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ACTES SUD Jean-Pierre Le Dantec Dix jardiniers

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ACTES SUD

Jean-Pierre Le Dantec

Dixjardiniers

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Loin d’être paisiblement et exclusivement préoccupés par la pousse des plantes et la beauté d’un agencement réussi, les créateurs de jardins sont souvent des personnages flam-boyants, passionnés jusqu’à l’excès, et aux destins parfois tragiques. C’est ce que découvrira le lecteur de ce nou-vel ouvrage de Jean-Pierre Le Dantec, qui conte les “Vies” d’une dizaine de jardiniers de cultures et d’époques diffé-rentes : le souverain moghol Babur, l’Italien Pirro Ligorio, créateur des jardins de la villa d’Este, le Chinois Ji Cheng, “dresseur de pierres” au début du XVIIe siècle, Jean-Baptiste Le Blond qui dessina les plans de Saint-Pétersbourg, le landscape gardener anglais Humphry Repton, le prince allemand Hermann von Pückler-Muskau, les Américains Frederick Law Olmsted et Calvert Vaux, créateurs de Central Park à New York ; ou encore l’étonnante Ellen Willmott, qui s’obstina jusqu’à sa mort à planter sans relâche, et Charles Pécqueur, un ancien mineur du Nord de la France qui avait rassemblé sa vision du monde dans un jardinet de quelques dizaines de mètres carrés.

Pour rendre hommage à ces artistes méconnus que sont les “jardiniers-paysagistes”, Jean-Pierre Le Dantec a su allier avec bonheur la plume du romancier et l’exigence de l’histo-rien des jardins. En inventant des personnages qui ont existé, il nous rappelle aussi que l’histoire est sans doute la source la plus riche de la fiction.

Ingénieur et architecte, historien et écrivain, Jean-Pierre Le Dantec a longtemps enseigné à l’Ecole d’architecture de Paris-La Villette, qu’il a dirigée de 2001 à 2006. Il a également participé à l’élabo-ration de projets de paysage, d’urbanisme ou de jardins. Il a publié de nombreux essais ou anthologies consacrés à l’art des jardins, dont Poétique des jardins (Actes Sud, 2011), ainsi que des romans.

Illustration de couverture : Hieronymus Bosch (1450-1516), Le Jardin d’Eden (détail), musée du Prado, Madrid, © Giraudon / The Bridgeman Art Library, 2012

DIX JARDINIERS

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DU MÊME AUTEUR

BRETAGNE, RE-NAISSANCE D’UN PEUPLE, Gallimard, Paris, 1974.LES DANGERS DU SOLEIL (récit), Presses d’aujourd’hui, Paris, 1978.ENFIN L’ARCHITECTURE, Autrement, Paris, 1984.GRAAL-ROMANCE (roman), Albin Michel, Paris, 1985.LE ROMAN DES JARDINS DE FRANCE (en collaboration avec Denise Le Dantec), Plon, Paris, 1987 ; rééd. Bartillat, Paris, 2000.LE TRÉGOR, Autrement, Paris, 1988.ÎLE-GRANDE. UN ÉPISODE DE LA VIE ORDINAIRE DE JOSEPH CONRAD (roman), La Table ronde, Paris, 1989.BRETAGNE, Seuil, coll. “Points-planète”, Paris, 1990.SPLENDEUR DES JARDINS DE PARIS (en collaboration avec Denise Le Dantec), Flammarion, Paris, 1991.DÉDALE LE HÉROS, SITUATIONS DE L’ARCHITECTURE CONTEMPORAINE, Balland, Paris, 1992.CHRISTIAN DE PORTZAMPARC, Editions du Regard, Paris, 1995.JARDINS ET PAYSAGES (anthologie critique), Larousse, coll. “Textes essentiels”, Paris, 1996 ; rééd. Editions de la Villette, Paris, 2002.FEUILLETS D’ARCHITECTURE, CHRONIQUES, Le Félin, Paris, 1997.ARCHITECTURE EN FRANCE, ministère des Affaires étrangères, ADPF, Paris, 1999.LES CORPS SUBTILS (roman), Seuil, coll. “Fiction & Cie”, Paris, 2000.EAUX, STRATES, HORIZON : AGENCE TER. HENRI BAVA, MICHEL HOESSLER, OLIVIER

PHILIPPE, Quart Verlag, Lucerne, 2001.LE SAUVAGE ET LE RÉGULIER. ART DES JARDINS ET PAYSAGISME EN FRANCE AU XXe SIÈ-

CLE, Le Moniteur, Paris, 2002.ÉTOURDISSEMENTS (roman), Seuil, coll. “Fiction & Cie”, Paris, 2003.ATLAS DE LA NATURE À PARIS (codir.), Atelier parisien d’urbanisme, Muséum d’histoire naturelle, ENSA de Paris-La-Villette, Le Passage, Paris, 2006.JARDINS DE PARIS, avec des aquarelles de F. Moireau, Editions du Pacifique, Paris, 2006 (édition anglaise Editions du Pacifique, 2007).BUFFI ARCHITECTURES, Le Moniteur, Paris, 2008.POÉTIQUE DES JARDINS (essai), Actes Sud, Arles, 2011.ÎLE GRANDE (roman), Dialogues, Brest, 2012.

© ACTES SUD, 2012ISBN 978-2-330-00537-5978-2-330-10580-8

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JEAN-PIERRE LE DANTEC

Dix jardiniers

ACTES SUD

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AVANT-PROPOS “Je suis en permanence tracassé par cette classification misérable d’architecte du paysage (landscape architect). Paysage n’est pas un bon mot, architecture non plus ; et leur combinaison ne l’est pas plus. Jardinage est pire […] L’art en question n’est ni du jardinage ni de l’architecture. Ce que je fais ici en Californie n’est ni l’un ni l’autre. Il s’agit d’un art sylvestre, un bel-art se distinguant de l’hor-ticulture, de l’agriculture ou de l’art sylvestre ordinaire. Nous voulons qu’une distinction soit faite entre un pépi-niériste, un jardinier marchand, un spécialiste des ver-gers, et un artiste.”

Cet extrait d’une lettre, datée du 1er août 1865, de Fre-derick Law Olmsted à son associé Calvert Vaux* témoigne de la difficulté à nommer une activité, dérivée certes du jardinage mais pensée comme un art susceptible de s’appliquer non aux seuls jardins ou aux parcs, mais à la gestion et à la création d’entités paysagères plantées. Pour pallier cette difficulté, le Français Jean-Claude Ni-colas Forestier proposa, quelques dizaines d’années plus tard, de faire usage de deux vocables introduits en fran-çais au XIXe siècle : jardinisme et jardiniste. A ses yeux, le suffixe -isme – et son dérivé -iste – exprimait le carac-tère artistique de son activité professionnelle, en la dis-tinguant des pratiques artisanales avec lesquelles elle était trop souvent confondue. C’était habile, mais insuffi-sant. Outre que ces deux mots, faute d’heureuse euphonie,

* Les deux créateurs de Central Park à New York. Voir p. 123 sq.

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ne se sont jamais imposés dans la langue commune – même s’il m’arrive d’en faire usage –, eux-mêmes souffraient de l’étroitesse de leur champ d’application. Ainsi, pour s’en tenir à Forestier lui-même, ce créateur d’envergure internationale admiré par Giraudoux et par Le Corbusier ne fut pas seulement un “jardiniste” dont les créations, de style “paysager” à l’origine*, se sont rapidement tour-nées vers un art nouveau teinté d’impressionnisme (Fo-restier fut ami de Monet) puis vers l’art déco. Il fut aussi l’un des fondateurs de l’urbanisme moderne** – du land-scape urbanism dirait-on aujourd’hui pour faire chic –, c’est-à-dire d’une activité d’esprit et d’échelle fort éloi-gnés du jardinisme stricto sensu, aussi nouveau et raf-finé soit-il.

Ce flou sémantique est loin d’être levé aujourd’hui. Sur-tout en France où, contrairement à l’usage – certes discu-table – qui s’est répandu dans le reste du monde où l’on distingue horticulteur et jardinier d’une part, architecte et urbaniste du paysage de l’autre, le qualificatif de “paysa-giste” recouvre aujourd’hui, sans distinction de titre ou de qualité, le pépiniériste ou l’horticulteur aménageant et entretenant, sans autre ambition que la reproduction de modèles, le jardin de Monsieur Tout le Monde, et l’artiste maîtrisant des savoirs techniques dont l’activité peut en-glober la création de jardins ou de parcs privés ou urbains, l’entretien ou la transformation de jardins historiques, ainsi que l’aménagement paysager d’opérations immobilières ou d’infrastructures (autoroutières par exemple), ou la gestion de certains sites, y compris patrimoniaux.

* Il avait été recruté par Adolphe Alphand, devenu préfet de Paris après avoir été le directeur des “Promenades parisiennes” sous Haussmann.** Après avoir publié un ouvrage de référence intitulé Grandes villes et systèmes de parcs (1909), Forestier fut l’un des fondateurs de la Société française des architectes urbanistes (SFAU) en 1911, et conçut jusqu’à sa mort (1930) quantité de propositions urbaines de grande échelle (dont certaines ont été réalisées) pour les villes nouvelles marocaines, pour Séville et Barcelone, pour Buenos Aires et La Havane…

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Dans ces conditions, quel vocable choisir ? Après de longues hésitations, j’ai pris le parti de la simplicité, au moins pour le titre de mon livre. Par-delà les querelles de vocabulaire que je viens d’évoquer, mon but appelait en effet la modestie : il s’agissait de rendre hommage à des artistes mal connus en racontant les Vies de quelques-un(e)s d’entre eux.

Les Vies de personnages illustres constituent au-jourd’hui, aux yeux de la plupart des historiens, un genre dépassé – même si ceux de ma spécialité s’accordent à voir dans l’ouvrage de Vasari Le Vite de’ più eccelenti pittori, scultori e architettori italiani (1560-1568) l’ancêtre et la matrice de l’histoire de l’art. Selon une doxa qui fut mienne dans les années 1960 et 1970 (et que je persiste à penser juste à certains égards), les biographies de créa-teurs seraient dénuées d’intérêt puisque la vocation des œuvres véritables est d’échapper à leurs auteurs. En outre, juxtaposer une dizaine de récits, nécessairement brefs et disparates, comporte le risque du schématisme, du décousu. D’autant que j’ai choisi – sans déroger, je le précise, au travail documentaire le plus strict – de faire appel aux ressources de la fiction : l’invention de scènes plausibles mais invérifiables en l’absence d’archives.

Il n’empêche. J’ai eu grand plaisir à écrire ce livre. Pour cette raison naïve que raconter des Vies en inventant des personnages qui ont existé est un bonheur dont je ne saurais me passer. Et parce que je tiens que l’Histoire, selon le joli mot de Paul Veyne*, est un “roman vrai”.

Le choix de mes “héros” ? Ce fut l’un de mes problèmes, souvent en forme de crève-cœur**. Mes désirs étaient

* Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination consti-tuante, Seuil, coll. “Des travaux”, Paris, 1983.** Ainsi j’avais achevé d’écrire la Vie de Thays quand j’ai découvert, grâce à un colloque auquel j’ai participé à Rio de Janeiro dans le cadre de l’année de la France au Brésil (fin 2009), les éléments qui me manquaient concernant celle de mon compatriote trégorrois (puisque né à Lannion) Auguste Glaziou (1833-1906), qui fut à la fin du XIXe siècle le directeur des parcs et jardins de l’empereur du Brésil et le créateur, à ce titre, de la forêt de Tijuca à Rio, dont les

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multiples et parfois contradictoires. En premier lieu, j’en-tendais donner vie, puisque l’art des jardins et des pay-sages est l’un des plus anciens et des plus universels qui soient, à des créateurs issus de la plupart des aires civi-lisationnelles, ceci en privilégiant, pour des raisons de compétence, celle que je connais le mieux : l’Occident. Un de mes plus vifs regrets a été de devoir abandonner, faute de documents lisibles par moi de façon directe, l’idée de mettre en scène le maître japonais du Ryoanji ou le créateur du parc impérial de la ville de Kyôto, Ko-bari Enshu (1579-1647). En deuxième lieu je désirais, grâce à mes personnages, parcourir les pays et les épo-ques : partir de la civilisation ayant inventé la notion de paysage il y a quatre millénaires (la Chine) pour aboutir au “nouveau monde” (l’Amérique), en excluant, afin d’évi-ter d’inutiles controverses, les créateurs encore vivants. En troisième lieu, je tenais à ne retenir que des artistes, certes de premier plan, mais moins connus (en France) que Le Nôtre, Brown ou Burle-Marx* (paysagiste brési-lien moderne dont j’avais en trepris la rédaction d’une Vie à partir de souvenirs personnels, d’études déjà pu-bliées et de témoignages de plusieurs de ses proches, mais que j’ai abandonnée après avoir appris qu’une grande exposition allait lui être consacrée en 2011 à la Cité de l’architecture et du patrimoine). En quatrième lieu, il convenait que figure dans mon panthéon jardi-niste une femme (au moins), exigence qui s’est avérée difficile à tenir : si les femmes ont en effet joué, depuis

amoncellements rocheux sont inspirés, dit-on, de la “côte de gra-nit rose” bretonne entre Trébeurden et Perros-Guirec. Or, il va de soi que je ne pouvais retenir que l’un de ces deux néo-Américains du Sud, quasi contemporains qui plus est.* On m’objectera qu’Olmsted est archicélèbre puisqu’il est, aux Etats-Unis, une “gloire nationale”. Mais tel n’est pas le cas de son associé et premier maître Calvert Vaux, auquel j’ai désiré rendre justice. De même, si Repton est l’un des maîtres incontestés des jardins-paysages “à l’anglaise” de l’époque géorgienne, il reste en France assez mal connu – tout comme Pückler-Muskau dont le domaine de Muskau, relativement bien conservé à cheval sur la frontière polono-alle-mande, est pourtant classé au Patrimoine de l’humanité.

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toujours, un rôle éminent dans l’art des jardins et des paysages (je pense, par exemple, à Aglaé Adanson, fille de l’éminent naturaliste du XVIIIe siècle Michel Adanson auquel j’ai consacré un roman*, à qui l’on doit le magni-fique arboretum de Balaine à Villeneuve-sur-Allier), si les femmes, donc, ont apporté une éminente contribu-tion à cet art, ce fut le plus souvent, machisme oblige, de façon discrète ou subalterne. Leur émergence en tant que conceptrices déclarées ne s’affirme donc qu’à la fin du XIXe siècle, en Grande-Bretagne notamment, lorsque l’une d’entre elles – Gertrude Jekyll – parvint à y acqué-rir le statut de “star” : j’ai toutefois écarté Miss Jekyll en raison de sa trop grande célébrité** au profit d’une de ses contemporaines plus obscure et plus intrigante, Ellen Willmott. Enfin, il m’a paru plaisant, en retenant des per-sonnages hors du commun et aux destins parfois tra-giques, d’offrir aux lecteurs un ensemble de Vies méritant d’être contées et confirmant, du même coup, la remarque malicieuse d’un écrivain tchèque jardinier, Karel Capek : “Qu’on n’aille pas s’imaginer que le véritable jardinage comporte une activité bucolique et méditative : c’est une passion qui ne se peut assouvir, comme tout ce à quoi s’attache un homme sérieux***.”

* Les Corps subtils, Seuil, coll. “Fiction & Cie”, Paris, 2000.** Les ouvrages de et sur Gertrude Jekyll sont légion, y compris en traduction française.*** L’Année du jardinier (1929), traduction Joseph Gagnaire, 10/18, Paris, 2000.

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JI CHENG (1582-vers 1642)

Longtemps j’ai conçu des jardins. Sous forme de poèmes et de peintures jusqu’à ma quarantième année, puis en qualité de dresseur de pierres dans la province de Jiangsu.

Pour un jardinier de talent, cette région est une terre de miracles. Collines et rivières se succèdent et se mêlent à l’infini, offrant des paysages, des eaux, des rochers et des végétaux propres à inspirer les plus grands maîtres de shansui et de tianyuan *. Pourquoi, dès lors, ai-je pris la décision de mettre fin à ma carrière ? Serait-ce par las-situde, sentiment d’avoir atteint mes limites, écœurement d’avoir dû plier devant l’ignoble Ruan Dacheng ? Sans doute. Mais il y a surtout le désir de renouer avec mes pérégrinations de jeunesse. Ma vieillesse approche, et l’envie m’a repris de prendre la route avant de me retirer à l’écart des violences qui accablent aujourd’hui mon pays.

Jeune, sans penchant pour le train du monde,D’un goût naturel, j’aimais les montagnes, Tombé par mégarde aux panneaux du siècle, D’une traite, il m’en coûta treize années !

Voilà ce qu’après Tao Yuanming je pourrais aujourd’hui écrire, convaincu qu’au terme du voyage que je vais en-treprendre à la recherche de la source du “pays des pêchers

* Le shansui (littéralement “montagnes et eaux”) est habituellement traduit par le mot de “paysage” au sens pictural du terme ; quant au tianyuan (littéralement “champs et jardins”), il désigne un genre poétique traditionnel, celui des lettrés retirés (ou exilés) à la cam-pagne dans le détachement et la sérénité.

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en fleur”, comme lui je renoncerai à “la poussière rouge du monde”, reviendrai “à la vie champêtre” et me ren-drai “à moi-même” de façon définitive.

A moi-même… C’est-à-dire au jeune homme que je fus. Le joyeux étourdi que la peinture d’un ermitage juché au sommet d’une montagne ou la composition d’un qu à propos du vol d’une hirondelle jetaient dans un bonheur proche de l’exaltation. Et qui se prenait alors, l’innocent, pour l’égal de l’auteur des Saisons bleues et du Secret de la peinture, le maître dont Su Tung Po a écrit que “ses tableaux étaient des poèmes, et ses poèmes des tableaux” : Wang Wei.

Je suis né à Songling, dans le district sud de Suzhou, au printemps de l’an 1582, au sein d’une famille de petits fonctionnaires. En dépit du dénuement où subsiste ce milieu, la vie était calme et joyeuse dans cette région qui passe pour miraculeuse tant l’abondance y règne en rai-son du climat, du nombre des lacs et des rivières, de la tradition industrieuse de sa population. Cultures pros-pères, artisans habiles, marchands honnêtes, mœurs policées : ma mère avait coutume de dire que les dieux s’étaient unis pour faire de cette contrée et de la ville de Yangzhou le “paradis des jardins d’ici-bas”.

Possédant quelques dons pour les études, je fus admis à me présenter, en qualité de boursier, aux examens pro-vinciaux dès l’âge de vingt ans. Mais à peine arrivé à Nanjing dans l’“Enceinte épineuse” où sévissait le préfet Zhao, vieil examinateur à l’œil sévère coiffé d’un bonnet noir, je sus que mon destin ne serait pas celui qu’on m’avait promis. Mes dissertations s’en ressentirent et je fus recalé dès la première épreuve. Ma famille en fut navrée, moi plutôt satisfait.

— Comment est-ce possible, Ji Cheng ? protesta mon père. Comment as-tu fait pour être “marqué au front” immédiatement?

Mon père avait revêtu une robe en soie noire aux lise-rés d’argent, dans laquelle son corps maigre flottait mal-gré la large ceinture rouge qui lui serrait la taille.

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— Tes professeurs, pourtant, m’avaient assuré…— Je n’étais pas fait pour la carrière de fonctionnaire,

le coupai-je avec brusquerie.Puis, sur un ton de défi :— Dès demain je prendrai la route. Mon cheval est

vaillant, mon esprit clair, mes mains habiles et j’ai épar-gné pendant deux ans la moitié de ma bourse. Je gagne-rai ma vie en peignant des paysages et en composant des poèmes. Ainsi apprendrai-je l’art de dresser les pierres dont j’ai l’intention de faire mon métier.

Mon père dénoua sa chevelure blanche qu’il avait lon-guement fait tresser avant notre départ de Songling.

— Mon fils cadet est devenu fou, sanglota-t-il. Puis, devant la fermeté de ma décision, il finit par me

souhaiter bonne chance et par me confier la moitié de la somme économisée en vue du séjour, prévu à l’ori-gine pour durer plusieurs mois, dans la ville de Nanjing.

— Vis comme tu l’entends, soupira-t-il. Mais n’oublie pas de célébrer tes ancêtres et le souvenir de tes parents.

Pendant une quinzaine d’années, je sillonnai la Chine, affrontant les hivers glacés des marges du Nord comme les moussons brûlantes de la rivière des Perles, décou-vrant les temples majestueux de Beijing ou de Shanghai, longeant des mois durant la Grande Muraille, me glissant sur une jonque étroite entre les falaises des Trois Gorges infestées de tigres et de serpents, escaladant les montagnes argileuses des anciens royaumes de Yan et de Chu… Par-tout je dessinais, je m’informais, je notais des poèmes, je rêvais sous la lune en contemplant les étoiles. De loin en loin, à la faveur d’une halte dans quel que auberge ou dans un monastère, me parvenait la rumeur des troubles affec-tant la Cour et l’Empire : les malversations des eunuques, les cruautés de la police secrète, les jacqueries des pay-sans, les menaces des Mandchous sur Beijing.

— Nous vivons l’effondrement d’un monde, se lamen-taient les gens qui rapportaient ces bruits. La fin des Ming est proche et l’Empire, bientôt, ne sera plus que ruines, guerres, pillages, trahisons.