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Plus qu’imparfaits Jean-Philippe Pactol

Jean-Philippe Pactol Plus qu’imparfaits

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Plus qu’imparfaitsJean-Philippe Pactol

10.26 645861

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 118 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 10.26 ----------------------------------------------------------------------------

Plus qu’imparfaits

Jean-Philippe Pactol

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Des kebabs et des hommes

C’est quand même dingue, les situations dans lesquelles on peut se mettre simplement par ennui. Ça s’est passé au cœur de l’été. Je soufflais un peu, après avoir balancé un tapuscrit final à mon éditeur pour mise sous presse, si ça se trouve, les premiers exemplaires arrivaient déjà dans les librairies. Un truc alimentaire, pour me faire du fric. Ça ne s’est d’ailleurs pas si mal vendu. Ça parlait des déboires d’une stagiaire dans une mairie. Facile de balancer des trucs improbables après avoir passé moi-même des années au sein d’une administration territoriale.

Là, j’avais invité Fred le barbu chez moi à prendre un verre et discuter du bon temps de l’alma mater et de nos cours magistraux séchés et passés au pub à se torcher le museau à coups de Guinness. Fred a toujours été un galérien, un type qui plonge dans les emmerdes avec une telle obstination qu’on croirait qu’il cultive. Oh, jamais des emmerdes graves, juste des pertes de temps, un peu de pognon, des fois. Rien

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de mortel. Et là, il venait à peine de se poser à ma table qu’il a reçu un coup de bigo. Un de ses potes avait besoin rapido de sa ganache pour réceptionner des colis chez lui. Enfin, pas chez lui, mais à sa boutique, où il était pas. Ça reniflait le plan lose, comme ça sent le poney dans une écurie. Mais je n’ai même pas cherché à le dissuader : son pote, c’est un bon pote, il tient un kebab, et toutes ses consos sont gratuites, alors il pouvait bien lui renvoyer l’ascenseur, non ? J’ai haussé les épaules et proposé de l’accompagner, avec un gros pack de bières au cas où ce serait, comme je le craignais, amusant comme un repas dominical en famille. Banco, il a dit.

Alors on est partis. C’était pas la première fois que j’allais chez

quelqu’un prendre une livraison de meubles, livres ou électroménager. En revanche, c’était bien la première fois que je me rendais dans un kebab fermé pour les vacances y réceptionner quelque chose alors que le patron ne prenait même pas la peine de venir le faire lui-même. Ça me paraissait bizarre, mais je n’avais que ça à foutre, et, finalement, j’étais un peu curieux aussi : ça ne nous empêcherait pas de tailler le bout de gras, et ça nous ferait un événement dans notre existence morne à ce moment précis de l’Histoire. Alors, pour moi, c’était cool.

Lorsqu’on est arrivés, y a juste eu à taper un code pour rentrer. Il faisait bon, tous les volets étaient baissés, et la boutique était à l’ombre depuis plusieurs

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jours. Fred en a relevé un, ça devait signaler au livreur qu’il y avait bien quelqu’un, et qu’il pouvait décharger sa cargaison. On s’est assis à une des tables de la salle, en décapsulant des bières. Fred ne savait pas à quelle heure le livreur devait passer, son pote ne le lui avait pas dit ; il n’avait, en outre, pas eu les couilles de lui dire qu’à la nuit tombée, on se barrerait quoiqu’il arrive. On a alors parlé de Charlène, cette superbe blonde callipyge qui nous faisait tous fantasmer en deuxième année. Elle aimait raconter qu’elle oubliait régulièrement ses culottes chez ses amants, dont on rêvait tous de faire un jour partie, ne serait-ce que pour un soir. C’était le genre bourge superficielle et grande gueule, et on n’avait pas trop envie de soirées romantiques à ses côtés, mais plutôt, comme dit le poète, de « lui démonter les bas de caisse à la clé de douze ». Fred m’a appris alors qu’il l’avait revue l’année précédente, mariée, avec pratiquement un gosse par année de mariage, les bajoues, les fesses et les nichons en oreille de cocker, empaquetée dans une jupe plissée, un gilet bleu marine, et un serre-tête. Le choc ! Elle qui, à la fac, portait des sapes ras-le-bonbon, et nous allumait en s’exhibant presque, était devenue une Marie-Ségolène coincée du boule ! Ça sentait le mariage arrangé, comme ça se passait dans certains milieux réacs conservateurs. Son mari, sans doute de sang bleu, lui avait fait mioches sur mioches pour la retenir à la maison, et réduire son corps à une chose élastique capable de laisser passer n’importe

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quel nouveau né, mais qu’aucun chibre – sauf, peut-être, mort de faim – ne viendrait fouiller pour une raison autre que de la charité chrétienne. Une manière de la priver de tout espoir d’un ailleurs ou d’un après meilleur. C’est con, c’est super-con. J’ai jamais été attiré par le milieu bourgeois, mais Charlène, c’était une fille qui croquait la vie par le gros bout, et qui avalait chaque bouchée – du moins, c’est ce qu’on croyait. Et, là, c’était comme si elle s’était retrouvée emballée dans une burqa, mariée de force à un hadji de trente ans son aîné.

J’ai fermé ma gueule, atterré. « Ouais, enfin, c’est comme ça », qu’il a conclu

avant de terminer sa bouteille, l’air grave. C’était une putain de conclusion, et y avait plus rien d’autre à dire.

Finalement, une camionnette blanche sans marquage s’est pointée devant la boutique. Un utilitaire comme il y en a des milliers en circulation. En a débarqué un type qui avait l’air aussi louche qu’un colis qui fait tic-tac. Il a toqué à la porte de service, et Fred est allé lui ouvrir. Le gars avait un très fort accent des pays de l’Est, et un Français plus qu’approximatif. Il y a eu une discussion qui a duré plus d’un quart d’heure, au cours de laquelle Fred a essayé de convaincre l’avenant inconnu qu’il était là à la demande de son pote pour réceptionner la livraison. À la fin, las de débattre, ou bien convaincu – mais je n’y crois pas trop – le livreur est allé chercher des cartons assez lourds et volumineux, et les a

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amenés un à un dans la boutique, et nous les avons rangés le long du mur de la réserve, en les entassant, tant il y en avait. Après tout ça, Fred a demandé où il fallait signer. Le drôle d’engin ne comprenait pas, et Fred a mimé le geste de signer en répétant deux ou trois fois le mot « papier ». Le livreur a par comprendre : « Papier ? Ah, papier ! » Il a éclaté de rire, et ajouté « Pas papier ! » avant de regagner sa camionnette, toujours plié en quatre.

Alors, avec Fred, on s’est regardés. Évidemment, pas de papier ! Rien de tout ça n’était officiel. Alors j’ai redébouché deux bières, et j’ai suggéré que Fred appelle son pote, pour lui dire que la livraison avait bien eu lieu. Mon barbu préféré a composé le numéro, et, apparemment, s’est fait enguirlander : l’appel en lui-même avait quelque chose d’indélicat. Ça a confirmé mon sentiment d’illégalité quant à l’opération.

« Bon, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? – Je sais pas. On jette un œil ? – Tu sais que ce qu’y a là-dedans, c’est tout

pourri, et que découvrir ce que c’est exactement, ça peut nous valoir de la taule ?

– Merde, t’as raison. Bah alors, on y va ? – J’aimerais faire un truc, avant ça. » Avec un chiffon imbibé de produit nettoyant –

une chance qu’il en reste dans la réserve – j’ai nettoyé partout où on avait posé nos paluches. Des fois que…

Ce kebab, je le connaissais de vue, pour passer devant chaque fois que j’allais à la gare, à l’époque où

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je créchais en banlieue. J’y avais déjà aperçu Fred, d’ailleurs. Enfin, plutôt une barbe tartinée de sauce blanche et de miettes de viande rôtie. On a tout fermé, en faisant gaffe de pas coller nos doigts sur quoi que ce soit, et puis on s’est tirés, en prenant un autre chemin que lorsqu’on était arrivés. On se baladait l’air ostensiblement décontracté, c’est limite si on se tenait pas par la pogne pour donner le change. Et puis on s’est vautrés chez lui, et on a encore évoqués des souvenirs de vieux combattants en descendant encore des bières. Dans la soirée, on s’est pris une suée en entendant les sirènes des flics et en voyant les clignotements bleus des gyrophares.

Assez mystérieusement, on a jamais revu le kebab ouvert. Depuis, c’est une laverie, tenue par un cousin du pote de Fred. Paraît-il qu’il en a tout le tour du ventre, des cousins. La famille, c’est sacré.

C’est fou, ce qui se passe d’excitant dans ma vie…

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Comment j’ai déjoué un complot

Parfois, à Paris, les notions de faune et de population se superposent. Parfois, aussi, la notion d’individu lambda se superpose à celle de patient en psychiatrie.

J’ai déjà été un peu contrarié quand ce type m’a demandé s’il pouvait s’asseoir à la même table que moi. J’ai grommelé que ça ne me posait pas de problème, sur un ton qui ne laissait pas le moindre doute sur le fait que ça me faisait quand même bien chier. Après tout, qui suis-je pour le lui refuser ? La table n’était pas à moi ! En plus, il n’était pas pile en face, mais à ma droite, laissant la vue dégagée sur le boulevard et sur les jambes dénudées des parisiennes et des touristes qui préféraient l’été indien à une canicule d’août. Alors, je ne m’en suis pas offusqué, j’ai simplement déplacé mon demi sur la table, histoire de bien lui faire savoir que je sentais mon espace perso sérieusement anchlussé.

Bon.

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Tout allait bien jusqu’à ce qu’il me balance une connerie du style : « C’est en été que les jardins sont les plus beaux. » J’ai rétorqué un truc d’une platitude atterrante – mais, en y mettant les formes – comme quoi je me foutais bien des jardins, et je me suis replongé dans la contemplation du paysage du Boulevard de Clichy, espérant avoir fermé suffisamment hermétiquement la porte à toute conversation qui s’annonçait gonflante. Manque de bol, ça a semblé l’encourager, plutôt qu’autre chose.

Shit. Après avoir reluqué plusieurs fois aux alentours,

il a changé de place pour venir se planter comme un poireau face à moi. Il allait me dauber ma demi-revasserie. D’un air grave et hollywoodien, il s’est adressé à moi :

« Dieu merci, c’est quelqu’un comme vous que je cherchais.

– Qu’est-ce que vous racontez ? – Cherchez pas à comprendre. Vous pouvez me

montrer vos mains, s’il vous plaît ? – Et puis quoi, encore ? – S’il vous plaît… c’est très important pour moi ! – Mais enfin, qu’est-ce que ça peut bien vous

foutre ? » Il avait un regard si intense que, finalement, j’ai

cédé. Je lui ai donc montré mes paluches, qu’il a examiné avec l’œil expert d’un démineur. Ça a semblé lui apporter un certain soulagement. Moi, au

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contraire, je trouvais que la situation commençait à devenir malsaine. C’était quoi, ce dingue, bordel ? Il a continué, sur le ton de la confidence :

« Écoutez, je n’ai pas beaucoup de temps. J’aimerais que vous me rendiez un service…

– Ça dépend du service ! Je ne suis pas psychiatre, vous savez…

– Mais ça n’a rien à voir ! Je sais que vous n’êtes pas avec eux, c’est ça qui compte. Écoutez, voici ce que vous allez faire : vous allez vous rendre aux toilettes pour hommes, et je vous y rejoindrai après. Là, je vous dirai ce que vous pouvez faire pour moi. D’accord ?

– D’accord. Après ma bière, alors. – Mais… c’est urgent ! – Si vous ne m’en dites pas plus, je considère que

ça n’est pas si urgent que ça. Déjà que vous débaroulez comme ça alors que je ne vous ai rien demandé, je ne vais pas en plus me presser de me plier à vos caprices !

– Alors, vous vous moquez totalement de la démocratie et de la liberté…

– Taisez-vous, vous parlez sans savoir… – Mais, au contraire, je sais tout ! (Plus bas

encore) Et c’est bien ça qui les gêne ! Alors, vous roulez pour eux, ou bien pour le camp de la liberté ?

– Écoutez, mon vieux, j’ai pour principe de refuser tout débat politique, à plus forte raison avec des inconnus. »

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Là, il est devenu frénétique, et, tout en parlant à voix basse, il s’est fait impératif : « Écoutez, terminez votre bière, et puis, rejoignez-moi comme on a convenu ! » On avait rien convenu du tout, mais ça semblait pas le perturber plus que ça. Lorsque ma mousse – dont j’avais savouré la moindre goutte – a été finie, je suis descendu. De toutes façons, il fallait changer l’eau des poissons. Lorsque j’ai débarqué aux gogues, le sinistre se tenait debout devant un urinoir, faisant semblant de pisser en silence, avec l’air subreptice d’un chalutier français dans la baie d’Auckland. Depuis combien de temps est-ce qu’il faisait le pied de grue, là ? J’ai déroulé le colosse, et entamé la conversation pendant que le clapotis de mon soulagement viscéral contribuait à distraire toute oreille indiscrète :

« Bon, alors, vous allez m’expliquer de quoi il s’agit ?

– Voilà… Il a sorti de la poche intérieure de sa veste une

enveloppe en kraft contenant apparemment un objet rigide.

– … je vous demande de prendre ça avec vous, et de le cacher du mieux que vous pourrez. Tant qu’ils ne le récupèrent pas, ils ne pourront rien faire.

– Ils ? Qui ça, ils ? – Les Illuminati ! – Ah. Je sentais ma raison vaciller au rythme de la

sienne.