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José ZORRILLA, Don Juan Tenorio, (1844) Deuxième partie, acte III, scène 2 […] LA STATUE : Don Juan, un instant de contrition sauve une âme, et cet instant, on te l’accorde. DON JUAN : Impossible d’effacer en un seul instant trente années maudites de fautes et de crimes ! LA STATUE : Cet instant, tâche de le mettre à profit, (On sonne le glas.) parce que le délai va expirer, et c’est pour toi que sonnent les cloches, on creuse déjà la fosse où on va te jeter. (On entend au loin l’office des morts.) DON JUAN : C’est pour moi que les cloches sonnent ? LA STATUE : Oui. DON JUAN : Et ces chants funèbres ? LA STATUE : Ce sont les psaumes de la pénitence qu’on chante pour toi. (On voit passer sur la gauche des torches allumées ; on entend des prières.) DON JUAN : Quel est cet enterrement qui passe ? LA STATUE : Le tien. DON JUAN : Moi, je suis mort ! LA STATUE : Le capitaine t’a tué, à la porte de ta maison. DON JUAN : Bien lard, la lumière de la foi pénètre en mon cœur, puisque ma raison ne voit mes crimes qu'à sa seule lumière. Je les vois !... et avec une horrible angoisse, car, au spectacle de leur multitude, je vois Dieu, en la plénitude de sa colère contre Don Juan. Ah ! partout où je fus, j'ai foulé aux pieds la raison, j'ai raillé la vertu, j'ai bafoué la justice. J'ai corrompu tout ce que j'ai vu, je suis descendu jusqu'aux chaumières, je suis monté jusqu'aux palais, j'ai forcé les cloîtres; et puisque telle fut ma vie, non, il n'est pas de pardon pour moi. — Mais quoi, vous êtes encore ici {aux fantômes), avec cette opiniâtre tranquillité ! Laissez-moi mourir en paix, seul avec mon agonie. Mais avec ce sang-froid horrible, que me présagez-vous, ombres farouches ? Qu'attendez- vous de moi ? LA STATUE : Que tu meures, pour emporter ton âme. Maintenant adieu, Don Juan : déjà ta vie touche à sa fin ; et puisque tous les avertissements ont été inutiles, donne-moi la main, comme marque d'adieu. DON JUAN : Me montres-tu donc de l'amitié, à cette heure? LA STATUE : Oui ; car je fus injuste avec toi, et Dieu m'ordonne de redevenir ton ami, pour l'éternité. DON JUAN : prends donc LA STATUE : Maintenant, Don Juan, puisque tu as perdu encore l’instant qui t’était accordé, viens avec moi en enfer. DON JUAN : Arrière, pierre trompeuse ! Lâche-moi, lâche cette main, il reste encore un dernier grain dans le sablier de ma vie. Lâche-là ; puisqu’un instant de contrition sauve une âme pour toute l’éternité, moi, Dieu saint ! Je crois en toi ; si ma méchanceté est sans exemple, ta pitié est infinie. Seigneur, aie pitié de moi ! LA STATUE : Il est trop tard. (Don Juan se jette à genoux ; tendant vers le ciel la main que la statue a relâchée. Les ombres, les squelettes se précipitent vers lui ; à ce moment s’ouvre la tombe de Dona Inés, qui apparaît. Dona Inés prend la main que Don Juan lève vers le ciel.)

José ZORRILLA, Don Juan Tenorio, (1844) · PDF fileJosé ZORRILLA, Don Juan Tenorio, (1844) Deuxième partie, acte III, scène 2 [] LA STATUE : Don Juan, un instant de contrition

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José ZORRILLA, Don Juan Tenorio, (1844)

Deuxième partie, acte III, scène 2 […]LA STATUE : Don Juan, un instant de contrition sauve une âme, et cet instant, on te l’accorde. DON JUAN : Impossible d’effacer en un seul instant trente années maudites de fautes et de crimes ! LA STATUE : Cet instant, tâche de le mettre à profit, (On sonne le glas.) parce que le délai va expirer, et c’est pour toi que sonnent les cloches, on creuse déjà la fosse où on va te jeter. (On entend au loin l’office des morts.) DON JUAN : C’est pour moi que les cloches sonnent ? LA STATUE : Oui. DON JUAN : Et ces chants funèbres ? LA STATUE : Ce sont les psaumes de la pénitence qu’on chante pour toi. (On voit passer sur la gauche des torches allumées ; on entend des prières.) DON JUAN : Quel est cet enterrement qui passe ? LA STATUE : Le tien. DON JUAN : Moi, je suis mort ! LA STATUE : Le capitaine t’a tué, à la porte de ta maison. DON JUAN : Bien lard, la lumière de la foi pénètre en mon cœur, puisque ma raison ne voit mes crimes qu'à sa seule lumière. Je les vois !... et avec une horrible angoisse, car, au spectacle de leur multitude, je vois Dieu, en la plénitude de sa colère contre Don Juan. Ah ! partout où je fus, j'ai foulé aux pieds la raison, j'ai raillé la vertu, j'ai bafoué la justice. J'ai corrompu tout ce que j'ai vu, je suis descendu jusqu'aux chaumières, je suis monté jusqu'aux palais, j'ai forcé les cloîtres; et puisque telle fut ma vie, non, il n'est pas de pardon pour moi. — Mais quoi, vous êtes encore ici {aux fantômes), avec cette opiniâtre tranquillité ! Laissez-moi mourir en paix, seul avec mon agonie. Mais avec ce sang-froid horrible, que me présagez-vous, ombres farouches ? Qu'attendez-vous de moi ? LA STATUE : Que tu meures, pour emporter ton âme. Maintenant adieu, Don Juan : déjà ta vie touche à sa fin ; et puisque tous les avertissements ont été inutiles, donne-moi la main, comme marque d'adieu. DON JUAN : Me montres-tu donc de l'amitié, à cette heure? LA STATUE : Oui ; car je fus injuste avec toi, et Dieu m'ordonne de redevenir ton ami, pour l'éternité. DON JUAN : prends donc LA STATUE : Maintenant, Don Juan, puisque tu as perdu encore l’instant qui t’était accordé, viens avec moi en enfer. DON JUAN : Arrière, pierre trompeuse ! Lâche-moi, lâche cette main, il reste encore un dernier grain dans le sablier de ma vie. Lâche-là ; puisqu’un instant de contrition sauve une âme pour toute l’éternité, moi, Dieu saint ! Je crois en toi ; si ma méchanceté est sans exemple, ta pitié est infinie. Seigneur, aie pitié de moi ! LA STATUE : Il est trop tard.

(Don Juan se jette à genoux ; tendant vers le ciel la main que la statue a relâchée. Les ombres, les squelettes se précipitent vers lui ; à ce moment s’ouvre la tombe de Dona Inés, qui apparaît. Dona Inés prend la main que Don Juan lève vers le ciel.)

Deuxième partie, acte III, scène 3

DONA INÉS : Non ; me voici, Don Juan ; ma main soutient cette main que ton repentir a levée vers le haut, et Dieu pardonne à Don Juan au pied de mon tombeau. DON JUAN : Dieu clément ! Dona Inés ! DONA INÉS : Fantômes, dissipez-vous ; sa foi nous sauve, retournez à vos sépultures. Telle est la volonté de Dieu : les peines de mon âme ont purifié son âme impure et Dieu accorde à mon désir le salut de Don Juan au bord du tombeau. DON JUAN : Inés de mon cœur ! DONA INÉS : J’ai donné mon âme pour toi, et Dieu m’accorde ton douteux salut. Mystère que nulle créature ne peut comprendre ; c’est dans une vie plus pure que les justes pourront comprendre que l’amour a sauvé Don Juan au bord du tombeau. Cessez, chants funèbres... (Les ombres et les statues retournent en leur lieu ; des anges jettent des fleurs sur les deux amants ; le tombeau d’Inés disparaît, remplacé par une couche de fleurs.)

Scène dernière

DON JUAN : Dieu de clémence, gloire à toi ! Demain les Sévillans seront effrayés de penser que je suis tombé dans les mains de mes victimes. Mais c’est juste : l’univers doit savoir que, puisqu’un instant de pénitence m’a ouvert le purgatoire, le Dieu de Clémence est le Dieu de Don Juan Tenorio. (Don Juan tombe aux pieds de Dona Inés et ils meurent tous les deux. Leurs âmes, représentées par deux flammes brillantes, s’élèvent et se perdent dans l’espace au son de la musique.)