apollinaire - les trois Don Juan

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  • 8/14/2019 apollinaire - les trois Don Juan

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    L'Histoire Romanesque

    GUILLAUME APOLLINAIRE

    LES TROIS DON JUANPARIS

    BIBLIOTHQUE DES CURIEUX

    4, RUE DE FURSTENBERG, 4

    MCMXIV

    PLANCHE I

    (Photo J. Lacoste, Madrid).F. Goya.LA MAYA NUE

    http://www.gutenberg.org/files/22971/22971-h/images/I.png
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    L'HISTOIRE ROMANESQUE

    GUILLAUME APOLLINAIRE

    Les Trois Don Juan

    Don Juan Tenorio d'Espagne

    Don Juan de Maraa des Flandres

    Don Juan d'Angleterre

    Ouvrage orn de douze illustrations hors texte

    D'aprs Goya, Boucher, A. Colin, L. Sauv, J. Harrewyn, de Novelli, E. Devria, Eugne Delacroix.

    I

    DON JUAN TENORIO

    ou

    LE DON JUAN D'ESPAGNE

    CHAPITRE I

    LES PRDICTIONS DE L'ASTROLOGUE

    La famille de Don Juan.Maternit douloureuse.Le baptme.Chez l'astrologue.Alchimie et

    magie.Les rves de la comtesse.Le langage des astres.Jacobi assomm.La revanche duhibou.Les prtentions de Don Jorge.

    Don Juan Tenorio tait le fils de Don Diego Pons Tenorio, quinzime seigneur de Cabezan enAsturie, onzime seigneur de Peral y Cobos en Vieille-Castille, sixime seigneur de Fuente-Palmeraen Andalousie. C'est dire qu'il descendait d'une antique et noble ligne.

    Don Diego tait un personnage considrable. Il possdait, outre ses seigneuries, gagnes par sesanctres la pointe de l'pe, un palais Sville o il sjournait une partie de l'anne. Il y graitl'Intendance des dmes et des btiments pour l'ordre religieux militaire dont il tait commandeur. Latotalit de ses revenus tait estime dix-huit mille ducats d'or.

    Lorsque sa femme, la belle comtesse Clara, se sentit prise des douleurs de l'enfantement, il y eut ungrand moi dans le chteau. Elle passa tristement les mois de sa grossesse. Il semblait qu'unemaladie terrible et mystrieuse se ft abattue sur elle. Souvent on la voyait pleurer sans motif ou

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    tressaillir d'pouvante. Parfois, l'il fixe, la poitrine haletante, elle paraissait subir la fascination dequelque fantme visible elle seule. En vain passait-elle la plus grande partie de ses nuits enfermedans son oratoire. On l'entendait murmurer de longues prires, entrecoupes de sanglots convulsifs.Des rves d'pouvante troublaient ses nuits, et maintes fois elle s'veilla en sursaut, poussant descris touffs. Ni les soins affectueux de son mari, ni les encouragements du chapelain ne pouvaientlui rendre le calme.

    l'annonce de la dlivrance, attendue par la comtesse avec une si singulire apprhension, on fitvenir de Sville un des plus illustres mdecins du temps.

    C'tait un juif baptis du nom d'Alonzo Levita. Il avait tudi dans toutes les Universits d'Europe.

    Il interrogea la malade, examina les symptmes et rassura tout le monde. Quelques heures aprs, eneffet, Doa Clara accouchait d'un beau garon.

    Ce fut une chvre qui servit de nourrice Don Juan, une chvre sauvage de la haute sierra.

    Il fut baptis en grande crmonie dans la cathdrale de Grenade, en prsence des rois catholiques

    et de leur cour. Il eut pour marraine Doa Francesca Pacheco, marquise de Mondejar et pour parrainDon Juan de Ganels, dont il prit le nom selon l'usage.

    La comtesse avait fait un projet. Elle voulait consulter un astrologue fameux qui lui avait trecommand par Don Alonzo Levita. Les soucis qui l'avaient hante ds les premiers jours de laconception de l'enfant ne s'taient pas dissips en effet.

    Elle s'en fut donc trouver Don Jorge, le frre de son mari, au cours d'un voyage Sville, et lui fitpart de son dsir de se rendre en sa compagnie chez l'homme des sciences occultes.

    Il me semble naturel en effet, Doa Clara, lui dit Jorge, que vous consultiez un professionnel de laKabbale sur l'avenir de votre fils... Mais il faut prendre garde que ces kabbalistes sont souvent desimples coquins, fort capables d'attenter la bourse et mme la vie des honntes gens. Je vousaccompagnerai...

    Jorge, je vous demande le secret. Si l'astrologue venait me prdire quelque chose de fcheux...

    Je lui couperai les oreilles! Je n'entends pas qu'un drle de cette espce s'avise de faire de la peine ma jolie belle-sur.

    Aprs l'oraison du soir, Don Jorge et Doa Clara, guids par matre Alonzo Levita, se rendaientdonc chez l'astrologue qui demeurait dans une rue dserte, l'une des extrmits de la ville.

    Matre Max Jacobi avait t prvenu par son compre de l'honorable et lucrative visite qu'il allait

    recevoir. Aussi le guichet s'ouvrit-il au premier coup de marteau.Une vieille tte de sorcire montra travers les barreaux de fer sa lampe fumeuse. Son ilchassieux dvisageait avec mfiance les visiteurs.

    Ouvrez, Barbara, dit le mdecin. Votre matre nous attend.

    La vieille obit, en silence.

    Ayant suivi un long couloir sinueux, ils arrivrent une porte que Levita ouvrit sans plus decrmonies, et ils se trouvrent dans le laboratoire de l'astrologue qui tait en mme temps unalchimiste.

    C'tait une grande pice haute vote cintre qu'clairait une lampe suspendue un crampon de fer.Des ombres irrgulires se jouaient sur les murs noircis de fume. Il y avait peu de meubles mais

    beaucoup d'objets et ustensiles de science: fourneaux, soufflets, cornues, fioles, alambics, sphres,compas, querres, sabliers, mtaux, pierres, plantes dessches, animaux empaills, squelettes,

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    ossements, une tte de mort mchoire dmesure entre autres, mille autres bric--brac accrochs,pendus, poss sur des planches, entasss ou pars sur le sol. Perch sur une carcasse mobile, au fondd'un angle obscur, un hibou se balanait en roulant dans l'ombre ses yeux lumineux et sinistres.

    La comtesse frissonna; Don Jorge leva les paules avec une grimace. Quant Levita, il souriait.

    Dans le coin le plus loign se trouvait une table singulirement encombre. Une petite lampe

    mobile projetait une lumire assez vive sur ce ple-mle. Dans un grand livre ouvert, pos sur unvieux pupitre, lisait l'astrologue. Sa tte chauve, o brillait le reflet de la lampe, reposait immobileentre ses deux mains. Il tait tellement absorb qu'il n'entendit pas les visiteurs entrer.

    Jorge, se penchant sur le livre, aperut un grimoire indchiffrable qui lui donna une opinionmdiocre de l'orthodoxie du matre. Mais comme il ne s'en souciait pas autrement, il lui frappa surl'paule:

    H! l'ami, voici que vous rend visite une dame de condition suffisamment leve pour que vouspreniez la peine de vous lever. Debout donc!

    Don Jorge, vieux militaire, affectait un langage simple et cru.

    Matre Max Jacobi se leva en effet, salua gravement la comtesse et attendit. Son aspect n'allait passans en imposer: son front tait vaste, ses yeux longs brillaient d'un regard intrieur, un regard desavant accoutum transformer en abstractions imprvues les images fournies la mditation par lacontemplation de la nature; sa tte prsentait les modifications nergiques dues des habitudesasctiques.

    Que voulez-vous savoir? madame, dit-il.

    L'avenir de mon plus jeune fils.

    Quelle partie de la science dsirez-vous consulter, la chiromancie, la sciomancie, la nomancie, lancromancie, l'oniromancie?

    Parlez chrtien, interrompit brusquement Don Jorge. Madame n'entend pas l'hbreu!Je vous demande, madame, s'il vous plat d'interroger les signes de la main, les nombres ou lesmorts?...

    Pas les morts! s'cria la comtesse avec effroi.

    Les songes, continuait Jacobi, les astres...

    Oui, les songes et les astres.

    Les mains et les jeux de cartes, reprit Don Jorge d'un air entendu, cela est bon pour les petitesgens qui se font tirer la bonne aventure un maravdis par tte. Les songes me plaisentmdiocrement, puisque toutes les vieilles commres s'en mlent... Je me fais cependant une raison

    leur endroit. Mais ce qui me convient tout fait, ce sont les toiles. Elles sont d'usage chez lesprinces et dans les familles considrables. Parlez donc, matre astrologue, mais faites-moi le plaisirde ne prdire ma belle-sur que choses agrables... Nous aurions autrement en dcoudreensemble. Je suis matre des hommes d'armes du Grand Capitaine et n'ai point le poignet pourri.Faites-en votre compte.

    Monseigneur, rpliqua l'astrologue, je ne suis que l'interprte des arrts du ciel et ne dois point ensubir les responsabilits.

    Cela est juste, Don Jorge, dit la comtesse. Je vous prie de laisser parler en toute franchise lesavant homme que j'interroge. Comment me pourrait-il dire la vrit s'il n'tait pas libre de ses

    paroles?

    N'en parlons plus. Ce qui est dit est dit. bon entendeur, salut!

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    J'ai souvent rv, dit la comtesse la demande de l'astrologue, que, pendant mon sommeil, unserpent se rfugiait dans mon sein pour s'y rchauffer. perdue d'horreur et de crainte par le contactde ses cailles glaces, je voulais le rejeter loin de moi. Mais il tait si beau, il me regardait avec desyeux si doux et si tristes que je n'avais plus le courage de m'en dfaire. Alors il se mettait sifflerlangoureusement, comme pour me remercier, et je me rendormais le cur attendri et troubl...

    Ensuite?

    La premire fois, le rve se termina l... Un autre jour, je vis les fleurs de mon jardin s'agiter enmme temps, couvertes de sang, et le serpent glissait rapidement au milieu d'elles. Et j'entendis queles fleurs chantaient, et elles disaient: Justice! justice! Il nous tue. Mais le serpent enroul prs demoi reprenait: Ne les crois pas. Ce sont elles qui m'ont bless avec leurs pines. Ce sang que tuvois est le mien. Sauve-moi. Il paraissait souffrir autant que les fleurs. Je me mis pleurer. Il butmes larmes, et nous nous rendormmes tous les deux.

    Une autre fois, c'taient des colombes blanches qui voletaient autour de moi en poussant des crisdsesprs. Le serpent se jouait autour de mon cou et caressait mes cheveux. Il a dvor nos petits,disaient les colombes, venge-nous... Mais le serpent murmura mon oreille: Elles se trompent...L'aigle a mang leurs petits, et moi j'ai tu l'aigle. Se penchant sur mon paule, il me montra ungrand oiseau de proie qui se dbattait terre dans les convulsions de l'agonie. Puis il redressa la tteen sifflant d'une manire terrible. Les colombes s'enfuirent en criant: Malheur toi! malheur toi!

    La dernire nuit enfin, je me sentis pique au cur. Ingrat, m'criais-je, assassin de tabienfaitrice! Et j'arrachai le serpent de mon sein. Tomb terre, il y resta sans mouvement. Mais ilme dit avec tant de douceur que j'en fus navre: Plains-moi si je t'ai tue, c'est parce que je t'aime.Je vivais par toi, je n'ai pas voulu mourir sans toi. Il se mtamorphosa en fleur. Moi, je me trouvaichange en colombe. Je saisis la fleur, mais elle s'tait change en aigle. L'aigle me prit dans sesserres et m'emporta dans le soleil o nous fmes consums ensemble.

    Je n'ai plus rv depuis.

    Vos rves ont une signification claire, dit matre Jacobi. Ce serpent, c'est votre fils.

    Hum, hum, gronda Jorge.

    Ce serpent, disais-je, reprsente votre fils. Ces fleurs sont l'emblme de la joie, les colombes del'affection, l'aigle du courage, le soleil de la gloire. C'est la loi des contrastes qui rgle la divinationde l'onirocritique, et les songes disent le contraire de ce qu'ils semblent dire. Ainsi votre songesignifie que vous aurez un fils dont la tendresse fera votre bonheur et la vaillance votre gloire.

    Les bonnes paroles, matre, s'cria la comtesse toute joyeuse. Comptez sur ma reconnaissance.

    L'explication est convenable, daigna approuver Jorge.

    Matre, reprit la comtesse, je vous prie maintenant de consulter les astres. Puisse leur rponse treaussi favorable que l'a t celle des songes!

    Il me faudrait l'tat du ciel au moment de la naissance.

    Je l'ai dress trs exactement, dit Levita, tirant un papier de sa poche.

    L'astrologue examina le dessin tout en murmurant des formules cabalistiques.

    Orion vers l'Orient. Bras gauche en l'air. Sirius au plus haut. Hum! hum! Le cur. Jupiter enconjonction avec le Taureau. Aldebaran, toile de la Bohme. Vnus absente. C'est bien, trs bien...Traons le carr magique.

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    L'astrologue inscrivit sur un papier deux carrs l'un dans l'autre et partagea l'intervalle en douzetriangles gaux.

    Qu'est-ce que c'est que ces petites machines? demanda Don Jorge, qui paraissait s'intresser fort l'opration.

    Les douze maisons du soleil.

    Et qu'est-ce qu'il y fait?Il les visite tour tour. Dans chacune est une phase de la vie humaine... Maisons de la sant, desrichesses, des hritages, des biens patrimoniaux, des legs et donations..., maisons des chagrins etdes maladies, du mariage et des noces, maisons de l'effroi et de la mort, de la religion et desvoyages, des charges et dignits, des amis, des emprisonnements et de la mort violente...

    L'astrologue se tut. Dans le silence gnral, il avait ouvert un livre rempli de signes astronomiqueset tourna plusieurs feuillets, comparant ensemble les observations du mdecin, le carr magique etles formules consacres. Enfin, aprs de longues mditations, il reprit:

    Voici, madame, l'horoscope de votre fils. La conjonction de Jupiter avec le Taureau annonce

    beaucoup de souhaits qui se raliseront, grands voyages et abondantes richesses. Votre fils seralgant dans ses vtements et honor dans sa vie. Mais qu'il y prenne garde! Orion influe sur sonbras gauche et commence se renverser, preuve que son cur sera souvent menac. Il ne s'agit, aureste, que d'un danger moral. Le Soleil n'ayant point visit la douzime maison, votre fils ne doit

    point mourir de mort violente, cependant... ce point prsente une particularit inconnue dans lesannales de l'astrologie.

    Oh! mon Dieu! fit la comtesse.

    En tout cas, il ne sera pas dpourvu d'argent, s'en tant procur par legs, donations et autresmoyens encore.

    Qu'est-ce dire? fit Don Jorge.

    Oh! avouables, tout fait avouables en notre temps.

    Sera-t-il heureux? demanda la comtesse.

    Si la fortune, la sant, la puissance et la clbrit peuvent faire son bonheur.

    Aura-t-il une nombreuse postrit? demanda enfin la comtesse.

    Je ne saurais le dire, Vnus, qui prside la fcondit, tant cache sous l'horizon. Tout ce que jepuis vous dire, c'est que votre famille finira comme elle a commenc.

    Et que signifie? firent la fois la comtesse et Don Jorge.

    qui fait-on remonter son origine?Au fondateur de la maison de Lara, dont les Tenorio sont seuls descendants directs, Madarra-le-Btard.

    Cela signifie donc, poursuivit l'astrologue pench sur ses dessins et grimoires, que votre famillefinira par... par... d'innombrables btards!

    Misrable! Gredin! Menteur! Insolent! hurlait Don Jorge furieux.

    Et laissant au mdecin le soin de ranimer la comtesse vanouie, il prit celui de la venger. Avec unelarge rgle, jadis d'usage mathmatique, il entreprit de btonner l'infortun Jacobi, qui criait en sedbattant:

    Misricorde! Au secours! l'assassin!Je t'avais prvenu, drle!

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    Levita! Levita! Vieux camarade!

    Mais Levita se tenait prudemment dans un coin. Nul doute qu' montrer son courage commecombattant il ne prfrt intervenir plus tard comme mdecin.

    Soudain, Don Jorge fit un moulinet terrible qui s'en vint frapper le squelette ballant au sommetduquel se tenait perch le hibou.

    Celui-ci, effray, secoua ses ailes. Une poussire lourde s'en dgagea, obscurcissant l'atmosphre.Peut-tre l'animal n'avait-il pas boug depuis plusieurs annes. L'oiseau nocturne volait, commefou, travers la chambre, montant, descendant, heurtant les squelettes, dispersant les paperasses,mlant ses ululements funbres au concert des voix humaines. Il faut dire que Barbara, enfinaccourue, poussait des hurlements semblables ceux des chiens qui aboient la mort.

    Enfin le hibou, fatigu, s'arrta pour prendre contact avec un objet solide. Mais lequel, grandsdieux! Ainsi que l'arche sainte se posant, aprs le dluge, au sommet du mont Ararat, l'oiseaus'agrippa solidement au crne de l'exaspr Don Jorge.

    Celui-ci s'enfuit pouvant, les bras en l'air, renversant tout sur son passage. Les objets fragiles sebrisaient: Patatras! Catacri! Gressecrec! La comtesse se prcipita sur sa trace. Ce ne fut que sur leseuil que, de son pe tire, Don Jorge russit faire lcher prise l'antique volatile qu'offusquait,du reste, la lumire du jour.

    Quelle caverne, criait-il. La peste soit Levita! Le diable emporte Jacobi! Quant ce hibou!...

    La nuit tombait. Don Jorge accompagna chez elle sa belle-sur.

    Les moines sont des fanatiques, les mdecins des nes, les astrologues des menteurs... Faire duchagrin ma charmante, charmante belle-sur. Je ne le souffrirai pas...

    Et, ce disant, le vieux galantin, dans l'ombre propice, passait son bras pais autour de la taillegracile de Doa Clara.

    Mais celle-ci tournait dj dans la serrure la petite clef d'or de la porte secrte par laquelle elles'tait chappe.

    Donnez-moi un baiser afin que je garde le secret, poursuivait Don Jorge...

    Un baiser! beau-frre, vous n'tes qu'un vieux polisson. Tenez, voici pour secouer la poussire duhibou!

    Et, poussant la porte, elle frappa d'un lger coup d'ventail le nez enlumin du soudard.

    PLANCHE II

    F. Goya.CHEZ LE SORCIER

    CHAPITRE II

    LA PREMIRE MATRESSE DE DON JUAN

    Discours de Don Jorge.Les trois courtisanes.Les prparatifs.Jalousie de Niceto.Les

    avances de la Pandora.Le festin.Les danseuses nues.La petite Monique.Le baiser.L'altercation.La bagarre.Le duel aux flambeaux.Niceto bless.Rivalit de femmes.Premire nuit d'amour.Mort de Niceto.

    http://www.gutenberg.org/files/22971/22971-h/images/II.pnghttp://www.gutenberg.org/files/22971/22971-h/images/II.png
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    dix-sept ans, Don Juan tait dans la fleur de la beaut.

    Dcidment, dit un matin Don Jorge son neveu, tu ne peux pas en rester l. Tu as eu la plusbrillante ducation des Espagnes, des matres de toutes les langues, vivantes ou mortes, demathmatiques, de littrature et mme de posie et de musique, bref, tu es endoctrin dans les septarts. Tu as dix-sept ans, ta moustache commence pousser, tu montes cheval comme DonAlexandre, l'empereur des Grecs, tu manies la lance aussi bien que Bernal del Carpio et la rapiremieux que moi, tu es beau garon, du reste, et point sot. Il est indcent que tu n'aies pas unematresse.

    Une matresse! Une matresse! rptait Juan effar.

    Tu es novice, mais non moine! De mon ct, j'ai la prtention de n'tre point pdant. Si la familleme dshrita, ce n'est point sans quelques bons motifs. Nous sommes l'un et l'autre gentilshommes,

    bons parents et bons amis. Je te dois les lumires de mon exprience.

    Tu vas entrer dans le monde. Il t'y faut mettre sur un bon pied. Un homme bien n se reconnat deux qualits: la galanterie et la bravoure.

    Si nous avions quelque belle guerre, je t'amnerais avec moi et t'engagerais monter le premier sur

    la brche. Mais, hlas! il ne se livre plus de grande bataille. Ce bon temps est pass! Mon capitaineest mort, et il a emport la gloire dans son tombeau.

    A un gentilhomme de la qualit, il n'est donc plus permis que de chercher querelle personnelle, etpour cela rien ne vaut les intrigues de l'amour.

    Don Rinalte, chez lequel l'oncle comptait le soir mme conduire son neveu, tait un excellenthomme, aimant la joie pour lui et les autres. Riche de son patrimoine, il possdait en outre une desmeilleures commanderies d'Alcantara. Il dpensait convenablement sa fortune, mangeant le revenusans trop entamer l'avenir, magnifique avec une certaine sagesse. Il donnait les meilleurs repas de

    Sville, chre dlicate, vins choisis, service splendide, et en prenait sa bonne part.C'tait un fin mangeur et un buveur de premier ordre. Il avait une vraie nature de taureau, calme,lente, puissante, terrible dans sa colre.

    Don Niceto Iglesias, l'autre convive, tait un garon fort chatouilleux sur le point d'honneur. Il avaitpour le tapage un got singulier. Parfait gentilhomme du reste, fort lgant de sa personne et brlantson bien par les deux bouts, les femmes l'adoraient autant que les hommes le craignaient.

    Je le crois, dit Jorge Juan, d'accord avec la Pandora, une des courtisanes que tu verras ce soir.

    Pandora est un nom mythologique que sa beaut lui a fait donner en Italie o elle fut se former.Une fille superbe voir, mais rien de plus. Elle n'a pas l'ombre de cur, mais ce n'est pas son mtier

    d'en avoir. Il n'y a pas esprer lui plaire. L'amour est avec elle une affaire d'argent.Don Niceto ayant pris les devants, il ne serait du reste pas convenable d'aller sur ses brises. Si ellete plat, tu prendras date. Mais tu ferais bien, en ce cas, de me consulter sur les arrangements. Hlas!mon cher neveu, j'ai l'exprience!

    Pour les deux autres, Soledad et la Magdalena, je n'ai pas besoin de te dire qu'elles sont occupes.L'une, Soledad, appartient Don Rinalte; quant l'autre, c'est ma matresse. J'ai pass lasoixantaine, mais le jarret est bon et l'il vif. Tu les dois respecter galement, puisque Don Rinalteest ton hte et que je suis ton oncle.

    Cependant, petit neveu, tu es libre, au moins mon gard. J'ai trop d'exprience pour donner dansla jalousie et je t'aime trop pour le chagriner l'occasion d'une femme.

    Je doute du reste que la Magdalena te convienne. C'est une fort jolie personne, mais un peu niaise,pour ne pas dire bte. Sa gaucherie, qui m'amuse, t'ennuierait probablement.

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    Et puis, elle n'a que seize ans. C'est de mon got, mais trop jeune pour toi. Une personne un peumre serait mieux approprie ta fringante jeunesse.

    Rien ne forme les jeunes gens comme la socit des courtisanes. Elles ne hantent, du moins maconnaissance, que des gens comme il faut, titrs, riches, chevaliers et, parmi le clerg, jamais moinsque des chanoines. Prs d'elles un bourgeois perdrait ses cus et un moine son latin. coute, regardeet profite donc. Prends un costume avantageux; ces dames sont reines de la mode. Si, elles tedcouvrent joli, les autres te trouveront charmant.

    Le rendez-vous est huit heures. Je vais, de ce pas, chez un thologien de l'ordre, avec lequel j'ai traiter d'affaires. Je reviendrai te prendre au coucher du soleil. Sois prt.

    bloui, enivr, constern de ces paroles, Juan passa le reste de la journe dans une agitationviolente. Une vraie fte! Une orgie, peut-tre! Tout cela lui semblait merveilleux et terrible.

    Il revtit un pourpoint bleu de ciel, brod de soie blanche, manches de dessous et chausses de soieblanche aussi.

    Jorge loua la simplicit de ce costume qui faisait ressortir l'clatante beaut du jeune homme.Tu as eu tort, lui dit-il seulement, de prendre l'pe que t'a donne ton parrain: c'est une arme de

    parade ou guerre et non de promenade. J'ai ce qu'il te faut, une rapire riche garde, dont lefourreau, en velours bleu de ciel, s'harmonisera parfaitement ton habit.

    Essaie-la toi-mme. Tu verras qu'elle est bonne, bien monte et bien trempe. Tout le poids estdans la garde; la lame est lgre et simple. Elle vient, la marque du petit chien en fait foi, deRomero, le meilleur armurier de Tolde.

    J'ai eu plus d'une fois l'occasion de m'en servir et n'ai jamais eu qu' m'en louer. Je l'ai, en maintesrencontres, prte des amis qui ont toujours tu ou bless leur homme. C'est ce que je puis appelerune pe heureuse. Elle te portera bonheur. Je te la donne.

    Juan ceignit la rapire, remercia son oncle et partit avec lui.

    Le cur lui battait fort en entrant chez Don Rinalte. Celui-ci vint la rencontre de ses htes dsqu'ils furent annoncs.

    C'tait un homme d'une quarantaine d'annes, gros et grand, l'allure d'un seigneur et d'un bonvivant.

    Dans le salon se trouvaient dj les autres convives.

    La vue des femmes mit un blouissement dans l'me de Juan. Il les admirait toutes trois sans lesdistinguer encore.

    Ds l'abord, elles ne se firent point faute de le regarder. Jamais elles n'avaient vu de jeune hommeaussi accompli. Les femmes galantes savent juger du premier coup d'il la beaut masculine.

    Juan se trouvait quelque peu embarrass de cet examen. Il craignait plutt d'tre un objet de ridiculeque d'admiration.

    Mais les autres hommes ne s'y tromprent pas. Les deux anciens changrent un sourire, tandis quele plus jeune pinait les lvres.

    Don Niceto Iglesias, dans sa vingt-cinquime anne, avait l'il vif, les dents blanches, les cheveuxnoirs, les traits rguliers et fins, la taille svelte, toute la grce andalouse enfin.

    Une main habile avait, de plus, parfait l'lgance de son magnifique costume, satin et velours, or etbroderies. Un soin mticuleux avait prsid sa toilette capillaire.

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    Il passait pour le plus joli garon de Sville. Il le savait et tenait cette rputation.

    l'instant, il se sentit dpossd. La supriorit de son nouveau concurrent tait trop manifeste etne permettait pas le doute. Le jugement des trois courtisanes n'tait-il point du reste sans appel?

    Don Niceto devint sur-le-champ jaloux de Don Juan et, pour un fat comme pour une coquette, lajalousie c'est la haine. Mais c'tait un homme bien lev, qui connaissait son monde. Et puis n'tait-

    il pas plus habile de prendre son parti d'une dfaite invitable?Il se rsolut donc traiter en ami ce rival inconnu et dans le fond du cur dtest.

    Juan s'effora de rpondre dignement aux prvenances du jeune cavalier, mais il eut beau faire pourtre cordial, il ne fut que poli. L'instinct lui faisait pressentir un ennemi sous ces dehors

    bienveillants, comme un serpent sous des fleurs.

    Les deux portes du salon s'ouvrirent toutes grandes, et le matre d'htel, suivi des laquais porte-flambeaux, annona que le souper tait servi.

    Les femmes se dbarrassrent de leurs mantilles. Les paules splendides de l'une, plus frles maisnon moins blanches des autres, apparurent nu. C'tait l'usage des courtisanes de se dcolleter assez

    bas. Leur corsage, fendu dans le sens de la longueur, laissait voir leurs seins fermes et marbrs dedlicates veines bleues. Par derrire, la ligne du corsage s'inflchissait en arc jusqu' la taille. Lesrobes taient si lgres! Elles ignoraient le corset. Ce spectacle ne fut pas sans mettre quelque moidans l'me encore inexperte du jeune Juan.

    Aprs s'tre lev comme tout le monde, il ne sut plus que faire et resta embarrass comme unnigaud au milieu du salon. Don Niceto offrit son bras Soledad, qui tait considre comme lamatresse de maison.

    La Pandora attendait debout. C'tait une magnifique crature, grande, admirablement faite, blancheet ple comme le marbre, avec de grands yeux noirs et des cheveux aile-de-corbeau. Elle avait unerobe de satin noir, une basquine jaune, une chane d'or au cou et, dans la chevelure, une rose d'unrouge clatant. Les deux amies taient vtues avec un luxe gal. Elles avaient adopt une modesingulire, qui consistait se couvrir la tte de perruques aux diverses couleurs de l'arc-en-ciel.Celle-ci, fille blonde de la Murcie, cette autre Catalane, s'taient ainsi donn des chevelures d'or auxreflets d'aubergine et d'orange.

    Voyant que ni l'oncle ni le neveu ne venaient elle, la Pandora alla rsolument au jeune homme etlui donna le bras en souriant.

    Juan trembla, et involontairement il serrait ce beau bras nu qui venait de se poser sur le sien.

    Voil un fort beau couple en vrit! s'exclama Don Rinalte.

    Juan sourit et baissa les yeux; Pandora fit une petite moue ddaigneuse.

    Juan, hasard ou non, se trouva plac droite de la Pandora, qui avait sa gauche Don Niceto.

    On trouvait l runi tout ce qui fait la beaut, l'excellence et le charme d'un repas.

    La salle tait dcore avec got et follement illumine. Il y avait des fleurs profusion; la nappetait jonche de feuilles de roses. La table resplendissait des luxes europens les plus raffins: toilesdamasses de Flandre, cristaux de Venise, argenterie de Florence. Chaque dtail avait son prix etrvlait quel expert dilettante tait Don Rinalte.

    Les mets recherchs, les vins dors, la beaut demi nue des femmes, l'odeur mle des parfums etde la chair, une conversation anime, tout parlait aux sens, invitait l'abandon et au plaisir.

    Cependant le souper commena tranquillement. Les gens qui savent vivre graduent les jouissances.

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    Les femmes, d'ailleurs, tmoignaient encore d'une certaine rserve. Juan se demandait mme s'il nes'agissait point l de vritables dames du monde gares.

    L'influence de la bonne chre se fit sentir peu peu. Esprits et regards s'animrent. Les voixs'levrent, le ton devint plus vif. L'oncle risqua quelques propos sals qui reurent des convives lemeilleur accueil.

    Juan buvait comme tout le monde, et sa timidit s'vanouissait dans les fumes du vin. Les lumireslui semblaient plus brillantes, les hommes plus spirituels et les femmes plus jolies s'il est possible. Ilvoyait rose. Son sang circulait plus vite et lui donnait du courage. Il osa parler et parla bien. Il eutde l'esprit, et les hommes eux-mmes furent obligs de l'applaudir.

    Il est charmant, dit Rinalte d'un air paternel.

    Adorable! appuya Niceto.

    Jorge se frottait les mains, enchant de voir russir son lve.

    Pandora jetait Juan des regards de flamme. Cependant il se contenait et n'osait encore lui rendreses avances.

    Au dessert, on fit venir des danseuses. Elles excutrent une traditionnelle sguedille avec cettefuria, cette conviction qui appartient leur race. L'offre et le dsir, le refus et l'abandon, la pluslascive volupt enfin, voil ce qu'elles aimaient, les seins offerts, la croupe tordue, les yeux mi-clos.Puis, sur la demande de Don Jorge, l'une d'elles, une petite Morisque, se dvtit et dansa nue. Ce nefut pas sans quelques manires de la mre maquerelle que deux ou trois ducats d'or amenrentcependant composition.

    Le petit corps brun se balana son tour tandis que les convives claquaient des mains en cadence.Cette fillette vierge mimait, avec une perversit damner tous les hommes, le rythme de la

    possession. Le mouvement allait en s'accentuant, selon ce que prescrit la tradition africaine. Elletomba enfin, pme, morte de s'tre donne tous, crispe d'un spasme presque douloureux. Et lesconvives prirent les fleurs qui jonchaient la table et les jetrent sur son joli corps tendu, ses seinsmignons peine clos, son petit ventre dor, ses cuisses nerveuses et muscles.

    Cependant la Pandora, d'un geste maladroit, avait laiss tomber entre ses seins la fleur rouge quiornait ses cheveux. Niceto s'empressait dj, mais la fille hautaine se dtourna:

    Prenez ma rose, dit-elle Juan.

    Celui-ci, fort mch par le gnreux xrs et le spectacle auquel il venait d'assister, ne se le fit pas

    dire deux fois. Il plongea sa main dans l'opulent corsage de la courtisane et en retira la fleur qu'ilbaisa passionnment.

    Pandora lui donna de plus sa main, et il y appuya ses lvres.

    Tout le monde avait applaudi, Niceto plus fort que les autres.

    Mais se voir ravir sa matresse en mme temps que sa royaut, se sentir frapp coup sur coup dansson amour-propre et dans son amour, c'tait trop! En dpit de ses efforts, il commenait ne

    pouvoir plus se matriser.

    Rinalte s'en aperut et, en hte averti, s'effora de trouver un drivatif.

    Je crois que le moment de s'embrasser est venu, dit-il.

    Et se penchant sur sa matresse, il la baisa sur la joue.

    Fais passer, dit-il.

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    Soledad se tourna vers Niceto et lui transmit le baiser.

    Niceto, vaguement consol, s'inclina sur Pandora qui se laissa faire assez docilement. Elle se vengeade son mieux en appliquant un beau baiser sur le cou de l'imberbe Juan.

    Mais celui-ci, au lieu de le transmettre, ainsi qu'il le devait, Magdalena qui dj tendait la joue,jugea plus agrable de le restituer et posa ses lvres au coin de la bouche impriale de la Pandora.

    Rinalte, diplomate, poussa un grand clat de rire. Jorge se mit trpigner de joie. L'attendrissementatteignait chez le vieux guerrier aux dernires limites. Il et volontiers pleur.

    Niceto avait tressailli avec un rire jaune.

    Ce fut la Magdalena qui sauva la situation.

    Et moi? dit-elle d'un ton piteux.

    Ce fut une hilarit gnrale. Elle redoubla quand on vit que la pauvre fille s'en attristait au lieu des'en amuser.

    C'est juste, fit Jorge. Elle n'a pas son compte.Pardon, ma belle, dit Don Juan. Je vais rparer mes torts.

    Je ne veux pas, s'cria la Pandora d'un ton farouche, en le retenant par le cou.

    Juan se laissa faire, tandis que la Magdalena clatait en sanglots.

    Jorge et Rinalte riaient de plus belle.

    Mais Niceto tait bout de patience:

    De quoi te mles-tu? demanda-t-il Pandora d'une voix tremblante.

    Et vous-mme, rpliqua-t-elle avec hauteur, de quoi vous mlez-vous? Vous n'avez aucun droitsur moi. Je ne suis pas votre matresse!

    Ma matresse, non. On n'achte pas une matresse, on n'achte que des esclaves.

    Moi, votre esclave!

    Oui, puisque tu portes ma chane, dit-il avec un rire amer en lui montrant la chane d'or qu'elleavait au cou.

    Eh bien! Je me dlivre!

    Elle arracha la chane en la brisant et la jeta devant Niceto. Celui-ci la ramassa pour la jeter la ttede la Pandora.

    Mais Juan avait vu le geste et il tendit vivement le bras pour amortir le coup.

    Lever la main sur une femme! dit-il.

    Ce n'est pas une femme, rpondit Niceto hors de lui, c'est une prostitue!

    Lchet sur lchet!

    Il n'avait pas achev ces mots que dj Niceto lui avait lanc la chane au visage. Juan se prcipitad'un bond sur son adversaire et le renversa sur la table. Au choc, assiettes et bouteillesdgringolrent sur le parquet.

    Niceto tenta de rsister, mais en vain. Alors on le vit qui portait la main sur un couteau.

    Pas de couteaux! dit Rinalte en lui arrachant de la main l'arme effile.Non, s'cria Jorge, des pes! Vive Dieu! Des pes! Nous ne sommes pas des muletiers. Lche-le, Juan.

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    Niceto relev, tout le monde sortit d'un commun accord.

    Les pes sont dans l'antichambre, dit Jorge. Pour vous battre, vous serez mieux dans le jardinqu'ici.

    Pandora, ple comme la mort, tremblait de tous ses membres. Les deux autres femmes pleuraient etcriaient. Leurs robes s'taient dgrafes, leurs basquines dchires, qui sait comment! Demi nues,l'il brillant de vin, elles tentaient de s'accrocher aux manches des hommes.

    Paix l! Paix l! dit Jorge de sa grosse voix de commandement. Restez dans votre coin ou je mefcherai, petites!

    Elles obirent et se grouprent sur le divan de la salle manger dont Rinalte en sortant ferma laporte clef.

    Chacun des deux hommes avait pris son pe.

    Ne te trompes-tu pas, dit Jorge son neveu. Est-ce bien celle dont je le fis cadeau?

    Et ce disant il lui passait au cou une petite mdaille suspendue une chane d'argent.Niceto tait dj descendu. Juan s'empressa de marcher sur ses traces. Jorge, qui l'accompagnait, futarrt par la voix de Rinalte.

    Ami Jorge, lui dit-il, prenez, je vous prie, une de ces torches. Je tiendrai l'autre. Il convient que cesenfants y voient clair. Ils ne seront pas drangs. Les femmes sont sous clef, et j'ai congdi lesdomestiques.

    Votre neveu est-il habile tirer l'pe?

    Plus habile que moi! Et je fus en mon temps, vous ne l'ignorez pas, un bretteur de quelquerenomme. Des dix coups de taille, il n'en est pas un qu'il n'excute la perfection, soit en droit-fil,soit en faux-fil. personne je ne vis faire aussi lgamment la main droite oblique ascendant.Quant au coup de pointe dans l'il, je n'en dis rien: vous jugerez par vous-mme.

    La lutte sera belle, car Niceto est fort.

    Il trouvera qui parler! propos, vous tes le parrain de Niceto. Je seconde mon neveu, commeil est juste.

    Dans la cour, les deux tmoins se placrent en face l'un de l'autre, croisant la ligne occupe par lescombattants. Puis ils les mirent en place.

    Vous pouvez aller! seigneurs, dit Rinalte.

    Contrairement ce que les deux tmoins avaient prvu, il n'y eut pas de lutte. Les deux adversairesfondirent imptueusement l'un sur l'autre, le fer tendu. Il y eut un coup fourr mais avec desrsultats bien diffrents: l'pe de Niceto glissa sur la poitrine de Juan, l'pe de Juan atteignit

    Niceto en plein ventre.

    Celui-ci, l'arme lche, tomba en arrire, la figure crispe. Une tache rouge suinta peu peu traversson pourpoint blanc...

    Juan s'tait arrt, pouvant. Mais Jorge respirait plus paisiblement.

    Vous tes grivement bless? demanda Rinalte son client.

    Non, rpondit Niceto par fiert. J'aurai ma revanche.Quand vous voudrez, reprit Don Juan, auquel cette nouvelle menace avait rendu son assurance.

    Cependant l'cuyer de Rinalte tait accouru et, avec son matre, il transporta Niceto dans son lit.

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    Je suis content de toi, Juanito, dit l'oncle son neveu. Voil tes preuves faites et bien faites. Maisune autre fois n'y mets pas tant d'ardeur. C'est dangereux. Tu as failli te faire tuer. Je ne comprends

    pas que l'pe... Mais voyons donc...

    Il saisit la mdaille qu'il avait donne Juan et l'examina attentivement. Elle tait profondment

    sillonne d'un bord sur l'autre.La mdaille t'a sauv la vie! C'est une mdaille de Saint-Jorge, mon patron, que le pape AlexandreVI a bnie lui-mme. Elle met l'abri du fer et du feu. Sans elle, comment me serais-je tir de tantde mauvaises rencontres! Et maintenant, remontons, ta belle t'attend.

    Quoi, mon oncle, aprs ce qui s'est pass?

    Raison de plus. Tu t'es battu pour elle, elle te doit la rcompense!

    Au moment d'entrer dans la salle manger, Juan s'arrta, croyant entendre le bruit d'une altercation.

    C'taient, en effet, Soledad et Pandora, qui se disputaient.Je t'ai bien vue, disait celle-ci. Pendant le souper tu lui as fait de l'il en dessous.

    Le soleil luit pour tout le monde. N'ai-je pas le droit de regarder ce jeune homme?

    Si tu as le malheur de recommencer, j'avertis Don Rinalte.

    Je m'en moque. Je ne chmerais pas d'amoureux Sville. Te crois-tu seule capable de plaire auxhommes? Parce que tu as eu des cardinaux! Moi aussi, j'en aurais des cardinaux, si j'allais en Italie!

    savoir. Quoi qu'il en soit, Juan n'est pas pour toi! Tu n'es pas la hauteur, ma petite. Du reste,je suis Svillane et porte un poignard ma jarretire. Comme je n'en ai pas besoin pour dfendre mavertu, je m'en servirai pour dfendre mon amour. Oui, mon amour, car je l'aime, entends-tu. Je leveux!

    Don Juan entra dans la salle, demi gris par les propos qu'il venait d'entendre. Il promena sonregard sur les deux cratures, dont la chair s'offrait ainsi lui. Il tait le matre. Il pouvait choisir.

    Mais Pandora avait saisi son bras.

    Viens, mon bien-aim, dit-elle. Viens que je te serre dans mes bras. Tu t'es vaillamment battu. Jet'ai vu. J'tais l, la fentre, penche sur le jardin, et je regardais. Ah! si ce Niceto t'avait tu, jel'aurais poignard!

    Elle le baisa longuement sur les lvres.

    Prenons nos manteaux, mesdames, dit Don Jorge. Rinalte passera la nuit auprs de Niceto et voussouhaite le bonsoir.

    Madame Soledad n'a personne pour l'accompagner, dit la Pandora d'un ton ironique. Mais nousirons la reconduire...

    Soledad tait vaincue. On la reconduisit, en effet, son logis, sans qu'elle ost plus rien tentercontre son audacieuse rivale.

    De l, on se rendit la maison de Pandora. Elle frappa d'une main impatiente, et sa camriste vintlui ouvrir. Alors, Juan quitta son bras et la salua respectueusement.

    Madame, dit-il, j'ai l'honneur de vous souhaiter une bonne nuit.

    Ah , reprit-elle en le regardant d'un air moqueur, comptes-tu m'pouser dans six mois?

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    Jorge partit d'un clat de rire.

    La Magdalena poussa Juan dans l'alle et lui souhaita son tour une bonne nuit.

    Le lendemain, Don Jorge se rendit de bonne heure chez Don Rinalte pour prendre des nouvelles dubless.

    Ah! ce fut un fameux coup d'pe, dit celui-ci. Les mdecins n'ont pu arrter le sang. Niceto estmort cette nuit. Venir bout dans la mme soire du plus fameux duelliste et de la plus froidecourtisane de Sville! dix-sept ans! Votre neveu ira loin!

    CHAPITRE III

    DON JUAN LA COUR DE NAPLES

    En exil.Une duchesse viole.L'arrive du Roi.Intervention de Don Jorge.L'oncle et le

    neveu.La fuite.La duchesse au secret.Les conseils d'un valet de chambre.Stupfaction etfuite du duc Octavio.

    Dans les bras experts de la Pandora, Juan avait appris la volupt et tous ses raffinements. Ces leonsne furent pas perdues. Il comprit de suite que l'amour se devait conqurir par tous les moyens, bonsou mauvais. Il tait beau, il tait jeune, il tait fort. Les femmes seraient lui.

    Cependant, les circonstances de la mort de Don Niceto avaient t connues peu peu; d'autresduels, d'autres enlvements rendirent bientt la situation de Juan intenable Sville, et sa familledcida de l'envoyer dans le royaume de Naples, o son oncle Jorge avait t depuis peu nomm chefde la mission militaire espagnole charge d'inculquer aux paresseux Napolitains les secrets de l'artde la guerre.

    Juan, dans cette cour facile, reprit le cours de ses amoureux exploits. L'aventure qui lui fit quitter leroyaume mrite d'tre conte.

    La duchesse Isabelle, jeune veuve d'une ravissante beaut, devait pouser le duc Octavio, mais Juanen tait perdument amoureux. Dans ses pires tromperies, il y avait en ce temps une part desincrit.

    Il n'avait abouti rien. Il avait de plus acquis la conviction que le duc faisait Isabelle la cour lamoins platonique, dsirant sans doute s'assurer de quelques gages d'amour palpable, avant quel'heure officielle de l'hymne n'et sonn.

    la suite d'une fte donne au palais royal, la duchesse s'tait assoupie dans un petit boudoir retir.Juan, qui la guettait, se glissa dans la salle mi-obscure. Il teignit la dernire chandelle et s'assit prsde la belle qui sommeillait d'un lger sommeil, agrment sans doute de rves d'amour.

    C'est Octavio, ton amant, qui t'veille, dit-il, contrefaisant la voix du duc et la prenant par la taille.

    Octavio! cher Octavio! soupira la dormeuse.

    Sans autre discours, Juan mit ses lvres sur les siennes. Ses mains chiffonnaient la dentelle. Isabellene rsista bientt plus.

    Octavio, par ici, vous pourrez sortir plus srement, dit-elle, quand ils se furent relevs.Oui, mon adore. Ah! quand viendra le jour des pousailles?

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    Je veux aller chercher une lumire.

    Pourquoi?

    Pour voir encore mon trs cher amour.

    J'teindrai la lumire.

    Oh! ciel, qui es-tu? Cette voix! Qui es-tu?Qui je suis? Un homme sans nom.

    Au secours!... Vous n'tes pas le duc?

    Non.

    Au secours! Au secours!

    Contenez-vous, duchesse, et donnez-moi la main.

    Ne me retiens pas, misrable! Hol! valets, au secours!

    Le roi, qui aimait, en bon matre de maison, faire un petit tour dans ses appartements avant que defaire ses dvotions nocturnes et se mettre au lit, accourut ces cris de dtresse. Peu mondain, dureste, il n'avait jamais remarqu la physionomie de Don Juan.

    Que signifient ces appels dsesprs? fit-il majestueusement.

    Le roi! le roi! se lamentait Isabelle. Quelle malheureuse je suis!

    Qui tes-vous? reprenait d'un ton svre le monarque.

    Qui? Un homme et une femme, rpondit Juan.

    Le roi, dont la devise tait en politique aussi bien que dans le priv: Pas d'histoires! jugea qu'il

    fallait tre prudent. Il fit semblant de ne point voir la duchesse et se contenta de dire:Hol! mes gardes! saisissez-vous de cet homme!

    Don Jorge, qui venait lui-mme de changer la garde du palaisun bon militaire ne doit pointngliger le dtailaccourut cet instant la porte.

    Don Jorge Tenorio, dit le roi, je vous charge de ces prisonniers. Apprenez qui ils sont. Mais agissezsecrtement. Je crois une mauvaise affaire. Je ne serai rassur que quand je les saurai en votre

    pouvoir!

    Emparez-vous de cet homme, dit Don Jorge.

    Qui osera? rpondit Juan toujours demi cach sous son manteau.

    Tuez-le, reprit Don Jorge, s'il rsiste.

    Je suis prt mourir! Je suis gentilhomme de l'ambassade d'Espagne!

    Don Jorge cet instant commena de se mfier. Il avait cru reconnatre la voix.

    loignez-vous, dit-il ses gardes... Retirez-vous tous dans la chambre voisine avec cette femme.

    C'est donc toi, malheureux, dit-il son neveu qu'il venait enfin de reconnatre. Eh bien! tu me metsdans une jolie position! Que se passe-t-il?

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    Il se passe ceci que j'ai tromp et possd la duchesse Isabelle.

    Et comment?

    J'ai d feindre d'tre le duc Octavio.

    De plus en plus grave! Tu n'as donc pas assez des filles de cour et de basse-cour? La duchesse!coute. Tu vas sauter par ce balcon.

    Votre bont me donne des ailes.

    Et ensuite par le premier bateau tu fileras en Sicile ou ailleurs.

    En Espagne par exemple! Allons, tout n'est pas perdu!

    Et mon prestige? Moi, avoir laiss chapper un prisonnier, moi chef de la mission militaireextraordinaire?

    Mais Don Juan avait dj escalad d'un pied agile le balcon et saut au dehors.

    Mes ordres sont-ils excuts? dit le roi qui revenait.J'ai excut, Seigneur, reprit Don Jorge, votre vigoureuse et droite justice. L'homme...

    Est mort?

    Non, il a chapp la fureur des pes.

    Et par quel moyen?

    Voici. peine aviez-vous donn vos ordres que, sans chercher s'excuser, le fer la main, ilroula son manteau autour de son bras et avec une grande prestesse, attaquant les soldats, parvint

    jusqu'au balcon d'o, en dsespr il se jeta dans le jardin. Mes soldats le retrouvrent terre,baign de sang, agonisant. Ils s'apprtaient l'emporter, quand, soudain, avec une telle promptitude

    que j'en demeurai interdit, il s'chappa...C'est du joli! Et la femme?

    La femme dont vous apprendrez le nom avec tonnement, la duchesse Isabelle, retire dans cettechambre, assure que c'est le duc Octavio lui-mme qui l'a fait tomber dans ce pige et dshonore.

    Je ne comprends pas trs bien.

    Moi non plus. Je me contente de rpter.

    Ah! honneur! honneur! pauvre honneur! Si tu es l'me de l'homme, pourquoi t'a-t-on plac dansla femme, qui est l'inconstance mme?

    Cependant le garde amenait la duchesse devant le roi.

    Comment oserais-je lever les yeux sur Votre Majest? dit-elle timidement.

    Le roi donna ordre la troupe de se retirer.

    En effet, rpondit-il... Quelle mauvaise toile vous inspira, madame, de profaner ainsi un palais...Prenez-vous ma maison pour un b...?

    Pardon, Seigneur!

    Tais-toi. Ta langue ne pourra jamais excuser ton offense. Cet homme tait donc le duc Octavio?

    Seigneur!

    Ah! l'amour brave ainsi les gardes et les valets! Don Jorge Tenorio! enfermez cette femme dans

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    une tour, au secret, et faites saisir le duc. Je veux maintenant qu'il lui tienne parole!

    Grand Seigneur, jetez les yeux sur moi. Je suis coupable, mais, s'il le veut, le duc Octavio medisculpera!

    Le duc Octavio s'veillait ce moment. Le jour avait point en effet tandis que se droulaient cesredoutables vnements.

    Son valet Ripio fut tout tonn de le trouver debout de si bonne heure.

    Eh quoi? plus de repos, seigneur?

    Le repos ne peut calmer le feu que l'amour allume en mon me, rpondit le duc. C'est un enfantqui ne se plat pas dans un lit moelleux, entre deux draps de toile de Hollande recouverts d'hermine.Il se couche et ne se repose pas. Il est matinal et joue comme un enfant. Le souvenir d'Isabelle,Ripio, m'te la tranquillit. Comme elle vit dans mon me, mon corps veille sans cesse, gardant,absent et prsent, le chteau de l'honneur!

    Pardonnez-moi, votre amour est un sot amour.

    Que dis-tu, matre fou?

    Je dis ceci. C'est une sottise d'aimer comme... Voulez-vous m'couter?

    Va, poursuis.

    Je poursuis. Isabelle vous aime-t-elle?

    En doutes-tu?

    Non, mais je le demande. Et vous, l'aimez-vous?

    Moi? Oui.

    Eh bien! ne serais-je pas un fou fieff si je m'affligeais tant aim d'une femme que j'aime? Doncsi vous vous aimez tous les deux d'une gale ardeur, dites-moi qui vous empche de vous mariersans attendre plus...

    Sur ces entrefaites, un domestique entra.

    Le chef de la mission militaire espagnole, ambassadeur extraordinaire, vient, dit-il, de mettre pied terre dans le vestibule! Il demande d'un ton courrouc et hautain parler Votre Grce. Si j'ai biencompris, il s'agirait de prison.

    De prison! Dis-lui d'entrer.

    Don Jorge pntra accompagn de soldats.

    Qui dort ainsi, dit-il sur le seuil d'une voix sentencieuse, doit avoir la conscience nette.

    Oh! reprit Octavio. Est-il convenable que je dorme quand Votre Excellence me fait l'honneur deme rendre visite? Je veillerai toute ma vie. Pour quelle cause tes-vous venu?

    Parce que le Roi m'a envoy ici.

    Et quelle bonne toile a voulu que le Roi songet moi? Vous n'ignorez pas que, le cas chant,je lui donnerais ma vie.

    Hlas! Hlas!

    Marquis, je n'ai nulle inquitude. Parlez.

    Le Roi m'a envoy pour vous arrter...

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    Et de quoi donc suis-je coupable?...

    Vous le savez mieux que moi. Mais si, par hasard, je me trompe, coutez la msaventure etsachez pourquoi le Roi m'a envoy. l'heure o les noirs gants, pliant leurs sinistres pavillons,fuient ple-mle devant le crpuscule, je traitais de certaines affaires en compagnie de Son Altesse.Les grands aiment l'aube de la nuit. Nous entendmes une voix de femme qui criait au secours. ce

    bruit, le roi lui-mme s'lana, et il trouva la duchesse dans les bras d'un homme gigantesque...

    Un homme gigantesque! gigantesque!

    Le Roi ordonna qu'on se saist d'eux. Je tentai de dsarmer l'homme. Mais je crois que le dmonavait pris cette forme humaine, car devenu soudain vapeur, il s'chappa par le balcon travers lesormes.

    Et la duchesse?

    La duchesse, arrte, dclara que c'tait le duc Octavio qui l'avait ainsi abuse en lui promettantde l'pouser...

    Que dites-vous?

    Je dis ce que tout le monde sait, qu'Isabelle, par mille moyens...Laissez-moi, ne me parlez pas d'une pareille trahison. Isabelle me trompe! Je deviens fou! Maisnon, ce n'est pas vrai!

    Comme il est vrai que les oiseaux volent dans l'espace, que les poissons vivent dans les eaux, quela loyaut habite dans un vritable ami, que la trahison est dans un ennemi, j'ai dit la pure vrit.

    Marquis, je veux vous croire. Il n'y a rien qui m'tonne, car la femme la plus constante n'en estpas moins femme. Mon outrage est avr.

    Le Roi ne voit d'autre solution, ce que j'ai cru comprendre, que de vous faire pousersolennellement et sans tarder la duchesse.

    Certes, j'avais jadis cette fille promis le mariage, mais aujourd'hui... Par la Madone!

    Vous n'avez qu'une ressource, vous absenter de ce pays. Et que votre dpart soit prompt!

    Je vais m'embarquer pour l'Espagne aujourd'hui mme.

    La porte du jardin est ouverte. Partez, je ne vois rien!

    Le duc Octavio ne se le fit pas dire deux fois. Il quitta sa maison tout en maugrant:

    Un homme dans le palais avec Isabelle! Je deviens fou. Les femmes: des girouettes!

    Aprs de nombreuses pripties parmi lesquelles un naufrage, Juan revint sur la terre d'Espagne. Ilemportait malgr tout un remords, le souvenir de la belle duchesse qu'il avait, en la nuit noire, tenueentre ses bras... dfaut d'autre mmoire, il avait celle de la volupt... Cependant, jet au rivage parla tempte, il se consola en sduisant la fille des pauvres pcheurs qui l'avaient recueilli.

    PLANCHE III(Photo J. Lacoste, Madrid).

    F. Goya.LES MAYAS AU BALCON

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    CHAPITRE IV

    LA MORT DU COMMANDEUR

    Petite revue du demi-monde.Ins d'Ulloa.Discours de l'abbesse.Visite de la dugne.Lalettre d'amour de Don Juan.Don Juan au couvent.L'enlvement.Don Gonzalo d'Ulloa.

    Propos aigres-doux.Le rveil de Doa Ins.La sduction de Don Juan.Arrive inopine deDon Gonzalo.Violente discussion.Mort du commandeur.

    De retour Sville, Don Juan se rendit chez son ami Mota, en la compagnie duquel il avait jadismen la joyeuse vie:

    Vous ici, Don Juan!

    Naples est pourri, pourri, mon bon! Rien faire chez les mangeurs de pastas! Et quoi de nouveau Sville?

    Tout y est bien chang.

    Les femmes?Chose juge.

    La Pandora?

    Se retire des affaires aprs fortune faite.

    Magdalena?

    l'hpital.

    Soledad?

    Au tombeau.

    Charmant sjour. Et Constance?

    Elle pleure ses cheveux et ses sourcils. Le Portugais l'appelle vieille, et elle entend belle.

    Et Todora?

    Au printemps dernier, elle chappa une indisposition galante, et devant moi il lui tomba unedent parmi les fleurs de sa conversation.

    Julia, celle du Candilejo?

    Elle se dfend avec son fard.

    Se vend-elle toujours comme poisson frais?

    Elle se donne pour poisson sal.

    Le quartier de Cantarranas est toujours bien habit?

    Surtout par les grenouilles.

    Et les deux surs de nos amours vivent-elles toujours?

    Ainsi que la guenon de leur mre Clestine qui leur enseigne les bons principes.

    La vieille de Belzbuth! Comment va l'ane?

    Elle a un petit saint pour qui elle jene.

    Et l'autre?L'autre fait flche de tout bois.

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    Mais assez des catins! Et dites-moi, Mota, Ins? douce Ins?

    La voix de Juan tremblait lgrement en prononant ces mots. Doa Ins d'Ulloa tait une jeunefille qu'il avait connue toute enfant. Alors qu'ils jouaient ensemble, il la considrait dj comme son

    bien, sa proprit. la majorit de Don Juan, il avait t question de lui faire pouser cette riche et

    charmante hritire. Mais le projet avait t cart par l'opposition du pre, Don Gonzalo, auquel larputation de Don Juan semblait du plus mauvais aloi.

    Parmi les aventures, le jeune chevalier ne s'tait point souci de ce mariage. Il rencontrait toujoursDoa Ins dans le monde. Il se disait qu'elle serait un jour lui comme les autres femmes. Il l'aurait,sinon vierge, du moins marie.

    Cependant, dans ce voyage en Italie, il avait senti son sentiment s'exasprer trangement pour lapure jeune fille auprs de laquelle il avait grandi et dont il se trouvait maintenant spar. L'absencervle l'amour, dit-on.

    Ins, rpondit Mota aprs une hsitation. Ins, on ne sait pourquoi, est entre au couvent.Au couvent?

    Et elle doit demain prononcer ses vux!

    Le visage de Don Juan devint cendre. Il se passait un combat en lui.

    Dieu n'a pas encore le dernier mot, murmura-t-il...

    La mre abbesse tait inquite de ses nouvelles religieuses. Aussi laissait-elle celle qui ne seraitbientt plus Doa Ins d'Ulloa quelques privauts de nature lui adoucir la transition de la vie

    mondaine la vie religieuse. Sur la demande de la jeune fille elle-mme, la date de ses vux avaitt avance. Mais avait-elle ainsi trouv le repos?

    Quels souvenirs, lui disait la mre abbesse, auriez-vous encore des traces et plaisirs du monde!Derrire ces saintes murailles, vous ne connatrez pas le doute. Quand vous aurez pris l'habitude dece verger, douce colombe, vous n'aspirerez plus tendre vos ailes dans l'espace. Lis charmant,votre calice ne s'ouvrira ici qu'aux baisers du zphyr, et ici tomberont doucement vos feuilles. Dansle coin de terre o notre chtive personne est renferme, dans le coin de ciel qui apparat traversles grilles, vous ne verrez qu'un lit o vous reposerez dans un doux sommeil... Ah! j'envie, Ins, lavie d'innocence qui vous est rserve.

    Mais pourquoi baissez-vous la tte, pourquoi ne me rpondez-vous pas? Pour aujourd'hui encore,

    vous aurez la visite de la gouvernante qui vous a leve. Cette bonne fille vous consolera peut-tre...N'oubliez pas cependant, mon enfant, que vous ne devez pas jeter de regards en arrire... Demainseront prononcs vos vux.

    Que Dieu vous accompagne, ma mre.

    Adieu, ma fille.

    La mre abbesse partie, Ins se laissa aller quelques rflexions mlancoliques. Elle avait vouluentrer dans ce couvent, et maintenant un vrai tourment, un tremblement la prenait l'ide qu'elle

    prononcerait demain les vux qui devaient la lier pour jamais...

    Cependant la gouvernante Brigitte venait de pntrer auprs d'elle par autorisation spciale. De

    suite la dugne poussa la porte derrire elle.L'ordre est de laisser la porte ouverte, remarqua Ins.

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    C'est bon et sage pour les autres novices, mais pour vous...

    Brigitte, ne vois-tu pas que tu enfreins les ordres du monastre?

    Bah! C'est plus sr de cette faon. On peut parler sans mystre et sans embarras. Avez-vousregard le livre que je vous fis parvenir en cachette il y a tantt deux heures?

    Je l'avais oubli!

    Je vous suis bien oblige de cet oubli.

    La mre abbesse me vint rendre visite.

    La vieille impertinente!

    Mais le livre est-il donc si intressant?

    S'il est intressant? Sache que je l'ai laiss bien troubl, le malheureux.

    Et qui donc?

    Lui, Don Juan...

    Don Juan! Il est donc de retour? Qu'entends-je? Et c'est lui qui me l'envoie.Sans doute.

    Oh! je ne dois pas le prendre.

    Pauvre garon! Mais c'est le dsesprer, c'est le tuer!

    Que dis-tu?

    Si vous ne prenez pas ce livre d'heures, il en aura tant de chagrin qu'il en tombera malade. Je levois d'ici.

    Eh bien! s'il en est ainsi, je le regarderai.

    Vous ferez bien.Ins prit alors le livre qu'elle avait mis sous l'oreiller de son petit lit.

    Qu'il est joli! dit-elle.

    Qui veut plaire y met tous ses soins.

    Et regardez les belles prires.

    Tandis que Ins feuilletait avec admiration le beau livre fermoir d'or, une lettre s'en chappa ettomba terre.

    Un petit papier, fit Brigitte.

    Une lettre!

    Pour vous offrir le cadeau.

    Quoi! le papier serait de lui.

    Que vous tes innocente! Puisqu'il vous fait le cadeau, il est naturel que la lettre soit de lui.

    Ah! Jsus!

    Qu'avez-vous?

    Rien, Brigitte, ce n'est rien.

    Mais si, vous changez de couleur...La maligne gouvernante savait fort bien ce qui se passait dans l'me de sa jeune matresse, sa chrematresse qu'elle avait vue, elle aussi, avec peine entrer au couvent.

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    La main me brle, reprit Doa Ins, qui a touch ce papier.

    Dieu me protge! Jamais je ne vous ai vue ainsi... Vous tremblez.

    Malheur moi!

    Mais qu'avez-vous donc?

    Je ne sais... J'entrevois mille fantmes inconnus qui traversent mon esprit et le torturent.En est-il un par hasard, entre eux, qui ressemble Don Juan?

    Je ne sais. Depuis que tu m'as redit son nom, cet homme, que j'avais oubli, presque oubli, esttoujours devant moi. Ah! quelle fascination il a depuis l'enfance exerce sur mes sens... Voici nouveau que l'image de Tenorio absorbe toutes mes penses.

    Je suis tente de croire que vous ressentez de l'amour.

    De l'amour! Est-ce cela de l'amour?

    Le moins entendu y verrait de l'amour. Revenons la lettre. Qui vous arrte?

    Je la regarde, mais n'ose la lire: Ins de mon me... Vierge sainte, quel dbut!

    Allons, allons, continuez. C'est de la posie.

    Lumire o vient puiser le soleil... Ravissante colombe prive de la libert, si vous daignezabaisser sur ces lignes vos beaux yeux, ne les dtournez pas avec colre sans aller jusqu'au bout...

    Quelle dlicatesse! interrompit Brigitte. Qui aurait plus de dfrence?

    Brigitte, je ne sais ce que j'prouve...

    Continuez, continuez la lecture...

    Nos pres, vous le savez, avaient jadis dcid d'unir nos deux destines... Ravie d'un si riantespoir, mon me, Ins, avait toujours aspir vous. L'tincelle d'amour qui avait jadis jailli de moncur, le temps l'a convertie en un feu dont la flamme grandit sans cesse en moi...

    C'est vident. Je sais, moi, qu'on lui avait toujours fait esprer votre amour...

    L'absence a exaspr encore mon sentiment. Et me voici aujourd'hui suspendu entre la tombe etmon Ins.

    Comprenez-vous, Ins? Si vous aviez repouss ce livre d'heures, il vous et fallu l'instantprparer son suaire.

    Je me meurs.

    Poursuivez.

    Ins, me de mon me, attrait unique de ma vie, perle cache parmi les algues de la mer,colombe qui n'a point voulu voler loin du nid, Ins, si travers ces murs tu regardes tristement lemonde, si pour lui tu soupires, avide de libert, souviens-toi qu'aux pieds de ces mmes murs o tues prisonnire Don Juan, prt te sauver, tend vers toi les bras...

    Sur ces derniers mots, Ins se sentit prte s'vanouir. Mais Brigitte tenait ce que la missive ftlue tout entire, et elle dut continuer:

    Souviens-toi de celui qui pleure sous ta persienne, la nuit l'y surprendra. Pour toi seule il vit,chre me. Que tu l'appelles, il volera tes pieds.

    Il viendrait! Il viendrait! votre signe...

    Il viendrait!Oh! oui! Mais finissez.

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    Adieu! lumire de mes yeux... Mdite avec calme, je t'en prie, tout ce que je t'ai dit. Si tu haiston clotre, qui doit tre ton tombeau, ordonne, et Juan saura braver tous les prils.

    Ins demeura un instant silencieuse:

    Ah! dans quel trouble nouveau me jette cette lecture, dit-elle enfin, oppresse. On dirait qu'unelumire nouvelle se montre moi...

    Don Juan vous attend.Don Juan! Nos deux destines sont-elles donc ce point unies?

    Silence, j'entends un pas...

    Les deux femmes coutaient. Il tait neuf heures du soir, et l'ombre s'tait faite autour des hautsmurs du couvent.

    Qui peut venir ici? dit Ins avec effroi.

    Lui seul!

    Qui?

    Lui!

    Don Juan!

    La porte s'tait ouverte, en effet, et Don Juan tait entr. Il se prcipita, un genou en terre, et prit lamain de ta tremblante Ins.

    Ma chre Ins, Ins de mon cur, rptait-il.

    Est-ce vous, Don Juan? Ou bien est-ce un fantme?...

    Mais trop faible pour tant d'motions, elle s'vanouit et laissa tomber la lettre terre.

    Je vais prendre Doa Ins dans mes bras, dit Juan ta gouvernante, et gagner au plus tt le clotresolitaire, puis la porte.

    Je suis vos ordres, reprit la dugne. Tout ce que vous ferez pour la sauver de ce couvent serabien, mon seigneur.

    Je sortirai d'ici, s'il le faut, l'pe dans ma main libre...

    Ah! vous tes un lion! Rien ne vous trouble, ne vous arrte... Je m'attache vos pas.

    Mais l'abbesse avait entendu le bruit insolite de l'arrive de Don Juan. Elle se rendit la chambretted'Ins et fut stupfaite de n'y plus trouver personne.

    Ces gouvernantes! fit-elle inquite. Jamais je ne les laisserai pntrer auprs de mes saintesenfants.

    Ma mre, ma mre, dit la sur tourire, qui entrait prcipitamment, il y a la porte un noblevieillard qui dsire vous parler.

    Un homme! Dans le couvent! cette heure! C'est inutile.

    Il est, dit-il, chevalier de Calatrava, ce qui lui donne le privilge d'entrer. L'affaire est d'urgence,dit-il.

    A-t-il dit son nom?Sa Seigneurie Don Gonzalo de Ulloa.

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    Don Gonzalo! Qu'il entre!

    La visite du pre concidait avec la disparition de la fille. Que signifiait tout ceci?

    Don Gonzalo tait un grand vieillard aux traits un peu rudes, au regard froid, la mine svre.

    Mre abbesse, dit-il, pardonnez-moi de vous dranger pareille heure. Mais il s'agit d'une affairequi intresse peut-tre notre honneur...

    Jsus!

    coutez.

    Parlez donc.

    J'avais conserv jusqu'ici un trsor plus prcieux que tout l'or du monde. Ce trsor est mon Ins.

    Prcisment...

    Or, j'ai appris l'instant que sa dugne vient d'tre vue en ville parlant avec un certain Don Juan

    Tenorio, un homme qui n'a pas sur la terre son pareil pour l'audace et la perversit. Jadis, on songea le marier avec ma fille... Mais en raison de ses vices, de ses crimes, j'ai refus... Que cet hommesonge se venger, c'est dans sa nature. Il est, parat-il, revenu de Naples. Je dois tre sur mesgardes, car il suffirait ce fils de Satan d'un jour, d'une heure d'imprvoyance pour ternir monhonneur... Il a sduit cette dugne par ses discours et de l'argent, j'en jurerais... Elle est maintenantau couvent... Je suis venu afin de vous prier d'en finir avec cette vieille femme. Qu'Ins demeureseule et, puisqu'elle l'a voulu, prononce demain les vux qui la feront disparatre du monde!

    Vous tes pre, et vos inquitudes se comprennent, commandeur, mais remarquez que vousm'offensez!

    Vous ignorez qui est don Juan!

    Si pervers que vous le peigniez, je vous dis que Doa Ins est en sret tant qu'elle sera ici, DonGonzalo.

    Je le crois, mais allons au fait. Remettez-moi cette dugne et excusez mes ides mondaines.

    On se conformera vos exigences.

    Sur ce la mre abbesse appelle la tourire.

    Sur tourire, lui dit-elle, allez donc qurir Doa Ins et sa dugne. Elles ont quitt la chambre.

    La tourire sortit.

    Elles ont quitt la chambre? reprit Don Gonzalo avec inquitude.

    Oui, elles sont sorties l'une et l'autre, je ne sais pourquoi.

    cet instant, Don Gonzalo aperut la lettre qui tranait terre. Il la prit et l'examina:

    Maldiction! s'cria-il soudain... Mes inquitudes me le criaient! Lisez, ma mre:Ins de monme. SignDon Juan. Voici la preuve crite. Tandis que vous priiez Dieu pour elle, le Diable estvenu qui l'a enleve!

    La tourire accourait ce moment.

    Madame! madame! Je n'ai pas retrouv Doa Ins. Mais tout l'heure un homme a escalad avecune chelle le mur du jardin.

    C'est bien lui! fit le commandeur. Je pars... Malheur moi!O allez-vous, commandeur?

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    Sotte! la poursuite de mon honneur que vous avez laiss voler!

    Avec l'aide de son valet Ciutti, Don Juan avait fait transporter Ins dans sa maison de campagne,aux proches environs de Sville, dans un paysage enchanteur. C'est l que la jeune fille reprit sessens. Brigitte tait auprs d'elle.

    O suis-je? dit-elle.

    Dans la maison de Don Juan.

    La maison de Don Juan n'est pas un lieu convenable pour moi: Je suis noble! Brigitte. Viens. Ilfaut partir d'ici.

    Don Juan va revenir, Don Juan qui vous a sauve de la mort du clotre...

    Oui, mais il m'a empoisonn le cur.

    Vous l'aimez donc?

    Je ne sais; mais, par piti, fuyons, fuyons au plus vite cet homme au seul nom duquel je sens se

    drober mon cur...Vous l'aimez?

    Certes, si cela est de l'amour, je l'aime, mais je sais aussi que cette passion me dshonore. Si monfaible cur m'entrane vers Don Juan, mon honneur et mon devoir m'loignent de lui. Partons doncd'ici avant qu'il ne revienne: la force me manquerait si je le voyais mes cts. Partons. Mon pre,Don Gonzalo, me recevra.

    Mais Juan s'est rendu auprs de Don Gonzalo pour lui demander son pardon et sa parole.

    Est-ce vrai?

    Du reste, voici un bruit de rames sur le Guadalquivir. N'entendez-vous point? C'est la barque deDon Juan.

    C'tait lui en effet. Il sauta lgrement du frle bateau et, en un instant, fut auprs d'Ins. Minuitvenait de sonner. Le silence tait tomb sur la campagne et sur le fleuve...

    O est Don Gonzalo? lui dit Ins.

    cette heure, rpondit Juan, il dort tranquillement. Je n'ai pu le joindre, mais l'ai rassur par unmessage.

    Que lui avez-vous dit?

    Que vous tiez en sret sous ma garde, respirant les saines brises de la campagne...

    Don Juan prit la main d'Ins.

    Calme-toi donc, ma vie. Repose ici et pour un instant oublie la sombre prison de ton couvent. Ah!n'est-il pas vrai, ange d'amour, que sur ce rivage solitaire l'air est meilleur, la lune brille d'un clat

    plus pur? Ces bises qui passent, pleines des doux parfums des fleurs champtres, ces eaux calmes etlimpides, ces forts qui chantent doucement en attendant l'aurore, ne respirent-elles point l'amour?

    coute mes paroles, Ins. Elles respirent aussi l'amour. De tes yeux coulent deux perles liquides.Permets-moi de les boire, agenouill devant toi. Oui, vois, ce cur inconstant est devenu jamaiston esclave.

    Taisez-vous, pour Dieu, Don Juan, reprit Ins... par piti, taisez-vous... En vous coutant, il mesemble que la folie trouble mon cerveau et que mon pauvre cur moi brle. Oh! dites-moiseulement que vous ne m'avez pas donn boire un philtre infernal...

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    Je t'ai donn la sincrit de mon me.

    Assez, assez, Don Juan... Je ne pourrais plus rsister. Oh! je sens que je vais vous comme cefleuve va la mer. Piti! piti! Don Juan! Arrache-moi le cur ou aime-moi parce que je t'adore!

    Mon cur, cette parole change mon tre au point de me laisser esprer que l'den s'ouvrira pourmoi. Non, Doa Ins, ce n'est pas Satan qui m'inspire cet amour, c'est Dieu qui veut sans doute par

    toi me gagner lui... Bannis toute inquitude, tes pieds je me sens capable de vertu. Oui, monorgueil, je te le promets, s'inclinera devant le bon commandeur. Il m'accordera ta main ou n'auraqu' me tuer.

    Don Juan de mon cur!

    Silence! Avez-vous entendu... Une barque vient d'aborder. Je vois des hommes qui se dirigentvers la maison. Veuillez m'attendre quelques instants.

    PLANCHE IVEug. Devria.ENLVEMENT DE DONA INS

    Mais le valet de Don Juan, Ciutti, accourait. Il rencontra son matre qui descendait au grand salond'entre, mal clair aux chandelles.

    Seigneur, sauvez votre vie, lui dit-il.

    Qu'y a-t-il?

    Le commandeur arrive avec des gens arms.

    Laisse-le entrer, lui seulement...

    Mais, seigneur...Obis-moi...

    Mais dj Don Gonzalo, bousculant violemment la porte, venait de pntrer dans la salle.

    O est-il ce tratre? criait-il, agitant son pe.

    Don Juan s'avana:

    Me voici, dit-il, mais faites attendre, je vous prie, ces gens la porte!

    Le commandeur, tonn de ce calme, fit signe sa troupe de demeurer au dehors. Alors Don Juans'avana et poliment mit un genou terre devant Don Gonzalo.

    Me voici tes pieds.Tu es donc vil jusque dans tes crimes, Don Juan?

    Retiens ta langue, vieillard, et coute-moi un instant.

    Comment les paroles pourraient-elles effacer ce que la main a crit sur ce papier? Allersurprendre, infme, l'extrme candeur de celle qui ne pouvait souponner le poison contenu dansces lignes! Verser tratreusement dans son me chaste le fiel qui dborde de ton me sans foi nivertu. Vouloir ainsi ternir l'clatante puret de mon blason comme s'il tait une guenille ddaigned'un marchand. Est-ce l, Tenorio, le courage dont tu te vantes? Est-ce l cette audace proverbialeque t'attribue le vulgaire craintif? Avec les vieillards et les jeunes filles tu en fais talage, et

    pourquoi? vive Dieu! pour venir ensuite lcher leurs pieds et prouver ainsi que tu manques la foisde courage et d'honneur.

    Commandeur!

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    Misrable! Tu as vol ma fille Ins dans son couvent, et je viens, moi, prendre ta vie ou monbien.

    Jamais mon front ne s'est inclin devant aucun homme; jamais je n'ai suppli ni pre ni roi, et jereste tes pieds dans la position o tu me vois. Juge, Gonzalo, de la puissance du motif qui m'yretient.

    Ce qui t'y retient, c'est la peur de ma justice.Par Dieu! coute-moi, commandeur, ou je ne saurai me contenir. Je redeviendrai ce que j'aitoujours t et ce qu' cette heure je ne voudrais plus tre.

    Vive Dieu!

    Commandeur, j'idoltre Doa Ins. Je suis convaincu que le ciel me l'a rserve pour ramenermes pas dans le droit chemin. Ce n'est pas sa beaut que j'aime ni sa grce que j'adore, mais, DonGonzalo, j'adore la vertu personnifie en Doa Ins. Ce que ni juges ni vques n'ont obtenu de moi

    par les cachots et les sermons, sa candeur l'a obtenu. Son amour fait de moi un autre homme; ilrgnre mon tre. Elle peut transformer en un ange celui qui tait un dmon. Comprends-tu enfin,Don Gonzalo, ce que t'offre l'audacieux Don Juan Tenorio, agenouill devant toi? Je serai l'esclave

    de ta fille; je vivrai dans ta maison; tu gouverneras mes biens et me diras: Voil ce qui doit tre.Indique-moi le temps de ma rclusion. Je me soumets toutes les preuves que tu exigeras de monaudace et de ma fiert. Je les subirai dans la forme que tu me prescriras; et quand ta conscience

    jugera que j'ai su la mriter, je lui donnerai un bon mari, et elle me donnera le paradis.

    Assez, Don Juan. Je ne sais comment j'ai pu me contenir en entendant les honteuses preuves deton infme effronterie. Don Juan, tu es un lche. Quand tu te sens pris, il n'y a pas de bassesses quetu ne tentes pour te tirer d'affaire.

    Don Gonzalo!

    J'ai honte de te voir ainsi mes pieds. Ce que tu voulais gagner par la force, tu cherches

    l'obtenir par la prire.Tout se rgle ainsi du mme coup.

    Jamais, jamais. Toi, son poux! Je te connais depuis trop longtemps. Je la tuerai avant. Allons!rends-la-moi de suite. Autrement ta vile posture ne m'empchera pas de te traverser la poitrine.

    Rflchis bien, Don Gonzalo; avec elle tu me feras perdre peut-tre jusqu' l'espoir de mon salut.

    Que m'importe ton salut!

    Commandeur, tu me perds!

    Ma fille? O est ma fille?

    Remarque que j'ai tent par tous les moyens de te donner satisfaction. Les armes la ceinture j'aitolr tes outrages; genoux, je t'ai propos la paix.

    Don Juan se releva. Don Gonzalo tenait son pe en avant.

    Ma fille! ma fille! te dis-je, lche qui m'as frapp par derrire...

    Ah! ce supplice a trop dur, reprit Don Juan avec un rire qui sonna trangement. L'enfertriomphe!

    Mais Don Gonzalo avait ouvert la porte.

    A moi, mes gens! cria-t-il.

    Juan avait saisi son pistolet.Ulloa, dit-il, tandis que la foule des soldats faisait irruption, si mon me va nouveau se plongerdans le vice, tu rpondras pour moi quand Dieu m'appellera devant son tribunal de justice.

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    Il fit feu. Le commandeur tomba raide mort entre les bras de ses soldats.

    CHAPITRE V

    DONA ELVIRE

    Mort d'Ins.Dbordements de Don Juan.Sa profession de foi.Arrive de Doa Elvire.Sanglants reproches.Piteuses explications.Vive querelle de famille.

    C'est par miracle que Don Juan, aprs cette terrible aventure, chappa la justice. Mais il reutplusieurs coups d'pe des soldats, en sorte qu'il put plaider la lgitime dfense. Doa Ins s'enfuitau couvent; mais quelques jours aprs sa rentre, elle commena de dprir et mourut ronge par leterrible mal intrieur qui la dvorait. Les uns prtendent que l'affreuse mort de son pre fut cause dutrpas de cette belle enfant; ceux qui la connaissaient mieux affirment que ce fut sa passioninassouvie pour Don Juan qui la conduisit au tombeau.

    Don Juan, la vrit, ne fut pas le mme ds ce jour. Il semblait qu'il voult exercer une sorte de

    vengeance contre cette humanit fminine que cependant il avait dj tant fait souffrir. Le sens del'amour qu'il avait possd si fort, si beau, parut mouss en lui. Jadis, il avait t sincre dans sessductions; ce ne fut plus dsormais pour lui que jeu et comdie. C'est ainsi qu'il contracta plusieursmariages qui furent rompus par la triste mort de ses pouses, la rupture prononce Rome avecl'appui des cardinaux qu'impressionnait le grand nom des Tenorio ou encore par le simple abandon.Fianc avec Doa Elvire, il la sduisit quelques jours avant la date du mariage, puis partit dans unecampagne retire, abandonnant l la noce.

    Le cynisme de Don Juan tait tel que son fidle valet, Ciutti, matre s canailleries, en prit lui-mmedgot et se permit diverses reprises d'en faire reproche son matre.

    Quoi, lui rpondait Don Juan, tu veux qu'on se lie demeurer au premier objet qui nous prend,qu'on renonce au monde pour lui et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne! La belle chose de vouloirse piquer d'un faux honneur d'tre fidle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion et d'tre mortds sa jeunesse toutes les autres beauts qui nous peuvent frapper les yeux! Non, non, la constanceest bonne pour des tres ridicules: toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'trerencontre la premire ne doit point drober aux autres les justes prtentions qu'elles ont toutes surnos curs. Pour moi, la beaut me ravit partout o je la trouve, et je cde facilement cette douceviolence qui nous entrane. J'ai beau tre engag, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point monme faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mrite de toutes et rends chacune les hommages et les tributs o la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser

    mon cur tout ce que je vois d'aimable, et ds qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dixmille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, aprs tout, ont des charmes inexplicables, ettout le plaisir de l'amour est dans le changement. On gote une douceur extrme sduire par centhommages le cur d'une jeune beaut; voir de jour en jour les petits progrs qu'on y fait; combattre par des transports, des larmes et des soupirs l'innocente pudeur qui a peine rendre lesarmes; forcer pied pied toutes les petites rsistances qu'elle nous oppose; vaincre les scrupulesdont elle se fait un honneur et la mener doucement o nous avons envie de la faire venir. Maislorsqu'on en est matre une fois, il n'y a plus rien souhaiter; tout le beau de la passion est fini, etnous nous endormons dans la tranquillit d'un tel amour si quelque objet nouveau ne vient rveillernos dsirs et prsenter nos curs les charmes attrayants d'une conqute faire. Enfin il n'est riende si doux que de triompher de la rsistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des

    conqurants qui volent perptuellement de victoire en victoire et ne peuvent se rsoudre bornerleurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrter l'imptuosit de mes dsirs; je me sens un cur aimertoute la terre et, comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y et d'autres mondes pour y pouvoir

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    tendre mes conqutes amoureuses.

    Hlas! seigneur, tant que vous ne vous en prtes qu'aux hommes!... mais cette fille que vous avezos disputer Dieu! Et ne craignez-vous rien de ce commandeur que vous avez tu d'un coup de

    pistolet?

    J'ai eu ma grce en cette affaire.

    Sur ces entrefaites, on sonna. Don Juan crut que c'tait une charmante fillette dont, en cettecampagne, il avait entrepris la conqute dfaut de plus riche morceau. Il fit donc entrer. Mais sadconvenue fut grande quand, sous ses voiles noirs, il aperut la fiance qu'il avait abandonne,Elvire, maigre maintenant, et sur les traits de laquelle se lisait une infinie dsolation. Il eut un gested'impatience.

    Me ferez-vous la grce, Don Juan, lui dit Elvire, de vouloir bien me reconnatre, et puis-je aumoins esprer que vous daigniez tourner le visage de ce ct?

    Madame, je vous avoue que je suis surpris et que je ne vous attendais pas ici.

    Oui, je vois bien que vous ne m'attendiez pas, et vous tes surpris, la vrit, mais tout autrementque je ne l'esprais, et la manire dont vous le paraissez me persuade pleinement de ce que jerefusais de croire. J'admire la simplicit et la faiblesse de mon cur douter d'une trahison que tantd'apparences me confirmaient... Mes justes soupons chaque jour avaient beau me parler, j'enrejetais la voix qui vous rendait criminel mes yeux et j'coutais avec plaisir mille chimresridicules qui vous peignaient innocent mon cur; mais enfin cet abord ne me permet plus dedouter, et le coup d'il qui m'a reue m'apprend bien plus de choses que je ne voudrais en savoir. Jeserais bien aise pourtant d'our de votre bouche les raisons de votre dpart... Parlez, Don Juan, jevous prie, et voyons de quel air vous saurez vous justifier.

    Madame, voil Ciutti qui sait pourquoi je suis parti.

    Ciutti fut fort inquiet de se voir mis en cause.

    Moi, seigneur, glissa-t-il son matre l'oreille, je n'en sais rien, s'il vous plat.

    Eh bien! Ciutti, parlez, faisait haute voix Don Juan qui n'avait pas l'air d'entendre...

    Parlez, Ciutti, reprit Doa Elvire, il n'importe de quelle bouche j'entende ces raisons.

    Allons, parle, maraud...

    Press de questions et voyant que, de toutes faons, l'affaire tournerait mal pour lui, Ciutti se dcida prendre une mine innocente:

    Madame, dit-il, les conqurants, Alexandre et autres mondes sont causes de notre dpart. Voil,

    monsieur, tout ce que je puis dire.Vous plat-il, Don Juan, rpondit Doa Elvire, d'claircir ces beaux mystres...

    Madame, fit, assez penaud, le coupable, vous dire la vrit...

    Ah! que vous savez mal vous dfendre pour un homme de cour et qui doit tre accoutum cessortes de choses! J'ai piti de voir votre confusion. Que ne vous armez-vous le front d'une nobleeffronterie? Que ne me jurez-vous que vous tes toujours dans les mmes sentiments pour moi, quevous m'aimez toujours avec une ardeur sans gale, et que rien n'est capable de vous dtacher de moique la mort? Que ne me dites-vous que des affaires de la dernire importance vous ont oblig

    partir sans m'en donner avis; qu'il faut que, malgr vous, vous demeuriez ici quelque temps, et que

    je n'ai qu' m'en retourner d'o je viens, assure que vous suivrez mes pas le plus tt qu'il vous serapossible; qu'il est certain que vous brlez de me rejoindre, et qu'loign de moi vous souffrez ce quesouffre un corps qui est spar de son me? Voil comme il faut vous dfendre, et non pas tre

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    interdit comme vous tes.

    Je vous avoue, madame, que je n'ai point le talent de dissimuler et que je porte un cur sincre.Je ne vous dirai point que je suis toujours dans les mmes sentiments pour vous et que je brle devous rejoindre, puisqu'enfin il est assur que je ne suis parti que pour vous fuir, non point pour lesraisons que vous pouvez vous figurer, mais pour un motif de conscience, et pour ne croire pasqu'avec vous davantage je puisse vivre sans pch. Il est mal d'avoir, avant la date, consomm unhymen. C'est profaner le sacrement de mariage. Une telle insulte aux lois divines et humaines ne sesaurait trop expier. Notre union, madame, et t malheureuse et maudite. Oui, le repentir m'a pris,et je crains le courroux cleste...

    Ah! sclrat; c'est maintenant que je le connais tout entier, et, pour mon malheur, je te connaislorsqu'il n'en est plus temps et qu'une telle connaissance ne peut plus servir qu' me dsesprer;mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni, et que le mme Ciel dont tu te joues me sauravenger de la perfidie...

    Que penses-tu du Ciel, Ciutti?

    Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres, rpondit le valet qui tremblait en

    mme temps du blasphme qu'il tait oblig de profrer.Il suffit, reprit Doa Elvire, qui avait retrouv sa fiert par tant d'impudence; je ne veux pas enour davantage et m'accuse mme d'en avoir trop entendu. C'est une lchet que de se faire tropexpliquer sa honte, et sur un tel sujet un noble cur, au premier mot, doit prendre son parti.

    N'attends pas que j'clate ici en reproches et en injures: non, non, je n'ai point un courroux s'exhaler en paroles vaines, et toute sa chaleur se rserve pour sa vengeance. Je te le dis encore, leCiel te punira, perfide, de l'outrage que tu me fais. Et si le Ciel n'a rien que tu puisses apprhender,apprhende du moins la colre d'une femme offense.

    Don Juan eut en effet maille partir avec les frres et cousins de Doa Elvire qui s'taient liguscontre lui. Mais il sauva inopinment l'un d'eux d'une attaque de brigands, en blessa un autre enduel et put ainsi gagner quelque temps.

    CHAPITRE VI

    LA STATUE DU COMMANDEUR

    Visite au cimetire.Le badinage de Don Juan.L'invitation.M. Domingo.Le souper.L'orgie.Les toasts.La statue de pierre.Don Juan aux enfers.

    Cependant le chtiment approchait. Don Juan tait de tous considr comme un flau, mais grce son courage, sa ruse, sa haute naissance, personne ne pouvait l'abattre. Il s'tait habitu l'impunit, et plus rien ne l'et fait reculer.

    La fantaisie le prit un jour de visiter le cimetire de Sville, o repose tout ce qui porta un nom enCastille. Et sur chaque tombe, au grand scandale de Ciutti, il plaisantait des exploits de l'un, desfautes oublies d'une autre. La vue d'un magnifique mausole qu'il n'avait pas remarqu encore lesurprit:

    Quel est, dit-il Ciutti, l'difice que j'aperois entre ces cubes?

    Vous ne le savez pas?

    Non, vraiment.Bon! c'est le tombeau que le commandeur Don Gonzalo d'Ulloa faisait faire lorsque vous letutes.

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    Ah! tu as raison. Tout le monde m'a dit tant de bien de cet ouvrage et de la statue du commandeurque j'ai envie de l'aller voir.

    Monsieur, n'allez point l.

    Pourquoi?

    Cela n'est pas civil d'aller voir un homme que vous avez tu.

    Au contraire, c'est une visite dont je veux lui faire la civilit, et qu'il doit recevoir de bonne grces'il est galant homme. Allons, entrons dedans.

    Et Don Juan, sans hsiter, poussa la petite grille et entra dans le tombeau, suivi de Ciutti fort mu.

    Que cela est beau! faisait le valet pour s'encourager. Les belles statues! Le beau marbre! Les beauxpiliers! Ah! que cela est beau! Qu'en dites-vous, monsieur?

    Qu'on ne peut voir aller plus loin l'ambition d'un homme mort; et ce que je trouve admirable, c'estqu'un homme qui s'est content, durant sa vie, d'une assez simple demeure en veuille avoir une simagnifique quand il n'en a plus que faire.

    Voici la statue du commandeur.Parbleu! le voil bien avec son habit d'empereur romain!

    Ma foi, monsieur, voil qui est bien fait. Il semble qu'il est en vie et qu'il s'en va parler. Il jette desregards sur nous qui me feraient peur si j'tais tout seul; je pense qu'il ne prend pas plaisir de nousvoir.

    Il aurait tort. Ce serait mal recevoir l'honneur que je lui fais. Tu sais que j'offre, ce soir, souper quelques-unes des plus jolies filles de Sville. Demande-lui s'il veut me faire l'honneur d'tre monconvive.

    C'est une chose dont il n'a pas besoin, je crois.

    Demande-lui, te dis-je.Vous moquez-vous? Ce serait pis que d'aller parler une statue.

    Fais ce que je te dis.

    Quelle bizarrerie!

    Cependant Ciutti en prit son parti, confus du rle stupide que lui attribuait son matre. Les capricesde Don Juan avaient l'ordinaire le mrite d'une certaine logique, si extravagants fussent-ils.

    Seigneur commandeur, dit gravement Ciutti, mon matre Don Juan vous demande si vous voulezlui faire l'honneur de venir souper avec lui...

    Et le valet fixait poliment la statue. Mais soudain il recula avec vivacit et, chancelant, tomba dansles bras de son matre.

    Maraud! fit Juan, tu viens de m'craser le pied! Qu'as-tu donc, parle?

    Ciutti ne pouvait rpondre. Il se contenta de baisser maintes reprises la tte.

    La statue, articula-t-il enfin pniblement.

    Eh! que veux-tu dire, tratre?

    Je vous dis que la statue...

    Je t'assomme si tu ne parles.

    La statue m'a fait signe.La peste du coquin!

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    Elle m'a fait signe de la tte, vous dis-je; il n'est rien de plus vrai. Allez-vous-en lui parler vous-mme pour voir...

    Le ton de son valet intriguait Don Juan. En riant il s'avana donc son tour:

    Viens, maraud, viens. Je veux bien te faire toucher du doigt ta poltronnerie. Attention... LeSeigneur commandeur voudrait-il me faire la grce de souper avec moi?

    Don Juan regarda, et il vit, il vit de ses yeux, la statue baisser lentement ta tte en signe deconsentement.

    Eh bien, monsieur, fit Ciutti, qui avait gagn la grille?

    Allons! sortons d'ici, reprit Don Juan d'un ton qu'il s'efforait de garder indiffrent. On n'y voitpas clair dans cette tombe. Mais sors do