32
 Résumé Dans le domaine de l’analyse linguistique des textes et, plus largement, de l’ana- lyse de discours, le travail de Jean-Michel Adam fait gure de référence majeure depuis environ trente ans . Le questionnement sur les genres apparaît comme l’une des pierres angulaires des recherches de l’auteur, depuis 1997 en particulier, date à partir de la- quelle il a consacré plusieurs études spéciques à ce sujet. En 2004, en collaboration avec Ute Heidmann, Jean-Michel Adam a proposé de recourir au concept de généricité pour rendre compte des dynamiques complexes auxquelles sont soumises les pratiques discursives sur le plan de leur constitution générique. Cette proposition conceptuelle repose sur un changement de paradigme par rapport à la façon dont les genres ont été traditionnellement appréhendés, en particulier au sein des études littéraires. Les pers- pectives de recherche associées à ce concept ont trouvé leur for me la plus récente dans son ouvrage Genres de récits .  Narrativité et générici té des t extes  (2011). Le présent entretien a pour nalité de mettre en discussion le concept de généricité et ses enjeux.  Abstract In the area of the linguistic analysis of texts and, more broadly, of social dis- course, the work of Jean-Michel Adam has been a major reference point for close to thirty years. A systematic reection on genres is one of the cornerstones of his research, from 1997 onwards especially, as he has since devoted several studies to this topic. In 2004, together with Ute Heidmann, Jean-Michel Adam proposed a return to the concept of ‘genericity’ (généricité) to account for the complex dynamic that cha - racterizes discursive practices at the level of their generic constitution. This concep- tual proposal marks a paradigm shift relative to how genres have been traditionally understood, in literary studies especially. The research opportunities associated with this concept have found their most recent expression in his work Genres de récits. Nar- rativité et généricité des textes  (2011). The present interview aims to reect further on the concept of genericity and its aims. Enjeux discursifs de la généricité des textes Entretien avec Jean-Michel Adam Propos recueillis par David Martens & Guillaume Willem Pour citer cet article : « Enjeux discursifs de la généricité des textes. Entretien avec Jean-Michel Adam , pro- Enjeux discursifs de la généricité d es textes. Entretien avec Jean-Michel Adam , pro- . Entretien avec Jean-Michel Adam , pro- pos recueillis par David M  ARTENS & Guillaume W ILLEM, dans Interférences littéraires/ Literaire interferenties,  n° 13, juin 2014, pp. 195-223. http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790

Jean-Michel Adam

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Entrevista sobre genericidad

Citation preview

  • Rsum

    Dans le domaine de lanalyse linguistique des textes et, plus largement, de lana-lyse de discours, le travail de Jean-Michel Adam fait figure de rfrence majeure depuis environ trente ans. Le questionnement sur les genres apparat comme lune des pierres angulaires des recherches de lauteur, depuis 1997 en particulier, date partir de la-quelle il a consacr plusieurs tudes spcifiques ce sujet. En 2004, en collaboration avec Ute Heidmann, Jean-Michel Adam a propos de recourir au concept de gnricit pour rendre compte des dynamiques complexes auxquelles sont soumises les pratiques discursives sur le plan de leur constitution gnrique. Cette proposition conceptuelle repose sur un changement de paradigme par rapport la faon dont les genres ont t traditionnellement apprhends, en particulier au sein des tudes littraires. Les pers-pectives de recherche associes ce concept ont trouv leur forme la plus rcente dans son ouvrage Genres de rcits. Narrativit et gnricit des textes (2011). Le prsent entretien a pour finalit de mettre en discussion le concept de gnricit et ses enjeux.

    Abstract

    In the area of the linguistic analysis of texts and, more broadly, of social dis-course, the work of Jean-Michel Adam has been a major reference point for close to thirty years. A systematic reflection on genres is one of the cornerstones of his research, from 1997 onwards especially, as he has since devoted several studies to this topic. In 2004, together with Ute Heidmann, Jean-Michel Adam proposed a return to the concept of genericity (gnricit) to account for the complex dynamic that cha-racterizes discursive practices at the level of their generic constitution. This concep-tual proposal marks a paradigm shift relative to how genres have been traditionally understood, in literary studies especially. The research opportunities associated with this concept have found their most recent expression in his work Genres de rcits. Nar-rativit et gnricit des textes (2011). The present interview aims to reflect further on the concept of genericity and its aims.

    Enjeux discursifs de la gnricit des textes Entretien avec Jean-Michel Adam

    Propos recueillis par David Martens & Guillaume Willem

    Pour citer cet article : Enjeux discursifs de la gnricit des textes. Entretien avec Jean-Michel Adam , pro-Enjeux discursifs de la gnricit des textes. Entretien avec Jean-Michel Adam , pro-. Entretien avec Jean-Michel Adam , pro-pos recueillis par David Martens & Guillaume WilleM, dans Interfrences littraires/Literaire interferenties, n 13, juin 2014, pp. 195-223.

    http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790

  • Genevive Fabry (UCL)Anke Gilleir (KU Leuven)Agns Guiderdoni (FNRS UCL)Ortwin de GraeF (Ku leuven)Jan HerMan (KU Leuven)Guido latr (UCL)Nadia lie (KU Leuven)

    Michel lisse (FNRS UCL)Anneleen MasscHelein (KU Leuven)Christophe Meure (FNRS UCL)Reine Meylaerts (KU Leuven)Stphanie Vanasten (FNRS UCL)Bart Van den boscHe (KU Leuven)Marc Van VaecK (KU Leuven)

    Olivier aMMour-Mayeur (Universit Sorbonne Nouvelle -Paris III & Universit Toulouse II Le Mirail)

    Ingo berensMeyer (Universitt Giessen)Lars bernaerts (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel) Faith bincKes (Worcester College Oxford) Philiep bossier (Rijksuniversiteit Groningen) Franca bruera (Universit di Torino)lvaro ceballos Viro (Universit de Lige)Christian cHelebourG (Universit de Lorraine)Edoardo costadura (Friedrich Schiller Universitt Jena) Nicola creiGHton (Queens University Belfast)William M. decKer (Oklahoma State University)Ben de bruyn (Maastricht University)Dirk delabastita (Facults Universitaires Notre-Dame de la Paix Namur)Michel delVille (Universit de Lige)Csar doMinGuez (Universidad de Santiago de Compostella & Kings College)

    Gillis dorleijn (Rijksuniversiteit Groningen) Ute HeidMann (Universit de Lausanne)Klaus H. KieFer (Ludwig Maxilimians Universitt Mnchen)Michael KolHauer (Universit de Savoie)Isabelle KrzyWKoWsKi (Universit Stendhal-Grenoble III)Sofiane laGHouati (Muse Royal de Mariemont)Franois lecercle (Universit Paris Sorbonne Paris IV)Ilse loGie (Universiteit Gent)Marc MauFort (Universit Libre de Bruxelles)Isabelle Meuret (Universit Libre de Bruxelles)Christina Morin (University of Limerick) Miguel norbartubarri (Universiteit Antwerpen)Andra oberHuber (Universit de Montral)Jan oosterHolt (Carl von Ossietzky Universitt Oldenburg) Mat snauWaert (University of Alberta Edmonton)Pieter Verstraeten ((Rijksuniversiteit Groningen)

    Conseil de rdaCtion redaCtieraad

    David Martens (KU Leuven & UCL) Rdacteur en chef - HoofdredacteurMatthieu serGier (UCL & Factults Universitaires Saint-Louis), Laurence Van nuijs (FWO KU Leuven), Guillaume Willem (KU Leuven) Secrtaires de rdaction - Redactiesecretarissen

    Elke dHoKer (KU Leuven)Lieven dHulst (KU Leuven Kortrijk)Hubert roland (FNRS UCL)Myriam WattHee-delMotte (FNRS UCL)

    Interfrences littraires / Literaire interferentiesKU Leuven Faculteit Letteren

    Blijde-Inkomststraat 21 Bus 3331B 3000 Leuven (Belgium)

    Contact : [email protected] & [email protected]

    Comit sCientifique WetensChappelijk Comit

    Comit de direCtion direCtieComit

  • Interfrences littraires/Literaire interferenties, n 13, juin 2014

    191

    enjeux disCursifs de la gnriCit des textesEntretien avec Jean-Michel Adam

    Propos recueillis par David Martens & Guillaume Willem

    Dans le domaine de lanalyse linguistique des textes et, plus largement, de lanalyse de discours, le travail de Jean-Michel Adam fait figure de rfrence majeure depuis environ trente ans. Le questionnement sur les genres apparat comme lune des pierres angulaires des recherches de lauteur, depuis 1997 en particulier, date partir de laquelle il a consacr plusieurs tudes spcifiques ce sujet. En 2004, en collaboration avec Ute Heidmann, Jean-Michel Adam a propos de recourir au concept de gnricit pour rendre compte des dynamiques complexes auxquelles sont soumises les pratiques discursives sur le plan de leur constitution gnrique. Cette proposition conceptuelle repose sur un changement de paradigme par rapport la faon dont les genres ont t traditionnellement apprhends, en particulier au sein des tudes littraires. Les perspectives de recherche associes ce concept ont trouv leur forme la plus rcente dans son ouvrage Genre de rcits. Narrativit et gn-ricit des textes (2011). Le prsent entretien a pour finalit de mettre en discussion le concept de gnricit et ses enjeux.

    ** *

    David Martens & Guillaume WilleM1 Cela fait maintenant dix ans que vous avez introduit, en collaboration avec Ute Heidmann, le concept de gnricit pour dcrire les modes de fonctionnement des textes sur le plan gnrique. Le recours ce concept implique un changement de paradigme 2 par rapport la faon dont les genres ont t traditionnellement apprhends, dans la mesure o il suppose que tout texte se constitue gnriquement sur un mode dynamique, en particip[ant] dun ou de plusieurs genres 3. Cette faon denvisager les genres discursifs appa-

    1. Cet entretien sinscrit dans le cadre des recherches du groupe MDRN (www.mdrn.be) de lUniversit de Louvain (KU Leuven). MDRN conduit, pour la priode 2011-2015, une Action de Re-cherche Concerte (Literature and its Multiple Identities 1900-1950) finance par le Conseil de Recherche de la KU Leuven et coordonne le Ple dattraction interuniversitaire Literature and Media Innovations (lmi.arts.kuleuven.be), financ par la Politique scientifique fdrale belge (www.belspo.be). Les travaux rcents de Jean-Michel Adam et Ute Heidmann sur la gnricit ont fait lobjet de deux sances du sminaire Literature, Genre and Media , organis la KU Leuven par Cyril de Beun, David Martens et Guillaume Willem (http://mdrn.be/node/88). Plusieurs des questions qui ont fait lobjet de cet entretien sont issues des discussions qui ont eu lieu loccasion de ces rencontres de travail.

    2. Jean-Michel adaM & Ute HeidMann, Le Texte littraire. Pour une approche interdisciplinaire, Lou-vain-la-Neuve, Academia Bruylant, Au cur des textes , 2009, p. 13. Repris dans lintroduction de ce livre, larticle Six propositions pour ltude de la gnricit , a tout dabord t publi dans La Licorne no 79, Le savoir des genres , s. dir. Raphal baroni & Marielle Mac, 2006, pp. 21-34. Cette proposition de changement de paradigme a notamment t formule dans Des genres la gnricit , dans Langages, no 153, 2004, pp. 62-72.

    3. Jean-Michel adaM & Ute HeidMann, op. cit., pp. 11 et sqq.

  • enjeux de la Gnricit des textes

    192

    rat comme une formalisation thorique et synthtique des principes qui semblent avoir orient votre dmarche depuis vos premires publications sur le sujet4. En ce sens, llaboration de ce concept constitue sans doute moins une rupture dans votre travail quelle ne sinscrit dans le prolongement logique dune approche qui entend rsolument scarter de toute vise typologique et contourner lcueil essen-tialiste 5 menaant toute rflexion sur les genres. Ds lors se pose la question des modalits concrtes de participation vous empruntez cette notion Jacques Der-rida6 et de mobilisation de modles gnriques au sein des textes. Dans la mesure o il sollicite un ou plusieurs genres pour constituer sa singularit gnrique, chaque texte renvoie en effet ncessairement un ou plusieurs rfrents gnriques, titre de modles ncessaires pour que sa gnricit se constitue et soit intelligible. Dans certaines de vos anciennes publications sur le sujet, vous repreniez [l]hypothse bakhtinienne de genres de discours antrieurs comme la langue elle-mme la littrature, quils dpassent par leur gnralit en soulignant quelle a le mrite de fonder la complexit des formes les plus labores sur un certain nombre de formes lmentaires quil faut probablement considrer comme prototypiques. En dautres termes, des types relativement stables dnoncs de base sont disponibles pour din-finies combinaisons et transformations dans des genres seconds 7. Ainsi, [a]u lieu de procder par un raisonnement abstrait, fond sur lexistence densembles bien dlimits de proprits, les catgorisations qui rgissent le fonctionnement de la gnricit semblent fonctionner par regroupements autour de prototypes, par airs de famille pour reprendre une formule un peu trop clbre de Wittgenstein 8. Plus rcemment, vous criviez encore, au sujet des genres narratifs, que [c]est par rfrence un prototype narratif, descriptif ou autre, quune suite dnoncs peut tre perue comme plus ou moins narrative 9. Or, quel statut revtent de tels rf-rents prototypiques ? Peut-on imaginer un texte qui ne serait que pur dialogue, ou un texte participant dune telle forme prototypique est-il forcment toujours dj conversation , interview ou encore entretien ? En dautres termes, ces formes prototypiques ont-elles une fonction de catgories abstraites valeur heu-ristique ou oprent-elles, au contraire, comme toiles de fond effectives des pratiques discursives dans leur composante gnrique. Dans ce second cas, comment sopre cette convocation de modle dans les textes ?

    Jean-Michel adaM Je reviens dabord sur lide de changement de para-digme que nous avanons, Ute Heidmann et moi, lorsque nous proposons le concept de gnricit . Le changement de paradigme principal est discursif et re-lve du champ de lanalyse de discours. Comme le disait Dominique Maingueneau

    4. Voir, en particulier, Jean-Michel adaM, Les Textes : types et prototypes. Rcits, description, argumen-tation, explication et dialogue, Paris, Nathan, Linguistique , 1992, ainsi que Genres, textes, discours : pour une reconception linguistique du concept de genre , dans Revue Belge de Philologie et dHistoire, no 75, vol. 3, 1997, pp. 665-681 et Units rdactionnelles et genres discursifs : cadre gnral pour une approche de la presse crite , dans Pratiques no 94, juin 1997, pp. 3-18.

    5. Jean-Michel adaM & Ute HeidMann, Le Texte littraire, op. cit., p. 13.6. Jacques derrida, La loi du genre , dans Parages, Paris, Galile, La Philosophie en effet ,

    1986, p. 256.7. Jean-Michel adaM, Les Textes : types et prototypes, op. cit., p. 12.8. Id., Genres, textes, discours : pour une reconception linguistique du concept de genre ,

    art. cit., p. 677.9. Id., Genres de rcit. Narrativit et gnricit des textes, Louvain-la-Neuve, LHarmattan-Academia,

    Sciences du langage : Carrefours et points de vue , 2011, pp. 25-26.

  • Jean-Michel adaM

    193

    en ouverture du colloque de Cerisy qui faisait le point sur lanalyse du discours dans les tudes littraires : Ce qui relve du discours nest pas un clairage de plus, cest la mise en place progressive dun mode dapprhension du fait littraire (et pas seulement des uvres) qui ne se laisse pas enfermer dans les disciplines et les dcoupages traditionnels 10. Cette perspective que vous connaissez bien puisque vous avez eu un prcdent entretien avec Dominique Maingueneau11 implique vraiment une autre faon de travailler sur des corpus de textes littraires et sur les faits de discours en gnral. Dans ce changement de perspective, la question des genres de discours joue un rle central. Ute Heidmann, en tant que comparatiste, travaille surtout sur le discours littraire, dans les langues europennes quelle ma-trise, sur la traduction et sur la thorie de la comparaison ; mes travaux portent en partie sur le discours littraire, mais je travaille tout autant sur les discours publi-citaire, journalistique et politique. Mon mtier de linguiste me pousse tudier les manifestations de la langue dans toutes les pratiques et genres discursifs. La perspective discursive nous a permis de collaborer de faon rellement interdisci-plinaire sur un objet dtude commun : les contes dAndersen et des Grimm, dans un premier temps, puis les contes de Perrault et le contexte de cration du genre du conte littraire franais ensuite. Si la question de la gnricit nous est devenue de plus en plus vidente, ce fut autant en observant les diffrentes options gn-riques des traducteurs et des diteurs que les diffrences qui traversent le genre conte chez Perrault, chez La Fontaine, Marie-Jeanne Lhritier, Catherine Ber-nard et Marie-Catherine dAulnoy, chez Basile et Straparola, chez Andersen et chez les Grimm.

    Lautre changement de paradigme, qui touche la question des genres, rside dans un changement de regard sur la classification. Comme vous le dites, la r-flexion que je menais depuis le dbut des annes 1990 sur les types de textes et la prototypie ma prpar penser autrement la question des classes gnriques. Les classes dont nous parlons ne sont que des potentialits attributives. Un texte nappar-tient jamais que graduellement plus (+) ou moins (), ou bien pas du tout (0) telle ou telle classe. Le fait de raisonner en termes de degrs dappartenance dun texte un genre ou un prototype squentiel va dans le sens des thories de la complexit et rejoint, en linguistique, une ide de Charles Bally, dans Le Langage et la vie :

    Les notions sur lesquelles opre la linguistique, les classes quelle tablit, ne sont pas des entits fixes une fois pour toutes : dune classe lautre, dune notion la notion contraire, on passe toujours par de larges zones interm-diaires, si bien que les lois linguistiques devraient se borner formuler des variations concomitantes, selon le schma : plus plus, plus moins, dans la mesure o, etc.12

    propos du genre des proverbes et des dictons, Greimas notait, dans Du sens, que la recherche des caractres formels du genre et des sous-genres est difficile

    10. Ruth Ruth aMossy & Dominique MainGueneau, Un tournant dans les tudes littraires , dans LAnalyse du discours dans les tudes littraires, s. dir. Ruth aMossy & Dominique MainGueneau,Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2003, p. 23.

    11. Dominique Dominique MainGueneau, Un rseau de concepts. Entretien avec Dominique Maingueneau sujet de lanalyse du discours littraire , propos recueillis par Reindert dHondt & David Martens, dans Interfrences littraires/Literaire interferenties, n 8, mai 2012, pp. 203-221. [En ligne], URL : http://interferenceslitteraires.be/node/162

    12. Charles Charles bally, Le Langage et la vie (1925), Genve, Droz, 1965, p. 75.

  • enjeux de la Gnricit des textes

    194

    dans la mesure o ceux-ci se rencontrent rarement tous dans un seul exemple 13 et il ajoutait fort justement que les diffrentes cathdrales gothiques ne runissent presque jamais non plus tous les traits distinctifs du gothique . Les noncs dun texte donn ntant pas tous reprsentatifs au mme titre dun genre et dun type squentiel, les textes se situent sur des gradients de typicalit allant dexemples qui actualisent maximalement un genre ou un type squentiel des exemples priph-riques qui ne sont que partiellement conformes. Ce type de rflexion nous invite ne plus appuyer les classifications sur la recherche de conditions ncessaires et suffisantes, mais sur des groupements dattributs dimportance variable et des degrs de ressemblance14. Lopration de catgorisation nest pas un raisonnement fond sur lexistence densembles bien dlimits de proprits et sur une grammaire de cri-tres fixes et stricts, elle fonctionne par tendances et dominante, par faisceaux de rgularits. partir dun faisceau de marques, on ne mesure jamais quune partici-pation graduelle dun texte ou dune partie de texte tel ou tel genre et tel ou tel (proto)type de squence.

    Les noms de genres conte , nouvelle , histoire tragique, fait divers , entretien , ditorial , anecdote , parabole , histoire drle , etc. ont tendance rduire un nonc une seule catgorie ou famille de textes. Si un texte appartient globalement un genre identifi et dclar (enchssant), cela nexclut pas le fait que des parties ou segments de ce texte relvent dautres genres (enchsss). Plutt que de classer un texte dans une catgorie, en termes dappartenance, il est plus intressant dobserver les potentialits gnriques qui le traversent et sa participa-tion globale ou partielle un ou plusieurs genres. Cette position permet de rendre compte de ces deux textes dHenri Pourrat, tirs du Trsor des contes :

    LE CONTE DU MATRE DE LA MAISON15Il y avait une fois un fermier qui parlait en haut ton quand il donnait des ordres, ha, il fallait lentendre. Mais le valet, un gaillard un peu simple et ttu comme une mule, ne faisait gure tat de ses commandements.

    Un jour, dans la morte-saison, le matre lui avait dit quil brancht la haie. Il le trouve qui refaisait les rases, les rigoles du pr, taille-pr la main.

    Eh, dis, grand porc ! qui commandera dans cette maison ? Oui, est-ce moi ? Ou si cest toi, peut-tre ?

    Lautre, continuant de railler dans le pr, hausse lpaule.

    Si vous voulez savoir, matre, ni vous ni moi : cest la matresse.

    LE CONTE DES FOUS16Il y avait une fois un paysan qui demeurait dans la montagne au-dessus dAm-bert, en ce lieu de Jarrix o les eaux passent pour rendre les gens fous peut-tre que cest le vent. Un jour, il fut verbalis par les gendarmes pour dlit de chasse.

    13. Algirdas Julien Algirdas Julien GreiMas, Du Sens, Paris, Seuil, 1970, p. 311.14. Je renvoie, sur cette question des degrs de ressemblances , Foundations of cognitive

    grammar, vol. 1, de R.W. lanGacKer (Standford University Press, 1987), La Smantique du prototype de G. Kleiber (Paris, P.U.F., 1990) et la synthse de J. R. taylor, dans Linguistic Categorization (Oxford, Oxford University Press, 2003 [1989]).

    15. Henri Pourrat, Le Trsor des contes, Tome I, Livre III (1951), Paris, Omnibus, 2009, p. 570.16. id., Le Trsor des contes, Tome I, Livre IV (1953), 2009, p. 800.

  • Jean-Michel adaM

    195

    Comme il avait connu le garde des Eaux et Forts, alors que ce garde rsidait prs de chez lui, dans le pavillon des bois, il alla la ville lui demander darran-ger cette affaire. Eh bien, je ferai ce qui se pourra, dit le garde, en retirant sa pipe de sa bouche et en lui envoyant une bourrade dans les ctes. Ne te tracasse pas, mon vieux, a nira pas chercher si loin Et l-haut, quoi de neuf ? Toujours autant de fous ? Toujours bien quelques-uns, rpondit le paysan : pas autant que quand vous y tiez !

    En intitulant conte chacun de ces textes (comme tous les autres textes du Trsor des contes) et en les faisant commencer par la formule Il tait une fois , Pourrat les catgorise clairement. Mais plusieurs indices signalent un autre genre, proche de lhistoire drle. Dans ses travaux sur le genre de lanecdote et des recueils dana de la fin du xViie sicle jusquau milieu du xViiie, Karine Abiven a mis en vi-dence un fonctionnement gnrique quelle caractrise par quatre composantes : a) Un rcit qui prtend la relation dune vrit (petit fait prtendument vrai). b) Un rcit minimal dpourvu de complexit. c) Une chute en forme de discours rapport qui tient lieu de dnouement du rcit et qui doit produire sur lauditoire un effet gnralement damusement. d) Le cadratif type douverture Un jour isole lanec-dote du corps du texte dans lequel elle est souvent insre. Ce quelle rsume ainsi :

    Un jour est le il tait une fois du micro-rcit historique : ces incipit (au sens large) sont clairement lis la gnricit. Aussi prototypiques lune que lautre, ces formules suffisent signaler lentre dans un rcit, cette diffrence que la seconde opre une suspension de lunivers de croyance du rcepteur, et ouvre un horizon dattente gnrique de type fictionnel. Lanecdote nest pas le conte, et le cadratif un jour , sil implique une semblable sollicitation dun horizon dattente gnrique, renvoie plutt au monde de rfrence, un petit fait (prtendument) vrai.17

    Nos deux textes possdent ces caractristiques et ne relvent donc pas de lhistoire drle, dont ils ne possdent dailleurs pas une caractristique gnrique : le prsent de lindicatif, mais plutt du genre de lanecdote, trs commun du xViie

    sicle jusquau milieu du xViiie. Ils apparaissent tous les lecteurs comme trs diff-rents du Conte de Marie-Cendron (Livre I, 1948), du Conte du Chaperon rouge (Livre II, 1949), du Conte de la Belle au bois dormant (Livre IV, 1953), du Conte de Chaton-Minet (Livre IV, 1953) et du Conte de la Barbe-Bleue (Livre VIII, 1957), pour ne citer que ceux qui rcrivent des contes de Perrault dj rcrits par les Grimm.

    Pour revenir votre question sur le statut que revtent les formes prototy-piques, je dirai dabord que je parle, comme Maingueneau, dune double organi-sation transphrastique des discours par les genres et par les rgles, transversales aux genres, qui gouvernent un rcit, un dialogue, une argumentation, une explica-tion 18. Cette double structuration tient au fait que, selon moi, ds quun effet de texte est produit lcriture et ldition, ou ressenti la lecture, un effet de genre sur-vient tant dans la conscience du producteur que de lditeur et dans celle du rcep-teur-interprtant. Considrant certaines de ces rgles transversales aux genres ,

    17. Karine Karine abiVen, Un genre de discours miniature : pour un modle de lanecdote , dans Pratiques nos 157-158, 2013, p. 125.

    18. Dominique MainGueneau, Discours et analyse du discours. Une introduction, Paris, Armand Colin, 2014, p. 19.

  • enjeux de la Gnricit des textes

    196

    Maingueneau mentionne mes travaux sur les squences narratives, descriptives, argumentatives, explicatives et dialogales, et il note fort justement que, pour dsigner ce type de catgorie, John M. Swales nhsite pas parler de pr-genres , sortes de matriaux pour les genres de discours proprement dits 19. Il sagit effectivement de catgories de textualisation articulant et hirarchisant des suites dnoncs un niveau mso-textuel pr-gnrique. Ces rgles de mso-structuration sont, comme les genres, lobjet dun apprentissage parallle celui de la langue. En apprenant la langue du groupe social auquel nous appartenons ou dun autre groupe social, nous apprenons en mme temps les genres discursifs dans lesquels cette langue se ralise et qui la contraignent. En plus de la grammaire de la langue, nous apprenons aussi des grammaires en quelque sorte secondes, qui portent sur ce que Bakhtine appelle les genres premiers de la parole, formes pr-gnriques de Swales. Mes livres de 1992 sur Les Textes : types et prototypes et de 1999 : Linguistique textuelle. Des genres de discours aux textes avaient pour but de thoriser, sur la base de lpistmologie que je viens de dtailler, ces deux principes de structuration et de catgorisation des textes.

    La combinaison des principes de structuration mso-textuelle et de structuration gnrique donne des classes de textes comme les genres de rcits auxquels jai consacr mon dernier livre, Genres de rcits. Narrativit et gnricit des textes, que vous avez cit. Mais je devrais aussi crire sur les genres de largumentation, sur les genres de lexplication, sur les genres descriptifs et sur les genres de dialogues. Croiser ces deux modes dorga-nisation et de classification ma permis de comparer les usages de la narrativit dans des genres aussi diffrents que lhistoire drle, lanecdote et le conte, la parabole, la fable et lexemplum politique, etc. Dans ce livre, je croise des formes littraires de nar-ration comme le rcit dans la posie et au thtre, et des formes non littraires comme le fait divers et lanecdote, le rcit dans le discours politique et dans la publicit. Dans le premier livre crit avec Ute Heidmann (Le texte littraire, que vous avez galement cit), nous avons tudi le cas des mutations gnriques dun fait divers qui est une histoire tragique, Le jeu denfans , dans Les Spectacles dhorreur, recueil de nouvelles de Jean-Pierre Camus, en 1630, qui prend la forme dune pice de thtre davant garde de Zacharias Werner, Le 24 Fvrier, en 1809, monte par Goethe en 1810 sous linti-tul gnrique novateur de Tragdie du destin quAlbert Camus reprendra dans Le Malentendu, et la forme dun article de journal de Kleist dans le Berliner Abendbltter du 13 novembre 1810, puis celle dun double conte Comment des enfants ont jou labattage , dans la premire dition des Kinder und Hausmrchen des Grimm, en 1812. Cela nous a permis dtudier comment un rcit se transforme en passant dun genre un autre, en traversant le temps et les contextes socio-culturels. Nous avons t fasci-ns galement par lexploration gnrique qui caractrise aussi bien les contes en vers et en prose de Perrault que les premiers contes dAndersen. Lun et lautre convoquent des genres trs diffrents pour inventer leur ide du genre-conte.

    Je travaille depuis plusieurs annes sur un fait comparable propos du Spleen de Paris de Baudelaire qui, pour fonder le genre Petits pomes en prose, explore un grand nombre de possibles gnriques, en particulier narratifs, mais pas seulement, et il en opre la transmutation en un genre de pomes qui nous est aujourdhui devenu familier, mais qui, pour le dbut de la seconde moiti du xixe sicle, tait totalement novateur.

    19. Ibid., p. 102.

  • Jean-Michel adaM

    197

    DM & GW Plusieurs instances sont en jeu dans la constitution de la gn-ricit dun discours. Dans cette optique, Ute Heidmann et vous oprez une distinc-tion entre trois rgimes de gnricit : le rgime auctorial, que vous empruntez Jean-Marie Schaeffer20, le rgime ditorial et le rgime lectorial21. Si les rgimes de gnricit dun texte peuvent converger, coexister harmonieusement, ils peuvent galement se rvler divergents et entrer en concurrence et/ou en contradiction. Comment rendre analytiquement compte de ces dcalages ou tensions possibles entre rgimes ? Dans ces affrontements potentiels, peut-on identifier des facteurs qui dterminent dventuels principes de hirarchisation ? En quoi ces relations dpendent-elles des genres en jeu et de leur caractre plus ou moins strictement contraint (on peut supposer que les relations entre rgimes ne sont pas les mmes selon les genres) ? Enfin, dans quelle mesure et selon quelles modalits les relations entre les diffrents rgimes de gnricit sont-elles dtermines par lappartenance des textes des types de discours particuliers (religieux, politique, journalistique, lit-traire...) ? En dautres termes, comment linscription dun texte au sein dun milieu socio-professionnel donn conditionne-t-elle les relations particulires entre les dif-frents rgimes de gnricit ?

    JMA Le binme des rgimes auctoriaux et lectoriaux de gnricit mtait dj apparu comme insuffisant lors de mes travaux sur la presse crite et sur lauc-torialit des grands discours politiques crits par des ngres ou viss par des ins-tances de partis politiques. Dans le cas de la littrature, lintroduction dun rgime ditorial sest impose ds que nous avons pris en compte lhistoricit du devenir dun texte et de ses mutations matrielles. Le triangle form par ces trois rgimes permet dexaminer les tensions qui les traversent. Des effets de dominante peuvent survenir, selon les genres de discours et les usages spcifiques de telle ou telle for-mation socio-discursive. Par exemple, un article de presse est moins le produit dune signature individuelle (auctoriale) que dune instance ditoriale collective (le journal) et les genres de la presse crite se distribuent graduellement entre les ples auctorial de lopinion et anonyme de linformation. Les genres du discours militaire ou du discours juridique sont auctorialit faible, sauf toutefois la plaidoirie dun avocat. La littrature est aborde selon un paradigme auctorial dominant dans la conception traditionnelle biographisante, mais lectorial dominant dans une tendance si dvelop-pe aujourdhui que lappropriation critique subjective devient la rgle dusage de la littrature tant au niveau scolaire quuniversitaire et de la production critique. Avec la glose, cest le ple lectorial qui peut tre activ dans le discours religieux, dont les grands textes sont poss comme auctoriaux malgr les traductions et ditions diff-rentes ; cest toute la diffrence entre la lecture de lvangile et lhomlie dun prtre. Les approches philologique, dhistoire du livre et discursive ne mettent en revanche pas en avant un ple plutt que lautre et le ple lectorial est, dans ce cas, celui dune thorie, dune hypothse de travail vrifier et confronter dautres thories et hypothses. Dans une approche discursive, les trois ples sont aussi importants. Le pritexte est auctorialit moindre que le corps du texte, lditeur allant mme jusqu imposer (au moins ngocier) le titre des livres quil accepte de publier (quels quils soient). Le rendement de ces trois rgimes de gnricit est donc, selon nous,

    20. Voir Jean-Marie Voir Jean-Marie scHaeFFer, Quest-ce quun genre littraire ?, Paris, Seuil, Potique , 1989.21. Jean-Michel Jean-Michel adaM & Ute HeidMann, Le Texte littraire, op. cit., pp. 12-13.

  • enjeux de la Gnricit des textes

    198

    vident et demande des analyses trs prcises de chaque texte, de chaque traduc-tion22 et de chaque dition.

    On a vu, pour ne prendre que cet exemple, que le rgime auctorial et ditorial des deux textes de Pourrat en faisait des contes alors que notre lecture ne pouvait en faire des contes au mme titre que les Contes de Marie-Cendron ou de la Belle au bois dormant rcrits par Pourrat. Du moins, le rgime lectorial problmatise lappar-tenance dclare de ces textes un genre large du conte pour envisager la partici-pation complexe des deux textes cits au genre de lanecdote. Genre de lanecdote lui-mme pass de la sphre de lart de la conversation mondaine des xViie et xViiie sicles dans le champ de la parole populaire commune de la premire moiti du xxe sicle o il se rapproche de lhistoire drle.

    DM & GW Lon sait quil existe des hirarchies entre les genres, par exemple, au sein du discours journalistique, le grand reportage ladjectif qui qua-lifie le genre est explicite cet gard prsente, dans la profession journalistique, davantage de prestige que les dpches dagences de presse. En tmoigne notam-ment le fait que les premiers sont signs par leurs auteurs, ce qui nest pas le cas des secondes (si ce nest sous le nom de linstitution qui diffuse lannonce : AFP, Reuters, etc.). Il en va de mme en ce qui concerne les relations entre linterview et lentretien. Dans le domaine littraire, jadis, au thtre, la comdie tait moins prestigieuse que la tragdie. Dans quelle mesure et comment votre conception de la gnricit rend-elle compte de la valeur des genres, ou, plus prcisment, de la valori-sation (ou de la dvalorisation) dont ils peuvent faire lobjet, soit ce que lon pourrait dsigner, en reprenant une expression de Luc Boltanski et Laurent Thvenot23, les conomies de la grandeur gnrique ?

    JMA Cette question est pour moi dlicate. Il est vident que les genres sont plus ou moins valoriss, selon les diffrentes sphres socio-discursives et les poques. Dans les organes de presse crite, on confie effectivement volontiers les faits divers aux journalistes dbutants et lditorial uniquement des journalistes confirms. Mais Flix Fnon dont je parle dans Genres de rcits a lev le genre de la brve de fait divers, dans la rubrique des Nouvelles en trois lignes du Matin de lanne 1906, au rang dun art raffin de lcriture brve et Apollinaire sest amus avec le genre de lanecdote, comme je le montre aussi dans Genres de rcits. Dans le champ littraire proprement dit, cette valorisation socio-culturelle est relle tant la production qu la rception-consommation. Nous avons t frapps par le fait quAndersen voulait russir au thtre, genre valoris (en particulier sur le plan conomique) au dbut du xixe sicle. Il sest mis crire des contes un peu par dfaut et il a rcupr la thtralit en faisant de ses Eventyr, ds le dbut, des textes dire avant tout par lui-mme. Le genre ainsi tourn vers loralisation et ce quon appelle aujourdhui la performance lui a permis de voyager dans les grandes cours europennes et de se montrer dans le monde. Cette oralit a eu des

    22. Ute HeidMann ajoute un rgime de gnricit traductoriale dans Cest par la diff-rence que fonctionne la relation avec un grand R. Pour une approche comparative et diffrentielle du traduire , dans The Frontiers of the Other, s. dir. Gaetano cHiurazzi, Berlin-Zrich, LIT Verlag, 2013, pp. 61-73.

    23. Voir Luc BoltansKi et Laurent tHVenot, De la justification. Les conomies de la grandeur, Paris, Gallimard, Nrf Essais , 1991.

  • Jean-Michel adaM

    199

    consquences sur son criture peu acadmique, critique en son temps et corrige par la plupart des traducteurs. Andersen a aussi crit beaucoup de pomes, mais le succs lui est venu du genre le moins valoris ses yeux. On pourrait dire la mme chose de Perrault qui tait plus intress, semble-t-il, par le genre de la fable que par le conte qui la pourtant rendu clbre.

    Cette question de lconomie de la grandeur gnrique est une question typiquement discursive que nous traitons la lumire de donnes pritextuelles, pitextuelles et mtatextuelles. Limportant est de faire entrer dans le corpus dana-lyse discursive des tmoignages permettant de voir comment et par qui sopre le processus de valorisation/dvalorisation gnrique. Lhistoricit est ici dtermi-nante et les fluctuations de la valeur de tel ou tel genre dans le temps et dans les diffrentes couches de la socit sont un fait socio-culturel de premire importance, sur les plans auctorial, ditorial et lectorial. La dvalorisation littraire des contes des Grimm dans les sections de germanistique et des contes de Perrault dans celles de littrature franaise a fait partie de ce que nous avons combattu en travaillant sur ce corpus. Jai montr quun mme processus de dvalorisation nuisait la lecture et la traduction dun recueil de Borges : El Hacedor. Le traducteur franais, Roger Caillois, a soign les traductions des textes en vers et nglig celles des textes en prose, selon un rgime de dvalorisation qui empche de lire et de traduire les textes en prose du recueil comme des pomes. Ce processus critique de dvalorisation touche un grand nombre de petits pomes en prose de Baudelaire. Ceux qui sont les plus proches de lanecdote sont gnralement sous-valus par la critique alors quils mintressent au moins autant que de comprendre les raisons de cette dva-lorisation critique.

    DM & GW Concernant lidentit gnrique des textes, elle peut faire lobjet de multiples dsignations secondaires. Songeons, dans le cadre du roman, aux ro-mans sentimentaux , policiers , etc. quels besoins vous paraissent rpondre cette tentation catgorisante qui anime les usages des genres ? Quels risques, mais aussi quels bnfices, se profilent dans de tels efforts de spcification ? Dans les exemples cits (romans sentimentaux, policiers...), la qualification du genre parat soprer avant tout en fonction de critres thmatiques. Or, vous ne manquez pas de remarquer quil y va, en matire de genre de discours, dune interaction entre les facteurs constitutifs de lnonc que Bakhtine appelle contenu thmatique, style et construction compositionnelle 24, et qui correspondent respectivement, dans votre terminologie, au composant pragmatique , la texture (phrastique et transphrastique) et la structure compositionnelle 25. Lune de ces composantes tend-elle lemporter dans la logique de dnomination des genres ? Observe-t-on certaines constantes en la matire ? En particulier, la dsignation dun sous-genre privilgie-t-elle un de ces facteurs, au sens o le niveau dimbrication des genres o lon se situe inviterait tenir compte, par exemple, en premire instance du composant pragmatique ? Ainsi le thmatique qualifierait-il un genre dj tabli : roman sentimental, dialogue philosophique, etc.

    24. Mikhal Mikhal baKHtine, Esthtique de la cration verbale, trad. du russe par Alfreda Aucouturier, Paris, Gallimard, 1984, p. 265 (cit dans Jean-Michel adaM, Genres, textes, discours : pour une reconception linguistique du concept de genre , art. cit., p. 674).

    25. Ibid.

  • enjeux de la Gnricit des textes

    200

    JMA tant donn que je traite le thmatique de Bakhtine comme une question smantico-pragmatique, le premier point prendre en compte est la macro-opposition smantique entre lordre du fictionnel et lordre du factuel. Ces deux grands rgimes de lecture tablissent un type de rapport la vrit-validit des noncs : ceux qui sont soumis la logique du vrai vs du faux (comme lanecdote, la biographie et lautobiographie) et ceux qui chappent cette logique en tant littralement ni vrais ni faux (comme le conte, lhistoire drle, la fable et la parabole). Pour le reste, les sous-genres thmatiquement distingus sont lies aux dveloppe-ments des genres. Plus ils sont labors, plus ils cherchent se distinguer les uns des autres, plus ils innovent, plus ils posent de problmes de classement et tendent se distinguer par ce qui est le plus lisible : la base thmatique commune un certain nombre de textes. Cette base thmatique est constitue par un type de monde, par des personnages-types, un temps et un lieu. Il est intressant dinterroger la fonc-tion sociale de ces distinctions : fonction dabord ditoriale et de classement des librairies et des bibliothques. cette fonction pratique sajoute la fonction savante et critique qui tente de rsoudre lvolution continue des genres par des regroupe-ments plus ou moins approfondis et justifis.

    Quand les antiquisants classent Leucipp et Clitophon dAchille Tatius et Les Mtamorphoses dAppule dans le roman antique , ils oprent une classification totalement anachonique qui empche de voir la spcificit de ces textes compo-sites. Cest un bon exemple de classement critique opacifiant, qui empche de lire le caractre profondment composite de ces textes antiques. Les rcits enchsss qutudie Maria Loreto Nez26 ne le sont pas la manire des rcits enchsss des romans des xViiie et xixe sicles, mais cest plutt la narration encadrante qui tente artificiellement de mettre ensemble des rcits gnriquement diffrents. Quand on hsite classer LAffaire Lerouge de Gaboriau dans le genre du roman populaire ou du roman policier , quand on rassemble une partie des romans de Jean Giono, de lcrivain suisse C. F. Ramuz et certains romans de George Sand sous ltiquette littrature rgionale , que gagne-t-on ? Ce qui doit nous intresser, avec les socio-logues de la littrature, ce sont ces procdures historiques de classement et dclas-sement. Ce quelles rvlent des institutions critiques et des systmes de valeurs qui les animent (valorisation ou dvalorisation du populaire et du rgional). La prise en compte des trois instances auctoriale, ditoriale et lectoriale est destine permettre dtudier les tensions et dcalages entre les jugements de ces instances dans le temps long (ou bref) de lhistoire dun livre, de sa gense aujourdhui et jusqu notre propre lecture.

    Il est utile de distinguer, avec les ethno-anthropologues, les classements miques et les classements tiques des genres27. Les classements miques peuvent tre dfinis comme indignes , comme des classifications cognitives des acteurs so-ciaux : par exemple, les catgories tablies par les journaux et les journalistes eux-mmes, les classements pratiques des bibliothques et des librairies, la faon dont Apule lui-mme catgorise, en latin, son texte, en parlant de varias fabulas . On

    26. Voir ce sujet la thse de Maria Loreto Voir ce sujet la thse de Maria Loreto nez, Voix inoues, Saarbrcken, ditions uni-versitaires europennes, 2013 (2 vol.).

    27. La distinction entre La distinction entre etic et emic a t tablie par Kenneth Pike, en 1954 (voir, par exemple, Language in Relation to a Unified Theory of the Structure of Human Behavior, The Hague / Paris, Mouton & Co., 1967, p. 41. Je renvoie surtout larticle de Jean-Pierre oliVier de sardan : Emique , dans LHomme, n 147, vol. 38, 1998, pp. 151-166.

  • Jean-Michel adaM

    201

    doit prendre trs au srieux ce que font Pourrat et Perrault quand ils sous-titrent conte , le premier tous les textes de son Trsor des contes, et le second ses textes en prose de 1697 sauf La Barble bleue et quand il distingue soigneusement Peau dAsne et Les Souhaits ridicules quil qualifie de contes et Griselidis quil considre comme une nouvelle . Les classements tiques sont des classements scientifiques, ou plus largement critiques, tablis de lextrieur. Au classement mique de Pourrat, Bernadette Bricout28 oppose un classement tique qui distingue des contes mer-veilleux, des contes religieux et des lgendes, des contes danimaux, des contes factieux, des chansons, etc.

    Comme Ute Heidmann la bien montr dans Textualit et intertextualit des contes et dans divers articles29, la fabula dApule, le cunto de Basile, les Mrchen des Grimm et lEventyr dAndersen, sont significativement diffrents des Contes de ma mere Loye du manuscrit des contes en prose de Perrault de 1695 et des Histoires ou contes du temps pass. Avec des Moralitez de 1697. Ces derniers se distinguant des Nouvelles his-toriques et galantes de Catherine Bernard et Madame de La Fayette, des Contes de La Fontaine ou des Nouvelles hroques et satyriques de Marie-Jeanne Lhritier. Nous ne sommes pas l dans une valse dtiquettes thmatiques, mais dans des genres qui prsentent des parents quil faut tudier et des diffrences loquentes : cest cela un systme historique de genres.

    DM & GW Les genres fonds sur une interaction verbale paraissent pr-senter certaines spcificits en termes de gnricit. Ils mettent en effet aux prises deux instances (au moins), dont les rles (auteur et rcepteur du discours) sinter-vertissent lors de chaque nouvelle phase de lchange. Lon peut songer aux cor-respondances, mais aussi aux entretiens ou dbats publics, qui se diffrencient des premires par le caractre le plus souvent direct de linteraction. Selon Catherine Kerbrat-Orechionni et Valrie Traverso, lajustement des rgles du genre dans le dialogue, que vous dsignez comme rgi par un mode compositionnel polyg-r 30, se joue dans linteraction en cours . Le dialogue prte ds lors souvent ngociation, voire malentendu entre les participants 31. Mais pareil constat ne vaut-il que pour les textes gnriquement fonds sur le principe de lchange le type de squence que vous dsignez comme dialogue , que linteraction soit directe (entretien) ou quelque peu diffre (correspondances) ? Sur la base de vos rflexions sur les rgimes de gnricit, ne peut-on pas considrer que tout genre engage une forme de ngociation pour dterminer sa gnricit, au moins titre de potentialit, entre, dune part, les rgimes de gnricit auctorial et ditorial et, dautre part, le rgime lectorial, tout texte tant selon cette optique conu comme pris dans un change au sein duquel le rgime ditorial peut ventuellement interve-nir ? La diffrence se situerait alors dans le dlai, potentiellement plus long pour la lecture dun rcit par son lecteur, par exemple, que dans un dialogue, ainsi que dans le caractre plus frquent et plus dvelopp de ces ngociations dans le cadre de

    28. Bernadette Bernadette bricout, Le Savoir et la Saveur, Paris, Gallimard, 1992, pp. 108-127.29. En particulier dans Exprimentation gnrique et dialogisme intertextuel. Perrault, La En particulier dans Exprimentation gnrique et dialogisme intertextuel. Perrault, La

    Fontaine, Apule, Straparola, Basile , dans Feries, n 8, 2011, pp. 45-69.30. Jean-Michel adaM, Largumentation dans le dialogue , dans Langue Franaise, no 112,

    1996, p. 34.31. Catherine Catherine Kerbrat-oreccHioni & Valrie traVerso, Types dinteractions et genres de

    loral , dans Langages, Les genres de la parole , s. dir. Simon bouquet, no 153, 2004, p. 46.

  • enjeux de la Gnricit des textes

    202

    genres (correspondances, entretiens...) au sein desquels linteraction entre lauteur du discours et celui auquel il sadresse est constitutive du genre32, la diffrence du roman (le lecteur dun roman ne rpondant pas ncessairement au romancier).

    JMA Vous avez raison de parler dinteraction entre les rgimes de gnricit, mais entre les trois rgimes. Lditorial et lauctorial sont un premier espace de n-gociation gnrique et les textes peuvent porter la trace dune divergence entre ces deux instances (lune imposant le titre ou le sous-titre en dpit du reste du livre). En fonction de son propre systme de genres et des traces quil relve dans le texte, le lecteur ngocie avec ces deux classifications de la production. Dans le mouvement de la lecture-interprtation dun texte, sur la base de linterprtation dinformations textuelles, on peut assister une rvision dune catgorisation initalement opre ( partir du pritexte gnralement). Une discordance croissante peut apparatre entre ce que le lecteur lit et son premier jugement de gnricit, qui conditionnait son interprtation. Un texte comme La Barbe bleue maintient une hsitation entre son appartenance au genre du conte merveilleux, ancre dans une seule proposition : La cl tait Fe , et le genre de la nouvelle sanglante racontant lhistoire dun tueur en srie dmasqu par sa dernire femme et puni grce larrive de ses frres. Labsence, dans les deux textes de Pourrat cits plus haut, dun nonc de ce type les tire dans le sens du rcit de petits faits vrais de parole qui caractrise lanecdote, en dpit du Il tait une fois douverture.

    La ngociation relative au genre dun texte est un aspect du dialogue-interac-tion constitutif de toute discursivit. Travers par le principe dialogique, tout nonc dialogue avec des textes et des noncs antrieurs, il leur rpond en appelant des rponses en retour, selon la dfinition que donne Voloinov de ce dialogisme con-Voloinov de ce dialogisme con-stitutif :

    Tout nonc monologique, y compris un document crit, est un lment ins-parable de lchange verbal. Tout nonc, mme sous forme crite acheve, rpond quelque chose et attend son tour une rponse. Il nest quun maillon de la chane continue des interventions verbales.33

    Voloinov ajoute plus loin :

    Un livre, cest--dire un vnement de parole sous forme imprime, est aussi un l-ment de lchange verbal. Il est lobjet de discussions dans un dialogue imm-diat et vivant, mais, en outre, il est orient vers une apprhension active, une laboration et une rplique intrieure, vers une raction organise et galement imprime dans lune des formes propres ce domaine de lchange verbal (compte-rendu, analyses critiques exerant une influence sur les travaux sui-vants, etc.).34

    DM & GW Dans vos analyses de la gnricit, vous avez t amen vous pencher non seulement sur la participation de textes plusieurs genres, mais aussi

    32. Bien entendu, les deux interlocuteurs sont lun et lautre producteurs (auteurs) du texte, et Bien entendu, les deux interlocuteurs sont lun et lautre producteurs (auteurs) du texte, et non lecteurs (ou auditeurs) proprement parler (en fait, ils ne sont lecteurs que dans lacte englobant de la production). cet gard, le lecteur ou lauditeur en position de tiers dune correspondance ou dun entretien a bien entendu lui aussi son rle dans lidentification (et ventuelle reconfiguration) de la gnricit du texte quil lit.

    33. Valentin N. Valentin N. VoloinoV, Marxisme et philosophie du langage (1929), traduit du russe par Patrick sriot & Inna tylKoWsKi-aGueeVa, Limoges, Lambert-Lucas, 2010, p. 267.

    34. Ibid., pp. 319-321.

  • Jean-Michel adaM

    203

    sur les effets de la co-prsence des textes sur leur gnricit. Vous crivez ce sujet qu [u]n texte donn peut entretenir des relations avec dautres textes co-prsents au sein dune mme aire scripturale : recueil de contes, de nouvelles ou de pomes, rubriques dun journal ou dun magazine []. Entre ces textes des convergences ou des divergences (inter)gnriques plus ou moins importances peuvent intervenir 35. cet gard, vous avez essentiellement focalis votre atten-tion sur des ensembles textuels relevant soit dune mme formation socio-discur-sive (et dun mme medium), en particulier la presse36, soit dun mme mode de composition textuel 37, le plus souvent le narratif (dans vos travaux sur les contes en collaboration avec Ute Heidmann, par exemple38), mais aussi le potique (Les Fleurs du mal39). Si, dans le premier cas, la co-prsence de textes participant de diffrents genres de discours apparat comme une donne constitutive du me-dium spcifique quest le journal, dans le second cas, bien que les diffrents textes puissent participer de diffrents genres, ils nen relvent pas moins, en premire instance, des genres de rcits ou des genres potiques. Une dynamique homog-nisante parat rgir lapprhension de ces ensembles gnriquement htrognes. Elle semble, pour ce qui concerne la presse, tre assure par le medium, dans le second cas par la relative homologie formelle des textes (leur appartenance un mme mode de composition global). Mais une telle dynamique unifiante est-elle toujours loeuvre ? Quen est-il en ce qui concerne des agencements de textes de genres diffrents qui ne relveraient pas dune formation socio-discursive et dun medium au sein desquels lhtrognit gnrique constitue une norme ? titre dexemple, on peut songer des collections comme Potes daujourdhui et crivains de toujours , dans la mesure o ces ouvrages monographiques consa-crs des crivains sont frquemment constitus par la juxtaposition de textes de diffrents genres : la formule la plus simple est lessai critique et/ou biogra-phique, suivi dune anthologie, mais elle peut tre complexifie, par ladjonction dun texte autobiographique de lauteur, par exemple. En labsence dun genre assumant de faon manifeste une fonction enchssante, de tels agencements de textes (sachant en outre quil convient, dans ce cas de figure particulier, de prendre en considration leffet homognisant produit par lappartenance une collec-tion) participent-ils dun genre particulier, gnr par linteraction des diffrents genres en relation ? En dautres termes, une unit gnrique suprieure peut-elle, ou doit-elle ncessairement, se constituer lorsque des textes de plusieurs genres coexistent en labsence de tout genre enchssant (et donc de toute hirarchisation gnrique apparente) ?

    35. Jean-Michel Jean-Michel adaM, Genres de rcit, op. cit., p. 24.36. Voir, notamment, Units rdactionnelles et genres discursifs : cadre gnral pour une ap- Voir, notamment, Units rdactionnelles et genres discursifs : cadre gnral pour une ap-

    proche de la presse crite , art. cit., ainsi que lensemble du numro quouvre cet article Genres de la presse crite , s. dir. Jean-Michel adaM, dans Pratiques, n 94, juin 1997. [En ligne], URL : http://www.pratiques-cresef.com/cres0597.htm ; mais aussi La presse crite : des genres aux mlanges de genres , s. dir. Jean-Michel adaM, dans tudes de Lettres, n 256, vol. 3-4, 2000, ainsi que Genres de la presse crite et analyse de discours , s. dir. Jean-Michel adaM, Thierry HerMan & Gilles luGrin, dans Semen, n 13, 2001. [En ligne], URL : http://semen.revues.org/1635

    37. Jean-Michel Jean-Michel adaM, Genres de rcit, op. cit., p. 22.38. Voir Ute Voir Ute HeidMann & Jean-Michel adaM, Textualit et intertextualit des contes. Perrault,

    Apule, La Fontaine, Lhritier, Paris, Classiques Garnier, Lire le xViie sicle , 2010, ainsi que les chapitres figurant dans Le Texte littraire (op. cit.) consacrs Grimm et Andersen.

    39. Jean-Michel Jean-Michel adaM & Ute HeidMann, Recueil et intertextualit , dans Le Texte littraire, op. cit., pp. 101-117.

  • enjeux de la Gnricit des textes

    204

    JMA Un regroupement ditorial de textes apparents donne par exemple les recueils de contes fantastiques de Maupassant, distingus des recueils de contes normands. Les manuscrits du journal de travail de Kafka ont donn lieu deux publications spares regroupant les aphorismes dune part et les rcits dautre part. Ce classement ditorial, qui a chapp totalement Kafka, brouille la lecture, comme nous lavons montr propos du petit texte sur Promthe que nous tu-dions dans Le Texte littraire40. En rassemblant sous le titre Trsor des contes les textes quil a recueillis et rcrits dans lAuvergne de la premire moiti du xxe sicle, Henri Pourrat procde une unification gnrique qui est dans lesprit de la folkloristique de lpoque fortement influence par lentreprise des Grimm41. Cela empche de lire la diversit des genres que Pourrat rassemble dans le but dlever au rang de littrature tout ce qui se raconte dans les villages reculs des monts dAuvergne de la premire moiti du xxe sicle.

    Dans le cas de contes comme Le petit Poucet, Le petit Chaperon rouge ou Le Chat bott, il semble que le processus ait t inverse. Nous sommes tellement habitus lire ces contes sparment ou dans un ordre indiffrent que la logique du recueil de Perrault est invisible pour la plupart des lecteurs et des commentateurs. Jai montr, dans Textualit et intertextualit des contes, que les textes se rpondent et sclairent. Jai galement mis en vidence, dans Le Texte littraire, la cohrence du Premier cahier qui rassemble les quatre premiers contes crits par Andersen. Ils forment un ensemble gnriquement et intertextuellement htrogne do se dgage une potique ori-ginale. La prise en compte de ces recueils comme ensembles co-textuels claire le sens des contes isols et densifie leur sens par les contrastes autant que par les rptitions.

    Dans le cas dune hyperstructure journalistique, linformation est diffracte en articles et graphiques, schmas, photos et cest lensemble qui fait sens, comme le titre englobant le prouve. La caractristique de ces hyperstructures textuelles (dis-positif caractristique galement des manuels scolaires et des encyclopdies) est dabord de regrouper des articles de genres diffrents dans lespace matriel dune demie page et maximalement dune double page : interview, commentaire, simple chronologie de faits, photo lgende, schmas et graphique, etc. Ces hyperstruc-tures journalistiques ou didactiques multiplient les rgimes de lisibilit ; elles diver-sifient et diffractent linformation. Ce qui me passionne dans ces dispositifs, ce sont les divers types de lectures que des genres ainsi rassembls mobilisent. Pour rpondre votre dernire question : lhyperstructure ne me parat pas tre un cas de regroupement sous la domination dun genre enchssant. Lhtrognit gn-rique est donc possible, mais condition dtre unifie dans un dispositif ditorial et auctorial responsable dont la vise de sens doit bien apparatre.

    Pour ne prendre quun exemple littraire que jai beaucoup tudi, quand Borges assemble, comme il le dit lui-mme, des pomes indits et des morceaux de prose crits de faon totalement indpendante, lopration de mise en recueil,

    40. Jean-Michel Jean-Michel adaM & Ute HeidMann, Lire-traduire un texte de Franz Kafka. Gnricit, co-textualit, intertextualit , dans Le Texte littraire, op. cit., pp. 119-139. Ute HeidMann a prolong cette tude dans une publication rcente : Un mythe et deux faons de le (r)crire : Promthe dans deux textes de Franz Kafka (1918 et 1920) , dans Modernits antiques, s. dir. Vronique Gly, Sylvie Parizet & Anne toMicHe, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014, pp. 145-159.

    41. Voir, ce sujet, larticle dUte Voir, ce sujet, larticle dUte HeidMann sur Le dialogisme intertextuel des contes des Grimm , Feries, n 9, 2012, pp. 9-28.

  • Jean-Michel adaM

    205

    au sein dun ensemble cotextuel unifi par un titre, El Hacedor42 (1960), et encadr par un texte-ddicace Lopoldo Lugones et par un texte-pilogue, introduit entre les textes des chos smantiques. Lpilogue le dit trs clairement (je traduis au plus prs) : De tous les livres que jai confis limpression, aucun, je crois, nest aussi personnel que cette fort de leons varies mises en recueil et dsordonnes, prcisment parce quelle abonde en reflets et en interpolations . Si lon prend au srieux cette ide de reflets et dinterpolations et si on tend ce concept de son sens habituel dinsertion de mots, de syntagmes et de phrases dans un texte jusqu lide dinsertion de textes dans lensemble co-textuel que forme le recueil, on peroit que le macro-texte du recueil fait sens dans sa composition productrice de reflets et dchos entre textes, mme les plus loigns et gnriquement diffrents. Ldition anglaise43, qui se contente de ne retenir que les Stories , ampute le recueil dun grand nombre de ces reflets et interpolations. Cette amputation empche de voir la posie de ces proses narratives. Un tel choix critique et ditorial macrognrique simpliste, opposant prose et posie, aboutit une destruction de ce qui justifiait, aux yeux de Borges, la mise ensemble de textes aussi disparates.

    DM & GW En vertu de la conception de la gnricit que vous proposez, fonde sur une dynamique de participation des modles gnriques convoqus, vous avancez que [l]es systmes de genres voluent et que, par consquent, des genres disparaissent avec les formations socio-discursives et les pratiques aux-quelles ils taient associs 44. Mais quen est-il de lapparition de nouveaux genres, dont on peut postuler, vous suivre, quils peuvent tre lis non seulement aux transformations de formations socio-discursives existantes, mais aussi lappari-tion de nouvelles ? titre dexemple, relativement rcent au regard de lhistoire des genres de discours, lon peut notamment songer au dveloppement du discours journalistique au cours du xixe sicle et la faon dont la matrice mdiatique de la presse a donn lieu lapparition dune multitude de genres neufs, ou du moins identifis, et donc pour une large part perus, comme tels, du fait-divers linter-view en passant par le reportage45. Quand, et en vertu de quels paramtres, peut-on considrer qua lieu la naissance dun nouveau genre ? Un genre nat-il partir du moment o, pour rpondre limpression dune spcificit sur le plan du systme des genres existants, une dnomination nouvelle est utilise par un groupe donn pour dsigner un ensemble particulier de textes ? Un genre peut-il exister de faon effective avant davoir t identifi comme tel ?

    JMA Jai toujours rv dtudier la disparition du genre des histoires tra-giques ou histoires sanglantes dans lesquelles se sont illustrs, au dbut du xViie sicle, Jean-Pierre Camus et Franois de Rosset. Ce genre, qui existe en parallle avec les canards populaires sous forme doccasionnels, rapparat au xixe sicle dans les Chroniques italiennes de Stendhal (par exemple Les Censi, 1837), dans Les Diabo-liques de Barbey dAurevilly (1874), dans certaines nouvelles de Maupassant inspi-

    42. Jorge Luis Jorge Luis borGes, LAuteur et autres textes. El Hacedor, trad. de lespagnol (Argentine) par Roger caillois, Paris, Gallimard, Limaginaire , 1982 (dition bilingue).

    43. Jorge Luis Jorge Luis borGes, The Aleph. Including the Prose Fictions from The Maker, trad. de lespagnol (Argentine) par Andrew Hurley, London, Penguin Books, Penguin Classics , 2004 [1998].

    44. Jean-Michel Jean-Michel adaM, Genres de rcit, op. cit., p. 14. 45. Voir Marie-ve Voir Marie-ve tHrenty, La Littrature au quotidien. Potiques journalistiques au xixe sicle,

    Paris, Seuil, Potique , 2007, pp. 49-120.

  • enjeux de la Gnricit des textes

    206

    res de fait divers. Les liens entre le fait divers et la littrature transparaissent dans cette mutations dun genre succs au dbut du xViie sicle et loign du canon des histoires de la littrature et ce nest pas sans rapports avec lmergence du roman policier.

    La naissance du genre du roman policier avec Edgar Poe est certainement lie au succs des faits divers de la grande presse de lpoque, comme le thmatise lcrivain amricain dans The Mystery of Marie Roget paru dans le Ladies Companion fin 1842 et dbut 1843. Avec The Murders in the Rue Morgue (1841) et The Purloined Letter (1844), ces trois nouvelles donnent naissance un genre qui, en France, outre les traductions de Baudelaire, a inspir un admirateur de lcrivain amricain, Charles Barbara, qui a crit LAssassinat du Pont-Rouge, paru en deux livraisons de la Revue de Paris en 1855. En raison de son grand succs, ce livre aujourdhui inconnu (qui intgre un sonnet confi par Baudelaire son ami Barbara) a connu cinq rdi-tions (avec des transformations auctoriales) et une adaptation thtrale. Quelques annes avant LAffaire Lerouge dmile Gaboriau (1863 et 1866) et A Study in Scarlet dArthur Conan Doyle (1887), le genre du roman policier nigme existe donc dj en France, port par deux admirateurs de Poe. En fait, les trois rcits de Poe ont t prcds par une nouvelle dE.T.A. Hoffmann intitule Mademoiselle de Scudry, galement inspire de faits divers, publie en 1818 et reprise dans le grand recueil de lcrivain allemand : Les Frres de Saint-Srapion, paru entre 1819 et 1821. Cest Made-leine de Scudry, vieille dame connaissant si bien les mandres du cur humain, qui sert de dtective, avant Dupin et Sherlock Holmes, et qui, avec une mme pers-picacit, dnoue lnigme sur laquelle les enquteurs butent. On pourrait encore remonter jusquau Zadig de Voltaire, comme le prouve sa reprise manifeste au tout dbut du roman policier mdival dUmberto Eco : Le Nom de la rose.

    Jai travaill sur deux recueils qui ont particip la naissance de deux genres : le conte franais de la fin du xViie sicle tel que Perrault llabore dans ses contes en vers (1694), son recueil manuscrit des Contes de ma mre Loye (1695) et dans son recueil des Histoires ou contes du temps pass. Avec des Moralitez (1697), et je travaille ac-tuellement sur le genre du pome en prose tel que Baudelaire le fabrique entre 1857 et 1867. Lun et lautre ne procdent pas partir de rien. Le Dictionnaire de lAcadmie de 1694 atteste bien lexistence du genre dont Perrault va redfinir les contours. Il en va de mme pour Baudelaire qui part du Gaspard de la nuit dAloysius Bertrand, comme il le dit dans la lettre Arsne Houssaye qui sert de prface au recueil mis au point par Thodore de Banville et Charles Asselineau (dans le tome IV des uvres compltes de 1869, deux ans aprs le dcs de Baudelaire). Baudelaire ninvente donc pas le genre revendiqu par un des titres quil avait prvu : Petits pomes en prose. Cest bien partir dun genre mergent que lui est venue lide [] de tenter quelque chose danalogue . Et dans le dernier paragraphe de sa lettre, il ajoute :

    Sitt que jeus commenc le travail, je maperus que non seulement je restais bien loin de mon mystrieux et brillant modle, mais encore que Je faisais quelque chose (si cela peut sappeler quelque chose) de singulirement diffrent, accident dont tout autre que moi senorgueillirait sans doute, mais qui ne peut quhumilier profondment un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du pote daccomplir juste ce quil a projet de faire.

  • Jean-Michel adaM

    207

    La stabilisation gnrique se fait autour du recueil du Spleen de Paris (un des autres titres prvus par Baudelaire) qui se prsente, comme le recueil dAloysius Bertrand, comme une vritable exprimentation gnrique 46. Lexprimentation du genre du pome en prose procde partir demprunts multiples aux genres de discours prsents dans le moment culturel du milieu du xixe sicle. Cette expri-mentation sest faite au long des annes, paralllement lcriture des Fleurs du mal. Baudelaire a crit, souvent en mme temps, parfois ultrieurement, les versions en vers et en prose du mme pome et de multiples passages des pomes en prose correspondent des pomes en vers. On peut donc observer sur pices linvention dun genre.

    Manifestement, quand Doubrovsky invente le genre de lautofiction, il ne fait que donner un nom ce qui existe dj dans le genre de lautobiographie. Un genre peut donc exister avant quun nom ne lui soit attribu, mais cest partir de cette nomination (Petits pomes en prose ou Autofiction) que le problme se pose au lecteur, aux diteurs, et que les crivains se positionnent. Rimbaud ne dira jamais crire des pomes en prose et Verlaine, son diteur des Illuminations, nen parlera pas plus. La posie a alors franchi le pas problmatis par Baudelaire : lorsque le vers disparat, le pome peut quand mme exister. Avec lautofiction, la question est un peu plus dlicate puisquelle concerne un flottement entre les genres du roman et de lautobiographie et les pactes de lecture fictionnel du premier et suppos factuel du second. Cest cette rupture dclare du pacte smantico-pragmatique de lecture de certains textes qui rend ncessaire ltiquetage dune catgorie mdiane. Mais le genre du roman historique , pour ne prendre que cet exemple, faisait dj flotter le pacte de lecture entre fiction et factualit.

    Je ne rponds pas bien vos questions car je ne peux procder que par des exemples, des tudes de cas que jai un peu tudis. Cest un aspect des travaux sur les genres et la gnricit : nous devons, autour de prsupposs discursifs partags, accumuler les faits et les dcrire pour avancer dans une rflexion thorique nces-sairement collective.

    DM & GW Bien que lanalyse de discours ait t conduite, depuis plusieurs annes, sintresser aux discours mdiatiques dans Genres de rcits, vous abordez par exemple le fait-divers , il semble que la dimension proprement mdiatique du medium ne se situe tout de mme pas au centre dans votre travail. Elle est certes toujours mentionne comme une composante essentielle de la gnricit47. Dans cette optique, le rgime de gnricit ditorial correspond toutes les instances de mdiation des faits de discours 48 et assure en consquence une fonction inter-mdiaire 49 entre les deux autres instances en jeu. Il nen reste pas moins quune part fondamentale de la donne mdiatique semble relativement peu prise en consi-dration dans le cadre de vos nombreuses analyses concrtes. Cette minoration dun paramtre que vous posez dans le mme temps comme fondamental dans la constitution des discours et de leur gnricit ne risque-t-elle pas de faire passer

    46. Notion dveloppe par Ute HeidMann dans Textualit et intertextualit des contes, op. cit., pp. 34-36.

    47. Jean-Michel adaM & Ute HeidMann, Le Texte littraire, op. cit., p. 21. Voir galement Jean-Michel adaM, Genres de rcit, op. cit., p. 24.

    48. Ibid., p. 13.49. Ibid., p. 14.

  • enjeux de la Gnricit des textes

    208

    ct dlments importants dans linterprtation des phnomnes discursifs, et en particulier gnriques ? On peut notamment songer la matrialit des supports et ce quils impliquent en termes de conditionnement des discours et de leurs usages (soit leurs conditions matrielles de formation, de diffusion et de rcep-tion) quadvient-il par exemple de la gnricit dun change oral (par exemple un entretien radiophonique) lorsquil est transcrit ? Comment envisager une telle transformation, qui ne se rduit pas un changement de support, mais qui implique galement, ce qui ne va pas sans incidence sur le plan gnrique, une institution mdiatique, qui prsente un habitus socio-professionnel et qui se caractrise par des modalits dusages particulires pour son public.

    JMA Les dclarations des pages 21 du Texte littraire et 24 de Genres de rcits ne sont pas dcoratives. Si vous considrez la seconde partie de Textualit et intertextualit des contes, consacre aux contes de Perrault, vous verrez que jaccorde une importance extrme la question de la matrialit discursive. Je commence mon analyse par la signification de certaines majuscules chez Perrault50, majuscules que de nombreuses ditions suppriment et que de nombreux analystes ngligent. Louis Marin, qui a t un des plus intressants commentateurs des contes de Perrault, travaillait sur des ditions dont il ne donnait gnralement pas la rfrence ce qui entrane des effets de lecture incontrls et incontrlables. En mettant en avant la question de ldition originale, des ditions successives et autres pr-publications, cest la matrialit du mdia qui est prise en compte car elle est lhistoricit mme de tout texte.

    Je ne partage donc pas votre sentiment sur mon approche des textes. Jac-corde aux ditions, leur ponctuation et leurs illustrations, la composition du recueil (co-textualit) et au pritexte une trs grande importance. Ute Heidmann a attir notre attention sur le rle de tous les lments iconiques de ldition originale des Histoires ou contes du temps pass. Avec des moralits et du manuscrit dapparat des Contes de la mere Loye. Les informations quelle a tires de ces donnes matrielles du mdia (vignettes, frontispice et fronton de lptre ddicatoire) sont trs int-ressantes et forment un systme si cohrent quelle considre les deux recueils de Perrault comme des iconotextes51.

    Le sens surgit des transformations gntiques, ditoriales et traductoriales de la matrialit discursive. Cette question de la matrialit icono-textuelle traverse mes travaux sur la publicit et les recherches menes avec Gilles Lugrin sur les hypers-tructures journalistiques52. Cest lattention aux contraintes et problmes poss par la matrialit du mdia qui mont fait passer une dizaine dannes tudier la presse crite et un peu plus travailler sur la propagande publicitaire.

    Je ne prendrai que lexemple de la matrialit graphique dun nonc qui se trouve sur un logo en forme darmoiries prsent sur certains paquets de cigarettes Marlboro :

    50. Ute Ute HeidMann, Textualit et intertextualit des contes, op. cit., pp. 174-179.51. Question aborde par Ute Heidmann dans Ces images qui (d)trompent. Pour une Question aborde par Ute Heidmann dans Ces images qui (d)trompent. Pour une

    lecture iconotextuelle des recueil manuscrit (1695) et imprim (1697) des contes de Perrault , dans Feries, n 11, 2014, paratre.

    52. Voir Jean-Michel Voir Jean-Michel adaM & Gilles luGrin, Lhyperstructure : un mode privilgi de prsentation des vnements scientifiques ? , dans Cahiers du Cediscor, n 6, 2000, pp. 133-149. [En ligne], URL : http://cediscor.revues.org/327 ; ainsi que : Effacement nonciatif et diffraction co-textuelle de la prise en charge des noncs dans les hyperstructures journalistiques , dans Semen, n 22, 2006, pp. 127-144. [En ligne], URL : http://semen.revues.org/4381

  • Jean-Michel adaM

    209

    Marlboro incorpore, dans liconicit des armoiries en or, rouge et blanc de Philip Morris, une clbre petite phrase historique, attribue Jules Csar, propos dune bataille rapidement gagne, en 47 av. J.-C. Cet nonc, qui relve du genre de la propagande politique romaine, est ici non seulement cit en latin, mais typo-graphi la manire des textes antiques gravs sur les pierres : en majuscules et avec le point moyen (colon), plac mi-hauteur de ligne, qui a la valeur de notre point-virgule. Ce ponctuant de structure priodique dcoupe une superbe priode ternaire bi-syllabique, constitue de 3 mots-phrases. Chaque membre commence par la mme consonne /v/ et se finit sur la mme voyelle /i/, redouble dans les membres 2 et 3 de la priode. Cet nonc est la composante verbale dun genre diconotexte : les armoiries de la tradition de lhraldique o il est frquent quun blason soit accompagn dune devise latine. Quand la marque Marlboro sempare du rcit minimal de Csar, elle transpose le rcit de la victoire romaine sur le terrain publicitaire de la bataille commerciale et incorpore ainsi les vertus de lempereur romain et le contenu glorieux de lpisode guerrier. Cest, semble-t-il, aprs le fou-droyant succs commercial de la marque au clbre cow-boy que cette devise a t adopte par Philip Morris. Certes, le discours lgal en noir et blanc sur les dangers de la cigarette, en trs gros caractres, est beaucoup plus lisible que la devise et per-turbe cette euphorie. Il nen reste pas moins quen passant dans lhraldique du logo de la marque PM, le slogan de propagande politique romaine devient la devise dune marque commerciale. Sans changer de langue, son genre discursif est transform et incorpor dans la publicit. Lnonc intertextuel partir duquel cette devise a t fabrique provient, bien sr, des biographies de Csar racontes par Plutarque (Vie de Csar 56) et par Sutone (Vies des douze Csar, Csar 37, 4), mais il provient, en fait, moins directement de ces (inter)textes latins que de linterdiscours culturel o il est devenu une de ces phrases sans textes qutudie Maingueneau53 ; cest--dire un de ces noncs intertextuellement extraits de leur texte dorigine et passs dans la mmoire interdiscursive dune communaut linguistique et culturelle o ils sont disponibles pour de nouveaux emplois citationnels ou parodiques et des reconversions gnriques.

    Donc, oui, on risque de passer ct deffets de sens capitaux, si on ne tient pas compte des donnes matrielles du mdia et du conditionnement de la lecture quil gnre. On peut manipuler les textes et la lecture par les dispositifs typogra-phiques et iconiques (le texte lui-mme faisant image). Nous avons beaucoup tra-

    53. Dominique Dominique MainGueneau, Phrases sans textes, Paris, Armand Colin, 2002.

  • enjeux de la Gnricit des textes

    210

    vaill, avec Ute Heidmann, sur les deux ditions par Hetzel des Contes de Perrault. Il sagit dune des plus spectaculaires reconfigurations ditoriales de ces textes, et pas seulement cause des illustrations de Gustave Dor ! Cest tout le dispositif du livre qui change, texte et pritexte.

    Je reviens sur la question que vous posez propos des transcriptions dentre-tiens, de loral et de lcrit. Le genre journalistique de linterview est un bon exemple de neutralisation de loralit et donc de changement de sens des paroles prononces. Dans un rcent entretien accord la revue Genesis, le linguiste Antoine Culioli pose en pralable lentretien sa volont que lon ne retouche pas son propos. Il souhaite quil reste tel quil laura produit et motive ainsi cette requte : On ma souvent dit qu travers les transcriptions fidles on entendait ma voix, ma prosodie. Le texte, cest finalement une texture, cest quelque chose de beaucoup plus compliqu que du linaire 54. On ne peut pas mieux dire.

    Jai travaill cette question de trs prs lorsque jai essay de transcrire le phras de Malraux, pages 51-55 de la dernire dition de La Linguistique textuelle o jinsiste sur ltape philologique de la mise au point du texte pour lanalyse. Je lai fait galement pour le clbre discours de Montral du gnral de Gaulle qui se termine par lincroyable Vive le Qubec libre ! 55. Dans Genres de rcits, jtudie un dbat entre Laurent Fabius et Jacques Chirac, en proposant une transcription de travail qui tient compte de loralit et mme de mouvements de tte56. Je fais la mme chose, dans le mme chapitre sur le rcit dans le discours politique, propos dun discours de Giscard dEstaing57.

    Pour ne prendre quun bref et rcent exemple, considrons la premire phrase du discours du premier ministre franais Manuel Valls, le 8 avril 2014 lAssemble nationale. Jen donne successivement la transcription officielle sur le site du premier ministre (o elle est donne en caractres gras et constitue un paragraphe) et ma transcription de lnonc prononc effectivement devant une assemble houleuse ds les premiers mots du discours. Je mintresserai seulement la phrase-incipit, en gras dans la version crite :

    Monsieur le prsident,Mesdames, messieurs les dputs,Trop de souffrance, pas assez desprance, telle est la situation de la France.Et cest conscient de cette ralit que je me prsente devant vous.

    Monsieur le prsident // mesdames et messieurs les dputs // tot/trop de souffrance // pas / assez desprance // telle / est la situation / de la France /// 58

    Et cest conscient // de cette ralit //que je me prsente / devant vous ///

    54. Antoine culioli, Toute thorie doit tre modeste et inquite. Entretien avec Jean-Louis Lebrave et Almuth Grsillon , dans Genesis, n 35, 2012, p. 147.

    55. Jean-Michel Jean-Michel adaM, Quand dire Vive le Qubec libre ! cest faire lHistoire avec des mots , dans Discours et constructions identitaires, s. dir. Denise desHaies & Diane Vincent, Qubec, Presses de lUniversit Laval, 2004, pp. 13-38.

    56. id., Genres de rcits, op. cit., pp. 208-219.57. Ibid., pp. 219-244.58. Je note par des barres obliques les temps de pause : pause trs brve = /, pause marque

    = // et pause longue ponctuant fortement le discours = ///. Je note les deux intonations montantes fortes par et lintonation descendante de fin de phrase priodique par .

  • Jean-Michel adaM

    211

    Trop de soufFranCe (4 syllabes et ton montant )AntithsePas assez despranCe (6 syllabes et ton continu)Anaphore rsomptiveTELLE EST la situation de la franCe (10 syllabes et ton descendant de clture )

    Cette phrase priodique ternaire est un bel exemple de priode rhopalique o les membres de la priode deviennent de plus en plus longs (comme ici) ou de plus en plus courts. Lampleur progressive de cette forme rhtorique classique est lindice dune monte en puissance du discours. Mais cette intensit croissante est ici hache par une motion que le bgaiement sur lattaque du premier membre de la priode manifeste demble. Le ton saccad de Valls ne fait pas ressortir lunit rythmique interne croissante de chaque membre de la phrase priodique. Le moule nest pas matris par lorateur (trop dmotion ? Phrase oratoire mal approprie son genre dloquence ? Agitation de la droite de lhmicycle qui le gne ?, il est manifestement perturb). Cet incipit du discours est, par ailleurs, caractris par la forme nominale des noncs successifs. La construction nominale a la particularit nonciative et discursive de faire apparatre le contenu comme non pris en charge nonciative-ment, comme prconstruit, comme une sorte de bilan dun tat du monde (ici de la France) dj l, prexistant au discours. Cette entre en matire tranche par rapport ce qui suit, beaucoup plus fortement marqu par la prsence en premire per-sonne du sujet parlant (grande caractristique du discours politique franais de ces dernires annes). Cest vident ds la phrase-paragraphe suivante.

    Pour moi, la transcription de travail-dition que nous devons faire pour tu-dier ce genre de texte est dj un dbut danalyse, du fait de lattention marque au matriau de loral, comme lattention lcrit passe par la ponctuation noire et la ponctuation blanche. Ce que vous dites des habitus de linstance mdiatrice (presse, tlvision, dition) est tout fait juste, mais cest dans le dtail de la matrialit dis-cursive et dans la comparaison des tats textuels que nous pouvons esprer aborder les questions dont vous parlez. Comme le dit trs souvent Maingueneau, cest dans le texte et dans le corpus de textes constitu pour lanalyse quil faut chercher les donnes du contexte. Ce qui nous renvoie ce que je considre comme lapport spcifique des tudes de Lettres la culture et lducation : apprendre lire de prs, de trs prs, littralement et dans tous les sens59. Le travail de lhistorien et celui du sociologue des mdias sont des apports complmentaires, mais mon travail consiste tenter de dmontrer, par lattention porte la matrialit discursive, que lapport du linguiste analyste des textes et des discours est tout aussi important.

    DM & GW Le concept de gnricit a t labor dans le droit fil de pers-pectives qui tendent souligner la parent foncire des genres de discours en neu-tralisant leurs spcificits, notamment celle du discours littraire, en premire ins-tance du moins. Vous crivez ce sujet, en vous situant dans le prolongement des positions de Todorov, qu [u]ne consquence majeure dcoule [du] passage de la potique la thorie du discours : les genres littraires ne sont quun cas parmi dautres de systmes de genres dune socit donne 60. Dans le mme temps,

    59. Comme, daprs sa sur, Rimbaud laurait rpondu sa mre, propos de la lecture des Illuminations.

    60. Jean-Michel adaM & Ute HeidMann, Le Texte littraire, op. cit., p. 21.

  • enjeux de la Gnricit des textes

    212

    vous soulignez que la gnricit dpend des types de discours en jeu, cest--dire de champ[s] socio-culturel[s] qui prsentent tous des systmes de genres dif-frents 61. pistmologiquement et heuristiquement, quels sont les bnfices de cet aplanissement pour ltude des usages particuliers des genres au sein des diff-rents types de discours et formations socio-discursives ? De faon plus particulire, quimplique pour ltude des genres littraires ladoption dun point de vue qui, en premire instance du moins, procde la mise sur le mme plan des diffrents types de discours et, corollairement, quelles seraient les spcificits particulires du discours littraire en termes de mise en uvre de la gnricit ?

    JMA Je suis heureux que vous me posiez cette question car elle revient trs souvent sous la plume de collgues littraires. Il y a visiblement l un norme malentendu, qui se mue, chez certains, en procs dintention lencontre de lana-lyse linguistique et discursive des textes littraires. Oui, je pense, avec Todorov, que les genres littraires ne sont rien dautre quun [] choix parmi les possibles du discours, rendu conventionnel par une socit 62. Les possibles du discours dont parle Todorov se dfinissent au sein des diffrents systmes de genres que les groupes sociaux laborent au cours de leur volution historique, faite de contacts et demprunts avec et dautres groupes sociaux : Le choix opr par une socit parmi toutes les codifications possibles du discours dtermine ce quon appellera son systme de genres 63. Dire que les genres littraires ne sont quun des genres, parmi dautres, dun groupe social dune poque donne ne consiste pas neutraliser leur spcificit . Cela veut seulement dire quil faut considrer la spcificit des genres littraires par rapport aux autres genres de discours dune formation socio-discur-sive donne et tenir compte des ressemblances autant que des diffrences radicales. Les frontires de la littrature ont volu dans la culture de langue franaise, comme les frontires de lart. Dire, avec Todorov, quil ny a pas un abme entre la littra-ture et ce qui nest pas elle consiste seulement partir du fait que les genres litt-raires trouvent leur origine, tout simplement dans le discours humain 64. La faon dont un crivain sempare des formes collectives de discours pour les transformer et les dconstruire est un bon moyen dapprocher ce qui fait dun texte littraire un pome, une nouvelle, etc. La focalisation sur des textes uniquement littraires nest pas le seul axe possible dexploration des faits littraires. La comparaison de textes littraires avec des textes non littraires claire autant les spcificits du pome las-tique futuriste Dernire heure de Blaise Cendrars que du fait divers dont il est tir65.

    Quand vous me demandez quels sont les bnfices de cet aplanissement , je dois dabord dire quil ne faut pas confondre l aplanissement provisoire que vous suggrez avec un aplatissement, cest--dire un crasement des spcificits. Quand Ute Heidmann insiste, dans sa thorisation de la comparaison diffrentielle, sur la ncessit dtablir un rapport non hirarchique entre les compars, elle le fait dans

    61. Jean-Michel adaM, Genres de rcit, op. cit., p. 22.62. Tzvetan Tzvetan todoroV, Les Genres de discours, Paris, Seuil, Potique , 1978, p. 23.63. Ibid.64. Ibid., p. 46.65. Je renvoie aux pages 175 188 dun livre aujourdhui puis : Linguistique textuelle. Des genres

    de discours aux textes (Nathan, 1999). Cette tude doit beaucoup aux changes que jai eu avec Jean-Pierre Goldenstein, qui a ouvert les pistes dans son dition du recueil, puis avec Marc Dominicy.

  • Jean-Michel adaM

    213

    des termes mthodologiques qui sont destins viter les piges de la pr-hirar-chisation et pour mieux mettre en vidence les diffrences significatives. Dire, comme je le pense pour ma part, que tous les genres sont dignes dintrt scientifique na pas pour consquence une quelconque dgradation des genres littraires ! Cest pour cela que je parle danalyse textuelle des discours et pas de ou du discours en gnral. Il sagit bien de penser les pratiques discursives dans leur singularit et donc gale-ment les pratiques discursives littraires dans leur singularit. Un des grands enjeux de Textualit et intertextualit des contes consistait rendre les contes de Perrault la littrature, en montrant leur trs haut degr dlaboration intertextuelle (Ute Heid-mann parle de palimpsestes pour dcrire cette ralit complexe66). Pour ma part, je ne dis pas autre chose que Todorov :

    [] la place de la seule littrature apparaissent maintenant de nombreux types de discours qui mritent au mme titre notre attention. Si le choix de notre objet de connaissance nest pas dict par de pures raisons idologiques (quil faudrait alors expliciter), nous navons plus le droit de nous occuper des seules sous-espces littraires, mme si notre lieu de travail sappelle dparte-ment de littrature (franaise, anglaise ou russe).67

    Dire que de nombreux types de discours mritent au mme titre notre attention veut juste dire que de nombreux textes littraires et non littraires peuvent devenir lobjet dtudes inspires des mthodes danalyse rdes dans le champ de lanalyse des textes littraires. Je pense que les sciences de linformation et de la communication, comme lanalyse de discours son origine, souffrent dun dficit philologique et hermneutique (au sens dune hermneutique critique). Cest pour cela que, dans le cadre gnral dune linguistique textuelle et discursive, je mefforce de fdrer les sciences des textes. Pour se convaincre de lintrt dune telle dmarche, il suffit de relire lanalyse par Leo Spitzer dune publicit amricaine68 quil rapproche, par son usage de lhyperbole, de la rhtorique de la posie baroque. Nous avons poursuivi cette exploration, Marc Bonhomme et moi, dans notre essai sur LArgumentation publicitaire69, en mettant en avant la rhtorique pidictique et dlibrative du discours publicitaire. Lecture rhtorico-linguistique que jai aussi utilise pour analyser des discours politique dAbraham Lincoln, du gnral de Gaulle et dAndr Malraux.

    Je ne vois pas en quoi louverture de lanalyse de discours des corpus non littraires pourrait tre dommageable la littrature. Seuls certains grands prtres et petits officiants de La Littrature peuvent redouter un affaiblissement de leur sacerdoce et une dsacralisation de leur objet. Cette attitude procde, comme le dit Todorov, dune idologie dont la validit reste dmontrer. Les tudes de Lettres devraient tre mises au service de lanalyse de tous les domaines du discours. Encore une fois, il ne sagit pas de mettre sur le mme plan ni dcraser les diffrences entre discours littraires et non littraires, il sagit de les mettre sur un mme plan dexigence de travail et dengagement de savoirs de la part de lanalyste.

    66. Dans ses chapitres sur Dans ses chapitres sur La Barbe bleue palimpseste et sur Le petit Chaperon rouge palimpseste de Textualit et intertextualit des contes, 2010.

    67. Tzvetan todoroV, Les Genres de discours, op. cit., p. 25.68. Article de 1949 que jai souvent cit et qui a t traduit en franais pour la premire fois Article de 1949 que jai souvent cit et qui a t traduit en franais pour la premire fois

    dans la revue Potique : La publicit amricaine comme art populaire , dans Potique n 37, 1978, pp. 152-171.

    69. Jean-Michel Adam & Marc Bonhomme, Jean-Michel Adam & Marc Bonhomme, LArgumentation publicitaire. Rhtorique de lloge et de la persuasion. Lanalyse des divers aspects du discours publicitaire, Paris, Nathan, Fac. Linguistique , 2012.

  • enjeux de la Gnricit des textes

    214

    Quon puisse vouloir enseigner lunivers