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Jeux dangereux : (dé)nouer des liens Jeu de la tomate ou du foulard, rêve bleu ou indien : les jeux asphyxiques sont monnaie courante à l’école, comme l’atteste une récente étude menée dans l’académie de Toulouse. Alors que de nombreux responsables éducatifs minimisent encore ces pratiques, certains enseignants prennent le parti d’en parler. C’est le cas à Lagardelle-sur-Lèze, petit village du sud toulousain. Là-bas, pendant la « Semaine des Bons Copains », la parole est reine. L es yeux encore en- sommeillés, les en- fants se pressent autour des quatre petits bancs dispo- sés en arc de cercle devant le tableau. Il est tout juste 9 heu- res, et déjà une petite voix se dé- tache du brouhaha: « Maîtresse, Victor* m’a tapé pour me prendre la place ! ». Virginie Lozes, en- seignante de cette classe de pe- tite-moyenne section et direc- trice de la maternelle s’adresse à sa jeune assemblée : « Je crois que Victor a encore oublié de parler. Je vous l’ai déjà dit: quand on a un problème, on utilise la parole ! ». Dès la maternelle, les enfants sont sensibilisés aux règles d’or du vivre-ensemble. Des travaux manuels leur permettent de s’approprier le symbole du bon copain. © Anne-Laure Thomas Le calme est revenu. La petite trentaine d’élèves se lève pour faire « la ronde des bons co- pains ». Un rituel instauré dans le cadre de cette semaine de sen- sibilisation aux comportements violents, « fréquents, même en ma- ternelle », constate Virginie. Elle questionne les enfants sur les règles évoquées la veille. Léa lève le doigt: « On n’a pas le droit de me faire mal ». Cette évidence n’en est pas une : « Tu sais Léo, des fois il crache. Et il sert le cou aussi », dira Logan un peu plus tard. Pour prévenir les jeux à risque, il faut d’abord faire comprendre aux enfants que leur corps est sacré. « Et si un copain fait quelque chose de dangereux pour lui, je peux lui dire de faire attention, et surtout, je vais prévenir un adulte », mar- tèle la maîtresse. Pour elle, l’en- jeu en maternelle est surtout d’amener les enfants à devenir des témoins préventifs. « Tous ne connaissent pas les jeux d’asphyxie, mais au moins, ils sont au courant quand ils arrivent en CP. » Elle sait aussi que certains s’adonnent à ces jeux dès la maternelle, no- tamment celui de la tomate. C’est le plus rudimentaire des jeux de non-oxygénation. Son Anne-Laure Thomas

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Jeux dangereux : (dé)nouer des liens Jeu de la tomate ou du foulard, rêve bleu ou indien : les jeux asphyxiques sont monnaie courante à l’école, comme l’atteste une récente étude menée dans l’académie de Toulouse. Alors que de nombreux responsables éducatifs minimisent encore ces pratiques, certains enseignants prennent le parti d’en parler. C’est le cas à Lagardelle-sur-Lèze, petit village du sud toulousain. Là-bas, pendant la « Semaine des Bons Copains », la parole est reine.

Les yeux encore en-sommeillés, les en-fants se pressent autour des quatre petits bancs dispo-

sés en arc de cercle devant le tableau. Il est tout juste 9 heu-res, et déjà une petite voix se dé-tache du brouhaha: « Maîtresse, Victor* m’a tapé pour me prendre la place ! ». Virginie Lozes, en-seignante de cette classe de pe-tite-moyenne section et direc-trice de la maternelle s’adresse à sa jeune assemblée : « Je crois que Victor a encore oublié de parler. Je vous l’ai déjà dit: quand on a un problème, on utilise la parole ! ».

Dès la maternelle, les enfants sont sensibilisés aux règles d’or du vivre-ensemble. Des travaux manuels leur permettent de s’approprier le symbole du bon copain. © Anne-Laure Thomas

Le calme est revenu. La petite trentaine d’élèves se lève pour faire « la ronde des bons co-pains ». Un rituel instauré dans le cadre de cette semaine de sen-sibilisation aux comportements violents, « fréquents, même en ma-ternelle », constate Virginie. Elle questionne les enfants sur les règles évoquées la veille. Léa lève le doigt: « On n’a pas le droit de me faire mal ». Cette évidence n’en est pas une : « Tu sais Léo, des fois il crache. Et il sert le cou aussi », dira Logan un peu plus tard. Pour prévenir les jeux à risque, il faut d’abord faire comprendre

aux enfants que leur corps est sacré. « Et si un copain fait quelque chose de dangereux pour lui, je peux lui dire de faire attention, et surtout, je vais prévenir un adulte », mar-tèle la maîtresse. Pour elle, l’en-jeu en maternelle est surtout d’amener les enfants à devenir des témoins préventifs. « Tous ne connaissent pas les jeux d’asphyxie, mais au moins, ils sont au courant quand ils arrivent en CP. » Elle sait aussi que certains s’adonnent à ces jeux dès la maternelle, no-tamment celui de la tomate. C’est le plus rudimentaire des jeux de non-oxygénation. Son

Anne-Laure Thomas

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principe : retenir sa respiration jusqu’à devenir « rouge comme une tomate ».

« N’ayez pas peur de leur en parler, ils savent déjà »

Des gestes plus explicites d’étranglement ont aussi été constatés en primaire. Or, les jeux de strangulation sont les plus meurtriers. Les enfants ignorent le danger, mais savent très bien comment s’y prendre : flexions rapides des jambes pour créer une hyperventilation, blo-cage de la respiration puis étran-glement. Un évanouissement se produit, précédé de sensations hallucinatoires : impression de déplacement du sol, étoiles de-vant les yeux, vision floue, bour-donnements d’oreilles. Les en-fants recherchent ces sensations comme un amusement, sans savoir qu’un arrêt cardiaque est possible à tout moment. Faut-il en parler aux enfants ? Ici, les profs ont décidé que oui. Ailleurs, beaucoup préfèrent en-core se taire de peur de donner des idées. Une erreur, pour Vir-ginie Lozes : « N’ayez pas peur de leur en parler, ils savent déjà ! ». Une conviction partagée par sa hiérarchie, ce qui est loin d’être le cas dans toutes les académies. L’inspectrice de la circonscrip-tion a même organisé il y a six

mois une formation de direc-teurs sur le sujet.

Dire et redire

À Lagardelle, une première se-maine des bons copains a eu lieu en juin, deux autres sont prévues d’ici la fin de l’année scolaire. « Comme tous les appren-tissages, il faut dire et redire. » Pour délivrer un message unique, enseignants, responsables du centre de loisir et équipe muni-cipale ont travaillé ensemble. Ils ont notamment planché sur un logo pour symboliser ce « bon copain ». De leur réflexion est né un super-héros aux formes arrondies. Une silhouette inspi-rée d’une affiche dessinée gra-cieusement par Cabu pour une association de prévention du jeu du foulard, l’APEAS. Pour Vir-ginie, « l’idée de super-héros avec sa

cape parle aux enfants. Ils compren-nent qu’à leur niveau, ils peuvent faire quelque chose ». Reste aux enfants à s’approprier ce symbole grâce aux ateliers. Certains devront dessiner ce petit héros ; d’autres construire leur propre « ronde des bons copains » avec des figurines co-lorées. « Maîtresse, on a fait une grande ronde tous ensemble ! ». La consigne n’est pas tout à fait respectée, mais Virginie ne peut que féliciter ce travail collectif inattendu. Car au-delà de la prévention sur les jeux d’asphyxie, cette semai-ne s’inscrit dans la thématique plus globale du vivre-ensemble. Elle a d’ailleurs été couplée à la semaine de la laïcité. En fin de matinée, la maîtresse lira « Le Petit Hérisson Partageur ». De quoi aborder avec les tout-petits les notions de fraternité ou d’en-traide.

Une corde pour sauter

Dans la pénombre, les têtes po-sées sur la table se relèvent. Il est 14 heures. Angélique Rochette, la maîtresse de CE1, rallume les lumières. D’une voix douce, elle met fin à l’intermède silencieux. Ce temps calme de quelques minutes a été instauré il y a plu-sieurs mois pour désamorcer la violence de la cantine.

La «ronde des bons copains» d’un enfant de 3 ans, en petite section. © Anne-Laure Thomas

Pour définir le symbole du bon copain, les responsables pédagogiques se sont inspirés d’un dessin de Cabu (à gauche) offert à l’APEAS, une association de lutte contre le jeu du foulard. © Anne-Laure Thomas

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« À quoi jouez-vous à la récré ? ». Les doigts se lèvent. Il y a les classiques : « Tennis, frisbee, foot ». D’autres jeux aux noms inconnus, dont il faut chercher à comprendre le principe. La « pa-tate » consiste à mettre des gens en prison ; la « gamelle » n’est finalement qu’un jeu de cache-cache, le « poteau bleu » un tou-che-touche. « Qu’est-ce-que tu fais avec ta corde à sauter Marina ? », demande la maîtresse. « Bah je saute ! ». Clément : « Nous on se la met autour du ventre et on joue à l’équitation ». Angélique en pro-fite pour rappeler qu’une corde à sauter n’est faite que pour sau-ter. Car quand un enfant dé-cide de jouer au jeu du foulard en solitaire, n’importe quel lien fait l’affai-re. Mais alors, pas de copain pour desserrer l’étau sur les carotides ou aler-ter les secours après la perte de connaissance.

«Vous imaginez votre vie assis tout le temps ? »

Pour aborder les risques de ces pratiques, une bande-dessinée du magazine Astrapi a été choi-sie : Tom se sent bizarre, il ra-conte à ses amis qu’il vient de jouer à la tomate. Que Félix a tellement retenu sa respiration qu’il est tombé. Qu’un copain lui a ensuite donné des claques pour le réveiller. La maîtresse est prévenue. Plus tard, en clas-se, elle leur explique ce qui se passe dans leurs corps quand ils jouent à la tomate. « Vous êtes rouges parce que vous arrêtez de res-pirer. Là, votre cerveau ne reçoit plus d’oxygène. À cause de ça, votre corps peut être abîmé pour toute la vie ».

Angélique reprend le discours de la maîtresse de la BD à son compte. À 7 ou 8 ans, insister

sur les séquel-les physiques a souvent plus d’impact que de parler de mort. « Vous vous souvenez, on a vu que sans oxygène, le feu s’éteignait. Le

cerveau, c’est pareil. Il y a des pe-tites cellules qui vont disparaître pour toujours. Elles donnent des ordres à nos jambes par exemple. Vous imaginez votre vie assis tout le temps ? ».

L’évocation des conséquences corporelles irréversibles suffit souvent à suspendre la pratique de ces jeux. Surtout, la discus-sion permet de lever un tabou. « Est-ce qu’on a le droit de rappor-ter ? » demande Thomas. « Oui, c’est même obligatoire. Ça s’appelle porter assistance à personne en dan-ger », explique Angélique. Alors les langues se délient. « Alexan-dre il le fait. Et le frère de Romain aussi. » Une fois qu’ils ont com-pris qu’on ne les grondera pas, un bon tiers de la classe avoue aussi avoir déjà joué à la toma-te.À la récréation suivante, Angé-lique remontera la parole des

L’évocation des conséquences

corporelles irréversibles suffit à stopper la

pratique de ces jeux.

La semaine des bons copains permet surtout de libérer la parole de l’enfant. Dans cette classe de CE1, un tiers des élèves avouera avoir déjà joué à la tomate. © Anne-Laure Thomas

Pour aborder les risques des jeux dangereux, des supports adaptés aux enfants existent.© Anne-Laure Thomas

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enfants à sa directrice, Monique Mansas.

Riches, pauvres, bons comme mauvais élèves

Il fait nuit. La lumière est allumée dans l’école maternelle, pourtant désertée depuis longtemps par les enfants. Le centre de loisirs a offert l’apéro ; la mairie prêté les chaises et un policier municipal à l’entrée. Pour boucler la bou-cle de la prévention, une réunion d’information pour les parents a été organisée. « Vous faites par-tie de la communauté éducative ! », leur assène Virginie Lozes. Une petite vingtaine d’entre eux a fait le déplacement. Il y a 314 élèves dans l’école. À 20 heures, chacun prend place devant le vidéo-projecteur. Les directrices dé-taillent le dis-positif de la semaine des bons copains. Puis laissent la parole à Caro-line Cortey. La jeune femme est médecin urgen-tiste au CHU de Purpan à Tou-louse. En 2013, pour les besoins de sa thèse, elle a mené une étude de prévalence sur les pratiques

Combien d’enfants meurent du jeu du foulard ?

Il n’existe pas de chiffre précis car aucune étude de morbidité n’a été menée sur ce phénomène en France. Les associations, comme l’APEAS (Association des Parents d’Enfants Accidentés par Strangulation) rapportent en moyenne une dizaine de décès par an. Un chiffre probablement sous-estimé. Car nombre de cas de morts par strangulation sont classés en suicide : pour un médecin légiste, il est très difficile de distinguer un jeu qui aurait mal tourné d’un acte volontaire. C’est souvent a posteriori, en interrogeant les camarades de l’enfant, que les parents découvrent que le jeu se pratiquait à l’école.

asphyxiques en école primaire. Avec l’aide du rectorat, elle a éta-bli une liste d’écoles représenta-tive. « La première difficulté a été de convaincre les directeurs. On a essuyé 30 à 40% de refus. Pour eux, le pro-blème n’existait pas chez eux. » Au final, plus de 1000 questionnaires remplis par des élèves de CE1-

CE2 dans 25 écoles ont per-mis de remonter des chiffres alar-mants. Ils vien-nent d’être pu-bliés : 70% des enfants connais-

sent ces jeux et 40% les ont déjà pratiqués. Parmi eux, un tiers dès la maternelle. Un papa lève la main, l’air visible-ment dubitatif : « Ici à Lagardelle,

vous pensez vraiment que plus de 100 élèves ont déjà joué à ces jeux ? ». Une question qui n’étonne pas le Dr Cortey : « En 2007, une étude TNS-Sofres concluait que les parents connaissaient bien le jeu du foulard ... tout en étant persuadés que leur enfant était trop mature pour s’y adonner ». Pourtant, il n’existe pas de joueur-type. Riches, pau-vres, bons comme mauvais élè-ves, filles ou garçons : tous peu-vent être tentés. Au-delà des chiffres, Monique Mansas préfère insister sur son expérience : « Ce qui est certain, c’est que c’est arrivé. La première fois, trois élèves dans le dos de la maî-tresse. Cette année en CP aussi. Ce sont d’autres élèves qui ont prévenu. On surveille, mais on ne peut pas tout voir ». Virginie Lozes pour-suit : « Ça ne fait pas de bruit. Et les enfants peuvent le faire juste par défi, pour faire les malins ».Alors les parents aussi compren-nent qu’on ne les jugera pas. Une maman se lance : « Arthur a eu un geste d’étranglement avec sa pe-tite sœur. Il l’a forcément appris à l’école ». Elle n’accuse personne. Ce soir, sûrement a-t-elle com-pris que son fils n’était pas vio-lent. Juste joueur. Désormais, elle saura quoi lui dire : un jeu, dès lors qu’il est dangereux, n’est pas un jeu.

* Tous les prénoms des enfants ont été modifiés.

70% des enfants de 8-9 ans connaissent les jeux d’asphyxie,

et 40% les ont déjà pratiqués.

De g. à dr. : le Dr Caroline Cortey, dont l’étude montre l’étendue des jeux d’asphyxie en primaire; Virginie Lozes, directrice de l’école maternelle; Monique Mansas, celle de l’élémentaire. ©Anne-Laure Thomas