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JOUEUR DE FLÛTE ET DE LIBERTÉ MÁTALA, CRÈTE, GRÈCE, FÉVRIER 2016 Photos : Alexis Voelin / Texte : Cécile Gavlak / © www.icibazar.com

JOUEUR DE FLÛTE ET DE LIBERTÉ · par une encoche creusée au ciseau à bois, finissent par former le sifflet. Je souffle. Le pre-Yorgos prend du temps pour expliquer comment réaliser

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Page 1: JOUEUR DE FLÛTE ET DE LIBERTÉ · par une encoche creusée au ciseau à bois, finissent par former le sifflet. Je souffle. Le pre-Yorgos prend du temps pour expliquer comment réaliser

Joueur de flûte et de liberté

Mátala, Crète, GrèCe, février 2016Photos : Alexis Voelin / Texte : Cécile Gavlak / © www.icibazar.com

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Sans attaches, Yorgos Aftsidis se donne pour défi quotidien de vivre avec le moins possible. En ce moment, il passe ses nuits dans une grotte à Mátala. Rencontre avec cet amoureux de la vie, autour d’un atelier improvisé de fabrication de flûtes.

Mátala, au sud de la Crète, en février. Grand parking désert. Assis en tailleur sur une couche de sable empiétant sur le macadam, Yorgos Aftsidis garde son troupeau de flûtes en ro-seau qu’il a fabriquées. Elles attendent un acheteur. Tel un berger barbu, lui n’attend rien. C’est le propre des hommes libres. De temps à autre, une de ses flûtes chante à travers son souffle. Entre deux mélodies, un sourire rayon-nant, derrière la barbe cendrée, vous touche en plein cœur. Immédiatement, une impression de le connaître.

L’esprit grand ouvert, ce quadragénaire aux yeux d’enfant, Grec né en Allemagne, se dévoile facilement. A Mátala, certains le sur-nomment parfois « le gourou », ce qu’il n’est pas et ne veut pas être. Humble, généreux, il n’a rien d’un flûtiste hypnotiseur, rien non plus d’un donneur de leçons. Lui qui s’est intéressé de près à la discipline des yogis pendant des années aime seulement partager le fruit de ses

Sur la place, il y a toujours du monde autour de Yorgos. Le village de Mátala, qui fut dans les an-nées 60 un fief de hippies, a vu passer Bob Dylan, Cat Stevens et Joni Mitchell. Aujourd’hui, hors saison touristique, à peine une centaine d’habitants y vivent.

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Yorgos teste une flûte qu’il vient de fabriquer. Si une note ne sonne pas bien, il travaille le roseau jusqu’à ce qu’elle sonne juste. Puis, la flûte, pièce unique, rejoindra les autres sur le tissu dans l’attente d’un acheteur.

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réflexions. « J’ai connu le bonheur suprême, mais j’ai échoué », regrette-t-il, toujours sou-riant. Échoué ? Pas vraiment. Les événements de la vie l’ont juste détourné de sa solitude méditative. Désormais, il désire ardemment transmettre à Etheras, son fils de 13 ans qui habite avec sa maman, les délices d’une exis-tence dépouillée.

Car, du yoga, Yorgos n’a pas gardé que la position assis en tailleur. Au quotidien, il tâche de vivre avec le moins possible, ne mange ni viande, ni poisson, ni ail, pratique la médi-tation, tente de ne se fier qu’au présent, se nourrit de ce qu’il trouve, des invendus des magasins, contemple le soleil levant pour se fortifier,... En homme ordinaire, il boit aussi de temps en temps de l’alcool, du café, il fume, et adore la compagnie autant que sa solitude contemplative. Si l’on s’intéresse de trop près à lui, Yorgos propose une initiation à la fabri-cation de flûtes. Un mur de Mátala, ancien repaire de hippies, affirme que « La vie c’est aujourd’hui, demain n’arrive jamais. » Mais le lendemain arrive, et l’atelier aussi.

S’asseoir en cercle sur le sable, autour de roseaux coupés et d’outils posés sur un tissu. Dégotés ou offerts, un morceau de scie, un ciseau à bois, des limes, un poinçon, un petit couteau… Sur le tissu, roulent des oranges ramassées au bord du chemin, puis un chien sans collier traverse, avant qu’un voisin ne pose un quignon de pain. Sur cette table de travail, tout se partage.

« L’ouïe est le sens du cœur, la vue celui de la vérité. »

L’atelier démarre lentement, entre les allées et venues de la place, dans un joyeux bazar. Droit comme un i, l’un des roseaux me fait de l’œil. Je le choisis pour ma flûte, et en épluche les restes de feuilles avec un couteau. Puis, je creuse le sifflet. Yorgos guide mes gestes. Le bois, sec et cassant, s’assouplit sous la lente pression du poinçon. Deux trous, réunis par une encoche creusée au ciseau à bois, finissent par former le sifflet. Je souffle. Le pre-

Yorgos prend du temps pour expliquer comment réaliser une flûte. Il faudra une journée entière pour transformer un bout de roseau en instrument de musique. Lui n’a besoin que d’une heure ou deux.

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mier mot d’une flûte est un moment de grande émotion. La mienne ne produit pour l’instant qu’une seule note, hésitante, maladroite, mais elle siffle ! Pour lui éclaircir la voix, limer, pon-cer, creuser, gratter un peu de bois, millimètre par millimètre. Tester le son, poncer, limer, creuser, re-souffler. Tel un dentiste minutieux et délicat, Yorgos m’aide à terminer le sifflet : deux trous aux bords tranchants pour que l’air s’y casse.

Entre deux indications, les doigts de Yorgos se promènent voluptueusement sur une flûte. Il joue comme il respire un air irlandais, grec ou indien, de la musique classique ou une mélo-die enfantine. Sa passion pour cet instrument lui vient du flûtiste américain Raymond Carlos Nakai. Sa douce musique l’émeut aux larmes. Depuis plus de vingt ans, Yorgos joue, fabrique et vend des flûtes. Un ami lui a enseigné un jour la technique pour faire la flûte traditionnelle crêtoise, la madoura ou thiaboli. Puis, Yorgos s’est inspiré des flûtes amérindiennes, a impro-visé et aiguisé son savoir-faire.

Reprendre l’atelier. Avec le poinçon, je creuse maintenant les six trous de la flûte. Puis, je coupe un petit morceau rectangulaire sur un autre roseau. Avec du fil, j’emmaillote cette pièce sur le sifflet comme un bébé sur sa mère. Et je fais plusieurs nœuds. Ma flûte finie, Yorgos s’en empare pour la tester. De sa poche, il sort une flûte d’accordage, petit disque dans lequel il souffle pour ajuster ses instruments. Avec dix ans de piano, de 10 à 18 ans, il peut se fier à son oreille, en musique comme dans la vie. « L’ouïe est le sens du cœur, la vue celui de la vérité », cite-t-il. En ponçant, limant, creusant, il fignole le son de ce bijou de bord de plage aux trous mal alignés. Ma flûte. Il ne me reste plus qu’à savoir en jouer.

« Aujourd’hui, c’est ma vie qui est mon travail. Tenter sans cesse d’être meilleur. »

Le bois du roseau est sec, délicat à couper, mais facile à sculpter. Pour le travailler, Yor-gos utilise des outils de fortune : un morceau de scie, une lime récupérée, un vieux cou-teau,... Tout est manuel.

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De temps en temps, Yorgos va au marché de la ville de Míres pour vendre ses flûtes. Les gens s’arrêtent, discutent, lui chantent une chanson. Les maraîchers lui mettent à disposition des cageots pour poser ses flûtes, lui offrent de l’eau ou encore des légumes.

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Quelques jours plus tard, au marché, Yorgos tient son stand. Entre un coup de main à une commerçante et une discussion passionnée avec un passant, il raconte son parcours, sur un trottoir sans sable. A 20 ans, le jeune Grec a interrompu sa formation de travailleur social et abandon-né en même temps la vie urbaine, les sorties dans les bars, la vie d’étudiant,... Là, il goûte au yoga et découvre notamment l’auteur bulgare Mikhaël Ivanoff. Non sans s’en amuser, Yorgos le paraphrase souvent en l’appelant « mon profes-seur » bien qu’il ne l’ait jamais rencontré. « Plus tard, quand mes parents m’ont revu, ils m’ont dit que j’avais changé, que j’avais fait un tour à 180°. » Changement radical pour un mode de vie radical.

« Je n’ai pas besoin d’argent, je préfère la liberté. »

Un salaire pour assouvir des besoins créés par une société de consommation vorace, très

peu pour lui.« Ce qui compte, c’est le résul-tat du travail, faire quelque chose qui rend les autres meilleurs. J’ai besoin de croire à la finalité. Aujourd’hui, je crois que c’est ma vie qui est mon travail. Tenter sans cesse d’être meilleur. »

Tout au long de son parcours, il s’est occu-pé d’enfants, a été cuisinier, jardinier, employé d’usine, il a cueilli des olives, travaillé en bou-langerie, construit des murs en pierres, livré des pizzas, joué comme pianiste dans des cafés... Il a travaillé dans les stocks d’un supermarché qu’il a quitté quand on lui a demandé de cou-per ses dreadlocks. Le travail ne l’effraie pas, il accepte le jeu de la hiérarchie, mais refuse d’obéir à des ordres absurdes. « Dans ces cas-là, je pars. Ça ne m’intéresse pas. Je n’ai pas besoin d’argent. Je préfère la liberté. »

Le prix de la liberté : dormir là où il peut, vivre dehors, manger ce qu’il trouve. Le salaire de la liberté : marcher pieds nus pour sentir la terre, avaler les plaisirs de la nature et la com-pagnie des autres avec gourmandise.

Yorgos est un amoureux de la nature, il s’y sent chez lui et aime l’arpenter. Voyageur, il a exploré la France, l’Italie, l’Espagne, la Hongrie, l’Inde, la Suisse, et s’est beaucoup déplacé en Grèce.

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A Mátala, d’autres gens vivent dans des grottes comme celle de Yorgos. Parfois, certains voya-geurs s’installent dans l’une d’elles le temps de leur séjour.

Par choix et par conviction, Yorgos passe en ce moment ses nuits dans une des grottes, près du village de Mátala. Des personnes habitent, vont et viennent dans de nombreuses cavernes creusées dans une roche calcaire. Une grande famille cosmopolite. Yorgos connaît bien ces lieux où il revient souvent. Au sein de la terre-mère, qu’il appelle sa « Mama », il se sent bien. « La terre te donne toujours ce dont tu as be-soin au bon moment. Il faut lui faire confiance. » Croyant en ce dieu personnel en forme de terre, sa « Mama », Yorgos cherche son équi-libre, sans cesse en mouvement. Il évolue sur le fil de la simplicité, au cœur de notre société de surcharge.

Aller sous la roche le temps d’un repas. De-vant la grotte où dort Yorgos, le soleil couchant éclaire un mur de pierres sèches qui délimite un périmètre. Soucieux de prendre les choses comme elles sont, lui n’a rien aménagé, mis à part un foyer pour le feu quotidien. A l’in-térieur de la grotte, l’air est tempéré, le vent frais reste dehors. Trois personnes pourraient

s’allonger dans cet espace réduit où on se tient courbé ou assis en tailleur. Il y a là le minimum nécessaire : un réchaud à gaz, des couvertures, de l’eau, une casserole et un livre de Charles Dickens qu’on lui a offert, lecture du moment. Pendant le repas, les bougies font danser des ombres sur les parois rocheuses. Par l’ouverture de la grotte, avec vue sur la mer, on aperçoit les étoiles, ses amies, dit-il. La voix de l’intarissable Yorgos résonne contre les murs. Entre deux rires contagieux, il cite « La République » de Platon ou les pensées de Bouddha, parle de « Diogé-nis ».

Après un repas fait de pâtes et de tahini (pâte de sésame), Yorgos raccompagne ses hôtes sur un bout de chemin. Ses pieds nus se posent sur les cailloux comme des palmes dans l’eau. Puis, il disparaît dans la végétation épi-neuse de la montagne, retrouvant sa « Mama », sa respiration, sa nuit lunaire.

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Yorgos aime entendre la mer depuis son antre, les oiseaux qui fendent l’air le matin. Il se sent libre, en contact avec le grand Tout. « Cette société n’est pas pour moi. Tout le monde est pareil, porte des chaussures, s’assoit sur une chaise,... On peut être différent. »