Qu'ai-je fait, Holopherne ?HOLOPHERNE: Mettons que tu aies mal prononc mon nom. L'H n'est pas aspir.SARAH: J e n'ai fait qu'obir Egon, Seigneur. Piti !HOLOPHERNE: Recommenons la comdie, cette fois dans la vrit. C'est cette jeune fille de dire si elle veut avoir piti de toi.SARAH: Piti, J udith.HOLOPHERNE: Qu'elle ait un geste, un mot de piti, et je verrai... (JUDITH ne bouge pas.) C'est bien. Allez. Elle est Juive aussi, d'ailleurs. Elle doit mourir.SARAH: Ah ! tu crois que les Juifs mourront, adjudant naf ! Ils vivront et leur Messie viendra. Et il viendra non par cette bourgeoise et son pucelage, mais par Sarah, l'entremetteuse. Sache que tu ne les tueras pas tous demain, car depuis un mois j'ai expdi chaque jour, couverts par mon commerce, vers un pays que tu ignores, une suite de jeunes garons et de filles qui repeupleront l'abri notre cit, et crachent sur ton nom.HOLOPHERNE: J 'tais au courant. Chaque soir, j'ai fait saisir et exterminer la caravane...SARAH: Alors, meurs !(Elle se prcipite sur HOLOPHERNE. On l'emporte.) HOLOPHERNE: Laissez-moi, vous autres.(Tous sortent.)SCNE IV J UDITH, HOLOPHERNEHOLOPHERNE: On dirait qu'elles arrivent par les airs, avec des ailes...J UDITH: ...HOLOPHERNE: On dirait qu'elles arrivent par le sol, taupes ravissantes. Dans l'heure o l'homme l'attend le moins, o la prsence fminine semble exclue, par les souterrains de l'air, les courants de la terre, une femme arrive, et lui apporte la nuance de douceur ou de cruaut qu'il n'a pas connue.J UDITH: ...HOLOPHERNE: Et voil toute la conclusion o mnent dix ans de conqutes. Les grandes aventures sont pour ceux qui se ferment clef dans des bureaux, qui se cachent au fond des tentes solitaires. Le philosophe par sa divagation, le gnral par son tude, le banquier par ses calculs tissent on ne sait quels filets invisibles, et soudain ils entendent qu'on tire et qu'on se dbat dans la pice ct. Une femme est prise... Il ne s'agit plus que de la dgager doucement, doucement, des deux mains... Par o est bien venue celle-l, la plus parfaite ?J UDITH: Par un champ de carnage.HOLOPHERNE: J 'oublie toujours comment les femmes s'en vont, comment elles disparaissent de ma vie. Mais je me rappelle chaque dtail de leur venue, dans quelle couleur de robe et de soleil, et cette premire lueur de leurs dents sous leur premier sourire, par laquelle elles vous font croire des os d'ivoire, un squelette d'ivoire. Comme j'y croyais ! Comme j'y crois ! C'est la mme femme toujours qui me quitte. Mais comme celle qui vient diffre des autres ! Tu es leur contraire, toi, J udith. Tu m'loignes d'elles d'une distance que je n'avais jamais connue... Si tu le veux, prpare-toi...J UDITH: quoi puis-je bien n'tre pas prpare, en cette minute ?HOLOPHERNE: Tu le serais l'amour ?J UDITH: Egon m'a touche. J e ne suis plus digne de toi.HOLOPHERNE: Essuie ce rouge prs de ta bouche, et rien ne restera d'Egon sur toi. Veux-tu aussi qu'il ne subsiste rien de lui, en ce bas monde ?J UDITH: Non ! Non ! Qu'il vive. Et que son ignoble cachet rne marque pour toujours.HOLOPHERNE: C'est une faon de parler. Tu sais bien qu' ta premire toilette, il disparat.J UDITH: Tant pis ! Ce serait trop beau qu'une femme ait t saccage dans sa vertu, dans sa foi, que son Dieu, pour la bafouer, se soit entendu avec une entremetteuse, et qu'elle offrt au monde la mme face ! J e ne suis que honte, Holopherne. Je brle de honte. Les lvres d'Egon, je les sens marques en blanc sur ce feu.HOLOPHERNE: Non, en rose, sur la neigeet la crme. C'est fade. D'assez mauvais got. Viens ici. J e les efface.J UDITH: Vous n'effacerez pas le faux baiser de mon Dieu; il couvre mes joues, il est le plus infamant.HOLOPHERNE: Celui d'Egon, d'abord. Voil. Quel visage pur, bien lav... Il mesemble qu'aucun des baisers dont tes amis les jeunes gens ont d le couvrir n'y a laiss maintenant de trace... Seule la colre sait redonner la virginit un visage et trahir son secret.J UDITH: Que trahit le mien ?HOLOPHERNE: Le secret de cette fureur, de ces yeux secs, de ce dsordre.J UDITH: Oui, quel est-il ?HOLOPHERNE: La douceur.J UDITH: La douceur ? Vous ne sentez pas un poignard, sous ma robe ?HOLOPHERNE: J e le sens comme une partie de ton corps, durcie pour moi. Elle seule est dure d'ailleurs. Me crois-tu assez neuf pour ne pas sentir ce corps soudain sans rsistance, sans vertbres, un corps amoureux, quoi ! Tu es l'abandon tendu sur un poignard.J UDITH: L'abandon la honte !HOLOPHERNE: Oui, oui, histoires ! Tu sais parfaitement qu' certaines heures l'tre ne peut reprendre pied que dans le vide suprme, la jouissance. Tu la cherches. La veux-tu ?J UDITH: O je veux prendre pied ? Dans le mpris de moi-mme ! Dans la bassesse !... Que le Dieu des Juifs et les Juifs se soient occups vingt ans me flatter, m'aduler, qu'ils aient abus de ma confiance pour me lancer dans ce guet-apens, non ! Ma pense ne peut accepter cette honte. J e suis perdue corps et biens dans une aventure aussi basse.HOLOPHERNE: N'est-elle pas plus releve, maintenant ? Ce que je suis ne te suffit-il pas? Va-t-il falloir que je m'efface devant un troisime Holopherne? En somme, tu voulais me voir, tu me vois. Tu voulais me parler, je t'coute. De moi, que dsirais-tu ?J UDITH: Rien. Plus rien.HOLOPHERNE: Tu ne voulais pas me parler de ton Dieu?J UDITH: Qu'il se manifeste lui-mme ! Il est suffisamment fort et terrible.HOLOPHERNE: Ton entremise pourtant ne lui aurait pas t inutile auprs de moi, car ma sympathie, comme je me connais, irait plutt un Dieu faible, un Dieu auquel l'amour des hommes est ncessaire pour sadivinit... Et tes frres ? Quand tu les as quitts, voil quelques heures, tu ne te proposais pas d'obtenir leur salut !J UDITH: J e les ai quitts voil mille ans.HOLOPHERNE: Ils vivent encore. Et ils crient. coute-les. On les entend d'ici, ils t'appellent.J UDITH: J e ne les comprends plus. J e rougis d'avoir parl tout l'heure leur langage. Oui, ils chantent. J e connais par cur ce cantique. Ils me dtaillent par mtaphores. Ilschantent mon innocence, qui est un agneau, mon audace, qui est un tigre. Cette emphase, dont le souffle de Dieu gonfle chacun de leurs mots et chacun de leurs gestes, elle m'est maintenant intolrable... Dsormais, je serai muette.HOLOPHERNE: Non, non, au contraire. Parle. Tu ne risques rien sous cette tente.J UDITH: J e ne vous comprends pas.HOLOPHERNE: Tu me comprends trs bien. Tu commences trs bien deviner o tu es.J UDITH: O suis-je ?HOLOPHERNE: O te sens-tu ?J UDITH: Sur un lot. Dans une clairire.HOLOPHERNE: Tu vois ! Tu as devin.J UDITH: Qu'ai-je devin ?HOLOPHERNE: Qu'il n'y a pas de Dieu ici.J UDITH: O, ici ?HOLOPHERNE: Dans ces trente pieds carrs. C'est un des rares coins humains vraiment libres. Les dieux infestent notre pauvre univers, Judith. De la Grce aux Indes, du Nord au Sud, pas de pays o ils ne pullulent, chacun avec ses vices, avec ses odeurs... L'atmosphre du monde, pour qui aime respirer, est celui d'une chambre de dieux... Mais il est encore quelquesendroits qui leur sont interdits; seul je sais les voir. Ils subsistent, sur la plaine ou la montagne, comme des taches de paradis terrestre. Les insectes qui les habitent n'ont pas le pch originel des insectes : je plante ma tente sur eux... Par chance, juste en face de la ville du Dieu juif, j'ai reconnu celui-ci, une inflexion des palmes, un appel des eaux. Je t'offre pour une nuit cette villa sur un ocan vent et pur... Laisse l tes organes divins, tes oues divines et entre avec moi. J e vois d'ailleurs que tu commences aussi deviner qui je suis.J UDITH: Qui tes-vous ?HOLOPHERNE: Ce que seul le roi des rois peut se permettre d'tre, en cet ge de dieux : un homme enfin de ce monde, du monde. Le premier, si tu veux. J e suis l'ami des jardins parterre, des maisons bien tenues, de la vaisselle clatante sur les nappes, de l'esprit et du silence. J e suis le pire ennemi de Dieu. Que fais-tu au milieu des Juifs et de leur exaltation, enfant charmante ? Songe la douceur qu'aurait ta journe, dgage des terreurs et des prires. Songe au petit djeuner du matin servi sans promesse d'enfer, au th de cinq heures sans pch mortel, avec le beau citron et la pince sucre innocente et tincelante. Songe aux jeunes gens et aux jeunes filles s'treignant simplement dans les draps frais, et se jetant les oreillers la tte, quelques talons roses en l'air, sans anges et sans dmons voyeurs... ! Songe l'homme innocent...J UDITH: C'est cette innocence que vous m'offrez pour un quart d'heure ?HOLOPHERNE: Ne mprise pas de tels cadeaux. J e t'offre, pour aussi longtemps que tu voudras, la simplicit, le calme. J e t'offre ton vocabulaire d'enfant, les mots de cerise, de raisin, dans lesquels tu ne trouveras pas Dieu comme un ver. J e t'offre ces musiciens que tu entends, qui chantent des chants et non des cantiques. coute-les. Leur voix meurt doucement au-dessus d'eux, autour de nous, et n'est pas aspire au ciel par un terrible aspirateur. J e t'offre le plaisir, Judith... Devant ce tendre mot, tu verrasJ hovah disparatre...J UDITH: J hovah revient terriblement vite. Il faudra vous hter.HOLOPHERNE : Me hter ? Certes non. Crois-tu donc qu'il y ait spectacle plus doux que de voir la femme dnude soudain de son Dieu, toute gauche encore dans cette libert suprme ? Quel dvtement vaudra celui de ton enveloppe divine ! Que tu es belle, J udith, et soudain simple ! Tout ton corps me dit sa vrit en syllabes pressantes ! Oh ! J udith, que veux-tu ?J UDITH: Vous le savez... Me perdre !HOLOPHERNE: Ton corps dit cela plus doucement.J UDITH: C'est son affaire.HOLOPHERNE: Ton corps me dit qu'il est las, qu'il va choir si un homme ne l'tend de force terre, qu'il va touffer moins que des bras puissants ne l'touffent. Il dit qu'il veut qu'on le caresse, qu'on l'adore, qu'on le touche des lvres, de la paume des mains, du front... du front d'un roi. Il rclame. Il veut tre Dieu. Toi, que veux-tu ?J UDITH: Qu'on m'insulte... qu'on me saccage...HOLOPHERNE: Tous deux vous serez obis.J UDITH: Holopherne ! Piti ! Un moment !SCNE V J UDITH, HOLOPHERNE.ASSURASSUR: J udith est l, Seigneur.HOLOPHERNE: Que dis-tu ?ASSUR: Une femme est venue, voil quelques heures, qui dit s'appeler Judith. J e vous croyais endormi, maintenant elle insiste.HOLOPHERNE: Deux Holopherne ! Deux Judith ! Que de doublures, aujourd'hui ! Que faut-il faire de cette Judith ?J UDITH: J e la connais. Qu'elle entre, vous choisirez vous-mme.SCNE VI J UDITH, HOLOPHERNE, SUZANNEHOLOPHERNE: Tu es Judith ?SUZANNE : Oui.J UDITH: Tu fais bien de le dire. Cela ne se devine pas.SUZANNE : J e suis Judith.J UDITH: Tu es Esther, ou Madeleine, ou Rose. Tout va recommencer alors ? Tes prtentions de ce soir vont reprendre ? Tu t'es montre, tu peux partir.SUZANNE : Pas sans toi.HOLOPHERNE: Que veut-elle ?J UDITH: Elle prtend me sauver de toi.HOLOPHERNE: Tu veux sauver J udith ? Elle court un danger ?SUZANNE : Oui. Il est diffrent de celui que j'attendais, mais plus grave.J UDITH: Tu pensais me trouver genoux aux pieds d'une idole barbe, et pleurant.SUZANNE : J e pensais trouver une victime et un bourreau. Je trouve un rendez-vous.J UDITH: Un rendez-vous, oui; Dieu l'a pris.SUZANNE : Alors, remercie Dieu, au lieu de blasphmer, car il te plat. Cependant les Juifs croient Judith devant un minotaure, et supplient.HOLOPHERNE: Ah ! oui, et devant qui est-elle ? Chaque jeune fille n'a-t-elle pas le minotaure qu'elle mrite ?SUZANNE : Devant qui ? Cela se voit. Devant le premier homme qui l'ait jamais mue.HOLOPHERNE: Qui t'envoie ici ?SUZANNE : Moi, un homme. Elle, un Dieu. Mais homme et Dieu ont mut leur place pour nous y retenir. Au secours ! Holopherne.HOLOPHERNE: Au secours de quoi ? Qu'ai-je sauver encore ?SUZANNE : L'honneur du monde.HOLOPHERNE: La vertu de Judith, tu veux dire ?SUZANNE : Aujourd'hui, c'est la mme chose. Tant que Judith sera vierge, le monde le sera.HOLOPHERNE: Une autre remplacera J udith... Rien ne se reproduit comme la vierge.SUZANNE : Vous ne la connaissez pas, Seigneur ! Cette femme humilie qui est devant vous n'est pas Judith ! J e le suis plus qu'elle, moi qui n'ai que son reflet d'hier ! Elle est la seule ne pas tre Judith dans notre peuple, de ses vieillards ses hros...J UDITH: ces hros qui m'ont laisse partir seule, vers ce qu'ils croyaient la honte.SUZANNE : Mais moi je suis venue et je t'en sauverai.J UDITH: Enfin, nous y voil ! La nouvelle envoye de Dieu dvoile son secret. Elle est jalouse d'Holopherne.SUZANNE : Faites cesser cette scne, Seigneur, je vous en supplie.HOLOPHERNE: J e m'en garde. Elle m'intresse.J UDITH: Voil ta rivale, Holopherne ! C'est elle qu'il faut me prendre.SUZANNE : O Seigneur, ayez piti ! Son lan a t trop grand, elle a dpass son but. Elle se trouve soudain nu, vide, sa saintet s'est dcharge d'un coup, et il ne lui reste que la volont de se perdre et son exaltation ! Vous qui ne croyez pas la grandeur de Dieu, vous croyez donc la beaut humaine. Sauvez-la.HOLOPHERNE: La beaut humainene risque rien en ce moment. Au contraire. Tout cela l'avive rudement,J UDITH: De mon exaltation ! C'est toi qui me la rends, femme imbcile ! Ainsi, cette lutte sournoise que j'ai toujours dcline, c'est ici qu'elle se livre ! Toute cette pression des femmes sur moi que je n'ai jamais voulu comprendre, ces baisers ambigus de mes camarades de classe, ces regards lourds de mes voisines au thtre, ces caresses des couturires, c'est toi qui tais charge de m'en apprendre le ridicule et la concupiscence ! Merci.SUZANNE : Il s'agit des Juifs, J udith !J UDITH: Des J uifs ! Il s'agit bien des Juifs maintenant ! Si tu crois que Dieu suit ses affaires jusqu'au terme, comme un banquier, tu te trompes ! Il demande de nous l'acte initial, et c'est tout. En ce qui concerne les Juifs, les jeux sont faits. J e ne suis plus charge des Juifs. Tu te rends bien compte que le sort travaille pour eux ou contre eux en dehors de nous, et ni le puissant Holopherne, ni la misrable Judith n'ont plus rien y voir. Mais des Juives, parlons-en !SUZANNE : N'insulte pas Dieu !J UDITH: J e le connais mieux que toi, Dieu. Dieu s'occupe de l'apparence et de l'ensemble, no