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Académie Royale de Belgique CLASSE DES LETTRES ' ET DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES MÉMOIRES Collection in-8° Tome LI. Fascicule 3. Koninklijke Academie van BelgiS KLASSE DER LETTEREN EN DER MORELE EN STAAT- KUNDIGE WETENSCHAPPEN VERHANDELINGEN Verzameling in-8° Boek LI. Aflevering 3. Le Thème Philosophique des GENRES DE VIE dans l'Antiquité Classique ROBERT JOLY Docteur en Philosophie et Lettres Prix Gantrelle de l'Académie BRUXELLES PALAIS DES ACADÉMIES Rue Ducale, 1 BRUSSEL PALEIS DER ACADEMIËN Hertogelijkestraat, 1 N° 1670 1956

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Académie Royale de Belgique

CLASSE DES LETTRES 'ET DES SCIENCES MORALES

ET POLITIQUES

MÉMOIRESCollection in-8° — Tome LI.

Fascicule 3.

Koninklijke Academie van BelgiS

KLASSE DER LETTEREN ENDER MORELE EN STAAT-

KUNDIGE WETENSCHAPPEN

VERHANDELINGENVerzameling in-8° — Boek LI.

Aflevering 3.

Le Thème Philosophiquedes

GENRES DE VIEdans

l'Antiquité Classique

ROBERT JOLYDocteur en Philosophie et LettresPrix Gantrelle de l'Académie

BRUXELLES

PALAIS DES ACADÉMIES

Rue Ducale, 1

BRUSSEL

PALEIS DER ACADEMIËNHertogelijkestraat, 1

N° 16701956

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LISTE DES PUBLICATIONS RECENTES DE L'ACADËMIE

CLASSE DES LETTRESET DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES

Mémoires in-8° — 2e Série

Tome XXIIiS

1360bis. H'parûie ; 1928 ; 660 p,

Doutrepont, Georgcs. Les types populaires de la littérature française :Í360. I" partie ; 1926; 499 p 224 »

llêt " ""

Tome XXIII1. 1358. Verhulst, Louis. Entre Senne et Dendre. Contribution à l'étude de la

situation des classes agricoles en Belgique pendant le XIX* siècle ;1926 ; 6 pl., 1 fig., 2 cartes, 1 diagr., 362 p. 72 »

2. 1376. Lefèvre, Joseph. Le Conseil du Gouvernement général institué parJoseph II ; 1928 : 229 p 52 »

3. 1384. Vandcrvelde, Emile. La psychologie du socialisme. A propos de troislivres récents : Karl Kautsky-N. Boukarine-Henri De Man ; 1928 ;48 p 10 »

Tome XXIV1. 1381« Kremer, René. La théorie de la connaissance chez les Néo-Réalistes

anglais ; 1928 ; 204 p. . 44 »2. 1385. Doutrepont, Georges. Les acteurs masquês et enfarinés du XVI* au

XVIII· siècle en France ; 1928 ; 40 p . 10 »3. 1401. Lacoste, Edmond. Bayle, nouvelliste et critique littéraire, suivi d'une

nouvelle édition des pamphlets de Bayle contre le Maréchal de Luxem-bourg ; 1929; 274-92 p. . 84 »

Tome XXV1394. Nowé, H. Les baillis comtaux de Flandre. Des origines à la fin du

XIV* siècle ; 1929 ; carte, 633 p 130 »Tome XXVI

1. 1393. Jacquemyns, G. Histoire de la crise économique des Flandres (1845-1850);1929; 14 diagr., 472 p 110 »

2. 1397. Gevers, Madeleine. Etude sur les obligations dans la Jurisprudencecontemporaine ; 1929 ; 164 p. 40 »

Tome XXVII1. 1399. Doutrepont, Georges. Les prénoms français à sens péjoratif ; 1929 ; 128 p. 30 »2. 1402. Stiénon, G. et Mhaly Szabô. Notice sur Théodore Aineyden — un Belge

.— et sur ses commentaires inédits des « rime > de P. Bembo ; 1929 : 27 p. 8 »3. 1406. Dotremont, Stanislas. L'arbitràge international et le Conseil de la Société

des Nations. Le Pacte. Les progrès tentés et réalisés depuis. Les progrèsréalisables ; 1929 ; 464 p 110 s

Tome XXVIII1. 1409. Cuny, A. La catégorie du duel dcins les Langues indo-européennes et

chamito-sémitiques ; 1930 ; 65 p 40 »2. 1412. Tassier, Suzanne. Les Dêmocrates belges de 1789. Etude sur le Vonckisme

et la Révolution brabançonne; 1930 ; 2 portr., 1 pl., 479 p 120 »3. 1420. Doutrepont, Georges. La Condamnation de Banquet de Nicole de la

Chesnaye ; 1931 ; 1 pl„ 81 p 24 *tome XXIX

1. 1416. Hubaux, Jean. Les thèmes bucoliques dans la poésie latine ; 1930 ;259 p 70 »

2. 1422. Berlière, Ursmer. La familia dans les monastères bénêdictlns du moyenSge ; 1931 : 124 p. 30 »

3. 1434. De Munter, Joseph. Studie over de zedelijke schoonheid en goedheid bijAristoteles ; 1932 ; 213 p 100 »

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Le Thème Philosophiquedes

GENRES DE VIEdans

l'Antiquité ClassiquePAR

ROBERT JOLYDocteur en Philosophie et LettresPrix Gantrelle de l'Académie

Impression décidée le 5 mars 1955.

Lettres . — Tome XXIX, fasc. 3.

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A MonsieurArmand DELATTE,

en témoignage de vive reconnais-sance et de respectueuse admiration.

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AVANT-PROPOS

La première partie de cette étude (jusqu'à Aristote compris)fut présentée en 1944 comme Mémoire de Licence à l'Universitéde Liège et l'ensemble y fut présenté comme Mémoire de Doctoraten 1950. Nous n'avons cessé depuis lors de retoucher notretexte et de tenir compte des publications ultérieures.Le sujet même de ce travail nous avait été proposé par notre

Maître, M. Armand Delatte, qui a dirigé nos recherches avec lacompétence et le zèle qu'on lui connaît.Notre dette à son égard est immense et si ces pages ont quelque

valeur, c'est à lui qu'on le doit.Notre reconnaissance va aussi à nos Maîtres liégeois qui, à

deux reprises, ont lu ce travail et nous ont prodigué leurs conseils.Nous remercions enfin Messieurs les Commissaires A. Rome

et F. Mayence, à qui nous devons de précieuses observations.

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Le thème philosophique des genres de viedans Tantiquité classique.

INTRODUCTION

Une tendance typique de l'esprit grec est de vouloir réduireime réalité complexe et multiple à quelques catégories qui satis-fassent la raison, tant par leur nombre restreint que par le sensclair et précis qui s'attache à chacune d'elles.C'est ainsi que partant de l'observation des formes de gouver-

nement fort variées des innombrables cités, les Grecs ont établitrès tôt le tableau des principales constitutions : royauté, oligar-chie, démocratie, tyrannie.Nous allons étudier dans ces pages l'une de ces constructions

du rationalisme grec : des aspects multiples de la vie quotidienne,les Grecs ont dégagé la théorie des genres de vie : théorétique,pratique, apolaustique, etc., c'est-à-dire contemplative, active,jouisseuse, etc.De même encore ils ont distingué deux ou trois biens essentiels

de la nature humaine ; mais c'est sûrement la théorie des viesqui s'est chargée de la plus haute signification et les Grecs l'ontdéveloppée avec un amour particulier.Le thème des genres de vie contient trois éléments :1) l'énumération de diverses fins auxquelles se rattache

l'activité humaine ;2) un jugement qui choisit l'une d'entre elles comme la meil-

leure, qui précise des oppositions, des exclusives, d'après unenorme qui varie selon les individus ;

3) l'idée d'une existence concrète vécue sous le signe de chacunedes valeurs distinguées.On voit bien que ces trois éléments n'ont pas la même impor-

tance : les deux premiers sont primordiaux ; le troisième donneraau thème plus de relief, quand il aura acquis une précision suffi-sante. Nous verrons que l'idée même de vie n'apparaît d'une

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8 le thème philosophique des genres de yie

façon permanente qu'à partir de Platon, alors qu'il serait vainde nier que le thèjne existât auparavant.Le nojnbre des genres de vie, on s'y attend, n'est pas fixé

d'avance ; il varie d'un penseur à l'autre, encore que les trois« vies » énumérées plus haut soient les plus connues et jouent unrôle essentiel dans l'histoire du thème.L'analyse qui précède est capitale pour notre travail. Elle expli-

que pourquoi l'étude de certains textes ne rentre pas dans notresujet, malgré l'apparence.Ainsi, dans un passage du Charmide où il s'agit de montrer

que la σωφροσΰνη n'est pas «une certaine absence de précipita-tion », nous trouvons les expressions 6 σώφρων βίος, 6 ήσνχιοςβίος, 6 μή ήσυχιοΐ, mais nous ne pouvons y découvrir ni lepremier, ni le second élément du thème ici étudié (x).De même encore un texte de Cicéron (2) fourmille d'expressions

telles que « vitae cursus », « in quo genere vitae », « viam vivendi »,« in diligendo genere vitae », etc., qui pourraient convenir exacte-ment à notre thème. Mais il ne s'agit là que du choix d'une car-rière et ce problème est beaucoup plus concret, plus terre à terreque le thème des genres de vie. C'est un choix entre diversesactivités, et non entre diverses fins auxquelles se rattache, engénéral, l'activité humaine. C'est plus loin dans la même œuvreque Cicéron aborde l'opposition des genres de vie telle que nousl'entendons ici ( 3). La même remarque élimine aussi le début de laSatire I, I d'Horace, où il n'est question que de différents métiers.Π faut aller plus loin. Un thème fort ancien (il remonte dans

nos textes à Hésiode) oppose deux routes de la vie, celle de làvertu et celle du vice. Par les Pythagoriciens et Prodicos, il pro-longe sa vie jusqu'au Tableau du pseudo-Cébès et jusqu'à la litté-rature hermétique et chrétienne (4). II est bien différent de celuique nous étudions ici. En effet, les concepts de « vie morale » et de« vie immorale » ne précisent en rien quelle est l'activité concrèteexigée de l'homme : action, contemplation, ataraxie ou extase ?II s'agit là seulement de la distinction populaire du bien et du mal.Notre thème surgit lorsque ce jugement moral s'applique auxgrandes formes d'activité humaine.

(1) i6o b-c.( 2) De Officiis, I, XXXII-XXXIII.(8) I, XLIII.( 4) Voyez Fr. Cumont, Lux perpetua, pp. 278 sq. ; A. J. Festugière, La

rêvêlation d'Hermès Trismégiste, III, Les doctrines de l'âme, 1953, PP- 9^ sq.

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dans l'antiquité classique 9

Nous avons borné volontairement notre enquête aux littéra-tures classiques, tout en n'ignorant pas qu'on pourrait trouver desconceptions intéressantes, notamment chez les Égyptiens et lesHindous. Mais les Égyptiens n'ont rien qui dépasse « la satire desmétiers » (x) et les Hindous semblent inférieurs aux Lyriquesgrecs dans l'élaboration du thème (2). D'autre part, le dévelop-pement de ce dernier dans la philosophie grecque n'a besoind'aucune référence à ces littératures pour pouvoir être compris ;c'est une idée approfondie par les Grecs d'une façon autonomeet son histoire se suffit à elle-même.Le thème des genres de vie n'a jusqu'à présent fait l'objet

d'aucune étude d'ensemble. Dans « Vita Contemplativa », Fr. Bollse propose d'évoquer le courant contemplatif, qui traverse toutel'antiquité, et, en face de lui, ses adversaires (3). Le point de vueest très différent du nôtre, mais l'auteur est ainsi amené à citerbeaucoup de textes, encore qu'il soit loin d'être complet. La mêmeannée, Terzaghi, partant d'un texte de Synésius, esquissaitrapidement « le choix du genre de vie » (4). Son étude n'est guèresatisfaisante. II s'intéresse surtout aux antécédents, aux succé-danés littéraires du thème, les Lyriques grecs et latins le retien-nent beaucoup plus que les philosophes. Parmi ceux-ci, il ne citeque Platon, Aristote et Dion de Pruse. Quant à nous au contraire,ce sont les spéculations philosophiques qui vont nous retenir aupremier chef.Nous analyserons en cours de route un article célèbre de Werner

Jaeger (6), qui nie, à propos des Présocratiques, l'authenticitéd'un certain nombre de renseignements provenant, selon lui, duparti pris des platoniciens et des péripatéticiens du quatrièmesiècle. Sa thèse ne nous paraît pas fondée, comme nous espéronspouvoir le montrer.En dépit du titre d'un intéressant article, Ernst Kapp ne ren­

(*) B. van de Walle, Le Ihème de la satire des métiers dans la liltêrature égyp-tienne, in Chronique d'Égypte, XXII, n. 43, Janvier 1947.

(2) Cf. L. Renou, Anthologie sanskrite, pp. 109 et 161.( s) Dans les Sitzungsber. dér Heidelberg. Akad., 1920, 8. Abhandlung,

34 PP·(*) La Scelta della Vita, in Studi italiani di Filologia classica, 1920,

pp. 364-400.(s) Voyez p. 24 sq.

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10 le thème philosophique des genres de vie

contre guère le thèjme des genres de vie dans Theorie und Praxisbei Aristoteles und Platon (^).Notre étude était complètement rédigée quand nous avons pris

connaissance du Discours universitaire de Bruno Snell : Theorie

tmd Praxis im Denken des A bendlandes (2). Forcément rapide, il nepeut consacrer à l'antiquité que quelques pages, qui esquissentl'attitude générale des grandes écoles philosophiques à l'égard dudilemme contemplation-action. Ces pages sont fort justes et noussommes heureux de constater notre accord avec l'auteur surplusieurs points importants, notamment sur la significationexacte du personnage d'Amphion, dans YAntiope d'Euripide.Le gros volume d'A. Grilli, II problema della vita contemplativa

nel mondo greco-romano, Milan, 1953, ne nous a été connu quelorsque notre texte se trouvait chez l'imprimeur. Nous avonsforcément dû nous limiter à faire quelques allusions à cette étudedans notre chapitre VII. Nous ajoutons ici deux remarques quenous croyons importantes.A. Grilli part en fait de l'épicurisme. II rappelle rapidement les

antécédents et cite les travaux de F. Boll, W. Jaeger et R. Mon-dolfo. II est amené à accorder une grande originalité à Panétius,notamment parce que ce dernier aurait, un des premiers, associédans son idéal de vie la contemplation et l'action : ce que nousappelons vie mixte est considéré par A. Grilli comme caractéris-tique de l'enseignement de Panétius ( 3). II nous semble quelorsqu'on a suivi la naissance au Ve siècle et le cheminement àtravers la pensée grecque de l'idéal de la vie mixte, comme nousavons essayé de le faire, on s'aperçoit que Panétius ne faisaitqu'adopter sur ce point une idée déjà traditionnelle et enseignéeexplicitement par Chrysippe en ce qui concerne le stoïcisme.D'une façon générale, on peut craindre que faute d'accorder

assez d'attention aux siècles antérieurs, la mise en valeur de lapensée hellénistique ne fausse quelque peu les perspectives.En second lieu, A. Grilli établit des liens très étroits entre

l'idéal de la vie contemplative et celui de Ι'ενθυμία, de la tran-quillitas animi ; il identifie facilement ces deux notions et la partieessentielle de son livre se propose de rechercher dans des auteurs

(*) Voyez Mnemosyne, 1938, pp. 179-194.(2) Hambourg, 1951, 34 pp.( 3) A. Grilli, 0. I., pp. 112 sq.

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dans l'antiquité classique II

tardifs — Cicéron, Sénèque et des chrétiens du IVe siècle — destraces du περϊ εύθυμίας de Panétius. En retraçant l'histoire del'idéal « euthymistique », il croit aussi retracer celle de l'idéalcontemplatif.Nous ne pouvons pour notre part associer aussi étroitement

εύθυμία et βíos θεωρηπκός. Nous ne connaissons le vepl εύθυμίαςde Panétius que par les ouvrages de Sénèque et de Plutarquequi portent le même titre. Or, ces deux derniers auteurs soulignenttrès clairement que la tranquillitas animi est tout aussi compa-tible avec 1'action qu'avec la cont&mplation : voyez le chapitre 2du 77epÎ εύθυμίας de Plutarque et les passages suivants de l'opus-cule de Sénèque : II, 9 ; IV en entier, surtout 8 ; V, 5 ; XIII, 1 ;XVII, 3 et 7.II nous paraît donc qu'il fallait séparer plus nettement l'his-

toire de ces deux thèmes.

Enfin, certaines études spéciales, consacrées à un philosopheou à l'histoire d'une idée, font parfois allusion au thème qui vanous retenir, mais c'est toujours d'une façon rapide et sansperspective suffisante, ce qui expose à des erreurs.

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CHAPITRE I

LES LYRIQUES GRECS

L'opposition des genres de vie telle qu'on la trouve, par exemple,dans la Rêpublique dë Platon est le produit abstrait d'une réflexionphilosophique, une réduction à trois ou quatre catégories desàspects plus divers et plus complexes de la vie humaine normale ;c'est une élaboration proprement philosophique. Personne nes'attendrait à trouver chez Anacréon, ni même chez Théognis ouPindare une réflexion de cet ordre : « II y a trois genres de vie : lavie contemplative, etc... ». Les poètes lyriques grecs sont attachéspar toutes leurs flbres à la vie concrète de leur milieu : c'est danscette expérience journalière, et non dans l'isolement de la spécu-lation pure qu'ils trouvent leur inspiration.Mais d'autre part, il est clair que le philosophe ne tire pas tous

ses enseignements de la seule voie déductive. II peut reprendredes éléments au climat intellectuel de son époque, les présentantsous une iorme plus abstraite et les faisant rentrer dans sonsystème. II convient donc de se demander d'où vient l'idée d'oppo-ser divers genres de vie. II ne semble pas que ce soit dans laphilosophie elle-même qu'oa en puisse trouver l'origine. Commenous le verrons, dans la pensée philosophique, ce thème a unenetteté, une précision telle qu'il ne saurait être qu'un aboutis-sement : il faut remonter jusqu'aux poètes lyriques pour enobserver la genèse.

« Vie pratique », « vie jouisseuse », « vie contemplative » sont lesexpressions par lesquelles le thème sera fixé dans la philosophie.Mais pour un homme étranger à la spéculation, l'équivalent duconcept « vie apolaustique », c'est « plaisir », et quand un poèteoppose plaisir à richesse, personne ne doutera qu'il n'ait déjàl'idée assez précise de l'existence, pour l'homme, d'au moinsdeux conduites possibles : la fin de l'une étant la jouissance, la finde l'autre la richesse.II serait facile d'allonger ce chapitre en analysant complai-

samment un certain nombre de textes, analyse inutile sans doute,

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le thème philosophique des genres de vie i3

ces textes étant bien connus. Aussi nous contenterons-nous

souvent de les mentionner pour montrer que l'âge lyrique aconnu des rudiments du thème des genres de vie.

Quelques fragments énumèrent une suite d'activités humainesqui ne sont l'objet d'aucun jugement de valeur : c'est en sommela matière du thème, alors que ce jugement en est la forme. IIn'y a là certes qu'un lieu commun d'une grande banalité, maisce qui est intéressant à notre point de vue, c'est qu'une idée trèsbanale en elle-même devienne nettement à cette époque un thèmelittéraire traité avec prédilection.Le premier développement que nous rencontrions est celui de

Solon (^) :Chacun a son occupation...

Suit tme énumération de difíérentes activités, des principauxmétiers de l'époque (vers 43-63) : commerce, agriculture, arti-sanat, poésie, mantique, médecine. Solon se garde bien de direauquel vont ses préférences : toutes les occupations se valent,c'est le destin qui est le maître (2) :

C'est la Moire qui apporte aux mortels le mal et le bien...

On pourrait penser à l'idée homérique de l'arbitraire divin (3),mais Solon la corrige .( 4) : le mal vient de nous.Tout cela nous laisse fort loin du thème philosophique posté-

rieur : c'est l'affirmation la plus simple qu'on puisse rattacher àla conception des genres de vie et elle aura une postérité litté-raire enviable.

Remaniant une scène du Bouclier d'Achille, l'auteur médiocredu Bouclier hésiodique (5) établit entre le travail et le plaisir uncontraste nouveau. Dans Homère, ce sont deux villes qui s'op-posent ; ici, c'est l'intérieur d'une ville, où l'on s'amuse, et lesenvirons où l'on travaille.

(x) Solon, Fr. i Diehl, v. 43 sq. L'indication se trouve déjà dans Homère(ξ 228) et dans Archiloque (Fr. 41 Diehl). Bruno Snell aborde ce thème et citequelques autres iragments dansDie Entdeckung des Geistes, que nous connaissonspar la traduction italienne La cultura greca e le origini del pensiero europeo,Einaudi, 1951, pp. 51 sq.

(>) Fr. i, v. 73.(») Y, 242.(') Vers. 75.(·) 'Aams, vers 238-324, en particulier v. 285.

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14 le thème philosophique des genres de vie

Dans un poème célèbre f 1), Tyrtée déclare hautement qu'iln'estime aucune qualité, si on n'a le « courage impétueux ». Etvoici les valeurs qu'il énumère : les sports, la beauté, la richesse,a puissance politique, la douceur de la voix, la réputation, laforce, le courage impétueux. L'énumération ne suit aucun ordreprécis ; au contraire, tous ces avantages sont jetés pêle-mêleintentionnellement : ils n'ont pas plus de valeur les uns que lesautres, tous sont également distants du courage impétueux.On trouve dans ce texte une liste de différentes valeurs et un

jugement qui met l'une d'elles en évidence. Ce n'est pas tout ;si l'on fait abstraction de la « voix douce comme le miel », l'auteurdistingue richesse, puissance politique, gloire et action, c'est-à-direune gamme déjà nuancée d'activités, plus détaillée que celle quenous retrouverons chez les philosophes, qui identifient puissancepolitique, gloire et action dans la vie politique. Quoiqu'on nedécouvre pas ici l'idée de genre de vie, le poète cependant dégageles fins que la philosophie ultérieure assignera aux genres de vie ;il n'y a pas de différence essentielle entre la pensée du poèteguerrier et celle du philosophe : tous les deux énumèrent lesvaleurs connues et font leur choix. Mais le philosophe généraliserale point de vue, il ne retiendra que les valeurs qui peuvent êtrele but de toute une vie et de tout individu et on comprend dèslors qu'il ne reprenne pas la « douceur de la voix », ni la « rapiditéà la course » de Tyrtée.

Ne mentionnons de Théognis qu'une réflexion typique :« Que m'importe richesse et honneur ? Le plaisir avec la joie

l'emporte sur tout » (2),

où il ne se contente pas d'affirmer que le plaisir est la premièreou la seule valeur, mais où il l'oppose même à deux autres pour lesnier : richesse et honneur. Le thème des genres de vie maintiendraces valeurs, à cette différence près que αίδώς, sentiment del'honneur, y deviendra δόξα, honneur dont on jouit auprèsd'autrui.

Nous ne pouvons quitter le Corpus sans signaler une élégiequi ne peut absolument pas être attribuée à Théognis : les vers

(') Fragment 9.( 2) Vers 1067-8.

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dans l'antiquité classique 15

911-930 (x). Le poète est à un carrefour : quelle route choisir ? Lapremière est celle de l'avarice, qui amasse pour amasser ; l'autre,celle du plaisir, avec les dépenses qu'il exige. Tel avare s'estnourri d'une façon odieuse, il est mort : sa fortune va au premiervenu. Tel prodigue a « très bien » vécu pendant un certain temps,mais le voilà réduit à la mendicité. Conclusion : in medio virtus,ce qui évite tout déboire. C'est le μηδίν άγαν de l'inscriptiondelphique, mais développé par des exemples concrets. Le poèten'admet pas l'alternative ; son développement est sans doutebanal et prolixe (2), mais son attitude est celle, mutatis mutandis,qui commandera la « vie mixte » du Philèbe: la raison intervientet pèse le pour et le contre de chaque parti.

Les oppositions de valeur sont fréquentes chez Pindare.« II en est que charment la gloire et les couronnes des chevaux

rapides comme la tempête, d'autres qui aiment à vivre dans deschambres où l'or abonde, il en est aussi qui aiment à traverser,sains et saufs, le gouffre marin sur un vaisseau rapide » ( 3). II estimpossible de ne pas voir ici une distinction bien ferme entregloire, richesse et action, trois genres de vie qui se maintiendront.II y a plus : à chaque groupe d'hommes qu'il distingue, Pindaren'attribue qu'un seul goût. Ainsi apparaît une idée essentiellepoilr le thème que nous étudions : les genres de vie seront long-temps considérés comme incompatibles, un individu ne pouvantpratiquer qu'un genre de vie. Solon, à propos des métiers, effleu-rait lui aussi cette idée.

La distinction entre gloire et richesse est courante dans Pin-dare : ce sont deux aspects importants du bonheur 4. L'idéal dupoète est de les joindre ; c'est là sa vie mixte. « Quand un mortels'est acquis, avec de grandes richesses, un renom illustre, il nepeut désormais risquer ses pas sur une autre cime » (6) .Richesse, gloire, valeur au sens plein, voilà du moins l'idéal

de Pindare le plus souvent affirmé dans les textes conservés. Car,pas plus que d'autres poètes, Pindare n'a eu un ensemble d'idées

(1) Pour la justification, voyez J. Carrière, Théognis, Les Belles Lettres,p. 125-6.

( 2) Carrière, id., ibid.( 3) Fragment 221 (242) Sandys.( 4) Cf. Isthmiques, 3, v. 1-3.(4) Cf. Olympiques, 2, v. 95 sq. ; Pythiques, 5, v. 1 sq.

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l6 le thème philosophique des genres de vie

cohérentes, un système auquel il serait resté fidèle en tout tempset en tout lieu. II sait aussi proclamer la valeur du plaisir, del'amour (x). Grâce aux sources indirectes, nous pouvons entrevoirun Pindare moins solennel, plus homme et plus grec que celuique nous révèlent les poèmes conservés.Un fait plus curieux à noter enfin, c'est que ce poète a entrevu

une autre valeur, la connaissance, la sagesse, mais ce fut pour lacondamner : « Que penser de cette sagesse qui met un homme unpeu au-dessus d'un homme ? Jamais ce sage, avec son faibleesprit, ne pourra pénétrer les desseins des dieux, car il est néd'une mère mortelle » (2).Croiset pense que Pindare a lu Xénophane. Ce fragment en tout

cas pourrait être une réponse au philosophe ( 3). Les parolesdu poète sont prophétiques, elles prévoient d'une façon sûre leslimites du savoir humain, mais il n'appartenait pas à Pindared'en saisir en même temps la force et la grandeur.En bref, Pindare a entrevu toutes les valeurs qui se maintien-

dront dans le thème des vies, il a opposé plusieurs de ces valeursentre elles et enftn, il a porté à ce propos un jugement convaincu,sinon immuable.

Grâce aux Lyriques, nous pouvons être sûrs que le thème desgenres de vie n'est pas sorti tout fait de la réflexion des philo-sophes. Ces derniers ont manifestement élaboré leurs spéculationsà partir d'un modeste bagage de pensées morales dont les poètesfurent les premiers interprètes.Ces traces lointaines, sporadiques et occasionnelles se carac-

térisent par leur diversité : ici un simple contraste, à peine misen relief ; là une longue énumération de valeurs humaines ; ailleursencore, un jugement ne portant que sur deux termes. En compa-rant ces textes à ceux d'Aristote par exemple, nous constatonsque l'idée se présente chez les poètes sous un aspect plus concret.Le discours du philosophe sur la vie active est général et abstrait,mais Tyrtée ne conçoit celle-ci que dans le cas particulier qui letouche, la guerre. Le philosophe a aussi et surtout la prétention dedresser une liste exhaustive des fins auxquelles peut se rapporterl'activité humaine, souci fort étranger à ces premiers poètes.Enfin, tous les futurs genres de vie trouvent chez les Lyriques des

(*) Éloges, 4, 7 et 8.( 2) Fr. 6i (33) Sandys.( 3) Sur Xénophane, voyez p. 19.

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dans l'antiquité classique 17

ancêtres suffisants, sauf la vie contemplative, puisque le plusnoble penseur parmi eux la rejette dédaigneusement.On aperçoit dès lors que le travail des philosophes consistera :1) à abstraire les notions entrevues par les Lyriques, à les

dégager des contingences qui s'y mêlent ;2) à constituer un genre de vie correspondant à l'idéal philoso-

phique et à lui donner le premier rang ;3) à justifier rationnellement l'ensemble de la construction et

spécialement le choix de telle vie comme valeur suprême.

II nous faut maintenant nous tourner d'un autre côté pour yentrevoir aussi l'embryon du thème étudié.On peut dater du VIe siècle, sans grand risque d'erreur, toute

une série d'histoires delphiques dont le but est de répondre à unequestion de ce genre : quel est l'homme le plus pieux ? le plussage ? le plus heureux ? H. Herzog les a étudiées en appendice dulivre de E. Horneffer, Der Junge Plato (*), et il a montré que laquestion posée à Delphes par Chéréphon (quel est l'homme leplus sage ?) peut se rattacher à ces précédents.II y a trois historiettes -xlu type << Ti's· ίύσεβέσταtos ; » dans le

De Abstinentia (II, 15-17) de Porphyre, qui les emprunte selontoute vraisemblance au v epl εύσΐβείας de Théophraste. Herzogjuge avec raison que la seconde (II, 16) est du VIe siècle. L'ancien-neté de ce type d'anecdotes est d'ailleurs prouvée par Hérodote :l'entrevue Solon-Crésus n'est qu'une histoire delphique de cegenre. Mieux encore : Herzog n'a pas pensé au Catéchisme desAcousmatiques ; or, une série d'acousmata pythagoriciens — et onsait qu'ils sont fort anciens (2) — se présentent sous la formed'une question semblable (τί άριστον ; etc.).La vogue de ces anecdotes est à l'origine du thème des genres de

vie. La réponse qu'on donnait à ces questions impliquait unedoctrine, une échelle de valeurs ; elle établissait des catégories,opposait des types sous des apparences purement individuelles :Gygès en face d'Aglaos (3) ou le Magnète en face de Cléarque deMéthydrion (4).

(!) Beitrag : Das delphische Orakel als ethische Preisrichter, 1922. Voyez aussiWilamowitz, Plato, II, pp. 429-430 et Fr. Wehrli, AáOe βιώσας, pp. 30-60.(') Cf. Α. Delatte, Études sur la littérature pythagoricienne, Ch. IX, Le

catéchisme des acousmatiques.( 3) Valère Maxime, VII, 12.( 4) Porphyre, De Abstin., II, 16.

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l8 le thème philosophique des genres de vie

Mais le thème des vies se place à un point de vue beaucoupplus synthétique, d'où tout élément anecdotique ou individuel(le nom propre, par exemple) est banni et où la vie idéale'apporteune réponse simultanée à toutes ces questions différentes qu'onpouvait poser aux oracles du VIe siècle : en fait, dès le|pythago-risme, la vie idéale est à la fois la plus pieuse, la plus'sage, la plusheureuse.

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CHAPITRE II

LES PRÉSOCRATIQUES

XÉNOPHANE

On est embarrassé pour situer Xénophane : sa place est-elleici ou avec les poètes ? Platon le considérait peut-être cojnjnele père de l'éléatisme (x) et le texte qui nous intéresse (Fragment 2)est digne autant du philosophe que du poète.Xénophane y oppose, sur un ton satirique aigu, la force physique

à la sagesse. Si quelqu'un triomphait à la course, au pentathle,à la lutte, à la boxe ou au pancrace, déclare-t-il en substance, ilserait comblé d'honneurs — sans en être digne, « car notre sagessevaut plns que la force » (2). Ce n'est pas la lutte ni la course quidonneront à la ville de meilleures lois. Ainsi la σοφίη prend un as-pect bien précis, c'est l'activité législative. L'opposition est ori-ginale entre l'énergie physique dépensée dans le concours sportifet la science, l'intelligence mise au service de l'État ; entre uneaction dont la fin est uniquement l'honneur de la victoire et unecontemplation conçue seulement en fonction de l'utilité publique.Cette position révèle le philosophe, mais on voit aussi le chemin

qui reste à parcourir : idées simples, peu fouillées, que l'auteurn'intègre pas dans un système complexe et original. Constatonsun point de départ pour la spéculation philosophique.

HÉRACLITE

Burnet, qui fait remonter la parabole de la panégyrie (3) auxdébuts du pythagorisme (4), cite à l'appui de sa thèse le fragnientIII d'Héraclite, où il trouve la distinction de trois genres de vie :

(') Sophiste, 242 d.( 8) Fr. 2, vers 11 -12.( 3) Voyez pp. 21 sq.(*) L'Aurore de la philosophie grecque, p. iio.

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20 le thème philosophique des genres de vie

« Quel est leur esprit ou leur compréhension ? Ils íont confiance à desaèdes de carrefour et prennent comme maître la foule, car ils ne savent pasque la majorité des hommes est mauvaise, qu'il n'y a de bon qu'uneminorité.

» II y a une chose que les meilleurs préfèrent à tout : la gloire éternelleà ce qui est périssable ; mais la foule se rassasie comme un vil bétail » (^).

II faut beaucoup de Ьрппе volonté pour découvrir l'idée d'unevie selon la sagesse dans cette question banale : τίς γάρ αύτώνvôos η φρήν ; D'ailleurs, ce texte provient de deux fragmentsdifférents, transmis l'un par Proclus, l'autre par Clément d'Ale-xandrie (2), qu'on a réunis arbitrairement. Diels a eu raison deles séparer dans ses Vorsokratiker, où ils forment les fragments104 et 29.II n'en reste pas moins que le fragment cité par Clément dis-

tingue très nettement deux genres de vie. II y est bien spécifiéque chaque homme n'a qu'un goût (êv àvrl άπάντων), ce qui metsur la voie de l'incompatibilité des genres de vie. D'autre part,la poursuite de la gloire et des plaisirs de la table n'ont pas lamême valeur pour Héraclite : à ses yeux, la première activité estfort supérieure à la seconde. Si Burnet a pu sohger à réunir lesdeux fragments cités, c'est qu'il est fort probable qu'Héraclitea opposé à ces types de vie, une vie selon la sagesse ; mais c'estlà une hypothèse et en tout cas, nous nous refusons à retrouverdans le fragment venant de Proclus le genre de vie qu'il faudraitrapprocher des deux autres.Les vies distinguées ici ne coïncident pas avec celles que

distinguent la parabole de la panégyrie : Héraclite ne précise pasen efíet si la gloire dont il parle a un aspect politique et il n'estpas question chez lui de vie « commerçante », mais bien de viejouisseuse, caractérisée par une de ses manifestations. Ces varia-tions ne sauraient nous surprendre : le thème, encore à l'étatd'ébauche, gardera longtemps des contours imprécis.

(*) Fr. 104 DlELS : Tis γάρ αντών vóos 17 φρήν', δήμων άοώοΐσι πειθονται καίΒιΒασκάλω χρείωνται ομίλω ούκ elBores οτι ol πολλοϊ κακοί, ολίγοι δ' άγαθοι.Fr. 29 Diels : aíptvvтси γάρ cv άντι άπάντων, ol αριστοι κλ4ο$ άέναον θνητών, οι

δε πολλοί κ€κόρ€ννται οκωσπ€ρ κτήν€α. (Trad. Voilquin).( 2) proclus, In Alcib. I, ρ. 525, 21 (éd. Cousin, 1864) ; Clément d'Alex.,

Stromates, V, 60. — Sur Héraclite contemplatif, voyez A. J. Festugière, Con-templation . . . , pp. 25-26.

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dans l'antiquité classique 21

LE PYTHAGORISME ANCIEN

I. HÉRACLIDE ET PYTHAGORE.

« (On dit que) Pythagore fut le premier à s'àppeler philosophe ;non sealement il employa un mot nouveau, mais il enseigna unedoctrine originale. (On rapporte qu')il vint à Sicyone, (qu')ils'entretint longuement et doctement avec Léon, le tyran dePhlionte ; Léon, admirant son esprit et son élöquence, lui dejnan-da quel art lui plaisait le plus. Mais lui, répondit qu'il ne connais-sait pas d'art, qù'il était philosophe. S'étonnant de la nouveautédu mot, Léon lui demanda quels étaient donc les philosophes etce qui les distinguait des autres hommes.Pythagore répondit que notre passage dans cette vie ressem-

ble à la foule qui se rencontre aux panégyries. Les uns y viennentpour la gloire que leur vaut leur force physique, les autres pour legain provenant de l'échange des marchandises, et il y a une troi-sième sorte de gens, qui viennent pour voir des sites, des œuvresd'art, des exploits et des discours vertueux que l'on présented'ordinaire aux panégyries. De mêmc nous, comme on vientd'une ville vers un autre marché, nous sommes partis d'une autrevie et d'une autre nature vers celle-ci ; et les uns sont esclavesde la gloire, d'autres de la richesse ; au contraire, rares sont ceuxqui ont reçu en partage la contemplation des plus belles choseset c'est ceux-là qu'on appelle philosophes — et non sages, carpersonne n'est sage si ce n'est Dieu. Et certes, la vue de l'ensembledu ciel est belle, et des astres qui s'y meuvent, si on en observel'ordonnance ; mais c'est par participation à l'être premier et(à r)intelligible qu'il en est ainsi. Et ce premier, ce sont lesnombres et les raisons qui constituent toute chose, selon lesquelstout a été ordonné avec le plus grand soin. La sagesse, c'est lascience véritable, dont l'objet est ces êtres beaux, divins, purs,immuables, par participation desquels on peut dire que les êtressont beaux ; la philosophie, c'est la recherche d'une telle contem-plation ».

Ce texte fondamental qui intéresse notre étude, il est permisde l'attribuer à Héraclide Pontique (х).

(l) L'établissement du texte pose une foule de problèmes que nous essayonsde résoudre en appendice, pp. 43 sq.

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22 LE THÈMË MÏLOSOPtlïQUE DES GËNRÊS DE VIE

Venu à l'Académie des bords de la tner Noire, Héraclide, dis-ciple aimé de Platon, se vit confier la direction de l'École pendantle troisième voyage du Maître en Sicile. Penseur original, il futséduit par le pythagorisme et interpréta librement les vues dePlaton. Ii laissa des ouvrages sur toutes les sciences alors connues,mais il ne nous en reste que quelques fragments. Les jugementsdes anciens sont contradictoires ; celui de l'historien Timée, qui lepoursuivait de sa hargne, s'imposa à beaucoup, même parmi lesmodernes. Tel que nous l'entrevoyons, il est fort loin d'un simple« conteur de faits fabuleux » (Timée) qui ne mériterait aucuncrédit i1). L'érudition contemporaine a été amenés à lui faire uneplace de plus en plus importante et originale parmi les astronomeset les physiciens grecs (2) . C'est lui qui a eu la généreuse ambitionde faire la synthèse des apports de Platon et de Démocrite. C'estlui qui, s'inspirant de certains mythes platoniciens, a conçu etréalisé un genre littéraire nouveau, le roman scientifique ( 3).Son humour, son imagination et le tour romanesque de certainesde ses ceuvres lui ont valu des appréciations sévères contrelesquelles il faut réagir.

Le TTepl αττνου.

Prenons connaissance de l'œuvre dans laquelle l'anecdotefigurait : le πepl ã-πνου. Hirzel ( 4) croyait que cette œuvre s'iden-tifiait aux Causes des Maladies. II est plus vraisemblabled'admettre avec Voss (5) que le ттерХ ãwov est une partie dudialogue Des Maladies. Voss a rassemblé tous les renseignementset les fragments conservés, c'est-à-dire peu de chose. Le dialogueparaît faire un sort aux maladies de la respiration et, à un momentdonné, Héraclide égayait le lecteur par le récit de Ι'άττνους, unefemme qui avait été rappelée à la vie conversione vulvae. Quoique

(') Cf. F. Wehrli, Herakleides Pontikos, Fr. 84. Hirzel a déjà défenduHéraclide contre le jugement de Timée : Der Dialog, I, pp. 323 sq.

(2) Les travaux de Van der Waerden sont à ce sujet de première valeur :Die Harmonielehre der Pythagoreer, in Hermes, 78, 1943, pp. 163-199, et DieAstronomie der Pythagoreer, in Mémoires de l'Acad. Néerland., Sectionscientif., XX, i, pp. i -80.

( 3) L'antiquité atteste l'originalité littéraire d'Héraclide ; voyez Cicéron,Ad Attic., XV, 4, 3 ; 13, 3 et P. Boyancé, L'Abaris d'Hér. Pont., in REA, 1934,p· 351·

(*) 0. I., p. 325, n. I.5 ) De H. P. vita et scriptis, p. 69 ; cf. Wehrli, O. I., p. 86.

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dans l'antiquité classique 23

ce récit formât probablement un des livres des Maladies, le casétait si attrayant qu'il fut publié isolément : on cite parfois le■nepl άπνου содцпе une œuvre séparée.On serait tenté de voir dans ce récit quelque chose de pure-

ment fantaisiste. En réalité, cet épisode jouait dans les Maladiesle même rôle que tel mythe dans Platon : il illustre une théoriescientifique, tout en reposant l'esprit d'un exposé plus abstrait.Héraclide croyait à. la vérité foncière de ce qu'il racontait ;d'ailleurs, Galien (x) s'est intéressé à ce récit au point de vuemédical et il a vu guérir une femme par le même moyen.Quel était donc l'élément fictif de cette histoire ? Bidez a pu

préciser qu'Héraclide n'invente pas lui-même les exploits qu'ilattribue à Empédocle dans le -nepl απνου : « Je conclurai doncqu'avant Héraclide, il existait une légende de morts ressuscitéspar Empédocle : légende vague, comme toutes les légendes popu-laires, revêtant autant de formes qu'il y avait de narrateurs.Héraclide la rédige, lui donne une allure scientifique, non paspour en imposer à un public crédule, mais pour se procurer uncadre concret et attachant, destiné à relever l'exposé d'unethéorie scientifique » (2). De xnême, il montre qu'Héraclide n'apas inventé non plus la mort prodigieuse d'Empédocle. Ces vuesont une importance pour nous, puisque c'est dans ce récit ques'insérait aussi l'anecdote dont Pythagore est le héros. Bidezsuppose qu'« Héraclide se servait, pour introduire Empédocle, dunom de son maître Pythagore » ; mais il reconnaît que ce n'est làqu'une supposition et il ajoute en note : « Du moins cette sectiondes Maladies renfermait à propos de Pythagore, une histoire citéepar Diogène Laërce ». II y a tant de liberté dans une œuvre litté-raire que nous ne pouvons vraiment pas essayer de deviner où seplaçait exactement notre anecdote dans cet ensemble. C'estd'ailleurs une question secondaire. Vraisemblablement, on enétait arrivé à parler de philosophie, et de là surgit cette agréabledigression consacrée à l'invention du mot « philosophe ». Or, dansun livre qui expose au public des théories nouvelles — médicalesen l'occurrence — ce sont des éléments secondaires commeceux-là qui sont destinés à inspirer confiance. II nous paraît

f 1) Voss, 0. I., p. 70. Galien, VI, p. 420 Kuhn ; Wehrli, fragments 79-82 etp. 88.

(*) J. Bidez, Biographie d'Empédocle, p. 34. Empédocle est le protagonistede ce dialogue d'Héraclide.

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24 le thème philosophique des genres de vie

dès l'abord invraisemblable qu'Héraclide ait présenté cetteanecdote sur Pythagore, dans ce contexte, si ce n'avait été unetradition. Héraclide n'a inventé ni la résurrection de la femmepar Empédocle, ni la mort théâtrale de ce dernier : s'il metl'anecdote de la panégyrie dans sa bouche, comme le conjectureVoss, c'est, n'en doutons pas, pour lui faire dire sous une formeélégante et expressive une chose que le public connaît au moinsvaguement, et non une nouveauté qui le rendrait suspect.

La thèse de Werner Jaeger.

Abordons maintenant le problème capital : de quand datel'anecdote ? Est-ce une des plus anciennes traditions pythago-riciennes, ou bien est-elle, au contraire, récente et platonicienne ?Avant d'essayer de montrer que cette historiette remonte àl'ancien pythagorisme, il nous faut examiner la fin de non-recevoir qu'oppose Werner Jaeger à toute tentative de ce genre.La critique que nous allons faire ici de son essai, anticipera forcé-ment sur nos exposcs ultérieurs : nous avons disposé la matière defaçon à éviter au mieux les redites.Jaeger développe sa thèse dans un article qui a eu beaucoup

de succès : Ueber Ursprung und Kreislauf des philosophischenLebensideals (*). II commence par rappeler certaines anecdotes :Thalès tombé dans un puits est ridiculisé par une servante thrace ;Démocrite se laisse duper dans une question de succession ;Anaxagore a abandonné sa part d'héritage à ses parents pour seconsacrer à l'étude. Ces anecdotes représentent certains préso-cratiques comme des contemplatifs. Or, affirme Jaeger, l'idéald'un genre de vie consacré à l'étude est une création de Platon,dont l'éthique oppose divers genres de vie « et trouve son pointculminant dans le choix de la meilleure vie ». II s'ensuit que« toutes les anecdotes qui font des anciens philosophes desadeptes conscients de l'idéal de la vie théorétique sortent ou bienimmédiatement de l'école platonicienne, ou bien sont nées sousl'influence de l'idéal platonicien immédiatement après ».En étudiant l'évolution de l'idéal du meilleur genre de vie

depuis Platon jusqu'aux élèves d'Aristote, on projettera donc en

(*) Dans les Sitzungsberichte der Preuss. Akad. der Wissenchaften,Phil.-hist. Klasse, 1928, pp. 390 sq.

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mêjne temps une lumière toute nouvelle sur la formation destraditions concernant les présocratiques. Jaeger décrit cetteévolution avec beaucoup de clarté et de sûreté : on retrouvedans ces pages l'érudit qui a rénové notre connaissance d'Aristote.Nous aurons l'occasion de revenir plus loin sur cette partie del'article. Prenons pour le moment le point ultime de l'évolution,Dicéarque, qui prône ouvertement la vie pratique. Ici, Jaegerconstate naturellement le même processus : les présocratiquesdont parle Dicéarque sont présentés par lui comme hommespolitiques, nomothètes, techniciens : autant d'incarnations de lavie pratique. II doit bien avouer toutefois que Thalès, par exemple,est déjà présenté comme technicien bien antérieurement, parHérodote. C'est gênant pour sa thèse, car Dicéarque ne fait plusdans ce cas que reprendre une tradition.Jaeger est plus à l'aise quand il s'agit de Pythagore (^). Nos

sources tardives le représentent tantôt comme un contemplatif,tantôt comme un politique. « Ces deux traditions sont mêléessans la moindre critique et pourtant, certains traits caractéris-tiques sont expressément rapportés à Dicéarque et ils confirmentl'hypothèse émise par Rohde que Dicéarque aurait fait de Pytha-gore l'image idéale de la vie pratique ». Nous ne croyons pas queDicéarque invente son homme de toutes pièces ; nous nous conten-terions de dire qu'il ne retient, consciemment ou inconsciemment,d'une tradition déjà mêlée, que les éléments en accord avec sesvues propres.Revenons aux genres de vie : l'anecdote d'Héraclide est pour

Jaeger une simple illustration de la théorie des vies de la Répu-blique de Platon ; Héraclide, comme Aristote, emprunte ce thèmeà l'Académie ; cette théorie des vies est liée intimement à latripartition de l'âme. Cette dernière affirmation prouve toutefoisque Jaeger omet le témoignage décisif du Phédon (2).On voit aisément sur quel fait psychologique une thèse de ce

genre peut normalement se fonder : nous sommes tentés, quandnous nous occupons du passé, de retenir de préférence dans lesdonnées de l'histoire, celles qui sont apparentées à nos conceptions,à nos convictions personnelles, de les grossir involontairementpeut-être. Mais de là à croire qu'on transpose délibérément dans

(·) o. I., p. 417.(2) Sur le Phédon, voyez p. 72 sq.

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26 le thème philosophique des genres de vie

le passé son propre idéal, sans y être autorisé par le plus légerindice, il y a une marge que nous ne saurions franchir. Nousn'ignorons pas la désinvolture fréquente des anciens à l'égardde l'objectivité historique, mais nous tenons une telle fantaisiepour fort improbable quand il s'agit de Platon et de Dicéarque.Une critique remarquable de l'article de Jaeger a paru dans

le Supplément Budé de 1929. L'auteur anonyme reproche larigidité paradoxale de la construction : c'est une vue de l'espritsystématique « qui ne tient pas compte de la complexité desfaits et de l'importance, dans le domaine des idées, du facteurindividuel ». Pour illustrer cette remarque générale, l'auteur citele début de l 'Hippias Majeur, un des premiers dialogues dePlaton, où on voit déjà les anciens Sages présentés comme seréclamant d'un idéal théorétique — ou plus exactement « apoli-tique » — alors que Platon n'a encore rien élaboré de son idéalde vie contemplative (x).Citons un texte de la République qui gênerait Jaeger encore

bien davantage : il s'y agit du même Thalès que Platon présen-tera dans le Thêétète comme le contemplatif par excellence, maisici, c'est l'aspect technicien, inventeur que Platon retient de lapersonnalité de Thalès : « Mais le (= Homère) donne-t-on pour unhomme habile dans les travaux et cite-t-on de lui mainte inven-tion ingénieuse dans les arts ou dans tout autre domaine d'activité(η τινας αλλας πράξεις), comme on le fait de Thalès de Milet etd'Anacharsis le Scythe ? » ( 2). On imagine avec quel empresse-ment Jaeger aurait exploité ces lignes si elles avaient figurédans les fragments de Dicéarque, l'adepte de la vie pratique.Mais elles sont de Platon et en appliquant la même méthode,Jaeger devrait admettre que Platon se met à prôner, à la finde sa République, au moins incidemment, cet idéal de vie active :ce serait là un étrange paradoxe devant lequel tout le mondereculera ( 3).

Ce qui est plus grave à notre point de vue, c'est l'hypothèse

i}) Hippias Majeur, 281 c : (Pittacos, Bias, Thalès, Anaxagore...) ώΐ ηττάντίς 7] ot πολλοι αύτών φαίνονται ά—εχόμενοι τών πολιτικών ιτράξέων.Μ. PoHLENZ (Gnomon, Χ93 1 . Ρ· 3°5) voit dans cette phrase un indice défavo-

rable à l'attribution du dialogue à Platon. Le texte que nous citons de la Répu-blique montre la vanité de cette méthode.

(2) République, X, 600 a, trad. Chambry.(®) Pour la doctrine de la Rêpublique, voyez pp. 75 sq.

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dans l'antiquité classique 27

selon laquelle la doctrine des vies, corollaire de la tripartitionde l'âme, est une création de Platon. Jaeger se borne d'ailleurs àaffirxner et il semble oublier que, dans le Phédon, la théorie destrois vies se passe fort bien de la tripartition (x).Nous dirons bientôt nos raisons de croire que cette théorie

est d'origine pythagoricienne. Contre l'affirmation que Platonaurait le premier préconisé la vie contemplative, il y a les parolesd'Anaxagore que rapporte Aristote (2) ; et même si on veut écarterles Pythagoriciens, il reste le fragment 910 d'Euripide et sonpersonnage d'Amphioiv dans YAntiope.Le P. Festugière, qui résume la thèse de Jaeger et la trouve

« ingénieuse », continue cependant en ces termes : « Mais cesphilosophes ont écrit. Quelques-uns de ces écrits ne supposent-ils pas, déjà, une forme de vie où on se consacre à la spéculationpure ? D'autre part, en ce qui concerne Anaxagore tout au moins,n'est-il pas loisible de penser que les contemporains eux-mêmesont manifesté leur avis ? » ( 3).

Ce que nous savons du περϊ άττνον n'est guère favorable àl'hypothèse qu'Héraclide aurait inventé l'anecdote (4) et lesraisons qu'invoque Jaeger pour faire croire qu'elle est née à

(') Cf. p. 72 sq. II nous faut bien rassembler ici rapidement un certain nombred'arguments développés plus loin.

( 2) Cf. p. 53 sq. Jaeger n'y voit qu'une variante de l'anecdote qui a Pythagorepour héros, mais le texte cité de l'Hippias Majeur atteste que ce sont là des idéesbien antérieures.

( 3) Contemplation et vie contemplative selon Platon, p. 19.Qu'on ne se méprenne pas sur notre pensée : l'idée mise en valeur par Jaeger

est vraisemblable, elle a pu trouver son application plus d'une fois. Mais commenten être sûr dans chaque cas concret ? Retenons que l'hypothèse en question nesaurait s'appliquer systématiquement, qu'elle est loin de tenir compte de tous lesfaits et qu'en particulier pour ce qui concerne les genres de vie, elle n'a aucuneprobabilité.L'ouvrage de W. Rathmann, Quaestiones pythagoricae, orphicae, empeäocleae,

Diss. Halis Saxonum, 1933, est un monument d'hypercritique. L'auteur prendpour argent comptant les thèses de E. Frank. II intitule un paragraphe (pp. 24-27) De Pythagora inventore philosophiae et vitae contemplativae, mais il n'étudiepas le premier problème ainsi posé en dehors de la parabole qui nous occupe ;il se borne à suivre Jaeger, n'apportant aucun argument nouveau, ne voyantaucune objection : il connaît pourtant Rép., 600 a, mais il n'en tire rien, ni nonplus de ce qui est dit de Pythagore dans le même contexte. Enfin, il ne fait aucunemention de l 'Antiope d'Euripide.

(*) Ceci ne signifie pas que nous défendions l'historicité de l'anecdote ; voyezP· 33·

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28 le thème philosophique des genres de vie

l'Académie ne nous paraissent pas recevables. Notre point de vuesenible confirmé par des textes de Platon et d'Aristote.

Platon, République, 600 b.

A la fin de la Rêpublique, Platon revient sur la question de lapoésie et il insiste particulièrement sur le procès qu'il fait àHomère : ce dernier n'a eu aucune activité politique, il n'a rieninventé comme Thalès ou Anacharsis ; il n'a pas non plus trans-mis à la postérité un plan de vie, comme l'a fait Pythagore, dontles disciples, aujourd'hui encore, se reconnaissent au genre devie pythagorique (Πνθαγόρειον τρόπον τοΰ βίου). Ce texte pré-cieux nous révèle que les Pythagoriciens avaient un genre devie propre et en étaient conscients. II est tout à fait probabledès lors qu'ils ont opposé ce genre de vie à celui des profanesétrangers à leur secte.Si ce texte ne témoigne pas directement que la parabole a

appartenu au pythagorisme ancien, il nous livre une conditionnécessaire à cette thèse, à savoir que les Pythagoriciens ontintroduit un nouveau genre de vie (^).

Aristote, Protreptique, Fr. 11 et 12.

Condition nécessaire, dira-t-on, mais non suffisante. Bien sûr,mais deux passages du Protreptique d'Aristote font allusion,d'une façon indiscutable, à cette parabole.Nous lisons dans un fragment (2) : « Pythagore, interrogé sur cè

que c'est (= le but de la vie), répondit : « Contempler le ciel »et il prétendait qu'il était lui-même contemplateur de la natare etet que c'était dans ce but qu'il était passé dans cette vie ». Unpassage du fragment 12 est plus sûr encore (3) : « De même que

( L) Sur un texte du Cratyîe, voyez p. 36.(*) Walzer, Arist. Dialog. Fragm., 11 (= Jambl. Proir. t 9, pp. 51-52 Pist.) :

ΤίΒή τοντό €OTt Πνθαγόρας €ρωτώμ€νος τό θεάσασθαι €Ϊττ€ τον ονρανον καΐ iavTovδ« θεωρον €<f>aoK€v eîvai τής φνσ€ως καϊ τουτου €ν€κα παρ^ληλνθ^ναι €ts τον βίον.Voici la fin de ce fragment : Ονκοΰν €t γ€γόναμ€ν, δήλον 5τι και eV/xcv €ν€κα

τοΰ φρονήσαί τι καΐ μαθ^ιν' καλώς αρα κατά γ€ τοΰτον τον λόγον Πνθαγόρας €*ρή~K€V ώς €πΙ τό γνώναί τ€ καΐ θ^ωρήσαι πάς ανθρωπος νπο τοΰ 0€θΰ συν€στηκ€ν. '/Ιλλάτοΰτο τό γνωστόν πότ€ρον ο κόσμος εστιν ή €τ€ρα φνσις, σκ€πτ4ον ϊσως νστepov, νΰνδέ τοσοΰτον ίκανον τήν πρώτην νμΐν.

( 3) Walzer, 12; Rose, 58 (= Jambl., Protr., 9, pp. 53-54 Pist.) : "Ωσπ€ργαρ €ΐς Όλνμπίαν αντής €V€Ka τής θέας άποΒημόΰμ€ν καΐ €ΐ μ-qbkv μέλλοι πλ^ιον άπ*αντής €σ€σθαι (αντή γάρ ή 0€ωρία Kpcíττων πολλών 4στι χρημάτων).

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dans l'antiquité classique 2ç),

nous allons à Olympie pour la vue elle-même et même si nous nedevions en retirer aucun proiit (car la contemplation seule vautplus que beaucoup de richesses) . . . »II faut comprendre ces deux textes comme deux allusions par-

tielles à la parabole de la panégyrie : le premier n'en donne quel'essentiel, dépouillé de tout élément anecdotique ; le second aucontraire nous livre d'abord ce dernier dans ce qu'il a de plusconcret et implique manifestement ше forme de l'anecdote oùplusieurs genres de vie étaient opposés ; « αύτης Ζνεκα τής Øéas »et « μηδέν πλίΐον » sous-entendent les autres buts du voyage àOlympie, de même que l'ailusion aux richesses. Mais nous ytrouvons aussi l'élément symbolisé, car le fragment continue :« Ainsi, il faut préférer la contemplation de l'Univers à tout cequi paraît être utile » (^). C'est toute la substance de la parabolequi est ici clairement développée.Jaeger croit (2) qu'Héraclide est parti de ces textes et qu'il a

inventé la parabole en combinant ces données, indépendantesdans le Protreptique. C'est tout à fait invraisemblable. Qui croi-rait qu'Aristote invente la réponse de Pythagore dans les textescités ?

A la fin du fragment 11, Aristote remet à plus tard l'examende l'objet à assigner à la connaissance : il ne choisit pas entreκόσμος et irépa φύσij. Ces derniers mots sont précieux ; ils fontallusion à l'objet de la connaissance selon l'Académie : Idées,Idées-Nombres, alors que κόσμος se rapporte à la forme ancienne,pythagoricienne de l'anecdote. II semble que cette dernière avaitcours à l'Académie, qu'elle était adaptée aux objectifs platoni-ciens ; Héraclide n'a fait que rédiger et livrer au grand public cequi se racontait dans l'entourage de Platon. Cela ne signifie pasque cette historiette a été forgée à l'Académie.

( l) L'allusion à la parabole va de pair avec un autre exemple, empruntéaux Dionysies et la dernière phrase du fragment associe la θεωρία des JeuxOlympiques à celle des Dionysies, pour les opposer toutes deux à la contempla-tion de la nature et de la vérité : Aristote respecte ainsi, en la compliquant, lamarche même de la parabole. Voici la suite de ce fragment 12 : και τά Διο-ννσια Sè θ€ωρονμ€ν ονχ áts ληψόμ£νοί τι παρα τών νποκριτων, άλλά και προσ-θέντΐς πολλάς τΐ άλλας Øe'ay ίλοίμΐθα ζάν) άντ'ι πολλών χρημάτων' οντω γαρ τηνθεωριαν τοΰ παντός προτιμητέον πάντων τών δοκονντων ζϊναι χρησιμων. Ον γαρΒηπον ΐπ'ι μΐν ίνθρώπον; μιμονμένονς γνναια και SovXovs, tovs Sè μαχομενονς καιûéoyras δ«ι πορΐνΐαθαι μΐτά πολλής σπονδή^ ίνΐκα τοΰ θΐάσασθαι avTOVS, τ)]ν δέ τωναντων φνσιν και ttjv άλήθΐΐαν ονκ οϊΐσθαι Seîv θΐωρΐϊν αμισθι.(') Aristoleles, ρ. ιοο.

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30 le thème philosophique des genres de vie

Remarquons encore contre la thèse de Jaeger que les deux tex-tes d'Aristote sont loin de contenir tous les éléments de la para-bole d'Héraclide. Ce dernier aurait dû y ajouter plusieurs autresidées notablement plus anciennes, comme nous le verrons.Nous croyons, non pas qu'Aristote est la source d'Héraclide,

mais qu'ils ont tous deux une source commune fort antérieure (г).

Le néologisme « fhilosophe ».

La parabole se lie d'une manière très étroite à l'idée que Py-thagore a inventé le mot « philosophe » ; elle est destinée à fairemieux comprendre le néologisme, en opposant l'activité du philo-sophe à celle des autres hommes. Or, divers témoignages nousinvitent à penser que c'est bien en effet Pythagore qui a inventéle mot.

On le rencontre dans un fragment d'Héraclite qui vise, selontoute vraisemblance, les Pythagoriciens : « II faut que les philoso-phes soient au courant de bien des choses » (2). La citation queparaît en faire Porphyre (3), sans citer Héraclite d'ailleurs, peutdonner tort à Wilamowitz, qui ne voulait reconnaître commeauthentique que « ev μάλα πολλών ϊστορας ». L'intention d'Héra-clite se devine grâce au fragment 129 : « Pythagore, fils de Mnésar-que, s'est adonné à la recherche plus que tous les hommes etaprès avoir choisi (?) ces écrits, il se créa une sagesse propre,vaine érudition et art trompeur » (4). Diels le déclarait suspecten raison de la difficulté que présentent les mots « κάί εκλεξάμεvosταυτας ràs συγγραφάs ». II est cependant trop facile de direqu'il a été fabriqué d'après le fragment 40 et l'on en est revenu :« Le point de vue suivant lequel le fragment serait authentiques'impose avec raison, surtout eu égard à la fin du fragment » (5).Pour nous précisément, c'est la fin qui importe : « II se créa unë

(J) II n'y a aucune contradiction entre ces conclusions et le fait quasi certainqu'Héraclide connaîtrait le Protreptique et s'en inspirerait dans le irepl ήδονής>une de ses dernières œuvres (Cf. E. Bignone, L'Aristoteîe perduto..., II, pp. 59З-9).

( 2) Fr. 35 (=3 ClÉM. d'Alex., Strom., V, 141) : χρή γαρ сд μάλα πολλών Ιστο-ρας φιλοσόφους ãvBpas eîvai.

( 3) De Abstin., II, 49· Ϊστωρ yàp πολλών ο οντως φιλόσοφος.( 4) D. L., VIII, 6 : Πυθαγόρας Μνησάρχον ίστοριην ήσκησ^ν άνθρώπων μάλιστα

πάντων καΐ έκλ^ζάμ^νος ταντας τας σνγγραφάς έποιήσατο έαντοΰ σοφίην, πολνμα-θίην, κακοτίχνίην.

( 5 ) Diels-Kanz, Vorsokr. ; cf. Α. Delatte, La Vie de Pythagore..., p. 159 etKranz in Hermes, 1934, p. 228.

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dans l'antiquité classique 3i

sagesse propre » : Héraclite vise la « philosophie » et, avantPlaton et Héraclide (*), reconnaît l'originalité de Pythagore,qu'il juge d'ailleurs tout autrement.Le fragment 40 dit : « Le fait d'apprendre beaucoup n'instruit

pas l'intelligence. Autrement, il aurait instruit Hésiode et Pytha-gore, ainsi que Xénophane et Hécatée » (2). Si on oppose lesfragments 40 et 129 au fragment 35, il faudra ou bien croire quece dernier ne nous livre pas l'opinion d'Héraclite lui-même, oubien admettre dans la pensée une contradiction grossière. Etremarquons bien que le thème des fragments 40 et 129 s'adapteà merveille au système d'Héraclite. Burnet écrit justement : « Lalutte des contraires est en réalité harmonie. II suit de là que lasagesse n'est pas la connaissance de nombreuses choses, mais laperception de l'unité qui se cache sous les contraires en lutte » (3).La critique de la πολυμαθίη est une idée importante dans lesystème héraclitéen et on ne voit aucun moyen de la concilieravec le fragment 35, à moins de voir dans ce dernier une intentionironique, polémique. Le ev μάλα par lequel Héraclite renchérits'accommoderait fort bien d'une telle interprétation (4). Kranza déjà émis une opinion voisine de la nôtre, mais il croit que« φιλόσοφος » est une création d'Héraclite et que le fragmenten question rapporte l'avis de la foule. Nous croyons au contrairequ'Héraclite y reprend ircniquement l'avis de ceux qui s'appellent« philosophes », les Pythagoriciens (5).Si nous n'avions que cet indice, nous n'atteindrions guère plus

qu'une possibilité ; mais il en est d'autres et en les réunissant, ons'aperçoit que l'invention du mot par Pythagore devient unehypotbèse de plus en plus satisfaisante.On trouve dans les ceuvres de Zénon d'Élée un Contre les

philosophes. Malheureusement, on ignore tout des œuvres deZénon, excepté de celle dont parle Platon dans le Parmênide (6).

( 1) Platon, Rép., 600 a ; voyez les textes parallèles de Cicéron (rerum ipsarumamplificator) et de Jamblique (ττράγμα οΐκεΐον προ€κ&ι&άσκων χρησίμως), ρρ· 44"45-

( 2) D. L., IX, I : Πολυμαθίη νόον ίχ€ΐν ού διδάσκ«' 'Haíobov γάρ αν i&íSaÇc καΐΠνθαγόρην, αΰτis τΐ Ξΐνοφάνΐά τΐ και Έκαταιον.

( 3) Aurore de la phil. gr., ρ. ι6ο.( 4) Prophyre, qui cite, et Clément, qui rapporte, ne connaissent plus la valeur

de ce fragment.(5) Aucun historien n'utilise le fragment 35 : c'est la preuve qu'il pose unpro-

blème.

(e) 128 c-e.

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32 le thème philosophique des genres de vie

Bumet a déduit du texte même de Platon que Zénon visait lesPythagoriciens (х). Zénon n'est-il pas d'ailleurs lepolémiste de lasecte éléate ? Diels a raison de croire que l 'Explication d'Empédocledevait être une diatribe dirigée contre l'Agrigentin. II est aussifort naturel de penser que dans le Contre les fhilosophes, il se soitattaqué à ceux qui s'appelaient « philosophes », les Pythagoriciens.La même thèse sur l'origine du mot philosophie se retrouve

encore dans un texte dont Rostagni a bien montré la prove-nance (2), une composition d'un sophiste du Ve siècle. II s'agit desfameux discours de Pythagore. « Jamblique nous a conservé,dans sa Vie de Pythagore, §§ 37 à 57, le résumé de quatre discoursque Pythagore aurait prononcés à son arrivée à Crotone. L'uns'adressait aux jeunes gens, le second au Sénat des Mille, le troi-sième aux enfants, le dernier aux dames » ( 3). Quoiqu'il soittéméraire d'affirmer avec Rostagni que l'auteur serait Gorgiasen personne, la démonstration nous paraît décisive. Cette trou-vaille ne pouvait guère étonner, puisque depuis Rohde, on savaitque les différents discours de Pythagore étaient tirés des Histoiresde Timée : restait à identifier la source de l'historien. M. A. De-latte était d'avis qu'il fallait y voir la production d'un Pythago-ricien du Ve ou du IVe siècle et constatait : « Que les préoccupa-tions oratoires n'aient pas été étrangères à la composition del'onvrage, c'est ce qui résulte de la distinction des auditoiresd'après l'âge et la condition, de l'application des théories psycha-gogiques apparentées à celles de Gorgias et de l'usage des procédésd'argumentation et de la stylistique mis à la mode par la rhéto-rique du temps » (4).Tout cela confirme assez, croyons-nous, que ce n'est pas

Héraclide Pontique qui a attribué le premier ce néologisme àPythagore (5). D'une part, nous trouvons le mot dans des textes

(1) O. I., p. 360.( 2) Jamblique, V. P„ 44 : και γαρ τοΰτο το ονομα ( = φίλόσοφος) άντι τοΰ σοφοΰ

ίπωνόμασε (Πυθαγόρας). CÍ. StudI IXALIANI DI FilOLOGIA CLASSICA 1922, pp.180 sq.

( 3) A. Delatte, Essai sur la politique pythagoricienne, p. 39.( 4) O. l„ p. 40·(5) Si on écartait la thèse de Rostagni — ce qui est bien difficile — il resterait

que V. P„ 44 provient de Timée. Or, il paraît invraisemblable que la source deTimée soit Héraclide : Timée s'est complu à éreinter Héraclide à propos préci-sément du irepl άπνου ; cf. Voss, 0. l„ p. 33, 72. Wehrli, fr. 84 (= D. L., VIII,70).

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dans l'antiquité classique 33

contemporains de Pythagore et visant probablement sa secte ;d'autre part, nous pouvons faire remonter à un auteur du Vesiècle l'affirmation que Pythagore est le créateur du mot. Enfaut-il plus pour croire sans légèreté qu'il s'agit au moins d'uneinnovation très ancienne dans le pythagorisme ?

La -parabole appartient au pythagorisme ancien.

Le second point est plus important. Du fait que Pythagore ainventé le mot « philosophe », il ne suit pas nécessairement qu'ilait comparé la vie à une panégyrie. Loin de nous d'ailleurs l'idéede faire remonter la parabole à Pythagore lui-même. II est pro-bable au contraire que ce sont des disciples qui ont senti le be-soin de préciser le néologisme et qui ont raconté l'anecdote.Nous voudrions montrer en tout cas qu'il n'y a aucune raisond'y voir une idée récente.Notre chapitre sur les Lyriques constitue par lui-même un

indice précis. Certes, nous l'avons remarqué, il n'y a là le plussouvent que des rudiments, des ébauchesplus oumoins conscientesdu thème des vies ; mais à des moments privilégiés, on peutcependant relever xme formule remarquable par sa précision,dans Théognis et dans Pindare. Qu'y a-t-il d'invraisemblable àce qu'un Pythagoricien se soit approprié une idée du temps etqu'il s'en soit servi, en la précisant, pour mettre en relief unnéologisme plein de sens ? Rien ne s'y oppose, surtout si on sesouvient que, malgré l'immense naufrage de la littérature philo-sophique antérieure à Socrate, nous avons conservé des textesqui opposent diverses conceptions de la vie, notamment unfragment d'Héraclite. En vérité, le problème que pose la fin àassigner à la vie est si important qu'on s'étonnerait de ne pasrencontrer le thème de l'opposition des diverses activités humainesdès les débuts de la spéculation morale, alors qu'il affleure bienauparavant dans la Lyrique grecque.

a) Pythagore, politique ou contemplatif ?

Quelques considérations sur le pythagorisme ancien sont icinécessaires. On y constate un phénomène de glissement (analogueà celui que Jaeger croyait découvrir) attribuant à Pythagore desdoctrines qui n'appartiennent qu'aux disciples.

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34 LE thème philosophique des genres de vie

C'est M. A. Delatte qui a montré, dans son Essai sur la Poli-tiqw pythagoricienne , que « la politique à tendances aristocratiquesqui, selon Timée, caractérise la fm de l'histoire de la société,n'est pas née d'une impulsion de Pythagore, et que même lapolitique était, selon toute vraisemblance, étrangère à son plande réformes » ( x). Plusieurs sources ( 2) attribuent un rôle ou simple-ment une doctrine politique à Pythagore ; la principale et la plussérieuse est Dicéarque. Mais pour autant qu'on puisse le deviner,la réforme qu'il prête à Pythagore n'aurait pas été uniquementaristocratique, ce qui mettrait Dicéarque en opposition avec lereste des témoignages anciens (3). L'avis de Dicéarque contreditcelui d'Aristote et de Timée, selon lesquels «une action et uneorganisation politiques ne figuraient pas dans le plan du fonda-teur » ( 4). M. Delatte montre les difficultés que soulève l'avis deDicéarque et conclut que Pythagore n'avait rien d'un hommepolitique (5). Dès lors — et c'est ce qu'il nous faut souligner ici— il est fort probable que l'anecdote qui représente Pythagorecojnme un contemplatif, se fonde sur des traditions anciennes.Certain moderne croit d'ailleurs comme Dicéarque que Pytha-

gore s'est occupé de politique (6). C'est méconnaître la portéed'un texte de Timée (7). Le passage de la Répuhlique que nousavons déjà utilisé peut encore ici être jeté dans le débat : 599 d-e,600 a-b. Platon veut montrer qu'Homère ne rentre dans aucunecatégorie de bienfaiteurs de l'humanité : ce n'est ni un politiquecomme Lycurgue ou Solon, ni un inventeur comme Thalès ouAnacharsis, ni un êducateur privé comme Pythagore. L'actionde ce dernier s'adresse à des particuliers (I8la τισίν, 6oo a),celle des autres à des groupes (δημοσία) : Platon aurait-il puétablir cette opposition fort marquée s'il avait connu quelqueactivité politique de Pythagore lui-même ?

(») o. p. 18.( 2 ) Nous résumons ici les pages 12-21.( 3 ) Cf. p. 16.( 4 ) Delatte, 0. L, p. 17.(5 ) Pythagore a pu avoir quelques idées politiques, mais elles étaient essentiel-

lement modérées et réalistes : cf. A. Delatte, La Constituiion des É.-TJ. d'Am.et les Pythagoriciens, Paris, Les Belles Lettres, 1948, pp. 22 sq.

(6 ) E. L. Minar, Early Pythagorean Politics in practice and theory, Baltimore,1942, p. 15.(') Jamblique, V. P., 254 et A. Delatte, Un nouveau fragment de Timée,

in Revue de l'Instruction publique en Belgique, 1909, pp. 90 sq., surtoutp. 95 et la note 3.

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dans l'antiquité classique 35

Au surplus, nous croyons cependant contre Rivaud, avecA. Delatte et L. Minar, que la politique pythagoricienne est anté-rieure à Platon (^). Pour nous, la parabole de la panégyrie, quiplace la vie contemplative beaucoup plus haut que la vie politique,est l'œuvre d'une de ces sectes pythagoriciennes auxquellesPlaton fait allusion dans le même passage (600 b 2-5) et quicondamnait l'action politique d'autres Pythagoriciens.Aristote atteste d'ailleurs l'existence au Ve et au IVe siècles

d'une secte pythagoricienne d'hommes d'étude appelés μαθημα-τικοί (2). D'autres témoignages appellent manifestement cesmêmes Pythagoriciens θεωρητικοί, φυσικοί ou, moins clairementpour nous, σεβαστικοί (3). II ne peut faire aucun doute que laparabole de la panégyrie exprime la doctrine même d'une tellesecte.

b) La contemplation comme purification religieuse.

Un autre problème va nous permettre enfin de voir clairementl'importance doctrinale qu'il faut attribuer à l'anecdote, le pro-blème de la cohérence du pythagorisme ancien.On sait que Zeller, constatant à l'intérieur de l'ancien pythago-

risme, la coexistence de deux tendances disparates, une tendancereligieuse d'une part, une scientifique d'autre part, avait concluque la seconde était tardive, postérieure à l'autre. Conclusion quis'opposait à la tradition de l'Antiquité, depuis Héraclite et laπολυμαθίη qu'il attribue à Pythagore.II fallait plutôt trouver un pont qui réunît l'aspect scienti-

fique à l'aspect religieux de la doctrine ; il fallait aussi expliquerl'aspect scientifique — le plus récent de toute façon — parl'aspect religieux, représentatif de la mentalité ancienne, duclimat moral de l'époque. Dès lors, la seule explication qu'on pûtproposer est celle-ci : la recherche scientifique devait avoir pourles Pythagoriciens une valeur religieuse. C'est Döring ( 4) qui lepremier s'est opposé à Zeller sur ce point et il a résolu le problème

f 1) Cf. Platon et la politique pythagoricienne, inMélanges Glotz, II, pp. 779 sq.( 2) Jamblique, V. P., 71, avec la correction de A. Delatte, Études sur la

littérature pythagoricienne, p. 273.( 3) Sur toutes ces traditions, voyez l 'étude exhaustive de A. Delatte, Études. ..,

pp. 22 sq.( 4) Wandlungen in der Pythagoreischen Lehre, in Archiv fûr Geschichte

DER PhILOSOPHIE, V, I892, pp. 5Ο5 Sq.

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зб le thème philosophique des genres de vie

avec beaucoup de clarté. Burnet, Robin (^), Mondolfo (2) l'ontsuivi et ces vues se sont définitivement imposées.Or, l'anecdote d'Héraclide reflète exactement cet état d'âme :

le grand principe religieux des Pythagoriciens est : suivre fiieu,et il n'est pas oublié dans la parabole ; elle affirme d'une part :« car personne n'est sage si ce n'est Dieu », et de l'autre : « laphilosophie est la recherche de cette science (= la sagesse) ».La contemplation apparaît ainsi comme une purification à mettresur le même pied que l'initiation.II est possible à notre avis d'affermir l'hypothèse de la θεωρία-

κάθαρσίς par des témoignages anciens. II est déjà fort suggestifde trouver, précisément dans le Phédon, le rapprochementétabli : « . . . et peut-être la pensée elle-même est-elle un moyen depurification » ( 3). Le rapport des deux notions n'est présenté quecomme hypothèse, en dehors de toute allusion à une théoriepythagoricienne, mais cette façon de faire n'étonne personnequand il s'agit de Platon.Ici peut prendre aussi sa place un texte du Cratyle. Dans les

étymologies, dont P. Boyancé a bien montré l'origine pythago-ricienne (4), on lit : « Or, cette contemplation de ce qui est enhaut, c'est à bon droit qu'elle s'appelle « céleste », puisqu'elle voitce qui est en haut ; et c'est précisément de là, disent ceux quis'occupent des choses célestes, que provient l'esprit purifié » (5).Sans trancher définitivement la question, P. Boyancé préfèrevoir dans ce texte une allusion à l'origine astrale de l'âme selonles Pythagoriciens (6). Nous regrettons de ne pas être convaincupar ses arguments et nous comprenons simplement que ce textelie très fortement deux termes : οψις et καθαρος νοΰς, ce qui esttout à fait caractéristique du pythagorisme (7).

(}) LaPensée grecque..., p. 65 : « La règle de vie pythagorique, à la différencede l'Orphisme, íaisait place en outre, à côté de croyances et de pratiques reli-gieuses, à des spéculations intellectuelles, qui y représentaient au reste de véri-tables pratiques religieuses. . . ».

( 2 ) Zeller-Mondolfo' I, 2, p. 646.( s) 69 c et, plus aflirmatif, 82 d.( 4) La äoctrine « d' Euthyphron » dans le Cratyle, in REG, 1941, pp. 141-175.(6) 396 b 8-c 3.( 6) P. 156 sq.(') La seule objection considérable de P. Boyancé contre l'interprétation

courante est l'expression τον καθαρόν νοΰν et il est bien certain que τόν νόΰνκαθαρόν n'aurait prêté à aucune équivoqne. II nous semble que τόν καθαρόν võvvmarque mieux la distance qui sépare les états de pur et d'impur. Notons que s i

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dans l'antiquité classique 37

Enfin et surtout le fragment n du Protrefitique d'Aristotenous fournit une base textuelle solide pour l'explication deDöring : « C'est donc avec raison d'après ce raisonnement quePythagore a dit que tout homme est créé par Dieu pour connaîtreet contempler » (x). Aucune formule ne pourrait mieux soulignerla mission religieuse de la contemplation pour le pythagorisme.C'est un fait important contre Jaeger : il confirme qu'Aristote,dans ce texte, n'invente rien, mais puise son information à unesource sérieuse. Nous irons même plus loin : Aristote nous con-serve vraisemblablement dans cette phrase un élément de laparabole qu'Héraclide a omis d'expliciter. Ce n'est pas la premièrefois que nous touchons du doigt la haute valeur du témoignaged'Aristote. En refusant de choisir momentanément entre lemonde et les Idées platoniciennes (2), il nous fait entrevoir uneforme de l'anecdote non contaminée de platonisme. C'est Héra-clide qui a opéré la synthèse bien platonicienne de cesdeux objetsdignes de la contemplation du philosophe.R. Mondolfo, après avoir failli admettre (3) l'appartenance de

la parabole au pythagorisme ancien, déclare (p. 646) que celan'est pas nécessaire. Nul n'est pourtant plus convaincu que lui dela valeur religieuse de la contemplation pythagoricienne. Seul,l'article de Jaeger l'empêch? d'être de notre avis.Mondolfo ne croit pas à l'opposition, dans l'ancien pythago-

risme, entre la contemplation et l'action ; il croit. que les Pythago-riciens ont dû connaître simplement l'opposition de deux vies :une sorte de vie supérieure multiforme — celle du roi, du héros,du sage... et la vie du vulgaire. Pour lui aussi donc le thème desvies remonte à l'ancien pythagorisme.On pourrait penser que Mondolfo nie l'opposition πράξις-

θεωρία à cause de la politique pythagoricienne. Malheureusement,s'il tient compte, dans la bibliographie, des ouvrages traitant dece sujet, il n'en parle nulle part ailleurs. II ne se fonde en fait quesur le fragment 133 de Pindare et les fragments 146 et 132 d'Empé-

P. Boyancé avait raison, il resterait qu'il y a dans ce texte une allusion préciseà la contemplation pythagoricienne, et c'est pour nous infiniment précieux.

( :) Cf. supra, p. 28 : καλώ; άρα κατά ye τοντον τόν λόγον Πυθαγόρας ίψηκΐν ώΐ€πΙ το γνώναί τ€ καϊ θΐωρησαί πάς άνθρωπος νπό τοΰ Øeov σννέστtjkcv.

( 2) Dans la suite immédiate du texte que nous venons de citer ; cf. p. 28, n. 2.( a) Zeller italien, I, 2, p. 348.

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38 le thème philosophique des genres ûe vie

docle (г). Quant à nous, nous ne voyons pas de raison impérieusede retrouver dans le fr. 133 de Pindare, ni dans le fr. 146 d'Empé-docle quelque influence pythagoricienne. Les énumérations qu'ilscontiennent sont loin de se recouvrir ; il n'y a même qu'un détailcommun : le roi, le chef des hommes. Pindare ne songe ni audevin, ni au rhapsode, ni au médecin, et Empédocle ne pense pasici au contemplatif. II est donc difficile de voir dans ces deuxfragments une pensée homogène et de les expliquer par la mêmeinspiration. II y aurait plutôt dans les deux fragments combinai-son personnelle d'influences diverses. Seul le « σοφία те μέγιστοι »de Pindare pourrait faire penser au pythagorisme ; le reste peutprovenir de l'orphisme ou d'ailleurs.

Par contre, le fragment 132 d'Empédocle proclame «Bienheu-reux, celui qui a acquis un trésor de divines pensées ; malheureux,celui qui n'a sur les dieux qu'une croyance ténébreuse » (2) . C'estmanifestement ce seul fragment qui relève d'une influence pytha-goricienne.Dans un article antérieur, L'Origine del Ideale filosofico della

Vita (3), le même auteur, s'il est déjà de l'avis de Jaeger àpropos de l'anecdote de la panégyrie, souligne avec plus deraison, nous semble-t-il, que l'idéal d'une vie purement tbéoré-tique est d'origine pythagoricienne. Notre travail était rédigédepuis longtemps lorsque nous avons pu lire cet article. Malgrédes divergences de détail, nous sommes fort content de noustrouver d'accord sur l'essentiel avec cet éminent spécialiste. Cequ'il dit notamment du Prologue de Parménide ne peut queconfirmer nos positions.

(*) Pindare, Fr. 133 : ... €K τάν βασιλή^ς αγαυοϊ καί oBÁvti κραιπνοϊ σοφία τεμςγιστοι

ãvbpes ανζοντ' is δέ τον λοιπον χρόνον ηρω€ςάγνοΐ ττροζ άνθρώπων καλέονται.

Empédocle, Fr. 146 :€tς δέ τ4λος, μάντ€ΐς τ€ και νμνοπόλοι καΐ ιητροίκαί πρόμοι άνθρώποισιν έπιχθονιοισι π^λονται,€VØ€V άναβλαστοΰσι 0€ol τιμτ}σι φέριστοι...

( 2) Trad. VoiLQUiN. Voici le texte :ολβιος, Ôs 0€ΐων ιτραπίΒων έκτησατο πλοΰτον,0€ΐλος δ* φ σκοτο€σσα θ€ων πΐρι δό£α μ4μηλ€ν.

( 3) Dans les Rend. Acad. S. di Bologna, 1938 ; nous en avons eu connais-sance seulement grâce à la traduction espagnole, in Revista de Estudios cla-sicos, I, 1944, pp. 47-78. Cf. aussi Zeller-Mondolfo, I, 2, p. 82.

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dans l'antiquité classique 39

R. Mondolfo y rappelle que ce Prologue est inspiré par lalittérature religieuse, et plus précisément apocalyptique et ilsouligne les thèmes orphiques très reconnaissables : les portesde la Nuit, le char ailé, la bifurcation critique... Mais ce qui estessentiel, c'est que la révélation de Vérité est toute rationnelle,c'est désormais le chemin de la vérité qui devient le chemin dusalut. Parménide n'innove pas en cette matière : il ne fait quereprendre à son compte la transposition pythagoricienne qui,avant lui, avait fait de la contemplation un moyen, le moyenpar excellence du salut.A l'origine du pythagorisme, il y a union étroite entre les ten-

dances religieuses et les tendances spéculatives. Leur oppositionprovient d'un schisme qui a dû s'opérer vers la fin du Ve siècle. IIest invraisemblable qu'une anecdote impliquant l'union desdeux tendances ait été forgée après ce schisme. Burnet est doncà peine trop affirmatif quand il écrit : « La théorie des vies estclaire et il est impossible de douter qu'elle ne remonte, en sub-stance, aux débuts mêmes de l'école » (*). Heureuse intuition.Nous pouvons même encore lui reprendre une hypothèse plusprécise : « Cette théorie était apparemment enseignée au sein del'association pythagoricienne de Phlionte, car Héraclide lafaisait exposer par Pythagore dans une conversation avec letyran de cette ville » (2).

Conclusion.

Constatons en conclusion que toute une série d'indices mili-tent en faveur de l'ancienneté de l'anecdote : i) le thème desgenres de vie, sans compter les ébauches de Théognis ou dePindare, est attesté à cette époque dans un fragment d'Héraclite ;2) l'invention du mot « philosophe » par Pythagore est attestée,outre des allusions d'Héraclite et un titre de Zénon, par un textesophistique du Ve siècle ; 3) l'anecdote elle-même contient desidées anciennes et reflète une doctrine pythagoricienne qu'il fautdater d'avant le schisme ; 4) elle présente Pythagore comme uncontemplatif, ce qui a toutes chances d'être exact ; 5) Platon faitallusion au genre de vie pythagoricien dans la Répnblique et à la

(^) burnet, O. p. IIO.(2) Burnet, o. i., i. i, note 2.

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contemplation des corps célestes dans un passage pythagoriciendu Cratyle ; 6) enfin, les textes du Protreptique d'Aristote nepeuvent se comprendre que comme des allusions à une anecdoteconnue et bien constituée (*).

II. La parabole et le thème des genres de vie.

II nous reste à évaluer la contribution considérable de la

parabole à l'élaboration du thème philosophique de l'oppositiondes genres de vie.II existe, d'après l'anecdote, trois genres de vie : l'un a pour

fin la richesse, l'autre la gloire, le troisième la contemplation.C'est là du moins ce qu'on trouve dans le début du texte deJamblique ; lors de la reprise de la même idée, un peu plus loin,Jamblique élargit les notions : à côté de «richesses », on lit aussi« luxe » ; l'idée de gloire est traduite par un vocabulaire politiqueet la vue de la fête et de ses agréments devient « la contemplationdes choses les plus belles ». Cicéron, au contraire, garde entre lavie réelle et la panégyrie un parallélisme complet pour les deuxpremiers genres de vie :

alors qu'il élargit, lui aussi, la notion de contemplation en pas-sant de la panégyrie à la vie réelle :

3) Visendi causa quid ageretur contemplationem rerum cognitio-

Contemplationem rerum rejoint parfaitement la καλλίστωνθεωρία de Jamblique, précisée par ce qui suit immédiatement,

Í1) L'anecdote de la panégjaie a connu le succès. II en existe un remaniementcynique : Diogène, dit-on, n'allait pas aux Jeux Isthmiques pour voir concourirles athlètes, ni pour faire bonne chère ou se saouler, mais pour observer leshommes et leur bêtise. Ce concept « ςπιακοπεΐν » est bien cynique : il ne s'agitplus de contemplation scientifique, mais de mission tutélaire du sage (Cf. L.François, Essai sur Dion Chrysostome, p. 158). La version d 'ÉpicTÈTE (Entre-tiens, II, 14, 23 sq.) reste proche d'Héraclide par beaucoup de détails (πανήγυρις,φιλοβίάμοναί) , mais elle estégalement d'inspiration cynique : «le contemplatif »est bioiKÛv, ίπιμ(λοΰμΐνος ; il devient la risée de tout le monde.

Panégyrie1) Gloriam et nobilitatem coronae2) Quaestu ac lucro

Vie rêelle

gloriaepecuniae

et quomodo -nemque.

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dans l'antiquité classique 41

et aussi le fragment du Protrefitique d'Aristote cité plus haut (^).L'essentiel est cet accord des textes sur le troisième genre de vie.Quant aux deux premiers, il faut croire que Cicéron simplifieen établissant entre la vie réelle et la panégyrie une identitécomplète : dans une comparaison, normalement, il y a analogieet non identité entre les deux termes. Notons que même le résuméde Sosicrate a conservé la différence entre les deux sortes decontemplation : il n'y a pas identité entre les simples spectateursque l'on voit aux panégyries et les « chasseurs de vérité » de la vieréelle.

L'idée de joindre τρυφή à χρηματα est plus originale que nouspourrions le croire. Confondre en un seul genre de vie richesseet plaisir relève du travail de schématisation que nous assi-gnions plus haut à la philosophie. Le philosophe veut engloberdans quelques genres de vie tous les aspects de l'activité humaine.Dans les Lyriques — rappelons-nous l'apologue des deux routesdu ps.-Théognis — la richesse ne forme jamais un tout avecle plaisir. U faut aussi considérer que la parabole pythagoriciennen'offrait pas de parallèle satisfaisant pour une vie apolaustiqueprise séparément.Le deuxième genre de vie réunit action et gloire : alliance

d'idées qui, grâce aux circonstances historiques, fera fortune.Le décalage constaté plus haut dans Jamblique consiste dans cecas à passer de l'action privée à l'action politique.

Ce qui est beaucoup plus important, c'est la constitution d'ungenre de vie propre au philosophe. On trouve dans ce texte l'afïir-mation nette que c'est la meilleure vie qui soit. II nous reste àessayer de définir cette contemplation pythagoricienne.Remarquons tout d'abord que le mot θεωρίa n'est pas plus ré-

cent que la parabole elle-même : le verbe deœpeîv se trouve dansun fragment de Philolaos (2). Dans Hérodote, le mot se rencontreassocié curieusement à φι,λοσοφεΐν ( 3) ; θεωρίη y a son sens pre-mier : action d'observer, d'examiner. En joignant θεωρίη àφιλοσοφέΐν, Hérodote commet d'une part un anachronisme :φιλοσοφεΐν n'existait pas à l'époque de Solon ; mais d'autre

(x) La θΐωρία, dans le texte de Jamblique, n'est pas que cela : tout ce qui yentre de platonisme est évidemment un apport d'Héraclide, qui n'est peut-êtreque le porte-parole de I'Académie.

(2) Fr. II Diels : O^aipcïu Seî τά *ργα καί τήν ονσίαν τώ αριθμώ ...(') HÉRODOTE, I, 30 : cûs φίλοσοφέων yrjv πολλην θΐωριης eívexeν ίπελήλυθας.

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42 le thème philosophique des genres de vie

part, il garde le sens ancien de θεωρία. II sufïit de remplacerφίλοσοφία par σοφία pour retrouver dans ce texte une très vieilleidée, qui veut qu'on devienne « sage » en voyageant, en voyantle monde.II est impossible de garder à θεωρία son sens concret en

passant aux Pythagoriciens. Que l'on songe au caractère abstraitde leur doctrine. Si l'École a substitué φιλοσοφία à σοφία, pa-rallèlement, elle a élevé, ennobli la contemplation.II ne saurait être question bien entendu d'attribuer aux Py-

thagoriciens les idées et le vocabulaire du paragraphe 59 deJamblique. Héraclide repense de vieilles idées avec des xnotsnouveaux et il les prolonge grâce à son platonisme. Le Protrefttiqued'Aristote, nous l'avons vu, facilite considérablement la tâche.La contemplation du monde doit être retenue sans hésitation :on sait l'importance de l'astronomie pour le pythagorisme. Etque serait la φΰσις των οντων sinon les nombres, auxquelsHéraclide fait allusion ? D'autre part, la contemplation a unevaleur religieuse attestée par Aristote, mais aussi une valeurmorale. La parabole de la panégyrie le suggère nettement :puisque ceux qui viennent à la panégyrie contemplent déjà des« actes et des discours de vertu », a fortiori les philosophes ont-ilsune activité éminemment morale. Nous ne pourrions donner dela θΐωρία une meilleure définition que M. A. Delatte : « Lacontemplation est l'état de vie dans lequel l'homme, se désinté-ressant des biens matériels, se consacre à l'étude des sciences (x)et à la poursuite d'un bien intellectuel et moral (2) dont la posses-sion est le privilège des dieux : la sagesse » ( 3).Résumons-nous. Héraclide — et l'appendice qui suit tend à

prouver que les textes de Cicéron et de Jamblique sont destémoins sérieux et complémentaires — rapporte dans un langage

(') Notre texte implique surtout arithmétique et astronomie.( 2) Et religieux, comme le laisse entendre la fin de la définition.( s) Le P. Festugière a pu écrire m livre de 400 pages sur Le Dieu cosmique

(ou la religion du monde) sans poser une seule fois la question de l'origine pytha-goricienne. Pour lui, ce thème hellénistique remonte essentiellement au Timée.II s'agit de sa part d'une sorte de parti pris : il reconnaît que l'idéal contemplatifest antérieur à Platon, il traduit le fragment 11 du Protreptique d'Aristote, ildoit connaître le texte ici utilisé du Cratyle et l'article de P. Boyancé, et ce quetout le monde sait : le rôle de l'astronomie chez les anciens pythagoriciens,l'aspect religieux de leur science et l'immortalité stellaire. Tout en vérité incitaità poser au moins le problème. Cf. chapitre IV, p. 104, note 2.

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dans l'antiquité classique 43

platonicien « une vieille légende pythagoricienne » (*) . Elle estpour nous un des premiers témoignages de l'entrée dans la spécu-lation philosophique du thème des genres de vie. La principalenouveauté qu'y introduisent les Pythagoriciens est la constitutiond'iin genre de vie philosophique, celui du contemplatif. Ilsentendaient par contemplation l'étude des sciences et avanttout des nombres et de l'astronomie, étude qui a une hautevaleur religieuse et morale (2).

APPENDICE

RECONSTITUTION DU TEXTE D'HÉRACLIDE

Cicéron, Tusculanes, V, III, 8-9.(éd. Fohlen, Les Bslles Lettres,1931)·Quem (sc. Pythagoram) ut scribit

auditor Platonis Ponticus Hera-

cleides, vir doctus in primis, Phliun-tem ferunt venisse, eumque cumLeonte, principe Phliasiorum, docteet copiose disseruisse quaedam ;cujus ingenium et eloquentiamcum admiratus esset Leon, quae-sivisse ex eo qua maxime arteconfideret ; at illum artem quidemse scire nullam, sed esse philoso-phum. Admiratum Leontem novi-tatem nominis, quaesivisse quinamessent philosophi, et quid inter eoset reliquos interesset ; 9. Pythago-ram autem respondisse, similemsibi videri vitam hominum et mer-

catum eum qui haberetur maxumo

Jamblique, V. P. 58-59. (éd.Deubner, 1937).

58 Λέγΐται 8è Πυθαγόρας ττρω-Tosφιλόσοφον iavTov ττροσαγορεΰσαι,ον καινοΰ μόνον όνόματος νπάρζας,άλλά καΐ ττράγμα οΐκειον ττροεκΒι-

δάσκων χρησίμως' εοικεναι γάρ εφητην ΐΐς τόν β'ιον των άνθρώττων ττά-pobov τω €7τι τάΐ πανηγνρεις άτταν-τώντι όμίλω' ώς γάρ ΐΚ€Ϊσ€ παντο-δαποί φοιτώντ€ς ανθρωποι αλλοςκατ' άλλον χρΐίαν άφικν€Ϊται (όμέν χρηματισμοΰ τ€ καΐ KepSovsχάριν άπ€μπολησαι τάν φόρτον€π€ΐγόμ€νος, ό Sè δόξης €ν€κα Ιπι-δειξόμ€νος ηκει την ρώμην τοΰ σώ-ματος' ίστ'ι Sè καΐ τρίτον etòosκαΐ τό γ€ ελ^νθ^ριώτατον σνναλι-ζόμενον τόπων Øéas еиека καΐ δημι-ουργημάτων καλών και åpeTrjs ίργων

(') Α. Delaxte, Politique pythagoricienne, ρ. 17.( 2) Tout notre développement présuppose que les thèses fondamentales de

E. Frank (Plato und die sogenannten Pythagoreer) sontfausses. C'est bien 1'opinionqui prévaut aujourd'hui. Après d'autres, R. Mondolfo a excellemment réfutéFrank : Platone e la storia del Pitagorismo, in Ατενε e Roma, 1937, PP· ^Зб^^б1 ·repris dans le Zeller italien.

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44 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

ludorum apparatu totius Graeciaecelebritate ; nam, ut alii corporibusexercitatis gloriam et nobilitatemcoronae peterent, alii emendi etvendendi quaestu et lucro duceren-tur, esset autem quoddam genuseorum, idque vel maxume inge-nuum, qui nec plausum nec lucrumquaererent, sed visendi causa ve-nirent studioseque perspicerentquid ageretur et quomodo : itemnos quasi in mercatus quandamcelebritatem ex urbe aliqua sic inhanc vitam ex alia vita et natura

profectos alios gloriae servire, aliospecuniae ; raros esse quosdam quiceteris omnibus pro nihilo habitisrerum naturam studiose intueren-tur : hos se appellare sapientiaestudiosos (id est enim philosophos) ;et ut illic liberalissimum esset

spectare nihil sibi acquirentem, sicin vita longe omnibus studiiscontemplationem rerum cognitio-nemque praestare.IV. io. Nec vero Pythagoras

nominis solum inventor, sed rerumetiam amplificator fuit.

καΐ λόγων, ων al imSeîÇeis (ίώθε-σαν iv ταΐς πανηγνρΐσι γίγνΐσθαι)ovTcos δή κάν τω βΐω παντοδαπονςάνθρώπους ταΐς σπουΒαΐς eis ταύτόάθροίζεσθαι. τούς μΐν γάρ χρημάτωνκαΐ τρυφής alpeî ττόθος, τονς Sèάρχής καΐ ήγΐμονίας ΐμΐρος φιλο-νΐΐκίαι те δοξομανΐΐς κατέχονσιν.ΐΐλικρινέστατον Bè elvai τοντον άνθ-ρώπου τρόπον, τόν άποΒΐξάμΐνοντην των καλλΐστων θΐωρίαν, ονκα'ι προσονομάζΐΐν φιλόσοφον'59 καλην μΐν οΰν ΐΐναι την τοΰ

σνμπαντος ούρανοΰ θίαν καΐ τωνiv αντφ φορονμίνων άστέοων ΐΐτις καθορώΐ) τήν τάξιν' κατα μΐ-τονσίαν μΐντοι τοΰ πρώτον καιτοΰ νοητοΰ ΐΐναι αντό τοιοντον'τό δΐ πρώτον ην ΐκΐινο, ή τώνάριθμών τΐ και λόγων φύσις διάiravTos 8ιαθίονσα, καθ' ovs τάπάντα ταΰτα σνντίτακταί τΐ ΐμμΐ-λώΐ καΐ κΐκόσμηται πρΐπόντως,καΐ σοφία μΐν ή τώ όντι ΐπιστημηTIS ή πΐρΐ τά καλά τά πρώτα καιθΐΐα καΐ άκήρατα καΐ àel κατά τάαύτά και ώσαντως ίχοντα άσχο-λονμΐνη, ών μΐτοχτ} και τά αλλαãv ΐίποι τις καλά' φιλοσοφΐα 8ΐή ζήλωσις τής τοιαύτης θΐωριας.

Diogène Laërce, VIII, 8. (éd Delatte, 1922).

Σωσικράτης δ' iv Αιαδοχαΐε φησιν αντόν ΐρωτηθίντα νπό Λέοντος τοΰΦλιααΙων τνράννον tIs ещ 'φιλόσοφος' ΐΐπΐΐν' καΐ τόν βΐον ίοικΐναι τταν-η-γνρΐΐ' ώί οΰν ΐΐς ταύτην οί μΐν άγωνιούμΐνοι, ol Sè κατ' ΐμπορΐαν, οι δεγΐ βΐλτιστοι ϋρχονται θΐαταΐ, οϋτως ίν τω βΐω οί μΐν άνδραποδώδΐΐς, ΐφη,φνονται δόξης καΐ πλΐονΐξΐας θηραταί, ol δΐ φιλόσοφοι τής άληθΐΐας.

Diogène Laërce, Proœmium, VIII, 12 (éd. Hicks, Londres, 1925).

ΦιλοσοφΙαν δέ πρώτο^ ώνόμασΐ Πνθαγόρας καΐ ίαυτόν φιλόσοφον, ivΣικνώνι διαλΐγόμΐνος Λΐοντι τω Σικνωνίων τυράννω ή ΦλιασΙων, καθάφησιν 'Ηρακλΐίδης ο Ποντικός iv τώ πΐρι tíj? "Απνον' μηδίνα γάρ (ΐναισοφόν άνθρωπον ολλ' ή θΐόν' θάττον δΐ ΐκαλΐΐτο σοφΐα καΐ σοφόε ό ταΰτα'ΐπαγγελλόμΐνοε ôs ΐϊη άν κατά άκρότητα φνχής άπηκριβωμΐνο^' φιλοσο-φΐαν δΐ ο σοφΐαν άσπαζόμΐνος-

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dans l'antiquité classique 45

Plusieurs textes nous racontent, avec des divergences qu'ilnous faudra souligner, une histoire célèbre, la parabole de lapanégyrie, comme l'a appelée I. Lévy : Cicéron, Tusc., V,III, 8-9 ; Diogène Laërce, VIII, 8 ; Jamblique, V. P., 58-59.II faut ajouter Diogène Laërce, Proœmium, 12, qui apportedes précisions importantes (x).Disons tout de suite que l'anecdote remonte à coup sûr à Héra-

clide Pontique : Cicéron et Diogène le déclarent expressémentet ce dernier a eu la bonne idée de citer l'œuvre de laquelle elle esttirée : le πφί τής άπνου. II va falloir comparer minutieusementles témoins pour essayer de décider, de la façon la plus précisepossible, ce que contenait le texte d'Héraclide.De tous les témoignages, celui qui inspire le plus de confiance

est D. L., VIII, 8, dont la source est Sosicrate, un érudit historiende la philosophie, du second siècle avant notre ère. Par malheur,ce texte n'est qu'un résumé, il ne nous livre que la substancedu récit, dépouillée de tout détail.D'un autre côté, on connaît bien la méthode de Jamblique :

compilation maladroite et incessante d'auteurs qui ont parfoisdes vues différentes. A priori, le texte que nous trouvons dans laVie de Pythagore a bien des chances d'avoir passé par un ouplusieurs intermédiaires. Mais on ne saurait non plus déduire delà qu'il a nécessairement été modifié de façon considérable.Ce serait une erreur aussi d'accorder a firiori une valeur supé-

rieure au texte de Cicéron parce qu'il a l'air plus complet. Quioserait inférer de « ut scribit Heracleides Ponticus » que Cicéron sepropose de traduire fidèlement et intégralement le texte duPontique ?Cicéron nous a conservé le cadre de l'anecdote. Pythagore, venu

à Phlionte, s'entretient avec Léon le tyran, qui lui demande quelest l'art qu'il préfère. C'est bien ce cadre que Sosicrate résume (2) :« conversant à Sicyone avec Léon, le tyran des Sicyoniens oudes Phliontins ». Le lieu de l'entrevue a dû être Sicyone ; Diogèneou Sosicrate a voulu « harmoniser la discordance apparente entre

(x ) Dans son livre superficiel, La fortuna di Pitagora presso i Romani, A. Gia-nola ne fait que citer le texte de Cicéron et renvoie en note uniquement à D. L.,Proœm. C'est ainsi qu'il traite d'ailleurs beaucoup de textes romains relatifsà Pythagore.

( 2) Voyez les textes juxtaposés, pp. 44-45.

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46 le thème philosophique des genres de vie

Sicyone, lieu de l'entrevue, et Phlionte, capitale de Léon » (^).Ainsi, dès l'abord, Cicéron commet une erreur en « résolvant à samanière une difficulté apparente » (2). Quant à Jamblique, il n'arien conservé de ces traits concrets. N'oublions pas que Cicéronveut élever la philosophie romaine au niveau littéraire de laphilosophie grecque. II est toujours friand d'anecdotes qui met-tent de la variété et de la vie dans le dialogue. D'autre part, ilest naturel que l'érudit ou le pythagoricien à qui Jamblique estredevable s'en soit tenu à la substance, en négligeant le scénario.Les textes rattachent la parabole à l'invention du mot « philo-

sophe ». Cicéron oppose philosophe à sage (3). Dès lors on doit sedire qu'il y a une lacune : quel est le motif de ce changementd'appellation ? Seul le prologue de D. L. nous le fait connaître :« Car personne n'est sage, si ce n'est Dieu ». Pythagore, dansHéraclide, n'a pas pu ne pas justifier son néologisme. D'ailleurs,Diogène vient de citer le -rrepl αττνου, preuve qu'il est bien informéet il continue au style indirect : μηΜνα γάρ ... Le doute n'est paspossible : c'est bien du ттер! απνου que vient cette justification,que l'on retrouve encore dans Diodore de Sicile (4).Le début du paragraphe 58 de Jamblique correspond pour le

sens à la phrase de Cicéron :«Nec vero Pythagoras nominis soluminventor, sed etiam rerum ipsarum amplificator fuit ». Cobet a notécette correspondance ; Lévy l'admet et pense que la formulepourrait remonter à Héraclide. Dans ce cas, notons-le, c'estJamblique qui lui conserve sa place normale, Cicéron la faisantsortir de son contexte.

(') I. LÉVY, Recherches sur les sources de la légende de Pythagore, p. 28, n. 1.( г) I. LÉVY, O. I., p. 29, n.( 3) Nouveauté du mot : « καινον όνόματος », « novitatem nominis ». Pour le

passage de « sage » à « philosophe », voyez le début du texte cité.( 4) X, 10, I. Lévy a tort de n'accorder à cette idée aucune valeur historique ;

il refuse même de la faire remonter à Héraclide. Un texte du Lysis permet peut-être de trancher le débat. Nous y voyons un souvenir très précis de l'oppositionpythagoricienne σοφός ■—■ φιλόσοψος ; l'allusion est d'autant plus manifesteque la précision círe Oeol e're ... n'était d'aucune façon nécessaire au raisonne-ment : (218 a 3-4) Δ ià ταΰτα Ь-η φαΐμεν av tovs ηΒη σοφονς μηκ€τι φιλοσοφεΐν,eiT€ OrOL clte ãvOfXOTTOL c'iaiv ovtol.Platon a repris à son compte cette idée pythagoricienne (Banquet, 203 e-204 a ;

Phèdre, 278 d). M. A. Delatte a raison de retrouver la même conception dansl 'Apologie (29 c) où Platon montre en Socrate une sorte de prophète des ancienstemps (Bulletin de l'Acad. r. de Belgique, 1950, p. 213 sq.). On peut aussicomparer Apologie, 23 a6-b4 au fragment 83 d'Héraclite, proche de la doctrinepythagoricienne.

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dans l'antiquité classique 47

A partir de cet endroit, les textes de Cicéron et de Jambliquecoïncident souvent de façon précise et jusque dans l'expression :

ioiKevai γάρ ίφη similem sibi videriόμίλω celebritaietb<7 γαρ nam, ut. . .

èaTL 8è και τρίτον esset autem quoddam genusOeajplav contemplationem

ov καΐ 77ροσονομάζΐΐν hos se appellare

Mais il y a aussi de nombreuses divergences de détail. Premiè-rement, Cicéron s'accorde avec Sosicrate en ce qu'il cite pourcommencer les gens qui viennent conquérir la gloire et ensuite lescommerçants ; Jamblique suit l'ordre inverse.Plus grave la différence suivante : « Visendi causa venirent »

correspond à une phrase beaucoup plus concrète et détaillée. IInous paraît impossible de trancher : Cicéron a pu résumer, maisle texte de Jamblique a pu être amplifié et l'insistance peutparaître suspecte.L'allusion inattendue à la métempsychose n'a pas été inventée

par Cicéron ; il faut accuser ici une lacune dans Jamblique.C'est la seule idée qui donne à l'anecdote un cachet visiblementpythagoricien : Cicéron se garde bien de l'omettre. Un fragmentdu poète comique Alexis fait allusion à notre anecdote et confirme,à notre avis, le témoignage de Cicéron sur ce point (x) : « J'ai doncreconnu en observant de cette façon que toutes les choses humai-nes sont insensées et que nous, les vivants, nous sommes toujours(en voyage) à l'étranger, envoyés, de la mort et de l'ombre,comme à une panégyrie et vers ce séjour et cette lumière quenous voyons ». €κ τοΰ θανάτου καΐ τοΰ σκότους est une allusionà la métempsychose ; c'est bien une croyance propre à exciterla verve d'un poète comique.

í 1) "Εγνωκα 8'οΰν οΰτω; (πισκοποΰμ(νο;eivat μανιώδη πάντατάνθρώπων ολως,άποδημίας Se τνγχάνειν ήμας açCτους ζώντας, ώσπερ €ΐς πανήγνρίν τιναάφειμ€νονς ек τοΰ θανάτον Λταί τον σκότονς€ΐς τήν Βιατριβήν ^Ις το φώς τ€ τοΰτ* δ δήορώμ€ν.

Ce fragment provient des Tarentins et est cité par Athénée, XI, 463 c. Alexisdevait bien connaítre les sectes pythagoriciennes, car il leur réserve plusieurstraits dans les fragments que nous possédons : il était l'auteur d'une Pythagori-cienne.

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48 le thème philosophique des genres de vie

Tout cela, il est vrai, n'a qu'une importance secondaire parrapport à la divergence qui surgit à la fin du récit : on y trouve undéveloppement très long de Jamblique, alors que Cicéron résumele parallèle dans une période bien équilibrée.

Ce paragraphe 59 de Jamblique donne pour objet à la contem-plation la belle ordonnance des astres, belle par participation del'être premier et de l'intelligible, qui n'est autre que la φΰσις τώνάριθμών те και λόγων, suivant laquelle tout a été ordonné. Ladistinction entre σοφία, science de 1'être premier, des Idéesplatoniciennes, et φιλοσοφία, qui s'efíorce d'atteindre à cette σο-φία, achève le développement.Examinons les différentes hypothèses émises par les critiques

qui se sont occupés des sources de Jamblique et retenons dechacune la part de vérité qu'elle nous paraít apporter.Rohde avait vu que 1'on ne pouvait séparer le § 58 du § 59 ;

il savait (x) que 58 provenait d'Héraclide, mais indirectement,affirmait-il, ce que nous sommes disposé à admettre après avoirconstaté des retouches et des lacunes dans le texte de Jamblique.Les considérations de 59 lui paraissaient venir à coup sûr d'unnéoplatonicien. Les mots φΰσις τών άριθμων écartant Apollo-nius, il ne restait plus que Nicomaque, puisque pour Rohde, cesont les deux seules sources de Jamblique. Rohde confirmaitson hypothèse en constatant un rapport étroit entre 58-59 et159-160, qui viennent indubitablement de Nicomaque. PourRohde, 159-160 est la continuation de 59, mais nous verronsbientôt la juste objection de Lévy.Bertermann (2) est d'avis, au contraire, queles idées de 59 «ca-

drent tout à fait avec ce que nous savons des idées du Pontique ».Nous croyons qu'il a raison, encore que sa démonstration soitinsuffisante, et nous allons essayer d'affermir cette position.Aux notes doxographiques qu'il utilise, Bertermann aurait

pu ajouter ce passage des Stromates : « Héraclide du Pont raconteque selon Pythagore, le bonheur consiste dans la science de laperfection des nombres de 1'âme » (3). Est-il possible que sachant

(*) Die Quelien des Jambíichos in seiner Biographie des Pythagoras, KleineSchriften, I, pp. 134-5» *55-6.

(2) De Jamblichi Vitae Pythag. Fontibus, pp. 26-7.( 3) Strom. II, XXI, 130, 3 ; 44 Wehrli : Πνθαγόραν Sè ó Ποντικος 'ifpa/сЛ-

ciSq; ΙστορίΪ την ίπιστήμην τής rcAetórijros τών άριθμών τής φνχής €νΒαιμονίανnapabebcoKcvat.

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dans l'antiquité classique 49

cela, Héraclide n'ait pas introduit la φύσις τών άριθμων dansl'anecdote de la panégyrie ?Mais l'objection de Rohde subsiste, dira-t-on : le paragraphe 59

est plein de considérations néoplatoniciennes. Nous ne le croyonspas (^). Le vocabulaire employé n'a rien qui ne soit platonicien.La seule réserve qu'il serait à première vue possible de faireconcernerait l'expression « τοΰ πρωτου καΐ τοΰ νοητοΰ » et larelative « καθ' ovs τά πάντα σνντίτακταί те ΐμμΐλώς καΐ Κΐκόσμηταιπρεπόντως », encore que dans cette dernière, l'idée de parti-cipation soit de Platon. Et qu'y a-t-il d'invraisemblable à ceque le Pontique ait écrit « τοΰ πρώτον καΐ τον νοητοΰ » ?Platon emploie déjà τό νοητόν substantivement, notammentdans le Phédon (2). D'autre part, l'idée que le monde intelligibleest premier par rapport au monde sensible, qui est second, appa-raît clairement dans le Timée (3). Ajoutons à propos de la phrase« έπιστήμη τις ή πΐρι τά καλά ... », que cette façon de parler desIdées au neutre pluriel est bien platonicienne ; notons surtoutque les Idées, déjà dans les Dialogues, sont dites καλά (4), 0eîa (5),άκήρατα (6), àel κατά τά αντά καΐ ώσαντως ΐ'χοντα (7). Au para-graphe 159. nous lisons, parmi les épithètes qui caractérisentla réalité première, δραστικά, mot technique du stoïcisme, maisrien de semblable ne nous arrête en 59.Une contre-épreuve intéressante consiste à se demander si ce

texte de Jamblique serait compatible avec la philosophie ploti-nienne. Jamblique — ou son prédécesseur — emploie τον πρώτονcomme synonyme de τον νοητον, pour désigner le monde desIdées ; il ne connaît rien au delà de la σοφία , qui a explicitementpour objet les Idées. Mais Plotin désigne par « Premier » le Bienqui est au delà de l'essence (8), sans forme (9), simple (10), quine

( 1) Nous défendons l'authenticité héraclidéenne du paragraphe 59, mais ilest à remarquer que ce point délicat est tout à fait accessoire pour l'ensemblede ce chapitre sur l'ancien pythagorisme.

(2) 81 b : tò Sè toîî όμμασι okotûScs και àeiSés, νοητάν Sè και φιλοσοφΐα aipeτόν',cf. 81 d et République, 511 аз, b2, c, mais surtout 532 b.

( 3) 52 a. Cf. aussi 35 a.( 4) κάλλιστα : Politique, 286 a.( 5 ) Phédon, 80 a, avec le mot ήγεμονΐνα,ν qui implique l'idée de ττρώτα.(β) Timêe, 41 d.(7 ) Par exemple, Phédon, 78 c.(8 ) Ennéades, V, V, 11.(») Enn., VI, VII, 33.H Enn., VI, VII, 29.

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50 le thème philosophique des genres de vie

pense pas et n'a pas conscience de soi (x). Le πρώτον de Plotinn'est pas νοητόν, si ce n'est dans un sens tout à fait exceptionnel,par un abus de langage que Plotin évite avec l'âge (2). Au delàde la « sagesse » de notre texte, Plotin placerait son extase, laperception mystique du Bien. Remarquons encore qu'on cher-cherait en vain ici une mention des hypostases et nous pourronsconclure que ce paragraphe de la Vie de Pythagore ignore toutde la dernière philosophie grecque ( 3).Bertermann avait donc vu juste. Où nous ne pouvons plus

le suivre, c'est lorsqu'il refuse de s'écarter de Rohde et qu'ildéclare : « Cum §§ 58-59 Heraclidis esse videantur et ea quae ibidisseruntur cum § § 159-160 cohaerere Rohdius statuerit, facere non■possumus qtdn etiam 159-160 H. P. tribuamus » ( 4). On sentl'embarras de l'auteur ; l'argument d'autorité est typique et lesindices relevés en faveur de cette thèse, nettement insuffisants (5).Comme le remarque Lévy, les §§ 159-160 ne sont nullement la

suite de 58-59, ils n'en sont qu'un simple démarquage, dû àNicomaque. Lévy attribue (e ) donc 58-59 à son Anonyme, unesource érudite de Jamblique à mettre sur le même pied qu'Apollo-nius et Nicomaque. En dehors de ce qui nous occupe, cette hypo-thèse explique mieux un certain nombre de textes. Déjà en 1922,G. Méautis rappelait qu'« il n'est pas prouvé que les uniquessources de Jamblique aient été Nicomaque et Apollonius » (7).L'hypothèse de Lévy est « originale » (8 ) , elle est supérieure àcelle de Rohde : nous nous y rallions, puisque, de toute évidence,il nous faut un intermédiaire entre Héraclide et Jamblique.

(!) Εηη,, III, IX, 9.( 2) Cf. E. Bréhier, Ennéades, V, 6, Notice, p. 110 (Les Belles Lettres).( 3) Personne d'ailleurs ne se risque à préciser par une référence la couleur

néoplatonicienne qu'on reproche au paragraphe 59. Héraclide peut paraîtreassez proche à certains égards du néoplatonisme, mais ce n'est pas le cas ici(cf. P. Boyancé, L'Abaris d'Héraclide, REA, 1934, p. 351 sq.).

( 4) 0. I., l. I.(5) Parce que Diogène Laërce déclare : « Pythagore fut le premier à employer

le mot « philosophie », d'après ce que dit Héraclide » (Procem., 12), et que § 159commence par la même idée, Bertermann a l'air de croire que § 159 doit êtred'Héraclide. La concordance qu'il remarque ensuite entre « σοφία μίν ή τω όντι€7τιστ-ημ,-η » en 59 « σοφίαν Sè έπιστήμην τής εν τοΐζ ονσιν αληθζίας » en 159n'impose pas ηοη plus l'identité d'auteur.

(8 ) LÉVY, O. I., p. 112, n. 6.(7) Recherches sur le pythagorisme, p. 93.(8) A. Delatte, in R. B. Рн. H., 1929, p. 648.

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Les paragraphes 58-59 remontent bien à Héraclide. Mais alorsCicéron a abrégé l'anecdote ? Oui, et il a eu raison. II n'avait quefaire de cet exposé doctrinal du § 59 dans sa préface à la cinquièmeTusculane, qui a pour objet de montrer que la vertu suffit aubonheur. Cicéron a rappelé que grâce à Pythagore φιλόσοφος aremplacé σοφός. A cette occasion, il raconte l'anecdote de lapanégyrie, déjà secondaire pour son propos. S'il la fait suivre dece long commentaire métaphysique, elle perdra une partie deson charme et lui s'écartera trop de son sujet. II est donc fortnormal qu'il se soit contenté d'une formule assez vague : « contem-■plationem rerum cognitionemque ».La définition de la contemplation se trouve dans Jamblique

et non dans Cicéron. Lévy a tort de considérer, en se fondantsur Rohde, que « 58-59 ne saurait être placé sur le même planque les copies ou résumés de Cicéron et de Sosicrate » (^). Toutel'érudition contemporaine, sondant la Vie de Pythagore, estamenée à retrouver dans cette compilation « passablement plusde débris de l'érudition péripatéticienne et alexandrine que Rohden'était porté à le croire » (2). Depuis lors, pour ne citer que deuxexemples, Rostagni a retrouvé dans le passage 37-57 une compo-sition sophistique du Ve siècle transmise par Timée, et P. Boyan-cé a découvert un résumé de l'Abaris d'Héraclide aux paragra-phes 215-218 ( 3). C'est un paradoxe singulier que d'en revenirexclusivejnent à Rohde ; de plus, Lévy ne rencontre pas lesarguments de Bertermann et il paraît ignorer Rostagni, qu'ilne cite nulle part. Quant à nous, si nous abordons en dernierlieu les suggestions de Rostagni —■ quoiqu'elles soient antérieu-res à l'étude de Lévy — c'est que nous les jugeons solides etpropres à permettre une reconstitution très satisfaisante du texted'Héraclide (4).Rostagni utilise premièrement Jamblique et non Cicéron ; il

insère dans le texte de Jamblique l'allusion à la métempsychosed'après Cicéron et la petite phrase conservée par Diogène Laërce :μτβίνα γάρ σοφον eîvai άλλ' rj θΐόν, tout de suite après φιλόσοφον,

( 1) LÉVY, 0. p. 30, n. 4.( 2) MÉAUTis, 0. I., 1. I.( 3) Rostagni, in Studi italiani di Filologia classica, 1922, pp. 180 sq.

et P. Boyancé, in REA, 1934, PP· 35 1 s4·( 4 ) Rostagni, II verbo di Pitagora, p. 276, note. L'auteur ne se préoccupe pas

de démontrer ses heureuses intuitions, qu'il se contente de livrer en passant.

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52 le thème philosophique des genres de vie

à la fin de 58. Cette dernière hypothèse se justifie doublement :nous avons dit pourquoi le texte d'Héraclide devait contenircette idée (x) ; d'autre part, la fin de 59 oppose ψιλοσοφία àσοφία, ce qui suppose que dans l'anecdote même on opposaitφιλόσοφος à σοφός ; que viendrait faire ici cette σοφία, s'il en étaitautrement ? Cette opposition en fin de 59 constitue une preuveévidente selon nous de l'unité des deux paragraphes (2). Aussine suivrons-nous pas Rostagni lorsqu'il abrège ce paragraphe 59,suspect de néoplatonisme.

(') Cf. p. 47.( 2) Cette opposition φιλοσοφία - σοφία remonte au pythagorisme ancien. Ulté-

rieurement, on la retrouve dépouillée de son contexte pythagoricien, sous iormedelieu commun philosophique, déjàdans le Protreptique d'aristote (5 Walzer ;52 Rose) ; cf. Définitions ps.-platonic. 414 d, Aetius, Placita, i, Proœm., 2,Albinus, Epitomè, i, 1, et Sextus Empiricus, Adv. Physicos, i, 13.

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dans l'antiquité classique 53

ANAXAGORE

On lit dans YÉthique Eudêmienne, que l'on tient actuellementpour la première Morale aristotélicienne, l'anecdote selon laquelleAnaxagore, interrogé sur le point de savoir quel est l'homme leplus heureux, répondit : « (Celui que je considère comme le plusheureux) te paraîtrait étrange » et Aristote ajoute (:) : « Anaxa-gore répondit de cette façon parce qu'il voyait celui qui lui avaitposé la question, incapable de concevoir que sans être influent,beau ou riche, on puisse être appelé tel. Lui-même pensait peut-être que celui qui vit sans chagrin et pur à l'égard de la justiceou qui a part à une contemplation divine, celui-là est, selon le,langage des hommes, heureux ». Abstraction faite de ce commen-taire d'Aristote, il reste que l'anecdote par elle-même impliquela reconnaissance d'un genre de vie spécial, étranger au cojnmundes mortels. Le « peut-être » que nous avons souligné dans letexte ne saurait nous déconcerter : il ne porte que sur l'interpré-tation donnée par l'auteur et non sur l'historicité de l'anecdote.II suffit de continuer quelque peu la lecture de EE pour être fixésur la nature de ce genre de vie. Selon une autre anecdote rappor-tée plus bas, on demanda à Anaxagore pourquoi on pouvaitpréférer venir au monde ; il répondit : « Pour contempler leciel et l'ordre de l'Univers entier » (2). Ainsi ce genre de vie n'estautre que la vie contemplative et nous pouvons comprendre pour-quoi plus haut Aristote présentait son interprétation comme unehypothèse : il pensait évidemment à l'idéal contemplatif d'Anaxa-gore, mais il y ajoutait l'idée d'absence de peine et celle depureté morale qui ne sont pas exprimées dans la seconde anecdote.Aristote est revenu sur ces faits avec une complaisance par-

ticulière. Déjà dans le Protrefitique, il racontait la même histoiredans des termes plus précis ; il complétait la réponse du philoso-phe par des mots impliquant expressément l'opposition de laθεωρία à d'autres valeurs : « Et il dit qu'Anaxagore interrogé surle point de savoir pour quel motif on devrait préférer naître et

(') 1215 b. Diels, Vorsokr., A, 30.( 2) 1216 a ; cf. Clément d'Alex., Strom., II, 416 d : ... Άναξαγόραν τήν θαω-

ρίαν φάναι τοΰ βίου τeXos €Ϊναι καϊ τ-ην άττό ταύτης ίλζνθϊρίαν.

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54 le thème philosophique des genres de vie

vivre, répondit (ainsi) à cette qaestion : « Pour contempler leciel, et ses astres et la Lune et le Soleil, car tout le reste n'a aucunevaleur » (x) .On n'a aucune raison sérieuse de mettre en doute la témoignage

d'Aristote (2 ). Jaeger jette la suspicion sur ces textes comme surtant d'autres, mais il faut remarquer, avec le P. Festugière, quedes témoignages contemporains d'Anaxagore permettent decroire à l'historicité de l'idée qu'illustrent ces anecdotes ( 3). Nousverrons bientôt en effet Euripide opposer la vie pratique et lavie contemplative et on n'a pas le droit d'oublier à cette occa-sion qu'il fut très lié à Anaxagore. Où le poète est-il allé prendreson personnage d'Ion ? II avait en tout cas un modèle bien typi-que dans la personne de son ami. Certains vers de Médée aussiont une résonance profonde ( 4), surtout si on pense qu'ils furentécrits à peu près au moment où Anaxagore était condamné.II paraît légitime de croire qu'Anaxagore a prôné la θΐωρία

et même de se fier à l'interprétation d'Aristote, d'après laquelleplus précisément il préférait la vie contemplative à la vie chré-matistique et à la vie politique. La ressemblance limitée qu'onobserve entre les anecdotes rapportées par Aristote et la parabolede la panégyrie ne nous autorise pas à déclarer tardives toutesces traditions. Cette ressemblance s'explique aisément par unmême climat intellectuel qui nous paraît avoir régné dès le Vesiècle.

f 1 ) Fr. ii, p. 49 Walzer.( 2) II a encore fait allusion aux mêmes faits en EN, 1179 ai3 : íoíkcv Sè και Ava-

ζαγόραν ov πλούσιον ovòè δννάστην νπολαβεΐν τον €νΒαίμονα, ίΐπων οτι ονκ αν 8ανμ~άσειεν εΐ tis ατοπος φανεΐη τοΐs πολλοΐς' οΰτοι γάρ κρίνουσι τοΐζ cktos, τοντωναισθανόμ€νοι μόνον.N'est-il pas remarquable que dans le commentaire de la pensée d'Anaxagore,

Aristote lui prête chaque fois l'idée d'opposer des genres de vie ? Le δννάστηνde ce dernier texte reprend le μίγαν και καλόν de EE ( — un puissant honorable) .

( 3) Contemplation..., p. 33 sq. Jaeger lui-même finit par en convenir : « II esttrès concevable qu'un penseur comme Anaxagore... ait pris conscience del'isolement de sa vie vagabonde... », O. L, p. 392. La thèse de L. Parmentier,Euripide et Anaxagore, n'a guère vieilli ; cf. pp. 14 sq., 31 sq.

( 4) Vers 294-305 : « Jamais l'homme que la nature a doué de sens ne devraitfaire donner à ses enfants un savoir qui dépasse l 'ordinaire. Outre un renomd'oisiveté, ils y gagnent l'envie malveillante de leurs concitoyens. Apportes-tuaux ignorants un savoir nouveau, tu feras figure d'inutile, et non de savant ;si d'autre part on te juge supérieur à ceux qui passent pour esprits fertiles,dans la cité tu paraîtras à charge. Moi aussi, j'ai eu ce sort en partage ». Trad.méridier, Budé. Le rapprochement est du P. Festugière ; cf. aussi la note deméridier, p. 134.

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dans l'antiquité classique 55

DÉMOCRITE

Nousn'avons que quelques lignes à citer de Démocrite, de sorteque nous préférons les placer ici, malgré un léger défaut dechronologie. Les genres de vie n'y sont qu'impliqués, mais defaçon suffisante pour que nous nous y arrêtions.Démocrite s'est beaucoup préoccupé de morale et il n'est pas

étonnant qu'il se soit intéressé aux genres de vie. Malheureuse-ment, des fragments assez nombreux qui nous restent, «sedégage mal une vue d'ensemble dont on puisse saisir la liaisonavec les principes généraux de système » (г).Voici qui condamne la vie apolaustique et la vie chrématistique,

au profit d'une sagesse caractérisée par ses aspects moral etspéculatif : « Ce ne sont pas les forces physiques ni les richessesqui rendent heureux, mais la droiture et la prudence » (2). La mêmeidée, mais réduite à la dualité richesse matérielle-valeurs spiri-tuelles, apparaît ailleurs : « Le bonheur ne consiste pas dans la pos-session de troupeaux et de l'or. C'est l'âme qui est le siège de labéatitude » (3). Ces deux textes suffiraient pour faire penser queDémocrite s'affirmait contemplatif, mais il en est encore deuxautres qui ne manquent pas d'intérêt. Dans l'un (4) : « Les grandesjoies viennent de la contemplation des belles œuvres », les derniersmots sont trop vagues pour être interprétés avec sûreté. L'autreest précis à souhait (5) : « Démocrite disait qu'il aimerait mieuxtrouver une explicaticn par les causes que posséder le royaumede Perse ». Non seulement il oppose la vie contemplative à la viepolitique et à la richesse, mais il définit la contemplation par sonaspect le plus abstrait, le plus élevé.La raison est la valeur suprême : c'est elle qui doit régler

l'usage des autres biens. « Réputation et richesse sans intelligence :autant de biens peu sûrs » (6) ; « l'usage des richesses, s'il s'accom­

(^) L. Robin, La pensêe grecque..., p. 145.( 2) DlELS, B 40 : οντ€ σώμασιν ovre χρήμασιν ςύδαιμονοΰσιν ανθρωποι, άΛλ'

ορθοσύνη καϊ πολυφροσύντ}. Ces sentences sont ccnservées dans Stobée.( 3) B 171 : Εύΰαιμονίη ούκ iv βοσκήμασιν οικ€ΐ οΰδ« iv χρνσφ' φνχή οϊκ-ητήριον

Βαίμονος.( 4) Β 194 · α* μ^γάλαι τέρψζΐς άπο τον θ^άσθαι τα καλα τών Ιργων γίγνονται.(5 ) Β ιι8 (= Eusèbe, Pr. Εν., XIV, 27, 4) : Δημοκριτος еЛсуе βούλςσθαι

μάλλον μίαν evpeîv αίτιολογίαν ή τών Πΐρσών οί βασιλείαν γενέσθαι.(6) Β 77 (Stobée) : δό£α και πλοντος ανευ ξννέσιος ούκ άσφαλέα κτήματα ;

cf. Cicéron, De Fin., V, 87 : « Quod si etiam in rerum cognitione ponebat (vitambeatam) ».

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5б le thème philosophique des genres de vie

pagne de réflexion, est utile, permet de devenir libéral et de servirle peuple ; s'il s'accompagne de sottise, c'est une simple chargeinutile à tous » (*). Démocrite, on le voit, admet conditionnelle-ment d'autres biens que la contemplation. S'il a jamais préciséintégralcment son idéal, il a dû ajouter à la contemplation larichesse et peut-être la gloire et c'est là une tendance réaliste ensomme analogue à celle d'Aristote.Certains fragments feraient croire qu'il admettait l'action, la

vie politique. II loue et recommande la science de la guerre (2),dont les hommes retirent de grands et éclatants avantages. Mêmesi on corrige πολςμική en ττολιτική, ce qui paraît admissible vu lecontexte de Plutarque, nous nous refusons à accorder à cettedéclaration la même portée qu'au fragment 118 : celui-ci sesuffit à lui-même, tandis que la valeur du fr. 157 ne peut plusêtre appréciée faute de contexte. Démocrite oppose ailleurs ( 3)les travaux à la tranquillité et c'est pour préférer nettement lestravaux. Mais il ne faut pas voir ici l'alternative action-contem-plation ; ήσνχίη a manifestement le sens de « repos », « inertie »,et la contemplation qui lui est chère serait ici comprise dans leterme fort général de π6vol. H. Langerbeck, dans sa ΑόξιςΈπψρυσμίη ( 4) veut montrer, grâce à ces fragments 157 et 243,combien Épicure (5) sera loin de Démocrite en prônant le loisir.L'auteur exagère l'importance de ces fragments et ne tientaucun compte de ceux que nous avons utilisés ici. La distancequi sépare Épicure de Démocrite n'est pas celle qui sépare actionde contemplation ; tous deux sont des contemplatifs qui compren-nent fort différemment la contemplation.

Constatons en terminant ce chapitre que le thème des genresde vie a été abordé par Héraclite, que des fragments de Démocriteet des témoignages concernant Anaxagore l'impliquent sans

( г) B 282 (Stobée) : χρημάτων χρήσις (vv νόφ μεν χρήσιμον €is το eXevØépiov eîvaiκαΐ Βημсофе\4а, ζυν àvoij) Χ°ΡΎ}γιΎ1 £ VVV ζάναίφελής') * La firi €St corrompue diffé-rentes corrections ont été proposées. C 'est la traducticn Voilquin (Garnier)que nous utilisons ici pour tous les fragments de Démocrite.

( 2) B 157 (= PLUT., Adv. CoL, 32, II26 a) : ... ών Δημόκριτος τταραινςΐ τήντ€ πολιτικήν (Reiske ; πολ^μικήν, mss.) τεχνην μςγίστην ονσαν 4κΒιΒάσκ€σθαι καϊτόνς itÓvovs 8ιώκ€ΐν, άφ* ών τά μ€γάλα και λαμττρά γίνονται roîj άνθρώποις.

( 3) Β 243-( 4) Neue Philolog. Unters., X, ΐ935> Ρ· 6ι.(δ) Sur Épicure et sa doctrine de la contemplation, voyez pp. 140-143.

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dans l'antiquité classique 57

conteste, que ce tbème, dont le succès commence, s'est trouvéfixé par une école pythagoricienne. Tous ces Présocratiquesadoptent la même attitude : ce sont des contemplatifs. L'empe-reur Julien a raison lorsqu'il écrit à Thémistius : « Pythagore,Démocrite, Anaxagore te paraîtront. peut-être heureux parcequ'ils se sont livrés à la contemplation... » f 1). Et s'il avait eudessein d'être complet tout en s'en tenant à cette époque, ilaurait pu aisément ajouter encore quelques noms.Ces conclusions s'opposent aux vues de R. Mondolfo qui,

généralisant ce que nous avons cité de lui plus haut (p. 37) àpropos du Pythagorisme, soutient que l'idéal des Présocratiquesa été une sorte de vie mixte unissant la technique, l'utilité pra-tique à la recherche scientifique (2).Nous reconnaissons beaucoap de profondeur aux remarques

sur lesquelles se fonde Mondolfo, mais nous ne croyons pas quecertains Présocratiques aient formulé, proclamé un tel idéal devie. Thalès l'a sans doute vécu imflicitement (cf. Platon, Théét.174 a et Rép. X, 600 a), comme Solon, d'après ше not.e. rapided'Aristote (Ath. Pol., XI). Ces seuls témoignages ne suffisent pasà faire de Thalès ou de Solon des champions conscients d'unequelconque vie mixte et le texte d'Hérodote ( 3), qui distingueles deux tendances au lieu de les unir, n'a pas à être jugé, pourles besoins de la cause, moins juste que celui d'Aristote.II nous semble que ls seul idéal de vie dont les Présocratiques

aient pris conscience est celui de la contemplation.

( J) Lettre à Thémistius, 7, 264 b( 2 ) Cf. Zeller-Mondolfo, I, 2, pp. 85 sq.( 3) III, 137 : oi μίν... κατ' ίμπορίην... ol Sé Tives... θίηταί.

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CHAPITRE III

LES SOPHISTES ET EURIPIDE

Nous continuons notre enquête parmi les débris. Quelquespauvres pages de Diels, voilà à quoi se ramène pour nous laproduction de la Sophistique grecque. II est encore possiblecependant de montrer que les sophistes ont connu et développéle thème des genres de vie.

PRODICOS ET LA VIE MIXTE

Nous avons dit dans l'introduction pourquoi le célèbre Afologued'Héraclès de Prodicos, conservé par Xénophon, ne peut nousretenir dans cette étude ; nous n'y revenons pas.Mais un autre texte nous intéresse beaucoup plus, qui met égale-

ment Prodicos en cause. A la fin de YEuthydème, Socrate men-tionne une catégorie de gens que Prodicos situait à la limite du phi-losophe et de l'homme politique (*) . Le commentaire critique quefait Socrate oppose plusieurs fois encore philosophie et politique (2).Absolument rien ne permet de douter de l'attribution à Prodicos,mais il faut se garder de lui attribuer trop. L'argument du pen-tathle, grâce auquel Socrate veut prouver que ces gens ne sontpas les σοφώτατοι qu'ils se croient, E. Dupréel l'attribue, d'aprèsl 'Euthydème, à Prodicos lui-jnême, mais rien non plus ne permetime telle affirmation ( 3).Cela signifierait d'ailleurs que Prodicos est hostile à ce mé-

lange de philosophie et d'action politique. Or, c'était là un pro-gramme qui, au contraire, convenait parfaitement à la mission

i 1) 3°5 c : OdroL γάρ ciai μ4ν, ω Κρίτων, ονς %φη Πρόδικος μζθόρια φιλοσόφουΤ€ àvbpòç καχ πολιτικον, οιονται δ' cîvai ττάντων σοφώτατοι άνθρωπων.

(8) 3°5 d_e. 3°^ b.( 3) Ε. Dupréel, Les Sophistes, Neuchatel, 1949, p. 149.

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le thème philosophique des genres de vie 59

des sopbistes et à leurs prétentions. II faut voir en Prodicos lepremier champion connu de la vie mixte, appelée à une longuefaveur dans la philosophie grecque. D'autres textes montrentbien que l'idée était dans l'air. L'élite athénienne prône une viemixte où chaque élément doit venir en son temps : étude, philo-sophie pour la jeunesse, action politique dans l'âge mûr. Périclès,dans les MémoraUes de Xénophon, s'amuse des subtilités dialec-tiques d'Alcibiade et semble les apprécier dans une bouchejeune (^). Xénophon, au même endroit, déclare que les mauvaisdisciples de Socrate, Alcibiade et Critias, ne le fréquentaientqu'en vue de la politique ; il juge sévèrement, maiscette attitudeest courante et il est permis de la retrouver dans les paroles queThucydide prête au même Périclès : « Nous savons concilierle goût des études avec l'énergie » (2). Au IVe siècle, c'est au ser-vice de cet idéal qu'Isocrate met sa pédagogie (3).Pour revenir à la citation de l'Euthydème, nous ne saurions as-

sez souligner que la pensée de Prodicos suppose l'opposition fortconsciente au Ve siècle entre la vie contemplative et la vie poli-tique et par conséquent la constitution à cette époque du thèmeque nous étudions.

CRITIAS

Stobée nous a conservé un fragment de la tragédie Rhadamante,que la Vie d'Euripide signale, avec Tennès et Pirithoiis, commeapocryphe (4). Wilamowitz a attribué cette trilogie à Critias lesophiste, avec Sisyphe comme drame satyrique. On ne sauraitrefuser à son argumentation une haute vraisemblance. C'estd'accord avec les « didascalies » que les Alexandrins déclarentapocryphes ces trois tragédies et qu'ils attribuent Pirithoiis àCritias. Sisyphe, attribué à Euripide par Plutarque et Galien,est attribué à Critias par Sextus Empiricus : la façon la plusnaturelle de tout expliquer est de rendre à Critias les quatrepièces, une tétralogie.Voici le fragment : « Les désirs chez nous prennent toutes

sortes de formes : l'un souhaite la noblesse ; un autre ne se soucie

ί1 )' I. 2, 46-48·( 2) II, 40.( 3) Cf. Panath., 26-28 ; Sur l'Échange, 286, 305 et passim.( 4 ) Analecta Euripidea, pp. 165-6.

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бо le thème philosophique des genres de vie

pas de cela, mais il veut qu'on dise de lui qu'il est le père desimmenses richesses de sa maison ; un autre se plaît, incapable derien dire de sain, à entraîner au mal son prochain par une audacecoupable ; d'autres recherchent des gains honteux au prix deleur honneur. Ainsi se fourvoie la vie humaine. Pour moi, je nedésire aucun de ces biens, mais je voudrais avoir un renom degloire » (^).Le premier vers n'est qu'un renouvellement de l'expression solo-

nienne : anevSei âX\o9ev αλλος. Quels sont les genres de viedistingués ? L'un recherche la « noblesse » et veut se faire recon-naître une lignée ; un deuxième poursuit la richesse, c'est-à-direles biens fonciers ; le troisième est un sophiste immoral ; d'autresencore ne rêvent que gains malhonnêtes et enfin, celui qui parlevoudrait avoir la gloire de la renommée.II s'agit bien de notre thème. On distingue ici les genres de vie

selon l'activitéexercée ; ona mêmesoinde souligner qu'une acti-vité exclut l'autre, ce qui est fort caractéristique et enfin, l'énu-mération est suivie d'un jugement : le personnage choisit etoppose son choix à celui des autres ^2).La gamme des vies est ici plus riche que partout ailleurs, mais

nous remarquons que la troisième, celle du sophiste de mauvaiseréputation, porte la marque du temps, que la quatrième seramène au fond à la seconde, grevée d'une idée d'immortalité.Quant au souci de faire partie de l'aristocratie, il apparaît icipour la première et la dernière fois.Aucun texte ne peut nous faire mieux comprendre que le

thème, tout en s'affirmant avec force, n'est pas encore fixé. L'idée

( J) C'est Critias — supposons-nous — qui parle derrière tel personnagede la tragédie. Fragment 15 Diels (= Stobée, II, 8, 12) ; trad. G. Duclos,Euripide, t. IV, p. 371, coll. Garnier Voici le texte :

"EptûTcs ημΐν clai παντοΐοι βίου'o μεν γαρ cvyéveiav Ιμ€ίρ€ΐ λαβ^ΐντώ δ' ονχΐ τουτου φροντίς, άλλά χρημάτωνπολλών κ€κτήσθαι βονλςται πάτωρ δόμοις'

5 άλλω S' άρ4σκ€(, μη$€ν νγΐ€$ €Κ φρ€νώνλέγοντι π€ΐθ€ΐν τονς π4λας τόλμΐ) κακχί'οί δ' αΐσχρα κ4ρ8η, πρόσ0€ τοΰ καλον βροτώνξητονσιν' οντω βίοτος άνθρώπων πλάνη'€γώ (bèy τοντων ovbcvòs χρ'βζω τνχ€Ϊν

10 δο^αν δβ βονλοίμην αν ^νκλ^ίας Ζχαν.(2) Cf. vers 3 et 9· L'article de A. Momigliano, Ideali di vita neîîa sophisiica,

in Cultura, 1930, pp. 321-330, développe des idées intéressantes sur Critiaset Hippias, mais ne touche pas au thème que nous étudions.

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dans l'antiquité classique 6i

d'opposer divers genres de vie devient familière, mais les contoursdu thème restent flous. Le célèbre poème d'Ariphron A la Santé,à peu près contemporain de ces vers de Critias, nous amèneraità la même conclusion (xj.

EURIPIDE

Euripide est l'élève de son siècle. II s'était constitué unebibliothèque et même s'il s'est attaché de façon étroite pendantsa jeunesse à Prodicos ou à Anaxagore, il ne s'est pas limité,par la suite, à la doctrine de ses maîtres personnels. II est devenubanal de dire qu'il a le premier ouvert les portes du théâtreattique aux doctrines morales et philosophiques de son temps.Que nous ayons à nous préoccuper d'Euripide sans pouvoir direun mot d'Eschyle ou de Sophocle (2), voilà qui n'étonnera doncpersonne.

Quelques allusions.

Commençons par des passages où nous saisissons un reflet ra-pide, mais assez précis du thème.Dans les Suppliantes, Euripide flétrit ceux qui sont contents

pourvu qu'ils soient honorés, et qui aggravent les guerres etoppressent les citoyens, l'un pour commander une expédition(vie active), un autre pour avoir la puissance en main, un troi-sième par appât du gain ( 3).Dans le quatrième chceur des Bacchantes, l'épode oppose à la

recherche de la gloire, de la richesse, le fait de « vivre au jour lejour». C'est là que réside le bonheur pour les Bacchantes (4).Les énumérations de vies ne sont pas identiques : le thème se

cherche, il reste matière libre.Le fragment 910 revêt pour nous une importance considérable.

Sans opposer plusieurs genres de vie, il glorifie la contemplation :

(!) L'idée est claire : Ia santé est la condition du bonheur, « qu'on le placedans la iichesse, dans les enfants, dans le commandement ou dans l'amour ».Le thème philosophique des genres de vie retient tous ces facteurs du bonheur,sauf « enfants ». Sur Ariphron, voyez Pauly-Wissowa, R. E., II, 846.

( 2) Une note d 'ATHÉNÉE (XV, 687 0:334Nauck) semble indiquer que Sophoclea opposé le plaisir (Aphrodite) à l'intelligence (Athèna) dans ses Crétois.

( 3) Vers 232 sq. Trad. G. Duclos, Euripide, t. IV, p. 252 (Garnier).(') Vers 907 sq. Trad. G. Duclos, t. III, p. 46.

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62 le thème philosophique des genres de vie

« Heureux qui possède la science. II ne cherche pas à nuire àses concitoyens ni ne médite d'actions injustes. II scrute lanature éternelle, son ordre immuable, ses éléments, la façondont elle s'est formée. Chez l'homme qui a cette passion, jamaisne s'installe le désir d'actions honteuses » (^).

Le contemplatif jouit du bonheur et de la moralité. II est indu-bitable que tout ce développement s'inspire des philosopheset que donc l'idéal de la vie philosophique est né au plus tard auVe siècle.

Parmentier croit que cet idéal n'a pu être inspiré que par Ana-xagore ( 2) ; certes, Euripide a dû penser à son ami, mais il a pupenser en même temps à d'autres sages encore. La contempla-tion ne pouvait guère apparaître comme une découverte person-nelle d'Anaxagore et Euripide était perméable à d'autres influen-ces, comme le montre Parmentier lui-même. Rien n'exclut parexemple une influence pythagoricienne, mais rien ne permet nonplus de l'afiirmer avec certitude. Ce n'est pas par hasard entout cas que le poète commence par "Ολβιος οστis. Ce μακαρισμόςétait une expression consacrée quand il s'agissait d'exalter lebonheur des initiés des Mystères ( 3). Euripide donne ainsi à sesvers une couleur religieuse particulière qui pourrait faire penserplutôt aux Pythagoriciens.

L'Ion.

Venons-en maintenant aux deux scènes où Euripide a longue-ment développé le thème des genres de vie. La première est unescène de Ylon.

( x ) Trad. G. Duclos, t. IV, p. 383 (n° 902)."Ολβιος δσης τής Ιστορίας

€σχ€ μάθησιν,μήτ€ πολίτών εττϊ πημοσννηνμήτ* €ΐς άδίκους πράξ^ις όρμών,

άλΛ' άθανάτον καθορών φνσ€ωςκόσμον άγήρων nfj τ€ συν4στηκαϊ οπον, καΐ οπως'

τοΐς òè τοιοντοις ουδεττοτ αισχρών€ργων μ^λέΒημα προσιζ^ι.

Au vers 7» δπον est une conjecture de Meineke ; manss. : δπ-η ; Wilamowitzconjecturait χώθ^ν, χώπως.

( 2) Euripide et Anaxagore, p. 32.( 3) Cf. Hymne à Déméter, 479 ; Pindare, Fr. 137 : Sophocle, Fr. 753 Nauck;

Euripide, Bacchantes, v. 73-74.

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dans l'antiquité classique 63

Apollon s'est uni de force à Créuse, qui a eu un fils du dieuet, poursuivie par la fureur paternelle, a dû l'abandonner dansune grotte. Elle a ensuite épousé Xouthos, roi d'Athènes ; ilsn'ont pas d'enfants. Le fils de Créuse et d'Apollon, Ion, sauvégrâce à son père, est élevé à Delphes par la Pythie et remplit desfonctions religieuses. Sa vie est sainte (J) et il est fier de l'honneurqu'il reçoit ainsi ( 2).Créuse et Xouthos viennent à Delphes pour obtenir la faveur

d'avoir une descendance. Xouthos est reçu par la Pythie, qui luidéclare que le premier être rencontré à sa sortie sera son fils. Ensortant, c'est Ion qu'il voit tout d'abord. II veut lui expliquer qu'ilest son père : Ion le croit fou, mais se rend vite à l'évidence. Onpeut trouver ses transports de joie très modérés ; il s'attristevraiment quand il apprend que, Créuse n'ayant pas eu d'enfants,il est bâtard de Xouthos. Alors ce deinier, pour effacer ces ombres,invite Ion à venir à Athènes, où l'attendent puissance et richesseet où il se guérira de ses deux maladies : basse extraction etpauvreté.Mais voilà qu'Ion baisse la tête sans répondre ; pressé de s'ex-

pliquer, il développe tous les motifs pour lesquels il refuse d'allerà Athènes. La tirade ne nous intéresse pas en entier ( 3) ; il s'ymêle des motifs tirés de la situation particulière dans laquelle ilse trouve et qui ne sauraient nous retenir ici.Tout d'abord, Ion condamne en termes très forts la vie poli-

tique, pleine de soucis et d'embûches ( 4). II préfère une médiocritésans ennuis (5). Que perdrait-il d'ailleurs à suivre Xouthos ? Leloisir (6), et cette σχολή n'est pas uniquement l'inertie, la tranquil-lité négative qui s'oppose à l'activité politique. Déjà dans cettescène, la vie de loisir est désignéa comme celle du sage ( 7) ;c'est la vie contemplative, la vie d'étude et de sagesse, suivant

(') Vers 53 sq.( a) Vers 102 sq.( 3) Vers 585-647.( 4) Vers 623 sq.(5) Vers 632.( e ) Vers 633-4 :

"A δ' tV'(?cí8' ίΐχον (ΙγάΟ' ακονσόν μον 7τάτ€ρ,την φίλτάτην μΐν ττρωτον άνθρώπω σχολήν.

(') Vers 598-9 :οσοι δ è χρ-ηστοΐ Ζννάμζνοί τ' eXvai σοφοίσιγωσι κού σπενδονσιν es τά πράγματα.

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64 le thème philosophique des genres de vie

une conviction qui sera beaucoup mieux marquée, il est vrai,dans l'Antiope. De toute façon, il nous faut voir ici une oppositiontrès forte entre la vie politique, qui confère à la fois richesse,noblesse et puissance, mais qui entraîne des soucis sans nombre,et la vie de loisir et d'étude, médiocre, mais paisible.

Ce qui est notable aussi, c'est l'importance accordée à la jus-tification du choix fait parmi les genres de vie opposés. Les Pytha-goriciens se contentaient de justifier leur θεωρία : elle dépassaittellement à leurs yeux les autres genres de vie qu'il devenaitinutile de développer l'infériorité et les inconvénients de ces der-niers. Ici, au contraire, la vie que propose Xouthos est à premièrevue et pour la foule, tellement supérieure à celle d'Ion à Delphes,qu'il fallait de toute nécessité en faire ressortir les graves défauts.

L'Antiope.

Passons à une scène plus importante, qui contribua beaucoupdans l'antiquité à la vogue de l'Antiope.Antiope, aimée de Zeus, en a eu deux fils, Amphion et Zéthos,

qu'elle a abandonnés dans une grotte du Cithéron (^). Elle aépousé dans la suite Epopeus, roi de Sicyone. Mais son pèremeurt, en confiant à son frère Lycos le soin de venger son honneur.Lycos fait une expédition à Sicyone et ramène Antiope captiveà Thèbes. Esclave de Dircé, la femme de Lycos, elle subit de lapart de sa maîtresse les pires traitements : Dircé croit que lacaptive est aimée de son mari. D'autre part, Amphion et Zéthosont été recueillis par un bouvier et élevés par sa femme. Le lieude la scène est cette plaine du Cithéron, devant la hutte dubouvier. C'est le jour des fêtes de Dionysos et Antiope a senti,la nuit, ses fers se délier. Elle a porté ses pas vers le Cithéronoù sont sans doute morts ses enfants... Elle arrive et demandel'hospitalité aux deux frères. Amphion la lui accorderait, maisZéthos refuse ; il reste sourd aux prières et insensible au récitqu'Antiope fait de ses malheurs.C'est à ce moment du drame que s'insérait presque certaine-

ment la discussion philosophique qui nous intéresse. II faut laplacer en effet, selon toute vraisemblance, avant que l'action

i 1) Cf. H. Weil, Éludes sur le drame antique, pp. 213 sq. Pour la reconstitutionde la pièce, il faut consulter aussi Taccone , in Rivista di Filologia, 1905, pp.243 sq-

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dans l'antiquité classique 65

ne s'engage, c'est-à-dire après le refus de Zéthos ; l'altercationdevait être amorcée par le différend surgi entre les frères à cepropos.Ampbion est le contemplatif et Zéthos l'homme d'action. II est

permis de croire qu'après une stichomythie où ils s'opposaientviolemment, chacun d'eux s'expliquait dans ime longue tirade.Quels sont les reproches que Zéthos adresse à son frère ? Ds cul-

tiver une muse paresseuse, inutile, amie du vin (*). II voit dansl'art d'Amphion un art efféminé, un plaisir nocif (2) et ces deuxvers sont fort énergiques : « Où vois-tu là une habileté exception-nelle ? Qu'est-ce qu'une science qui, prenant un homme biendoué, le rend pire ? » ( 3). Mais Zéthos ne se bornait pas à critiquerla musique au sens restreint. Pour un Grec, la μουσική est l'en-semble des arts libéraux. II s'attaquait à la philosophie, à laculture en général, comme le montrera clairement la répliqued'Amphion. « Je hais, continuait Zéthos, les hommes sans nerfsdans l'action, qui ne sont sages qu'en paroles » et il concluait enexhortant son frère à abandonner son genre de vie. C'est à manierle hoyau, à conduire la charrue, à diriger les troupeaux qu'il dcits'appliquer : c'est là ce qui remplit greniers et trésors ( 4).La vie active que préconise Zéthos n'est pas du tout liée à

un rôle politique, comme dans Ylon. On voit tout de suite pour-quoi : le thème des genres de vie doit s'adapter aux nécessitésde la fable ; Ion se découvre fils de roi, tandis que Zéthos estpâtre, et rien d'autre encore. «Toute la vie traditionnelle revitici : le goût des jeux athlétiques, l'idéal du travail noble, le soinde sa terre, de ses biens ; c'est la morale d'Hésiode, de Théognis,de Pindare, celle qui a fait la force des Marathonomaques dontles Nuées célèbrent les vertus, celle que Xénophon essaie demettre en œuvre par sa vie de gentilhomme fermier et qu'ilvante dans ses ouvrages » (5).Quant à la vie contemplative d'Amphion, elle se confond aux

yeux de son frère avec la vie apolaustique au sens péjoratif.Amphion répondait que la raison est une force supérieure au

bras, ce qui prouve immédiatement que la discussion portait

f 1 ) Nauck, Trag. Graec. Fragm., 184.(2) Fr. 187.( 3) Fr. 186. Trad. G. Duclos, O. I., p. 312.(«) Fr. 188.(5) A. J. Festugière, Contemplation..., p. 35-36.

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66 le thème philosophique des genres de vie

bien au delà de la musique au sens restreint (г). Si nous avions eutrop peu de fragments pour restituer au débat toute sa portée,quelques mots de Cicéron nous l'auraient fait entrevoir : « UtAmphion apud Euripidem, item apud Pacuvium, qui vituperatamusica sapientiam laudat » (2). W. Jaeger élimine tous ces témoi-gnages gênants pour sa thèse, dans une note où il déclare qu'Am-phion était représenté comme musicien plutôt que comme hommede science. L'affirmation est peu exacte : dans les mains d'Euri-pide, Amphion est devenu le symbole du penseur.L'idéal d'Amphion s'oppose à celui des athlètes ; ce n'est pas la

vie des plaisirs grossiers (3) ; ce n'est pas non plus celle desaiïaires, qui n'engendrent que soucis (4) ; ce n'est pas la richesseseule (5). C'est le loisir : « L'homme tranquille est un ami sûr pourses amis et excellent pour la cité. Ne vantez pas les dangers. Pourmoi, je n'aime pas l'excès d'audace chez un pilote ni chez un chefd'État » (6). Notons dans ces vers l'opposition de \'·ησυχία auxdeux formes de la vie active, action privée et action politique. Leloisir d'Amphion, c'est l'isolement un peu égoïste du lettré qui, àl'abri des affaires, des soucis publics, sait se ménager de délicatesjouissances. Toutefois, l'Athénien Euripide ne pouvait esquiver leproblème social : Amphion prend la précaution d'affirmer l'utilité,pour l'État, de l'homme tranquille, de même que plus haut ilavait déclaré, sans pour cela s'engager dans la politique : γνώ-μαις γάρ dvSpòs eû μέν οίκοΰνται ττόλας.Mais il se peut qu'il y ait là plus qu'une simple précaution

verbale et dans ce cas, c'est à Socrate qu'il faudrait penser, au

(') Fr. igg et 200.( 2) De Inventione, I, 50. Cf. Jaeger, Ueber Ursprung..., p. 393, n. 1. Le

fragment 910, dont nous avons parlé plus haut, donnerait tort à lui seul à lathèse de Jaeger ; c'est manifestement sous l'influence de ce dernier que R. Mon-dolfo voit dans le personnage d'Amphion l'artiste serviteur des Muses (cf. ElOrigen del ideal..., p. 57).

(3) Fr. 201.П Fr. 193.(S) Fr. 198.(·) Fr. 189 :

o δ* ησνχος φίλοισί τ άσφαλης φίλοςπόλίΐ τ' αριστος' μη τα κινδνν&ίματααίν€Ϊτ*' €γω γάρ οΰτ€ ναντίλον φιλώτολμώντα λίαν οντ€ ττροστάτην χθονόζ.

Trad. G. Duclos, légèrement modifiée (0 . l., p. 313). Au vers 2, Nauck aproposé de lire àp€oros au lieu de ãpiaros. II n'a pas été suivi.

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dans l'antiquité classique 67

Socrate du Gorgias notamment, dont l'idéal contemplatif n'exclutpas une réelle efficacité morale, sociale et politique (*).Le chœur, après ces tirades, n'osait pas se prononcer ; ses

paroles sont précieuses :€Κ παντος γάρ ãv τις ττράγματος δισσών λόγωνάγώνα θεΐτ' αν eí Aeyçtv e'irj σοφός.

Ces vers portent manifestement l'empreinte sophistique etc'est la raison pour laquelle nous avons pu réunir les Sophisteset Euripide en un même chapitre. Si quelqu'un est habile àparler, il peut soutenir en tout un concours de doubles discours :voilà bien l'idéal d'un sophiste. N'avons-nous pas conservé lesfameuses AiaXéÇeis que Diels a appelées δισσοί λόγοι ? 1^'άγώνλόγων de YAntiope est d'inspiration sophistique, c'est un excellent« à la manière de ». Les Sophistes se sont emparés du thème desgenres de vie, non qu'ils voulussent donner au problème poséune solution originale, mais parce qu'ils y voyaient une matièreprivilégiée pour l'exercice d'éloquence : il s'agissait de défendrele plus brillamment possible l'un ou l'autre genre de vie, quel qu'ilfût. L'exercice laborieux auquel s'est livré bien plus tard Maximede Tyr a peut-être ses modèles dans la première sophistiquegrecque (2).Quant à Euripide, il ne suspend pas son jugement en la matière,

il choisit sans hésiter la vie contemplative. On aurait grand tortde croire que les deux vers du chœur reflètent sa pensée person-nelle. Dans YAntiope, Amphion a le beau rôle à tout point de vue,c'est lui qui est sympathique au public : il aurait voulu donnerl'hospitalité à Antiope ; dans le débat sur les genres de vie, ilparle en second lieu, réfute les reproches de son frère ; enfin, lorsdu dénouement, le dieu lui décerne un lot supérieur à celui deZéthos. Euripide est un penseur. Masqueray a dit en bons termesqu'il « inclinait par goût naturel vers la réflexion et recherchaitla solitude, le silence ». « Rien ne lui paraissait moins enviablequ'une vie affairée qu'aiguillonne et tyrannise l'ambition » (3).

La conclusion d'ensemble qui nous paraît s'imposer a déjàété formulée : le thème que nous étudions, bien que sorti des

Í 1) Cf. p. 71 sq.(·) Cf. p. 176. ·( 3) Euripide et ses idées, p. 362. Le fragment 910 traduit fort bien ses convic-

tions personnelles.

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68 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

ébauches des Lyriques, n'a pas encore trouvé jusqu'ici une formefixe et stable. II n'est fixé ni au point de vue du nombre desgenres de vie (si les Pythagoriciens en distinguent trois, Critiasen compte cinq et Euripide les ramène à deux), ni au point devue du contenu de chacun d'eux (la vie active surtout se présentesous les aspects les plus divers). Nous constatons aussi qu'Euri-pide, s'il n'a pas créé l'opposition entre les vies active et contem-plative, a compris que dans cette dualité résidait l'intérêt essen-tiel du thème et il s'est consacré aux problèmes qu'il pose souscette forme de dilemme. II a senti la portée du débat mettantaux prises l'individu et la société, et par là il précède tous lespenseurs qui, à la suite d'Aristote, n'attacheront plus d'impor-tance qu'à ces deux genres de vie. Enfin, l'opposition de ces deuxvies n'est pas toujours ressentie comme un dilemme. Dans l'étatde notre information, Prodicos est le premier à affirmer uneconciliation nécessaire. C'est dès cette époque que l'idéal de lavie mixte commence sa carrière triomphale.Nous passons maintenant à l'étude du thème dans les Dialogues

de Platon.

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CHAPITRE IV

PLATON

LE GORGIAS

C'est dans le Gorgias que pour la première fois, Platon nouspropose une théorie des genres de vie.La première partie du dialogue a pour objet la définition de

la rhétorique. Gorgias a été mis à ce propos en contradictionavec lui-même par Socrate et Polos a remplacé son maître dansla discussion. Celle-ci s'élève et s'élargit. Socrate prouve à Polosque commettre une injustice est pire qu'être puni pour uneinjustice commise. Or, la rhétorique ne se soucie en rien de cesprincipes moraux, elle n'est qu'un des quatre empirismes quirelèvent de la Flatterie (toilette, cuisine, sophistiqae, rhétorique)et sont des contrefaçons de quatre arts véritables (gymnastique,médecine, législation, justice). Polos se retire, mais Calliclès entrebrusquement en scène. On connaît son célèbre discours : exploi-tant l'opposition φύσις-νόμος, il proclame que l'homme le meil-leur, c'est le plus fort et qu'il a droit à la plus grande part. C'estdans ce discours qu'apparaît l'opposition des vies : il s'agit desavoir quelle vie il faudra choisir, la vie politique telle qu'unAthénien du Ve siècle la conçoit et que prône Calliclès, ou la viephilosophique que défend Socrate (г).Avant d'analyser chacune d'elles, constatons un fait de voca-

bulaire. C'est à partir de ce moment seulement que nous allonstrouver constamment un mot pour traduire l'idée de genre devie : βίος, comme il est naturel. Auparavant, on parlait plusdirectement du contenu des genres de vie : gloire, richesse, con-templation ; la notion même de genre de vie était rare et floue (2).

(^) Cf. 492 d : πώς βιωτèov ; 500 c : οντινα χρη τρόπον ζην et rovSc τον βίογτον €v φίλοσοφία I 5°° d : τοντω Βιττώ τώ βίω ... όπότερον βιωτέον αντοΐν.

( 2) Cf. Théognis, v. 624 : βιότου παλάμαι ; Mimnerme, Fr. ι : τίς 5e βίος, τί Bè

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70 le thème philosophique des genres de vie

Mais à mesure que le thème s'affirme, le vocabulaire qui l'exprimese fixe et devient technique. L'adjectif qui spécifiera chaquegenre de vie ne se rencontre pas avant Aristote : dans Platon,les expressions désignant telle ou telle vie restent très variables.Quelle est la vie que prône Calliclès ? Une première ébauche

apparaît dans sa critique du genre de vie de Socrate. Calliclès,devant Socrate, éprouve ce que Zéthos éprouvait devantAmphion. II lui reproche de s'adonner à la philosophie parce que« le philosophe ignore les lois qui régissent la cité ; il ignore lamanière dont il faut parler aux autres dans les affaires privéeset publiques ; il ne sait rien des plaisirs ni des passions et pourtout dire, sa connaissance de l'homme est nulle. Ainsi, quand ilse trouve mêlé à quelque affaire publique ou privée, il fait rirede lui, de même que les hommes d'État... lorsqu'ils abordentvos entretiens et vos discussions, sont ridicules » (^). Calliclèsoppose la vie contemplative de Socrate à la vie active au senspolitique du terme. Mais ces politiques, ce sont aussi des Sur-hommes qui s'assurent la jouissance « des plaisirs et des passions ».Calliclès n'admet la philosophie que chez un jeune homme : unadulte qui continue à philosopher mérite le fouet (2).Socrate, après des compliments ironiques et l'indication de la

méthode à suivre dans la discussion, veut savoir plus précisémentce que Calliclès entend par « les meilleurs » : le sophiste affirmed'abord que ce sont les plus intelligents en politique et les pluscourageux ( 3) ; puis, forcé de dévoiler toute sa pensée, il déclaresans ambages que les meilleurs sont ceux qui ont les plus grandespassions et qui les satisfont par leur courage et leur intelligence ( 4).Ainsi la vie de Calliclès réunit la vie politique et la vie apo-laustique, elle permet d'assouvir les deux plus grandes passionsque sont l'ambition et le plaisir. Elle s'oppose à la vie philosophi-que, dont la tare aux yeux de Calliclès est d'être « apolitique » etd'autre part, d'être fondée sur « des conventions humaines con-traires à la nature » (5).

TepiTVQv атер χρνσής Άφροδίτης ; plndare, Néméennes, VII, 80 : Φνά ίκαστοςΖιαφέρομΐν βιοταν λαχόντες.

(*) 484 d, trad. Croiset.( 2) 484 e, 485 d : cf. p. 58-59.( 3) 490 b.( 4) 491 c.(5) 492 c.

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dans l'antiquxté classique 71

La vie de Socrate en est l'antithèse absolue et Socrate le souligneavec soin : « Je voudrais te persuader ... de préférer à une vieinassouvie et sans frein une vie bien réglée, satisfaite toujoursde ce qu'elle a et ne demandant pas davantage » (x). « Examine siles deux genres de vie, celle du sage et celle du désordonné... » (2).« Ces deux manières de vivre sont exactement celles de l'intem-pérant et de l'homme sage, laquelle des deux te paraît le plusheureuse ? » ( 3). La vie philosophique qu'il veut vivre (tòv ivφιλοσοφία) a pour fins la justice et la tempérance ( 4). Ce n'estpas la longueur de la vie qui compte, c'est sa qualité (5). La vieidéale selon Socrate est définie exclusivement par une conduitemorale et non par une activité spéculative.

Ce qui est encore plus curieux, c'est qu'aux yeux de Socrate leSurhomme de Calliclès n'est pas fait pour vivre en société, etqu'en réponse au reproche d'insociabilité, Socrate prétend êtrele seul vrai politique d'Athènes (β). II est en effet apparu que laseule action vraiment politique est celle qui rend les hommesmeilleurs (7) et que les politiques actuels, usant de la rhétorique,sont serviteurs de l'État, mais ne l'améliorent en rien (8). PourSocrate, la vie apolaustique de Calliclès est antisociale et la viephilosophique est la vie politique par excellence (9) ; les thèses deCalliclès sont réfutées sans réplique (10) et son idéal de vie con-damné sans réserve (X1).S'agit-il bien, dans toute cette troisième partie du Gorgias,

du thème des genres de vie ? II s'agit évidemment des genres devie, mais non plus d'un thème auquel on fait une allusion rapide.

Í1) 493 C : άντt τοΰ άπλήστως καΐ άκολάστως Ζχοντος βίου, τον κοσμίως καϊ τοΐςdcí παροΰσιν Ικανώς καΐ έξαρκόντως Ζχοντα βίον 4λ4σθαι.

( 2) 493 d » σκόπζΐ γάρ ei TotovSc Aéyetç πςρΐ τοΰ βΐου έκατέρον, τοΰ τ€ σώφρονοςκαΐ τοΰ ακολάστου.

( 3) 494 a : τοιοντον ίκατ4ρον οντος τοΰ βίον λέγ€ΐς τον τοΰ άκολάστον€vSaιμον€στ€ρον eîvai η τον τοΰ κοσμίον ',

( 4) 5°7 d-e.(б) 511 с.(6) 507 с. 521 d sq.( 7 ) 513 e-515 c.(8 ) 517 b.(9) Cf. les paroles d'Amphion, p. 66.(10) Nous nous plaçons au point de vue de Platon.(11) Cf. les dernières lignes du dialogue* τοντφ οΰν €πώμ€0α καΐ τονς άλλονς

παρακαλώμ€ν, μη €κ€ΐνω φ σύ πιστ€νων €μ€ παρακαλ^ις' έστι γαρ ον$€νος αζιος,ώ Καλλίκλ€ΐς.

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72 le thème philosophique des genres de vie

Partant du thème déjà ancien des, vies, Platon l'élève au niveaudes plus hautes spéculations rnorales de son temps et en tire undébat capital de soixante-dix pages. II ne retient, comjne Euri-pide, que deux genres de vie, mais leur signiiication est chez luibeaucoup plus complexe : ce sont des conceptions nouvelles qu'ilfaut comprendre en fonction du temps et du milieu. La vie deCalliclès est le produit le plus typique, le plus audacieux sansdoute, de la Sophistique décadente du Ve siècle, élaborationde disciples extrémistes que leur maître Gorgias aurait désavoués.La thèse de Socrate ne se comprend qu'en fonction de son mora-lisme foncier, cette tendance à ramener tous les problèmes auproblème moral. Socrate réconcilie ici politique et philosophieen les identifiant à la morale. II ne faut pas se hâter pour autantde voir dans la vie philosophique du Gorgias une anticipationdu philosophe-prince de la République : Socrate s'en tient dansle Gorgias à la notion d'apostolat moral et ce dialogue nous tracedu maître un portrait qui, sur ce point, a des chances d'êtreexact (^).La valeur de chacune des vies est scrupuleusement étudiée par

la méthode dialectique. Que l'on compare le raisonnement quiaboutit à la distinction du bien et de l'agréable avec les objectionsd'Amphion dans l'Antiope, et l'on mesurera le progrès de l'abstrac-tion dans la manière de discuter le thème.Le Gorgias nous offre une amplification philosophique ; nous

allons, en abordant le Phédon, retrouver la forme plus simpleque le thème avait prise chez les Pythagoriciens.

LE PHÉDON

En partant de banalités, Socrate a souvent l'art d'amener trèsvite la conversation sur le plan philosophique. C'est là une desséductions du Socrate platonicien tout aumoins. Dansle Phêdon,on en vient vite à devoir préciser la notion de mort. Socrate la

( l) On peut admettre avec M. de Magalhâes-Vilhena que le Gorgias « souligneavant la République que la philosophie et la politique constituent un ensemble »(Socrate et la Légenäe platonicienne, p. 129), mais il faut ajouter précisément quela notion de « politique » difïère sensiblement d'un dialogue à l'autre.

Ce Socrate du Gorgias rejoint celui des Mémorables de Xénophon (cf. I, 6, 15,et sur le thème important de Vaction socratique : III, 9, 4, avec la juste interpréta-tion de A. Delatte, Le troisième Livre des Souvenirs socratiques de Xénophon,p. 113 sq., et IV, 4, 10).

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dans l'antiquité classique 73

définit cojrane « la séparation de l'âme d'avec le corps » et commela fonction propre du philosophe. Le corps trouble l'âme f1).l'empêche d'acquérir vérité et pensée. L'âme doit donc se puri-fier, se séparer toujours davantage du corps et de ses passions.Et Socrate de demander si ce ne serait pas folie dans ces conditionspour un philosophe de craindre la mort (2). Puis vient le texte quinous intéresse.Socrate poursuit : « Dis-moi, n'as-tu pas assez de l'indice que

voici ? Un homme que tu vois s'irriter au moment de la mort,ainsi, ce n'est pas la sagesse qu'il aime (ούκ άρ' ψ φιλόσοφος),mais ce qu'il aime, c'est le corps (άλλά tis φιλοσώματος) ? Et cemême homme peut-être bien aimera-t-il aussi les richesses(φιλοχρήματοί), aimera-t-il encore les honneurs (φιλότιμος),soit l'une ou l'autre de ces choses, soit toutes deux ensemble » ( 3).Voilà une allusion très précise au thème des genres de vie. Les

épithètes soulignées, si elles n'opposent pas directement lesgenres de vie entre eux, opposent des types d'homme qui seréclament respectivement de chaque vie. Un passage de laRêpublique (4) — où d'ailleurs le vocabulaire employé ici désigneles vies elles-mêmes — montre que pratiquement Platon nedistingue pas entre « genre de vie » et « type d'homme ».Nous pouvons constater un nouveau progrès dans la termi-

nologie : c'est la première fois que nous rencontrons un motspécifique pour chaque vie : φιλόσοφος, φιλοσώματος, φιλοχρήματος.Les quatre termes ont la même formation et on sent tout ceque le thème y gagne en clarté.L'idée originale de ce passage du Phédon est de mettre l'accent

sur ше parenté entre trois types d'hommes : φιλότιμος,φιλοσώματος, φιλότιμος : im φιλοσώματος peut être φιλοχμήμ-aros ou φιλότιμος ou les deux à la fois. En d'autres termes,l'opposition essentielle est ici entre le φιλοσώματος et le φιλόσοφος,la mention des deux autres types étant accessoire. C'est là unetrace du puissant dualisme qui anime tout le Phêdon : nulle partailleurs, Platon n'a opposé avec plus d'insistance l'être au devenir,l'intelligible au sensible, l'âme au corps.

(') 66 a.(*) 68 b.( 8) 68 b-c, trad. Robin , Les Belles Lettres.( 4) Rép., IX, 581 e : e! θελοιί rptîs toiovtovs άνβρωττονι ίν (lipti ΐκαστον anf

ρωτάν tíS τovtoív τών βίων η&ιστο$.

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74 le thème philosophique des genres de vie

Le même thème revient en termes à peu près identiques unpeu plus bas : « Eh bien ! voilà les motifs pour lesquels ceuxqui au sens droit du terme se mêlent de philosopher (oi ορθωςφιλόσοφοι) se tiennent à l'écart de tous les désirs corporels sansexception, gardant une ferme attitude et ne se livrant pas à leurmerci. La perte de leur patrimoine, la pauvreté ne leur font paspeur, comme à la foule des amis de la richesse (of πολλοΐ καιφιλοχρήματοι) ; pas davantage l'existence sans honneurs etsans gloire que donne l'infortune n'est faite pour les effrayer,comme ceux qui aiment le pouvoir et les honneurs (oi φίλαρχοίτ€ και φιλότιμοι) . Et alors ils se tiennent à l'écart de ces sortesde désirs » (x). Si le mot φιλοσώματος n'est pas repris ici, l'idéeen est traduite par « tous les désirs corporels sans exception »et on voit encore mieux d'après ce texte que le φιλοχρήματοςet le φιλότιμοί ne sont que les espèces d'un même genre, leφιλοσώματος, et non les seules à coup sûr : qui dit άπασων ditplus de deux. Le genre de vie φιλοσώματος, une création dePlaton, groupe en lui-même tous les genres de vie autres quecelui du φιλόσοφος ; c'est l'antonyme complet du philosophe ;il désigne celui qui, au lieu de se purifier, de tendre vers lesIdées, se tient fixé à la matière, au corps et à ses passions : ilva dans le sens opposé à celui que recommande et exige la méta-physique du Phédon.Un second point à noter : les ambitieux sont désignés ici par

deux termes « φίλαρχοί те και φιλότιμοι » ; ces mots réunisexpriment que la gloire est de nature politique, conception quiétait celle de la parabole de la panégyrie.Quant au concept de φιλόσοφοζ, remarquons qu'il a évolué

considérablement du Gorgias au Phédon. Dans le Gorgias, lavie philosophique est celle qui se conforme à la justice et à latempérance. Dans le Phédon, cette même vie est plus ascétique(l'unique occupation du philosophe est de mourir ou d'êtremort) (2) et plus intellectuelle (la vraie vertu consiste à échangertous les biens matériels contre la pensée) ( 3). L'aspect moral dela vie philosophique n'est pas omis : le philosophe est juste,tempérant, courageux (4). II n'y a pas rupture du Gorgias au

(*) 82 c, trad. Robin.( 2) 64 a, 67 e.( 3) 69 a-b.( 4 ) 69 b-c.

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dans l'antiquité classique 75

Phédon : la théorie des Idées a ouvert des horizons nouveaux,elle a permis d'intellectualiser la vie philosophique et de justifiermétaphysiquement les valeurs morales que lui attribuait leGorgias.Soulignons avant tout la haute vraisemblance d'un emprunt

du thème aux Pythagoriciens. Le Phédon est pour ainsi diredédié à Echécrate ; tout le monde reconnaît que l'influencepythagoricienne y est considérable. La conception des viesqu'on y découvre est exactement celle de la parabole de la pané-gyrie (х). W. Jaeger liait intimement genres de vie et tripartitionde l'âme, en pensant aux textes de la Réfiublique. II n'a pasrelevé ceux du Phêdon et c'est dommage : il y aurait constaté quele lien qui s'établit entre genres de vie et parties de l'âme estune innovation de la Réfiublique et que le thème des trois viesest antérieur à cette association.

LA RÉPUBLIQUE

i. Une brève allusion au Livre I.

Thrasymaque a prétendu que l'homme d'État dirige la citédans son propre intérêt, comme le berger son troupeau, jnaisSocrate lui rétorque que l'homme politique digne de ce nomgouverne au contraire pour le bien des citoyens. C'est pour cetteraison que les magistrats reçoivent un salaire et ceux qui refusentles magistratures, une punition.Glaucon, qu'étonne l'idée de punition, demande des éclaircisse-

ments. Socrate lui répond : « Ne sais-tu pas qu'on dit que l'amourdes honneurs et l'axgent est un sujet de honte et qu'il l'est en ré-alité ? C'est pourquoi les honnêtes gens ne veulent pas exercer lepouvoir pour des richesses ou des honneurs... Si l'on veut qu'ilsl'exercent, il faut les menacer d'un châtiment... et le pire châti-ment est d'être commandé par un homme plus pervers que soi-même » (2). Les honnêtes gens ne sont ni φιλάργυροι ni φιλότιμοι.On voit que ce sont presque les mêmes termes que dans le Phédonet l'idée est analogue : la vie de l'honnête homme est supérieureaux autres qui sont déclaréss honteuses. Par contre, le φιλοσώ

(*) La métaphysique dualiste du Phêdon ne fait que leséclairerdifféremment.(г) Rép. I, 347 a-b-c.

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7б le thème philosophique des genres de vie

ματος n'apparaît pas ici, pas plus que le dualisme du Phédon.Mais même la vie philosophique est absente de ce texte : auxcupides et aux ambitieux, Platon oppose non pas les philosophes,mais les honnêtes gens selon l'opinion courante et il précise qu'ils'en rapporte en effetàune idée courante (λέγεταί те καί eart) (г).On sait qu'il existe, à propos de la composition et de la publi-

cation de la Rêpublique, toute une controverse (2). Si actuellement,la publication d'un Thrasymaque n'est qu'une hypothèse, ontient pour certain, depuis les études stylométriques, que le livre Ia été composé bien avant les autres. II est fort probable qu'il estantérieur au Phédon et au Gorgias. C'est dans cette perspectivequ'il faut apprécier le passage qui nous a retenu. Le thème desvies s'y présente d'une façon moins élaborée que dans le Gorgiasou le Phêdon ; tel qu'on l'y voit, il est très proche d'un lieucommun que pouvaient développer des sophistes à Athènes.II est normal que Platon ait reproduit assez fidèlement une idéecourante avant de la marquer, comme dans le Phêdon, du sceaude sa philosophie, et avant d'en faire, comme dans le Gorgias,l'objet d'une discussion de la première importance.

2. Les genres de vie aux Livres Vni et IX.

a) Les idêes conductrices et leur genèse.L'État idéal de la RêpuUique comprend trois classes sociales :

les gardiens, les guerriers et les artisans ; de même, l'âme del'individu comprend trois parties : la « raison », le « cœur » et1'« appétit » ou « concupiscence ». Aux gardiens-philosophes cor-respond dans l'âme la raison ; aux guerriers, le cœur, siège ducourage, de la volonté et de la colère ; aux artisans et aux escla-ves, l'appétit, siège des passions du boire, du manger et del'amour, mais aussi des richesses. Dans l'État, la justice se réalisepar la constance de chacun à remplir son emploi, l'injustice,au contraire, par l'empiètement sur les fonctions d'autrui ; demême, dans l'individu, « engendrer la justice, c'est établir entre

(x) Quand Isocrate proclame : Ιγώ μΐν οΰν ή&ονής ή τιμή; ή icépSovs ίνεκάφτ]μι πάντας ττάντα πράτταν (Sur l'Échange, 217)» il semble aussi se référør aumême lieu commun, et y opposer son avis.

( 2) Cf. A. Diès, République, Introduction, p. XVI sq (LesBelles Lettres). Depuislors, A. R. Hendericks, Eerste boek van Platoons Staat of dialoog Thrasymachos ?,in R. B. Ph. H., 1945, p. i sq. Cet article ne fait que confirmerl'opinion de Diès.

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dans l'antiquité classique 77

les parties de l'âme une hiérarchie qui les subordonne les unesaux autres conformément à l'ordre naturel » (^). Platon cepen-dant se garde bien de pousser ce parallélisme au delà de ce quiparaît vraisemblable. Comme le remarque Chambry (2), la diffé-rence entre le cœur et la raison dans l'âme est plus grande quecelle qui sépare les auxiliaires et les gouvernants, car ces dernierssont une élite choisie parmi les auxiliaires ; la raison, elle, n'estpas une part élue du cœur, mais quelque chose de génériquementdistinct.

Cette idée de faire correspondre des faits psychologiques àdes faits sociaux a des racines profondes dans la pensée plato-nicienne. Au livre II de la République (3), Socrate, pour voir plusclairement ce qu'est la justice, propose de la rechercher dans lecadre agrandi de l'État. Au livre IV, il affirme avec justificationque « les mœurs d'un État viennent des mœurs des individus » (4)et ce principe fondamental réapparaît au livre VIII (5). Onpourrait dire que par là Platon s'oppose à la thèse de la sociologiefrançaise contemporaine, qui voit dans le fait social un faittranscendant l'individuel, qualitativement distinct de lui (6).Mais Platon continue le parallèle et fait aussi correspondre

aux trois parties de l'âme et aux trois classes sociales, trois gen-res de vie, qui recherchent respectivement la richesse, l'honneuret la sagesse. Ces trois séries de faits fort différents— sociaux,psychologiques, moraux — sont étroitement liés dans la Répu-blique, en une unité grandiose qui est l'œuvre personnelle dePlaton. II importe de voir —■ si possible — comment il a opéréla synthèse. Les faits psychologiques sont-ils antérieurs aux autresdans sa pensée ou, au contraire, déduits des faits sociaux ?Comme il fallait s'y attendre, on a émis à ce sujet les avis les

plus opposés.Quelques philologues ont pensé que Platon a d'abord élaboré la

théorie des trois classes sociales, dont les parties de l'âme ne se-raient qu'un corollaire (7). Pfleiderer (8) croit voir la preuve qu'il

(!) 444 d, trad. Chambry.( 2 ) Rép., t. II, p. 37, n. 2 (Les Belles Lettres).( 3) 368 d.( 4) 435 e-436 a.(5) 544 d-e.(e) Aristote partage sur ce point les vues de son maître, cf. Polit., VII, 1 -3.(') Cf. Frutiger, Les mythes de Platon, p. 82. La présente page doit beaucoup

à cette étude.

(8) Sokrates und Plato, p. 216, n. 1.

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78 le thème philosophique des genres de vie

en est bien ainsi dans la marche de la discussion au livre IV :Platon passe en effet de sa doctrine de l'État à celle de l'âme.Mais « un auteur n'est pas tenu d'exposer ses idées dans l'ordremême où il les a découvertes » (*), surtout, ajouterons-nous,quand il s'agit de Platon et de ses Dialogues, dont l'ordonnancen'a rien de la précision logique des manuels d'Aristote. II estau surplus essentiel de remarquer que Platon lui-même déclareavoir suivi cet ordre pour la clarté de son exposé, par soucipédagogique, pourrait-on dire (2).Pohlenz (3) admet dans le même sens que la théorie des classes

de l'État date d'Hippodamos de Milet, alors qu'il « n'y a aucunetrace de tripartition de l'âme dans la philosophie antérieure ».II faut dire que les trois classes d'Hippodamos n'ont rien decojnmun, ou presque, avec les classes sociales de Platon. Hippo-damos, selon Aristote, divisait la cité — dont il fixait la popu-lation à io.ooo h. — en trois corporations : les artisans, les agri-culteurs et les guerriers. D'autre part, il est quelque peu témé-raire d'affirmer que l'on ne trouve pas la moindre idée de tripar-tition avant Platon, comme nous allons le voir bientôt.Cornford (4) a cru devoir se rallier à la même opinion que Pflei-

derer et Pohlenz, mais par une toute autre voie encore. II montreque des quatre vertus de l'État, trois sont mises courammenten corrélation avec les trois âges de la vie humaine (γέροντες-σοφία ; ãvSpes-àvSpeía ; τταΐδες-σωφροσννη) et que ces trois âgescorrespondent à une division en trois classes sociales dans lescités grecques primitives, ou conservatrices comme Sparte. Parcontre, la tripartition de l'âme lui paraít artiíicielle et adventice,spécialement le concept de θυμοΐώές. On peut répondre à cedernier argument que ce qui nous paraít artificiel ne devait pasnécessairement le paraître aux yeux de Platon, à une époqueoù on commençait à peine à prendre conscience des faits psycho-logiques. « Si le θυμοεibés avait été aussi artificiel que le croitCornford, cette notion ne se retrouverait pas ailleurs que dans laRépublique » (5). Platon reprend la tripartition de 1'âme dans le

(') Frutiger, 0. I., p. 83.(2) Rép., VIII, 545 b.( 3) Aus Platos Werdezeit, pp. 228 et 235.( 4) Classical Quarterly, 1912, pp. 259 sq.(5) Frutiger, o. i., l. i.

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dans l'antiquité classique 7

Phèdre, le Politique, le Timêe et les Lois : c'est qu'il tient beaucoupà cette théorie.

G. Dumézil a fait remarquer enfin que les trois classes socialesindo-européennes seraient assez proches de celles de Platon. Maisla thèse même de l'auteur sur ces classes indo-européennes n'estnullement démontrée et l'idée que Platon dépendrait d'uneréminiscence... indo-européenne paraît bien aventureuse, encorequ'elle ait séduit E. Bréhier (*).A notre avis, l'argumentation de Pohlenz doit être complète-

ment inversée. Malgré Hippodamos, la théorie des classes socialespeut être considérée comme une grande nouveauté. Les diffé-rences d'intention, d'esprit, de réalisation sont telles que latripartition d'Hippodamos ne peut passer pour un précédentduquel Platon s'inspirerait. Par contre, la tripartition de l'âme serattache à toute une série de tentatives pythagoriciennes, elle n'estqu'un parachèvement de doctrines antérieures qui certainementétaient connues et méditées de Platon.

Un fragment de Philolaos suppose nettement la division del'âme en âme rationnelle et irrationnelle (2). II suffira de subdiviserΙ'άλογον pour obtenir la tripartition platonicienne et il est capi-tal de noter qu'un texte du Gorgias attribue à des savants l'idéed'une partie de l'âme où se trouvent les passions ( 3) : c'est peut-être là une allusion à une doctrine plus évoluée que celle de Philo-laos ; ίττιθνμίαι est plus précis que αλογον, c'est le contenumême de la troisième partie de l'âme selon Platon. Une écolepythagoricienne a déjà enseigné avant Platon une doctrine detripartition de l'àme, mais différente de celle qu'on trouve dansla Rêpublique ( 4). Burnet et Taylor croient que la tripartitionplatonicienne est en réalité un emprunt aux Pythagoriciens.C'était l'enseignement de Posidonius, que Galien rapporte sansl'accepter et qu'une note d'Aétius a repris (5). Ces témoignagessont tardifs et il est imprudent de leur accorder une autoritédécisive. Laissons l'originalité à Platon, mais avouons quecette originalité est bien mince. L'idée de diviser l'âme en deux ou

(*) Cf. sa note dans la Revue Philosophique, 1942-43, p. 84.( 2) B 13 Diels ; cf. E. Rohde, Psyché, trad. Reymond, p. 403, n. 2.( 3) 493 a ; il s'agit d'orphico-pythagoriciens.( 4) Cf. A. Delatte, Vie de Pythagore, pp. 222-3.( 5 ) Burnet, Phedo, p. 40 des notes ; Taylor, Commentary 011 Plato's Timaeus,

pp. 263-4, 496-9 et Plato, pp. 183 et 281. Galien, éd. Mûller, IV, p. 459.

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8o le thème philosophique des genres de vie

en trois parties était dans l'air. Galien attribue cette tripartitionà Platon et aussi à Hippocrate : c'est peut-être une erreur (dansnotre Corpus hippocratique en tout cas on ne trouve rien desemblable), mais l'erreur est symptomatique.II semble justifié de croire que la tripartition de l'âme est

antérieure dans la pensée de Platon à la division de l'État entrois classes. Des trois ordres de faits que Platon associe, le thèmedes genres de vie est assurément le plus ancien ; le philosophelui fait correspondre, dans la Rêpublique, sa tripartition de l'âmeet il en tire par analogie sa doctrine des trois classes de l'Étatidéal.

b) Les diverses constitutions et les genres de vie.

Les livres VIII et IX constituent, comme on a pu le dire ( l),un discours sur l'histoire universelle : ils sont consacrés à l'étudedes gouvernements défectueux. Ce sont, dans l'ordre, la timo-cratie, l'oligarchie, la démocratie et la tyrannie. Comme Platonexpose les raisons de l'altération de chaque gouvernement, de satransformation progressive, on a cru qu'il présentait la successiondes gouvernements comme historique. Mais Frutiger a démontréque, si la défmition de chaque constitution est dialectique, leurenchaînement par contre est mythique. Mgr Diès arrive, indé-pendamment de Frutiger, à la même conclusion et marque sonaccord (2). Cela n'exclut d'ailleurs pas que Platon ait cherché àatteindre, en décrivant la décadence de la Cité idéale, une cer-taine vraisemblance historique.A chaque constitution qu'il étudie, Platon fait correspondre un

type d'homme et à ces types d'homme, il donne les noms quidésignent déjà dans le Phédon, mais encore dans la République,les types qui incarnent un genre de vie. Si bien que le thèmeque nous étudions est partout présent dans ces deux livres de laRépublique, sans que les commentateurs l'aient jamais dit d'unefaçon précise (3). Jaeger, par exemple, cite le passage le plusclair (581 a), mais il s'agit de genres de vie bien avant ce texte.On comprend aisément ces parallèles entre constitutions et

genres de vie : un État dans lequel par exemple les guerriers

(x) A. Diès. République, Introduction, p. CXXXVII (Les Belles Lettres).( 2) O. I., p. XCII, note.( 3) Voyez cependant Stewart, Notes on the Nichom. Ethics, p. 59 sq.

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dans l'antiquité classique 8i

dominent sera comparable à un individu commandé par soncœur, auquel correspond le genre de vie de l'ambitieux. Ainsi,l'intermédiaire entre les constitutions et les genres de vie estencore la doctrine des parties de l'âme. En passant en revuechacun des types qui correspondent à une constitution, nousverrons qu'elle est présente dans tout ce texte.II y a d'abord la Cité idéale, et le type qui lui correspond

est le philosophe. Avant de passer aux constitutions défectueuses,Platon rappelle ce parallèle (x). La méthode que suit l'auteurdans l'exposé des constitutions défectueuses — décrire les carac-tères et la genèse de la constitution proprement dite, puis lescaractères et la genèse du type d'homme qui lui correspond —■ ,il l'a déjà suivie à propos de la constitution idéale, avec beaucoupplus de détails, beaucoup plus longuement et avec des digressionsqu'imposait l'ampleur et l'importance de la matière à traiter.Comme conclusion à ce prodigieux diptyque (2), Socrate rappe-lait (3) qu'il y a correspondance entre la Cité idéale et le philo-sophe. Constatons, nous, que φιλόσοφος correspond bien à ungenre de vie depuis la parabole de la panégyrie.La première constitution défectueuse est la timocratie. Nous

n'allons pas analyser chaque constitution ; il suffit à notre proposds montrer que le type d'homme que Platon accole à chacuned'elles est un type incarnant un genre de vie.L'homme timocratique se distingue tout d'abord par son

ambition (4). Platon cependant y ajoute bien des détails (5) : ànous de distinguer l'essentiel de l'accessoire. Tout le charmelittéraire et la vérité psychologique de ces deux livres viennentde l'habileté de l'auteur à faire vivre les types qu'il présente,sans les réduire à un simple trait. Plus importante est l'idée quel'ambitieux, dans sa jeunesse, méprisera les richesses, alorsqu'en vieillissant, il les aimera de plus en plus (®). A l'état pur,l'ambitieux ne poursuit pas les richesses ; s'il se met à les aimeren vieillissant, c'est qu'il est destiné à engendrer un fils qui sera

i 1) 544 e.( 2) La description de l'État idéal s'étend de 369 b à 471 e ; elle est suivie de la

définition du philosophe et de l'étude approfondie de ses occupations.( s) 541 b.( 4) 548 d.( 5) 548 e.(*) 549 a.

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82 le thème philosophique des genres de vie

« avide de richesses », comme la timocratie engendrera l'oligar-chie : oligarchie est synonjone de ploutocratie (x).L'homme oligarchique, dont Platon décrit la genèse d'une

façon si vivante, fera « monter sur le trône de son âme l'espritde convoitise et d'avarice » (2), après avoir détrôné l'ambitionet le courage. II asservira la raison et le cœur, les deux autresparties de l'âme ; il ne songe pas à s'instruire, il ne recherche pasla gloire (3) : une fois de plus, nous voyons que les genres de vies'excluent, «chez de tels individus, comme dans l'État, c'estl'argent qui a partout le dessus » (4). II s'agit donc bien ici duφιλοχρήματος, гш des genres de vie que distingue le thème quenous étudions.

Mais à partir d'ici, Platon est obligé de procéder à une accom-modation pour conserver le triple parallèle entre constitutions,parties de l'âme et genres de vie : il n'y a en effet que trois partiesde l'âme contre cinq constitutions. Platon s'en tire avec adresse : ilsubdivise la troisième partie de l'âme, l'appétit, en trois portions,la passion des richesses et deux aspects de l'appétit proprementdit. Parallèlement, nous trouverons deux aspects de la vieapolaustique. D'ailleurs, après avoir dit, dans le texte cité plushaut, que la passion des richesses et l'appétit s'emparaient del'homme oligarchique, Platon le peint exclusivement commeφίλοχρήματος. Ce n'est que plus tard, en montrant que l'hommedémocratique est dominé par les plaisirs superflus, qu'il préciseque l'homme oligarchique est dominé en fait de plaisirs, par lesplaisirs nécessaires (5), ce qui justifie en somme επιθνμηπκόν en553 d·L'oligarchie engendre la démocratie, dont le signe distinctif

est la licence. « Mais où règne la licence, il est clair que chacunpeut s'y faire un genre de vie particulier, suivant sa propre fantai-sie » (6). C'est dans une démocratie qu'il faut chercher une consti-tution, parce que, grâce à la liberté qui y règne, elle contienttoutes les variétés possibles, c'est une foire aux constitutions (').

H 551 a.( 2) 553 c : TÒ ΐπιάρμητικόν και το φιλοχρήματον.( 3) 553 d, 554 Ь.( 4) 555 а.( s) 555 d.(β) 557 b.(') 557 d·

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dans l'antiquité classique 83

De même, l'hornme démocratique présente une grande diversitéd'aspects : « Tantôt il aime ceci, tantôt cela, au gré de son capri-ce » (2) ; c'est un monstre qui renferme en lui tous les caractères (^).Ces affirmations pourraient nous déconcerter, mais elles ne

veulent pas dire que l'homme démocratique n'a pas de détermi-nation propre. Platon établit à propos de l'homme démocratiquela distinction entre plaisirs nécessaires et plaisirs superflus (ούκάναγκαΐοι) et il montre que ce type d'homme est dominé parces derniers (3) : il incarne la vie apolaustique, mais non encoreau sens le plus péjoratif du terme ; la jouissance ne l'empêchepas « de vivre une vie qui n'est ni servile ni hors la loi ».Car Platon, voulant renforcer le caractère immoral de l'homme

tyrannique, isole parmi les plaisirs superflus les plaisirs déréglés(παράνομοι) et il en fait l'apanage de l'homme tyrannique (4).Pour satisfaire ses passions, ce dernier ira jusqu'à violenter sesparents, il ne reculera devant aucun meurtre (5). Et Platon posela question : n'est-ce pas là son genre de vie ?En bref, à chaque constitution qu'il étudie, Platon unit un

type d'homme incarnant un genre de vie :

Cité idéale φιλόσοφοςTimocratie φιλότιμος

Les deux types de φιλ-qbovoi sont philosophiquement distin-gués par le fait que l'homme démocratique se limite aux plaisirssuperflus, alors que l'homme tyrannique y joint les plaisirsdéréglés.Les cinq genres de vie opposés ici sont clairement désignés par

des épithètes reprises au Phêdon, sauf la vie apolaustique, pourlaquelle Platon n'a pas de terme spécifique du même genre. Lavie apolaustique ne figurait pas explicitement dans la parabolede la panégyrie, mais même si elle y avait eu un nom spécial,une accommodation se serait encore imposée à Platon : la sub-

(') 561 c-d.( 2) 561 e.( 3) 559 d.( 4) 573 a, 573 d.(5) 574 c-d.

OligarchieDémocratie

Tyrannie

φιλοχρήματοςφιλήδονος ιφιλήΒονος II.

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84 le thème philosophique des genres de vie

division des plaisirs en plaisirs nécessaires, superflus et dérégléslui est personnelle et amenée par le nombre plus élevé des cons-titutions. II n'aurait donc pu désigner les deux vies inférieurespar un mot courant. Cependant, grâce au parallélisme établientre genres de vie et constitutions, des termes proprementpolitiques pourront être employés dans un sens psychologique :tyrannique désignera commodément la seconde vie apolaus-tique (^).

c) Genres de vie et parties de l'âme.Toute l'étude brillante des constitutions avait pour but de

montrer quelle était la constitution, et partant le genre de vie,qui procurait le plus de bonheur ; il s'agissait de mesurer la valeurde chacune et de chacun et on est arrivé à la conclusion que letyran est le plus malheureux et l'homme aristocratique le plusheureux. Pour prouver un point aussi important, Platon a jugébon de recourir à trois démonstrations successives.La deuxième est fondée sur la tripartition de l'âme. Dans l'étu-

de des constitutions, Platon avait subdivisé comme on l'a vu latroisième partie de l'âme, mais maintenant, il veut en revenir àune tripartition pure et simple : il faut donc qu'il reprenne leproblème posé par l'appétit.II en constate toujours la diversité, mais il assure que le mot

φιλοκΐρδές rend fort bien compte de l'appétit pris dans satotalité (2) : en effet, c'est par la richesse qu'on satisfait lespassions proprement dites et le plaisir de la concupiscence esttoujours celui d'im gain. Quant au cœur, il est défini d'une façoncomplète par les trois buts qu'il se propose : l'emporter, vaincre,être glorieux ; on l'appellera donc « ami de la victoire et del'honneur ». Enfin, la raison sera appelée légitimement « amie dusavoir et de la sagesse ». II y a donc trois principales classesd'hommes (3), trois principaux genres de vie. Dans un individunormal, moralement sain, le commandement appartient à laraison ; par leur nature même, les deux autres parties de l'âme

(*) Cf. 545 a : on y trouve d'abord les termes psychologiques φιλόνικόν тcκαί φιλότιμον, puis les ternies politiques ολιγαρχικόν, Ζημοκρατικόν et τνραννικόν,pour désigner les individus incarnant un genre de vie ; voyez aussi 587 a-b.

( 2) 580 e-581 a.( 3) 581 c : πρώτα τριττα άνθρώπων γένη et deux lignes plus bas : ris τοντων

τών βίων αριστος.

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dans l'antiquité classique 85

lui doivent obéissance et dans ce cas, on a affaire à un φιλόσοφος.Mais trop souvent, au lieu d'obéir, les deux autres parties del'âme s'emparent du pouvoir et créent ainsi deux types d'hommespervers : dans le premier cas, c'est le cœur qui prend le pouvoiret on obtient un φιλόνικος ; dans le second, c'est l'appétit eton obtient un φίλοκερδής. II est bien spécifié que ce sont làtrois vies principales (πρώτα), la liste n'est pas exhaustive etnous savons pourquoi : l'appétit n'a pas la simplicité des autresparties de l'âme et il peut produire des types sensiblement diffé-rents, comme on l'a vu plus haut.II reste un point important à éclaircir. Dans le Phédon, les

φιλότιμοι sont appelés aussi φίλαρχοι et ce dernier mot avaitclairement un sens politique. Par contre, le φιλότιμος de laRépublique n'a plus cette orientation. En effet, nous devonsnous rappeler que les trois genres de vie de la Réptiblique corres-pondent aux trois classes sociales de l'État idéal : seuls les philo-sophes y ont un rôle politique, les guerriers-ambitieux n'en ontaucun. Platon dit bien que le cœur a comme but la suprématie{кратеЬ), mais il faut le prendre dans un sens militaire et nonpolitique (x). Ainsi, en adaptant la théorie des vies à la doctrinede l'État idéal, Platon est obligé de revenir sur le sens même desvies qu'il énumérait dans le Phêdon. Le fait a son importance :si Héraclide, comme on l'a soutenu, avait inventé la parabolede la panégyrie en s'inspirant de Platon, c'est du passage si bref,si rapide du Phédon qu'il serait parti, et non de la théorie siimportante, exposée avec tant d'abondance de la République ;ce serait là un fait étrange.Insistons encore sur la signification du parallèle établi entre

genres de vie et classes sociales. Chaque classe a par nature etde toute nécessité une mission, et de cette mission dépend leparfait fonctionnement de l'État ; chaque genre de vie corres-pond dans cet État à un métier ( 2). Nous avons vu dans quelques

f1) 581 a, fin ; cf. l'expression citée plus bas : πολεμικό; καΐ φιλότίμος.( 2) Et partant, à une éducation appropriée. Ce serait le moment de donner

du philosophe une définition plus philosophique, celle qui nous retient ici étantpsychologique. Mais ce n'est pas notre objet ; il faudrait au surplus résumer lemeilleur de la Iiépublique puisque le recrutement, l'éducation du philosophe,l'énumération de ses vertus, la définition de son activité dialectique et politiqueoccupent les livres V, VI et VII. Nous nous bornerons à revenir dans un appen-dice sur l'essence profonde de la vie contemplative : le prcblème dépasse laRépublique et met en cause le platonisme tout entier.

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86 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

Lyriques ce thème des professions, que nous devions considérercomnie un embryon du thème des genres de vie ; nous retrouve-rons plus loin, dans l'ancien stoîcisme, certaines professionsdésignées explicitement comme genres de vie. Ici, les professionsne sont pas considérées cojnme vies inférieures qu'on ne prendpas la peine d'énumérer (х), mais bien comme des attributionsnécessaires des genres de vie distingués. En dernière analyse,c'est encore une conséquence de la tripartition de l'âme : enmettant en parallèle genres de vie et parties de l'âme, Platons'interdisait de multiplier indéfmiment le nombre des vies d'aprèsle nombre des métiers.Voilà la doctrine des genres de vie, avec tous les prolongements

que lui donne la pensée platonicienne. A chacune de ces viescorrespond un plaisir particulier et Platon établit dès lors fortaisément que c'est le philosophe qui aura la plus forte sommede bonheur : il est à même de goûter les trois sortes de plaisirs,alors que le φιλότψος et le φιλοκερδψ ne peuvent goûterchacun que le leur. Le plaisir du philosophe est supérieur auxautres ; ensuite vient celui du πολΐμικός καΐ φιλότιμος, parcequ'il est plus près du premier que celui du χρηματιστής, quiviendra en troisième lieu. Remarquons en passant que Platonn'emploie pas toujours les mêmes terxnes ; le sens est identique,mais le vocabulaire reste assez libre : le thème des genres de vien'est pas encore fixé définitivement (2).Une troisième démonstration de la valeur de chaque vie est

fondée sur la réalité et la pureté des plaisirs. Platon prouve la su-périorité des plaisirs de la connaissance par ce fait qu'ils parti-cipent plus que les autres à l'existence pure ( 3). Et pour conclure celong entretien, il s'amuse à évaluer arithmétiquement la distancequi sépare le roi du tyran, c'est-à-dire le philosophe du jouisseurle plus vil : le roi sëra 729 fois plus heureux que le tyran (4).Concluons. C'est dans la Répnblique que nous trouvons une

définition strictement psychologique des genres de vie : la tri-partition justifie sur le plan psychologique l'existence des diversesvies. Que Platon distingue cinq genres de vie quand il oppose lesconstitutions, qu'il en distingue trois peu après, c'est toujours

(') Voyez plus loin le chapitre consacré à l 'ancien stoïcisme, pp. 143 sq.(■) Cf. p. 115.( 3 ) 585 b-c.( 4) 587 b.

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dans l'antiquité classique 87

à la tripartition qu'il se réfère et par là, le nombre des vies setrouve iixé.

Par là aussi se trouve justifiée et consacrée l'incoinpatibilitédes genres de vie. Ce caractère a été à peu près constant jusqu'ici.Nous en avons souligné l'ébauche dans Pindare, dans Héraclite ;nous l'avons retrouvé dans Critias, mais il était aussi impliquédans les scènes de l 'lon et de l'Antiope. Dans la Repïtblique ,on ne conçoit plus qu'il en soit autrement : il est impossible qu'unmême individu incarne deux genres de vie différents dans lamesure même où il est impossible que deux parties de l'âmedétiennent le pouvoir simultanément. D'autre part, Platonn'admet pas qu'un φιλότιμος puisse devenir φιλόσοφος avec letemps. Au contraire, l'enfant naît avec tel caractère ; un futurphilosophe pourra naître de parents artisans, le triage se faitdans l'enfance, indépendamment du rang social des parents ;mais par là aussi la condition de chacun se trouve fixée une foispour toutes et Platon n'envisage nulle part la possibilité de chan-gements. L'incompatibilité des genres de vie est donc entièredans sa pensée. Précédé par les Pythagoriciens, Platon a tiré duthème des vies une typologie précise.Soulignons encore une autre innovation. C'est la première fois

que tous les genres de vie distingués sont jugés quant à leur valeurrelative. Le Phédon encore proclame la supériorité du philosophesans se soucier de dire si le φιλοχρήματος est supérieur au φιλό-τιμος . La parabole de la panégyrie faisait exactement de même.Dans la Répiiblique au contraire, tout est soigneusement évalué ;Platon dresse une échelle de valeurs qu'il justifie par troisdémonstrations successives.Que l'on se souvienne de l'allusion rapide au livre I et on sera

frappé du parti étonnant que le Maître a su tirer d'un thème pro-bablement banal et aussi de la clarté, de la rigidité qu'il lui a con-férées en l'analysant, en l'approfondissant.Pour l'histoire du thème, nous sommes à un sommet que nous

n'atteindrons plus. II est impossible d'élaborer une doctrine pluscohérente, plus complexe, qui embrasse à la fois tant de domainesdifférents : la psychologie, la sociologie, la morale, l'histoire.C'est sous cette forme, mais amputée de tout ce qui fait son

originalité, que le thème va s'imposer à la postérité.

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88 le thème philosophique des genres de vie

LE PHÈDRE

De la pluralité des genres de vie a la multiplicitédes professions.

Déjà dans le Phèdre, Platon brise ces parallèles qui l'enser-rent étroitement. Évoquant l'incarnation hiérarchisée des âmesqui ont démérité, il s'exprime en termes de genres de vie. C'estbien à ce thème qu'il pense (*), mais il est hanté aussi par lenombre élevé des différentes professions, par la grande diversitédes vies humaines : d'où un catalogue de genres de vie à mi-chemin entre la réduction extrême de la République à trois oucinq vies et une énumération exhaustive des métiers. Les extrêmessont les mêmes que dans la Rêpublique : le philosophe et le tyran.II ne faut voir aucune fantaisie dans l'ordre suivi. Après laRépublique, il n'est guère possible de placer le tyran ailleursqu'au dernier rang. Que le sophiste ou le démagogue soit auhuitième n'a rien non plus qui étonne : leur métier est positive-ment nocif et il est normal que pour Platon, il soit inférieur auxtravaux manuels. C'est même un avantage de la multiplicitéde faire voir que ces derniers ne sont pas au même niveau que latyrannie ; dans la République, la même distinction n'apparaîtque lorsque Platon compte cinq vies d'après les cinq constitu-tions.

II nous faut insister sur un détail important.Robin a montré que le Phèãre est postérieur à la Républi-

que (2). On pourrait ajouter ceci à sa démonstration. Le βασι,λεύςΐννομος qui, dans ce texte du Phèdre, suit immédiatementle philosophe n'aurait strictement aucune place dans la Répu-blique, où toutes les fonctions politiques sont l'apanage du

(J ) 248 c-d-e. Outre φιλόσοφος et τυραννικός, qui se trouvent dans la Rêpu-Mique pour désigner des genres de vie, il faut noter aussi μαντικον βίον, en 248 e 1 .L'abondance des adjectifs en — ικός fait songer à la terminologie d'Aristote,mais aucun des termes qu'emploie le Stagirite ne se rencontre ici.Au rang supérieur, celui du philosophe, Robin voudrait prendre les quatre

termes comme synonymes. II serait cependant fort gênant que le ή, manifeste-ment disjonctif dans tout ce qui suit, ne le soit pas ici. D'autre part, commentidentifier φιλοκάλου et φιλοσόφου, alors que nulle part le Beau n'est assimiléau Bien ? (cf. Philèbe, 64 c, e, 65 a).

( 2 ) Cf. Introduction au Phèdre, p. IV sq. (LesBelles Lettres).

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dans l'antiquité classique 89

philosophe. Par contre, c'est la doctrine même du Politique etdes Lois que cette expression annonce précisément : renonçantà 1'« illégalité idéale », parce qu'elle est surhumaine, dangereusepour une humanité toujours faible, Platon se prononce désor-mais pour une «légalité nécessaire » (^).Pour le thème des genres de vie, il y a là un grand changement :

le βασίλευς ϊννομοζ représente forcément un aspect non péjo-ratif de la vie pratique. Antérieurement, la vie pratique est oubien intimement liée à la vie contemplative (le philosophe de laRépublique) ou bien fort indigne d'un homme vertueux (le « philo-time » de la République). Nous devons noter ici l'avènementdiscret d'une vie active morale, digne d'un rang élevé, dévaluationmodérée du philosophe idéal ou promotion considérable du«philotime» sévèrement jugé.Malheureusement, dans ses dernières œuvres, Platon ne

développe plus le thème des genres de vie tel que nous le connais-sons. S'il l'avait fait, il aurait dû modifier la forme qu'il lui avaitdonnée dans la République. Quand Aristote, à un moment donnéde sa carrière, accordera à la vie pratique tout le prestige d'uneindiscutable moralité, il lui suffira en somme d'être docile auxdernières tendances de son maître : l'idée qui pointe dans cepassage du Phèdre aboutira à la doctrine de YÉthique à Nicoma-que. De l'un à l'autre texte, l'évolution de la pensée des deuxphilosophes déborde singulièrement le thème des genres de vie :c'est tout le dernier aspect du platonisme et tout le développe-ment de l'aristotélisme qui sont en cause. Nous verrons du moinsque le thème que nous étudions est intimement mêlé à cetteprodigieuse fermentation des idées.

LE PHILÈBE

Les perspectives changent radicalement en passant au Philèbe.En ce qui concerne les genres de vie, nous pouvons le constaterimmédiatement : le problème que pose le Philèbe est exclusive-ment d'ordre éthique, il s'agit de savoir quelle est la vie la meil-leure pour l'homme. Par là, le dialogue se rapprocherait plutôtdu Gorgias, s'il n'impliquait tout l'acquis du platonisme.Philèbe soutient la thèse que le plaisir est le seul bien ; Socrate

Í1) Cf. A. Diès, Le Politique, pp. LI sq. (Id.).

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90 le thème philosophique des genres de vie

au contraire prétend que le seul bien est l'intellect, pensée etmémoire. II précise le but de l'entretien : « Chacun de nous vajnaintenant s'efforcer d'indiquer une disposition et conditionde l'âme qui soit capable d'assurer à tous les hommes la vieheureuse » (x). Philèbe prônera la jouissance, Socrate la sagesse.Mais si on découvrait une autre disposition de l'âme qui soitsupérieure à celles-là ? Tous deux seraient battus et si, parexemple, cette disposition se révélait plus proche du plaisir, la« vie de plaisir » l'emporterait sur la « vie de pensée » (2).II est bien question de genres de vie. Platon a abandonné le

vocabulaire du Phédon et de la République ; celui qu'il emploieici se rapproche des termes du Gorgias, mais les expressions sontplus précises et plus simples : βΐος τής ήδονής, βίος τής φρονήσ€ωςet plus loin μεικτος ou kolvos βίος.La discussion se développe sur un plan plus général, plus abs-

trait que celui même des théories de la République. Au lieu detrois genres de vie, le Philèbe fait porter la discussion sur deuxseulement : vie philosophique, si on veut, s'opposant à vieapolaustique. Mais qu'on y prenne bien garde : il ne s'agit nulle-ment ici de la vie philosophique telle qu'elle est définie dans laRépublique, pas plus que de la « vie tyrannique » ou « démocra-tique » : le βίος τής rjSovrjs et le βίos tíjç φρονήσεως sont de puresabstractions, comme on va le voir.Le bien s'identifie-t-il à la connaissance ou à la jouissance ?

Le bien est parfait en soi, autonome. Si on examine séparément(χωρίς) les deux genres de vie proposés, on s'aperçoit vite que lavie de plaisir, privée de toute connaissance, de toute mémoire,est détestable, car le jouisseur n'aurait même pas conscience desa jouissance ( 3) ; semblablement, le βíos τοΰ νοΰ, isolé de toutplaisir, n'est pas satisfaisant non plus : personne ne voudraitd'une vie dépourvue du moindre plaisir. II est clair que la « viede plaisir » et la « vie de connaissance » sont de purs concepts.Contrairement en cela aux genres de vie du Phédon et de laRépublique, mais aussi du Gorgias, ils ne sont pas induits del'expérience quotidienne ; c'est 1'esprit abstrait qui les posedans leur essence propre, en écartant toute relation de l'un à1'autre.

(*) II d : tÒv βίον ενδαίμονα.( 2) 12 a.( 3) 21 d.

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dans l'antiquité classique 91

Ni le plaisir, ni la connaissance ne sont le bien (г). Et la viecomposée de connaissance et de plaisir ? Tout homme la choisira.Résumons donc (2) : « Trois vies ont été proposées et, de deuxd'entre elles, ni l'une ni l'autre n'est suffisante ni digne de choixpour aucun homme ni aucune créature ».Philèbe est battu, puisque le plaisir n'est pas le bien. Socrate

aussi est battu, mais il affirme que l'intellect va se révéler leplus proche de la vie mixte ( 3). Pour le prouver, Socrate met enavant la théorie des genres de l'être, dont quatre sont analysés ;le cinquième n'est l'objet que d'une mention incidente que Dièsjuge ironique alors que beaucoup d'autres, notamment Robin,chërchent ce qu'il peut être. Ces quatre genres sont la Limite,l'Illimité, le Mixte et la Cause. Le plaisir appartient à l'Illimité,la vie bonne au Mixte, l'intellect à la Cause, ce qui prouve lasupériorité de l'intellect sur le plaisir. Les genres de vie de laRêpublique avaient un fondement psychologique ; ceux duPhilèbe, on le voit, ont un fondement métaphysique.II n'est pas suffisant de dire que la vie mixte sera un composé

de connaissance et de plaisir. Le genre mixte est celui aussi oùrentrent la Santé et l'Harmonie (4) : le mélange doit être bienfait. Or, quel moyen de le bien faire, si on ignore quels sont lesdifférents aspects du plaisir et de la sagesse et comment onpasse — pour reprendre la théorie si bien esquissée au débutdu dialogue — du Plaisir en soi à l'infinité des plaisirs concrets ?C'est ce qu'il faut étudier avant de se prononcer sur le mélangeà faire. Nous ne pouvons analyser ici cette partie du Philèbequi ne nous intéresse pas directement. Platon s'étend longuementsur le plaisir et distingue finalement entre plaisirs impurs, mélan-gés — les plus fréquents — et plaisirs purs. II établit ensuitebeaucoup plus rapidement la hiérarchie des sciences.Nous sommes maintenant à pied d'œuvre pour constituer la

vie mixte, nous disposons de matériaux, qualités diverses desagesse et de plaisir. Allons-nous éliminer les sections inférieuresde la science ? Socrate répond : Suffit-il de connaître le cercleen soi, en ignorant nos cercles ? II serait ridicule de se cantonner

(^) 21 e.( 2) 22 a : ττάνυ μ€ν οΰν οτι yerpeîs μϊν βίοι ττρουτέθησαν, τοΐν Svoîv δ' ovbcTcpos

ικανος ovbk αιρ€τός ουτ€ άνθρώπων οΰτ€ ζωων ovbcví (Trad. Diès, LesBellesLettres).( 3) 22 d-e.( 4) 31 e.

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92 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

aux sciences divines. II faudra faire entrer dans le mélange de lavie bonne toute espèce de science, même les moins pures, «siseulement nous voulons retrouver à tous coups la route pourrentrer chez nous » (^). Mettrons-nous même la musique ? C'estnécessaire, « si nous voulons que notre vie soit, en quelque mesure,une vie » (2).Et les plaisirs ? Allons-nous les accepter tous ? On acceptera

d'abord les vrais plaisirs, puis les plaisirs nécessaires. Puis, oninterrogera Plaisirs et Sapiences. Ces dernières refuseront decohabiter avec les plaisirs les plus grands et les plus violents ;elles se déclareront parentes des plaisirs vrais et purs, elles accep-teront aussi ceux qui accompagnent la santé, la tempérance etla vertu. Voilà le mélange terminé : cette vie est la plus belleréalisation dont soit capable l'homme, elle mène au vestibule duBien.

Le Bien, indéfinissable par un seul caractère, se manifeste partrois traits qui sont la beauté, la symétrie, la vérité. Platonmontre que lTntelligence est plus proche que le Plaisir de cestrois signes du Bien : c'est donc Philèbe le grand vaincu de cettejoute dialectique.La vie mixte du Philèbe est l'idéal de vie pour le commun des

mortels. On sent dans ce dialogue, sur le plan moral, la mêmetendance d'esprit que dans le Politiqne et les Lois sur le planpolitique. Platon vieilli s'attache de plus en plus aux réalisa-tions possibles ici-bas, quitte à sacrifier un idéal trop exigeant.N'exagérons rien cependant : par rapport à la Répnblique surtout,le Philèbe contient peu de nouveautés doctrinales, mais Platonest revenu sur ces thèmes parce qu'ils n'étaient qu'esquissésdans la République et noyés dans la masse des théories qu'ellecontient ( 3).Platon n'a pas renoncé pour autant à la conception de la vie

philosophique qu'il préconisait dans le Phédon. A. Diès remarqueque le Philèbe évoque à intervalles assez réguliers une sorte devie surhumaine, « qu'abreuve, d'une félicité sans plaisirs commesans douleur, l'eau pure de la sagesse ». Citons un de ces textes,remarquable à notre point de vue :

(!) 62 b.( 2) 62 c, trad. Diès.( 3) Sur les rapports entre la Rêpublique et le Philèbe, voyez A. Diès, Le Phi-

lèbe, pp. XXXVII sq. et CI (Les Belles Lettres).

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dans l'antiquité classique 93

Socrate. — Oui, car nous l'avons déclaré quand. nous faisions la compa-raison des vies (èu rfj παραβολτ\ των βίων), l'homme qui a choisi la vied'intelligence et de sagesse ne doit sentir aucune jouissance, grande oupetite.Plutarque. — Nous l'avons assurément déclaré.Socrate. — Telle serait donc l'état de cet homme, et peut-être n'y

aurait-il rien d'absurde à ce que cette vie fût la plus divine de toutes (*).

Cette vie appelée divine «n'est-elle pas aussi le privilège dequelques rares sages, même si, comme Socrate, ils déclinentmodestement cette supériorité ? Que sont de telles évocations ?Seulement des aspirations refoulées et des regrets, ou plutôtdes rappels voulus, des notes plus hautes qui se font entendreçà et là, et brièvement, discrètement, esquissent et modulent,au-dessus de l'harmonie moyenne où, volontairement, se tientle thème actuel, l'invite aux âmes que tente l'ascension ? » (2).Ici comme à propos du Gorgias, on hésite à parler simplement

d'un thème : c'est plutôt une variation, une amplification philoso-phique. Partant de deux vies théoriques, Platon les oppose à unetroisième, qu'il construit de toutes pièces, mais qui rejoint la viephilosophique telle qu'elle apparaît dans la République (3). L'in-compatibilité des vies disparaît avec le thème dont elle était lecaractère. A ce thème courant, Platon oppose ainsi une construc-tion personnelle. II veut que nous sentions le contraste : il bannitsoigneusement le vocabulaire du Phêdon et de la Rêpublique, ilemploie des expressions toutes nouvelles qui soulignent l'origi-nalité de sa méditation. Le μεικτός βί'os notamment est uneidée purement platonicienne et on verra qu'elle n'a pas faitfortune. Aristote est retourné à la République plutôt qu'auPhilèbe et nulle part on ne trouve une influence du Philèbe surle thème des genres de vie. Une vie mixte est appelée à ime grandevogue, mais c'est celle de Prodicos.

** *

Π nous faut maintenant examiner quelques textes qui ne nousapportent qu'une allusion peu importante ou qui, au contraire,

(*) 33 b. Trad. Diès.(■) O. I., p. CVI.( 3) L'analogie se borne évidemment à l'aspect philosophique, psychologique

et moral du philosophe, non à l'aspect social et politique.

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94 LE thème philosophique des genres de vie

en dépit d'une première impression, restent étrangers à notrethème.

II est tout d'abord une phrase du Timée qui semble impliquerce dernier tel qu'il apparaît dans la Rêpublique : « Que celui quicontemple se rende semblable à l'objet de sa contemplation, enconformité avec la nature originelle et que, s'étant ainsi rendupareil à elle, il atteigne pour le présent et pour l'avenir l'achè-vement parfait de la vie (άρίστου βίου) que les dieux ont propo-sée aux hommes » Í1). Le contexte est précieux : il est questiondes trois parties de l'âme et de la nécessité d'exercer à la fois lestrois âmes, mais en réservant la direction à l'intelligence, puisque« quand un homme s'est abandonné à la concupiscence et à Yam-bition, quand il a pratiqué largement ces deux vices, toutes sespensées deviennent nécessairement mortelles » (2). C'est l'âmeintelligente qui nous fait participer à l'immortalité : « Au contrairequand un homme a cultivé en lui l'amour de la science et despensées vraies... il est sans doute absolument nécessaire quedans la mesure où la nature humaine peut participer à l'immor-talité, il puisse en jouir entièrement ».De toute évidence, les expressions soulignées reprennent l'idée

des trois vies de la République. Une seule difïérence : nous avonsmontré la complexité que recouvre le mot φιλοκ^ρδής dans laRêpublique ( 3) ; ici au contraire, Platon ne conserve que l'élémentessentiel, ίττιθυμίαι ( 4). Ainsi, lorsque Aristote éliminera lanotion de richesse de sa vie apolaustique, il n'aura pas le méritede l'originalité (5).

Quelques expressions de la Lettre VII, dont nous admettonsl'authenticité, impliquent le thème des vies, en dehors de touteopposition systématique (6). Nulle part, Platon n'a mieux dit quela philosophie n'était pas uniquement savoir, mais réellementgenre de vie. Ne citons qu'un texte parmi beaucoup d'autres :« (Denys, ses neveux, ses parents...) si faciles à gagner à la

f 1 ) 90 d, trad. Rivaud, Les Belles Lettres.( 2) 90 b, trad. Rivaud, légèrement modifiée.( 3) Cf. p. 62.( 4 ) Dans la République, c'est pour les besoins de la cause que Platon maintient

l'idée de richesse, de gain, comme synthèse de la troisième partie de l'âme, cf.p. 62.

( 5) Cf. p. 114.(e ) 326 b, 327 e, 328 a, 330 b, 335 d.

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dans l'antiquité classique 95

doctrine et à la vie que je ne cessais de prôner... » (1). Avec leGorgias, la Lettre VII est l'œuvre qui nous fait le plus vivementpercevoir tout ce que le thème que nous étudions comporte,pour Platon en particulier, de profondément vécu.Plus loin (336 c-d), Platon oppose la vie morale, traditionnelle

des Grecs à la vie « modeme », apolaustique, immorale de Sicile :τόν δέ μη Ζυνάμενον ΰμών ΔωριστΙ ζην κατά τά πάτρια, διώκονταSè τόν τ€ των Δίωνοζ σφαγεων καΐ τόν Σικελικόν βίον.Οη essayerait en vain d'identifier ces notions à certaines vies de

la République : cette vie sicilienne ressemble bien à la vie tyran-nique, mais le ΔωριστΙ ζήν n'y trouverait pas d'équivalent. Sousces réalités géographiques et historiques, il faut plutôt voir la« vie vertueuse » et la « vie vicieuse » des Lois (2).

Dans le mythe d'Er de la République, les trépassés sont misen face de βίων παραδείγματα, de modèles de vie. Ces « vies »n'ont rien à voir avec les genres de vie qui nous sont familiers :ils sont très nombreux, variés à l'infini, puisqu'ils contiennent«toutes les vies possibles d'animaux et toutes les vies humai-nes » ( 3). De plus, les vies humaines ne sont pas distinguéesselon un seul point de vue : une foule de notions hétérogèness'entremêlent dans un désordre pittoresque ; on trouve des viesde tyran, d'homme obscur, de malade, d'homme robuste, demendiant, de femme, d'exilé...

Le Politique distingue (307 d sq.) une vie paisible d'une vieénergique et Platon répète le mot βίος. On se rend vite comptecependant que les hommes ainsi distingués ne s'opposent pas enraison d'une activité particulière, mais bien d'une manière de secomporter. II s'agit donc d'une caractérologie dichotomique etplus loin en effet, Platon, fort exactement, remplace βίος parήθος (зю e, 311 a).

Au Livre V des Lois, avant de passer à l'exposé de la légis-lation concernant le nombre des citoyens et la propriété, Platondresse, dans un prélude habituel, une liste des vertus selon leur

(^) 328 a, trad. SouiLHÉ : ràv νπ' ΐμοΰ Χΐγόμΐνον άίί λόγον καϊ βίον.( 2) Cf. ρ. 97·( 3) 6ι8 a.

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дб le thème philosophique des genres de vie

ordre d'ijnportance : tout homme devra faire preuve de véracité,de justice, de tempérance, de prudence ; il devra unir beaucoupde douceur à une grande fermeté ; il devra fuir le plus grand vicequi soit, l'amour-propre. Ne nous étonnons pas de l'entendreavouer ici que tout humain, comme tout animal mortel, a pourmobiles premiers plaisirs, chagrins, passions et que l'essentielde soii activité est commandé par ces mobiles : Platon vieillis-sant ne veut plus sacrifier la réalité à l'idéal (г).Ces considérations obligent le philosophe à montrer que le

κάλλιστος βίος l'emporte non seulement par sa valeur propre,mais encore par le plaisir qu'il procure (2). Platon distingue à ceteffet, d'une façon tout à fait générale, trois genres de vie ( 3) :daxis l'un, les plaisirs l'emportent sur les peines, et c'est celuique tout homme préfère ; dans le second, les peines l'emportent,et tout homme le rejette ; dans le troisième (Ισόρροπος βί'os), labalance des plaisirs et des peines est égale : tout homme le préfèreau second genre de vie, mais lui préfère le premier (4). Platoninsiste vivement et souligne que plaisir et peine constituent lepremier critère pour distinguer les genres de vie ( 5).Arrêtons-nous quelque peu sur ces vies nouvelles. Elles sont

analogues à celles du Philèbe en ceci qu'elle sont, elles aussi, depures abstractions, posées a priori par le dialecticien qui « divise »un concept. Ce sont trois catégories générales, mais le principe quiles commande, le plaisir, n'avait dans le Philèbe que le dernierrang quand on élaborait la « vie mixte ». Les genres de vie de laRéftublique et du Philèbe se partageaient les préférences deshommes, en opposant entre elles différentes activités humaines.II n'en va plus de même dans ce texte des Lois : les trois « vies »

(^) G. Mûller avait, en 1935, athétisé tout ce passage hédoniste du Livre V ;en 1951, il y renonce, mais c'est pour suspecter l'authenticité des Lois dans leurensemble. Voyez la chronique de E. des Places dans I 'Antiquité Classique,XXI, 1952, pp. 376 sq.

( 2) 733 a.( 3) 733 c.(4) Précisons qu'à propos de ces deux premiers genres de vie, Platon mêle

à leur définition un raisonnement a fortiori : la vie où les plàisirs et les peinessont grands et violents, dit-il textuellement, mais où les plaisirs l'emportent surles peines, nous la voulons ; la vie où c'est le contraire, nous la rejetons. La vie oùplaisirs et peines sont menus et calmes, mais où les peines l'emportent sur lesplaisirs, nous la rejetons ; la vie où c'est le contraire, nous la voulons.

(5) 733 d.

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dans l'antiquité classique 97

distinguées y ont chacune la même valuer aux yeux de tous leshommes.La seconde série de vies nous intéresse encore beauccup moins.

Platon pose deux listes de quatre vies ; la première comprend lavie tempérante, la vie sensée, la vie courageuse et la vie bienportante, . auxquelles s'opposent les quatre autres : insensée,lâche, déréglée et maladive (г). II montre que dans chacun deces couples de contraires, c'est la vie de la première série quil'emporte par le plaisir qu'elle procure. Le critère qui distingueces vies est chaque fois une vertu et le vice contraire, soit del'âme, soit du corps, comme Platon le précise lui-même (2).

Ces nouveaux genres de vie, si on leur attachait une impor-tance, seraient encore beaucoup plus différents de tous ceux quenous avons examinés jusqu'ici. Non seulement ils sont théori-ques, mais aucun des quatre premiers ne saurait prétendreréaliser à lui seul le bonheur de l 'individu, contrairement à lavie mixte du Philèbe. On aurait tort du reste de s'attarder à ces« vies » ; ils n'intéressent Platon que pour les besoins d'une dé-monstration, il ne fait cette analyse que pour pouvoir affirmerune vérité générale, où les quatre couples de βίοι font place àun seul : la vie selon la vertu et la vie selon le vice (3).On voit maintenant pourquoi ce développement ne rentre

pas directement dans notre étude : on aboutit ici, après desconsidérations hédonistes un peu audacieuses, à lamême opposi-tion que celle développée avec plus d'ornements et d'imagina-tion littéraire par l'Apologue d'Hercule de Prodicos.Plus loin, au Livre VII (806 d-807 d), quand Platon se demande

« quel pourrait être le genre de vie (τρόπος τοΰ βίου) des citoyensdans un État » tel qu'il vient de le décrire, c'est la même notioiide « vie selon la vertu », définie de la même façon, qui réappa-raît ( 4).

Au Livre VII encore, un peu plus haut, Platon est en train delégiférer sur la musique. П a distingué « les chants qui conviennentaux hommes de ceux qui conviennent aux femmes » ; il ànnonce

(!) Énumérées dans cet ordre, 733 e ; cf. 734 d.(') Voyez la note suivante.( 3J 734 d : συλλήβ5ην τόν àperijs ίχόμίνον κατά σωμα ή ζκαΐ) κατά την ψυχήν

τοΰ TTjs μοχθηρίας ΐχομίνου βίου ήΖΙω те elvai καΐ toîs ãXXois νττζρζχίιν.(*) 8ογ C.

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98 le thème philosophique des genres de vie

qu'il va parler d'une manière d'enseigner les chants et continueainsi : « Au moment de la construction des vaisseaux, le construc-teur, désignant l'endroit pour la construction, esquisse le plandes vaisseaux. II me semble que je fais la même chose : en essayantde distinguer les (genres de ?) vies d'après les caractères psycho-logiques, je désigne véritablement l'endroit de leur construction,en examinant convenablement par quels moyens et quellesmœurs nous nous assurerons la vie la meilleure, pour effectuercette traversée qui est l'existence » (*). Vu la liaison établie entredes βίων σχηματα et des τρόποι τών φυχων, οη est amené d'abordà penser aux genres de vie de la République, fondés sur les partiesde l'âme. Mais quelle serait la suite des idées ? Ce court texten'est qu'une incise, importante d'ailleurs, noyée dans un ensemblede stipulations extrêmement détaillées et concrètes. II n'est pasplus satisfaisant de voir là un rappel des « vies » du Livre V. IIfaut comprendre, avec Ritter, que βίων σχήματα désigne le plandes vies individuelles, σχήματα étant au pluriel par attractionde βίων, comme dans πλοίων σχήματα ; βίων ne désigne pas unnombre précis de genres de vie, mais bien la vie de chaque indi-vidu.

Un peu plus loin (8o5d-8o6c), il s'agit du genre de vie à im-poser aux femmes, c'est-à-dire de préciser ce qui leur revientdans l'activité quotidienne (2). Le point de vue est essentielle-ment pratique et fort éloigné de notre thème.

CONCLUSION

Platon a voué un culte particulier au thème des genres de vie.Dans un de ses premiers écrits, celui qui devait plus tard formerl'introduction de sa République, il le présente d'une façon inci-dente ; sous cette forme simple, dépourvue de profonde signifi-cation philosophique, c'est, semble-t-il, un lieu commun, oppo-sant aux honnêtes gens les avares, les ambitieux et les jouisseurs.

( J) 803 a : olov Srj τις ναυπηγος την τής ναυπηγίας αρχην καταβαλλόμςνος τάrpombcîa νπογράφεται τών πλοίων σχηματα, ταντον Βή μοι κάγώ φαίνομαι έμαυτωbpâv, τά τών βίων π€ΐρώμ€νος Βιαστήσασθαι κατα τρόπονζ τών φνχών, οντως αντώντά τροπώ^ΐα καταβάλλ^σθαι, ποία μηχαντ} καϊ τίσιν ποτ€ τρόποΐζ σννόντ€ς τον βίοναριστα διά τοΰ πλοϋ τούτου τής ζωής διακομισθησόμ^θα, τοντο σκοπών ορθώς.

(2) Quelques expressions : 806 a : άσκητικον Be τινα βίον ; 8ο6 b : τοντον τόν τρό-πον Βιαβιοΰσαι ; 8o6 c : €ν$αίμονος ήμισν βίον.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 99

Dans le Gcrgias, Platon fonde sur ce thème un débat morald'une portée considérable : la vie philosophique, pleinementmorale, défendue par Socrate triomphe d'une façon éclatante dela vie du surhomme prônée par Calliclès, synthèse des viesapolaustique et politique.Le Phédon reprend le thème tel que l'ont fixé les Pythagori-

ciens. Par la création du type φιλοσώματος cependant, Platonmarque le thème du sceau de sa philosophie dualiste.C'est dans la Rêfiublique que nous pouvons admirer une

construction vraiment grandiose : approfondissant des donnéespythagoriciennes, il met au point la tripartition de l'âme, lajustifie dialectiquement et réunit en une synthèse surprenantegenres de vie, parties de l'âme, classes sociales et constitutionspolitiques, associant par là le thème que nous étudions à sathéorie de l'État idéal et à son tableau de la décadence progres-sive de cet État.Ces parallélismes sont déjà abandonnés dans le Phèdre, où

Platon s'avance le plus qu'il est possible vers la multiplicité desmétiers.Après une dernière allusion dans le Timée à ces genres de vie

traditionnels, Platon les abandonne complètement. Les genresde vie qu'il leur oppose sont des êtres de raison ; ils ne rentrentdans notre étude que parce que Platon ne peut pas, en parlantde ces nouveaux βίοι, ne pas avoir à l'esprit les vies courammentdistinguées ; il remplace consciemment les uns par les autres.Les vies du Philèbe ont plus de valeur désormais à ses yeuxparce que plus essentiels à la nature humaine.L'orientation profonde de la philosophie platonicienne se tra-

duit clairement dans ces conceptions nouvelles : on sait toutel'importance du « mixte » dans la dernière forme du platonismeet nous avons constaté plus d'une fois la tendance à tenir comptede la faiblesse humaine en face de l'Idéal.Telle est, croyons-nous, la courbe générale de la pensée plato-

nicienne à propos du thème des genres de vie. C'est un privilège depouvoir suivre, chez un génie comme Platon, une même idéesous des formes aussi nombreuses, à partir de ses débuts dansla carrière des lettres jusqu'à sa dernière œuvre. L'évolutionde la pensée de Platon sur ce point particulier n'a rien que detrès normal : elle est parallèle à l'évolution du platonisme engénéral ou, plus exactement, cette dernière se reflète d'une

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100 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

façon significative dans la manière dont Platon développe succes-sivement le thème des genres de vie.

APPENDrCE. LA VIE CONTEMPLATIVESELON PLATON

Nous avons essayé de définir la vie contemplative telle qu'ellese présente chez les Pythagoriciens, chez Démocrite, Anaxagore,Euripide. Quand il s'agit de Platon, la question devient beaucoupplus complexe et nous avons préféré lui réserver un appendice,car, de toute évidence, elle déborde sensiblement les textesrencontrés ici.

CONTEMPLATION ET POLITIQUE.δννατούς αμφοτΐρων jaere^eiv (Rép . 520 c) .

Le célèbre épisode du Thêétète trace du philosophe un portraitqui peut déconcerter : venant après la République, où la missionpolitique du philosophe est mise particulièrement en relief, leThéétète défrnit expressément le philosophe comme celui qui fuitl'agora, les tribunaux, pour contempler les Idées dans la solitude.D'autre part, nous avons dit que le Phédon n'attribue au phi-

losophe aucun rôle social ou politique, alors que, peu avant, leGorgias suggérait déjà ce rôle et que la République — peu aprèset peut-être en même temps —■ le mettait à l'avant-plan. Faut-ilinvoquer une évolution de pensée ? Cela serait bien facile et ilfaudrait admettre que Platon a abandonné une conviction pourla reprendre peu après.II vaut mieux être sensible aux différences de points de vue.

Le Phédon se borne à définir la fonction morale du philosophe,en laissant de côté la fonction sociale et politique. De son côté,le Thêêtète n'envisage pas le rôle du philosophe dans l'État idéal,comme la République, mais définit quelle doit être son attitudedans l'Athènes pervertie de son temps et en général dans toutÉtat irrémédiablement défectueux : c'est le seul cas où le philo-sophe ait le droit de fuir la société, et à ce sujet, la pensée dePlaton est constante (^). La vie contemplative n'a un aspect

(') Cf. République, VI, 496 d et Leltre VII, 331 d : « ... Mais qu'il n'use pas deviolence pour renverser la constitution de sa patrie, quand on n'en peut obtenirde bonne qu'au prix de bannissements et de massacre ; qu'il reste alors iranquille

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 101

politique que dans l'État idéal. C'est là une conception extrê-mement originale et un disciple aussi proche que Xénocratenous paraîtra déjà l'ignorer. Notons-en bien la portée : dansl'État idéal, contemplation et autorité politique sont liées obli-gatoirement par un lien de cause à effet ; c'est parce qu'on estphilosophe qu'on doit diriger l'État (^).

La contemplation et le R. P. Festugière.

Venons-en maintenant à la vie contemplative prise en elle-même : quelle est son essence ? Le problème se pose d'une façonplus précise depuis la publication de la thèse du R. P. Festugière,Contemplation et Vie contemplative selon Platon (2). Pour cetauteur, le mysticisme platonicien a une réelle valeur philoso-phique ; c'est même l'essentiel du platonisme : le Beau duBanquet, le Bien de la République, l'Un du Philèbe ne sont qu'uneseule et même chose, l'Être Premier, Dieu, qui se place au delàdu monde des Idées, que l'on n'atteint que par une expérienceproprement mystique, en dehors de toute connaissance normale,par une vision, un contact entre l'esprit et l'Être. Principede tout être auquel se subordonne le monde des Idées, l'Un estproprement amorphe, ineffable, « il n'est objet que de contempla-tion et il l'est premièrement ; les Idées subordonnées sont objetà la fois, premièrement d'intellection, secondairement et parreflux, de contemplation » ( 3). Le platonisme devient ainsi unsystème cohérent et très bien lié.

et implore des dieux les biens pour lui et pour la cité ». Trad. Souilhé. VoyezA. J. Festugière, Contempîation et vie..., p. 408 sq. et surtout les réflexionssi suggestives de R. Schärer, La question platonicienne, pp. 67 sq. sur l'importancedu point de vue dans les Dialogues.Vilhena explique l'excursus du Théétète par la sublimation d'une impuissance

pratique (Socrate et la légende platonicienne, p. 93). Nous sommes d'accord, maisl'explication est trop générale : l'utopisme de la République et la fonction poli-tique du philosophe s'éclairent aussi de cette façon.

f1) Platon envisage facilement l'intervention politique de l'Académie : ils'agit pour lui de rapprocher de l'idéal les cités existantes. Voyez P.-M. Schuhl,Platon etl'activité politique de l'Académie, REG, 1946-7, pp. 46 sq., article reprisdans Le merveilleux, la pensée et l'action, pp. 155 sq. Pour l'importance de la poli-tique aux yeux de Platon, c'est Wilamowitz qui a ouvert la voie, dans sonPlato. 11 faut lire désormais Vilhena, Socrate et la légende platonicienne, Ch. IVet V. Les pages de V. Brochard restent justes : Études de philosophie ancienne etmoderne, pp. 184 sq.

( 2) La première édition est de 1936 ; réédition en 1950.(*) 0: p. 263.

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102 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

Mais on s'est très vite récrié.

Platon ejnploie parfois θεωρία, οψις, pour désigner l'appréhen-sion de l'être, mais n'est-ce pas là métaphore de poète ? Et cetteexpérience mystique dont on fait ainsi un élément essentiel, ilfaut bien constater que Platon ne l'a décrite nulle part. Au con-traire, il considère dans des textes très explicites la dialectiquecomme l'ultime méthode du savoir. Question délicate de méthodephilologique et nous donnons raison à M. Botte (x) : « II ne suffitpas de classer quelques textes, il faut les repenser, les prolonger.C'est risquer d'être plus platonicien que Platon, c'est rejoindreles platoniciens de tous les temps, en s'écartant de l'histoire duplatonisme. Platon a-t-il un système ? Ne vaut-il pas mieux delaisser dans le vague ce que Platon n'a pas précisé » ?Le R. P. Festugière croit que le Beau du Banquet a un caractère

essentiel qui le sépare de toute Idée : il serait «ineffable». Maiscomme le montre Souilhé (2), l'auteur conclut ainsi parce qu'iltraduit « ovSé Tis λόγος, ovSé τις επιστήμη » par « il n'est o bjet nide raison ni de science », alors que Platon dit simplement que leBeau n'est ni un raisonnement, ni une science, mais une réalité.On reproche aussi à Festugière de fonder une exégèse nouvelle

du platonisme sur des bases textuelles vraiment trop restrein-tes ( 3), mais la critique la plus grave qu'on puisse lui faire estqu'il ne montre pas comment de l'Un ineffable sont déduitesles Idées, dont on peut saisir l'essence par l'intellection ordi-naire. « Quel est le rapport entre le Bien et les Idées, entre l'acti-vité du mystique et celle du dialecticien ? Dire qu'à un certainmoment, l'intuition s'est explicitée en système, la contemplationen synopsis, c'est poser le problème, et non le résoudre » ( 4).La vie contemplative selon Platon revêt deux aspects, un

aspect dialectique et un aspect mystique, mais il semble que toutetentative de lier l'un à l'autre soit vouée à l'échec. Nous nepouvons songer à définir même succinctement ces deux aspectsdu platonisme, ce serait exposer toute la philosophie platonicien-ne. II suffit à notre objet de constater cette dualité sur le plan

f 1) In Recherches de Théol. anc. et méd., 1939, p. 185.( г ) Archives de Philosophie, XIV, Supplément bibliographique, 2,

pp. 71-74. Cf. A. Diès, Autour de Platon, II, pp. 543-4. Le P. Festugière maintientson interprétation dans La révélation d'Hermès Trismégiste, IV, p. 80.

( 3) Souilhé notamment, 0. I.( 4) Compte rendu anonyme in Revue de Métapiiysique et de Morale,

Supplément, 1938, p. 10, 2 e colonne.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE IO3

d'un corps de doctrme explicite. L'aspect dialectique s'étalelargement dans presque tous les Dialogues ; le texte qui suggèrele mieux l'aspect mystique est cette page de la République oùPlaton déclare que le Bien est «au delà de l'essence », textebeaucoup moins clair qu'il ne le paraît au premier abord, selonl'expression de Souilhé ; il peut en tout cas sembler réfutépar d'autres passages de la même œuvre, où le Bien est déclarécette fois « la partie la plus claire de l'être ».II n'en reste pas moins que Platon renonce à définir le Bien,

qu il ne le présente que symboliquement, dans son image sensiblequ'est le soleil, et que dans le Philèbe, les trois aspects sous les-quels nous le percevons — beauté, symétrie, vérité —■ ne nouscondaisent, qu'au vestibule de l'ineffable Bien en soi. II sembledonc permis ds croire que le Bien ne peut être l'objet que d'uneexpérience mystique (x).En résumé, nous donnerons pleinement raison à E. Bréhier.

Dans un article important où il prouve à Festugière que, contrai-rement à ce que croyait ce dernier, son exégèse n'a rien de communavec celle de Plotin, il termine par ces réflexions judicieuses :« La thèse essentielle de Festugière est que θεωρία et science sontindissolublement liées dans Platon : si Platon a affirmé, dans laRépublique, que le Bien était producteur de connaissance et del'être, il n'a jamais réalisé cette théorie. Festugière dit lui-mêmeque Platon semble renoncer à une construction des êtres à partirdu Bien. Les constructions du Philèbe, du Sophiste, du Timée ontleur point de départ en dessous du Bien : cinq genres, quatreespèces, schèmes géométriques et arithmétiques. II y a un hiatusque Platon n'a jamais comblé ; si bien que contemplation etconnaissance scientifique sont isolées. Platon, dans sa vie intime,faisait peut-être le lien ; mais il n'est pas permis de confondre laméthode scientifique avec ses conditions subjectives. JamaisPlaton, même s'il en a eu l'intention, n'a effectivement rattachéla première à la seconde ; Festugière se heurte, lui aussi, à ladualité de Platon mystique et de Platon savant » (2).Sans avoir rencontré — à notre connaissance du moins — les

objections soulevées par son exégèse, le P. Festugière a main-tenu son point de vue dans La révélation d'Hermès Trismêgiste, IV

(*) Cf. L. Robin, La morale antique, pp. 40-41.( 2) Revue des Études Grecques, 1938, pp. 489-498.

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104 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

Le dieu cosmique et la gnose, tout en admettant que « d'autresexégèses sont évidemment possibles » (p. 263, n. 1).II est facile par contre d'accorder au même auteur un autre

point qu'il développe ailleurs (^). Dans le Timée et les Lois, lacontemplation des astres a une importance accrue, inédite:dans la République encore, l'astronomie n'est qu'une étape prépa-ratoire. Plusieurs textes sont remarquables par leur accentnouveau : Timée, goa-d, Lois, VII, 821b sq., X, 899a-b. C'estlà pour nous une recrudescence de l'influence pythagoricienne,ce que le P. Festugière n'admettrait pas (2). II faut se garderd'ailleurs d'insister trop lourdement sur l'évolution de la penséeplatonicienne : P. Boyancé a certainement raison de soulignerque Platon a toujours estimé grandement l'astronomie et quedéjà dans son étude sur la contemplation platonicienne, le P:Festugière aurait dû faire un sort au mythe du Phèdre (3).Dans son Dieu cosmique, l'auteur étudie la contemplation du

Monde du Timée à Pbilon, en passant par l'Epinomis, l Aristotedu Trepl φιλοσοφίας, les Stcïciens, les écrits philosophiques deCicéron et le De Mundo. Nous signalons ce thème une fois pourtoutes : nous ne faisons pas ici l'histoire de la contemplation.

f 1 ) La révélation d'Hermès Trismégiste, II, Le Dieu Cosmique, 2 e éd., 1949.(2 ) Sur la méconnaissance systématique de l'ancien pythagorisme, voyez

les justes remarques de P. Boyancé, Le Dieu Cosmique, REG, 1951, pp. 300-313.( 3) Voyez REA, 1939, p. 306.

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CHAPITRE V

ARISTOTE

Notre compréhension d'Aristote a été renouvelée de façontrès appréciable par Werner Jaeger. II n'était pas le premier àémettre l'idée que les doctrines d'Aristote avaient évolué aucours de sa carrière, mais c'est lui qui dirigea dans ce sens desrecherches d'une grande envergure et qui proposa, dans sonAristoteles, un aperçu synthétique de cette évolution.Nous suivrons facilement Jaeger dans ses conclusions fondamen-

tales : il semble bien en effet que les chapitres de son livre quinous intéressent directement sont aussi les plus solides, à savoirceux qui traitent du Protreptique et de YÉthique Eudémienne.M. Mansion (*), qui a étudié en détail, avec une minutie et un senscritique remarquables, tout le travail de Jaeger, ne fait pas lamoindre réserve au sujet des nouveaux fragments du Protrep-tique que Jaeger retrouve dans le Protreptique de Jamblique, ninon plus au sujet de l'authenticité et de la date de EE. On saitaussi que depuis YAristoteles de Jaeger, d'autres travaux sontvenuS confirmer les mêmes thèses, notamment les deux volumessi importants d'E. Bignone (2).Rappelons simplement que le Protreptique est une œuvre de

jeunesse, antérieure au irepl φιλοσοφίας, que EE est considérée

(1) La Genèse de l'œuvre d'Aristote d'après les travaux rêcents, in Revue Néo-SCOLASTIQUE, I927, pp. 309-34I et 423-466.

(2) L'Aristotele perduto e la jormazione filosofica di Epicuro, Fireiize, 1926.II n'est pas nécessaire ici de mentionner la bibliographie ultérieure. On pourrala trouver dans la communication de D. H. Хн. Vollenhoven, L'évolutiond'Aristote, Étude d'histoire de la problématique philosophique, in Actes du XIeCoNGRÈS INTERNATIONAL DE PHILOSOPHIE, XII, pp. 86-9Ο. Un point délicatreste la date du irtpl φιλοσοφίας, qui ne nous intéresse pas directement. L'authen-ticité de la Grande Morale a encore trouvé récemment un défenseur : V.Maselli,Nuovi argomenti per l 'autenticità della « Grande Etica », in Rivista di Filologia,1954, pp. 168-188.

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Ιθ6 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

comme la première forme de la morale d'Aristote, que EN enest la forme définitive, alors que MM est apocryphe et postérieureà la mort du Stagirite.A deux reprises, Aristote fait allusion à des devanciers, même

lointains, qui ont traité du thème des genres de vie : dans laPolitique (J) et en EN, I, 5, où il écrit : « On semble avec raisonse faire une idée du bien et du bonheur d'après les genres devie » (2). A la fin du même chapitre, il constate que «là-dessus,maintes discussions ont été échafaudées » et plus loin ( 3), à proposdes différents biens, dont la doctrine est si proche du thème desvies : « Ouelques-unes de ces opinions sont soutenues par beau-coup de gens du passé (παλαιοί) ». Comme il est difficile de nevoir là que des références à Platon et à son temps, ces notes duStagirite confirment ce que nous avons écrit sur l'existence duthème avant Platon.

LE PROTREPTIQUE

C'est dans le Protreptique, nous le savons, que se lisait l'allusionà Pythagore contemplatif. Jaeger uniformise arbitrairementles textes relatifs à Anaxagore et à Pythagore ; sa corrections'accorde fort bien avec le système que nous lui connaissons, maisWalzer, avec raison, ne suit pas Jaeger sur ce point (4). Dans ce«mythe» de Pythagore contemplatif, Jaeger voit le symbolede la doctrine officielle de l'Académie, selon laquelle les thèsesplatoniciennes viennent de Pythagore. Pythagore contemplatifétait chaudement accueilli par l'Académie, rien n'est plus naturelet c'est bien dans l'entourage de Platon que le jeune Aristotea eu connaissance de la parabole de la panégyrie. Mais aurait-oninventé cela de toutes pièces à l'Académie ? Nous espérons avoirmontré qu'il n'en est rien. Ce n'est pas par autosuggestionreligieuse que l'Académie accepte le parrainage de Pythagore : ily a là tout simplement un hommage à d'authentiques devanciers.II est certain que le Protreptique avait traité largement le

( 1) Pol. , VII, 1324 a 31 : και τών προτέρων και τών ννν.( 2) C'est ainsi qu'il faut traduire : 1095 b 15 : τό γαρ άγαθόν καΐ τήν ΐύδα,ι-

μονίαν ονκ «Аоушт €θίκασιν tV τών βίων νπολαμβάνειν.( 3) I, 8, 7. Ι°98 b 26.( 4) R. Walzer, 0. L, ρ. 49. n. 11.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE IO7

thème des genres de vie (x). Le développement de ce lieu communest d'ailleurs naturel dans une œuvre de ce genre destinée augrandpublic. Parmi les fragments recueillis par Walzer (2), deuxau moins nous ont conservé la théorie des trois facteurs du bonheurdont parlera EE : « Et certes, que la vie heureuse réside dans leplaisir ou dans la possession de la vertu ou dans la pensée, danstous les cas il faut philosopher » (3). On y trouve aussi plusieursfois l'idée de genre de vie : « . . . et il ne reste plus que la réflexionet la contemplation, et c'est là ce que maintenant encore nousappelons une vie libre (iXevdepov βίον) » (4) ; « . . . à ceux qui ontchoisi la vie selon l'esprit » (5).La primauté de la contemplation, objet de l'ouvrage, y devait

être afïirmée à maintes reprises, puisque nous la rencontronsplusieurs fois dans les fragments (6). Méthodique, Aristote souli-gnait le fait que nous sommes capables de connaissance philoso-phique et que l'acquisition de la philosophie est très facile (7).Suivaient les preuves diverses, accumulées, de la primauté dela théoria ; Aristote ne reculait pas devant le paradoxe, plus oumoins profond (8).Primauté par rapport à la vie pratique. II est essentiel pour

nous de définir le plus clairement possible la position d'Aristote àl'égard de l'action pratique : c'est en effet par ce biais que son atti-tude platonicienne se jugerait le plus facilement, car, pour ce quiest de la polémique contre la vie de jouissance, elle n'aurait pasété reniée par l'Aristote de EN. Malheureusement, aucun frag-ment retrouvé n'aborde directement le problème de la vie prati-que. Nous devons nous contenter d'allusions qui, après tout,sont assez claires.Le Protreptique n'a que mépris pour les honneurs et la gloire,

malgré la politesse de l'exorde adressé à Thémision de Chypre (9).

f1) Cf. EN, I, 5, 6 : ÍKavâis γάρ καΐ iv τoîs έγκυκλίοις ΐΐρηται πΐρΐ αύτων ; cf. ρ.χιο, nne déclaration de la Politique.

( 2) Fragments 6 et 15.( 3) Fr. 6, Jambl., Proirep., p. 41 Pist.( 4) Fr. 12 W, p. 51 (= Jambl., Protrep., 9, p. 53 Pist.).( 5) 14 W (= id., ii, p. 56 Pist).(«) Fr. 4 W (= id. p. 37 Pist.), 6 (= p. 43 Pist.), 11 (= p. 52 Pist.) et 12

(= 58 Rose, p. 54 Pist.).(7) 5 a Walzer.( 8 ) Cf. Fr. 2 W (le fameux dilemme qui conclut : « de toute façon, il faut philo-

sopher ») et 9 W (= 55 Rose) : « Et le fait que la foule fuit la mort montre ledésir qu'a l'âme de s'instruire : car elle fuit ce qu'elle ne connaît pas ».

(») I W (= 50 Rose) et 10a W (= 59 Rose, Jambl., Protrep., 8, p. 47 Pist.).

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ιο8 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

« Ou bien il faut être philosophe, ou bien, disant adieu à la vie,s'en aller d'ici, car tout le reste semble bien être bagatelle et dérai-son » (*). L'accent est particulièrement platonicien et la parabolede la panégyrie, à laquelle le Protreptique faisait allusion, rendelle aussile même son. II déclare ailleurs qu'il faut être philosophesi on veut être bon politique (2) : c'est encore l'idéal de Platon,du Platon de la République. II suit de là qu'une vie pratiqueséparée de toute philosophie ne peut être qu'inférieure. Aristotel'a presque dit en propres termes, dans une phrase typique qu'ildémentira si bien plus tard : seul un philosophe contemple lesréalités et peut les imiter directement, un simple politicien nepeut jamais l'égaler (3). II ne fait aucun doute que de tellesaffirmations sont fort proches de l'Utopie platonicienne. On diraitmême que la pensée de Platon postérieure à la République,n'influence en rien Aristote quand il écrit son Protreptique. LePolitique en effet a mis l'utopie au rancart, il a élaboré une doctrineplus réaliste de la légalité nécessaire, tandis que de leur côté,les Lois ont beaucoup plus d'indulgence pour les constitutionsde Sparte et de Crète : Aristote paraît ignorer tout cela ( 4).

П ne faut pourtant pas s'y tromper et fermer les yeux à d'autresévidences. Le Protreptique ne reprend pas à la République unede ses doctrines les plus typiques, la tripartition de l'âme, ni parconséquent rincompatibilité des genres de vie. Nulle part dans

( x) io c W (= 61 Rose, Id., 8, p. 48 P.). Sur le platonisme du ProtrepHque,cf. Fr. Nuyens, L'Êvolution de la psychologie d'Aristote, pp. 90 sq.

( 2) 4 W : φιλοσοφητέον ãpa ήμΐν et μ4λλομ€ν ορθώς πολιτ€vca9ai καΐ τον έαντώνβίον Stáfetv ώφςλίμως (= Jambl., Protrep., 6, ρ. 37 Ρ·)·

( 3) 13 W, ρρ. 54~55 (e^ les rapprochements en note p. 54) ; (Jambl., Protrep.,10, p. 55 P.) : ομοίωζ ϊσως, καν et τις η νόμους riÔerat πόλ^σιν ή πράττ€ΐ πρά$€ιςάποβλ4πων καί μιμούμ€νος προς €Τ€ρας πρά$€ΐς η 7τολιτ€ΐα? άνθρωπίνας, Λακ^Βαιμο-νίων ή Κρητών η τινων αλλων τοιούτων, ούκ άγαθος νομοθίτης ουδέ σττουδαΐο^' ούγαρ €νΒέχ€ταt μη καλοΰ μΐμημα καλον €*ναι μη$€ Øelov καΐ β^βαΐον την φύσιν άθά-νατον καΐ β4βαιον, άλλά μόνον δτι μόνον τών δημιονργών τοΰ φιλοσόφον καΐ νόμοιβέβαιοι καί πράξ^ις €ΐσΙν ορθαΐ καΐ καλαΐ. Μόνος γάρ προς την φύσιν βλέπων ζτ} καΐπρος το Øetov καΐ καθάπ€ρ ãv €ΐ κνβ^ρνήτης τις άγαθος €$ άϊΖΙων καΐ μονΐμων άνα-φάμ€νος τοΰ βΐον τάς άρχάς όρμα κάι ζτ} καθ* €αντόν. "Εστι μ€ν ονν θ^ωρητικη ηδ€ή €πιστήμη, παρ4χ€ΐ δ' ήμΐν το Βημιονργ€ΐν κατ* αύτήν άπαντα.

( 4) Cette constatation a déjà été faite à propos d'autres faits : cf. C. J. DeVogel, Examen critique de Vinterprêtation traditionnelle da platonisme, in RMM,1951, pp. 259 sq. et P.-M. Schuhl, Le merveiUeux..., p. 183 sq. H. G. Gadamer(Hermes, 1928, p. 138 sq.) a essayé d'infirmer les thèses de Jaeger en contestantle platonisme du Protreptique et l'authenticité de EE. S'il a relevé des erreursde détail, il ne semble pas avoir atteint son but. Ce que nous venons de dire de lavie pratique nous éloigne de ses positions.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE IO9

cette œuvre, il ne devait être question de types psychologiquesdéfinis et immuables comme dans l'État idéal platonicien. Aucontraire, dans les fragments qui nous restent, assez de détailsprouvent qu'Aristote exhortait tout le monde à s'adonner à laphilosophie et à y subordonner tout le reste de l'activité humaine.Aristote répète que la théoria est la plus haute valeur, il ne nienulle part qu'il n'y en ait d'autres (^). II reste fidèle à l'idéal duroi-philosophe, mais il ne croit pas à une caste de philosophesprédestinés ; il n'abandonne surtout pas à leur sort inférieur lagrande majorité de la Cité idéale : son message s'adresse manifes-tement à tout individu, alors que Platon refusait au fond toutemorale aux artisans de sa République (2). Ce changement est fortimportant ; c'est là que se révèle probablement l'influence duPhilèbe qui bâtissait un idéal de vie en dehors de toute référenceà des types psychologiques inégaux et préexistants. Nous verronsbientôt que dès EE, Aristote rejette explicitement l'incompati-bilité des genres de vie : la même attitude se trouve implicitementen germe dans le Protreptique.Le Stagirite s'en prenait enfin à la vie apolaustique. Appro-

fondissant des vues de Jaeger, Bignone a montré que les attaquesde ce manifeste, dirigées contre Aristippe, avaient grandementpréoccupé Épicure, qui s'est attaché à y répondre de façon précise.Cicéron, dans les Tusculanes et le De Finibus (3), nous a con-

servé un passage intéressant, l'épitaphe de Sardanapale, quidéfinit on ne peut mieux la vie apolaustique : « Je n'ai que ce quej'ai mangé, ce que j'ai extorqué, ce que j'ai appris dans la com-pagnie folâtre des Amours. Tout le reste de mon opulence, je l'ailaissé » ( 4). Cicéron nous apprend qu'Aristote se moquait de cette

(') Cf. Walzer, Fr. 6 (fin), ii (fin), 13 (p. 55). texte cité p. 108, n. 3 (fin),15 : ουκονν rrjv evSai^oviav τιθέμ^θα tjtoí φρόνησιν €Îvαι η την άpCTrjv η τό μάλισταxaípeiv <·ξ> πάντα ταντα. (cf. Philèbe, 22 a). Enfin, contreles adversaires qui pro-clamaient 1'inefficacité de la contemplation (Walzer, 5 b), Aristote a dûrépondre — mais sa réponse nous est perdue — en soutenant 1'utilité pratique dela θεωρία ; cf. l'introduction conservée de sa réplique : 7tpòs δή ταΰτα àvriXi-yovTes elval те φαμεν έπιστήμας τών μαθημάτων και ταντας S ννατάς eis το μίταΧαβξιν .

( 2) Cf. L. Robin, La morale antique, p. 93.( 3) Tusc., V, 35, 101 ; De Finibus, II, 32, 106.(4) Athénée , VIII, 136 a, nous a conservé le texte grec :

Τόσσ' €χω οσσ' εφαγον καΐ έφνβρισα καΐ μ€τ' èptáτωνΤ€ρπν1 έδάην' τά δέ πολλά καΐ ολβια πάντα XlXeinTai.

Citons la réplique du Thébain Cratès, Anth. Pal., VII, 325-6 :Ταντ' €χω, οσ' €μαθον καΐ έφρόντισα καΐ μςτά Μονσώνσίμν èbárjV τά 8« πολλά κα'ι όλβια τΰφο^ ίμαρφ^ν.

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XIO LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

épigramme : « Qu'aurait-on inscrit d'autre sur la tombe d'unbœuf ? », et il opposait à la jouissance aristippéenne la doctrinela plus outrancière de Platon, celle du sage heureux au milieu dessupplices ( x). Le fait mérite aussi d'être retenu si on veut apprécierla tentative de Gadamer signalée plus haut (2).Nous n'hésitons pas à croire que l'expression άπολαυσηκό:

βίος se lisait dans le Protreptique ; elle se trouve d'ailleurs dansle texte de EE qui fait allusion à Sardanapale. C'est évidemmentaussi un hasard si θεωρητικός βί'os ne se trouve pas dans lesfragments conservés : θεωρητικόs y est fréquent et ό κατά vowβíos y est attesté. II paraít légitime de conclure que le thème desgenres de vie occupait dans cette ceuvre de jeunesse une place dechoix.

UN TEXTE DE LA POLITIQUE

Les trois premiers chapitres du livre H (VII) de la Politiqueabordent le problème du meilleur genre de vie (3). La suite desidées est particulièrement capricieuse, mais Aristote finit cepen-dant par répondre à la question. Jaeger a vu que l'auteur s'ins-pirait ici de son Protreptique et Bignone marque son accord (4).Mais nous avons l'impression qu'ils exagèrent le platonisme dece texte.

Arisote lui-même rappelle qu'il a traité ce sujet iv toís εξω-TepiKoîç Aóyoij 1repî τής άρίστη^ ζωη?, ce qui presque certaine-ment désigne le Protreptique et il ajoute : vw 8è χρηστεον avroîs.II va utiliser son ceuvre antérieure, mais est-il question de larecopier à la lettre ?Les souvenirs de Platon sont nombreux : comme son maítre,

Aristote établit ici un parallèle indiscuté entre le bonheur del'individu et celui de l'État (5) ; la « vie tyrannique » provientdirectement de la République (6) ; telle phrase est un bon résumédes préoccupations du Philèbe (7). Mais de tels souvenirs sontfort fréquents chez Aristote et ils ne prouvent rien.

(') Walzer, fr. 18.(2) Voyez p. 108, n. 4.(3) 1323 a 15-16 : rís aípeTiÓTaros βíos !( 4) Importanti conferme aWAristotele perduto, Atene e Roma, 1937, pp. 226-8.(5) 1325 b 30-32.(e) 1324 a 10.(') 1323 b 1-2 : καί tÒ ζήν (ν$αιμόνως, с?т' tv τω χαίραν έστΐν, fïr' iv àperrj toîs

άνϋρώπυις, ΐΐτ' iv άμφοΐν.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE III

On pourrait soutenir à la rigueur que φρόν-ησις en 1323^22a encore le sens platonicien, mais ce n'est certainement pas le casun peu plus bas (1323032-33) où φρόνησις est sur le même piedque àvSpeia et δικαιοσ-υνη (*). Si d'autre part on peut admettreavec Jaeger que l'enquête sur les institutions politiques des diffé-rents peuples est typique de la dernière manière d'Aristote, il estpeimis de voir des échos précis de cette attitude sociologique auparagraphe 2. Bignone encore souligne la doctrine que le bonheurn'a pas besoin de biens extérieurs et y voit une preuve d'ancienne-té du texte. Cela pourrait être vrai de 1323^21, mais un texteprécédent dit fort explicitement le contraire (2).Revenons aux genres de vie. Aristote affirme ici qu'il y a

deux vies morales, la vie pratique et la vie contemplative (3). IIrapporte l'avis de gens — malheureusement, il ne les nommepas — qui estiment que seule la vie pratique est digne d'un hom-me (4). II les prend au mot, mais introduit une réserve capitale :l'hoiume actif n'est pas nécessairement tourné vers autrui et ilfaut se garder de croire que seules les pensées qui naissent del'action en vue de résultats pratiques soient actives ; les pluspures actions (s), ce sont les contemplations, les méditationsqui n'ont d'autre but qu'elles-mêmes (6). A côté du sens ordinaire,voilà un sens nouveau de ττρακτικός βίος, englobant à la fois lavie pratique et la vie contemplative.Essayons d'interpréter. Tout d'abord, deux genres de vie sont

parfaitement moraux. C'est là, nous le verrons, la plus grandeoriginalité d'Aristote par rapport à Platon. On peut soupçonnerce changement dans le Protreptiqne, mais ce texte de la Politique

(*) De même aussi en 1324 a 29.( 2) 1323 a 24 sq : ώς άληθώς γάρ πρός γ€ μίαν biaipcaiv ovSets άμφισβητήσ€tcy

αν ώ$ ού τριών ούσών μ€ρίδων, τών τ€ Íktos καΐ τών €v τώ σώματι καϊ τών €v ττ}ΦνΧίί> πάντο· ταντα ύττάρχαν toÎj μακαρΐοις χρή.

( 3) 1324 а 32 S(1 · γάρ τοντους tovs δυο βίους, τών άνθρώπων ol φιλο-τίμότατοί προς άρ€την φαίνονται προαιρονμ€νοί καΐ τών προτ4ρων καί τών νΰν' λέγωδέ δνο τόν τ€ πολι,τικον καϊ τον φιλόσοφον.

( 4) 1324 3. 39*4° · μόνον γάρ άνΒρος τον πρακτικον elvai βίον καΐ πολιτικόν.Ce sont les mêmes penseurs qu'il combattait dans le Proireptique, en exposantlonguement leur thèse (Walzer, 5 b, cité p. 109, n. 1).

(5) Aristote prend ici πράξις dans le sens qu'il donne normalement à eWpyeia.Ce sens complexe de πράξις sera repris, peut-être par l'intermédiaire de Dicéar-que (cf. p. 134), par des écrivains postérieurs : Cicéron, Sénèque, Julien (cf. pp.160, 165, 177).

(β) 0€ωρ1ας, διανοήσ€ΐς αύτοτ€Aeîy.

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112 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

nous paraît par sa précision, plutôt contemporain de EE. IImaintient la primauté de la contemplation et par là il reste enaccord avec le Protreptique, mais l'Éthique à Nicomaque ne dirapas autre chose non plus. Aristote insiste : toute la fin du cha-pitre 3 démontre que la Siávoia est une πράξις éminente. IIest évident que c'est la πράξις au sens ordinaire du mot qui tireprofit de ces remarques. La distance qui séparait le φιλόσοφοςdu φιλότιμος platonicien se raccourcit beaucoup, à moins qu'onveuille dire inversement : les deux éléments θεωρΐα et vράξις quis'unissaient indissolublement dans le philosophe de la Réfubliquesont ici disjoints, malgré une nouvelle conception de la πράξιςqui maintient une synthèse. De toute façon, cet exposé n'est plusde l'Aristote platonicien du Protreptique, mais bien d'un Aristotefort proche de la maturité (г).II est vrai d'ailleurs que ce dernier — du moins au point de vue

qui nous occupe — a pu aussi trouver son point de départ dansles dernières tendances de son maître. Mais il faudrait pourl'admettre compter surtout sur l'enseignement oral de Platon,car ce n'est pas un détail très rapide du Phèdre (2) qui a pu à luiseul mettre Aristote sur la voie.

Aristote s'inspire ici du Protreptique, le vocabulaire des genresde vie vient de là, mais la théorie est déjà celle que nous allonstrouver dans les Éthiques.

ÉTHIQUE A EUbÈME ET ÉTHIQUE A NICOMAQUEEn EE, trois genres de vie se présentent nettement comme

déduits de trois fins humaines. Tout homme place le bonheurdans l'une d'elles, dans deux d'entre elles ou dans les trois en-semble ( 3) ; ce sont la pensée, la vertu, le plaisir, fondementsrespectifs de la vie philosophique, de la vie politique et de la vieapolaustique. En EN au contraire, Aristote déclare que c'estavec raison qu'on a voulu connaître quels étaient les biens de lavie humaine en partant de la distinction de plusieurs genres de

( J) Un autre passage contient à notre avis une allusion à Platon et montrequ'Aristote se séparerait volontiers de son maître : άμφισβητβΐται Sè παρ'αντών τών όμολογονντων τυν μετ' άρετης eîvai βίον αιρζτώτατον πότepov ό πολιτικόςκαϊ TTpaKTiKÒs βίο$ α'ρετυξ η μάλλον ό πάντων των ÍktÒs άπολΐλυμίνος, olov θίωρη-tikÓs Tis, ôv μόνον Tivés φασιν flvai φιλόσοφον.

( 2) Cf. ρ. 66-67.( 3) Ι2Ι4 a 30-b 5·

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE II3

vie. II commence par dire que les uns mettent le bonheur dans lavolupté et préfèrent la vie apolaustique ; après quoi, il ouvre,semble-t-il, une parenthèse pour rappeler au lecteur qu'il y a troisgenres de vie principaux (*), l'apolaustique, le politique et lethéorétique. Aristote, dans ce texte, veut déduire le bien et lebonheur des différents genres de vie : la méthode de EE estdonc radicalement inversée et Jaeger a raison d'y voir le signed'une évolution dans l'attitude philosophique d'Aristote. Laméthode empirique est très fortement affirmée en EN. Voulanttenir compte de tous les faits, Aristote a le scrupule de mentionnerla vie chrématistique ; il déclare qu'il ne s'y arrête pas parce qu'ilest évident que la richesse n'est pas le bien suprême qu'il recherche,qu'elle n'est qu'un moyen en vue de fms différentes. On voitainsi que, si Aristote retient dans les deux Éthiques trois genresde vie, ce nombre trois a une justification précise en EE qu'iln'a plus en EN.II faut ajouter cependant que la différence qui sépare les

genres de vie de EE de ceux de EN est moins grande qu'elle neparaît à première vue.Tout d'abord, s'il est acceptable que les genres de vie de EE

ont une «valeur de norme » (2), il faut ajouter que les trois no-tions qu'Aristote donne comme fondements respectifs des genresde vie, pensée, vertu, plaisir, ne sont pas elles-mêmes déduitesanalytiquement, mais ont bien l'air d'être tirées de l'expé-rience (s).Nous savons bien aussi que dans EE, φρόνησις désigne Гас-

tivité propre de la vie contemplative et que dans EN, elle n'estplus que la source de la vertu morale. C'est là un changementdans le vocabulaire plutôt que dans la pensée. Que son activitésoit désignée par φρόνησις ou par σοφία, la vie contemplativereste toujours consacrée à la connaissance pure, elle reste laréalisation des vertus dianoétiques. On ne peut d'ailleurs direque la φρόνησις soit encore, dans ce texte de EE la φρόνησιςplatonicienne, qui englobait contemplation et activité morale :elle se distingue ici soigneusement de la vertu et cette dernièreest l'activité propre de la vie pratique. L'activité morale, en EE,

ί 1) ττροέχοντΐί ; Andronicos les appellera καθολικοΐ βίοι (Paraphr. E. N.. I,7)·

(!) Jaeger, Aristoteles, p. 246, n. 2.(») 1214 a 30-35.

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114 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

dépend encore de l'activité contemplative, mais elle est déjàdistinguée d'elle (^).La substitution du mot θΐωρητίκός à φιλόσοφος n'a aucune

importance non plus : EE applique θεωρητική à φιλοσοφία,et en EN, θεωρητικός βίος est traduit plus d'une fois раг o катаròv νοΰν βίος, ce qui prouve que la dénomination n'est jamaisdéfinitivement fixée.En EE, la vie politique est sous le signe de la vertu, entendons

de la vertu éthique, celle qui dirige 1'action ; en EN, la même viea pour fin l'honneur, mais il n'est pas exact d'ajouter avec Jaeger« et non plus la vertu », car un peu plus loin, Aristote établit,après un examen attentif, que la fin de la vie politique est, enprofondeur, la vertu (2). D'autre part et inversement, déjà enEE, Aristote reconnaít que la gloire est en partie la fin de la viepolitique, tout en précisant que le vrai politique choisit les bellesactions pour elles-mêmes ; et un peu plus haut, il présentait1'honneur et la gloire comjne fins du bien vivre (3).On voit par ces remarques que les conceptions des genres de

vie sont très voisines d'une œuvre à l'autre et qu'il ne faudraitpas trop insister sur les différences qui les séparent.II nous paraît probable que les genres de vie de EN sont

repris à la Réftublique de Platon. Dans les deux œuvres, on sou-ligne que les trois genres de vie sont principaux. La seule diffé-rence est que le βίos φιλοκ^ρδής devient βίος άπολαυστικός.Cela ne saurait nous étonner : les éléments du βίος φιλοκερδήςsont les richesses et les passions du corps ; mais les richesses,Platon le dit, sont moyens par rapport aux passions, qui sontfins. Aristote ne retient volontairement que 1'essentiel, commePlaton dans le Timée ( 4) et il prend soin d'exclure explicitement,nous l'avons dit, la vie d'affaires (5). Jaeger a émis 1'avis que lesvies de EE sont inspirées du Philèbe : Aristote reprendrait« pensée » et « plaisir », il se contenterait d'ajouter « vertu ».Nous croyons plutôt que, en EE comme en EN, il corrige ladoctrine de la République en s'inspirant du Philèbe : il ne retient

(*) Cf. p. iii.( 2) 1216 a 21 sq.( 3) 1214 b 8.( 4) Cf. p. 94.(5 ) Sur ce texte difficile, 1096 a 6, voyez Souilhé, Commentaire du Livre

I, Archives de Philosophie, VII, p. 77.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE "5

que « plaisir » comme frn de la vie apolaustique, en éliminant« richesse » et il assigae comme fin à la vie ambitieuse de Platonun principe aussi général que la « pensée » et le «plaisir » du Philèbe :la vertu.

Précisons le contenu de chaque genre de vie. La vie apolaus-tique a pour objet, sans ambiguïté, les plaisirs des sens. La viepolitique consacre définitivement la conception déjà anciennede l'action envisagée sous son aspect politique. La grande nou-veauté est que le principe de ce genre de vie n'est plus que secon-dairement l'honneur : d'une façon fondamentale, c'est la vertuéthique. Alors que dans Platon, l'ambitieux, gouverné par leθυμοειδές, est un personnage immoral s'il ne se soumet pas à saraison, le politique d'Aristote a par lui-même une valeur haute-ment morale. Une discussion sur le point de savoir quelle est lavie préférable, celle du philosophe ou celle de l'ambitieux, seraitproprement incompréhensible pour Platon. Aristote au contrairese pose la question ; pour lui, la vie philosophique est à la viepratique ce que la vertu dianoétique est à la vertu éthique. IIfaut constater ici une étape importante vers la réhabilitationde l'action (x). Un disciple d'Aristote ira plus loin dans ce sens (2).Quant à la vie contemplative, c'est la vie qui se consacre,

grâce aux vertus dianoétiques, à la connaissance pure. Contentons-nous pour le moment de cette définition sommaire, il nousfaudra l'approfondir plus loin.En ce qui concerne le vocabulaire, Aristote est le premier à

exprimer régulièrement la notion de genre de vie par le mot βίοςsuivi d'une épithète de formation savante en ικός : ce qui necontribuera pas peu à fixer le thème dans la forme qu'il lui adonnée.

BONHEUR ET GENRES DE VIE

' C'est à propos du Bien suprême, du bonheur, qu'Aristote parledes genres de vie. II nous faut donc examiner quel est, selon lui, lerapport entre chaque genre de vie et le bonheur. Le bonheur nepeut se trouver que dans deux genres de vie : la vie apolaustique,qui ne satisfait que le corps, se trouve exclue de la discussion

( 1) Le point de départ de cette évolution est dans les Dialogues ; cf. p. 88-89.( 2) Sur -Dicéarque, voyez p. 133 sq.

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Il6 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

par le fait même. Seul, le vulgaire et les hommes les plus grossiersplacent le bonheur dans la volupté i1). Le parfait bonheur est« l'action du principe le plus divin qui soit en nous, dirigée parla vertu qui lui est propre ». Cette action est purement spécula-tive, théorétique (2), car, «la partie la plus divine en nous »,c'est l'esprit. La vie théorétique est donc le parfait bonheur.Aristote rassemble divers arguments : l'activité de l'esprit estla plus puissante qui soit en nous ; elle est la plus continue ;elle procure les plaisirs les plus ravissants par leur pureté et leursécurité ; elle est, plus que tout, capable de se suffire à elle-même ;elle va de pair avec le loisir, notion qui s'oppose à celle d'actionextérieure, subordonnée à une fin. Le Stagirite insiste surtoutsur im aspect de l'autarcie : la vie contemplative est celle qui ale moins besoin de biens extérieurs. Et enfin, dernier argument,cette vie est la seule qu'on puisse sans absurdité attribuer auxdieux, car il serait proprement absurde de leur attribuer desactes de vertu, de justice, bref, une vie pratique.

Ce dernier argument est en même temps une réserve. L'espritest un principe divin en nous ; la vie selon l'esprit, dans toute sapureté, est au-dessus de la condition humaine, elle est divine.C'est un modèle qu'il faut s'efforcer d'atteindre : la vie contempla-tive est un principe de dépassement ( 3). Notre vie n'est heureusequ'en tant qu'elle ressemble à celle des dieux, mais elle ne seranon plus jamais identique à celle des dieux, la nature humaines'y opposant. Pour un homme de chair et d'os, le bonheur nesaurait consister exclusivement dans la vie théorétique, «lanature humaine est incapable de se suffire à elle-même dansl'exercice de sa faculté contemplative » : il lui faudra encore unminimum de biens extérieurs, par exemple la santé, les aliments...II n'en reste pas moins que la vie contemplative, ou conforme

aux vertus dianoétiques, est la forme la plus parfaite du bonheurhumain. La vie pratique, ou conforme aux vertus morales, vienten second lieu, c'est la forme inférieure du bonheur. Cependant,si la contemplation est l'apanage de l'Acte pur, la viepratique est proprement humaine : la justice, le courage, laprudence, les passions, tout cela est spécifiquement humain.

( l) 1095 b 16.(l) Pour tout ce qui suit, voyez EN, X, 7 et 8.( 3) Idée probablement reprise au Protreptique (cf. Jaeger, Arist., p. 73, n. 1) ;

la vie selon l'esprit devait y être appelée divine.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE II7

LA VIE CONTEMPLATIVE SELON ARISTOTE

Comme nous l'avons fait pour Platon, nous allons essayer de dé-finir ce qu'est la contemplation et la vie contemplative pour Aris-tote, sans restreindre notre enquête aux seuls textes qui opposentles genres de vie. Si ces textes, en effet, comme on a pu le eonstater,énumèrent les raisons de l'excellence de cette vie, ils ne la définis-sent pas.Allons-nous retrouver chez Aristote la dualité que nous avons

constatée chez Platon ? La vie contemplative a-t-elle aux yeuxdu Stagirite im aspect mystique, religieux ? II nous semble qu'ila hérité de son maître une tendance mystique, mais qu'il l'aéliminée des ouvrages qui exposent la dernière forme de saphilosophie.Aristote a été au début de sa carrière un platonicien fervent.

On peut sans témérité trouver une nuance mystique dans lafaçon dont il parle de l'âme dans un fragment de l 'Eudème :revenue ici, dit-il, elle oublie les spectacles de là-bas (х). Bienrévélateur aussi, ce fragment du Prolrefitique qui définit lephilosophe : « Si donc la philosophie seule, qui possède l'exactitudedu jugement, qui manie le raisonnement et contemple l'ensembledu Bien, est capable d'utiliser et de diriger tout le monde, il fautphilosopher » (2). A côté de l'aspect dialectique de la philosophie,les mots rò ολον άγαθόν θεωροΰσα ne peuvent faire allusion qu'àune expérience du Bien suprême, expérience qui, chez Platon,avait un caractère essentiellement mystique.Jaeger a reconnu le ton religieux des premiers dialogues (3) ;

il croit même qu'Aristote, à cette époque, accentue la tendancemystique de son maítre ( 4).A ce point de vue particulier, il fait remarquer que EE se

range tout naturellement après les premiers dialogues. Qu'on se

(x) Walzer, p. ii, fr. 5: Aeyet δβ καΐ o 8αιμόνιος Άριστοτζλης αΐτίαν St' ην€K€Î0€v μ€ν Ιοΰσα ή φνχη Bcvpo €πιλανθάν€ται τών €Κ€Ϊ θ^αμάτων.Ces θ^άματα ne sauraient être que les Idées ; cf. Jaeger, Arist., p. 50 sq.( 2) WALZER, p. 27, fr. 4, fin : El τοΐνυν μόνη η τον κρίν€ΐν €χονσα την ορθότητα

καϊ η τω λόγω χρωμ€νη καΐ το ολον άγαθον 0€ωρονσα, ητις 4στΙ φιλοσοφΐα, χρησθαιπάσί лга1 έπιτάτταν Βνναται, φιλοσοφητ€ον.

( 3) Par exemple, 0. ρ. 267.( 4) Cf. aussi Ε. bignone, 0. L, Ατενε ε Roma, 1934» Ρ· *58, qui renvoie à

J. Croissant, Aristote et ies mystères, pp. 25 sq. Voyez encore L'Aristotele perdu-to... t I, p. 70 sq.

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II8 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

souvienne de ses dernières lignes. Quel est, se demande l'auteur,le meilleur choix des biens naturels ? Celui qui favorisera le plusla contemplation de Dieu (dewpla τοΰ Øeov). La pénurie oul'excès de ces biens empêche d'honorer Dieu et de le contempler(tov Oeòv θεραπΐύΐΐν καΐ Oecopeív). L'expression a une couleurmanifestement religieuse et l'idée de subordonner toute la viemorale à la connaissance de Dieu est platonicienne Í 1).Rappelons maintenant que dans la dernière forme de sa phi-

losophie Aristote a éliminé ces harmoniques religieux et mystiques.Tout d'abord, sa théorie de la connaissance ne fait aucune placeà une expérience mystique du réel. Et vu la façon dont Aristoteexpose ses doctrines, l'argument a bien plus de poids encore qu'àpropos de Platon (2).Quels sont les moyens que possède l'homme pour atteindre

la vérité ? Aristote en distingue cinq : τέχνη , 4πιστήμη, φρόνησις,σοφία, νοΰς ; il néglige la « présomption » et 1'« opinion », capablespar nature d'amener 1'erreur. Le νοΰς est la faculté de la penséeintuitive qui a pour objet les principes ; ΙΊπιστήμη est la facultéde la connaissance scientifique ; la σοφία unit savoir et intuition,c'est la plus précise des sciences ( 3). Reste 1'art, « domaine ambiguoù se mêlent vérité et erreur, dans lequel il faut connaítre etobserver les iègles, si 1'on veut atteindre la fin pratique qui estvisée » ( 4). Enftn, la φρόνησις est la vertu de 1'intelligence quidélibère, elle-même d'après les règles, sur les fins qu'il y a lieude poursuivre (5). Aucune vertu dianoétique n'a donc pour objetune connaissance d'ordre religieux ou mystique (e).De ce que la vie contemplative se place sous le signe des vertus

dianoétiques, va-t-on conclure qu'elle consiste dans 1'actualisa-tion de toutes ces vertus ? Nous ne le pensons pas. Ces vertusrégissent 1'ensemble de 1'activité humaine. La τέγνη est le fonde-ment des sciences pratiques et poétiques ; la φρόνησις est le fon-

P) EN est infiniment moins précise sur ce point et en tout cas, elle séparela métaphysique de la morale.

( 2 ) II est remarquable qu'Aristote généralise l'emploi de decopeív dans le sensbanal de « comprendre », « saisir », comme « voir » en français.

( 3) 1141 a 16-20.( 4 ) (5) L. Robin, La morale antique, p. 121.( 6 ) En A, 1103 a 5, Aristote n'en cite que trois : σοφία, arjveats, φρόνησις ;

il est clair qu'il ne veut pas être complet, car il ne cite parallèlement que deuxvertus éthiques. II se peut d'ailleurs que aúveais recouvre iviaτήμη et τΐχτη,mais de toute façon, il manquerait encore le coCs.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE ng

dement de la morale pratique. La vie contemplative apparaîtplutôt comme I'actualisation de trois vertus dianoétiques :€πιστημη, vovs, σοφία.Mais quelle sera la matière propre à laquelle s'appliquera

l'intelligence dans la vie contemplative ? Aristote n'appellethéorétiques que trois sciences : les mathématiques, la physiqueet la philosophie première (^).Quand il s'agit de sciences, « théorétique » s'oppose à « prati-

que » et à « poétique ». « Pour ce qui est des sciences poétiques,c'est dans l'artiste, et non dans le patient, que réside le principede la création et ce principe est ou bien un art ou quelque autrepuissance ». De même, pour les sciences pratiques, ce n'est pasdans l'objet de l'action, mais plutôt dans les agents que résidele mouvement. Aucune de ces trois sciences : Physique, Mathé-matiques, Philosophie Première, n'entre dans ces deux catégories ;elles sont théorétiques, la Physique traitant des êtres qui onten eux-mêmes le principe de mouvement, les Mathématiques,d'objets immuables, mais non séparés, et la Philosophie Premièreeniin, de l'être immobile et séparé ; c'est la meilleure des sciencesthéorétiques, puisque son objet est l'être le plus excellent (2).Nous ne pouvons accepter que toutes les sciences — théoré-

tiques, pratiques, poétiques — soient l'objet de la vie contem-plative. En effet, la vie contemplative, nous l'avons rappelé, sesuffit absolument à elle-même. Si elle avait pour objet ces troissortes de sciences, son activité dépendrait beaucoup des circons-tances extérieures : l'artiste a besoin de son marbre s'il veutactualiser son art. II faut donc suivre ce que suggère expressémentle vocabulaire employé par Aristote et n'admettre dans la viethéorétique que les sciences théorétiques.On a voulu aller plus loin. Defourny croit que le seul objet

de la contemplation est la Philosopnie première ( 3), la connais-sance de Dieu. Cette thèse lui permet de conclure que la positiond'Aristote n'a pas changé de EE à EN : dans la première, lacontemplation de Dieu est la fin du bien agir ; dans la seconde,elle serait la source du bonheur (4). Nous croyons que Defourny

(x) Métaphys., E, I.(2 ) Id., K, 7.( 3) L'acte de contemplation dans les Morales d'Aristote, in Bull. de l'Instit.

BELGE DE ROME, 1937, p. 97-( 4) 0. I., p. 101.

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120 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

n'a convaincu personne. Si son analyse de la fin de EE est valable,les arguments par lesquels il veut démontrer que la contemplationn'a pour objet, en EN, que la philosophie première, paraîtrontinsuffisants. Pour Defourny, bonheur et contemplation ne serecouvrent pas, le bonheur ne correspond qu'à une partie de lacontemplation. Pour le proùver, il avance que σοφία et σοφόςsont employés pour nommer le bonheur et son possesseur etque la sagesse n'occupe qu'un domaine bien défini de l'activitéthéorétique, celui des « choses belles et divines ; elle est la con-naissance des biens les plus nobles ». Mais Aristote définit laσοφία comme l'union de l'intuition des principes à la connais-sance discursive et il est évident que cette union a sa place aussibien en mathématiques et en physique qu'en métaphysique. LeStagirite définit la σοφία comme méthode du savoir et non commedomaine restreint de l'activité théorétique. Enfin, un texte de laMétaphysique donne directement tort à Defourny : « La physiqueest aussi une certaine sagesse, mais non pas première » (1). On yvoit que la dénomination de σοφία n'est pas réservée exclusive-ment à la philosophie première.

Ce problème ne nous retiendrait pas davantage si récemmentun mémoire consacré au «.Bonhenr chez Aristote » par le P. J.Léonard n'adoptait la même solution. L'auteur n'y fait pasmention de son prédécesseur et ses arguments sont souventdifférents. II faut donc les examiner de près (2).Le P. Léonard élimine les mathématiques de la contemplation

parce qu'Aristote ne s'est jamais occupé de mathématiques :l'argument est pour le moins singulier. II élimine aussi la physique.Pourquoi ? Parce que la physique s'occupe d'objets périssables,alors que l'objet de la science existe nécessairement et est éternel.II se fonde là sur un texte de EN ( 3) où il s'agit de Υίττιστήμηcomme faculté intellectuelle. Le P. Léonard veut assimiler cetteεπιστήμη à la σοφία. C'est une erreur, un retour au contexte leprouve. Aristote vient d'y énumérer les facultés intellectuelles,parmi lesquelles επιστήμη, νοΰς, σοφία ; il parle alors de chacuned'elles en particulier, la σοφία vient à son tour et ne se confondnulle part avec Ι'επιστήμη (4).

( ') I, 3, 1005 b I : "Εστι δε σοφία rtî και Tj φνσική, άλλ* ο ύ ττροιτη.( 2) Dans lesMémoires de la Classe des Lettres de l'Académie , Bruxelles,

1948, pp. 140 sq.( 3) Z, 3, 1139 b 22-24 · cf· Léonard, 0. 1., p. 143.( 4) Z, 7.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 121

D'ailleurs est-il bien exact de dire que « la physique s'occuped'objets périssables » ? Individuellement, chaque objet physiqueest périssable, certes. Mais la physique est une science, elle a pourobjet, cojnme toute science, l'universel. Le système de conceptsqu'elle élabore n'a pas les caractères de l'arbre qui meurt, de l'eauqui s'évapore : c'est la doctrine de la nature, du changement,de l'étendue et du lieu propre, du vide, du temps, de l'infini,phénomènes nécessaires, éternels. La physique aristotéliciennea bien ies caractères reconnus à l'imστήμη plus haut.Le P. Léonard tire un grand parti du fait qu'Aristote souligne

que la philosophie première a un rang éminent au-dessus desmathématiques et de la physique. II connaît le texte que nousinvoquions contre Defourny et il commente : « une sagesse ausens diminué, analogique ». C'est aller trop loin. II s'agit d'unehiérarchie stricte où la métaphysique a le premier rang et il n'enreste pas moins que les deux autres sciences sont appelées σοφίαet φιλοσοφία par Aristote (*).Le P. Léonard croit aussi que « τιμιώτατα » a un sens techni-

que ; il désignerait exclusivement « des réalités absolues commeDieu et le bonheur ». Dès lors, la σοφία dont il est question en EN,Z, 7, 5 serait uniquement la philosophie première. La suite dutexte montre pourtant fort bien l'idée d'Aristote. II veut distin-guer σοφία de φρόνησις et après la définition : « ή σοφία Ιστϊνκαι €πιστήμη καΐ νοΰς τών τιμιωτάτων τfj φΰσει », il illustre sapensée en déclarant : « C'est pourquoi Anaxagore et Thalès etleurs pareils sont appelés σοφοί et non φρόνιμοι. Car on voitqu'ils ignorent leur propre intérêt ; en revanche, on accordequ'ils possèdent des connaissances surabondantes, merveilleuses,difficiles à acquérir et divines, sans utilité (pratique), puisqu'ilsne recherchent pas les biens humains » (2). Est-il un instantprobable qu'à propos d'Anaxagore, de Thalès et de leurs pareils,il ne soit question dans ce texte que de la philosophie première.à 1'exclusion des mathématiques et de la physique (3) ?

(') Cf. la note de 1'auteur, p. 147-8. Aristote dit : « C'est à ce titre-là que laphysique et les mathématiques doivent être considérées comme faisant partiede la σοφία », Métaph., K, 4, 1061 b 20-38. Le commentaire du P. Léonard n'en-lève rien à cette phrase.

( 2) EN, VI, 5. 1141 b.( 3) Tout compte fait, il n'y a qu'un texte qui puisse apparemment donner

raison à cette thèse : EN, VI, 8, 6, où Aristote énumère μαθηματikís , σοφό;,φυσικόε. De la justaposition de ces trois termes, le P. Léonard déduit que σοφόι

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122 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

Faut-il insister encore ? Au Livre X, la vie heureuse, la viedivine est la vie selon l'esprit, qui s'oppose à la vie politique,sans que rien ne vienne faire supposer qu'il ne s'agit que d'unsecteur très particulier de l'activité intellectuelle. Au contraire,tous les caractères reconnus à la vie contemplative sont ceux dela vie intellectuelle en général, et rien n'y est spécifique de laphilosophie première.A quel résultat aboutit d'ailleurs le P. Léonard ? A un énorme

paradoxe. A l'en croire, après avoir défini le Bonheur comme laseule contemplation de Dieu — d'une façon bien sibylline toutde même — Aristote se serait tu sur les moyens d'y parvenir. Bienplus, l'auteur remarque lui-même que la noétique d'Aristote vaà l'encontre d'une telle doctrine : il en est réduit à se demander sile Stagirite n'a pas gardé secrètes ses expériences (*). Bref, lamorale d'Aristote devient un édifice monstrueux où la plus bellepierre, vers quoi tout devait tendre, fait cruellement défaut. IInous paraît évident que le P. Léonard a voulu — inconsciem-ment —■ retrouver dans Aristote des préoccupations qui n'appa-raîtront qu'avec Plotin et la théologie chrétienne. Toute l'orien-tation de YÉthique vers les questions pratiques interdirait à elleseule une telle interprétation.Une dernière remarque, qui nous ramène à notre thème. Si le

mathématicien et le physicien ne peuvent avoir accès à la viecontemplative, il ne peut être question non plus de les introduirede force dans la vie politique. Va-t-on alors les tolérer seulementdans ces vies anonymes qui doivent correspondre aux sciencespoétiques ? Le problème serait sans solution. Au contraire, selon

ne saurait désigner que le métaphysicien au sens strict. Précisons tout d'abordque la question n'est nullement abordée de front, il n'y a là qu'une constatationempirique, indiquée rapidement pour confirmer une idée toute différente. IIest donc impossible de mettre un tel passage sur le même pied que tant d'autresoù la question est étudiée pour elle-même.D'autre part, l'opposition établie par Aristote dresse le μαθηματικόι en face

du οοφόζ et du φνσικός, réunis dans la même attitude, sans aucune difiéren-ciation. Aristote constate que les principes du mathématicien sont abstraits etque ceux des deux autres viennent de l'expérience. II ne faut pas trop presserce texte, mais si on s'y résout, on doit en déduire que la philosophie premièreet la physique sont très proches l'une de l'autre. Voici le texte : ènel Sè τοΰτ'âv Tis οκίψαιτο Sià TL Sij μαθηματikos μϊν παΐ; γίνοιτ άν, σοφός S' η φνσικό; ον'η 5τι τά μίν Si' άφαιρέοςώς (στιν, των δ' α'ι άρχαι ΐξ ίμττΐψίαι' και τά μίν ον πισ-τ€νονσιν οί véoi άλλά λεγονσιν, τών δέ το τί ioTiv ονκ αδηλον.

(') II faut lire toute la page 148 pour mesurer 1'embarras de 1'auteur.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 123

la thèse qui est la nôtre, il y a accord profond entre la théoriedes vies et celle des sciences aristotéliciennes :les sciences théorétiques correspondent à la vie contemplative ;les sciences pratiques correspondent à la vie politiqueet les sciences poétiques aux genres de vie qu'Aristote a laissés

dans l'ombre parce qu'ils n'étaient pas importants.Nous arrivons ainsi à une définition assez précise de la vie con-

templative : c'est le genre de vie qui se consacre à l'étude dessciences théorétiques et qui, de ce fait, exige l'exercice des vertusdianoétiques essentielles (voûs, επιστήμη σοφία). Et répétons-le,il n'y a plus ici de couleur mystique ou religieuse (^).

VIE THÉORÉTIQUE ET VIE PRATIQUE

L'incompatibilité des genres de vie, nécessaire dans la Ré-■publique, avait disparu du Philèbe et des Lois, mais ce n'étaitqu'en fonction du changement radical intrcduit dans la concep-tion des vies elles-mêmes.Quand, dans le Protreptique, Aristote revient aux genres de

vie de la Républiqne, il ne partage déjà plus sur ce point l'avis deson maître (2). Nous avons vu cependant en quels termes péjo-ratifs il y parle de la vie pratique : ce qu'il admet encore de lapensée platonicienne, c'est que le philosophe s'occupe de poli-tique (3).En EE, Aristote rejette explicitement l'incompatibilité des

genres de vie. II déclare que l'homme peut placer son bonheursoit dans la pensée, soit dans le plaisir, soit dans la vertu, ou bien,poursuit-il, dans deux de ces fins humaines ou même dans lestrois ensemble (4). Cette remarque mesure toute la distance quile sépare désormais de son maître : admettre la compatibilitédes genres de vie, c'est être à peu près complètement dégagé del'utopie platonicienne, c'est lui préférer une observation objec-tive des faits psychologiques.

( l) Pas de mysticisme, par exemple, en Métaph., Λ, 1072 b 14 sq. où il estdit que la contemplation nous est réservée « un certain temps ». Aristote penseà la brièveté de la vie humaine, au sommeil, à tous les iacteurs qui empêchentla θίωρία de s'actualiser perpétuellement comme en Dieu.

( a) Cf. p. 108.( 3) Cf. pp. 100 et 108..( 4) 1214 a 30-b 5.

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124 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

Si nous abordons YÉthique à Nicomaqiie, nous constatons quele problème du rapport à établir entre les genres de vies est leplus délicat dont nous ayons à nous préoccuper.Quand, au début de EN, Aristote mentionne les trois princi-

paux βίοι il ne fait que reprendre la théorie de la Répnblique,mais pas plus qu'en EE, il ne reprend la tripartition de l'âme.Rien ne nous autorise donc à croire qu'il considérait ces viescomme incompatibles. Au Livre X, le Stagirite oppose le justeau sage et il ajoute que ce dernier est encore plus heureux s'ilest entouré de collaborateurs, de façon à exercer en communla fonction de contemplation. II semble bien opposer ainsi deuxindividus incarnant un seul genre de vie, mais rien ne nous forceà croire que ce sage ne pourrait être juste et ce juste, sage. Aucontraire, dans l'hypothèse de collaborateurs, il devra existerdes rapports sociaux : d'où la nécessité faite au sage d'être juste,au contemplatif, d'être pratique.II suffit d'un peu de réflexion pour se rendre compte que l'in-

compatibilité des vies est étrangère à l'esprit d'Aristote. Sonanalyse porte sur deux genres de vie doués de valeur morale quisont deux « concrétisations hiérarchisées du bonheur » (*) : neparaîtrait-il pas dès l'abord fort étrange que deux aspects de lamoralité puissent être réputés incompatibles ?Voici d'ailleurs un texte qui lève toute incertitude. Parlant des

biens extérieurs, Aristote montre qu'ils ne sont nullement utilesau contemplatif, qu'ils constituent même un obstacle à l'exercicede la contemplation, mais l'auteur ajoute cette réserve impor-tante : « Mais en tant qu'il est homme et qu'il vit avec des gensplus nombreux, il choisit d'agir selon la vertu (éthique) ; il enaura donc besoin pour vivre en homme » (2). Ainsi, pour «fairebien l'homme », on a besoin, en plus des vertus dianoétiques,des vertus pratiques et par conséquent, des biens nécessairesà cette fonction. Le type complet de l'humanité ne se réaliseque par la mise en pratique de toutes les vertus, les deux viespratique et contemplative sont deux aspects corrélatifs del'activité de l'homme par excellence ( 3). La vie pratique est le

( x) M. De Corte, Aristoie et Plotin, p. 92.( 2) EN, X, 8, 6.( 3) Cf. Andronicus de Rhodes, parlant des biens extérieurs (Mullach , III,

p. 560) : Ле^аетси δ€ ούχ ώς θ^ωρητικός, αλλ' ώς πρακτικός, €πεί καϊ ανθρωπος ωνκαι άνθρώττοΐζ σνζών, αΐρςιται τα κατά την πρακτικην αρετήν, Χνα προς τovs σνν-όντας τά άνθρώπινα σώζχ

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 125

propre de l'homme, la vie contemplative est le propre de Dieu ;mais l'homme étant divin par son esprit, la vie contemplativeappartient aussi à l'homme, avec toutes les limitations imposéespar la nature humaine.Mais quel est le rapport précis entre ces deux vies ? Dans la

vie pratique, la raison s'applique aux objets extérieurs, elle dirigel'activité extérieure de l'homme en tant que politique ; dans la viecontemplative, la raison se replie sur elle-même. C'est donc cetteraison le principe unificateur ; « il y a diversité d'actions, mais nondiversité d'origine » (^). Rappelons qu'Aristote a bien marqué lerapport entre les deux espèces de vertus : la φρόνησις, sanslaquelle la vertu proprement morale n'existe pas, est elle-mêmeune vertu dianoétique. Une phrase est particulièrement sugges-tive à cet égard, car elle précise une double interférence entreles deux sortes de vertus : « Et la prudence est intimement unieà la vertu morale, comme cette dernière à la prudence, puisqueles principes de la prudence sont conformes aux vertus moraleset que ce qui est juste dans ces dernières est conforme à la pru-dence » (2).Ollé-Laprune a montré ( 3) avec beaucoup de pénétration quel

lien il faut admettre entre les deux genres de vie. « Aristote a dé-claré que la récompense et la fin la meilleure de la vertu paraîtêtre quelque chose de divin et de bienheureux, et encore d'unefaçon plus précise : « le bonheur paraît bien être dans le loisir ;en efïet, nous agissons pour obtenir le loisir ». Mais il ne faudraitpas croire que la vie théorétique soit, au sens strict, la récompense,la fin de la vie pratique. Car ailleurs, le sacrifice fait au beaumoral était comme la contemplation, félicité. A ce vaillant quimeurt, la vertu qui le décide à mourir est, avec la joie de mourirpour une belle cause, le terme même où tout se termine... Lavertu morale n'est pas à proprement parler la voie qui mène à lacontemplation, si on entend par là qu'elle crée un titre à unerécompense... Tout ce qui n'est pas contemplation ou la suprêmeactivité n'est bien que par une sorte de dérivation de cette sourcepremière et par influence de cette cause : mais comment ? Parce

(!) De Corte, o. I., p. 92.( 2) ( 2) E. N.. X, VIII, 3, 1099 b 16 : ΣυνΙζίνκται Sè και ή φρον-qais rjj τοΰ rjåovs

àpcTÍj και αΰτη τfj φρονήσει, fívtp αΐμίν τijs φρονήσεως άρχαΐ κατά τάΐ ήθικάs ΐΐσινàperás, tÓS ' όρθόν τών ήθικων κατά τήν φρόνησιν.

( s) La Morale d'Aristote, ρρ. 164 sq.

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I2Ö LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

que la suprême activité est l'idéal où tout aspire... Ce qui estinférieur n'est constitué dans l'être et n'a une essence que par lerapport qu'il a avec le supérieur... »Qu'il y ait dans la morale d'Aristote une double tendance,

l'une réaliste, empirique (la théorie des vertus pratiques), l'autreidéaliste, issue de Platon (la théorie des vertus dianoétiques),rien ne nous paraît plus sûr. Mais nous ne pouvons accorderà Robin ( x) qu'il y ait simplement juxtaposition. L'ensembleforme une synthèse remarquable, où le rôle de la φρόνησις montreAristote soucieux de la cohérence de l'ensemble de sa construc-tion. Et si on réfléchit aux bases métaphysiques de la moralearistotélicienne, on voit que la hiérarchie des deux vies corres-pond à la hiérarchie forme pure, forme insérée dans la matière (2).Stewart, par contre, va trop loin dans son désir d'assurer la

cohérence parfaite de la morale d'Aristote ( 3) et sa position nousparaît beaucoup moins assurée. II voit dans la vie théorétiquel'élément formel de la vie pratique, mais il se refuse à croirequ'Aristote envisage la vie théorétique àl'état pur, isolée de la viepratique. 11 fait ainsi disparaître de YÉthique tout dualismed'inspiration, la morale entière se développerait sur le plan de lavie pratique ; non seulement il n'y aurait pas incompatibilitédes genres de vie, mais il y aurait union nécessaire, comme entrematière et forme dans une essence. II faut maintenir contreStewart que la forme peut aussi être considérée comme actepur, indépendant de la matière, que la vie contemplative,comme carrière du philosophe, est très nettement distincte, pourAristote, de la vie d'homme d'action. Stewart est d'ailleurs fortembarrassé quand Aristote qualifie la vie pratique ά'ασχοΛο?,« sans loisir », ce qui est certainement péjoratif. II faudraitcomprendre, selon lui, que la vie pratique est pleine de soucisuniquement pour ceux qui font de la politique un commerce, etnon pour les honnêtes gens ; mais rien dans les textes ne permetcette interprétation (4).Faisons le point : il ne reste chez l'Aristote de la maturité au-

( 1) La Pensée grecque..., p. 321.( 2) Mais certainement aussi, ce sont là des correspondances relativement

grossières qui laissent subsister beaucoup de disparates et d'obscurités de détail :cf. Robin, La Morale antique, pp. 101 sq. et surtout 121-122.

( 3) Stewart, Notes on the Nichomachean Ethics, II, pp. 443 sq.( 4) O l., p. 444.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE I27

cune trace de rincompatibilité des genres de vie. Les deux viesmorales sont réellement distinctes, mais un même individu peuttrès bien être à la fois pratique et contemplatif ; il s'agit de deuxaspects de la moralité et il est absolument normal qu'il s'unissentpour former l'homme complet.

CONCLUSION

Nous nous sommes aisément aperçus que, malgré la ressem-blance du texte de EN avec ceux de la République de Platon,les théories des deux philosophes au sujet des genres de vien'ont pas grand-chose de commun.Les genres de vie de la République avaient un fondement psy-

chologique et une destination sociale ; ils étaient incompatibles ;un seul était pleinement moral. Si Aristote connaît trois princi-paux genres de vie, son attention ne se porte que sur deux d'entreeux, auxquels il confère une réelle valeur morale ; l'incompati-bilité a disparu avec la tripartition de l'âme.Platon définissait les genres de vie d'abord du point de vue

psychologique ; l'idée d'activité, de profession ne venait qu'ensui-te. Elle a plus d'importance pour Aristote : la vie contemplative,c'est la profession du savant, la vie pratique, c'est l'activité, laprofession du citoyen libre.La vie contemplative, dans la dernière forme de l'aristotélisme,

n'a plus rien de mystique, alors que dans le platonisme, elle semeut sur les plans dialectique et mystique à la fois.

Ce sont là autant de différences radicales que mesure la diffé-rence des points de vue : de l'utopie à un premier essai de sociolo-gie des mœurs.

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CHAPITRE VI

LES DISCIPLES DE PLATON ET D'ARISTOTE

Dans la seconde moitié du IVe siècle, le thème des genres devies a connu une vogue sans précédent. Les principaux disciplesde Platon et d'Aristote écrivent un irepl βίων, souvent en plusieurslivres ; c'est cette tradition que continueront Épicure et Chry-sippe.

irepl βίων OU βίοι ?

Mais avant d'aller plus loin, il nous faut examiner avec soin letitre même de ces ouvrages. Nous croyons en effet pouvoir entirer quelque clarté.La plupart des philologues admettent qu'un livre intitulé

Trepï βίων peut être soit un ouvrage de morale (traitant desgenres de vies), soit un ouvrage historique (recueil de biogra-phies). Nous sommes d'avis, au contraire, qu'un livre intituléттерХ βίων ne peut être qu'un traité de morale sur les genres devie. La question a son importance dans le cas où aucun fragmentd'un 7тер1 βίων ne nous est parvenu.Quand nous avons des fragments d'un ттерХ βίων, il s'agit de

genres de vie, par exemple dans les œuvres ainsi intituléesd'Épicure et de Chrysippe (x).Par contre, les ouvrages qui sont certainement des recueils de

biographies sont mentionnés sous le titre de βίοι, par exempleles ouvrages d'Hermippe (2), de Satyros (3). L'œuvre d'Aristo-xène avait un titre plus précis : βίοι άνδρών.II n'y a qu'une réserve à faire à ces constatations : l'œuvre de

Dicéarque est citée par Diogène Laërce (III, 4) comme un nepl

(x) Cf. pp. 141 et 143.(2) Diogène Laërce, I, 33 : tv Biois.( 3) D. L„ VIII, 40 et 53.

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LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE I2Ç

βίων et on s'accorde d'ordinaire pour y rattacher des fragmentsde biographies. Soulignons que seul ce passage de Diogène donneun titre. II peut dès lors paraître téméraire de grouper sous cetitre des fragments de biographies plutôt que la théorie de la viepratique, bien connue, elle aussi, de Dicéarque ( x). Miiller proposeune autre solution : il croit que la citation de Diogène eV ττρώτωTrepl βίων est une négligence pour eV ττρώτω βίων et il ajoute quecette négligence est fréquente. II pense évidemment aux βίοι deCléarque ; nous y arrivons.Athénée cite cet ouvrage sous le titre tantôt βίοι, tantôt

περΐ βίων. Onze fois (2), il l'appelle βίοι,, six fois ( 3) περΐ βίων.Mais il faut ajouter que Zénobius, un compilateur du tempsd'Hadrien, cite trois fois l'ouvrage et lui donne chaque fois commetitre 7repl βίων. Pourquoi deux titres ? L'explication est simple (4) ;nous verrons que l'œuvre de Cléarque est hybride, qu'elle mêledes théories morales sur les genres de vie à la description de la viede cités ou d'individus. Quel est le titre authentique ? II noussemble plus vraisemblable de croire que c'est πΐρΐ βΐων, vu quedeux témoins l'attestent et que l'un n'atteste que lui. Mais à causeprécisément de ce caractère ambigu, on a pu désigner l'œuvretrès tôt des deux façons.Cette exception apparente confirme donc que normalement

ces deux titres désignent des matières différentes. Quand on nousparle d'un περΐ βΐων sans que nous ayons le moindre fragment,il faut y voir un ouvrage traitant des genres de vies que nous

(!) F. Leo, Griechisch-römische Biographie, p. 105, souligne que la citationne garantit pas le contenu biographique de cette œuvre. D'autre part, il connaîtla distinction βίοι - rrcpl βίων, mais il passe sans insister (p. 98 sq.). II suffit pour-tant de feuilleter son étude pour s'apercevoir qu'une œuvre biographique nes'intitule jamais 7rcpl βίων, qu'on n'utilise la préposition ircpi dans un telouvrage que sans le mot βίος : p. 124, ircpï ΙΙνϋαγόρου, p. 130, èv τω ncpl Ζήνω-vos ; mais, p. 118, iv τω περΐ τοΰ βίου αύτοΰ se comprend fort bien aussi.Fr. Wehrli, Dikaiarchos, p. 50, s'appuyant sur Leo, admet l'ambiguïté de

TTtpl βίων. Nous découvrons notre avis déjà exprimé dans une vieille thèse alle-mande : M.Weber, De Clearchi Solensis vita et operibus, Vratislaviae, 1880, p. 16.

( 2) Fr. 38, 39, 42, 47, 48, 49, 52, 53, 59, 60, 62 Wehrli.( 3) Fr. 37, 41, 43 a, 50, 58, 60 Wehrli.( 4 ) Le même Weber résout le problème en admettant qu'il y a en réalité deux

œuvres différentes : un -ncpl βίων qui n'aurait que cinq livres, des βίοι qui au-raient plus de huit livres. Hypothèse inutile ; l'unité de l'œuvre apparaît claire-ment quand on lit les fragments sans préjugé. Cette hypothèse de l'auteur tourneà la fantaisie pure quand il prétend deviner le plan de l'œuvre biographique,depuis les sept Sages jusqu'à Arcésilas (pp. 41, 44).

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130 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

étudions. C'est le cas pour Théophraste, et personne ne contestele sujet de cette œuvre ; c'est le cas aussi pour Xénocrate, Héra-clide Pontique et Straton. Diogène Laërce cite l'ceuvre de cedernier au milieu de traités purement philosophiques et moraux.Gomperz a tort, selon nous, de conjecturer que c'est une œuvredescriptive, historique et géographique (*). Les remarques quiprécèdent montrent la gratuité de cette hypothèse (2).

XÉNOCRATE

Xénocrate a écrit un περΐ βίων en un livre (3) et on croit d'ordi-naire que c'était une œuvre morale ( 4) : cela nous paraît certain.Voulant donner un exemple des nécessités logiques de l'iden-

tité, Aristote, dans ses Topiques (5), nous a conservéune pensée deXénocrate concernant les genres de vie : d'après ce dernier, lavie heureuse et la vie vertueuse sont identiques, parce qu'ellessont toutes deux les plus souhaitables des genres de vie. Aristotene dit pas dans quelle œuvre Xénocrate a tenu un tel langage etce fragment peut aussi bien provenir du ттер1 evScu^ovías.Mais un TTepl βίων et un περι ΐύ8αιμονίας (6) doivent forcéinentaller de pair et on voudra bien noter l'insistance avec laquelledans ces quelques mots, l'idée de vie est affirmée : πάντων τωνβίων est une allusion évidente à notre thème. Quant à la doctrine,c'est un lieu commun digne d'un fidèle platonicien qui croyaitencore, d'après Cicéron, que la vie heureuse suivra la vertu jusquedans les supplices (7).Nous pouvons identifier cette vie heureuse à un genre de vie

f 1) Diogène Laërce, V, 3, 59 ; Gomperz, Griechische Denker, III, p. 391.( 2) BiGNONE (Arist . Perduto, I, p. 284, n. 6) croit que le thème des genres

de vie est à l'origine des Bioi de Plutarque, Cléarque formant la transition.C'est à notre avis une erreur. Les thèmes ттеpl βίων et βίοι sont nettement dis-tincts et évoluent indépendamment ; l'œuvre de Cléarque est une exception.Le genre de la biographie, même à tendance moralisatrice, n'a pas à chercherson origine dans le thème des genres de vie ; d'ailleurs, à côté de ses Bloi, Plutar-que avait aussi écrit un -ntpl βίων, contre Epicure (Catalogue de Lamprias, 159).

( 3) D. L., IV, 2, 12.( 4 ) Cf. Pauly-Wissowa, R. E., v° Herakleides, irepl βίων, t. 8, col. 479.(5) Topiques, VII, 1, 152 a 5 sq. : καθά-гтср Ξενοκράτης ròv evbal[±ova βίον

καΐ τον σπονδαΐον αττοΖίικννει τον αντόν, εττειδη ττάντων τών βίων α'ιρετώτατος οOTTOvbatos και ό ενδαίμων' ev γαρ το αΐρίτώτατον καΐ μέγιστον.

(β) D. L., 0. ϊ.(') Tusculanes, V, 87.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE

couramment distingué. Galien déclare (*) : « La cause de l'inven-tion de la philosophie est selon Xénocrate (qu'on a voulu) mettrefin dans la vie au trouble provoqué par les affaires ». Heinzecroit (2) — et c'est fort probable — que le mythe final du De Fac.Lunae de Plutarque est inspiré des doctrines de Xénocrate (3).On y trouve de quoi préciser ce que Galien nous a conservé : levoûs retourne d'autant plus vite dans sa patrie solaire que l'âmes'est mieux consacrée à « une vie sans affaires et philosophique »Ιάπράγμων καΐ φιλόσοφος βί'os) en refusant d'être « ambitieuse,active, voluptueuse et colérique ». Si c'est là le dernier mot de Xé-nocrate sur la sagesse, il est remarquable qu'il a retenu bienplutôt l'enseignement du Phêdon et du Thêétète que celui de laRêpubliqne.Un autre fragment du nepl φρονήσίως (6 H) est plein d'intérêt :

on y trouve la dualité aristotélicienne « pratique-théorétique »dans un contexte tout platonicien : l'homme n'atteint pas lasagesse parfaite (comprenons qu'elle est l'apanage de Dieu), ils'en approche seulement par la φρόνησις θΐωρητική, supérieureà la φρόνησiî πρακηκή. C'est une adaptation au vocabulaire dutemps de la vieille conception pythagoricienne « suivre Dieu » (4) .

HÉRACLIDE

Héraclide du Pont ne s'est pas contenté de rapporter dans le7терХ άπνου une anecdote pythagoricienne concernant les genresde vie (5). Dans le περϊ ήδονής, il devait employer courammentl'expression « vie selon le plaisir ». Nous n'avons que quelques

f 1) Hist. phil., 8, p. 605, 7 Diels.( 2) Heinze, De Xenocr. Vita et Scriptis, pp. 120, 149.( 3) Cf. Guy Soury, La Oémonologie de Plutarque, Les Belles Lettres, 1942, où

il est souvent question de l'influence de Xénocrate, mais pas spécialementà propos du De Facie; l'auteur ne met d'ailleurs pas la question des sources aupremier plan.

( 4) Heinze, Fr. 6 (— Clem. Alex., Strom. II, V, 24) : âv τώ ττερΐ φρονήσ^ωςτην σοφίαν έπιστημην των πρώτων αίτιών και νοητής ονσίας eîvai φησι την φρόνησιν,ήγονμ€νος δίττήν, την μεν πρακτικ-ήν, τήν δέ θεωρητικήν ήν δή σοφίαν νπάρχεινάνθρωπίνην.Ci. la juste interprétation de W. Theiler, in Gnomon, 1931, p. 337 sq.(5) Dans son Abaris encore, dont P. Boyancé a retrouvé un résumé en Jam-

blique, V. P„ §§216 sq (cf. REA, 1934, pp. 351 sq.), il prêtait notamment àPythagcre un parallèle entre la vie la meilleure (τοΰ άρΐστον βίον) et la pire(tov κάκιστον, § 21 8).

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132 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

fragments, mais elle est bien attestée (^) ; cette terminologie estplus proche de celle du Philèbe que de celle d'Aristote.Bignone a essayé de montrer qu'Héraclide attaquait dans cet

ouvrage les thèses d'Épicure (2). II est difficile d'accepter ce pointde vue. La chronologie ne s'y oppose certes pas tout à fait, mais ilne suffit pas de montrer qu'Épicure a répondu à toutes les objec-tions d'Héraclide et que ce dernier s'inspirait de l'Aristote perdu.Tout cela montre qu'Épicure visait Héraclide parmi d'autresen défendant ses positions, mais non qu'Héraclide attaquait déjàÉpicure ( 3).Le Pontique a enfin écrit un περΐ βίων en deux livres (4) ; mais

Diogène Laërce le range parmi les œuvres de physique et on s'estdonné beaucoup de peine pour en deviner le contenu à partirde cette indication. Unger (5) veut maintenir l'ouvrage parmi lesφυσικά ; il reconnaît qu'ailleurs ce titre désigne un traité desgenres de vie ou un recueil de biographies. II écarte cette dernièrehypothèse en constatant que cette sorte d'ouvrages est propre auLycée ; il écarte aussi la première sous prétexte que la distinc-tion des professions se rencontre en premier lieu chez Aristote.Schrader admet la remarque et passe outre (6). II leur aurait suffide se rappeler l'anecdote du περΐ άττνον.Schrader a beau proposer deux solutions possibles au cas où ce

TTepl βίων devrait être maintenu dans les φυσικά : ce titre seraitunique en son genre s'il désignait autre chose qu'une œuvremorale. Ces deux philologues n'éliminent d'ailleurs l'hypothèsela plus vraisemblable que par une méprise totale sur l'histoire duthème que nous étudions (7). II nous paraît beaucoup plus normald'admettre que ce περϊ βίων se trouve par erreur dans la liste desφυσικά dressée par Diogène Laërce.Wehrli ne fait aucune allusion à la discussion Unger-Schrader,

mais spontanément, il comprend cojnme nous le -nepl βίων. II

(') Une fois 7τρόζ ήΖονηυ βιώσας, une fois ò irepl ήίονην βίος et ό μ(θ' ήΒονής βίος,Wehrli, Fr. 58 et 59 (= Athénée, XII, 536 f, 533 c).

(2) Arist. perduto, I, pp. 277 sq., 292, 314 et Atene e Roma, 1937, PP· 122-3.(3) Wehrli (p. 77) est du même avis que nous.(«) Fr. 45 Wehrli (= D. L„ V, 86-88).(5 ) Rheinisches Museum, 38, p. 491.(') Philologus, 1885, pp. 240-2.(') Däbritz (Pauly-Wissowa, R. E., 8, 479) ne semble pas du tout convaincu

par Unger-Schrader : « Vermutungen iiber Inhalt S. und U. Xenokrates' Schriftgleichen Titels hatte warscheinlich ethischen Inhalt ».

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 133

propose même de rattacher à cet ouvrage ce qu'Héraclide dit deThalès, selon Diogène Laërce I, 27 : « II eut une vie solitaire etprivée » (*). Wehrli y voit une affirmation de l'idéal contemplatifet il a fort probablement raison. Peut-être était-ce là de la partd'Héraclide une polémique dirigée contre Dicéarque, qui trans-formait les Présocratiques en hommes d'État (2).

DICÉARQUE

Une courte phrase de Cicéron suggère combien le thème étaitresté vivant dans le Péripatos : « Mais puisqu'il y a pareil désac-cord entre Dicéarque, qui t'est familier, et Théophraste quej'aime, le premier — le tien — tenant avant tout pour la vieactive (ràv πρακτικόν βίον) et l'autre — le mien — pour la viecontemplative (ròr θεωρητικόν), je suis maintenant fermementdécidé à condescendre aux vues de l'un et de l'autre » (3). C'estle seul témoignage de polémiques qui nous auraient intéresséau premier chef.W. Jaeger a bien montré que la priorité donnée par Dicéarque à

sa vie pratique est le terme d'une évolution très importante quise manifeste déjà dans la pensée d'Aristote.Platon avait lié étroitement l'activité morale à la contempla-

tion : la φρόνησΐ5 est chez lui à la fois le sommet de l'activitéintellectuelle et de l'activité morale. Aristote a repris cette doctri-ne dans ses premiers écrits, dans le Protreptique notamment.Mais avec le temps, il distingue σοφία de φρόνησις, il dissocie leséléments de la φρόνησις platonicienne : σοφία désignera la con-naissance théorétique, φρόνησις, au sens nouveau, le principe dela vertu morale. La vie contemplative n'est pas rejetée de ce fait,mais « plus elle s'élève dans le ciel, moins elle a d'influence surterre ». Aristote, comme on l'a vu, n'est pas allé plus loin : il amaintenu fermement la supériorité de la vie contemplative.La Grande Morale, sans nier non plus cette supériorité, passe

pour ainsi dire sous silence les vertus dianoétiques et se cantonned'une façon décidée dans les άνθρώmva ( 4).

{ l) D. L., I, 25 : μονηρη αντον yçyovtvaL καϊ ΙΖιαστην.( г) Cf. supra, p. 25, et aussi p. 134.( 3) Lettres à Atticus, II, 16, 3, trad. Bailly, Garnier ; Wehrli, 25.( 4) Jaeger, Ûber Ursprung..., p. 400 sq. L'auteur de la Grande Morale énu-

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134 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES BE VIE

Dicéarque, avançant toujours dans le même sens, affirme la pri-mauté de la vie pratique.On peut tout au moins retrouver dans certains fragments ou

allusions anciennes des traces de ses convictions. Nous avonsnoté plus haut qu'il présentait Pythagore comme un adepte dela vie pratique, et de même les sept Sages. Son idéal a dû au moinspartiellement influencer de tels points de vue. Un témoignageprécise sa pensée et il s'y agit des sept Sages : « Ceux-là au moinsne se demandaient pas s'il faut faire de la politique ni comment :ils en faisaient eux-mêmes, et bien ; ils ne se demandaient pasnon plus s'il faut se marier, mais par un mariage convenable, ilsvivaient avec leur femme » (*).

Ces lignes précieuses montrent avec quelle vigueur Dicéarquecombat non seulement la vie contemplative, mais même, semble-t-il, tout rationalisme moral. Malheureusement, nous ignoronscomment il expliquait — mais l'expliquait-il ? —· la rectitudemorale des Sages (2).La philosophie a d'abord été action, pratique du bien ( 3) ; plus

tard, hélas !, elle est devenue parole, discussion. La vraie philoso-phie est action, mais non pas nécessairement action politique.Dicéarque n'admet pas que πολιτΐΰΐσθαι se réduise à «commander»,« aller en ambassade », « crier fort à l'assemblée », pas plus que laphilosophie soit assimilée à des discussions ou occupations livres-ques. Πολιτεία a un sens plus large : c'est la conduite joumalièrefaite d'actes, de réalisations. Nous retrouverons parfois cetteconception. Dans cette perspective, Dicéarque peut proclamersans paradoxe que ττολιτΐΰεσθαι est synonyme de φιλοσοφΐΐν et

mère deux fois les vertus dianoétiques, mais il ne les appelle pas de cette façon(1185 b 6 sq. ; 1186 b 36-7). Le premier de ces textes montre bien que l'auteurévite d'employer l'expression διανοητική àptrrj, qu'on ne rencontre nulle parten MM : cv μεν δτ] τω Χόγον Ζχοντι iyyucTai φρόνησις, αγχίνοία, σοφια, eύμάθίια,μνημη, καϊ τα τοιαΰτα, iv bè τω άλόγω αυτπι αί άρεταΐ λεγόμεναι σωφροσννη κ. τ. Λ.L'auteur est tiraillé entre des tendances diverses et tombe dans la contradic-

tion : il déclare d'une part que la ψρόνησις a moins de valeur que la σοφία (1197 b6), il en fait Ι'έττίτροπος de la σοφία, comme Théophraste (1198 b 17-18 ; cf. p.136), il définit la mission de cette σοφία conformément à l'orthodoxie aristoté-licienne (17 μê v γάρ σοφία Tiípi το άιΒιον και το θεΐον), il fait de la σοφία unevertu (1197 b4), mais tout cela ne l'empêche pas de proclamer que touteslesvertus sont pratiques (1198 b 4-5 : αί γάρ åpeται πάσαι πρακτικαί elaiv).

f 1) Wehrli, 31 (= Ineditum Vaticanum, Lietzmanns Texten, n° 97 ; cf.Walzer, MM und arist. Ethik, p. 192).

( 2) Cf. καλώς, ôv Sei τρόπον.( 3) Même texte : επιτήδενσιν €ργων καλών.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 135

voir dans la vie actice de Socrate la vraie philosophie (*). Onvoit aussi par là comment Dicéarque faisait, dans son idéalpratique, une part à la philosophie comprise de façon originale.Sa théorie est fort proche de l'attitude de Socrate (2) et aussi dela théorie stoïcienne de l'action.

II est malaisé de voir de quelle façon Dicéarque conciliaitcet idéal avec ses déclarations de la Vie de la Grèce, dont on peutse faire une idée grâce à Porphyre et Varron (3). Interprétant lemythe de l'âge d'or, il y proclame que les παλαιοί ( 4) vivaient lavie la plus heureuse. Or.d'après son analyse rationaliste du mythe,cette vie consiste à ne rien faire, à l'abri du labeur et des soucis (®).Le plus naturel nous semble de ne pas exiger de stricte cohérenceentre une œuvre de morale et une œuvre d'historiographie.L'expression αριστος βίος ne doit pas être prise au sens propre-ment philosophique ; selon nous, elle n'engagerait pas l'auteuren tant que philosophe moraliste.La Vie de la Grèce nous intéresse encore à un autre point de vue.

Conformément au titre de l'œuvre, on trouve dans Porphyre etVarron de nombreuses expressions contenant le mot βίος-υί-ta (6 ). Chaque niveau de civilisation y était désigné par unelocution comportant ce mot. La plus typique est certes νομαδικόςβι'os, qui est manifestement forgée d'après les expressions aristo-téliciennes des genres de vie. Le thème était courant : le vocabu-laire qui l'exprime est repris analogiquement et transposé à desnotions voisines (7).

THÉOPHRASTE

Théophraste maintenait l'idéal de la vie contemplative. Unescholie d'un Vindobonensis (8) nous a conservé un texte remarqua­

(!) Wehrli, 29 (= Plut. An seni gerenda..., XXVI, 796 c).( 2) Cf. p. 72.( 3) Porphyre, De Abstin., IV, 1, 2 ; Varron, De Re Rustica, II, 1.( 4) Cf. Platon, Politique, 271 c : τον βίον ôv em τής Κρόνον φrjs eîvai bvvá-

μ€ως.

(5) Wehrli, 49 : σχολην αγειν ãvev πόνων και μ€ρίμι!-ης.(6 ) τον άρχαΐον βίον, τυν αριστον βίον, τόν €πι Κρόνον βίον, τον βίον σχολήν, ικе Γ-

VOS ό βίος, iv τω αντω βίω, μακάριόν τ€ τον βιον ...( 7) Une correction séduisante de Bunsen introduit 1'expression ttoXltikos βίος

dans une scholie à Apollonius de Rhodes, IV, 272-4. On ne peut la retenir, lescorrections de Wehrli sont beaucoup plus prudentes et acceptables (fr. 57 b): φησΐνSè Δ ικαίιιρχοϊ tv bçvrépa} [καί] Έλληνικον βίον ζκαί тоитоУ Σεσογχώσιδι μεμ€ληκ€ναι.

(8) Sch. ZU Cod. Vindob. gr. phil. 315 Nessel f. 126, cité par Walzer, O. I.,

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I36 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

ble qui définit fort heureusement sa doctrine et montre que, surce point, Théophraste restait en somme assez fidèle àson maître :«Théophraste dit que la prudence est à la sagesse à peu prèscomme les esclaves intendants sont à leurs maîtres. Ils font eneffet tout ce qu'il faut faire dans la maison pour que leursmaîtresaient le loisir de vaquer à des occupations libérales ; et la prudencedétermine ce qu'il faut faire pour que la sagesse ait le loisir devaquer à la contemplation des réalités supérieures ».La même subordination de la prudence à la sagesse se retrouve

en MM, 1198b isq. Elle s'accorce avec la doctrine d'Aristote ence qu'elle affirme la supériorité de la vie contemplative sur la vieactive. Par contre, le texte de Théophraste introduit entre cesdeuv vies un rapport de finalité que ne semble pas avoir admisle Stagirite et qui apparaît comme la majoration d'une formulede EN O.Nous savons encore que Théophraste s'écartait de son maître

par l'importance qu'il accordait aux biens extérieurs dans le bon-heur humain. Beaucoup plus résolument qu'Aristote, il professaitque la vertu seule ne peut faire le bonheur ; il niait avec fouguela thèse platonicienne qu'Aristote avait reprise dans sa jeunesse,« que le sage est heureux au milieu des supplices » (2) et il allamême jusqu'à approuver la formule « vitam regit fortuna, nonsapientia » ( 3). C'est là une tendance à tenir compte des possibilitéspurement humaines ; elle remonte au moins au Philèbe et depuislors, s'accentue toujours.II est possible enfin que Théophraste ait distingué une vie

active d'une vie politique. C'est ce que permettrait de penser untexte du De Finibus (4) ; Cicéron y suit sûrement Théophraste

p. 158, n. 3 : Θεόφραστος παραπλησΐως Aeyct την φρόνησιν (fyeivy προς την σοφίανώς Ζχουσιν ol 4πιτροπ€νοντ€ζ Βοΰλοι, τών Β^σποτών προς tovs πότας' έκεινοΐ τ€ γάρπάντα πράσσουσιν ã Set γΐγν€σθαι iv ττ} οικΐα, ϊνα οί $€σπόται σχολην αγωσιν προς τάeAevöepta €πιτη$€νματα, η τ€ φρόνησις τά πρακτα τάττ€ΐ ιν' η σοφΐα σχολην αγ^ πρόςτην θ^ωρΐαν τών τιμιωτάτων.

(χ) ΕΝ, X, η, 6, П77 ^4*5 : άσχολούμ^θα γαρ ΐνα σχολάζωμ€ν, formule dont laportée doit être limitée ; cf. les réflexions dOllé-Laprune, supra, p. 125.

( 2) Sur ce thème, cf. Bignone, Arist. perduto, I, 199 sq.etunarticledeARDiz-zoNi, II saggio felice tra i tormenti, in Riv. di Filol. e d'Istruz. classica, 1942,pp. 81-102.

( s) Cicéron, Tusc., V, 9, 24 et De Finibus, V, 5, 12 et 12, 77.( 4) V, 57. Trad. Martha, Les Belles Lettres. L'inspiration théophrastéenne du

Livre V est admise d'une façon générale ; cf. Pauly-Wissowa, RE, SuppL V,1492 sq.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 137

et il s'y agit des genres de vie : « Parmi les hommes, en effet, lesuns s'occupent d'affaires privées ; d'autres, dont l'âme est plushaute, se lancent dans la politique, à la conquête des honneurset des commandements militaires ; d'autres s'appliquent àl'étude et s'y portent tout entiers ; or, dans ce dernier genre devie. . . La carrière politique est supérieure à la vie active privée,mais inférieure, cela va sans dire, à la vie contemplative : c'estexactement la hiérarchie inverse de celle de Dicéarque et oncomprend que le débat entre eux ait été violent.II devait être question de tout cela dans le ттерХ βίων dont il ne

nous reste que le titre. Nous rencontrerons encore Théophrasteà propos du résumé d'Arius Didyme conservé dans Stobée (x).

CLÉARQUE

Nous sommes un peu mieux renseignés sur le rrepl βΐων deCléarque de Soles.On a soutenu que c'était un recueil de biographies, mais

Miiller, dans sa notice, fait justice de cette opinion infirmée parles fragments et il définit en bons termes l'intention moralisa-trice de Cléarque : ce dernier veut montrer quelle est la meilleurevie, en l'opposant aux désordres du vice et particulièrement de lamollesse (2).L'œuvre de Cléarque comprenait au moins huit livres.

Cette ampleur fait penser que l'analyse des différents genres devie était poussée jusqu'au détail et que la série des vies distin-guées pouvait être plus longue que d'habitude. Malheureusement,on ne peut guère dire plus. La plupart des fragments proviennentd'Athénée et concernent la τρυφή, si bien qu'on pourrait croire— assez naïvement — que la mollesse était le seul thème del'ouvrage.Certes, c'en devait être une idée importante. Sans tenir compte

des fragments ex incertis libris, elle se rencontre, incidemment,semble-t-il, au deuxième et au troisième livres ; elle constituaitle fond des quatrième et cinquième, si nous en jageons par l'abon-dance des fragments qui, tous, pour ces deux derniers livres,

Í1) Voyez p. 154 q.( 2) Mûller, Fr. H. Gr., II, 302-303 ; Wehrli est du même avis : Klearchos,

P· 58.

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138 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

concernent la τρυφή et supposent des contextes étendus. Souvent,un fragment nous fait connaître un détail révélant la mollessede tel peuple, de telle cité : Lacédémoniens, Mèdes, Lydiens,Colophoniates, Tarentins ; ou bien il s'agit d'un personnagecélèbre : Gorgias, Sagaris, Polycrate, Darius, Sardanapale.Cléarque s'intéresse à l'évolution des mœurs des collectivités

ou d'individus. Par la sociologie morale et l'observation desmœurs, il s'élevait de façon très concrète au précepte moral. Caril ne faudrait pas imaginer un mémoire scientifique sur l'état desmœurs : le but était nettement moralisateur, philosophique.Cléarque s'occupait à sa façon de « morale théorique et de scien-ce des mœurs » (*), en appuyant la première sur la seconde. Lesexemples rapportés sont édifiants. Contentons-nous d'opposerDenys, qui finit misérablement (fr. 47W) à Gorgias, qui vécut80 ans « pour n'avoir rien fait par volupté » (fr. 62).Que le thème des genres de vie constitue bien l'armature de l'ou-

vrage, c'est ce qu'on peut voir par la fréquence des expressionsqui le rappellent (2).C'est au huitième livre que pour la première fois, d'après les

fragments, Cléarque parle, à propos de Gorgias, du σωφρόνωςζψ. II nous semble qu'il y a là plus qu'un hasard : ce devait êtreà la fin del'œuvre que Cléarque, après la revue desautres vies (3),définissait l'idéal de vie morale ( 4).

DÉMÉTRIUS DE PHALÈRE

Aux yeux de Cicéron, qui en parle à deux reprises, Démétrius dePhalère incarne la vie mixte, union de l'étude et de l'action poli-tique (5). L'écrivain latin ne dit pas que Démétrius a fait la théorie

t1) C'est le titre d'un ouvrage de G. Gurvitch, Alcan.(2) Fr. 49 W : η TTCpl τόν βίον τρνφή .

43a τόν τών γυναικων βίον en parlant d'une vie efféminée ; l'expressionse retrouve au ir. 48.

47 ■ Tyv καλονμένην τρνφήν ονσαν τών βίων άνατροπήν.62 : τό σωφρόνωί ζήν et aussi dans un fragment parvenu sans mention

de l'œuvre d'où il est tiré, mais dont l'attribution au irepi βίων estprobable : o v καρτςρικον βίον άσκεΐτε, kvvlkov Sè τω οντι ζήτε (Mûller, fr. 24 ;Wehrli l'attribue au 7repi παιδeías, sans s'expliquer : fr. 16).

( 3) Τρνφή, yvvaiKeîos βίος, kvvikos ^ios sont les seuls que nous font connaîtreles fragments.

( 4) αώφρων, KapTepiKos, d'après les fragments.(δ ) Wehrli, Die Schule des Aristoteles, IV, Demetrios von Phaleron, Fr. 72

(= Cic., De Leg., III, 6, 14) et 73 (= Cic., De Officiis, I, 1, 3).

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 139

de la vie mixte, mais la chose est fort possible. II suffisait de biencomprendre Aristote lui-même pour en arriver très logiquementà prôner la vie mixte, surtout après le débat qui opposa Théo-phraste à Dicéarque. D'autre part, nous n'allons plus tarder àvoir apparaître dans l'École une théorie explicite de ce genre devie (x). Si nous pouvions lire le Protreptique de Démétrius — maisil n'en est rien resté — c'est peut-être cet idéal que nous ydécouvririons.

P) Voyez p. 148.

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CHAPITRE VII

ÉPICURISME ET STOICISME

II est inutile d'insister ici sur les changements considérablesqui se produisent dans l'esprit de la philosophie grecque avecl'apparition de l'épicurisme et du stoïcisme. II nous suffira deconstater que l'importance primordiale donnée à la morale parces écoles est de nature à maintenir le thème des genres de vieparmi les problèmes actuels. Malgré la disparition des œuvres,nous pouvons encore nous faire une idée du succès que continuaità s'assurer le thème à cette époque.

ÉPICURISME

Épicure l'a certainement connu et développé.Toutefois, il ne semble pas l'avoir utilisé dans ses répliques

aux attaques de l'Académie ou du Lycée. A lire Bignone, on al'impression qu'Épicure parlait constamment de la « vie apolaus-tique », mais le texte ne fait pas allusion à des genres de vieproprement dits.A la conception aristippéenne du plaisir attaquée par Aristote,

Épicure répond dans la Lettre à Ménêcée : « Quand nous disonsque la fin est le plaisir, nous n'entendons pas parler des plaisirsdes gens dissolus et de ceux qui sont propres à la jouissance(ràs iv άπολανσίΐ кеψένας), comme l'estiment certains qui,ou bien ne connaissent pas notre doctrine, ou qui en sont adver-saires ou qui l'interprètent mal » (^). En introduisant, ici etailleurs, l'expression « vie apolaustique », Bignone force le paral-lélisme des ripostes épicuriennes : si Aristote a eu recours authème des genres de vie dans sa critique de l'hédonisme, Épicure,d'après ce qui nous reste, ne l'a pas employé dans la défense de

(') Paragraphe 131. Bignone, O. Л, pp. 40-41.

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LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE I4I

son hédonisme. Mais il ne s'agit, notons-le, que d'une questionde forme, de vocabulaire.Car Épicure est l'auteur d'un παρϊ βίων f1). Au premier livre, il

interdisait au sage la vie politique, la vie du tyran et l'exercicede la rhétorique (2). Dans le second, il déclarait que le sagen'aura rien de cynique et ne mendiera pas ( 3). Nous ne savonsrien de plus de ce irepl βίων, mais il est évident que si Épicurepropose un idéal de vie, c'est bien dans cette œuvre qu'il a dûen faire un exposé détaillé. Or, Chrysippe nous dit : « Ceux quicroient que le σχολαστικός βίος revient surtout aux philosophessont tout à fait dans l'erreur » (4). C'est Épicure qui est visé ici.Sénèque, dans le De Otio (5), prête à Sérénus la protestationsuivante : « Quid nobis Epicuri praecepta ( = otium) in ipsisZenonis principiis loqueris ? ». Bien entendu, des texte d'Épi-cure lui-même nous donnent à ce sujet assez d'indications (®).La tradition antique est unanime : la secte épicurienne recom-

mandait de fuir la vie publique. Un seul témoignage jette appa-remment une note discordante : Épicure était d'avis, déclarePlutarque ('), que les gens avides des honneurs et de gloires'occupassent de politique, puisque l'abstention, en les privantde ce qu'ils désirent, leur apporterait plus de trouble. MaisPlutarque ne dit pas que ces φιλόημοι et φιλόδοξοι seraient,aux yeux d'Épicure, de bons épicuriens ; ils seraient bien plutôtdes incurables qu'il vaut mieux abandonner à leur passion. Onne saurait tirer de ce texte, comme on l'a voulu, une réserveapportée par Épicure à son idéal et il est aventureux d'affirmer àpartir de là on ne sait quel pluralisme moral épicurien (8).De 46 à 44 avant J. C., des Épicuriens romains se convertissent

(') D. L., X, 119 ; Usener, Epicurea, p. 94.(2) Usener, id., ibid.( 3) Ibid.( l) Stoïc. Vet. Frag., III, 702 (= Plut., De stoîc. rep., 2, 1033 d).(5) I, 4 ; cf. encore Julien, Lettre à Thémistius, 7.(e ) Cf. K. Δ., 14. Diano, Epicuri Ethica, Sentent. 77, 89, 90, 92 (... ô Sè βίος

μελλησμφ παραπόλλνται καϊ e ΐ; Ικαστθΐ -ημων άσχολονμ€νος άττοθνήσκα) ; UsENER,ρ. 94 s4· η° 55 1 sq. Cicéron traduit exactement la formule σχολαστικόΐ jSíosquand, dans le Pro Sestio, 23, il flétrit les épicuriens : nihil esse praestabiliusotiosa viTA et conferta voluptatibus.(') Usener, 555. C'est Plutarque qui, par la façon dont il introduit le témoi-

gnage, est tendancieux : ô9ev ovSè Έπίκονρο; οϊίται Seîv ήσνχάζΐΐν, encore quele ovSe' fasse pressentir le paradoxe dont l'auteur est fort conscient.

(8) Cf. J. Fallot, Le plaisir et la mort dans la philosophie d'Epicure, pp. 39-40.

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142 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

à l'action politique ; la majorité d'entre eux est hostile à César.A. Momigliano (in The Journal of Roman Studies, 1941,pp. 151 sq.) a bien montré que la doctrine n'est pas en cause. Lefait est d'ailleurs exceptionnel : après 44, on ne rencontre prati-quement plus d'Épicuriens engagés dans la vie politique.La vie « scholastique » est l'équivalent dans l'épicurisme de la

vie contemplative aristotélicienne. Le Stagirite définissait déjàson idéal comme σχολαστικόν et Théophraste avait peut-êtreappelé ainsi la vie contemplative (^). D'autre part, la vie idéaled'Épicure est consacrée, elle aussi, à l'étude. Seulement, la con-templation n'est plus essentielle, ce n'est plus une fin ; ce quicompte ici, c'est l'ataraxie, Υάπονία, et le terme σχολαστικόςtraduit bien cette nouveauté. Chrysippe, d'après Plutarque,déclare que cette vie de loisir ne diffère en rien de la vie deplaisir (2) ; c'est une critique de l'importance de la jouissancedans l'idéal épicurien.Lucrèce précise cet idéal dans deux passages qui ont trait aux

genres de vie et qui peuvent s'inspirer du ттерХ βίων.Au début du Livre II, il évoque le Sage serein, regardant de

haut les autres humains errer çà et là en cherchant une voie(viam vitae, v. 10). II oppose ainsi la vie calme du sage à la vieactive des autres hommes, précisée dans ses différents aspects :gloire, richesse, pouvoir politique. La vie idéale est définiecomme : 1) absence de douleur physique (v. 18) ; 2) absenced'inquiétude et de crainte, d'où le bien-être (v. 18-19) ( 3).Le σχολαστικός βίος fait une part à l'étude, non à l'étude

des arts libéraux, ni de n'importe quelle science, mais de cequi est indispensable au bonheur (4) : la philosophie, plus pré-cisément la logique et la physique. Dans ces limites, l'étudeest indispensable : elle apporte le calme (5).L'idéal épicurien apparaît ainsi comme la fusion de deux élé-

ments fort renouvelés et qui, auparavant, étaient considéréscomme des extrêmes inconciliables : la vie apolaustique, mais

( г) Cf. D. L., V, 2, 37, avec la correction de P. Boyancé, Culte des Muses,pp. 313 sq. Pour Aristote, EN., 1177 b 22.

( 2) St. V. Fr., III, 702 ; cf. supra, 141 n. 5.( 3) Sur le caractère positif de cet idéal, voyez А. J. Festugière, Epicure et

ses dieux, Paris, 1946, p. 49 sq. et aussi Bignone, O. I., p. 107-X17.( 4) Cf. Epist. III, 122.(5) Epist., I, 37 et 83 ; les deux Κ.Δ. complémentaires 11 et 12 ; contre Πγκΰκλ-

los vaiScia, voyez Diano, 0. Sentent. 122 et 146.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE I43

transfigurée en une sorte d'ascèse (x) ; la vie contemplative, maisamputée et adaptée à une fin morale pratique.Quant à la vitalité du thème des genres de vie dans l'épicurisme,

deux références nous l'attestent indubitablement.On lit dans la Lettre à Pythoclès (peu importe ici le problème

d'authenticité) l'expression oi nepl βίων λόγοι là où on attendaitl'idée générale de «problèmes moraux », «morale » (2), ce qui estfort significatif. Bailey y voit avec raison une mention du neplβίων d'Épicure, mais il trouve l'expression bizarre et y découvrela main d'un compilateur, deux opinions non fondées. La mêmeexpression se retrouve encore sous la plume de Métrodore ( 3),mais à propos d'écoles philosophiques adverses.

STOlCISME

Le troisième volume des Stoïcorum Veterum Fragmenta, consacréà la morale de Chrysippe et de ses disciples, nous met en présencede textes qui, au premier abord, nous laissent quelque peu per-plexe. Les voici : « Des trois genres de vie existants, théorétique,pratique, logique, ils disent qu'il faut choisir le troisième » et« II y a trois genres de vie supérieurs : la vie royale, la vie poli-tique et la vie d'enseignement » (4).On a vite vu que ces deux séries de genres de vie ne se recou-

vrent pas. II nous faut essayer d'en établir la signification, la por-tée, et de voir quel lien les unit.Nous commencerons par la seconde. II y a trois genres de vie

qui sont supérieurs aux autres. De même, dit la suite du texte,on tirera profit principalement de la royauté, de l'action politiqueou encore de l'enseignement. Ces vies sont des activités concrètes,des professions. C'est ce qui sépare ce πολιτικός βίος de celuid'Aristote : ce dernier ne réduit pas la vie politique au métierdu politicien ; c'est surtout un des aspects de la vertu.Le fragment en question provient du 7repl βίων. Chrysippe

devait y étudier les principales professions dans leurs rapports

(}) Par exemple Lucrèce, II, Vers 23-26 et V, 1118-9.( 2) Lettre à Pythoclès, D. L. X, 86. Bailey, Epicurus, p. 278.( 3) KöRTE, Metrodorea, p. 555, XXIII (= Plut., Adv. Col., 33, 1127 b) :

Ae'yet 8è ότι tû>v σοφών τιves νπό SaifiiXeías τΰφου οΰτω καλώς èveíSov rò ίργον avTÍjsωστ€ οίχονται φερόμΐνοι Trpòs tÒis αντάς Λνκονργω καΐ Σόλωνι ςπιθνμίας κατα τovsTtfpl βίον λϋγην^ καΐ àperijs.

(*) III, 687 (= D. L., VII, 130) et 686 (= Stob., Eclog., II, 7, p. 109, 20).

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144 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

avec l'activité philosophique (x). La préoccupation minutieusede chaque détail de la vie concrète trouve sa justification dansla doctrine stoïcienne elle-même (2) et cette partie de la moralea beaucoup plus d'extension que la méthode de la sagesse.Dans son irepl βίων, Épicure s'occupait aussi de morale pra-

tique et on peut constater entre les deux traités d'Épicure et deChrysippe des concordances frappantes.Tous deux comportent quatre livres. Au premier, Épicure

interdisait, nous l'avons dit, la vie politique, la vie du tyran,l'exercice de la rhétorique. Or, précisément au premier livre,Chrysippe affirme que le sage acceptera, à l'occasion, la royauté,qu'il participera, s'il n'y a pas quelque empêchement, à la viepolitique, qu'il enseignera (3). Au second livre, Épicure disait :« Le sage ne sera pas cynique et il ne mendiera pas » et précisé-ment au second livre, Chrysippe s'occupe des façons de gagnersa vie ( 4).Quand on voit,au quatrième livre, Chrysippe critiquerle σχολαστικος βίος, on peut croire qu'Épicure, comme c'estnormal, terminait son œuvre, au quatrième livre, par l'étude dela vie idéale à ses yeux.Le parallélisme des deux ттер1 βίων est l'indice d'une polé-

mique : en suivant le plan qu'avait adopté Épicure, Chrysippese délectait à prendre le contre-pied des idées épicuriennes.Aucune des vies examinées par Chrysippe n'était à ses yeux

incompatible avec sa conception du sage : le sage stoïcien peutêtre roi, homme d'État, homme d'enseignement. Ces professionsrentrent dans la catégorie des καθήκοντα ; ce sont des προ-ηγμένα,comme le dit explicitement un texte (5).Passons maintenant à l'étude de l'autre série de genres de vie.

Chrysippe (6) distinguait vie théorétique, pratique et logique.

f1) E. Bréhier, Chrysippe, pp. 51-52.( 2) Bréhier, O. I., p. 230.( 3) III, 697 (= D. L„ VII, 121).(*) 686 ; cf. 143 n. 3.(5 ) III, 136 (= Stob., Eclog., II, 60, 22) : twv Sè ττρο-ηγμένων, τά μεν tlvai πΐρΐ

φνχην ... Tí€pl φνχην fitv çlvai τα τοιαντα €νφνίαν, προκοπήν ... καΐ τεχνας οσαι δννα-νται σννεργεΐν сш ττλεϊυν irpòs το κατά φνσιν ζτ}ν ; cf. id., 127.

(β) Le nom de Chrysippe n'est pas mentionné, mais rien ne nous semble justi-fier l'opinion de A. Grilli (II problema delle vita contemplativa nel mondo greco-romano, p. 253) qui attribue cette distinction des vies au seul Panétius. Le choixde la vie logique se fonde sur l'unité de la vertu, à la fois théorétique et pratique.Panétius par contre distinguait deux sortes de vertus, théorétique et pratique(D. L„ VII, 92).

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 145

D'après Diogène Laërce, il faut choisir la vie logique, «parceque l'animal raisonnable a été engendré par la nature expressé-ment à la fois pour l'activité théorétique et l'activité pratique » (x).C'est donc que le λογικός βίος permet les deux.Déjà à première vue, le λογικός βίος, présenté comme l'unique

idéal de vie, ne saurait désigner une autre réalité que les expres-sions plus connues : όμολογουμένως ζήν, κατά φνσιν, κατ' άρετήν,κατά λόγον ζήν. La ressemblance entre λογικός et κατά λόγον seraità elle seule suffisamment probante (2). Ce sera plus clair encorelorsqu'on se rappellera que, pour les Stoïciens, la vertu est à lafois théorétique et pratique ( 3) ; elle est donc le propre du λογικόςβίοζ et on sait d'autre part que κατ' àpeτήν ζήν est synonyme deκατά λόγον ζήν.Cette identification de la vie logique avec la vie selon la nature

découle encore d'un texte précieux du De Otio (4). Sénèque veutjustifier d'après la doctrine des premiers Stoïciens sa préférencepour le loisir ; il a les textes en main et il les cite : « Solemus dice-re summum bonum esse secundum naturam vivere : natura nos ad

utrumque genuit et contemplationi rerum et actioni ». Ainsi leκατά φύσιν ζήν a deux aspects, comme la vie logique.Que l'idéal de vie de Chrysippe ait été à la fois théorétique

et pratique, c'est ce que prouve encore une déclaration de Dio-gène Laërce, qui mentionne entre autres ce maître stoïcien :tÒv γάρ iváperov θίωρητικόν те eîvai και ττρακτικον των ποιητεων(St. V. Fr., III, 125) ; c'est la même doctrine qu'il faut encoreretrouver dans un témoignage de Cicéron sur Chrysippe : Ipseautem homo ortus est ad mundum contemplandum et imitandum(De Nat. Deor., II, 14, 17).Pour ce qui est du dosage de l'action et de la contemplation

dans la vie idéale, on peut admettre que Chrysippe insiste plusque ses prédécesseurs stoïciens sur la contemplation : simplepréférence personnelle d'ailleurs qui ne pouvait modifier la doc­

(^) III, 687 : yçyovevai γαρ νπο τήζ φύσίως imTqbes καϊ προς θίωρίαν και προςπράξιν.

( 2) III, 178 (= D. L., VII, 85) : του те λόγον τoîs λογικοΐ$ κατά rcAciorcpavπροστασίαν Β^Βομένον, το κατά λόγον ζήν ορθώζ γίνζσθαι. <του>τοι? κατά φνσιν, cequi rejoint exactement le passage de D. L. cité à la note précédente.

( 8) III, 202 (= Philon, Leg. Alleg., I, 56) ; voyez aussi la 94e Lettre de SÉ-nèque.

(*) IV, 2 ; cf. aussi V, 8.

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146 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

trine officielle de la vie mixte ( l).L'expression λογικός βίος, synonyme · d'expressions fort cou-

rantes, n'en a pas eu le succès. On ne la trouve à notre connais-sance que dans ce texte de Diogène et dans un passage stoïciende Philon (2). Sans aucun doute, elle fut employée pour respecterune habitude que nous voyons s'implanter à partir d'Aristote.L'opposition aurait été fort mal exprimée si, à côté de θ^ωρητικόςet de πρακτικός βίος, on avait parlé d'un κατά Aόγον ζήν. IIest très remarquable qu'on n'a pas employé non plus 1'expressionόμολογοΰμενος βίος, attestée ailleurs ( 3). Épicure avait montréla voie avec son σχολαστικός βίος.Demandons-nous maintenant quel est le rapport qu'il faut

établir entre ces deux séries de genres de vie. Nous avons déjàsouligné que le sage stoïcien peut être roi, homme politique... ( 4).C'est dire que les vies de la première série étudiée ici représententdiverses activités permises au sage, parce qu'elles ne compromet-tent pas son attitude fondamentale, vivre selon la raison ; cesont différentes professions compatibles avec 1'idéal du sage.Elles sont même par nature fort. apparentées à la vie logique,paisque les Stoïciens définissent la politique, 1'économie, lastratégie comme des activités à la fois théorétiques et pra-tiques (5 ).Mais que représentent dans le stoïcisme les vies théorétique

et pratique que l'on oppose à la vie logique ?La vertu stoïcienne, théorétique et pratique à la fois, se donne

manifestement pour une synthèse des deux sortes de vertus quedistinguait Aristote, dianoétiques et pratiques. Bréhier rappel-le (6) que pour Chrysippe «... (la vertu) est à la fois connaissance etdécision ». II en va de même du λογικός βίος : il est la synthèsedes deux genres de vie qui avaient la préférence d'Aristote.Chrysippe reprend consciemment ces deux genres de vie pourdéfinir sa vie logique par rapport à eux. II serait vain de croire

(') Cf. A. Grilli, 11 problema della vita conlemplativa nel mondo greco-romano,pp. 94 sq.

( 2 ) De Opific. Mundi, 40 : αθάνατοι νόμοι, δι' ών å λογιkos βΐοί κυβΐρνάται.( 3 ) St. V. Fr., III, 3. Í.24 (= Stob., Eclog., II, 76, 16 W).( 4) On connaît aussi les paradoxes stoïciens soutenant que seul le sage a la

qualité de roi, de stratège, de politique, d'économe... (III, 611 sq.).(5) Cf. III, 623.(·) Chrysippe, p. 248.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 147

qu'il existe une théorie stoïcienne de la vie théorétique ou de lavie pratique ; on n'en a pas la moindre trace. II n'y a de théoriestoïcienne que de la vie logique.Ainsi, cette dernière énumération de genres de vie se situe sur le

plan philosophique et l'autre est au niveau de la morale pratique.Panétius distinguait deux vertus, l'une théorétique, l'autre

pratique (voyez p. 144, note 4), là où Chrysippe n'en voyaitqu'une. II n'est pas douteux qu'il ait été lui aussi adepte de la viemixte (x), comme son disciple Posidonius, d'après un témoignagede Clément d'Alexandrie (2).Ce qui est frappant, c'est la fidélité du moyen portique à une

doctrine traditionnelle, qui deviendra de plus en plus un lieucommun du syncrétisme philosophique.

(г) A. Grilli, O. I., ρρ. 111 -112 et passim.(2) Strom., II, 21, 129, 4 : ζην 0€ωροΰντα τήν τών ολων αληθζΐαν καϊ τάζιν, καΐ

σνγκατασκ€υάζοντα αύτήν κατά το Βννατόν.

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CHAPITRE VIII

LE RÉSUMÉ PÉRIPATÉTICIEND'ARIUS DIDYME

Arius Didyme, Section ттерХ βίων du Résumé des doctrines moralesd'Aristote et des autres Pêripatêticiens .(Stobée, éd. Wachsmutïi, Weidmann, 1884, II, 143-145).Biov 8' αίρησεσθαι τόν σπουδαΐον τόν μετ' άρετής, е1т' itj>' ηγΐμο-

νίας 1тоте γίνοιτο, τών καιρών προαγαγόντων, еХте βασιλίΐ 8έοι σνμ-βιοΰν, ΐΐτί και νομοθΐτβΐν ή αλλως πολιτΐύΐσθαι. Τοντων 8è μη τνγχά-νοντα, ττpòs τό δημοτικόν τραπησΐσθαι σχήμα διαγωγής ή τό θίωρητι-κόν ή μΐσον (τό~) παιδίντικόν. Προαιρήσεσθαι μέν γάρ καΐ ττράττεινκαι θεωρΐΐν τά καλά. Κωλνόμενον Sè ττΐρΐ αμφω γίγνεσθαι διά καιρούς,θατέρω χρήσεσθαι, προτιμώντα μεν τόν θεωρητικόν βίον, διά δέ τοκοινωνικόν im τάς πολιτικάς όρμώντα πράζΐΐς. Δ ιό και γαμήσειν καΐπαώοποιήσεσθαι και πολιτίΰσΐσθαι και ίρασθήσεσθαι τόν σώφροναίρωτα και μΐθνσθήσεσθαι κατα σνμπεριφοράς, κάν eí μή ττροηγον-μένως, καΐ καθόλον τήν άρετήν άσκοΰντα και μίνειν iv τώ βίω, καιττάλιν ei Séoi ποτ€ δι' άνάγκας άπαλλαγήσεσθαι, ταφής προνοήσαντα,κατά νόμον καΐ τό πάτριον eØos καΐ τών αλλων οσα τοΐς κατοιχομέ-VOIS εττιτξλεΐν οσιον.Βίων Sè τριττάς íSéas eivai, πρακτικόν, θεωρητικόν, συνθετον

i£ άμφοΐν. Tòv μΐν γάρ άπολανστικόν ήττονα ή κατ' άνθρωττον eivai,προκρίνεσθαι Sè τών άλλων τόν θ^ωρητικόν. Πολιτεΰεσθαί те τόνσπονδαΐον προηγονμενως, μή κατά περίστασιν. Tòv γάρ πρακτικόνβίον τόν αντόν eîvai τώ ττολιτικώ. Βίον δέ κράτιστον μέν τόν κατ'άρετήν iv τοΐς κατά φνσιν' SevTepov Sè τόν κατά τήν μέσην Ζζιν, τάπλίΐστα καΐ τά κνριώτατα τών κατά φνσιν ΐχοντα' τουτοις μέν οννaipeτονς, φίνκτέον δέ τόν κατά κακίαν. Αιαφέρειν Sè τόν εν8αίμοναβίον τοΰ καλοΰ, καθ' οσον 6 μέν iv τοΐς κατά φνσιν eîvai βουλεταιSià παντός, ό Sè καΐ iv τοΐί παρά φνσιν. ΚαΙ πρός 6ν μένονκ αντάρκηςή άρετή, 77ρός ον Sè αντάρκης. Μέσον 8έ τινα βίον eîvai τόν κατάτήν μέσην έζιν, iv ω καΐ τά καθήκοντα άποδί8οσθαι' τά μέν γάρ

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LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE 149

κατορθωματα iv τώ κατ' άρετήν eîvai βίω, τά δ' άμαρτήματα ivτω κατά κακίαν, τά 8è καθήκοντα iv τω μεσω καλονμενω βίω.Faisant suite à deux résumés semblables de la morale des

Académiciens et des Stoïciens, on trouve dans Stobée un résumédes doctrines morales des Péripatéticiens pris dans leur ensemble.

Ce texte, où seul le nom de Théophraste est cité une fois (140,8) pose des problèmes épineux en raison d'une terminologie etmême de doctrines qui ont l'air stoïciennes, et non péripatéti-ciennes. Ce résumé consacre un long passage au thème des genresde vie et ce passage est 1'un des plus importants et des plus énig-matiques de tout ce texte. En voici la traduction :

« Le sage choisira une vie selon la vertu, soit que, les circonstancesaidant, il vienne au pouvoir, soit qu'il lui faille vivre à la cour d'un roi,ou légiférer, ou remplir une autre tâche politique. Mais si rien de cela ne seprésente, il se tournera vers la vie privée, soit la contemplation, soit, à mi-chemin, la vie d'enseignement. Car il préférera à la fois faire et contemplerle beau. S'il est empêché par les circonstances de se donner aux deuxà la fois, il prendra 1'un des deux, estimant davantage la vie contempla-tive, mais se tournant, en vertu du lien social, vers 1'action politique.C'est pourquoi aussi il se mariera, il aura des enfants, il fera de la politique,il aimera d'un amour tempérant, il s'enivrera, à 1'occasion, et non parprincipe ; en général, il exercera la vertu et restera dans cette vie ; mais sides circonstances impérieuses le lui imposaient, il en sortirait, après avoirprévu sa sépulture selon la coutume ancestrale et tout ce qu'il est pieuxde faire pour les défunts.

» II y a trois types de vies : pratique, contemplative, mixte. La vieapolaustique est inférieure à 1'homme et la vie contemplative est préféréeaux autres. Mais aussi le sage exercera une activité politique, par principeet non par accident ; la vie pratique, en effet, est la même que la viepolitique.

» La vie qui 1'emporte est la vie selon la vertu, dans les biens naturels ;vient ensuite la vie selon 1'attitude moyenne, jouissant de la plupart desmeilleurs biens naturels. Ces deux vies sont préférables, mais il faut fuirla vie selon le vice.

» La vie heureuse difíère de la vie belle dans la mesure où la premièreveut avoir les biens naturels et que la seconde peut s'en passer ; la vertune suffit pas dans la première, mais bien dans la seconde.

» II y a une vie moyenne, selon l'attitude moyenne, où on obéit auxdevoirs ; en effet, les actions droites se rencontrent dans la vie selon lavertu, les fautes dans la vie selon le vice et les devoirs dans la vie qu'onappelle moyenne. »

Disons tout de suite qu'on ne saurait éclairer cet article neplβίων par des conclusions qu'on tirerait d'un autre passage du

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150 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

Résumé. Ce serait un cercle vicieux : l'ensemble est trop sujet àcaution, l'unité n'est pas parfaite ; il n'est surtout pas exclu qu'ily ait là des erreurs d'Arius. Une seule méthode donc : étudier lepassage en lui-mênie, à la lumière de ce que nos recherches nousont appris.L'étude d'ensemble de ce Résumé a été entreprise par von

Arnim (^). Ses conclusions sont catégoriques : l'ensemble est fortcohérent ; toutes les doctrines qu'on y trouve sont authentique-ment péripatéticiennes, et notamment théophrastéennes. Nousaurons l'occassion de voir à propos de ce qui nous intéresse,quels sont parfois les moyens mis en ceuvre par von Arnim pourmaintenir sa thèse envers et contre tout : étude érudite, solide enbeaucoup de points, trop téméraire en plusieurs autres.Dans ses recherches sur les Magna Moralia, R. Walzer (2)

s'intéresse à plusieurs reprises à YÉpitomè d'Arius. A côté d'unecouche appartenant à une forme plus ancienne du Péripatos, il yvoit une doctrine plus récente et mêlée à des éléments stoïciens.Pour Dirlmeier ( 3), le Rêsumé appartient à l'école péripatéti-

cienne récente ; la définition du bonheur y est corrigée d'aprèsCritolaos selon le Péripatos classique. II daterait de l'époqued'Andronicus.

Enfin, dans la R. E. de Pauly-Wissowa ( 4), Regenbogenmarque son accord avec Dirlmeier, mais en constatant que sathèse a quelque chose d'étroit, que bsaucoup de doctrines peuventremonter aisément à Théophraste et que souvent des termesstoïciens recouvrent des idées péripatéticiennes. II note aussi latendance d'Arius à systématiser, à dogmatiser, alors que Théo-phraste devait exposer ses vues d'une façon discursive et prudente.

Ce qui frappe tout d'abord dans le texte qui concerne les gen-res de vie, c'est une importante contradiction : dans la premièrepartie, la vie choisie comme la meilleure est la vie mixte, sans qued'ailleurs l'auteur la nomme ; dans la seconde partie, c'est aucontraire la vie contemplative. Von Arnim — et c'est le plus grand

(!) Arius' Didymus' Abriss der peripatetischen Ethik, in Sitzungsber. derWien. Akad., 1926.

( 2 ) MM und aristotelischen Ethik, in Neue Philolog. Untersuch., 1929.( 3) Zur Ethik des Theophrasts, Philologus, J935, pp. 248 sq. et Die Oikeiosis-

Lehre Theophrasts, Philol. Suppl., XXX, 1937.(*) Suppl., vii, 1492-6.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE I51

reproche à lui adresser — n'hésite pas à corriger deux fois letexte pour en renforcer la cohérence : dans la phrase προκρίνεσθαιδέ των αΧλων ròv θεωρητικόν, il corrige αλλων en άπλων. Paléogra-phiquement, cette conjecture peut se défendre, mais 1'expressionάπλοΰς βίος nous paraît bien bizarre (^). Ensuite, von Arnimcorrige encore Βίων Sè (τριττάς ISéas) en Βίων Щ : il a bien vuen effet que le 8è introduit un nouveau développement, mais c'estprécisément ce qu'il ne peut admettre. II importe de soulignerque l'harmonisation ainsi obtenue est fort relative. II est impos-sible, nous le verrons, d'attribuer toutes ces idées à Aristoteou même à Théophraste. L'auteur annonce un résumé de doctrinesd'Aristote et des autres Pépipatéticiens : il tient parole.En l'occurrence, il nous paraít beaucoup plus indiqué de

prendre notre parti des contradictions, de nous refuser à corrigerle texte pour lui imposer une cohérence arbitraire et chimérique.von Arnim avait vu juste : le Sé qu'il veut corriger introduit

des considérations nouvelles ; une simple lecture permet de sentirque le texte se subdivise en deux parties précisément à cetendroit.

La confrontation de la première partie avec certains fragmentsstoïciens rend sensible à de nombreuses correspondances. Que1'on en juge :еф' -ηγΐμονίας ποτ€ γένοιτο η αύτός βασιλενσει (III, 686, 1. 17

= Stob., Ecl. II, 7)·βασιλΐΐ σνμβιοΰν σνμβιώσεται βασιλεΐ (III, 6çi —

Plutarque, De stoïc. rep. 20,1043 bc).

νομοθΐΤΐΐν. ,.παώΐυτικόν. . . και το νομοθΐτεΐν και rò παιδενεινάνθρώπονς (III, 6ll = StOB.,Ecl. II, 94, ρ. 158, 2).

rò μέν γάρ χρηματΐΐΐσθαι άπό τωνκατά παιδΐίαν (III, 686, 1. 24)·

γαμησειν και παι8οποιήσεσθαι και γάρ γαμήσειν και παιδοποιήσζσ-θαι (III, 686, 1. 19).

ερασθήσεσθαι κατά σνμπερι- 4ρασθήσ€σθαι . . . τών νΐων (ΙΙΓ, 7^6φοράς... = d. l., VII, 129).Le vocabulaire est souvent le même. Après notre étude de la

(') Άπλοΰί βίος se trouve dans ... Maxime de Tyr, mais au sens normalde « vie naturelle », Dissert., XXXVI, 3.

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152 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

théorie stoïcienne des genres de vie, nous serions peut-être tentésde reconnaître la vie logique dans la formule : « II préférera eneffet à la fois faire et contempler le beau ». Cela suffit-il pour fairepenser que tout ce texte est d'inspiration stoïcienne ? Certaine-ment pas. Les idées qui s'expriment ici ne sont pas spécifiquementstoïciennes. Aristote, lui aussi P), souhaite que l'hommemoral semarie, qu'il ait des enfants. A propos des Péripatéticiens, DiogèneLaërce écrit : « Et le sage pourra aimer, être homme politique,se marier certes et vivre à la cour d'un roi » (2). II s'agit de prin-cipes, de conseils si normaux qu'ils forment un terrain d'ententepour certaines écoles adverses. Le parallèle nous paraît cependantrévélateur par lui-même : il est probable que nous avons affaireà des idées péripatéticiennes contemporaines du stoïcisme.Venons-en à la conception fondamentale : l'idéal de vie est

ici la vie mixte. Une vie faisant la synthèse de la vie pratique etde la vie contemplative n'est mentionnée qu'ici de façon explicitecomme doctrine péripatéticienne. Nous avons montré plus hautque telle était la conception stoïcienne. Mais l'idée d'une alter-nance de l'action et de la contemplation dans l'existence de touthomme moral est d'Aristote lui-même (3). Et au moment oùDicéarque s'opposait à l 'Éthique à Nicomaque au point d'affir-mer la primauté de la vie pratique, il était beaucoup plus con-forme à l'authentique aristotélisme de préconiser la vie mixte.Arius d'ailleurs précise qu'après la vie mixte vient dans la

hiérarchie des valeurs la vie contemplative, puis la vie pratique.Aucun texte stoïcien n'atteste une telle précision. Dans le Péri-patos, au contraire, cette hiérarchie révèle très normalement laprééminence aristotélicienne de la vie contemplative sur la viepratique.Signalons un détail typique. La tolérance de l'ivresse n'est pas

du tout étrange dans le Péripatos, mais elle le serait dans le stoï-cisme. Les Stoïciens posaient, dans leur casuistique, le problèmede savoir si le sage s'enivrera ( 4) ; ils distinguaient « s'enivrer »(μεθΰσκεσθαι) de « être légèrement pris de vin » (οΐνοΰσθαι),n'attribuant au sage que ce dernier. Dans son résumé de la mo-rale stoïcienne, Arius déclare : « II n'est pas possible que l'homme

(!) Par exemple, EN, I, VI, 6 et VIII, 16.(») D. L„ V, 3 i.( 3) Cf. pp. 123 sq.( 4) E. Bréhier, Les idêes philos. el relig. de Philon d'Alex., p. 257.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 153

raisonnable s'enivre ; car l'ivresse comporte une faute et la dérai-son accompagne le vin ; or, le sage ne comrnet de faute en rien » (^).Tout au début du texte, la « vie selon la vertu », conformément

à ce qui suit, désigne la vie mixte. Immédiatement après sontenvisagées un certain nombre de professions. Cette conceptionde genres de vie-professions est déjà implicitement dans Aris-tote (2), mais de façon moins prononcée que dans le stoïcisme.Un seul détail fait difficulté : l'allusion au suicide possible du .

sage. Rien n'atteste par ailleurs cette opinion dans le péripaté-tisme et Aristote y est hostile ( 3). D'autre part, le stoïcisme admetle suicide dans certains cas et va même jusqu'à en faire parfoisune obligation pour le sage. Intrusion stoïcienne, confusiond'Arius ? Soyons prudents. Nous savons que Critolaus avait faitde grandes concessions au stoïcisme et qu'il s'est constitué ainsiune sorte de moyenne, de commun dénominateur des philoso-phies adverses ( 4). II n'est pas téméraire de croire que, si Crito-laus a pu admettre l'eupoia βίου de Zénon (5), un péripatéticiende son temps ait repris au stoïcisme l'opinion qui permet parfoisau sage de se suicider.II semble que toute cette partie du texte ne soit pas stôïcienne,

malgré des ressemblances parfois troublantes, mais qu'elle reflèteplutôt la doctrine d'un péripatétisme tardif influencé par le stoï-cisme.La seconde partie du texte est incontestablement péripatéti-

cienne, surtout théophrastéenne, mais aussi proprement aristoté-licienne. Après l'allusion au suicide possible, nous passons immé-diatement à la plus pure tradition d'Aristote. Nous allons suivrele texte phrase par phrase.

« II y a trois types de vies... ». Nous avons suffisamment défi-ni cette vie mixte ; ce concept se dégage de lui-même de YEthiqueà Nicomaque. Aristote conçoit la vie contemplative et la vieactive comme deux aspects de la moralité qui ne s'excluent pas.Dans la vie courante, il n'imagine pas de contemplatif pur ; le

(!) Mullach, II, p. 83, début.( 2) Cf. p. 127.( 3) EN, III, VII, 13.( 4) Cf. A. Rivaud, Hist. de la philos., I, p. 325. Sur les raisons psychologiques

et sociales de cette tendance à l 'éclectisme, voyez les vues profondes de E. Bevan,Stoïciens et Sceptiques, pp. 88 sq.

(5) Rivaud, O. I., I. I. et Pauly-Wissowa, RE, II, 1930-32.

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154 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

seul fait d'être homme entraîne l'exercice des vertus pratiques.On ne comprend pas du tout R. Walzer qui, à propos de la viemixte, parle de comprojnis peu heureux (^). Le péripatéticienqui a formulé le premier cette notion était tout à fait fidèle àl'esprit d'Aristote ; il avait peut-être l'espoir aussi de trancherd'une façon fort orthodoxe le différend qui opposait Dicéarque àThéophraste. La Grande Morale atteste déjà une tendance aucompromis (2).

« La vie apolaustique... ». Cette idée provient directementd'Aristote : EN, I, 5, 3, « la foule paraît avoir tout à fait unementalité d'esclave quand elle choisit le genre de vie des bêtes ».

« La vie contemplative est préférée aux autres » : c'est à lalettre la doctrine du livre X de YÉthique à Nicomaque.

« Mais aussi le sage exercera une activité politique... ». Walzerpense que cette formule serait plus proche du stoïcisme que dupéripatétisme. Mais les textes cités plus haut prouvent bien queles stoïciens admettraient plutôt le contraire : μη προηγονμένως,κατά περίστασιν ( 3). Dirlmeier établit fort bien que le motπροηγουμένως est de Théophraste et correspond, dans le vocabu-laire d'Aristote, à πρώτως καθ' αύτο καΐ μή κατά συμβΐβηκός ( 4).N'isolons pas la phrase de celle qui suit et qui la justifie : « lavie pratique est la même que la vie politique ». Voilà qui nous faitremonter, au delà de Théophraste, jusqu'à YÉthique à Nicomaqueet à la Politique, qui ne font aucune différence entre ces expres-sions, alors que Théophraste les distinguait presque certaine-ment (5). von Arnim et Walzer (6) croient qu'il y a une contradic-tion insupportable entre « préférer la vie contemplative » et« exercer une tâche politique par principe ». Au contraire, procla-mer la primauté de la vie contemplative et retenir en même tempsla vie active comme principe essentiel, c'est traduire très fidèle-ment la doctrine dualiste d'Aristote. Cette attitude revient,notons-le, à recommander en pratique la vie mixte, après avoirreconnu la supériorité de la vie contemplative : un péripatéticiensait bien que la vie contemplative pure n'appartient qu'à Dieu.

( l) 0. I., p. 192.( !) Cf. Jaeger, Aristoteles, p. 412 et Walzer, 0. /., p. 191.( 3) Cf. p. 144·(*) Die Oikeiosis-Lehre, p. 19 ; cf. De Igne, 14 : où προηγονμΐνως, αλλα ката

σνμβ^βηκός {Iä., Ο. /., I. /.).(5 ) Cf. ρ. 136-137·(β) VoN Arnim, Ο. /., ρ. 84 ; Walzer, Ο. /., /. /.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 155

La première partie du texte plaçait la vie contemplative au-dessous de la vie mixte : c'est perdre de vue le fondementmétaphysique de la morale et concevoir exclusivement la contem-plation comme un métier parmi d'autres ; c'est s'éloigner del'orthodoxie aristotélicienne.La phrase suivante : « la vie qui l'emporte est la vie selon

la vertu, dans les biens naturels » est un écho de Théophraste. Lavie selon la vertu peut désigner aussi bien la vie contemplative(selon la vertu dianoétique) que la vie pratique (selon la vertuêthiqiu·), et aussi, bien entendu, la vie mixte (selon les deux).'Ev toîs κατά φυσιν fait allusion aux biens extérieurs, sur lesquelsThéophraste mettait tout spécialement l'accent (г). C'est encoreDirlmeier qui a bien distingué cette expression de Théophrastedu κατα φΰσιν d'Aristote et des πρωτα κατά φύσιν stoïciens (2).

« Vient ensuite la vie selon l'attitude moyenne » à compléterpar une phrase de la suite : « II y a une vie moyenne ... ». Leμéaos βίος est ici une conception toute nouvelle. La dernièrephrase du texte la situe entre la vie selon la vertu et la vie selonle vice. II est certain qu'aucune classification semblable n'estattestée antérieurement dans le Péripatos. II est non moinscertain qu'une telle classification prend le contre-pied de ladoctrine stoïcienne, dont l'originalité bien connue consiste à niertout intermédiaire entre la vertu et le vice. II est dès lors évidentque cette conception d'une vie moyenne est une élaboration d'unPéripatos tardif en lutte avec le stoïcisme. Cela a été trop bienprécisé par von Arnim et Walzer pour que nous insistions. Lestoïcisme connaît des καθήκοντα qu'il appelle μέσα, mais il nepeut imaginer une vie vécue uniquement sous le signe de cesmedia officia : ces derniers se rencontrent dans la vie du sagecomme dans celle de l'insensé ; ils ne suffisent pas à constituerun genre de vie qui serait neutre.Ailleurs dans YÉpitomè, il est question de cette vie moyenne (3)

qui n'est ni heureuse, ni malheureuse, et Alexandre d'Aphrodise,parlant au nom de l'École, déclare : « Entre la justice et l'injus-tice et en général entre la vertu et le vice, il y a une attitude quenous appelons attitude intermédiaire » ( 4).

Í 1 ) Cf. p. 136.( 2) 0. I., p. 36-37.( 3) x 33> 6 ; von Arnim, O. I., p. 40 sq, 92 sq.( 4) Quaest., IV, 3, p. 121, 14 Bruns ; cité par von Arnim, p. 39 : δικαιοσΰνης

τ€ και àSiKtas και ϋλωζ âperijs καϊ KaKias естть ris e£is μ€ταζύ ην μςσην Ζξιν λίγομςν.

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I56 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

Un texte curieux du De Finibus fait allusion lui aussi à la μίσηê£is, mais sans la nommer. II constate d'abord que s'acquitter deson devoir est au nombre des « actions droites, recte factis, ce quisuppose le grec κατορθώματα. Suit une déftnition de la vie selonla vertu et puis au moins un exemple de vie moyenne (^).Quant aux trois termes κατορθώματα, καθήκοντα et άμαρτηματα

qui correspondent aux trois genres de vie distingués, le plussimple est de croire qu'il s'agit d'un emprunt conscient à laterminologie stoïcienne, fait pour mieux marquer, par l'identitédes mots, la dissemblance radicale des doctrines. Cet empruntpeut être l'œuvre des Péripatéticiens tardifs ici en cause oud'Arius lui-même, il est impossible de trancher cette question.von Arnim a essayé de montrer que l'hypothèse de l'emprunt

n'est pas nécessaire. Sa démonstration est intéressante en plusd'un point et tout particulièrement quand il rappelle que Théo-phraste emploie déjà καθήκον comme un terme technique, etmême κατορθώματα (2). Mais il s'agit d'emplois tout de mêmeisolés et ce qui frappe ici, c'est que les trois termes techniquesstoïciens se retrouvent dans la même phrase.

« La vie heureuse diffère de la vie belle... ». La vie belle dépenduniquement de la libre volonté du sage, la vie heureuse exige, enplus, le secours de la nature, du destin : il lui faut des biensextérieurs. La même distinction péripatéticienne apparaît autre-ment formulée dans l'exposé de Pison du De Finibus ( 3). Cettedoctrine doit provenir en dernière analyse de Théophraste, quine croyait pas que la vertu seule fasse le bonheur ; son insistancesur ce point a pu le pousser à distinguer une vie heureuse d'unevie belle. Aristote lui-même aurait admis la distinction : s'il nes'appesantit pas autant que son disciple sur l'importance desbiens extérieurs, il y croit cependant très nettement. Soulignonsenfm qu'une telle conception s'oppose radicalement à la doctrine

(*) V, 24, 69 : Nam et animi cultus et parentis ei qui officio fungitur in eo ipsoprodest, quod ita fungi officio in recte factis est quae sunt orla a virtutibus.Quae quidem sapientes sequuntur tamquam utentes duce natura; non perfectiautern homines et tamen ingeniis excellentibus praediti excitantur saepe gloria,quae habet speciem honestatis et similitudinem.Soulignons que « ingeniis excellentibus praediti » correspond. assez à « τά πλ^ΐστα

καϊ κνριώτατα τών κατα φνσιν ϋχοντα. » dans Arius.(2) Cf. TTepl evoe^eías, dans PoRPHYRE, De Abstn., II, 11 : στοχάζΐσθαι τοΰ

καθηκοντος et MM, 1199 a I2 -( 3) v, V, 71 et 81 : beatissima vita = ΐϋδαίμων βίος, beata vila = καλός βíos.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE I57

stoïcienne, pour qui le bonheur et la vertu sont absolumentsolidaires.

Concluons. Cette seconde partie du texte est résolument con-forme au titre de YÉfitomè : c'est proprement un centon où, àcôté d'idées authentiquement aristotéliciennes (primauté de lavie contemplative, rejet de la vie apolaustique, identité de la viepratique et de la vie politique) se rencontrent des conceptionsqui peuvent remonter à Théophraste (l'importance des biensextérieurs, la distinction' d'une vie belle et d'une vie heureuse)et eniin un troisième stade du péripatétisme, militant contre lestoïcisme : la doctrine de la vie moyenne.Tel nous semble être ce texte extrêmement particulier qu'un

heureux hasard nous a conservé. II doit son intérêt à sa façonde juxtaposer deux aspects très différents d'ime même philoso-phie morale : l'un révèle une pensée péripatéticienne tardive,que seules quelques nuances permettent d'identifier ; il relèved'une tendance à la conciliation, sinon à l'éclectisme ; l'autreest également tardif, mais atteste au contraire un péripatétismefort soucieux de son orthodoxie, un péripatétisme qui s'abreuveaux premiers maîtres de l'École, qui, au lieu d'arrondir lesangles, précise ses positions et son opposition au stoïcisme avectoute la fermeté de la polémique (J).

(■) Soulignons qu'Arius Didyme atteste éloquemment dans son Epitomè lavogue du thème ici étudié par l'emploi fréquent de l 'expression : nepi βίων Xéyos.Ci. Mullach, II, pp. 55 et 57.

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CHAPITRE IX

PENSEURS LATINS

CICÉRON

Dans la Lettre à Atticus que nous avons déjà dû citer (^), Cicé-ron déclare avoir satisfait Dicéarque et choisir désormais la viecontemplative. Limitons bien ce revirement avoué. Cette Lettreest écrite à Formies, en avril 59. César est consul, Clodius, adoptépar le plébéien Fonteius, va briguer le consulat. Années pleinesde soucis, pendant lesquelles Cicéron ne garde pas la fermetédont il faisait preuve en 63. Dans les Lettres précédentes déjà,il parlait dans le même sens ; il finissait une missive par ce para-doxe : « Cicéron le philosophe salue Tite le politique » (2) ; ailleursencore, il avoue avoir si peu de courage qu'il préférerait latyrannie avec le repos à la lutte, même avec toutes les chancesde succès ( 3). Mais cet état d'âme est éphémère : dès juillet, il està Rome et jusqu'en avril 58, date de son exil « volontaire »,on ne voit pas qu'il soit resté purement contemplatif ( 4). A« Tyrannia cum otio », boutade d'un moment pessimiste, va bien-tôt faire place le mot d'ordre : « Dignitas cum otio » (5).Soulignons que cette résignation, commandée par la pression

des faits, ne cherche pas à se justifier définitivement par tout un

i 1) II, 16 ; cf. p. 133. Nous n'avons pu découvrir un exemplaire de la thèse deM. Kretschmar, Otium, studia litterarum und βίος весορητικός im Leben undDenken Ciceros, Leipzig, 1938 ; mais d'après le compte rendu détaillé paru dans laPhilologische Wochenschrifx, 1941, pp. 76-80, il semble que nous soyonsfoncièrement d'accord avec l'auteur, même si elle n'emploie pas l'expression« vie mixte ». Nous craignons cependant qu'elle n'attribue à l'idéal ainsi défini uneoriginalité qu'il n'a pas du tout, la vie mixte étant un lieu commun à l'époque.

(2 ) II, 10.( 3) II. 14·( 4) II, 19: muîta me sollicitant et ex rei publicae tanto motu... (début).(5 ) Sur ce point, voyez p. 163-164.

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LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE I59

appareil philosophique. Malgré l'allusion à Théophraste, on sentque la position de Cicéron est purement affective et rien neressemble ici aux prétentions du De Otio de Sénèque.Déjà antérieurement, dans le Pro Murena (*), il avait semblé

mettre la vie d'étude au-dessus de la vie politique. Mais ce n'est làguère plus qu'une ruse oratoire. II oppose, dans le même discours,aux Stoïciens chers à Caton, «ses Académiciens et Aristotéli-ciens » (2) : il ne peut être question d'en déduire que Cicéron estsincèrement un pur contemplatif à cette date ; en pleine conju-ration de Catilina, ce serait fort paradoxal. Et beaucoup plustard, dans le De Finibus, quand il s'agira d'exposer la moralepéripatéticienne, c'est Pison, beaucoup plus que Cicéron, quiaffirmera son admiration pour la doctrine des genres de vie del'école ( 3).Un passage de la première Tusculane insiste sur l'excellence de

la contemplation pour assurer la béatitude contemplative après lamort (4) ; c'était sûrement un des thèmes de l'Hortentius, écrit en45 (5). II ne faut voir là qu'une moitié de la pensée de l'auteur, quise laisse entraîner par ses sources : le Songe de Scifiion, commenous le verrons, avait auparavant mieux traduit les convictionspersonnelles de Cicéron.II avait nettement affirmé la primauté de la vie politique dans

les pages mémorables d'introduction à son De Re Publica.II commence là par l'opposer à l'otium, qui a beaucoup plus

l'air sous sa plume de la vie apolaustique que de la vie contempla-tive (6). II réfute ensuite les objections communément faites à lavie politique. Poussé par sa vanité coutumière, il n'hésite pas àmêler habilement son nom à celui de Miltiade et de Thémis-tocle (7) ; il s'y attarde même complaisamment (8).

( x) Pro Murena, 55 : fortunatos eos homines judicarem qui remoti a studiisambitionis. . .

( 2) Id., 63.( 3) V, IV, xi.(«) I, XIX, 44-45·(5) Cf. Saint Augustin, De Trinitate, XIV, 9, 12 et 19, 26.(β) I, I : Unum hoc definio tantam esse necessitatem virtutis generi hominum

a natura, tantumque amorem ad communem salutem dejendendam datum, ut eavis omnia blandimenta voluptatis otiique vicerit. Ailleurs, le mot otium peut avoirun sens plus complexe qui l'éloigne de l'inertie ; cf. E. Remy, Dignitas cum otio,in Musée Belge, 1928, pp. 113 sq., surtout p. 121 et 126.(') I. 3·(8) I. 4·

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l6o LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

Les politiciens sont méprisables, objectent encore les otiosi,donc éloignons-nous de la politique. Erreur, répond admirable-ment Cicéron : si les politiciens sont méprisables, il faut agircontre eux, soustraire l'État à leur influence, et pour y arriver,il faut faire de la politique. L'auteur s'en prend ensuite auxStoïciens : ils admettent que le sage pourra parfois accéder aupouvoir, mais ils ne font rien pour l'y préparer. II est peu croyableque les Stoïciens, eux, aient admis ce reproche. Cicéron terminecette préface en s'excusant de l'ampleur qu'elle a prise, mais ilvoulait dès l'abord supprimer toute hésitation, toute réticencedevant la carrière politique.Et malgré cette conclusion, il sent bien que le problème est

loin d'être épuisé, qu'il n'a même été abordé que d'une façonnégative : la vie politique n'a été opposée qu'à une vie tranquille,laquelle, définie comme plaisir, était vraiment trop facile à con-damner. Cicéron s'est réservé d'approfondir la question dans ledialogue proprement dit, dans la conversation qui s'engage àpropos d'un phénomène astronomique.Ici (^), l'auteur commence par une apologie fort belle de la vie

contemplative, dont certains passages ont déjà le ton du Som-nium. Tubéron proclame que la vie contemplative l'emporte surla vie pratique comme l'éternel sur l'éphémère, comjne l'immensitéde l'Univers sur l'exiguïté de l'Empire romain. Le contemplatifpur est plus heureux, plus actif (2), plus riche que l'hommepolitique. Tous s'appellent hommes, mais seuls le sont vraimentceux que la culture a affinés.Laelius, porte-parole de Cicéron, va répondre. П s'étonne, il se

scandalise de constater qu'on recherche comment deux soleilsont pu apparaître, alors qu'on ne recherche pas pourquoi, dansl'État, il existe déjà, pour ainsi dire, deux sénats et deux peuples.Sa grande idée est l'inutilité de la contemplation, de l'étude troppoussée. II ne faut pas s'inquiéter du second soleil, il ne peutnous nuire ; d'ailleurs, nous sommes incapables de percer cemystère et cette vaine recherche ne nous conduirait pas à lavertu, ni au bonheur.C'est donc la conviction que l'intelligence humaine a des

0 I, 17·( г) C'est la même idée que dans le Protreptique d'Aristote : numquam se plus

agere quam nihil cum ageret... Cf. p. 111.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 161

limites précises, et la croyance à l'inefficacité de l'érudition quiassurent la primauté à la vie politique. Considérations qui sontgrecques d'origine (*), mais qui s'accordent si bien avec le génieromain. II serait trop facile d'en dénoncer les criantes insuffi-sances ; constatons plutôt que, cette fois, le problème, abordéde front, reçoit une solution d'ensemble, sans ruse ni escamo-tage.Le Somnium Scipionis, couronnement de l'œuvre, maintient

la primauté de la vie politique, mais il doit faire la part trèsbelle aussi à la contemplation ; quant au jouisseur, son âme nerevient à sa demeure qu'après avoir erré de nombreux sièclesautour de la terre. II y a, à la fin du Somnium Scipionis, unedistinction de trois genres de vie qui sont en dernière analyseceux d'Aristote (2).Le ton reste le même dans la dernière œuvre philosophique de

Cicéron, le De Officiis. A notre grande satisfaction, il y aborde ladiscussion relative aux genres de vie en soulignant que Panétius,sa source constante ici, avait omis d'en parler ( 3) : nous voyonsainsi quelle importance Cicéron attribue à ce problème.II affirme que l 'actio doit être préférée à la cognitio, que les

devoirs sociaux sont plus conformes à la nature que nos devoirsintellectuels. Si quelqu'un pousse la contemplation au point dene plus paraître un homme, excedat e vita. Cicéron admet bienque la σοφία soit au-dessus de la φρόνησis, mais c'est après avoirintroduit dans cette σοφία les devoirs sociaux. La justice enfinl'emporte sur la sagesse : « On comprend par là qu'à l'étude etaux devoirs de la science, il faut préférer les devoirs de la jus-tice ; car ces derniers visent à être utiles aux hommes et rien nedoit avoir plus de valeur pour l'homme que cette utilité » (4).Cicéron proclame l'utilité éminente de contemplatifs tels que

Lysis le pythagoricien et Platon, qui ont fait l'éducation respecti-ve d'Epaminondas et de Dion, mais il précise tout de suite

(1) Voyez la mentalité de Périclès, d'Isocrate (cf. supra, p. 59) ; la critiquede l'érudition remonte à Héraclite (cf. supra, p. 30) et se retrouve par la suite :cf. Ps.-Platon, Les Rivaux, 133 c sq.

( 2) XXVI, 29.( 3) « Qui îocus a Panaetio est praetermissus » I, 43. En I, 6, en abordant l'étude

de la sagesse, Cicéron avait déjà fait des réserves à l'idéal contemplatif : « cujusstudio a rebus gerendis abduci contra officium est ». II résulte de I, 43 que ce sontlà aussi des remarques que Cicéron ajoute à sa source.(') I, 43, fin.

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IÖ2 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

que, pour être utile, un contemplatif doit savoir bien parler :« C'est pourquoi une éloquence abondante, mais aussi prudente,est préférable à une réflexion même très fine, dépouvue d'élo-quence, car la réflexion se confine à elle-même, alors que l'élo-quence atteint ceux avec qui nous sommes liés par la commu-nauté ». La fin de ce paragraphe 44 maintient l'attitude deCicéron dans toute sa rigueur : « Donc, tout devoir qui a la forcede maintenir l'union et la société des hommes doit être préféréau devoir qui se conftne dans la connaissance et dans la scien-ce » (*).Les textes proclamant la supériorité de la contemplation sont

soit sujets à caution, comme le Pro Murena, soit des remarquesincidentes qui n'engagent guère. Par contre, quand il étudie laquestion pour elle-même, la position de Cicéron est extrêmementfeime et précise : il opte sans hésitation pour la vie politique.Notons aussi que le texte du De Officiis est écrit pendant laretraite, après bien des désillusions. Comparés à cette attitude,les revirements de Sénèque, commandés par les bouleversementsde sa vie, ont quelque chose d'un peu puéril (2).Cicéron préfère la vie politique : il ne s'ensuit pas qu'il ignore

ou rejette la vie contemplative. Nous venons de le voir reconnaî-tre l'utilité de la contemplation et son activité philosophique suf-firait à trancher la question. Ce n'est pas uniquement pour lesbesoins de la cause que dans le Pro Archia il souligne l'importancede la spéculation intellectuelle pour le rôle politique de l'orateur.Au début de la deuxième Tusculane, il avoue qu'il lui est indis-pensable de philosopher, surtout dans la retraite (II, 1, ι,).Quand il précise intégralement ses convictions, Cicéron adopte

la vie mixte, mélange de contemplation et d'action. Un texte duDe Republica nous livre cette mise au point : « Qui a eu la volontéet le pouvoir de se former à la fois par l'observation des coutumesancestrales et l'étude réfléchie, je le considère comme un hommeaccompli. S'il faut choisir l'une des deux voies, une vie tranquilletoute remplie par l'étude et les soins donnés à la culture del'esprit paraît à la vérité plus heureuse ; une vie employée au

(x) Dans le De Senectute (en 44), Cicéron s'attache tout d'abord à montrer quela vieillesse n'interdit pas l'action (VI, 15 sq.).

( 2) Seule l'attitude de Cicéron en 59 pourrait y faire penser, mais avec desréserves ; cf. p. 158.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE

service de la citéjnérite plusd'éloges eta plus d'éclat... » (^). LeDe Oratore est pour ainsi dire mis tout entier sous le signe de lavie mixte (2) et il y revient à plusieurs reprises assez explicite-ment ( 3). Dans le De Finibus, c'est de toute évidence sa penséepersonnelle que Cicéron exprime en citant Aristote : « Ces gens-là ( = Aristippe, les Cyrénaïques) n'ont pas vu que, comme lanature a fait le cheval pour la course, le bœuf pour labourer, lechien pour chasser, elle a aussi fait l'homme pour deux choses,la pensée et l'action, comme dit Aristote » (4).Plutarque ne prête pas au jeune Cicéron un idéal de pure con-

templation. II nous le montre suivant les leçons de Philon, maisaussi fréquentant chez Mucius les hommes politiques (5) et plusloin : « II aimait la Nouvelle Académie ; il y appliquait de pré-férence ses méditations et il songeait, s'il était forcé d'abandonnerla carrière politique et de renoncer au forum et aux emplois, àvivre en paix au sein de la philosophie » (6).Nous pouvons reprendre maintenant la question fort débattue

du slogan du Pro Sestio, « cum dignitate otium », par lequel Cicéronveut de toute évidence unir le loisir à une certaine activitépolitique. II y a désormais toute une littérature sur ce sujet (7).La formule revient à plusieurs reprises sous la plume de Cicéronà peu près à la même époque. Le chanoine Rémy croyait à dessens différents selon les différents textes : dans la correspondanceet le De Oratore, il s'agirait selon lui de la vie tranquille de l'indi-vidu ; dans le Pro Sestio, de celle de l'État. C'est bien ce quisemble s'imposer à première vue, mais M. P. Boyancé a montréque le sens individuel n'est pas absent du Pro Sestio et il restitueainsi à la formule un sens plein et stable. II se demande alors

f 1) III, 3, fin. Intéressante aussi cette déclaration personnelle du De Officiis(I, 44), qui rejoint l'exposé du Pro Archia : « nosque ipsi quidquid ad rem publicamattulimus, si modo aliquid attulimus, a doctoribus atque a doctrina instructi adeam et ornati accessimus ».

( 2) Cf. I, i, i.( 3) I, 212, fin ; III, XV, 57 ; XXIII, 86, 88 ; XXXI, 123 ; cf. encoreDe Officiis,

I, XXVI, 90.( 4) II, 13, 40. Trad. Martha.(5) Vie de Cicéron, 3, début.(e) Id., 4·(') E. Remy,Dignitas cum otio, inMuséeBelge, 1928, pp. 1 13 sq. P. Boyancé,

Cum dignitate otium, in REA, 1941, pp. 172 sq. A. Grilli, Cum dignitate otium,in Acme, 1951, pp. 227 sq. Aussi Wegehaupt, Die Bedeutung und Anwendungvon Dignitas in den Schriften der republik. Zeit, Breslau, I932 ·

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164 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

d'où Cicéron a pu tirer cet idéal et il se tourne du côté des philo-sophes grecs. II voit dans le « oum dignitate otium » une conciliationentre l'action des Stoïciens et la contemplation ; il émet l'hypo-thèse que les Péripatéticiens ont déjà pu réunir les deux et ilpense au traité de Théophraste sur YAmbition.C'est ici, croyons-nous, que nous pouvons apporter l'appui de

nos recherches. On peut faire abstraction de Démétrius de Pha-lère, dont Cicéron parle à deux reprises (l) : l'existence de lathéorie de la vie mixte dans le Péripatos n'est pas une hypothèsemais une certitude, attestée par Arius Didyme entre autres (2).Cicéron n'a pas eu à inventer la vie mixte. II pouvait encore latrouver à l'Académie, comme le dit expressément saint Augus-tin en mettant Cicéron en cause : « Voilà donc la doctrine de

l'Académie ( = la vie mixte) telle que Varron la reçut d'Antio-chus, qui fut aussi le maître de Cicéron... » ( 3).A. Grilli nous paraît chercher à P. Boyancé une querelle assez

vaine. II insiste ( 4) sur le fait que otium et dignitas forment untrès fort contraste, comme deux notions tout à fait opposées.On peut l'admettre et P. Boyancé avait déjà dit contre Wege-haupt que les deux termes sont très distincts. D'autre part,A. Grillirejette l'inspiration philosophique grecque : le slogan deCicéron lui paraît venir exclusivement des données concrètesde la politique romaine du moment. Mais personne ne doutede l'objectivité, du réalisme politique de Cicéron. Seulement,quoi qu'en pense Grilli, les deux thèses ne sont pas contra-dictoires : l'orateur romain peut fort bien s'inspirer de la penséegrecque tout en restant très au fait des réalités romaines.Cicéron a défini lui-même cette attitude à la même époque,dans un passage du De Oratore : « Puisqu'aujourd'hui nous nepouvons faire autrement, il nous faut chercher ces notionschez ceux mêmes qui nous ont dépouillés ; mais sachons lesappliquer à la vie publique, la nôtre, but où elles tendent etqu'elles visent » (5). Grilli considère d'ailleurs l'influence grecquecomme une simple hypothèse, mais il nous semble que l'histoire

n Cf. p. 138.( 2 ) Cf. p. 148 sq.( 3 ) Citê de Dieu, XIX, 3 ; cf. p. 172.(4) Article cité p. 163, n. 7.(s) III, XXXI, 123 ; trad. Courbaud, Les Belles Lettres.

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DANS L'ANTIQUXTÉ CLASSIQUE 165

du thème des genres de vie confère à cette hypothèse unegrande solidité (*).

SÉNÈQUE

Sénèque aborde de front, à deux reprises, le thème qui nousoccupe, dans le De Tranquillitate Animi et dans le De Otio (2). IIy fait aussi plusieurs allusions dans les Lettres à Lucilius, maiscette correspondance n'apporte rien de nouveau à ce sujet etnous la mentionnerons simplement dans notre examen des deuxtraités.

A vrai dire, dans le De Brevitate Vitae déjà, Sénèque avaitrecommandé la retraite, 1 'otium, à Paulinus. Ce dialogue estcertainement antérieur au De Tranq. An. Nous ne nous y attar-derons pas : si Yotium y est décrit comme une sorte de vie con-templative stoïcienne (cf. ch. XIV et XV), Sénèque n'y opposeque la longue suite des occupati. On sent très bien que la penséede l'auteur se développe en dehors du thème des genres de vie,malgré l'expression «in hoc genere vitae » ( 3). En dépit de sontitre aussi, le De Vita Beata n'apporte rien à notre étude.Tout en admettant que l'idéal serait la vie politique, Athéno-

dore ( 4), devant la perversité humaine, la condamnait. Mais il n'enest pas moins partisan d'une vie active, qu'il se représente commeгт apostolat moral (5) ; il assimile ensuite très rapidement cetapostolat moral à la vie contemplative (6). II sait le danger de la

( x) A. Grilli n'accepte pas l'explication de P. Boyancé qui, en distinguantdeux conceptions de 1'otium concilie (0. I., p. 186) Pro Sesiio 99 et 138, maislui-même en vient en conclusion à la même distinction entre цп otium répréhen-sible, ruineux pour l'État, et un otium modéré qui ne nuirait pas aux intérêtsdes optimates (O. I., pp. 239-240).

( 2) La datation des Dialogues est souvent difficile, mais il est certain que le DeTranq. An. précède, et même d'un certain nombre d'années, le De Otio. Cf.par exemple, O. Hense, Seneca und Athenodorus, Freiburg, 1893, pp. 6 sq,surtout p. 19.

( 3) XIX, 2. Sur les raisons qu'avait Sénèque de conseiller la retraite voyezBourgery, Sénèque, Dialogues, II, p. 43 (Les Belles Lettres) et Waltz, DeOtio (Hachette), 1919, p. 4.

( 4) De Tranq. An., III, 1 : optimum erat; III, 2 : a foro quidem et publicorecedendum est. Voyez l'étude de P. Grimal, Auguste et Athênodore, REA, 1945,pp. 261-273, 1946, PP· 62-80.

(5) III, 3 : qui juventutem exhortatur.(6) III, 4 : qui quid sit justitia, quid pietas... ; III, 5 : Ergo si tempus in studia

conferas quod subduxeris ojficiis, non deserueris.

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l66 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

solitude (x) et songe à une assemblée de sages qui, à traversPanétius, pourrait être inspirée des συνεργοί d'Aristote. Lacontemplation est la meilleure action : encore une idée d'Aristote,avec cette différence que ce dernier n'insistait nullement surl'apostolat que veut assumer Athénodore (2).Sénèque n'est pas d'accord ; iln'abandonne pas aussi facilement

la vie politique. II ne nie pas qu'il faille l'abandonner parfois ( 3),mais le moins possible. Si les circonstances sont hostiles, « qu'il selance plus modérément dans la vie active et qu'il trouve quelquechose en quoi il pourrait être utile à la cité » ( 4) . A son avis, dans cecas, le mieux est de mélanger la retraite et l'action (s) et il affirmeque toujours il y aura place pour une action, un engagement,dirait-on aujourd'hui (6).Qui veut trop prouver ne prouve rien. Sénèque veut illustrer

cette dernière réflexion par un exemple ; il choisit Athènes sousles Trente et nous montre Socrate maintenant une vie engagéemalgré les difficultés du moment. Mais cette forme d'action n'estpas autre chose qu'un apostolat moral ( 7 ). II se trouve ainsid'accord sans s'en apercevoir avec Athénodore qu'il s'efforcede critiquer. Pour terminer, Sénèque ramène le choix entreretraite et action à une question d'aptitudes (8 ). C'est laisserune porte ouverte aux doctrines du De Otio.Dans cet opuscule, mutilé aujourd'hui, qui doit dater de la re-

traite de Sénèque, notre philosophe se déclare sans restrictionpour Yotium (9 ) et mieux, il prétend sauver son orthodoxie.Sérénus, maintenant stoïcien susceptible, lui reproche de confon-dre le stoïcisme avec les principes mêmes d'Épicure (10) et Sénèquerépond : « Que peux-tu demander de plus si je me montre sem-blable à mes maîtres ? Eh ! quoi, donc ? J'irai non pas où ils

( 1) III. 7·( 2) III, 2 : « hominum quorum maximae in reducto actiones sunt » est très proche

du texte de la Politique étudié plus haut, p. 84.( 3) IV, i.( 4) IV, 2, fin et 3.(5 ) IV, 8 : miscere otium rebus, quotiens vita actuosa impedimentis fortuitis

aut civitatis conditione prohibetur.(«) Id„ l. I.(') V, 2.( 8) VI, 4 : Considerandum est utrum natuva tua agendis rebus an otioso studio

contemplationique aptior et eo inclinandum quo te vis ingenii feret.(') Voyez dans le même sens Lettres à Lucilius, 7, 8, 19, 21, 22, 53 (8), 68.(10) I. 4-

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSÍQUE 167

m'envoient, mais où ils me conduisent ». Malgré ses dénégations,Sénèque avoue ici qu'il va interpréter la doctrine stoïcienne.II veut prouver deux choses : tout d'abord qu'un stoïcien peut

s'adonner dès sa jeunesse à la contemplation ; ensuite, qu'aprèsune carrière active, il est bien permis de prendre sa retraite (x),idée chère aussi à Philon.

Sénèque aborde alors le point le plus délicat. Pour lui, la diffé-rence n'est pas si grande qu'on pourrait le craindre entre Épicureet Zénon (2) : « Les deux sectes des Épicuriens et des Stoïciensdiffèrent beaucoup sur ce point, mais toutes les deux, par unevoie différente, conduisent au loisir ». Cette dernière affirmationest fausse : l'épicurisme ne mène pas à la retraite, il y est dès ledébut ; le stoïcisme de son côté n'a jamais considéré le loisircomme la fin de l'action, la θεωρία comme fin de la πράξις.Sénèque continue : « Épicure dit : « Le sage n'abordera pas lavie publique, à moins qu'il n'intervienne quelque circonstance » ;Zénon dit : « II abordera la vie publique, à moins qu'il n'y aitquelque empêchement ». Si la dernière formule nous a étélittéralement conservée en grec sous le nom de Chrysippe, ondoit se demander où Sénèque a trouvé la réserve « nisi si quidintervenerit » qu'il attribue à Épicure. Elle va à l'encontre detous les témoignages ( 3) que nous possédons. Aucun doute n'estpossible : Sénèque rapproche délibérément ce texte de celui deZénon. Pour le moment cependant, il se contente d'une conclu-sion orthodoxe : en III, 3, il réclame simplement le bénéficedu âv μή Tt κωλνγι de Chrysippe.L'argument suivant est qu'on peut très bien servir la Cité

universelle dans la retraite, et mieux que par l'action (4). Lafin de ce chapitre est intéressante, c'est un texte très stoïcien :« Nous disons d'habitude que le bien suprême est de vivre selonla nature : la nature nous a engendré pour deux fins à la fois, lacontemplation et l'action ». Mais, comme il l'avouera (5) sous lecouvert d'une équivoque, qui était déjà celle d'Athénodore, Sénè-

Í1) II, 1-2.(2) III, 2. Pour Chrysippe, cf. von Arnim, St. V. Fr., III, 697 (= D. L., VII,

121 ; cf. SUpra, p. 144) : πολιτεόεσθαί φασι τον σοφον ãv μή τι κωλΰτ}, ώ; φησιΧρνσίπττος tV πρώτψ περί Βίων.

( 3) Cf. ρ. 140 sq. Le témoignage rapporté par Plutarque (cf. p. 141 et n. 7)ou encore 1'attitude des Épicuriens romains en 44 avant J. C. a pu inciter Sénèqueà présenter de cette façon la pensée épicurienne.

( 4) IV, 2.(5) V, 8 : ulrumque facio, quoniam ne contemplatio quidem sine actione est.

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ι68 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

que vise à séparer ces deux éléments, à n'en retenir qu'un alorsque le stoïcisme authentique fait la synthèse des deux. II affirmeensuite que la retraite n'est pas l'oisiveté (1), mais bien la contem-plation, utile à l'humamté future (2). Et comme il ne peut guèreciter de texte explicite en sa faveur, il recourt à un sophisme (3) :Cléanthe, Chrysippe, Zénon ont certainement vécu comme ilsavaient dit qu'il fallait vivre ; or, aucim d'eux n'a dirigé un État,donc...

Mais le chapitre VII est de loin le plus sophistique. Citons cepassage, le texte le plus explicite sur les genres de vie dans toutela latinité païenne : « Praeterea tria genera sunt vitae, inter quaequod sit optimum quaeri solet : unum voluptati vacat, alterumcontemplationi, tertium actioni ». C'est la distinction aristotéli-cienne, nous y reviendrons.Sénèque va prouver que cette distinction est artificielle, que

les trois notions distinguées se retrouvent toutes dans chaquegenre de vie et il en conclura que « la contemplation plaît à toutle monde », en sous-entendant : « Donc, il est normal que jeprône la retraite » ( 4).Voici son essai de démonstration. « Nec ille qui voluptatem pro-

bat sine contemplatione est ». . . On voit immédiatement quecontemplatio n'a pas ici le sens attendu de « vie contemplative »,mais celui, très général, de «activité rr.entale » (5). « Nec illequi contemplationi inservit sine voluptate est » : ici non plus,Voluptas ne signifie pas « vie apolaustique », mais « plaisir intel-lectuel », épiphénomène de la contemplation. De même, « necille sine actione contemplatur » : actio ne signifie pas « vie pra-tique », mais bien πράξις au sens où l'entendait Athénodore ouAristote dans le texte de la Politique (6).De toute évidence, Sénèque ne parvient à infirmer la distinc-

tion aristotélicienne des genres de vie qu'en s'écartant. de ladéfinition courante de chaque vie et en jouant, peut-être incons-ciemment, sur le sens des mots. Pourquoi a-t-il préféré jongler

(*) VI, 5 : segnis vita.( 2) VI, 4 : quae posteris prosit.( s) VI, 5.( 4 ) VII, 4.(5 ) Même sens plus loin : nec hic sine contemplatione agit.(e ) Ce sens réapparaît encore en Lettres à Lucilius, 8, 6. Cf. encore, [Plutar·

que], Apopht. 196 B : Scipion disant όπότΐ σχολάζοι, ττλείονα πράττ€ΐν.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 169

avec les conceptions d'Aristote, au lieu de nous donner uneanalyse de la vie logique stoïcienne ? C'est que l'idéal stoïcienl'aurait toujours replacé devant la dualité contemplation-action,dont il n'aurait pu facilement escamoter un terme.La conclusion du chapitre VII revenait d'ailleurs à une ortho-

doxie stricte : nobis haec ( = contemplatio) statio, non fortusest » (^). Mais par une incohérence singulière, il la contredit toutde suite après, dans la page qui, pour nous, est la dernière duDe Otio. II y rappelle que pour Chrysippe, le sage ne dirigerapas n'importe quel État et après une revue sommaire des citéscontemporaines, il s'empresse de conclure : je n'en trouveraiaucune qui puisse supporter le sage ou que le sage puisse suppor-ter (VIII, 3). D'où la nécessité de la retraite pour tout le monde :la contemplation est loin, dès lors, d'être une simple statio.Ainsi, la position qui était celle d'Athénodore et que Sénèque

blâmait dans le De Tranq. An. est devenue aussi la sienne quel-ques années plus tard (2). Ils insistent tous deux sur l'utilitésociale de la retraite, mais il faut noter que Sénèque —■ ô para-doxe — conçoit désormais cette dernière d'une façon plus strictequ'Athénodore : l'intime d'Auguste associait la vie contempla-tive à une sorte d'engagement, alors que Sénèque laisse cetaspect dans l'ombre ; la retraite n'est pour lui que la vie d'étu-de ( 3).La disgrâce aidant, Sénèque en est venu d'autant plus faci-

lement à la vie contemplative que depuis longtemps il se repré-sentait la vie dans l'au-delà comme une béatitude contempla-tive. C'est là une influence platonicienne fort nette. Le genre dela Consolation y est évidemment pour quelque chose, maisprécisément, on sait grâce à P. Boyancé ce que ce genre doit àl'académicien Crantor ( 4). Dans deux de ses Consolations, Sénè-que évoque la contemplation des Bienheureux (5). Les cir­

(*) C'est par erreur queWaltz (O. l.,p. 36, n.) croit quealii, en VII, 4, désigneles épicuriens dont il est question immédiatement auparavant ; alii ne sauraitdésigner que les contemplatifs.

( 2) O. Hense (0. I., p. 19) signale ce point en passant et renvoie à Zeller.( 3 ) Pour l'utilité sociale de la retraite, cf. De Tranq. Αη,, III, 3, fin et 5, début ;

De Otio, VI, fin. Vie d'étude, De Otio, IV, 2 ; V, 5-6.( 4) Voyez P. Boyancé, L'Apothéose de Tullia, in REA, 1944, PP· 179-184,

surtout p. 181.( 5 ) Consol. adMarciam, XXV, 2 ; XXVI, 5 sq. ad Polybium, IX, 8. A. Guille-

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170 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

constances l'ont poussé un jour à faire descendre sur terre cetidéal céleste. Plusieurs œuvres des dernières années, et non seu-lement le De Otio, nous l'attestent clairement f1).

mïn atténue fort la portée doctrinale de cette croyance : cf. Sénèque, Directeurd'âmes, in REL, 1952, p. 210.

( x) Cf. Quaest. Natur., Prolog., I, 6-13 ; Lettres à Lucilius, 90, 102.Signalons ici que nous n'avons rien découvert qui en vaille la peine dans

l'œuvre d'EpiCTÈTE (pour la parabole de la panégyrie, voyez p. 40 n.).Par contre, dans un fragment (n° iï , pp. 57 sq. Hense) que le P. Festugière a

mis récemment en valeur (cf. Persmal Religion among the Greeks, 1954, PP· 5^sq.), c'est aussi la vie mixte que Musonius recommande, conçue concrètementcomme l'union de la philosophie et de l'agriculture.A trois reprises, Marc-Aurèle a opposé à l'idéal stoïcien certains genres de

vie communément distingués. Ou bien il juxtapose (VI, 51) des individus-typesà la façon de Platon, dans la République, ou bien il n'énumère que des valeursdiverses, mais elles correspondent aux genres de vie traditionnels, et le thèmeest devenu trop courant pour que dans une œuvre philosophique on ne doive yvoir une référence aux genres de vie (III, 6, 4 ; VIII, 1, 4-6).

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CHAPITRE X

AUTEURS GRECS TARDIFS

LE TRIOMPHE DE LA VIE MIXTE

Manifestement, depuis que nous avons abandonné les grandesécoles philosophiques du IVe siècle, le thèjne des genres de viene progresse plus. II vit de son passé. Sa vogue restera toujourstrès grande, mais il entre dans une phrase déjà scolastique : lesmêmes conceptions vont réapparaître, avec parfois des variantesinsignifiantes. Seul Plotin sera capable de transformer ce lieucommim en pensée originale.Dans ces conditions, nous prenons le parti d'adopter un rythme

plus rapide : consacrer un chapitre à chaque auteur de troisièmeordre qui a parlé des genres de vie n'aboutirait qu'à répéterles mêmes banalités, à allonger inutilement notre étude et à larendre tout à fait illisible.

Ce qui compte désormais en attendant Plotin, c'est le triomphede la vie mixte. A peu près tout ce qui pense à cette époqueadopte ce même idéal. Plusieurs exceptions importantes toute-fois : l'épicurisme, nous l'avons vu, est trop hostile à la viepolitique pour se consacrer à la vie mixte ; c'est le cas aussi descyniques et des sceptiques qui préconisent Ι'άπάθεια hostile àl'engagement politique (*).

La doctrine péripatéticienne de la vie mixte apparaît explicite-ment dans le Rêsumê d'Arius Didyme (2). Aspasius, le premiercommentateur d'Aristote, recommandait aussi la vie mixte (3)et Andronicus comprenait de même l'idéal du maître (4).

(x) Cf. D. L., VI, 29 et les Lettres 5 et 7 du ps.-Cratès (Herscher, pp. 208-9)pour les cyniques ; pour les sceptiques, P. Pohlenz, Das Lebensziel der Skeptiker,in Hermes, 39, 1904, pp. 15 sq.

( 2) Cf. p. 148 sq.( 3) Comment. in EN, I, 2.( 4) Cf. Mullach , III, p. 150.

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172 LE THÈME PHILOSOPHigUE DES GENRES DE VIE

Un texte du pseudo-Plutarque doit fort probablement êtrerattaché à la veine péripatéticienne ; il explique que la viecontemplative sans l'action est inutile et que la vie pratique sansphilosophie est inculte et aberrante (*).

Un heureux hasard nous vaut des renseignements précis surl'introduction du thème à l'Académie. Dans la Cité de Dieu (2),saint Augustin écrit que Varron a reçu d'Antiochus l'idée que lavie mixte détient la primauté. On sait qu'Antiochus d'Ascalonest le type même de l'électique : s. Augustin ajoute que Cicéronle compte plutôt parmi les stoïciens.Albinus, dans son Épitomè, n'emploie pas expressément la for-

mule « vie mixte », mais ce qu'il dit des genres de vie montrequ'il admet, dans la vie de chaque individu, l'union de la con-naissance et de l'action. La vie théorétique a le premier rang,mais la vie pratique qui vient ensuite, est nécessaire, inévitable(άναγκαΐος, II, i). Albinus conseille au sage de s'occuper desaffaires publiques quand elles sont mal gérées (11, 3) et terminele chapitre en recommandant et la contemplation et l'action.Dans YEisagogè, il soutient même que toutes deux permettentl'assimilation à Dieu (VI, 4).Exposant les doctrines de Platon, Apulée (3) précise que le

sage doit rivaliser par sa conduite avec la perfection divine et que,par conséquent, «ce n'est pas seulement par la connaissancecontemplative, mais encore par l'action pratique qu'il suivra lavoie agréée des dieux et des hommes ».

Plusieurs textes attestent le même idéal dans le néo-pytha-gorisme. Le pythagorisme ancien était contemplatif, comme leprouve entre autres la parabole de la panégyrie. Mais il ne fautpas oublier que les anciens pythagoriciens se sont adonnés à lapolitique et qu'ils ont élaboré une doctrine politique remarqua-ble. II suffirait d'en croire R. Mondolfo pour faire remonter aupythagorisme ancien l'idéal presque formulé de la vie mixte (4),mais les textes qu'il allègue sont peu probants (s). En tout cas, le

( 1) De puer. educ., XXII.(2) XIX. 3.( 3) De Dogm. Plat., II, XXIII, 253.(*) Zeller italien, II, p. 646.(6) Cf. supra, p. 37.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE I73

souvenir de l'activité politique des anciens a dû faciliter l'adop-tion de la vie mixte par le néo-pythagorisme.Un faux recueilli par Diogène Laërce, une lettre de Pythagore

à Anaximène, fait dire au maître : « Car il ne faut pas sans cesseinterroger les astres, il est plus beau de se soucier de sa patrie.Pour moi, je ne suis pas toujours plongé dans la philosophie, jem'occupe aussi des guerres qui déchirent et divisent les Italio-tes » (x). Ce court billet se termine de cette façon : il est manifesteque le faussaire voulait simplement assurer à la vie mixte leprestige de Pythagore lui-même et c'est une raison de croireavec A. Delatte, que ce faux est d'origine tardive (2).Un fragment du pseudo-Archytas développe explicitement la

même doctrine : « II y a deux vies rivales qui se disputent lepremier prix, la vie pratique et la vie philosophe ; mais de beau-coup supérieure paraît celle qui mêle les deux, combinée selonles opportunités qui s'équilibrent suivant chaque circonstan-ce » ( 3). L'auteur est même fort préoccupé de justifier philoso-phiquement le mélange et il recourt à cet effet à une théorie dela biàvoia ( 4).

Philon le Juif est fort représentatif du syncrétisme hellénisti-que. Convaincu de l'énorme supériorité de la vie contemplative,il admet cependant la vie mixte : selon lui, la vie contemplativeet la vie pratique doivent alterner dans la vie d'un homme. Lapremière est sous le signe de l'hebdomade, la seconde, de l'hexade :ce jargon arithmologique ne fait que camoufler une idée aristo-télicienne, à savoir que la contemplation est d'essence divineet que l'action est proprement humaine (5). La vie contempla-tive est tellement supérieure que ce serait folie de s'y consacrerdès la jeunesse ; il faut faire un apprentissage dans la sphèreinférieure de l'action (6). La contemplation est la récompensede la perfection apportée à la pratique. ('). Ainsi se trouve exac­

(') D. L., VIII, 50. Trad. Genaille (Garnier).( 2) La Vie de Pythagore..., p. 253.( 3) Fragm. 8, Mullach , II, p. 120.( 4) ά yàp тсЛηος διάνοια ποτΐ Svo άρχάζ ρεπει, ποθ' αζ και ο ανθρωπος πέφυκ^ν

τάν τ€ κοινωνικάν και τάν εΙΒημονικάν.(δ) Cf. De special. Leg., II, 64.(β) De Fuga et Invent., 36, 38, 33.(') Id„ 37-38.

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174 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

tement renversé l'idéal spécifiquement grec exprimé par Péri-clès et Isocrate (*).

Faut-il maintenant s'étonner que des textes hermétiquesrecommandent la vie mixte ? L'Asclépius expose que Dieu, aprèsavoir créé le monde, ce dieu visible, se mit à l'aimer et voulutcréer un être qui admirât sa première créature. II lui donna deuxnatures, l'esprit et le corps ; ainsi il pourrait « à la fois admireret adorer les choses célestes et prendre soin des choses terrestreset les gouverner » (2). Suit une définition abondante de la viepratique et l'auteur ajoute : « toute cette partie terrestre dumonde est entretenue par la connaissance et la pratique des artset des sciences ». Pour un péripatéticien, ce serait là une bonnepart de la vie contemplative. Si elle est rejetée ici du côté de lapratique, c'est que la contemplation, pour l'hermétiste, est avanttout religieuse, mystique, et non essentiellement intellectuelle.Au paragraphe suivant, la vie mixte est remise à sa place : les

contemplatifs purs sont très peu nombreux, mais représententl'idéal suprême ; les autres « se sont laissés choir » et « sontpréposés au soin des éléments, et encore, des inférieurs ». Pour-tant, l'auteur se défend de juger trop sévèrement la doublenature de l'homme : « la mortalité de l'homme lui donne peut-être plus d'habileté et d'efficace en vue d'un propos détermi-né... » ( 3). Manifestement, l'auteur est tiraillé entre ses aspira-tions mystiques et une vue plus réaliste de la nature humaine.

D'autres auteurs encore, moins directement rattachés auxcourants philosophiques, développent parfois la même convic-tion et attestent ainsi la vogue du thème. Ce dernier envahittout, mais malheureusement, ce qu'il gagne en surface, il le perden profondeur.Dans les dix-sept Lettres du pseudo-Chion d'Héraclée, un rhé-

teur du premier siècle après Jésus-Christ, on ne rencontre qu'unseul thème philosophique, celui des genres de vie. Xénophon(Lcttre, 3, 4) et Platon (L. 5, 1) sont présentés comme des adeptesde la vie mixte. II faut beaucoup de bonne volonté pour baptiser

( J ) Cf. supra, p. 59.( 2) Asclepius, 8, trad. Festugière, p. 306, Les Belles Lettres.( 3) O. I., 9.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE I75

ce recueil, comme le fait son dernier éditeur, de « novel in let-ters » (^). Soulignons plutôt que dans le complot ourdi par Chioncontre le tyran Cléarque le thème des vies joue un rôle essentiel :il s'agit de faire croire à Cléarque, pour étouffer ses soupçonséventuels, que Chion est un contemplatif pur, tout à fait désin-téressé de l'action politique (2).

Plutarque avait écrit un traité des genres de vie, contre Épi-cure ( 3) ; nul doute que les derniers mots du traité « Qu'il n'estmême pas fiossible de vivre agréablement selon la doctrine êpicu-rienne » n'en résument la position fondamentale, mais rien deplus banal non plus que cette allusion aux trois genres de vietraditionnels (4). Dans la préface au Livre I des Placita Philoso-phorum, le même auteur dit rapidement sa foi dans l'idéal de lavie mixte (5).

Divers auteurs postérieurs nous ont conservé des listes dephilosophes qui se sont adonnés à Yaction (6). Ces listes ont despoints communs, outre l'inspiration générale ; elles pourraientremonter à un même Catalogue. Ce qui nous intéresse ici, c'estque ce catalogue n'a pu être dressé que par des adeptes de la viemixte, désireux de lui assurer des parrainages prestigieux (7).

Le christianisme lui aussi, soit dit en passant, adoptera l'idéalde la vie mixte, notamment sous la plume de saint Augustin (8)

(') I. Dûring, Chio of Heraclea, A novel in letters, edited with introduction andcommentary, in Acta Universitatis Gotoburgensis, 1951.

( 2) L. 13, 3 et 16,5.( 3 ) Catalogue de Lamprias, n° 159.(4) § 31, fin : « Quel vaste champ Épicure enlève aux joies les plus précieuses !...

Cette âme qui était née pour la contemplation ne désire plus apprendre ; cetteâme qui était née pour agir n'a plus de noble ambition. Ses jouissances se concen-trent dans un cercle des plus étroits, dans les satisfactions impures, dans lesplaisirs de la chair. La nature est dégradée du moment qu'il n'y a point pour ellede plus grand bien que d'échapper au mal ».

(5) άναγκαîov ròv η έλαον ãvSpa καΐ Οίωρηπκύν ςΐναι τών οντων καϊ ττρακπκυν τώνδΐόντων. Cî. encore Lyc., 31 ; Philop., 4.

(6 ) Elien, Var. Hist., III, 37 ; VII, 14 ; IX, 22 ; Plutarque, Adv. Col., 32 ;Maxime de Tyr, XXI, 4 ; Philostrate, Vie d'Apollonius, VII, 2 ; Thémistius,XXXIV, 28 ; Synésius, -nepl Ζώρου, 3.(') On cite aussi Cicéron, De Officiis, XLIV, 155 et ps.-Plutarque, De puer.

educ., 10, mais ces textes apparentés, s'ils s'inspirent du même idéal, ne semblentpas suivre le catalogue en question.

(8) Cité de Dieu, XIX, 19 ; Sermons, 205, 6 ; Accord des Évangiles, I, 5. Voyez

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176 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

et plus tard, Julien Pomère développera cette doctrine, dans sonDe Vita Contemplaiiva, en l'appliquant particulièrejnent à la viemonacale.

Cassien aussi connaît les deux vies contemplative et active.La première est à ses yeux supérieure, mais ne peut se passer dela seconde. Toutefois, ce théoricien du monachisme, inspiré parses prédécesseurs orientaux, transpose nettement le sens tradi-tionnel des deux vies. Ce qu'il appelle vie active n'est qu'unevariante inférieure de la contemplation religieuse. Un profanedevrait y voir une forme de vie contemplative dont l'archétyperemonte peut-être au De Vita Contemplativa de Philon d'Alexan-drie (x).

Quelques auteurs enfin prennent moins nettement parti pourla vie mixte.

Dans le quatrième Discours sur la Royauté de Dion de Pruse,Diogène sermonne Alexandre ; il lui trace le portrait de troistypes d'hommes : le jouisseur, l'avare et l'ambitieux. L'auteur,fortement influencé ici par les livres VIII et IX de la Rêpubli-que de Platon, souligne lui-même qu'il s'agit bien du thème desgenres de vie (2).Un seul détail est à relever. C'est l'ambitieux qui est présenté

avec insistance comme le type d'homme le plus blâmable ( 3),alors que pour Platon, il est le moins vicieux des types immoraux.C'est là simplement une innocente ruse de Diogène, dont le butest précisément de guérir Alexandre de son ambition démesu-rée (4).

Maxime de Tyr a consacré deux Dissertations à notre thème.L'une proclame la supériorité de la vie pratique, la seconde de

P. F. Cayré, La conlemplation augustinienne, 2e éd., 1954, PP· 34 s<l·· surtoutpp. 37, 46, 120, 273.

(4 C£. M. Olphe-Gaillard, Vie contemplative et vie active d'après Cassien,in Revue d'Ascéxique et de Mystique, 1935, pp. 252-288. L'auteur définitles conceptions de Cassien sans la moindre référence à l'histoire du thème desgenres de vie.

( 2) §83·( 3 ) §§84, 129. Ailleurs dans Dion de Pruse, φιλότιμος n'est pas péjoratif ;

cf. I, 127 et L. François, Essai sur Dion Chrysostome, p. 197.( 4) §4·

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 177

la vie contemplative : souvenir minable des discours antithé-tiques de la première Sophistique. II est inutile de donner de cetteprose énervante une analyse suivie. La vie active s'identifie trèsvite aux différentes professions, ce qui la prive de toute profon-deur philosophique ; la vie contemplative mêle ici des réminis-cences divergentes de Platon et d'Aristote. Maxime conclutprudemment en laissant le choix entre ces deux genres de vie.

La Lettre à Thémistius de Julien est consacrée au thème desvies. Si nous la signalons, c'est surtout parce qu'il s'y agit de pré-occupations vécues, sincères, ce qui nous change tellement deMaxime de Tyr.Thémistius est un adepte de la vie mixte (*), mais pour réagir

contre la tendance contemplative de Julien, il lui avait recom-mandé vivement la vie pratique et s'était même aventuré àplacer son exhortation sous l'autorité d'Aristote. Julien lui rap-pelle doucement que c'est là une erreur et reste partisan de la viecontemplative (2).Julien distingue entre une vie politique et une vie pratique

dont le modèle est Socrate. S'il faut sacrifier à la Cité, c'est cettedernière qu'il préfère ( 3). Remarquons la concordance de cettedoctrine avec celle d'Athénodore dans Sénèque (4) ; c'est lamême distinction et la même hostilité à l'égard de la vie poli-tique. Par Dicéarque, l'idée remonte au Socrate du Gorgiaset ce Socrate a toutes les chances d'être le vrai Socrate.Dans une autre œuvre, Julien attribue aux cyniques comme à

Platon et à Aristote l'idée que l'homme est, de sa nature, propreà l'action et à la contemplation (5). Ce lieu commun, on le voit,mettait tout le monde d'accord et Julien le prend manifestementaussi à son compte. C'est se rallier à la vie mixte.

Í1) Cf. Discours XXXIV, surtout, § 28 : καΐ IBgîv ciç ταντον σνντρέχονσανΒνναμιν πολιτικην καϊ φιλοσορΐαν καϊ μή πορζνομέναζ χωρΐςδη φρόνησιν καΐ έξονσίαν.

( 2) Epistola ad Themist., 6.( 3) Id., 7.(4) Cf. р. III et а. 5.(5) Contre les Chiens ignorants, 8.

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CHAPITRE XI

LE NÉOPLATONISME

PLOTIN

Le thème des genres de vie allait sombrer dans une scolastiqueprématurée : allusions littéraires d'auteurs cultivés, rappels dethéories du passé, commentaires... tout avait l'air de condamnerle thème à une survie sclérosée.Mais il y eut Plotin, et Plotin, par la perspective originale de

sa philosophie, transforma profondément la façon de concevoirles traditionnels genres de vie.Les grands philosophes antérieurs avaient essayé de proposer

une vue unifiée des choses. Platon proposait la participation,tandis que pour Aristote, le monde était une hiérarchie deformes (x) ; faut-il aussi rappeler le panthéisme stoïcien ?Plotin va beaucoup plus loin. Pour lui, l'unité fondamentale

des choses est le principe premier de la métaphysique, l'axe dusystème. On le retrouve à chaque page des Ennéades, où c'estune véritable obsession. A partir de l'Un, le multiple « s'explique »par la procession, sorte de participation systématisée et universa-lisée. Non seulement il y a hiérarchie du réel, mais l'inférieur estcréé par le supérieur et il tend vers lui. Un double mouvementde descente et de montée assure toujours l'existence du multipledans l'Un et l'unification du multiple.La doctrine des vies s'adapte à cette vision nouvelle. Pour

Platon, pour Aristote, malgré le caractère divin de la vie idéale,le problème des genres de vie est un problème humain, moral.Pour Plotin, si le problème reste humain, il devient aussi cos-mique et métaphysique.A partir de l'Intelligence, la Vie s'étage à tous les degrés de

(') Cf. A. Rey, Apogée de la science technique grecque, p. 161.

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le thème philosophique des genres de vie i79

l'Être ; il existe une hiérarchie ontologique des genres de vie,dans laquelle il faut seulement circonscrire le domaine de l'homme.

Ce point de vue si original est souligné par une nuance de voca-bulaire. Jusqu'ici, un genre de vie se disait βίος ; le mot ζωή estresté très rare (x). Le mot βίος se maintiendra fort bien à l'époquetardive (2), mais avec Plotin et son école, βίος s'emploie plusrarement, au profit de ζωή, qui devient fort courant ( 3). C'est queprécisément βίος, qael que soit son sens, représente toujours unenotion foncièrement humaine, anthropocentrique. A l'époqueclassique et dans la κοινή, ζωή est moins fréquent que βίος,mais les néoplatoniciens vont lui faire un sort, surtout en méta-physique, en lui donnant un sens plus large et plus général.La vie parfaite (ζωή τελεία) est la substance même de l'intel-

ligence, la première hypostase (4). C'est un acte, «la lumièreprimitive qui éclaire primitivement par elle-même, éclat tournévers soi, à la fois éclairant et éclairé, véritable intelligible quipense aussi bien qu'il est pensé, qui est vu par soi-même, qui n'apas besoin d'autre chose et qui se suffit à lui-même pour voir :car ce qu'il voit, c'est lui-même » (5). Sagesse première, «unesagesse qui ne s'acquiert pas par réflexion, parce qu'elle esttoujours là toute entière, sans une défaillance,... c'est l'êtremême qui est la sagesse » (e), c'est cette vie qui est le bonheur (7).Toutes les autres vies, engendrées par celle-là, lui sont inférieu-

res, elles sont des images de plus en plus imparfaites de la Vie,plus ou moins claires et plus ou moins obscures (8). Le mot « vie »se dit όμωννμως, la vie admet de l'antérieur etdu postérieur (9).L'homme possède en puissance la vie parfaite, il peut remonter

jusqu'à elle, la posséder en acte : il sera alors parfaitementheureux. Mais le plus souvent, il n'y atteint pas ou bien il ne s'y

f 1) Voyez un exemple dans Dion de Pruse, Sur la royauié, IV, 90 : eis àperijsSè φιλΐαν προαγαγεΐν καΐ çptara ζωής άμείνονος, mais en 83 : ... τριών Sè έπικρα-τονντων ως cttoî çIttçív βίων ... et pour Aristote, cf. p. 110.

( a) Par exemple, dans Maxime de Xyr, Julien...( 3) βíos est employé par Plotin en quelques passages où il s'agit spécialement

de l'homme : X, IV ; I, VIII, 2 ; II, IX, 9.( 4) i. iv, 3·(5) V, III, 8 ; trad. Bréhier (Les Belles Lettres).(·) V, VIII, 4.( 7) i. iv, 3·(8) I, IV, 3, 21-22, 33 sq.(β) I, IV, 3, 17-18, 20.

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ΐ8θ le thème philosophique des genres de vie

maintient pas ; il est alors au niveau de vie inférieur, au niveaude la φνχή ; ensuite viendrait la vie au niveau de la φυσις (*).Parallèlement à cette extension du concept de vie, assimilé à

intelligence, un autre concept subit le mênie élargissement etc'est non moins suggestif pour notre sujet : le concept de contem-plation.La contemplation parfaite est rigoureusement identique à la

vie parfaite. Mais à chaque niveau de l'être correspond un degréaffaibli de contemplation ; tout ce qui existe contemple... à safaçon (2).

Ce que d'ordinaire on appelle action (πράξις) est en réalitéune contemplation dégradée. Plotin renverse ainsi une idéed'Aristote, pour qui la contemplation est une action éminente ( 3).Dans sa très précieuse thèse complémentaire (4), R. Arnou

étudie notamment l'opposition plotinienne πράξίς-θεωρία, maisil est porté à y voir une opposition absolue ; il est donc gêné parce sens élargi de « còntemplation » et il doit écrire : « Qu'on sereporte à ce qui a été dit plus haut et l'on verra combien lesprincipes ont à souffrir de cette concession ; car si on opposaitalors ποίησις à πράξις, c'était sur le fondement que la πράξιςn'était pas contemplation » (s). Loin d'être une concession, cettenouvelle conception de la θεωρία est dans la ligne même du sys-tème ; c'en est une pièce importante qui méritait une étude aumoins aussi approfondie que l'opposition πράξις-θΐωρία, qui,elle, est traditionnelle dans la philosophie grecque (6).Plotin distingue trois types d'hommes. Chacun de nous les

possède tous les trois et agit tantôt selon l'un, tantôt selon l'autre.Ces trois types correspondent à trois niveaux de vie et la hiérarchies'établit selon les termes : intelligence, raison, fonctions sensi-tives, ou encore : dieu, démon, animal. Le texte est éloquent

(!) III, VIII, 4, 15 sq.( 2) III, VIII, surtout 8.( 3) III, VIII, surtout 4 et 8, 1. 23.( 4) Πράξiî et Θΐωρία. Une étude de dêtail sur le vocabulaire et la pensée des

Ennêades de Plotin, 1921.(5 ) O. I., p. 80.(6) L'auteur donne d'ailleurs une explication rapide et juste de l'innovation

plotinienne : «... et puis, il y a contemplation et contemplation, la contem-plation proprement dite et les autres qui ne sont telles que par analogie et parti-cipation. Tout ce qui n'est pas pur non-être, si dégradé soit-il, est contempla-tion », 0. I., I. I.

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dans l'antiquité classique : ; ,l8l

par lui-même, il indique bien qu'il s'agit à la fois de genres de vieau sens traditionnel et aussi d'une hiérarchie métaphysique dela yie :

« L'homme qui est dans l'intelligence est le premier.de tous ; il illuminele second homme et celui-ci eti illumine un troisième. Ce troisième etdemier homme possède en un sens tous les autres... et chacun de iiousest celui de ces trois hommes selon lequel il agit. Sans doute, il les possèdetous les trois, mais en un sens, il ne les possède pas. Quand la vie de ranginférieur ou du troisième homme se sépare du corps, si la seconde viel'accompagne sans se séparer des êtres supérieurs, on dit que l'une est làoù estl'autre » (x).

C'est toujours dans cette perspective de la procession de l'Êtreassimilé à la Vie et à la Contemplation qu'il faut comprendreles autres textes qui, apparemment, sont plus près de la concep-tion traditionnelle.

Au début du 9e traité de l'Ennéade V, Plotin classe les hommesen trois catégories (2). On y a reconnu sans difficulté les Épicu-riens, les Stoïciens et les Platoniciens ( 3). Disons que ce sont troiscatégories d'hommes dont la philosophie, souvent inconsciente,est formulée par ces trois écoles. Plotin souligne qu'on peutappartenir à la première catégorie sans se rattacher explicitementà une école philosophique (4). Sans que l'auteur le dise, ce peutêtre encore le cas de la deuxième catégorie, et sans aucun douteaussi de la troisièjne, puisque «dans l'état d'inconscience, lesêtres. parvenus à la sagesse ont une vie plus intense ».Les hommes de la première catégorie considèrent que les

choses sensibles sont les premières et les dernières, que l'agréableest le bien : nous reconnaissons la vie apolaustique ; les seconds,supérieurs aux premiers, vont vers l'honnête (καλόν), mais ils secontentent d'action pratique (πράξΐis) et du « choix » entre leschoses d'en bas (εκλογάς) : la vie pratique. Enfin, bien supérieursaux seconds, les hommes divins voient d'un regard perçant la

( 1) VI, VII, 6 et II sq. Voyez la note p. 75 et l 'introduction de Bréhier pp. 47-48 ; trad. Bréhier.

(2) 01 μεν ... OL 3è .,. τρίτον Sè yeVos άνθρώπων.( 3) Bréhier, Plotin, V, p. i6i, n.( 4) καΐ σοφίαν ταΰτην οΐ yt λογου μΐταττοιοΰμΐνοι αύτών ίθΐντο.

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i82 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

lumière d'en haut ; ils s'y élèvent au-dessus des nuages et desténèbres d'ici-bas : ce sont les contemplatifs (^).Notons combien cette division reste fidèle à celle d'Aristote.

Certes, la contemplation de Plotin n'est pas la contemplationaristotélicienne, mais c'est la même triple distinction, c'est lamême condamnation de la vie de jouissance. La différence estque, pour Plotin, l'intervalle le plus grand sépare la vie contem-plative des deux autres, comme dans la République de Platon,alors que pour Aristote, le plus grand intervalle sépare la vieapolaustique des deux vies morales.Un autre texte (2) distingue aussi trois genres de vie humaine

et il est facile de voir que, tout en étant moins précise que laprécédente, elle est foncièrement et indiscutablement la même.Le sage sait que la vie d'ici-bas ( o ivBáSe βίος) est double :celle du sage et celle de la foule. La vie de la foule est double denouveau : il y a ceux qui se souviennent de la vertu et ont partà un certain bien, et les autres, la foule vile, ceux qui produisentce qui est indispensable aux vertueux : ils n'ont pas de vovs, ilssont vaincus par les plaisirs ; ce sont bien les apolaustiques. Lesvertueux sont « tournés vers les sommets » : ce sont les sagesplotiniens. Entre ces deux extrêmes, ceux qui ont part à uncertain bien, sont fort semblables, en cela même, à ceux qui,dans le texte précédent, ne connaissaient que le κάλλιον. Parla façon de subdiviser les genres de vie, on voit fort bien ici que laplus grande distance sépare les contemplatifs des autres. Si Plotinemploie le mot βίος, il juge inutile d'y ajouter les épithètesconsacrées : le lecteur comprend l'allusion sans cela.Plotin termine son fameux traité Des Vertus en opposant la vie

humaine à la vie divine ( 3). La vie humaine vertueuse est sousle signe de la vertu politique ; la vie divine est celle du sage quia abandonné la vie humaine en se purifiant pour arriver à Υομοί-

í 1) Cette idée d'attribuer tel genre de vie à telle école philosophique se re-trouve ailleurs. Lucien, dans YHermotimus, identifie — raais d'une façon troprapide pour que nous puissions faire plus que le signaler — les épicuriens auxapolaustiques, les péripatéticiens aux avares, les platoniciens aux ambitieuxet aux amis du faste et enfin, ironiquement, les stoïciens aux vertueux. L'espritest évidemment tout autre et il ne saurait être question d'influence. Cf. Herm.,755 I Jacobitz, I, p. 344 (Teubner). Voyez aussi Cicéron, Tuscul., II, IV, 12.

( 2 ) II, IX, 9.( 3) I, II, 7, fin.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 183

ωσις néo-platonicienne. Le sage vit selon des vertus supérieures (*)pour atteindre à la vision des intelligibles (2).Comme dans YÉthique à Nicomaque, il y a deux sortes de

vertus (3), auxquelles correspondent deux vies. Mais les diffé-rences, bien entendu, sont considérables. Tout d'abord, la concep-tion plotinienne de la contemplation est originale. Ensuite, pourPlotin, les différentes vertus se retrouvent à la fois dans les deuxcatégories, à des niveaux différents ; il y a par exemple deuxsortes de σωφροσΰνη, l'une au niveau de la vertu politique,l'autre, supérieure. Ce qui revient à dire que dans le systèmede Plotin la vertu subit la même transformation que la vie,l'être et la contemplation. Pour Aristote, au contraire, une vertuqui est pratique ne saurait être dianoétique.Plotin admet la compatibilité des genres de vie, mais d'une

façon fort restreinte. Évidemment, « arrivé à des principes et àdes règles supérieurs, (le sage) agira conformément à ces règles ;dès lors, il ne borne plus la tempérance à la limitation des plaisirs,mais, autant qu'il le peut, il s'isole complètement du corps » ( 4).II n'en reste pas moins qu'«il connaîtra ces vertus inférieures,qu'il possédera toutes les qualités qui en dérivent ; peut-êtremême à l'occasion, agira-t-il conformément à ces vertus » (5).Faisons attention : l'attitude n'est semblable à celle d'Aristote

qu'en apparence. La vie pratique, pour Aristote, est une perfec-tion en son genre ; pour Plotin, elle est très insuffisante, elle nedoit être qu'une préparation. L'ascension est ici beaucoup plusimpérieuse et si Plotin admet que le sage pourrait agir selon lesvertus politiques, il s'agit à ses yeux d'un retour en arrière,d'une chute qu'il faut souhaiter provisoire. Plotin fait sienne ladéfinition dualiste de l'homme qu'il trouvait dans (ps. ?) — Platon,Alcibiade I : «une âme se servant d'un corps » (6), si bien quele corps ne fait pas partie de l'homme véritable ; les biens exté-rieurs ne sont pas nécessaires au bonheur, mais seulement àl'existence (7).

(*) Id. ibid. : μΐίζους( 2) I. II. 4·( 3) i, ii. i.( 4) I, II, 7, fin ; trad. Bréhier.(') Id., ibid.(·) 129 e.(') I, IV, 7, I. /.3.

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184 LE THÈME PHIL'OSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

« Que l'homme qui reste ici-bas soit beau et grand ; qu'il soit riche etcommande à tous les hommes ; il est d'une région inférieure et il ne fautpas lui envier les séductions trompeuses qu'il y trouve. Mais le sage quipeut-être ne possède pas du tout ces avantages, les amoindrira s'ils vien-nent à lui, puisqu'il ne prend soin que de lui-même. II amoindrira etlaissera se flétrir, par sa négligence, les avantages du corps, il déposerale pouvoir... » (x)

M. De Corte a fort heureusement insisté sur cette conceptionde Plotin, qui ne veut pas dominer la matière, mais l'éviter :c'est le thème de la fuite (2).Et pourtant les vertus civiles ont une valeur positive. Ce sont

elles qui mettent de l'ordre, de la mesure dans le monde despassions, auquel elles sont supérieures ( 3). Porphyre traduisaitce point de vue en disant que les vertus politiques sont l'avant-garde (πρόδρομοή des purifications (4). L'action est une contem-plation affaiblie et les textes sont nombreux qui suggèrent ouprécisent la position très inférieure de la vie pratique (5).

LES SUCCESSEURS DE PLOTIN

Le thème des genres de vie, profondément transformé parPlotin, connaît une vogue indiscutable au sein de l'École jusquechez ses derniers représentants. Mais le même phénomène desclérose s'y reconnaît très vite aussi : le néoplatonisme transmetune doctrine figée qu'il est inutile de suivre de façon détailléede texte en texte.Systématisant la doctrine du maître, les disciples intercalent

entre la vie pratique et la vie contemplative une vie intermédiairequ'ils appellent purificatrice, « cathartique ».L'expression καθαρτική ζωή ou καθαρτικος βίος ne se rencon-

tre pas à notre connaissance dans ce qui nous reste de Porphyre.C'est là un pur hasard. Porphyre, dans ses Άφορμαί (6), connaît

i 1) I, IV, 14, U. 14-20 ; trad. Bríhier. -(2) Technique et fondement de la purification plotinienne, in Revue d'Hist.

DE LA PhILOSOPHIE, I04I, pp. 42-74.( 3) I, II, 2, U. 13-16.( 4) Άφορμαι Trpòs τβ νοητά, XXXII, 3·(5) Voyez I, VII, fin ; I, I, 12; IV, IV, 43 et surtout III, II, 9, II. 12 sq. et

III, II, 15, II. 47 sq.(·) XXXII, 3, 4 et 9.

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dans l'antiquité classique 185

une vertu cathartique, qui joue dans l'échelle des vertus le mêmerôle que la vie cathartique dans l'échelle des vies. D'ailleura,dans un passage important du De A bstinentia (^), seul un capricede style empêche l'auteur d'employer l'expression «vie cathar-tique » ; il en donne une définition détaillée et c'est aux personnesqui, abandonnant les jouissances physiques, en sont arrivées àce genre de vie qu'il adresse son opuscule de tendance ascé-tique (2).Par une démarche semblable à celle de Porphyre, Simplicius

âdresse son Commentaire du Manuel d'Épictète, non pas à ceuxqui peuvent vivre la vie cathartique et encore moins aux contem-platifs, mais à ceux qui vivent selon la vie pratique (3).Le De Mysteriis Liber de Jamblique ( ?) connaît aussi cette

trilogie des vies pratique, cathartique et contemplative (4).Elle est très courante dans Proclus et comme Jamblique (?),

Proclus confond volontiers vie pratique et vie apolaustique (s).Dans son Commentaire de la République, Proclus donne du

mythe des différents âges une interprétation basée sur le thèmedes genres de vie. En distinguant cette fois vie pratique et vieapolaustique, et en prévôyant deux étapes au sein de la viecathartique, il établit une série d'équations (6) : l'âge d'or vitselon la vie contemplative, l'âge d'argent selon la vie cathar-tique, mixte selon l'esprit et la raison, l'âge d'airain selon la viecathartique, activité de la raison seule ; l'âge des héros selon lavie pratique et enfin l'âge de fer selon la vie apolaustique.La doctrine normale reste cependant celle des trois vies (7) et

souvent même notre auteur ne distingue plus que deux aspectsde la vie : séparée (de la matière) et non séparée (8).II serait facile de citer d'autres textes encore, mais ils n'au-

t1) I. 28.( 2) II est question aussi dans le même passage de μίαο; βΐος : c'est la nction

que nous avons rencontrée dans le péripatétisme ; cf. p. 155. Au paragraphe 27,le Koivòs βίος ne peut désigner que la vie courante, de tout le monde, idée péjo-rative qu'on retrouve dans Proclus, In Alcib., p. 510, l. 26 (Cousin, 1864).

( s) Comment..., IV, éd. Dûbner, Didot, p. 2.( 4) V, 18, éd. Parthey, 1857.(5 ) Cf. in Remp. Comment., éd. Kroll (Teubner), I, pp. 177-8.(«) Kroll, II, pp. 74-75.(') Cf. In Timaeum Comm., éd. Diehl (Teubner), I, p. 29, l. 15 ; II, p. 140,

/.24 ; III, p. 285, l. 14.(») Id., II, p. 7 I, l. 27.

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ι86 le thème philosophique des genres de vie

raient plus rien à nous apprendre sur le thème que nous étu-dions Í1).Retenons qu'à l'aube de l'époque byzantine, sous une forme

clichée, il est vrai, le thème des genres de vie n'a rien perdu de sonactualité.

(x) Cf. encore Damascius, In Alcib., p. 2 et 122 (cf. V. Cousin, Procli Operainedita, 1864, pp. 291 et 602) ; Olympiodore, Prolegomena in Platonis philoso-phiam, XXIII et XXVI (dans le Platon de la Collection Didot. III, pp. 273-4)où on trouve une hiérarchie des vies servant de base à un classerpent curieuxdes Dialogues de Platon. .

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CONCLUSIONS

Nous avons découvert dans les premiers Lyriques des ébauchesprécises du thème des genres de vie. Plusieurs éléments impor-tants y trouvent une expression claire, depuis la constatationde la variété des occupations, jusqu'à la reconnaissance dequelques fins essentielles de la vie humaine. C'était d'ailleurs lamode au VIe siècle de demander aux oracles quel était l'hommele plus pieux, le plus heureux, le plus sage et le Catéchismepythagoricien des Acousmatiques reprenait cette même formede question.Tel qu'il apparaît dans Héraclite, le thème a l'air solidement

constitué : le fragment en question ne nous parle que de deuxgenres de vie, mais ils sont jugés différemment. La notion del'incompatibilité des genres de vie s'y affirme plus nettementque dans Pindare.La parabole de la panégyrie est pour nous le plus ancien docu-

ment qui nous offre une expression complète du thème. C'est lerésultat d'une élaboration philosophique habilement présentéeà travers une anecdote, et on aura remarqué que cette anecdotesous-entend, elle aussi, l'incompatibilité des genres de vie.Nous ne saurions rien tirer de ce que nous savons des autres

Présocratiques, si ce n'est la conviction que le thème devientune idée philosophique de plus en plus familière. Les Sophistess'en empareront ; ils y trouveront une matière privilégiée pourleurs exercices de rhétorique et les modèles de Maxime de Tyrpourraient bien remonter jusqu'à cette époque. Les Sophistesne partent pas, comme l'indique le texte de Critias, de la formulepythagoricienne ; tout dogmatisme leur répugne, ils développentune idée selon les exigences de l'heure.C'est à ce moment qu'un penseur remarquable dégage avec

vigueur une forme du thème qui sera appelée à un succès énorme :Euripide oppose simplement la vie contemplative à la vie active.Ces deux concepts ne sont gaère élaborés chez lui, ils restent un

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peu flottants, mais cette schématisation annonce directement lesconceptions du Gorgias de Platon et surtout celles d'Aristote.Dans l'œuvre de Platon, distinguons deux ensembles. Le

premier — Phédon, République — reprend et approfondit laparabole pythagoricienne, jusqu'à en faire une construction qui,par l'ampleur, l'audace et la clarté, dépasse de très loin tout ceque d'autres ont pu penser à ce propos. Le second prend le thèmecomme point de départ pour analyser, dans le Gorgias, des idéesdu temps, celles de Socrate et des Sophistes, ou bien, dans lePhilèbe, pour exposer des théories entièrement nouvelles qui luiparaissent plus générales, plus essentielles que celles de la Répu-blique.Aristote, lui, bâtit une théorie de la vie pratique et de la vie

contemplative ; elle s'inspire de la République et du Philèbe, maiselle est très originale en profondeur.Gardons-nous d'exagérer la continuité de pensée d'un auteur à

l'autre. La théorie pythagoricienne subit une éclipse, au profitde conceptions plus proches, semble-t-il, d'un lieu commun de laconversation, jusqu'au moment où Platon la reprend. Le thèmes'enrichit de l'apport irréductible de plusieurs génies : Euripide,Platon, Aristote. Même de Platon à Aristote, la parenté estténue, c'est surtout sur l'originalité des conceptions particulièresque nous avons dû insister.Par contre, en ce qui concerne le vocabulaire, la précision

progresse jusqu'à Aristote.C'est un fait attribuable au hasard que nous ne rencontrions

guère avant Platon de formules précises pour désigner lesgenres de vie. Avec lui, en tout cas, le mot βίος deyient d'usagecourant, mais les expressions qui désignent tel genre de vie enparticulier restent encore très variables. On a conscience del'existence du thème, comme l'indique l'expression du Philèbeπαραβολή τών βίων, mais c'est Aristote qui adjoindra à βίος uneépithète en ικός, c'est lui qui fixera pour la postérité le voca-bulaire propre au thème : θεωρητικός, πρακτικός, πολιτικός,άπολαυστικός βίος. La continuité dans le vocabulaire va désor-mais s'affirmer clairement : σχολαστικός βίος, dira Épicure,λογικός βíos répliquera Chrysippe, καθαρτικός βίος, ajouterontles néoplatoniciens. Le Stagirite a ainsi donné au thème uncachet définitif.Jusqu'à la fin du IVe siècle, 1'importance accordée aux genres

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de vie dans la spéculation morale ne cesse de croître. Dans lesLyriques, il s'agit de réflexions incidentes, encore que chargéesd'intérêt humain. La parabole de la panégyrie veut avant toutdéfinir le néologisme « φιλόσοφος » créé par le Maître, mais ellerésume agréablement tout un message philosophique. Euripideest le premier à notre connaissance à faire du thème l'objetd'un débat portant sur la conduite humaine. C'est dans ce sensque Platon s'oriente. Dans les Dialogues étudiés, c'est toujoursle problème de la conduite morale qui l'intéresse. II faut d'ailleursse garder d'exagérer l'importance du thème dans l'ensemble duplatonisme. On analyse souvent la République sans y faireallusion ; ce n'est que dans le Philèbe que la notion de genre devie joue un rôle immédiatement sensible.Avec Aristote au contraire, dès l'abord, le thème a sa place

au centre de VÉthique. II suffit, pour s'en rendre compte, de se rap-peler le rôle accordé aux deux vies morales dans la question dubonheur, et la théorie des deux espèces de vertu, ces supportsphilosophiques des vies théorétique et pratique.Et jusqu'à Chrysippe, malgré l'immense naufrage des œuvres de

ce temps, nous pouvons avoir la certitude que le thème restepleinement vivant et actuel, qu'il est au centre des préoccupationsmorales, le problème urgent pour ces générations de philosophesqui assistent à tant de bouleversements historiques. Chaqueécole a sa théorie des vies, chaque philosophe consacre un livreau sujet ; parfois même, comme dans le cas du péripatétisme,nous pouvons suivre les accommodations successives qu'exigela polémique (cf. Arius Didyme), ou plus simplement l'évolu-tion des tendances (d'Aristote à Dicéarque).Ensuite commence la période de sclérose lente. Le thème est

repris tel que des personnalités marquantes l'ont fixé : périodedéjà scolastique. Lieu commun pour Plutarque, prétexte à disser-tation pour Maxime de Tyr, à екфраа^ pour Dion de Prnse,obstacle à contourner pour Sénèque... Rares sont les textes quitrahissent une préoccupation personnelle directe et vécue. A cepoint de vue, Julien est probablement le plus sympathique.Mais il n'y aura pas que sclérose lente. La dernière grande éco-

le philosophique grecque va reprendre le thème et le transformerradicalement. La nouvelle interprétation s'impose au premierregard grâce à la vie cathartique qui vient s'intercaler dansl'échelle des vies. Le plus nouveau, c'est la portée ontologique

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igo le thème philosophique des genres de vie

attribués à chaque genre de vie. Aristote distinguait en moralevie politique et vie contemplative ; en biologie, il distinguaitâme végétative, âme sensitive et âme intellectuelle. Pour Plotin,ces deux thèmes ne forment plus qu'un même ensemble méta-physique : entre l'Un et la matière, s'étagent à divers degrésde perfection l'Intelligence, la Contemplation, la Vie et l'Être.C'est dans le néoplatonisme que notre thème a évité le plus

longtemps de devenir un simple lieu commun. II l'y deviendracependant : Proclus et ses successeurs se bornent à reprendreune doctrine figée depuis Porphyre.Singulière destinée : parti d'un lieu commun populaire, le

thème des genres de vie aboutira à un lieu comrnun philoso-phique. Mais entre ces deux extrêmes, il y a place pour l'exerciced'une pensée sérieuse, profonde, multiple, aux prises avec leproblème toujours posé de la conduite humaine.

Ce qui frappe, dans ces dix siècles de philosophie, c'est lenombre imposant des contemplatifs : Xénophane, les Pytha-goriciens, Héraclite, Anaxagore, Démocrite, Platon, Aristote,toute l'Académie, presque tout le Lycée, Sénèque à ses heures,tous les Néoplatoniciens. II y a véritablement dans la philoso-phie grecque une permanence de l'idéal contemplatif.Certes, cet idéal est sujet à variations importantes. Platon

l'adopte exclusivement ; tout ce qui n'est pas contemplation esttaré à ses yeux, mais il fait de la mission politique un corollairede la contemplation. Aristote est contemplatif, mais d'une façonplus tempérée ; il fait la part très belle à l'action. Les néoplato-niciens au contraire, mettent si haut la contemplation toute purequ'ils exigent du candidat une préparation en bonne et dueforme, un noviciat purificateur, la vie cathartique.Mais laissons les nuances, ne voyons plus que le fait général. П

nous paraît inexplicable si on ne tient pas grand compte desconditions sociales de la Grèce et du monde antique. L'idéalcontemplatif paraît être notamment la transposition en philoso-phie d'un sentiment très profond et pour ainsi dire permanenten Grèce à partir du Ve siècle : le mépris du travail manuel, dûlui-même notamment à l'importance de l'esclavage (^). Qui ne voit

(') Pour une bonne esquisse de cette mentalité, cf. P.-M. Schuhl, Machinismeet philosophie, Ch. I, Paris, 1938, et A. Aymard, L'Idée de travail en Grèce, injournal de psychologie, i948, pp. 29-5ο.

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dans l'antiquité classique ïgi

que, sans l'esclavage, aucun philosophe n'aurait pu prétendrefaire de tout homme libre un contemplatif ? Quel est le penseurmoderne qui pourrait reprendre intégralement ce point de vue ?Car on a beau faire : les philosophes de la Rêpublique ne pourrontjamais vivre sans les deux autres classes qu'ils gouvernent, etl'âme moderne a parfois plus de scrupule que Platon à l'égardde la masse.Un courant plus réaliste, plus modéré, l'idéal de la vie mixte,

prend son point de départ dans le courant contemplatif lui-mêmeet, à une époque tardive, il concurrence sérieusement la θεωρίαpure.C'était déjà l'idéal de l'élite intellectuelle d'Athènes au Ve

siècle ; il a dû être formulé par Prodicos. Une doctrine plus éla-borée naît dans le Péripatos d'une interprétation correcte de ladoctrine aristotélicienne. A l'époque hellénistique et romaine,cette vie mixte eut la bonne fortune de devenir la doctrine parexcellence du syncrétisme philosophique. Nous la retrouvonsnotamment dans Philon, Cicéron, Sénèque, Plutarque, Maximede Tyr, Albinus, le pseudo-Archytas, Thémistius et Julien.L'esprit de conciliation triomphe, et aussi le bon sens un peuterre à terre des esprits modérés.En face des contemplatifs et des adeptes de la vie mixte, les

autres penseurs font figure d'isolés. L'épicurisme maintientd'ailleurs une part de contemplation dans son idéal. Le stoïcisme,lui, apporte quelque chose de neuf, où la contemplation n'a plusde valeur éminente. Le centre de la réflexion s'est déplacé :quand on sait être insensible à ce qui ne dépend pas de soi, actionet contemplation ne sont plus que des modalités, tout au plusdes Ίτρσηγμίνα. Antérieurement, les sophistes n'avaient cure. Lescyniques, eux, avec leur non-conformisme, faisaient bande àpart, de même que les sceptiques, pour d'autres raisons, les unset les autres décidément opposés à la vie politique.Seul, un philosophe fut un dissident : Dicéarque, initié dans le

Péripatos à l'idéal contemplatif, se fit le champion de la viepratique. Encore n'est-ce pas là, semble-t-il, un geste brusque,révolutionnaire, mais plutôt le couronnement d'obscures ten-dances préexistantes dans le Péripatos.Un courant de pensée maintient à travers d'incessants renou-

vellement la primauté de la contemplation ; il est attaqué avecpersistance par des sectes ou des penseurs qui, eux, n'ont guère

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IQ2 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VI E

en commun ; une tendance conciliatrice est née dès le Ve siècle,règne à l'époque syncrétiste et se serait imposée jusqu'à la finde l'antiquité, si Plotin n'était venu relever bien haut le flambeaude la contemplation : tel est, en raccourci, la réponse riche desens des penseurs grecs au problème de la vie idéale.

Le thème des genres de vie était trop important pour dispa-raître avec l'antiquité. L'opposition de l'action et de la con-templation notamment et leur synthèse, reste fondamentaledans la vie des hommes et il est fatal que depuis l'antiquité jusqu'ànos jours, elle soit restée d'actualité. C'est toujours un thèmeessentiel de la pensée occidentale.La chose se passe aisément de démonstration, aussi nous borne-

rons-nous à quelques témoignages, volontairement très différents.Au moyen âge, à la suite de Julien Pomère, on a écrit de nom-

breux De Vita Contemplativa. La supériorité de la contemplationsur l'action se traduit à cette époque jusque dans la symboliquedes statuaires qui travaillent à l'ornement des Cathédrales (^).Faut-il rappeler la place que saint Thomas accorde dans laSomme Théologique (2) à l'étude des vies active et contempla-tive ? Si l'on ouvre l'œuvre célèbre de Ruysbroeck l'Admirable,l'Ornement des Noces spirituelles, on constate que le mystiquebrabançon a tiré du thème des genres de vie le canevas même deson traité.

La Renaissance est partiellement caractérisée par le triomphede la vie pratique sur la vie contemplative (3) et depuis lors, laréhabilitation de la vie active, de la pratique, des « humbles »techniques se fait progressivement à travers les dix-septième etdix-huitième siècles. Certains romantiques en arriveront facile-ment à proclamer la primauté de l'action :

Am Anfang war die Tat,

selon le Faust de Goethe, alors que d'autres, comme le Stello deVigny, préféreront « séparer la vie poétique de la vie pclitique ».Que de nos jours enfin, on ait pu faire de l'opposition des

genres de vie le sujet de romans célèbres et attachants constitue

(J ) E. Mâle, L'art religieux ãu XIIIe siècle en France, Paris, 1898, p. 128 s.(2) Cf. 5. Th., II«, II e , Questions CLXXIX-CLXXXII.(') P.-M. Schuhl, 0. I., Ch. II.

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DANS L'ANTIQUITÉ CLASSIQUE 193

la preuve éclatante de la vitalité, de l'éternité de ce thème hellé-nique.Dans le cas de Charles Morgan, le romancier platonicien an-

glais, c'est même très consciemment que la pensée s'alimente auxsources grecques. Lewis Alison, le héros anglais de Fontaine, estun contemplatif qui, dans sa résidence forcée en Hollande, estau fond heureux d'échapper à la vie active qui l'attend dans sapatrie. II veut écrire une Hisioire de la vie contemplative enAngleterre depuis le dix-septième siècle. Bien plus, il lit Platonen grec et nous avons pu espérer un moment qu'il ait entreprisle travail que nous achevons. Qu'on en juge par cette phrase :« Du pouvoir naval des Grecs, il fut facile de passer à leur philoso-phie et Lewis se demanda, si, dès le début, la conversation n'avaitpas été dirigée sur ce point, tant Ramsdell parut désireux decomparer entre eux les idéals opposés de la vie active et de la viecontemplative. Ils dissertèrent longuement et tranquillementsur ce sujet » (^). L'helléniste en arriverait à souhaiter que Ch.Morgan, faisant fi provisoirement des impératifs esthétiques,eût quelque peu détaillé cette conversationMais, dira-t-on, Ch. Morgan, précisément, est un isolé. Tour-

nons-nous donc vers un autre romancier anglais et vers un trèsgrand roman encore : Le Fil du Rasoir, de Somerset Maugham.Au sortir de la Guerre de 14-18, le héros du roman, l'Américain

Larry, abandonne lui aussi la vie active à laquelle il était destinéet choisit une vie d'étude, une vie contemplative, qui, ici, inclinevers un mysticisme à la manière hindoue. La conversation qu'ila à Paris avec sa fiancée et qui entraîne la rupture, oppose trèsnettement la vie active, prônée par Isabel, à la vie contemplativeque défend Larry (2). Suivant ce dernier, «la vie de l'esprit estla seule source du bonheur suprême » ( 3). II n'y a aucun paradoxeà rapprocher cette scène de la dispute d'Amphion et de Zéthosdans l'Antiope d'Euripide.

í1) Page 170 de l'édition Stock, Paris, 1934.(2) Ch. IV, pp. 93 sq. de l'édition Plon, coll. Le Livre de Poche.( s) 0. I., p. 437·

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INDEX DES AUTEURS ANCIENS

aétius 79.Albinus 172, 191.Alexis 47.Anaxagore 24, 53-54, 61, 62, 100,

190.

Andronicus de Rhodes 124 (n . 3),171.

Apollonius 48, 50.Archiloque 13 (n. 1).ps-Archytas 173, 191.Ariphron 61.

Aristote 9, 24, 25, 27, 28-30, 34,37. 40. 53-54. 105-127, 130, 132,133, 136, 140, 142, 143, 146, 151-157, 166, 177, 182, 183, 189, 190.

Arius Didyme 148-157, 164, 171,189.

Aristoxène 128.

Aspasius 171.Athénodore 165, 166, 167, 169,

177.(saini) Augustin 172, 175.

Cassien 176.ps-Cébès 8.ps-CmoN d'Héraclée 174.Chrysippe 10, 128, 141, 143-147,

167, 168, 188, 189.Cicéron 8, 43-52, 109, 136, 156,158-165, 175, 191.

Cléarque 129, 137-138.Clément d'Alexandrie 20, 48.Crantor 169.Critias 59-61, 87, 187.Critolaus 153.

Damascius 186 (n.).Démétrius de Phalère 138-139,

164.

Démocrite 22, 24, 55-57, 100, 190.Dicéarque 25, 128, 129, 133-135,177, 191.

Diogène LaSrce 44 sq. et pas-sim.

Dion de Pruse 9, 176, 189.

Elien 175 (n. 6).Empédocle 23, 32, 37-38.Épictète 40 (n.), 170 (n.).Épicure 140-143, 144, 146, 167,

181, 188.Euripide 10, 27, 61-68, 100, 187,

188.

Galien 23, 59, 79-80, 131.

Héraclide Pontique 21-40, 43-52, 130, 131-133.

Héraclite 19-20, 30-31, 39, 87,190.

Hermippe 128.

hérodote 17, 41.Hésiode 8.hlppocrate 80.

Hippodamos 78, 79.homère 13 (n. 1).Horace 8.

Isocrate 59, 76 (n. 1), 174.

Jamblique 43 sq., 185.Julien l'Apostat 57, 176-177, 191.Julien Pomère 176, 192.

Lucien 182 (n. 1).Lucrèce 142.

Marc-Aurèle 170 («.).

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200 LE THÈME PHILOSOPHIQUE DES GENRES DE VIE

Maxime de Tyr 175 (n. 6), 176,189, 191.

MÉXRODORE 143.Musonius 170.

Nicomaque 48, 50.

Olympiodore 186 (n.).

Panétius io-ii, 146.Parménide 38-39.Philolaos 41, 79.Philon d'Alexandrie 173-174.Philosxrate 175 (n. 6).Pindare 15-16, 33, 37, 87.Platon 8, 9, 22, 25-28, 29, 31, 34,35, 36, 37. 39. 40. 49, 58, 67, 69-104, 106, 108, 110, iii, 112, 114,115, 117, 127, 133, 135 (n. 4),176, 177, 188-189, 190.

Plotin 49, 170, 178-184, 190, 192.Plutarque ii, 131, 141, 163,175, 189, 191.

Porphyre 17, 30, 135, 184-185.Posidonius 79, 147.Proclus 20, 185.Prodicos 58-59, 63, 93, 191.Pythagore-Pythagoriciens 8, 17,

19, 21-52, 62, 75, 79, 104, 172-173, 187, 188, 190.

Saxyros 128.Sénèque ii, 141, 145, 159, 165-170, 189, 190, 191.

Sexxus Empiricus 59.Simplicius 185.Solon 13.Sophistes 58-61, 67, 187, 191.sosicrate 41, 45, 47.Straton 130.Synésius 175 (n. 6).

Thalès 24, 26, 133.Thémistius 175, 177, 191.Théognis 14, 33.Théophraste 17, 133, 135-137,

142, 150-157, 164.Thucydide 59.Timée 32 (et n. 5).Tyrtée 14, 16.

Valère Maxime 17 (n. 3).Varron 135.

xénocrate 101, 130-131.Xénophane 19, 190.Xénophon 59.

zénon d'élée 31, 39.zénon de Cittium 141, 167-168.

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TABLE DES MATIÈRES

inxroduction 7

chapitre I. Les Lyriques Grecs 12

chapitre II. Les Présocratiques 19Xénophane 19 ; Héraclite 19 ; Pythagorisme ancien 21 ; Ap-pendice 43 ; Anaxagore 53 ; Démocrite 55.

chapitre iii. Les Sophistes et Euripide 58Prodicos 58 ; Critias 59 ; Euripide 61.

chapitre IV. Platon 69Gorgias 69 ; Phédon 72 ; République 75 ; Phèdre 88 ; Philèbe 89 ;Timée, Lettre VII, République, Politique, Lois 93 ; Conclusion98 ; Appendice : la vie contemplative 100.

chapitre V. Aristote 105Protreptique 106; Politique 110; EE et EN 112; Bonheur etGenres de vie 115 ; La vie contemplative selon Aristote 117 ;Vie théorétique et vie pratique 123 ; Conclusion 127.

chapitre VI. Les Disciples de Platon et d'Aristote 128mpl βίων ou βίοι ? 128 ; Xénocrate 130 ; Héraclide 131 ;Dicéarque 133 ; Théophraste 135 ; Cléarque 137 ; Démétriusde Phalère 138

chapitre vii. Épicurisme et Stoïcisme 140Épicurisme 140 ; Stoïcisme 143.

chapitre VIII. Le Résumé péripatéticien d'Arius Didyme 148

chapitre ix. Penseurs Latins 158Cicéron 158 ; Sénèque 165.

chapitre x. Écrivains grecs tardifs 171chapitre xi. Plotin et le Néoplatonisme 178

Plotin 178 ; Les Successeurs 184.

conclusions 187

bibliographie 194

index des auteurs anciens 199

table des matières 201

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ТомЕ XXX

1. 1431. Favresse, F. L'avènement du régime démocratique à Bruxelles pendantle moyen Sge (1306-1423) ; 1932 ; 334 p. 80 »

2. 1450. Rochus, L. La latinité de Salvien ; 1934 ; 142 p 70 »Томв XXXI

1442. De Boom, Ghlslalne. Les Ministres plénipotentiaires dans les Pays-Basautrichiens principalement Cobenzl ; 1932 ; 421 p 100 »

Tome XXXII

1445. Doutrepont, Georges. Tean Lemaire de Belges et la Renaissance ; 1934 ;L-442 p. 80 J>

Tome XXXIII

1449. Vercauteren, Fernand. Étude sur les Civitates de la Belgique seconde.Contribution à l'histoire urbaine du Nord de la France, de la fin du Ш*à la fin du XI* slède ; 1934 ; 10 cartes, 4 facs., 4S8 p Epnlsi.

Tome XXXIV1460. Van Werveke, H. De Gentsche financiën in de Mlddeleeuwen ; 1934 ;

3 diagr., 423 p . . 90 »ΤθΜΕ XXXV

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ΤθΜΕ XXXVI

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2. 1481. Velge, H. Y a-t-il lieu de créer en Belgique une Cour du contentieuxadministratif ? Quelles devràient être sa compétence et son organisation ?1935 ; 159 p 40 »

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1. 1497. Cornll, Georges. Une vision allemande de l'Ëtat à travers l'histoire et laphilosophie : 1936 ; 198 p 50 »

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ΤθΜΕ XL1532. Doutrepont, Georges. Les Mises en prose des Epopêes et des Romans

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1534. Laurent H. et F. Qulcke. Les origines de l'État Bourguignon. L'accessionde la Maison de Bourgogne aux duchés de Brabant et de Limbourg ;1940; 507 p 160 »

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2. 1566. Willaert, L. Les origines du lansénisme dans les Pays-Bas catholiques;1948 : 439 p 150 »

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Tome XLV1, 1596. Grégoire, H., Goossens, R. et Mathieu, M. Asklèpios, Apollon Smintheus

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1950; 9 pl., 120 p 60 »TOME XLVI

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1953 ; 4 planches hors-texte ; 1 carte ; 204 p . 100 »Tome XLVIII

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