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JULIA JUSTISS L'amant irlandais

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JULIA JUSTISS

L'amant irlandais

Le héros de ce roman, né des amours scandaleuses d'un palefrenier irlandais et d'une aristocrate anglaise, doit sa sulfureuse réputation à son statut d'enfant bâtard qu'il se plaît, par provocation, à revendiquer... Sous l'Ancien Régime, le sort des bâtards n'est guère enviable, mais s'améliore à mesure que s'élève la classe sociale de leur père. En effet, en bien des châteaux, les enfants naturels sont élevés avec les légitimes. Dans l'immense lignée des Capétiens, le bâtard, s'il est reconnu, bénéficie partiellement du prestige et même du caractère sacré du «Sang de France ». Il est d'ailleurs soumis à la hiérarchie dynastique. C'est ainsi qu'il existe entre autres un «Grand Bâtard de Bourgogne » et un «Grand Bâtard de Bourbon », un titre lié au droit d'aînesse et qui ne donne toutefois aucun droit à la succession royale ou ducale...Parmi les plus célèbres bâtards de l'Histoire figurent les enfants de Louis XIV et Mme de Montespan, fruits d'un double adultère. Les bâtards de la belle marquise, d'abord cachés, sont confiés à une gouvernante, Françoise d'Aubigné, future Madame de Maintenon. Puis, en 1673, Louis XIV, bravant le Parlement et l'opinion, fait légitimer tous ceux de ses enfants qui ont survécu, dont le petit Louis-Auguste, le favori de Madame d'Aubigné qui l'appelait son «mignon ». La passionnante biographie de Françoise Chandernagor, L'Allée du roi, adaptée au théâtre et à la télévision, témoigne bien de l'attachement de la gouvernante — future épouse morganatique du Roi Soleil — pour Louis-Auguste — futur duc du Maine — et du rôle essentiel qu'elle jouera plus tard dans sa fulgurante ascension...

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Jamais, au grand jamais, la grange à foin ne serait un lieu de débauche, le théâtre d'une orgie fornicatrice. Forte de ce principe, Valeria Arnold décida de laisser refroidir le thé qui rituellement l'attendait chaque matin à son retour de promenade. Une intervention urgente s'imposait.De la fenêtre du salon, elle venait de surprendre le manège de la plantureuse Sukey. Avant de disparaître de sa vue, la dévergondée qui remplissait la fonction d'aide de cuisine s'était assurée de sa solitude en jetant alentour un regard oblique, avant de desserrer délibérément le cordon de son corsage. Son abondante poitrine ainsi mise en valeur, elle s'avançait hardiment, telle une figure de proue, ses hanches houleuses évoquant la poupe d'un navire de haut bord.Hostile à tout atermoiement, Valeria quitta sur-le-champ la pièce, et prit soin en sortant de se munir d'une robuste canne, instrument de dissuasion tout indiqué pour prévenir les protestations, voire la rébellion d'un jeune râlant rétif à l'autorité.Parviendrait-elle assez tôt sur les lieux du forfait projeté pour ne pas être témoin de son accomplissement ? Avant même d'atteindre le seuil de la grange, elle entendit des rires suraigus, qu'accompagnaient des propos plus mesurés, mais indéniablement prononcés par une voix masculine. Valeria prit une profonde inspiration, essuya à sa robe de laine noire ses mains un peu moites, et se sentit rougir. Il lui fallait signaler sa présence, sous peine d'apercevoir un homme dans l'état de nature. Lorsqu'on n'a dans le domaine de la nudité virile que le souvenir d'un mari émacié, en proie aux affres de l'agonie, les fantasmes les plus étranges peuvent pervertir l'imagination, d'une façon d'autant plus incommode qu'il est impossible de les satisfaire dans la campagne la plus solitaire du royaume.En détournant la tête, elle poussa un peu la porte de bois, dans le seul dessein de la faire grincer.— Vous êtes là, Sukey ? On vous demande dans la cuisine, tout de suite !Une exclamation de surprise fut aussitôt suivie de bruissements divers. Valeria laissa s'écouler quelques secondes avant de franchir le seuil de la grange. Sukey réparait d'une main le désordre de son corsage, pendant que de l'autre elle tentait de rabattre sur son jupon blanc la jupe de serge bleue que retenait indiscrètement quelque chardon séché. Derrière l'effrontée, son complice se relevait. Prête à lui dire son fait, Valeria porta sur lui son attention, et se figea.Elle ne se trouvait pas en présence d'un timide garçon de ferme, mais d'un personnage à la taille élevée, solidement et finement bâti, remarquable par une chevelure fauve et le regard ironiquement caressant d'un félin. De ses yeux verts et mordorés il la toisait des pieds à la tête, visiblement partagé entre la contrariété et l'amusement. Pour compléter son mystère et son charme, ses lèvres finement ciselées dessinaient un gracieux sourire.— Soyez la bienvenue, madame, murmura-t-il de la façon la plus engageante. Votre compagnie ne peut qu'ajouter à l'agrément de nos ébats. J'ignorais je l'avoue que les contrées les plus reculées du Yorkshire puissent offrir de telles... perspectives.Précieuse et cultivée, l'intonation du libertin était celle d'Eton ou d'Oxford. Bien que le col de sa chemise fût ouvert et sa cravate posée sur le foin, il ne se fournissait de toute évidence que dans les magasins élégants de Bond Street, et le chevreau qui moulait ses cuisses aux muscles nettement dessinés attestait une particulière attention aux canons de la mode.Comme l'inconnu souriait de plus belle, et que l'amusement semblait le combler, Valeria prit conscience de son propre ridicule : elle le contemplait sottement, béate d'étonnement. Parfaitement déplacé en ce lieu, on aurait pu croire ce personnage descendu d'une autre planète. Par quel miracle Sukey était-elle parvenue à susciter dans la grange la présence de ce dandy londonien ?Soucieuse de ne pas perdre la face, Valeria referma la bouche et pinça énergiquement les lèvres. Avant de sévir ostensiblement, elle ne put s'empêcher d'excuser secrètement la coupable. Si vertueuse et prude fût-elle, aucune vestale n'aurait eu le pouvoir de résister au charme ensorceleur du souriant gentleman.— Sukey, dit Valeria après un essai infructueux qui n'avait produit qu'une sorte de coassement, votre place est dans la cuisine. Je vous y retrouverai tout à l'heure.

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En achevant de fermer son corsage, la domestique jeta à sa maîtresse un regard maussade et sournois, auquel succéda sans transition un gloussement : d'un clin d'œil égrillard, son complice la consolait, à moins qu'il ne l'incitât à la rébellion.— Mais, madame..., geignit la stupide créature.— A l'instant, Sukey !Valeria Arnold suivit d'un regard sévère la retraite de la pauvre fille, qui traînait les pieds pour manifester sa réticence, et tenait en berne son bonnet blanc. Sukey disparue, elle observa l'intrus avec une égale sévérité.— Veuillez quitter mon domaine, monsieur, et reprendre votre chemin.Apparemment dénué de toute espèce de délicatesse, l'élégant personnage la toisa derechef, en prenant son temps.— Vous y tenez vraiment ?Désinvolte, son intonation avait quelque chose de mondain et de précieux. Valeria Arnold s'efforça d'en déterminer l'origine, avec tant d'application qu'elle se trouva surprise par le mouvement vif et précis de l'impudent personnage, qui se trouvait soudain près d'elle et tenait entre le pouce et l'index une mèche échappée à l'ordonnance de sa chevelure pendant sa promenade équestre.— Vous m'avez gâché la matinée, poursuivit-il avec le plus grand sérieux. Ne suis-je pas en droit de réclamer réparation ? De trouver en vous-même les douceurs dont vous venez de me frustrer ? Ne vous revient-il pas de compenser le dommage que je subis, à mon corps défendant ?Vus de plus près, ses yeux d'un vert mordoré avaient quelque chose de fascinant. Pendant qu'il parlait, Valeria resta sous son charme, comme hypnotisée. Mais cette proximité lui permit aussi d'apprécier l'atmosphère particulière qui émanait du personnage. Elle cessa de s'interroger sur ses antécédents et son éducation, pour s'intéresser davantage à son activité présente. Exhalant des odeurs de fête et de tabagie, sans doute ne venait-il pas de se lever pour effectuer une promenade matinale. Ce viveur avait tout simplement résolu de donner à une nuit blanche la conclusion convenable à ses goûts dépraves. Sans dissimuler son agacement, Valeria s'écarta, en chassant d'un geste la main qui effleurait sa chevelure.— Passez votre chemin et n'attendez rien de moi, dit-t-elle avec froideur.— Vous dirai-je ma déception, madame ? A l'instant, votre regard semblait m'inviter au baiser.Valeria ne crut pas utile de discuter cette affirmation.— Puisque vous avez toutes les apparences d'un homme du monde, je ne puis mettre en doute votre courtoisie, monsieur.De la façon la plus déconcertante, l'inconnu éclata d'un rire sonore, qui semblait amer.— La courtoisie d'un homme du monde ? Vous faites erreur sur les deux tableaux, ma chère. Je vais vous en administrer la preuve, sur-le-champ !Sans qu'elle pût s'en défendre, il lui soulevait d'un doigt le menton. Valeria, les yeux dans les siens, serra plus fort sa canne, arme inutile et dérisoire. Malgré la menace explicite, elle n'éprouvait curieusement aucune crainte.— La preuve n'est pas nécessaire. Je vous crois sur parole, monsieur. Je vous prie seulement de cesser de m'importuner, et de bien vouloir mettre fin à vos assiduités auprès de ma servante, dont je suis responsable.L'homme lui lâcha le menton, et la considéra avec une sorte de commisération.— Responsable d'une gourgandine ? Vous perdez votre temps. Malgré ses rondeurs, ou à cause d'elles, cette fille est si légère que vous ne l'empêcherez pas de... de prendre ses ébats avec le premier venu.— Pas dans ma grange !Visiblement blasé, l'homme ramassa sa jaquette en haussant les épaules.— Ici ou ailleurs...Une conversation banale semblait s'instaurer. Peu soucieuse de la prolonger en compagnie d'un inconnu, et même d'un indésirable, Valeria voulut y mettre un terme.— Vous trouverez aisément la sortie. Adieu, monsieur.Elle tourna les talons. Une main la retint par l'épaule.

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— Cette petite compensation, vous n'avez vraiment pas envie de me l'accorder ?De l'épaule jusqu'aux profondeurs de son corps, une chaleur intense semblait la traverser, sous la pression magique de cette main. Une attente si longtemps inassouvie, étouffée, s'éveillait en elle. Nerveusement, elle se dégagea.— Aucune envie, répondit-elle aussi sèchement qu'elle le put.Elle s'éloigna, et l'entendit rire.— Menteuse ! lança-t-il au moment où elle franchissait la porte de la grange.Valeria se dirigea vers le manoir, en résistant de toutes ses forces à la tentation de se retourner pour observer le départ de l'importun. Avait-elle menti ? Elle se le demandait.Toutes accointances avec un inconnu rencontré par hasard se trouvaient naturellement exclues, tout particulièrement dans le cas d'un individu aux goûts assez vulgaires pour affriander une fille de cuisine ! Mais la rencontre avec l'entreprenant personnage, véritable parangon de virilité, avait réveillé en elle un désir ancien, inavoué, un sentiment de frustration sans cesse combattu, et longtemps occulté.Les satisfactions qu'apporte le mariage, jamais Valeria Arnold, bien que veuve, ne les avait connues.La souffrance renaissait en elle, ancienne et vivace. Elle revoyait Hugh, son allure martiale, sa haute taille, ses épaules larges, son uniforme chamarré, ses yeux brillant d'énergie, Hugh, l'ami intime de son frère, le héros de les rêves d'adolescente, Hugh, le mari dont jamais elle n'avait été la femme.Par respect pour sa mémoire, elle ne voulait se souvenir que de sa prestance, de sa force. Au cours d'une longue agonie, elle avait vu son visage s'émacier, ses traits se flétrir, son corps se décharner, ses yeux s'agrandir, fascinés par l'approche de la mort. Valeria, frissonnante, s'ébroua pour chasser de son esprit cette image macabre, elle devait l'oublier, aussi bien que la nuit qui aurait dû être celle de ses noces.Non, elle n'avait pas à se sentir coupable. Ignorante des mystères de l'amour, n'était-il pas naturel que la rencontre inopinée d'un être aussi évidemment séduisant et viril éveille en elle une curiosité spontanée, le désir d'une initiation ?Sans doute cet inconnu manifesterait-il une compétence supérieure à celle du soupirant suranné qui l'honorait de ses attentions. Arthur Hardesty n'était pas de ceux qui enflamment l'imagination des femmes. La seule pensée de cette comparaison la contraignit à rire.Elle pouvait rire aussi de son absurde tocade à l'égard du gentleman égaré sur ses terres. L'eût-elle rencontré à Londres dans son milieu naturel, parmi ses congénères de la bonne société, elle n'aurait pas même remarqué sa présence.L'incident serait sans conséquence. De passage dans la région, l'inconnu avait sans doute fait la connaissance de Sukey au village voisin.Les remords n'étaient pas de saison. Ne pouvait-on rêver, en toute innocence, lorsque l'objet du rêve était inaccessible, et qu'on ne le reverrait jamais ?Un sourire ironique aux lèvres, Teagan Fitzwilliams observa en connaisseur la démarche compassée de la dame en noir. Nettement moins plantureuse que sa domestique, mais beaucoup mieux faite et mille fois plus attirante, lady Mystère posait une intéressante énigme.Fort satisfait de ses gains, qui allaient assurer son train de vie pendant quelques mois, Teagan avait décidé de dissiper les fumées d'une nuit blanche consacrée au jeu en effectuant une promenade matinale. L'esprit encore embrumé par les vapeurs d'un commencement d'ivresse, il n'avait pas su résister aux avances d'une luronne fortuitement rencontrée aux abords de l'auberge du village.Bien qu'il eût à déplorer l'interruption inopinée de sa distraction favorite, l'incident ne manquait pas de lui ouvrir d'intéressantes perspectives. La bonne lui échappait. Parviendrait-il à séduire sa maîtresse ? Un défi relevé donne du prix à la conquête.Sans doute s'agissait-il de la propriétaire du modeste manoir dont les murs de pierre s'élevaient à quelque distance. Une veuve, comme le suggérait sa robe noire ? A moins qu'elle n'appartînt à la catégorie des femmes qui se soucient peu de plaire à leur époux. Aussi bien, une épouse attentive aux attentions conjugales évite-t-elle de prendre à son service une effrontée aux charmes exubérants. Ceux de Sukey avaient de quoi briser plus d'un ménage.Veuve ou mariée, la dame qui serrait si énergiquement sa canne n'était pas restée indifférente. Ses

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yeux exprimaient l'intérêt et le désir, si essentiels à la réussite des liaisons occasionnelles.Fort convenables au demeurant, les atours de cette personne n'étaient pas de ceux qui font le lustre des salons mondains. Mais Teagan se trouvait pour un temps blasé des beautés artificielles qui ne prospèrent que dans les serres confinées du beau monde. Rafe Crandall, son hôte du moment, avait cru bon de mettre à la disposition de ses invités quelques-unes de ces poupées en provenance directe de Londres. Entre une partie de chasse et un poker, elles étaient censées distraire et cajoler ces messieurs. Grand bien leur fasse ! Soucieux de son indépendance, Teagan élèverait plus haut son ambition. Cette femme l'intéressait. Elle méritait des travaux d'approche, piment indispensable d'une aventure bien conduite.Une observation particulière lui revint à l'esprit. Les atours de la dame n'étaient pas seulement démodés. Ils portaient des traces évidentes d'usure. Réservait-elle ses beaux habits pour ses sorties ou ses séjours à Londres ? Plus vraisemblablement, ne vivait-elle pas dans la gêne ?Teagan soupira. L'aigreur de l'amertume l'envahit, la réputation d'être irresponsable qu'il cultivait depuis longtemps afin de mettre en émoi la famille anglaise de sa mère n'était pas usurpée. Mais il avait connu très tôt les affres de la faim et de la pauvreté. Un homme qui n'a pas d'autres ressources que son habileté et son entregent ne peut s'offrir le luxe d'une conquête désintéressée. Il se trouvait contraint de renoncer à son projet.Il fit le tour de la grange pour aller se remettre en selle. L'allant que manifestait Ulysse, son magnifique étalon noir, le seul luxe qui fît sa fierté, ne parvint pas d'emblée a restaurer son optimisme.Il fallut que sur le chemin qui menait à la demeure de Rafe Crandall il mette sa monture au galop pour que l'ivresse de la course chasse avec les derniers vestiges d'une nuit fiévreuse les morsures de la désillusion. Chevaucher au soleil, en plein vent, seul et libre, quel bonheur !Le goût de l'indépendance, de la liberté, sans doute animait-il sa mère qui par défi n'avait écouté que son cœur et pour le plus grand désespoir de sa noble famille avait voulu suivre en Irlande le séducteur qui devait l'abandonner, mourante, dans un taudis de Dublin. Un séducteur dont Teagan, on ne cessait de le lui rappeler depuis sa tendre enfance, était la vivante réplique. Les Irlandais n'étaient-ils pas tous déments, de père en fils ?Irresponsable ou dément, Teagan, comme emporté par une exaltation soudaine, décida en cet instant de persévérer dans son premier élan. Riche ou pauvre, lady Mystère serait l'objet de sa sollicitude.

2.

Perdue dans la contemplation des débris du vase qu'elle avait préféré entre tous, Valeria Arnold tentait de recouvrer son calme. Exemptée de tout châtiment en raison même de sa sottise, la coupable Sukey pleurait sa maladresse dans la mansarde qui abritait ordinairement ses rêves.Valeria ramassa pensivement le plus important des fragments de porcelaine. On y voyait des

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oiseaux et des fleurs, blancs sur fond bleu. Ces oiseaux et ces fleurs, son frère les avait choisis pour elle, il lui avait offert ce vase, son dernier présent, avant de rejoindre en Espagne le général Wellington. Les Français avaient été battus à Talavera, mais l'existence d'Elliot s'y était brisée, comme l'était maintenant cette porcelaine. Ce symbole de l'amour fraternel disparaissait à son tour. La gorge serrée par l'émotion, Valeria retenait à grand-peine ses larmes.Les souvenirs n'engendrent que la tristesse et le deuil, lorsque le destin fait disparaître ceux que nous aimons. En femme pratique, Valeria tenta d'écarter de son esprit ses chagrins et ses nostalgies pour se consacrer à des tâches actuelles et pratiques. Le vase une fois brisé, encore fallait-il en ramasser les morceaux.Elle sourit amèrement au souvenir des heures précédentes. La leçon de morale infligée à Sukey dès son retour au manoir s'était avérée si convaincante que la coupable avait déployé des efforts exceptionnels. En cas de congédiement consécutif à son inconduite, ne serait-elle pas condamnée à la misère, à la prostitution ? Soucieuse de s'attirer l'indulgence de sa maîtresse et de faire étalage d'une ostentatoire bonne volonté, elle avait en conséquence carbonisé les rôties du petit déjeuner, déchiré la jolie nappe brodée, et pour porter le désastre à son comble brisé en mille morceaux le vase précieux. A travers ses sanglots, elle était parvenue à bredouiller quelques explications confuses, imputant sa distraction et sa maladresse au trouble provoqué par le galant visiteur.— Ce monsieur d'la ville, il m'a tourné les sangs... En ramassant avec soin les derniers fragments de porcelaine, Valeria devait s'avouer qu'elle non plus ne sortait pas indemne de l'étrange rencontre, puisqu'elle se plaisait pour se distraire de ses tracas à revoir en pensée le visage séduisant, la grâce féline et le regard averti de l'inconnu. Ne pouvait-on caresser un souvenir, lorsqu'il était agréable et sans conséquence ?Mercy, son ancienne bonne d'enfant, promue gouvernante au bénéfice de l'âge, vint interrompre sa paisible rêvasserie.— Vous voilà donc, miss Val ! Vous allez m'en vouloir, mais j'ai pas pu empêcher sir Arthur et lady Hardesty d'envahir le hall d'entrée.Valeria soupira d'impatience et de lassitude. La cuisinière pestait sur ses tartines brûlées, l'antique majordome sur la nappe déchirée, les livres de comptes réclamaient une urgente mise à jour, mais il allait lui falloir accueillir des voisins qui s'invitaient chez elle à tout propos.— C'est vous qui les avez reçus, Mercy ? Masters n'a pas pu les éconduire ?— Il se lamente à l'office avec la cuisinière, miss Val. C'est au sujet de Sukey...— Que l'on cesse de me rebattre les oreilles avec cette fille ! Je l'ai engagée, cela suffit. Emporte donc les vestiges de ses derniers exploits, Mercy, et n'en touche mot à personne. Il me déplaît qu'on me reproche ma faiblesse.— C'est aussi que vous êtes trop bonne, miss Val. J'les fais entrer ?Elle se tourna vers la porte, qui s'ouvrit d'elle-même. L'imposante lady Hardesty semblait monter à l'assaut pour ouvrir la voie à son fils.— Ma chère Valeria ! Que de bonté, vraiment ! Vous nous recevez à l'improviste. Masters votre majordome serait-il souffrant, ou à la retraite dans quelque hospice ? C'est une impie domestique qui nous a ouvert votre porte.— Mercy est ma gouvernante, milady, et Masters se porte comme un charme. Comme je ne reçois pas le matin, il trouve à s'occuper ailleurs.— Ah bon ! C'est donc cela. Vous n'avez pas les moyens de lui donner un assistant, bien sûr. Quel dommage !Valeria ne crut pas devoir relever le propos. — Vous offrirai-je du thé ?— J'allais vous en réclamer. J'ai les nerfs dans un état, ma chère, si vous saviez ! C'est le devoir qui m'appelle, je remplis une mission. Ma fidélité à la mémoire de ce pauvre Hugh... Je défaille, positivement !Comme elle vacillait en effet pour augmenter l'intensité dramatique de sa déclaration, son fils, en alerte et transpirant, se manifesta près d'elle pour la soutenir.— Mes hommages, lady Arnold. Prenez un siège, maman, détendez-vous. Vous allez bien, lady

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Arnold ? Vous me semblez... resplendissante, ce matin !Tout en manœuvrant l'encombrante lady pour en déposer la masse sur un sofa, il souriait niaisement à Valeria qui n'avait pas eu le temps de réparer les dommages causés à sa chevelure par son tricorne d'écuyère, et portait la plus fatiguée et la plus démodée de ses robes de deuil.Valeria, sans répondre, le contempla pensivement, pendant que lady Hardesty commençait à discourir. Dénué de toute méchanceté, Arthur l'était également de toute finesse. Assez sot pour estimer flatteurs des compliments absurdes, il manifestait une évidente propension à l'embonpoint à l'instar de sa mère, qui le gardait étroitement sous sa coupe. Valeria devait-elle par lassitude satisfaire les vœux des Hardesty mère et fils, en contractant avec ce dernier une alliance qui l'aurait déchargée de bien des soucis ? L'administration d'une ferme d'élevage au demeurant trop modeste pour être véritablement rentable ne doit-elle pas revenir à un homme, au propriétaire du vaste domaine adjacent, plus apte que tout autre à mettre en valeur l'ensemble ? Dans ses moments de fatigue, il arrivait à Valeria d'éprouver la tentation de ce renoncement.— Un danger public ! s'exclamait lady Hardesty en assénant sur le bras de Valeria une tape vigoureuse, dans l'intention évidente d'appeler son attention. Une menace effrayante pour les honnêtes femmes du voisinage !— En fait, expliqua sir Arthur, maman veut dire que Rafe Crandall, le fils cadet du vicomte, a convié à son rendez-vous de chasse un certain nombre d'invités assez peu recommandables.— Les terres des Crandall et leurs bois touchent votre domaine, ma pauvre amie ! renchérit sa mère.— Sur une longueur d'exactement mille cent vingt toises, précisa sir Arthur. Et le nôtre, sur une longueur de deux mille huit cent cinquante !Valeria songea qu'en matière d'arpentage on pouvait faire confiance à sir Arthur, qui semblait trouver davantage de charme à ce qu'elle possédait en fait de champs, de près, de fermes et de moutons qu'à sa propre personne. La passion de l'extension territoriale a de telles exigences qu'elle exclut parfois tout autre sentiment.— Quand je pense aux individus que ce garçon dévoyé attire dans nos campagnes, j'en suis effondrée, poursuivait lady Hardesty. Notre cher Hugh, s'il était encore de ce monde, vous recommanderait j'en suis certaine de vous enfermer à double tour, et de ne pas mettre le pied dehors avant le départ de cette scandaleuse cohorte !Arthur Hardesty voyait surtout en Valeria un certain nombre d'hectares. Sa mère, pour sa part, la considérait tout autrement. Puisque leur voisine avait pendant des mois fait la preuve de son dévouement à l'égard d'un premier époux, par ailleurs ami d'enfance de son fils, elle escomptait pour ce dernier une égale abnégation, et se berrçait d'un rêve : devenir la belle-mère toute-puissante de la plus soumise des brus. Valeria se promettait bien sûr de reléguer ce rêve au rang des chimères.Arthur, toujours soucieux de juste mesure et de modération, voulut tempérer le discours maternel.— Les choses ne sont pas aussi dramatiques que vous les faites, maman. Tant que lady Arnold ne quitte pas le territoire de sa propriété, elle ne court aucun risque, ce me semble. Mais ces messieurs voudront sans doute organiser quelque partie de chasse, et certains auront trop bu. Dans ces conditions, il me paraît raisonnable de déconseiller à notre chère amie les sorties à cheval.— Les balles perdues ne provoquent que des lésions physiques ! s'exclama lady Hardesty avec fougue. Une honnête femme est en droit de craindre d'autres atteintes, bien plus destructrices ! Arthur, n'as-tu pas rencontré hier cet impudent personnage dont les yeux de chat ont le pouvoir d'hypnotiser la plus vertueuse des femmes, pour peu qu'elle n'y prenne garde ?Valeria, qui s'était prise à rêvasser, sursauta soudain, en alerte.— Des yeux de... de chat, vraiment ?— Qu'allez-vous chercher là, s'impatienta sir Arthur. Teagan a du succès auprès des femmes, c'est indéniable, mais il n'en a jamais hypnotisé une seule.— Plus qu'une autre la racaille irlandaise est nuisible ! rappela sa mère en fronçant le nez de dégoût.— Teagan n'est qu'à demi irlandais, maman, puisque lady Gwyneth sa mère était la fille du comte de Montford. Pour preuve de son appartenance à la bonne société, rappelez-vous qu'il était à Eton et à Oxford mon camarade de promotion, comme Hugh !En voyant lady Hardesty se renfrogner, Valeria craignit qu'elle n'abandonne le terrain, et décida de

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l'y maintenir.— Si je vous ai bien compris, dit-elle avec application, l'un des invités serait un enfant adultérin ?— Non, reconnut à contrecœur la maman de sir Arthur, puisque lady Gwyneth l'a épousé, son Irlandais, un palefrenier du comte. Vous imaginez le scandale ! La malheureuse a trouvé dans le crime son châtiment, puisque ce misérable domestique l'a abandonnée avec son enfant, et qu'elle est morte dans la misère. On dit que ce garçon a vécu dans la rue, à Dublin, jusqu'à ce qu'un prêtre le prenne en pitié et lui fasse retrouver sa famille maternelle. Par atavisme aussi bien que par éducation, il était dès cette époque un voleur accompli !— Comment pouvez-vous répéter cette calomnie, protesta derechef Arthur. Teagan n'avait pas encore sept ans lorsque j'ai fait sa connaissance au collège. Nous n'avions rien à lui reprocher.Il se tourna vers Valeria.— Nous vous ennuyons de nos querelles, lady Arnold. Nous parlons de Teagan Fitzwilliams, qui traîne après lui une détestable réputation. Mais je refuse de croire à sa perversité. Tout au plus peut-on le taxer de hardiesse, et d'indépendance d'esprit.— Tu m'as dit toi-même qu'au collège vous le surnommiez La Triche !— Lahire, maman, Lahire ! Nous lui avions donné le nom du valet de cœur, à cause de son adresse aux cartes. Il nous faisait de ces tours !— Rien d'étonnant, chez un individu qui gagne sa vie dans les salles de jeu ! Valet de cœur, le bien nommé !— Comment pourrait-il subsister autrement, puisque les Montford lui ont coupé les vivres dès sa sortie d'Oxford ? Je trouve assez remarquable que le tapis vert lui permette de soutenir son rang, si modeste soit-il. Quant aux ravages qu'il est censé opérer chez les dames du monde, on les a fort exagérés !— Comment les Montford ne lui auraient-ils pas coupé les vivres, puisqu'il a été exclu de Trinity Collège pour avoir séduit l'épouse du doyen ?— Pas son épouse, maman, sa belle-fille ! J'en suis témoin !Sir Arthur semblait prendre goût à la discussion. Sans doute espérait-il pour une fois l'emporter sur lady Hardesty, car ses lèvres entrouvertes semblaient prêtes à proférer un surcroît de témoignages. Sa mère le considéra d'un œil critique, et pour le désarmer lui asséna un argument décisif.— Mes informations, je les tiens directement de Maria Edgeworth, qui sait tout de la société londonienne. Je vous prie donc, monsieur mon fils, de ne pas m'interrompre.Satisfaite d'avoir mis le pauvre Arthur hors de combat, elle choisit de ne plus s'adresser qu'à Valeria, en entreprenant de compter sur ses doigts étendus.— Après lady Uxtabridge, qui à vrai dire aurait pu être la petite-fille de son mari, il y a eu lady Shelton, et puis...Tournant les yeux vers Valeria, Arthur émit une exclamation angoissée, et trouva dans l'urgence de la situation une raison d'interrompre sa mère.— Maman ! Voyez lady Arnold ! Vos indiscrétions la font rougir comme une pivoine !Valeria rendit silencieusement grâces à la lourdeur d'esprit de son maladroit prétendant, qui donnait une explication erronée mais providentielle à l'incarnat qu'un état d'excitation intense faisait monter à ses joues. Prodigieusement enfiévrée par le souvenir des yeux verts et mordorés du beau Fitzwilliams, elle brûlait d'en savoir davantage.— Je suis sensible à votre délicate sollicitude, sir Arthur, mais j'estime que le bon sens parle par la voix de lady Hardesty, dit-elle avec componction. Mon devoir me commande de ne rien ignorer des choses de la vie, conclut-elle en baissant les yeux.— Comme vous avez raison, soupira lady Hardesty. Les hommes sont hélas animés d'une sorte de solidarité qui les pousse à passer sous silence la perversité du sexe fort. Il nous convient à nous autres femmes de n'en rien ignorer, pour mieux nous en prémunir. La veuve de notre cher Hugh est trop jeune pour connaître les périls qui la guettent...— Aussi vos conseils me sont-ils précieux, murmura modestement l'intéressée.— Vous savez que je vous considère pour ainsi dire comme ma fille, ma chère Valeria, poursuivit la maman de sir Arthur en lui tapotant la main. Bien qu'il me déplaise de décrier en présence de mon

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fils un ancien condisciple qui fut jadis de ses amis, il me revient de vous informer que selon les informations recueillies par Maria Edgeworth ce Fitzwilliams ne perd jamais l'occasion de gagner une partie, de vider une bouteille, et, pardonnez la brutalité de l'expression, de ridiculiser un mari.— Ne s'intéresse-t-il pas aux veuves ? risqua Valeria, qui avait pensé tout haut.Trop pénétrée de ses préoccupations pour entendre cette impertinence, lady Hardesty en venait à sa péroraison.— En conséquence, conclut-elle, il est de mon devoir, par fidélité à la mémoire de ce cher Hugh, de vous inviter à résider avec nous au château, jusqu'au moment où Crandall aura débarrassé le comté de ses invités, et surtout du plus malfaisant d'entre eux...Valeria vit s'ouvrir devant elle la porte du piège. Assurée de ne jamais rencontrer l'aventureux personnage, elle y subirait les attentions prudentes de sir Arthur, et les pressions indiscrètes de sa maman. Pour rien au monde elle ne verrait se fermer derrière elle les portes de Hardesty Manor.— Quelle charmante idée ! s'exclama-t-elle avec vivacité. Mais je ne veux abuser ni de votre bonté ni de vos nerfs, si délicats. Et puis c'est bientôt l'époque de la tonte, et je tiens à suivre votre conseil, en ne déléguant aucune responsabilité à des subordonnés par définition incompétents.Ainsi désarmée par un argument qui flattait sa vanité, lady Hardesty appela d'un coup d'œil son fils à la rescousse.— Je pourrais venir surveiller les opérations dans votre domaine, suggéra Arthur.— N'en faites rien, je vous en prie ! Vos propres troupeaux, si considérables par rapport aux miens, sollicitent tant de vous. Je ne voudrais pas ajouter un fardeau à vos charges...— Il n'est rien qui me pèse lorsqu'il s'agit de vous être agréable, répliqua galamment sir Arthur.Valeria se promit de décevoir à jamais les ambitions de ce fâcheux voisin, dût-elle rester éternellement célibataire. Son insistance disqualifiait décidément le rejeton de lady Hardesty, qui s'agitait et s'extrayait de son siège, pour entreprendre une autre phase de ses manœuvres.— Valeria, ma chère, il faut que vous m'excusiez. Les rideaux de votre entrée sont dans un état qui témoigne de l'incompétence de votre personnel. Il faut que j'aille donner à votre bonne la recette du blanchiment de la dentelle...En tacticienne obstinée, elle venait d'inventer un prétexte pour laisser seuls son fils et la cible commune de leur entreprise. Une riposte énergique s'imposait. Valeria ne trouva pas inutile de faire appel à leur phobie commune de la maladie.— Une autre fois, peut-être, dit-elle en se levant elle aussi. Je m'apprêtais à retourner au chevet de Sukey, qu'une indisposition retient dans sa chambre. Rien de grave, rassurez-vous, une simple bronchite infectieuse. D'ailleurs, poursuivit-elle après avoir discrètement toussé, j'éprouve moi-même comme une irritation... Je vais prendre moi ausi un peu de cette tisane que j'ai préparée pour la pauvre Sukey.Sir Arthur atteignait déjà la porte, dans un état d'agitation extrême, pendant que sa mère déployait devant son large visage un mouchoir assez vaste pour le couvrir tout entier.— Lady Arnold, quelle négligence ! vitupéra-t-elle. Vous savez combien ma gorge est sensible. Quittons ces lieux, Arthur, nous y risquons la mort.Valeria les suivit jusque dans l'entrée. Lady Hardesty, qui ne cessait d'invoquer la mémoire du défunt Hugh, redoutait tant la maladie que pas une seule fois elle n'avait rendu visite au moribond, dont l'agonie s'était prolongée durant plusieurs mois. A ce souvenir Valeria parvint à émettre une toux si déchirante que les importuns bondirent vers la sortie.— Merci de votre charmante visite ! leur lança-t-elle pendant qu'ils s'engouffraient dans leur voiture.Elle referma la porte, satisfaite du succès de son artifice, et bien certaine de n'être pas dérangée de longtemps.L'inconnu de la grange était donc à demi irlandais, songea-t-elle avec un inexplicable attendrissement. Doté d'un sourire aussi charmeur, d'un regard aussi conquérant, rien d'étonnant qu'il fasse merveille auprès des dames.Etait-il un tricheur, un voleur ? Plutôt qu'à lady Hardesty, abreuvée du fiel de la médisance, Valeria préférait se fier à sir Arthur, qui évoquait l'existence d'un orphelin recueilli par la famille

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aristocratique qui méprisait sa pauvreté, et surtout la roture de son père. Chez ces orgueilleux imbus de leur appartenance à une caste, nul doute qu'on lui ait rebattu les oreilles de l'indignité de sa naissance, de la folie de sa mère, et de la feinte charité dont dépendait sa subsistance.Qu'un tel départ dans la vie lui ait donné le goût de la révolte, rien de plus naturel. Qu'il fût un cynique jouisseur, prêt à abuser de toutes les femmes, Valeria se refusait à l'admettre. Seul avec elle dans la grange, M. Fitzwilliams lui avait certes adressé quelques impertinences, mais s'était gardé d'abuser de sa personne, comme il aurait pu le faire en toute impunité.Sa conduite n'était pas celle d'un malfaiteur, et ses propos, loin d'inspirer la crainte, stimulaient au contraire la curiosité et l'appétence.Invitée par les Hardesty mère et fils à renoncer aux plaisirs de l'équitation, Valeria Arnold se trouvait en conscience contrainte à leur désobéir. Elle effectuerait le lendemain une promenade matinale plus étendue encore que de coutume.Le séduisant Teagan Fitzwilliams croiserait-il son chemin ?Le cœur battant à tout rompre, elle se sentit frémir. Ses joues s'enflammèrent, ses doigts se glacèrent, un étrange vide se creusa au niveau de ses reins, et son corsage lui sembla soudain trop étroit.Animé sans doute de quelque charme secret, M. Fitzwilliams, sans avoir en aucune façon à les hypnotiser, détenait donc le pouvoir d'enfiévrer à distance les femmes, d'exciter leur corps aussi bien que leur imagination. Quel effet pouvait avoir sur elles le contact de ses lèvres si bien dessinées, les titillations de ses doigts agiles, le contact de son torse si évidemment musclé, la pénétration de sa virilité dans leur féminité ?Valeria retrouvait d'un coup les élans et les fièvres de l'adolescence. Veuve d'un mari qui n'avait pas eu la force de l'initier aux mystères de l'amour, elle vivait dans la prrpétuelle insatisfaction, frustrée de l'émerveillement chanté par les poètes, et des jouissances sensuelles légitiment promises à toutes celles qui n'ont pas fait vœu de chasteté.Pour apaiser son émoi, elle se contraignit à ramasser avec une extrême méticulosité les derniers débris, minuscules, du vase cassé. Cette tâche fastidieuse n'exigeant aucune concentration intellectuelle, elle laissa son esprit vagabonder.Le séduisant Teagan Fitzwilliams n'allait séjourner que durant quelques jours dans les environs immédiats d'Eastwoods. Si dans ce laps de temps il lui arrivait d'initier aux arcanes de la passion une élève attentive, nul n'en saurait rien. A l'occasion d'une rencontre fortuite, si ce maître incontesté refusait de dispenser son enseignement à une personne jugée par lui trop ignorante ou d'un abord par trop désagréable, cette rebuffade resterait secrète. De l'humiliation reçue, seule l'intéressée serait dépositaire. Dans l'hypothèse contraire, une fois la candidate convenablement instruite des choses de la vie, jamais elle n'aurait à craindre l'embarras d'un rappel ou d'une rencontre, puisque de notoriété publique un Londonien égaré dans le Yorkshire s'en échappe en courant pour n'y plus jamais remettre les pieds.Dans son cœur, dans son corps, Valeria garderait le trésor ainsi offert, et toute son existence s'en trouverait illuminée.Elle se passa la main sur le front. A quoi rimaient ces divagations ? Elle devenait folle, vraiment.Mais le projet l'obsédait, la hantait. Il sollicitait ses sens, les exaltait. De sa propre initiative, son corps en réclamait l'exécution.Une douleur indiscrète la fit sursauter. Un mince éclat de porcelaine venait de la blesser. Sa maladresse recevait son châtiment. Pourquoi, songea-t-elle, les errements de la pensée ne reçoivent-elles pas leur sanction ?Jamais elle n'oserait passer à l'acte.Pourquoi se l'interdirait-elle ?Valeria se releva, l'esprit en déroute, en suçant le doigt qui saignait. Que serait-ce, si d'autres lèvres suçaient ce doigt, se posaient sur sa peau, sur sa gorge, sur ses seins dilatés qui eux aussi semblaient douloureux ?Il lui fallait se rafraîchir d'eau froide, retrouver son calme, ne plus penser.Demain, elle ferait sa promenade. En cas de rencontre... au destin d'en décider !

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Dans l'après-midi, Teagan sortit d'un sommeil paisible peuplé de beaux rêves, qu'animait une écuyère inconnue vêtue de noir. Après une toilette soignée, il se mit en quête de son hôte, qu'il trouva en compagnie des autres invités dans la salle de billard. Sans intervenir dans la partie qui se disputait, il observa le petit groupe. Avait-on déjà beaucoup bu ? Il est important de le savoir, lorsqu'on s'apprête à diligenter une enquête.Rafe, à son habitude, s'encombrait d'un ballon de cognac à moitié rempli. Markham et Westerley, respectivement fils cadets d'un comte et d'un marquis, semblaient eux aussi passablement éméchés. Seul le quatrième membre du groupe, homme mûr à la tenue stricte, s'abstenait de boire.Lord Riverton détonait d'ailleurs parmi les familiers de Rafe, tous grands buveurs, amateurs de provocations en tout genre et passionnément consacrés à l'oisiveté. Membre du Conseil privé, il affichait une réserve et une discrétion totales. Mais il fréquentait aussi les clubs les plus divers, les salles de jeu, et savait se faire apprécier des jeunes étourdis. La veille, à l'occasion d'un poker mémorable, Kiverton avait abandonné à Teagan quelques centaines de guinées, de la meilleure grâce du monde.— Mais voilà notre ami Lahire ! s'exclama Rafe en apercevant Fitzwilliams. Bien dormi, mon vieux ? Riverton a perdu ce matin mille livres, et Markham s'est montré tellement nul que tu aurais pu lui rafler de quoi payer tous les arriérés de ton tailleur !Comme il le faisait depuis une dizaine d'années déjà, Teagan se contint. En butte aux perpétuelles railleries de ses riches camarades, il lui fallait bien persister à jouer auprès d'eux le rôle d'amuseur, sinon de bouffon. Il en coûte de ne devoir sa subsistance qu'au jeu, dans une société futile et dépensière.— Il me faut justement des bottes, je compte bien les lui gagner tout à l'heure, dit-il en frappant l'épaule de Markham, qui rit complaisamment. Mais il faut d'abord que je monte...— Je te conseille la petite rousse, fit Rafe.— La blonde est plus nerveuse, dit Westerley, elle n'arrête pas de rire, avant, pendant, et après.Une bordée de sarcasmes et d'exclamations ayant salué cette naïve confidence, Teagan dut attendre pour s'exprimer que l'hilarité générale prenne fin.— C'est à cheval que j'entends monter, messieurs. Ulysse doit prendre son exercice quotidien.— Vends-le moi, ton étalon noir, gémit Markham, ne me fais pas languir. Avec ce que je t'en offre, tu pourrais ne pas dessoûler pendant un an, et prendre pension chez la mère Poirier jusqu'à la consommation des siècles !— Perspective alléchante ! S'il ne tenait qu'à moi, le marché serait conclu. Mais Ulysse ne connaît d'autre main, d'autre voix que la mienne. Jamais il ne me pardonnerait un tel affront. Dis-moi, Rafe, puis-je aller n'importe où ? Aurais-tu des ennemis aux alentours, ne faut-il craindre les chiens ou le fusil de quelque mari jaloux ?— En fait de mari jaloux, répondit son hôte, tu es orfèvre, mon vieux. Comme je m'en tiens aux filles qu'on paye, jamais je ne risque d'histoire. Evite quand même de monter vers le nord. Tu risquerais de fâcher Arthur Hardesty, un grippe-sou pas dessalé qui était un temps avec nous à Eton, je crois. Pour le reste, champ libre. Dans les bois à l'est, de belles allées cavalières et des échappées intéressantes, surtout si lady Arnold, la veuve en noir, se profile à l'horizon !— Une veuve, voilà ce qu'il faut à notre Lahire ! s'exclama Westerley. Si elle roule sur l'or, bien entendu.Rafe s'esclaffa.— Ne compte pas sur elle pour t'assurer des rentes, mon cher Teagan. Elle est presque aussi fauchée que toi. Quand son époux est allé guerroyer dans l'autre monde, la baronnie est allée à un cousin. Il ne reste à la veuve qu'un médiocre domaine et des moutons bêlants.— Lahire n'a pas envie de faire le berger, ironisa Westerley. Les veuves, il les aime riches, et pas regardantes.Teagan ne réagit à ce mot que par un demi-sourire, et n'émit aucun commentaire. En laissant parler les autres, il recueillait les renseignements convoités. La dame se nommait donc lady Arnold. Aussi

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longtemps qu'il ne connaîtrait pas son prénom, elle serait pour lui lady Mystère. Il lui déplaisait d'utiliser un nom qui avait appartenu à un autre homme.Ce militaire ne lui avait donc rien donné d'autre que son nom. Voilà qui expliquait peut-être ses airs affamés. Teagan lui aussi éprouvait une sorte d'appétit très particulier à l'égard de la femme en noir.— Une veuve, dit pensivement Markham. Mon devoir de gentilhomme me commande-t-il de lui apporter mes condoléances, et de tromper sa solitude ? Voilà la question.Cette réflexion froissa Teagan au-delà du raisonnable. Pour verbale et sans conséquence qu'elle fût, la concupiscence de cet ivrogne lui sembla révoltante.— Entre la compagnie de ses moutons et celle d'un goret, je crains qu'elle ne préfère ses moutons, lança-t-il à l'étourdie.Markham broncha, mais comme les rieurs étaient du côté de Teagan, il s'abstint de répliquer.— A supposer que Markham soit aussi svelte et charmant que notre Lahire, je doute qu'il ait sa chance, dit Rafe lorsque le calme fut revenu. La veuve vit dans le souvenir de son pauvre cher Hugh, qu'elle a soigné pendant des mois et qui est mort entre ses bras, si l'on en croit les bonnes âmes, après une agonie terrible. Une sainte, messieurs, une héroïne de roman !— Tais-toi, tu me mets la larme à l'œil, protesta Westerley. Mérite-t-elle le détour ? Voilà la question.— C'est affaire de goût, répondit Rafe. Si on apprécie un minois en forme de cœur, des yeux noisette un peu grands, des flots de cheveux noirs, une silhouette...Il dessina des deux mains la forme d'un sablier. Teagan décida qu'il était urgent d'intervenir.— A votre guise, mes braves ! Vous aurez le temps de vous dessoûler en route, mais dépêchez-vous, ironisa-t-il. Un long séjour dans le salon vous attend, autour d'un thé, devant le portrait de Nelson à Trafalgar. En votre absence, je ferai le doublé. Je commence par la rousse ?— A la réflexion, dit Markham, mieux vaut tenir que courir. Vous m'excusez, messieurs ? Les charmantes invitées de Rafe méritent qu'on leur fasse honneur. Simple question de politesse.Teagan lui frappa l'épaule et se saisit de la queue de billard dont Markham voulait se débarrasser.— Ulysse attendra, je prends ta place. Westerley, tu cours les bois, ou tu te fais battre en cent dix points ?Westerley hocha énergiquement la tête, pour souligner l'intensité de sa réflexion.— Tout bien pesé, aucune dame ne mérite qu'on se dessoûle pour elle, surtout quand l'affaire n'est pas dans le sac. A nous, messieurs !En réprimant un sourire, Teagan se saisit du petit cube de craie bleue et en frotta consciencieusement le procédé de sa queue de billard, pendant que Rafe Crandall disposait les boules. En relevant les yeux il croisa le regard de lord Riverton, qui lui adressa sans mot dire un sourire amusé et approbateur. Le fin personnage avait-il compris la manœuvre ?

3.

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Lorsque sa jument eut atteint le sommet de la colline, Valeria aperçut les toits d'Eastwoods. La randonnée qu'elle venait pourtant de prolonger touchait donc à sa fin. Après avoir émis un soupir de désappointement, elle inspira profondément, afin de reprendre courage. Dans la campagne déserte, aucun Irlandais, aucun prédateur au regard magique n'avait croisé sa route. Sans doute l'objet secret de ses pensées ne montait-il pas ce matin, à moins qu'échaudé par son aventure de la veille il ne prenne soin de fuir les veuves autoritaires et maussades.Mécontente de son amertume présente, Valeria se reprochait aussi l'état d'agitation dans lequel elle avait entamé sa promenade. Sensible à sa fébrilité, sa jument Mélusine s'était dérobée à plusieurs reprises, plus nerveuse encore que sa cavalière. En fin de parcours, Valeria trouvait l'apaisement dans la mélancolie, et se livrait aux tristes considérations de la délectation morose. Aucun prince charmant ne viendrait l'arracher aux banalités de l'existence et à ses langueurs pour l'emporter jusqu'au septième ciel.Cette journée allait donc se dérouler comme se déroulait chaque journée depuis son veuvage, avec pour seule distraction les factures à payer, la tonte à prévoir, la cuisinière à consoler et les sottises de Sukey à réparer.Qu'importe la médiocrité des choses, lorsqu'on sait assumer avec philosophie la pesanteur du destin ! A défaut d'aventures exaltantes, ne faut-il pas jouir des petits plaisirs de la vie, comme par exemple rendre les rênes à proximité de l'écurie, pour permettre à Mélusine de traverser au galop le verger ?Mélusine hennit et s'élança. Valeria ferma à demi les yeux, pour éprouver avec plus de force le sifflement de l'air sur sa peau, dans ses cheveux. Avec un peu d'imagination, elle pouvait retrouver les sensations anciennes, l'ivresse de la course sur son premier poney, en Inde, avec son frère Elliot et papa. Qu'elle était forte, la nostalgie de ces jours anciens ! A cette époque bénie, chaque jour apportait de nouvelles expériences, de nouveaux spectacles, de nouveaux espoirs. Comme l'avenir semble radieux, à une petite fille heureuse ! Les larmes qui brouillaient la vue de Valeria ne naissaient pas seulement du vent de la course. La tristesse et la nostalgie y prenaient leur part.Il fallut que Mélusine fasse halte à l'extrémité du verger pour qu'on entende, tout proche, le roulement d'une galopade. Le cœur battant de surprise, Valeria se retourna et vit un splendide étalon noir, que montait un cavalier à la chevelure fauve, illuminée de soleil. Teagan Fitzwilliams en personne.Les mains glacées, l'esprit en déroute, elle le vit s'arrêter, heureux de vivre et rieur. Dans son désarroi, ne trouvant rien à dire, elle resta muette.— Belle promenade et beau temps, madame. Que voilà une jolie jument !Les yeux de ce garçon étaient vraiment tout à fait particuliers, tout à fait remarquables, songea Valeria en les observant avec soin. A la lumière du soleil, qui semblait multiplier leur éclat mordoré, ils brillaient avec une étrange intensité, plus fascinants encore que la veille, dans le clair-obscur de la grange. — Votre étalon est bien plus...Incapable de finir sa phrase, elle n'alla pas plus loin. C'est aux profondeurs d'un kaléidoscope que faisaient penser ces admirables prunelles. Lady Hardesty avait dit vrai, sans doute : Teagan Fitzwilliams possédait un pouvoir hypnotique !Valeria prit soudain conscience qu'en effet elle se perdait en contemplation, les yeux écarquillés et la bouche bée, vivante allégorie de l'imbécillité profonde. En offrant au beau séducteur un spectacle aussi désolant, ne risquait-elle pas de le faire fuir jusqu'à Londres ?Il fallait qu'elle détache de lui son regard. Mais avant de s'y résoudre, elle voulut enregistrer dans le détail l'ensemble des perfections qu'il lui était donné de percevoir. Les yeux de M. Fitzwilliams avaient quelque chose d'exceptionnel, sans doute. Mais que dire de ses autres attraits ? Un nez bien droit, des pommettes hautes, des lèvres à la fois spirituelles et sensuelles, une chevelure d'un blond vénitien aux reflets fauves, si abondante qu'elle appelait la caresse, ou plutôt l'immersion des doigts. Jusqu'à son épiderme bronzé, que décoraient quelques affriolantes tâches de rousseur !Jamais, au grand jamais, un tel parangon de beauté masculine ne s'attarderait à accorder la moindre

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attention à une personne aussi banale que Valeria Arnold !Afin d'éviter le ridicule, et même l'humiliation, cette dernière rassembla les rênes et se disposa à mettre Mélusine au trot. La voix de M. Fitzwilliams arrêta son geste.— Une telle course mérite bien une récompense. Qu'avons-nous à proposer, dites-moi ?Spontanément, Valeria songea à un ou plusieurs baisers. Cette idée simple étant difficile à énoncer, elle s'abstint de répondre et derechef resta muette. M. Fitzwilliams insistait.— Pas de gâterie en perspective ? Une femelle est toujours plus patiente, c'est vrai. Mais le mâle ne peut attendre.Comme il faisait un geste un peu large, Valeria sursauta si violemment sur sa selle qu'elle faillit tomber. Elle s'empourpra en apercevant la pomme que le prévoyant cavalier tirait de sa poche. Il avait parlé des chevaux, bien sûr. Seulement des chevaux. Les obsessions exercent dans l'intellect de leurs victimes de tels ravages qu'elles impriment sur les actions et les paroles les plus innocentes la marque de leur perversité. Accablée de honte, Valeria baissa la tête, pour reconnaître sa culpabilité, et le naufrage de sa raison.Elle finit pourtant par se reprendre, poussée par une sorte de nécessité profonde. Avant de s'enfuir, il lui fallait plonger une dernière fois son regard dans celui de M. Fitzwilliams, contempler une dernière fois le visage de la volupté, de cet Eden à jamais inaccessible.Sans esquisser un geste, sans tenter d'échapper à sa contemplation, il lui rendit son regard, soumettant une fois de plus Valeria à la magie de ses yeux verts pailletés d'or.Le temps semblait s'être arrêté. Mais au moment où Valeria, rassemblant toute sa volonté, allait enfin rompre le charme et engager Mélusine sur le chemin de l'écurie, le galant cavalier sauta à terre et lui prit la main.— Ne partez pas, belle dame, murmura-t-il.Le souffle coupé, en proie à l'angoisse équivoque de l'expectative, porteuse d'espoir comme de crainte, Valeria se trouvait paralysée. Elle devait s'enfuir, il le fallait, avant que ce sagace connaisseur de la nature humaine n'aperçoive dans ses yeux écarquillés l'incandescence du désir.Au risque de la rendre folle, il lui sourit.— Mettez donc pied à terre. J'en ai assez pour deux. Avec un assez long temps de retard, elle comprit qu'il parlait encore de chevaux, et de pomme, puisqu'il fendait sans effort celle qu'il tenait et lui en tendait la moitié.Elle mit pied à terre, prit la demi-pomme et observa M. Fitzwilliams, qui offrait la sienne à l'étalon noir. Il fallut que Mélusine fasse un pas et tente de saisir la récompense qui lui était destinée, au risque de pincer les doigts de sa cavalière, pour que Valeria échappe au charme et pose l'objet sur sa paume étendue. Le craquement indiscret de la mastication la rappela quelque peu à la réalité.— Heu... Mer... Merci, balbutia-t-elle finalement.— Vous ne pensiez pas me revoir ? demanda M. Fitzwilliams en lui faisant face.Comme les lèvres de Valeria semblaient soudées, elle se vit contrainte de les humecter avant de formuler sa courte réponse.— Non.— Quelle étrange conviction ! Il nous reste tant à faire ensemble, lady Arnold !— A faire en... Vous connaissez mon nom !— Je me suis renseigné.Valeria jeta vers son manoir un regard affolé.— Il ne faut pas qu'on me voie...— N'ayez crainte. Personne n'est au courant de ma propre présence.— Les mauvais sujets de votre sorte se soucieraient-ils de discrétion ?M. Fitzwilliams haussa les sourcils, qu'il avait nets et bien dessinés, et pour cette fois oublia de sourire.— Il ne me déplaît pas, affirma-t-il avec hauteur, d'avoir acquis une renommée telle qu'au seul bruit de mon nom on sonne le tocsin !Sous l'ironie du propos transparaissait une surprenante amertume.— Irrécupérable pécheur, incorrigible larron et coquin patenté, tels sont mes titres de gloire !

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poursuivit-il sur le même ton.— C'est bien ce que l'on m'a dit, confirma Valeria.— Qu'en pensez-vous, madame ?L'esprit en déroute, incapable de réfléchir ou d'organiser une pensée, Valeria, sans avoir voulu parler, s'entendit répondre.— J'aimerais que vous me donniez un baiser, monsieur.Elle avait pensé, mais tout haut. Stupéfaite de désespoir, elle attendit l'inévitable et nécessaire sanction d'un tel impair. Le rire de M. Fitzwilliams ne risquait-il pas par son ampleur d'effrayer les chevaux, et d'alerter les populations à trois lieues à la ronde ?Loin de s'esclaffer, le galant cavalier se fit au contraire attentif et obligeant. Réunissant dans une seule main les rênes de son étalon, il souleva de l'autre le menton de Valeria.— Que ne ferais-je pour vous plaire ? murmura-t-il en souriant avec une sorte de ferveur.Ce sourire, Valeria le perçut comme un éblouissement. Rien n'existait plus que cette bouche qui lentement descendait vers la sienne, vers ses lèvres où semblait se concentrer tout son être.Elle ferma les yeux en sentant la tiédeur de son souffle. Les lèvres de M. Fitzwilliams effleurèrent d'abord les siennes, légères comme des ailes de papillon. A leur second passage elles s'attardèrent et s'entrouvrirent sur la fine pointe de sa langue, qui parcourut lentement le contour de la bouche qui s'offrait. Valeria serait tombée sur l'herbe, si un bras secourable ne lui avait étreint la taille.L'étalon s'ébroua, contraignant son maître à reculer. Valeria crut l'entendre murmurer un mot tendre, mais n'aurait pu en jurer, tant les battements de son cœur bourdonnant à ses oreilles l'assourdissaient. Elle ne s'en tiendrait pas là, non, c'était impossible. Il ne fallait pas qu'il parte !— Monsieur Fitzwilliams ! s'exclama-t-elle, haletante, votre... Votre cheval ! Il y a du foin, dans la grange.Le bras tendu et raide, elle désignait le chemin de terre, la main tremblante d'excitation.En acquiesçant silencieusement, Fitzwilliams suscita en elle l'épouvante aussi bien que le soulagement. Il l'aida sans un mot à se remettre en selle. A la première impulsion Mélusine trotta allègrement. L'étalon noir la suivit.Elle l'avait donc attendu. Radieux, Teagan se félicitait de sa bonne fortune. En retenant Ulysse, il jouissait du spectacle que lui offrait l'amazone, attentif surtout à l'énergie de ses hanches et de sa jambe, gage de prochaines félicités. La tenue noire semblait presque élimée, ce qui confirmait une situation voisine de l'indigence, mais cette usure même ne manquait pas de charme, puisqu'en amincissant le tissu elle soulignait les courbes et les formes qu'il épousait plus étroitement. La poitrine orgueilleuse était haute et ferme, la cuisse et la jambe longues et racées.Les épaules étroites, le port de tête altier, tout cet ensemble avait quelque chose d'enchanteur.Une journée d'attente exacerbait son désir, un désir plus intense lui semblait-il que de coutume, parce qu'une intime conviction donnait à cette nouvelle conquête un caractère très particulier. Tout en elle, sa maladresse, son trouble, la soif qu'exprimaient ses grands yeux sombres, attestait une incroyable évidence : jamais lady Arnold n'avait eu d'amant.Toutes les femmes qu'il avait connues, à commencer par sa lointaine initiatrice, étaient à des degrés divers expertes dans les jeux de l'amour, et pratiquaient avec une habileté consommée tous les artifices de la séduction.Telle une pouliche dont l'éducation n'est pas encore achevée, lady Arnold ne manquait pas d'audace, mais restait circonspecte. A la première alerte, elle s'échapperait, s'il n'y prenait garde. Ses hésitations, son émouvante vulnérabilité lui conféraient un charme très particulier, qui dans l'esprit de Teagan échappait à l'analyse, et à toute tentative d'explication.Son désir n'en était que plus vif, ses sens plus affûtés, en même temps que son cœur s'emplissait d'un surprenant attendrissement, que jamais encore il n'avait éprouvé. Lady Mystère n'aurait pas à regretter son choix. Ses grands yeux de biche exprimaient une telle attente, une telle avidité de bonheur sensuel ! En qualité de premier amant, il comblerait ses vœux, au-delà de toute espérance.Il régla son allure sur la sienne, mettant sa monture au pas pour la reposer, mettant pied à terre pour traverser une cour déserte. Dans la grange où la veille ils s'étaient rencontrés, elle lui montra d'un geste une stalle où il installa Ulysse, pendant qu'elle débarrassait Mélusine de son harnachement, et

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lui ouvrait la porte d'un enclos.Elle s'appuya un instant à la barrière qu'elle venait de fermer, comme pour rassembler son courage, et d'un coup fit face à Teagan et s'avança vers lui, son adorable visage marqué par l'émotion.Sans esquisser un geste, le souffle suspendu, il craignit un instant qu'au dernier moment elle ne se reprenne et lui échappe. La voyant hésiter un peu, il lui tendit la main.Il fallait qu'elle lui fasse confiance.Elle lui sourit maladroitement, tant ses lèvres frémissaient, puis imita son geste et lui offrit la main. Ce contact détermina entre eux une sorte de commotion. Un fluide d'une surprenante intensité les parcourut. Etonnée, lady Arnold esquissa un geste de retraite, en fermant les yeux. Teagan serra plus fort ses doigts et les porta à ses lèvres, où il les maintint jusqu'à ce que toute résistance ait disparu. Alors il sut que le moment était venu.— Nous entrons dans la maison ? proposa-t-il. Les paupières de Valeria battirent. Elle s'affolait.— Non, c'est impossible ! La bonne, le personnel... Ce doit être ici, euh... là-haut !Comme poussée par une hâte soudaine, elle abandonna la main de Teagan, désigna les hauteurs de la grange et se mit à escalader l'échelle du grenier à foin avec une telle vivacité que dans le même mouvement elle se défit de son tricone.Teagan la suivit en souriant, attendri par le caractère un peu puéril de la situation. Lady Mystère ne tentait pas d'échapper à la surveillance d'un mari jaloux, mais à celle de ses domestiques.Pour une première rencontre, il aurait préféré un cadre plus confortable et plus luxueux. Le champagne et le linge fin ne sont-ils pas de puissants adjuvants aux plaisirs de la chair ? Il se contenterait du foin, en attendant d'autres rencontres.Dans sa hâte, lady Arnold trébucha sur un barreau de l'échelle et glissa en arrière. Teagan l'accueillit entre ses bras, les reins contre la turgescence orgueilleuse de sa virilité, dans une position si explicite qu'un instant ils restèrent tous deux paralysés. En atteignant le plancher supérieur, ils partageaient l'un et l'autre le même état de fébrilité.Comme pour le fuir, elle fit quelques pas rapides avant de lui faire face, le dos contre le fourrage entassé, les bras ballants.Lady Mystère ne savait quelle attitude prendre.Malgré l'urgence, Teagan s'attarda un instant à la contempler. De ses cheveux sombres s'échappaient quelques mèches folles, au niveau de la nuque et des tempes. Son visage au teint crémeux se trouvait comme dévoré par ses grands yeux noisette. Sous le petit nez bien droit, ses lèvres pulpeuses frémissaient. Ses seins d'une rondeur provocante appelaient la caresse, et les courbes pleines ou accueillantes de son corps appelaient de toute évidence la réponse d'un autre corps. Comment Teagan allait-il la nommer ?— Je ne connais pas votre prénom, murmura-t-il. La question parut la surprendre.— Va... Valeria, répondit-elle.Bien qu'elle ne pût s'échapper, il s'avança lentement vers elle, à pas précautionneux.— Votre beauté me confond, Valeria.Les yeux dans les siens elle ne réagit qu'au moment où très doucement il lui enveloppait le visage de ses deux mains. Elle sursauta et dans l'instant y appuya les siennes, comme pour le presser d'agir, dans une frénésie d'impatience.— S'il vous plaît, murmura-t-elle si naïvement que Teagan en fut transporté. Au lieu de lui effleurer d'abord les lèvres, comme il en avait l'intention, il baisa avec fougue sa bouche qui s'ouvrait, goûtant la chair pulpeuse, explorant de la langue sa douceur et ses mystères. Bien que soucieux de ne pas brusquer les choses et de consacrer à cette première rencontre toute l'attention nécessaire, il brûlait du désir de dénuder sa poitrine, de contempler la plénitude de ses seins, d'en sentir le galbe et la douceur sous ses paumes.Fiévreusement, il déboutonna la veste de lady Arnold et l'en débarrassa, pour pouvoir délacer le corsage de sa robe. Elle s'efforça de l'aider, avec des gestes que la hâte rendait désordonnés et maladroits. Lorsque l'obstacle disparut, c'est en gémissant de bonheur que Teagan réalisa son rêve.

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Des deux mains il palpait les globes offerts, en admirait la splendeur. La bouche contre la sienne, il la sentit gémir, puis haleter au rythme des pressions qu'exerçaient ses caresses sur les pointes durcies, sur la chair tiède et tendre qui sous leur jeu semblait occuper plus d'espace.Teagan éprouva soudain sur son torse un contact étrange, bien propre à égarer sa raison. Les doigts de Valeria sollicitaient l'ouverture de son col, écartaient sa chemise et palpaient avec fièvre sa peau, imitant sur son propre corps la caresse qu'il exerçait sur la gorge et les seins qui s'exposaient à sa vue.Dans son émoi, il eut un mouvement de recul, que Valeria mit à profit pour lui dénuder entièrement le torse et les bras. Après avoir levé vers les siens ses yeux, comme pour solliciter et obtenir une tacite autorisation, elle appliqua ses deux mains largement étendues sur ses pectoraux, ses épaules, ses flancs, imprimant chacun de ses doigts sur sa peau avec une sorte de respect révérenciel.— Je vous trouve superbe, murmura-t-elle.A ces mots, Teagan ressentit une émotion tout aussi exaltante que le désir qui le dévorait. Dans sa sincérité, ce témoignage d'admiration naïve et d'affection avait quelque chose de bouleversant.— Je vous trouve superbe, lui dit-il en retour, la dévorant des yeux.Avec une force toute nouvelle, il brûlait de s'unir à elle, de la posséder dans sa plénitude, de faire sienne cette femme étrange et spontanée, si sincèrement avide de caresses et de bonheur.Il disposa en hâte une couverture de selle, y étendit vivement sa proie consentante tout en la dévêtant, achevant lui-même de se dénuder. Valeria ferma les yeux et s'abandonna lorsque des lèvres et de la langue il entreprit de rendre hommage à la perfection de ses seins. Elle cessa de respirer lorsque la main de Teagan se posa à l'intérieur de sa cuisse. Pour l'apprivoiser, il lui fallut porter partout la caresse de ses lèvres, passer de la bouche de Valeria aux pointes dressées de ses seins, les aspirer et les titiller jusqu'à la faire haleter, tandis que lentement ses doigts poursuivaient leur progression. Lorsqu'ils atteignirent la conque de sa féminité et en pénétrèrent la moiteur accueillante, elle cria de bonheur en lui griffant les bras.Malgré l'urgence de son désir, Teagan ne voulut pas le satisfaire avant d'avoir offert à la belle étendue sa jouissance particulière. Tout en l'étourdissant de baisers, il massait du pouce la perle du plaisir, en éprouvait la douceur nacrée, accélérait le rythme de ses pressions. Il eut le bonheur de la voir défaillir en perdant à demi conscience, les yeux égarés, emportée par l'irruption de la volupté.Dès qu'elle revint à elle, il la couvrit de baisers pour rappeler en elle l'ardeur du désir. Lorsqu'elle fut prête, de nouveau haletante, tendue encore vers de nouvelles jouissances, alors seulement il lui écarta doucement les cuisses et prit position au-dessus d'elle. Résolu à ne procéder qu'avec lenteur, pour savourer dans la durée cette première rencontre, il vint lentement en elle.Mais à peine avait-il ressenti autour de sa chair la fraîcheur ardente de celle qui le recevait, qu'oubliant toute résolution et toute retenue, il précipita à grands élans son assaut passionné. L'excès du désir le conduisit, dans une sorte d'ivresse, à l'ascension vertigineuse de la volupté. Avant de perdre pour ainsi dire conscience dans l'explosion de l'extase, il songea qu'une résistance encore jamais éprouvée avait ajouté à cet accomplissement une sensation encore inédite. Après tant d'années, manquait-il quelque chose à son expérience ?Epuisée, comme brisée, emportée dans un vertige de sensations exaltantes, Valeria ne respirait que par inspirations spasmodiques. Elle reprenait conscience, au sortir d'une aventure qui venait de la transporter dans un autre monde.Elle gisait sur une couverture, dans le grenier à foin. Entièrement nue, comme elle ne l'avait jamais été. Contre elle, un homme, nu lui aussi. Au prix d'une vive mais très courte douleur, cet homme venait de lui faire connaître une volupté d'une nature insoupçonnable, une extase suprême, un bonheur sensuel si intense que jamais elle n'en oublierait la perfection. Il la comblait.Joyeuse. Valeria se sentait joyeuse, violemment, sauvagement. Quoi qu'il pût advenir, jamais elle ne regretterait d'avoir fait l'amour. L'interdiction formulée la veille à l'encontre d'une domestique aurait dû ternir sa satisfaction, mais il n'en était rien. Orgueilleusement, Valeria s'enivrait de sa joie.Toute vibrante encore d'émotions, pénétrée de la chaleur du bien-être, elle aurait voulu que cet instant durât toujours. Les yeux fermés, elle sourit, en paix avec le monde.Une voix, non plus caressante et flatteuse, mais délibérément sarcastique, mit fin à sa rêverie.

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— Seriez-vous en quête d'un époux, madame ? Instantanément sur ses gardes, elle s'indigna.— Non certes, monsieur, et à supposer qu'il m'en faille un, ce n'est pas sur un personnage de votre acabit que porterait mon choix !Un autre se fût formalisé. Teagan Fitzwilliams sourit au contraire à l'énoncé de ce jugement de valeur, qui ne le flattait pas.— Il me faut vous l'avouer, madame, jamais encore je n'avais eu le plaisir et l'honneur de déflorer, comme on dit, une pucelle. Or je sais de source sûre que certaines n'hésitent pas à faire un tel sacrifice pour contraindre leur victime...— A Dieu ne plaise !— Le mystère reste entier, mais il ne m'est pas désagréable d'apprendre l'inanité de mes inquiétudes, conclut-il en se retournant, à demi levé, pour atteindre la poche de sa jaquette.Rappelée par ce mouvement à sa propre nudité, Valeria se trouva soudain plongée dans un état d'extrême confusion. Sans se redresser tout à fait, elle atteignit à gestes maladroits sa chemise, un jupon, dont elle s'enveloppa tant bien que mal. Une main posée sur son épaule la fit

sursauter. M. Fitzwilliams, vêtu de sa culotte de cheval, lui offrait ses services.— Je possède toutes les qualités d'une femme de chambre. Permettez-moi de vous en faire la démonstration.Déconcertée, incertaine sur l'attitude à adopter en pareille circonstance, Valeria acquiesça silencieusement, et se trouva en effet contrainte de reconnaître au prévenant personnage une incontestable dextérité.Après les ardeurs de la passion, le sang-froid revenu entraînait avec lui de la nervosité, ainsi que de l'embarras. Fort heureusement, Valeria pouvait se féliciter d'avoir choisi pour amant un individu qu'elle ne reverrait jamais.Mais lorsqu'à demi vêtue elle se retourna pour lui faire face, elle ne put s'empêcher de caresser de nouveau le torse admirable de M. Fitzwilliams, dont les muscles bien dessinés sous une peau parfaite avaient la fermeté du marbre et la douceur de la soie. Pour analyser et prolonger cette sensation, les doigts de Valeria s'attardèrent complaisamment sur leur galbe, jusqu'à ce que le bénéficiaire de ce sincère hommage se saisisse de sa main pour la baiser.Comme elle tendait le bras vers la robe qu'il se disposait à lui présenter, M. Fitzwilliams décida soudain de n'en rien faire, et mit l'objet hors d'atteinte.— Un moment, dit-il. Avant mon départ, je veux connaître vos raisons. Pourquoi m'avoir choisi, pourquoi m'avoir choisi en ce jour ? Et comment la plus belle veuve du monde a-t-elle pu préserver sa virginité ? Votre mariage c'est fait par procuration ?— Non.— Alors, pourquoi, comment ?Sous le feu de son regard inquisiteur, de ce regard de félin implacable, Valeria n'eut pas le courage d'inventer un mensonge. Etourdie de fatigue, elle ne put que reconnaître la triste vérité.— Mon mari ne me désirait pas. Quand il est rentré d'Espagne pour m'annoncer la mort de mon frère, son ami le plus proche, il m'a demandée en mariage. J'ai accepté de grand cœur, sans savoir que seul le sens du devoir justifiait sa démarche.— Il vous a donc laissée seule le soir de vos noces ?Valeria sentit l'amertume de la frustration, de l'humiliation, du désespoir, renaître dans son souvenir, aussi forte que jamais. L'angoisse lui serrait la gorge.— Il... Il m'a laissée, oui, balbutia-t-elle.— On m'a pourtant dit qu'il est mort entre vos bras. C'est un mensonge ?— Non.— Il a donc bien fallu...— Laissez-moi ! cria-t-elle, excédée.De quel droit l'indiscret voulait-il pénétrer d'insupportables secrets ? Non content de dévêtir son corps, voilà qu'il entendait la déshabiller jusqu'à l'âme. Eh bien, qu'il la voie, qu'il sache !

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Qu'importait, après tout ?— Hugh est mort entre mes bras, mais dans son délire il se croyait entre les bras d'une autre, s'exclama-t-elle avec emportement. En expirant, il a murmuré le prénom d'une femme, mais ce n'était pas le mien !Les yeux fermés, elle appuya ses deux mains à ses tempes, comme pour conjurer la tempête des souvenirs. M. FitzWilliams lui laissa un moment reprendre ses esprits, avant de rompre le silence.— Ce garçon s'est donc fort mal conduit.— N'en croyez rien, protesta-t-elle. Hugh ne m'a pas trompée. Celle qu'il aimait a refusé de l'épouser plusieurs mois avant notre mariage, je ne l'ai appris que plus tard. Hugh est reparti se battre en Espagne le lendemain de la cérémonie, et je ne l'ai revu que grièvement blessé, lorsque le général Wellington l'a fait rapatrier en Angleterre.Elle se tut un instant, et pour cette fois osa affronter le regard de Teagan, et lui parla en face.— Vous savez tout, désormais. Jamais je ne suis devenue véritablement une épouse. Mais je voulais connaître l'amour, comprendre son pouvoir et sa force, puisqu'il peut conduire les hommes et les femmes à de telles extrémités, à la démence la plus terrible jusqu'à l'abnégation la plus pure. Dans ce désert du Yorkshire, il est impossible de se faire des relations... acceptables. C'est pourquoi j'ai jeté sur vous mon dévolu, monsieur. J'ai pensé que nul Dieux que vous ne pouvait m'initier aux mystères qui me demeuraient interdits. Sans que cela ne nous contraigne l'un ou l'autre en quoi que ce soit, bien entendu.Teagan, méditatif, la contempla longuement en silence.— Vous m'avez donc choisi pour... professeur ?— Je me suis fiée à votre réputation, avoua-t-elle ingénument.Elle rougit aussitôt, dans l'attente d'un éclat de rire, ou d'un éclat de colère. C'est avec soulagement qu'elle vit son maître s'incliner avec grâce, une lueur amusée dans les yeux.— Votre confiance m'honore, madame. Mais je crains de ne pas avoir véritablement donné toute la mesure de mes talents. Pour mériter à vos yeux ma flatteuse réputation de pédagogue, encore faudrait-il que vous en sachiez davantage !Valeria ouvrit de grands yeux. Dévorée de curiosité, elle découvrait soudain l'existence de perspectives inconnues.— Davantage ? Il y a d'autres choses à savoir ?— Bien sûr, répondit-il gaiement. Pour accéder au septième ciel, il n'est pas qu'un chemin, madame !Que de promesses dansaient dans ses yeux verts ! Comme il est doux de faire confiance au plus avisé des guides ! Valeria, avide de science, jouissait par anticipation du plaisir de la découverte. Il fallait qu'elle finisse de se rhabiller, qu'elle rende sa liberté à M. Fitzwilliams, et pourtant...— Apprenez-moi tout, dit-elle avec simplicité.Sans doute aurait-il préféré faire sa démonstration dans un cadre plus confortable, car d'un geste circulaire il désigna la paille, le foin, de vieux harnais, les vêtements épars.— Ici ? Maintenant ? Valeria s'expliqua de bonne grâce.— Ni la cuisinière ni le maître d'hôtel ne s'aventurent dans la grange, précisa-t-elle. J'ai dit à ma femme de chambre que ma promenade se prolongerait, et j'ai envoyé la bonne en ville. Le garçon d'écurie prend son jour de congé. Alors...A la fois timide et téméraire, elle hésitait.— J'ai le temps, vous le voyez. Si de votre côté...— Le temps ne compte pas, quand le bonheur m'appelle, murmura-t-il en l'enlaçant, et lui baisant les cheveux.Les yeux fermés, le visage appliqué au torse qu'elle admirait tant, Valeria sentit qu'il la soulevait, pour s'étendre avec elle. Longuement, il lui fit connaître d'exquises caresses, et la conduisit avec lenteur à la volupté suprême, si soucieux de méthode et de perfection que sa propre jouissance lui parut dépasser en intensité toutes celles qu'il avait connues.Alors que dans la chaleur dolente de la passion satisfaite Valeria rêvassait, comme libérée des

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contingences du temps qui passe, des aboiements aigus la rappelèrent à la réalité.— Seigneur, soupira-t-elle, quelqu'un s'approche du manoir. Je dois rentrer.Elle se redressa pour atteindre ses vêtements. Teagan interrompit son mouvement et prit entre ses lèvres le bout d'un sein, pour lui faire subir encore une fois un délicieux supplice.Valeria s'y soumit avec complaisance, notant au passage la réaction de tout son corps, qui répondait avec ferveur à cette nouvelle sollicitation. La raison l'emportant pour cette fois, elle prit entre ses mains le visage de son amant d'un jour et lui baisa la bouche avec science et lenteur, la pénétrant voluptueusement de la langue, non pour lui réciter une leçon bien apprise, mais pour lui faire sentir la profondeur de sa gratitude. De tout son cœur, de toute son âme, elle éprouvait tant de reconnaissance à l'égard de l'inconnu qui venait de la révéler à elle-même, en lui apprenant le bonheur !De crainte que l'éloquence de son baiser ne fût pas tout a fait explicite, elle ne crut pas mauvais d'en confirmer verbalement la signification.— Monsieur Fitzwilliams...— Teagan me semble plus indiqué, suggéra-t-il. Les circonstances nous invitent à nous... dépouiller de certaines conventions.— Teagan, reprit-elle en souriant de cet humour qui facilitait si agréablement les rapports les plus embarrassants, je voudrais vous remercier...— Pas un mot ! ordonna-t-il en lui posant un doigt sur les lèvres.— Cela ne se fait pas ? demanda-t-elle. Pardonnez-moi. Je ne connais pas les usages...— Bénie soit votre ignorance ! s'écria-t-il en lui saisissant les bras. Puissiez-vous la préserver à jamais !Comme il l'avait fait précédemment, Teagan aida Valeria à se rhabiller, en la mettant parfois à contribution. Assumant pour sa part le laçage des rubans et des lacets de la lingerie féminine, il lui confia le boutonnage de son gilet et la mise en place de sa cravate. Ces différents exercices, ponctués d'effleurements lascifs, permirent à Valeria de prendre conscience de sa propre vulnérabilité.Il lui fallait éviter la dépendance aux blandices de la volupté.— Votre séjour à la campagne va bientôt prendre fin, dit-elle assez abruptement.Sa jaquette à demi passée, Teagan suspendit son geste pour mieux observer Valeria.— Nous sommes censés demeurer chez Crandall quelques jours encore, répondit-il. Vous montez, demain matin ?Elle ne tenta pas d'éluder la question, mais s'en tint à l'essentiel.— Mon rêve s'est réalisé, j'en suis heureuse, dit-elle très simplement. Il me semble d'autant plus imprudent de vouloir revivre ce rêve que je crains de n'atteindre jamais la satiété.Il la contempla longuement en silence, le visage impassible, avant de l'approuver de la tête.— Il est rare, dit-il en achevant de passer sa jaquette, de voir l'intelligence s'allier de la sorte à la beauté.Absurdement, ce compliment fit à Valeria l'effet d'une blessure. Son ridicule lui apparut aussitôt. Qu'avait-elle espéré ? Que ce parangon d'élégance et de mondanité, que ce séducteur patenté allait solliciter l'aumône d'une liaison prolongée, qui ne pouvait que l'importuner ?Pour dissimuler son embarras et rassembler les débris de son amour-propre, elle descendit l'échelle la première, et assista aux préparatifs de Teagan, souffrant de sa solitude avant même qu'il ne fût parti. Avant de se mettre en selle, il lui donna un dernier baiser.— Réflexion faite, je rentrerai demain à Londres. Dans le cas où notre... rencontre entraînerait certaines conséquences, me sera-t-il permis d'en être avisé ?— Il n'y en aura pas, affirma-t-elle sans ajouter qu'en tout état de cause, elle n'imaginait pas qu'un personnage tel que M. Fitzwilliams puisse assumer les responsabilités d'un père.Comme s'il avait lu dans ses pensées, Teagan lui adressa un sourire ironique.— Irlandais, joueur et dépravé. Trois tares rédhibitoires, à qui voudrait s'aviser de jouer au papa... Au revoir, lady Valeria. Que Dieu vous bénisse !Il était déjà en selle, et la saluait.

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— Monsieur Fitzwilliams, dit-elle en inclinant un peu la tête.Il talonna l'étalon, traversa la cour et s'éloigna, sans se retourner. Valeria se sentit perdue. Quel naufrage, pour son pauvre cœur !Ce départ s'avérait pourtant nécessaire, songea-t-elle. Si le fascinant M. Fitzwilliams devait s'attarder, sans doute oublierait-elle ses bonnes résolutions pour tenter de le rencontrer encore. Ses sens, éveillés à des sensations exaltantes, manifestaient déjà leur frustration. Raisonnablement, elle devait les contrôler, et les instruire d'une certitude : M. Fitzwilliams allait poursuivre ailleurs sa carrière, et rendre heureuses d'autres femmes. De ce bref épisode, si essentiel dans son existence, Valeria devait se contenter.Dans son innocence, elle s'était jetée à la tête du séducteur, certaine de satisfaire à la fois sa curiosité intellectuelle et les exigences de son corps à l'occasion d'une brève rencontre. Cette expérience achevée, la vie reprendrait son cours ordinaire, pensait-elle.C'est en suivant des yeux le cavalier qui bientôt allait disparaître sous les frondaisons lointaines que Valeria découvrait la décevante vérité : une femme ne peut se donner à un homme sans perdre un peu de son âme. En ce moment, une partie d'elle-même s'éloignait d'Eastwoods, emportée par un aventurier qu'elle ne reverrait jamais.Dans l'allée cavalière, Teagan menait Ulysse au pas, en attendant que se dissipe sa stupéfaction. Dans quel monde enchanté venait-il de vivre cette exceptionnelle aventure ? Plus belle que le jour, la pucelle qui venait de s'offrir à lui incarnait-elle quelque déesse descendue sur terre, quelque nymphe, ou plutôt quelque dryade ?Valeria. Comme ce nom, liquide sous la langue, sonnait et coulait bien, musical et sensuel ! Déesse ou dryade, elle ne l'était pas vraiment, bien sûr. Mais dans ce monde artificiel et calculateur, où chaque chose se paie, où chacun porte un masque, son innocence et sa simplicité en faisaient un être miraculeux, presque irréel. Les femmes se lançaient souvent dans des intrigues pour exercer quelque rétorsion à rencontre d'un époux volage, ou tromper leur ennui. Dénuée de toute arrière-pensée, lady Arnold n'avait recherché dans l'initiation amoureuse que le bonheur de la découverte et de l'émerveillement. Forte de son innocence et de sa fougue, elle rendait à la passion une dignité et une grâce dont lui, Teagan, depuis longtemps blasé par trop d'aventures banales, avait oublié l'existence.Venait-il de rencontrer la perle rare, une femme profondément honnête ? Une femme de la qualité de sa propre mère, qui n'avait pas craint de braver l'autorité paternelle pour suivre l'homme qu'elle aimait ?Cet homme qui l'avait abandonnée, cet homme dont le sang coulait dans les veines de Teagan, à jamais marqué par sa funeste hérédité.Valeria Arnold était une femme d'exception. Teagan Fitzwilliams, le bien nommé Lahire, appartenait à un autre monde, celui du faux-semblant et de l'opportunisme. Les poches pleines de ses gains, il devait rentrer d'urgence à Londres, et trouver d'autres partenaires assez fortunés pour rester indifférents à de sensibles pertes : un joueur professionnel n'était autre qu'un prédateur de bonne compagnie, qui devait rester inoffensif pour ne déplaire à personne.Contraint de se comporter en abeille industrieuse, Teagan se voyait par là même empêché de succomber à la funeste tentation de tourner bride pour aller rejoindre celle dont il aurait tant aimé poursuivre l'instruction.

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4.

Valeria caressa une dernière fois l'encolure de sa jument avant d'en confier les rênes au garçon d'écurie. Elle ne put s'empêcher de rougir en les voyant entrer dans la pénombre de la grange.Une semaine s'était écoulée depuis l'événement le plus scandaleux et le plus merveilleux de son existence, si inattendu et singulier qu'il arrivait à son héroïne de douter de sa réalité.Son corps en conservait pourtant la mémoire. Eveillé à des sensations nouvelles, il vivait dans leur souvenir, et dans la vaine espérance de leur retour.Résolue pour cette fois à ne pas se complaire dans la nostalgie, Valeria décida de concentrer son attention sur les problèmes immédiats de la réalité quotidienne. Ce matin même, Gilbert, responsable du cheptel, lui avait fait part de l'imminence de la tonte et des contraintes de son organisation. S'identifiant sans peine aux membres du troupeau dont il avait la charge, Gilbert ne s'exprimait pas avec plus d'éloquence que ses moutons, et posait à leur propriétaire de fréquentes énigmes.Pour éviter le souci occasionné par ces efforts d'interprétation, Valeria avait parfois éprouvé la tentation de céder aux instances de son voisin, et de confier à Arthur Hardesty, en même temps que la gestion de son existence, celle de son domaine. Mais comment se résoudre à une pareille extrémité, après avoir vécu dans le grenier à foin la plus merveilleuse des aventures ?Pour occasionnelle qu'elle soit, la débauche implique donc des exigences imprévues, songea-t-elle tristement, en déplorant que restent vaines ses tentatives, et que tout, jusqu'aux moutons bêlant, la ramène à l'image fascinante de M. Fitzwilliams.Un spectacle inattendu vint pourtant la distraire. Mercy, à la suite d'un accident survenu jadis aux environs de Bombay, souffrait d'une raideur de la cheville et ne sortait en principe jamais du manoir. Elle accourait cependant, bonnet au vent et les bras étendus, dans un état de vive agitation. Valeria subodora quelque accident.— Ne t'agite pas, Mercy. Il est arrivé malheur ?— Un malheur, je ne sais pas. En tout cas, c'est un valet qui est arrivé, un porteur de nouvelles avec un message qu'il a voulu donner ni à moi ni à Masters. Il dit qu'il partira qu'avec la réponse de votre main. « En main propre » qu'il dit, avec son accent d'étranger. Comme si on se lavait pas, chez nous. Du temps de votre père, l'ordonnance lui aurait frotté le museau, à ce dandy en livrée.— Nous verrons bien, Mercy, dit Valeria en lui emboîtant le pas.Sur le perron du manoir, sa gouvernante opéra une halte stratégique.— Vous, miss Val, votre place est dans le salon. Moi, je passe par la cuisine et je vous porte le thé. Après seulement, Masters annoncera ce minaudier.Valeria eut tôt fait de se débarrasser de sa cravache, de son tricorne et de ses gants, et adopta sur un fauteuil l'attitude convenable à la circonstance, à vrai dire inédite.Mercy se manifesta bientôt, suivie par un élégant jeune homme vêtu d'une livrée d'un bleu profond et de bottes montantes, le chapeau à la main.— Voilà l'homme, déclara sommairement Mercy, en désignant du menton le visiteur. Il n'a pas dit son nom à Masters.— Saunders, madame, pour vous servir, dit le laquais en saluant fort bas. J'appartiens à la comtesse de Winterdale, qui vous adresse ce message.Valeria songea que de longtemps elle n'avait reçu aucune nouvelle de la grand-mère de son défunt mari.— Lady Arnold, poursuivit le messager en tirant d'un portefeuille un document fermé d'un sceau, je m'excuse d'avoir jeté le trouble chez vos gens. Madame la comtesse m'a ordonné de ne m'adresser

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qu'à vous, et de ne pas rentrer à Londres sans avoir obtenu votre réponse.En tendant le pli à Valeria, il jeta à Mercy un regard ironique qui lui valut en retour un froncement de nez méprisant.— Eh bien, c'est entendu, Saunders. Je vous appellerai dès que ma réponse sera prête. En attendant, ma gouvernante va se faire un plaisir de vous offrir quelque rafraîchissement.Restée seule, Valeria posa d'abord la lettre sur un guéridon, et prit un peu de thé en s'interrogeant sur son contenu. Que pouvait-on espérer de l'aïeule d'un mari défunt, d'une comtesse douairière que l'on n'avait jamais rencontrée ? Un héritage ? Valeria sourit à cette idée séduisante, en même temps qu'à sa propre puérilité.C'était trop d'enfantillage, vraiment. Un peu fâchée contre elle-même, elle brisa le sceau et lissa les plis savants du feuillet.

« Ma chère Valeria,» Le délabrement permanent de ma santé m'est d'autant plus pénible qu'il m'a empêchée d'assister à votre mariage avec mon petit-fils, ainsi qu'aux obsèques de ce malheureux.» On m'a fait part de votre extrême dévouement durant toute la durée de sa longue et cruelle agonie. Accepterez-vous maintenant de manifester votre sympathie à l'égard d'une grand'mère recrue de chagrin en venant chez elle à Londres, afin de lui parler à loisir des derniers mois vécus par Hugh ?» J'ai donné au porteur l'ordre d'attendre votre réponse. Il me dira à quel moment il me sera donné de vous accueillir. Dans cette attente... »

La formule de politesse, conventionnelle et mondaine, était suivie d'un paraphe aux dimensions impressionnantes. Partagée entre l'irritation et l'envie de rire, Valeria s'abandonnait surtout à l'étonnement. Il fallait que la comtesse fût bien imbue de son importance pour convoquer à Londres une personne qu'elle n'avait jamais vue, et bien certaine de son autorité pour ne pas même envisager l'hypothèse d'un refus.La qualité de petite-fille par alliance semblait se confondre dans l'esprit de cette dame avec celle de domestique. Elle osait l'appeler à Londres...A Londres, la cité moderne aux monuments prestigieux, où l'aristocratie allait bientôt se réunir pour organiser la prestigieuse Saison. Membre de cette élite sociale par la naissance, Valeria, épousée en hâte et comme par surprise après le décès de son frère, n'avait jamais fait son entrée dans le monde, et n'était jamais allée à Londres.A Londres, haut lieu de la vie intellectuelle, où résidait un parangon de l'élégance virile, irlandais et de mauvaise réputation sans doute, mais si charmeur, et tellement inoubliable...Elle sut réprimer dans l'instant la bouffée d'excitation qui venait de lui monter à la tête. Sans doute pouvait-elle ne pas tenir rigueur à la comtesse d'une invitation surprenante, et prendre en pitié la solitude d'une femme condamnée à ne plus vivre que dans la nostalgie. N'avait-elle pas elle-même l'expérience de cette détresse sentimentale ? Mais une raison dirimante s'opposait évidemment à toute acceptation. Lorsqu'on parvient à peine à subsister chichement des revenus d'un modeste domaine, il est impossible d'assumer la dépense d'une expédition d'autant plus onéreuse qu'une dame de la bonne société ne saurait se déplacer sans chaperon, emprunter les transports publics et faire halte ailleurs que dans les auberges les plus convenables.La question se trouvant d'elle-même résolue, Valeria rédigea une réponse courtoise et affectueuse, mais résolument négative. Une fois qu'elle eut plié sa lettre et y eut apposé sa marque, elle la contempla longuement, pendant que refroidissait la cire chaude.Elle aurait aimé revoir les Indes, visiter Londres. Mais comment satisfaire une légitime curiosité, un goût si naturel de l'aventure, lorsque l'indigence vous assigne à résidence dans la contrée la moins intéressante du royaume ?Condamnée à la solitude et à la déréliction, elle s'était cependant trouvée en mesure de réaliser l'une de ses ambitions, et de vaincre ses hésitations et ses craintes pour saisir l'occasion miraculeusement offerte de recevoir l'initiation aux mystères de l'amour. De cette réussite, Valeria pouvait se féliciter d'autant plus sereinement qu'aucune conséquence embarrassante n'en était résultée : les scrupules

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formulés à cet égard par M. Fitzwilliams s'en trouvaient donc sans objet.Elle sonna, et sourit de voir la porte s'ouvrir instantanément sur son vieux majordome, que la curiosité tenait de toute évidence aux aguets.— Voulez-vous appeler le messager, Masters ? Ma réponse est prête.— A l'instant, madame, fit Masters en se dandinant sur place. J'espère que ce porteur n'apporte pas de mauvaises nouvelles, poursuivit-il avec un sourire embarrassé.— Rassurez-vous, Masters. La grand-mère de mon mari m'exprime sa sympathie, tout simplement.A en juger par le mouvement de ses sourcils, Masters s'étonnait qu'un domestique fût spécialement affecté à une mission aussi banale, mais l'étiquette lui interdisait de formuler son scepticisme, et il s'inclina.En attendant le valet, Valeria révisa mentalement la liste des menus travaux et des obligations banales qui allaient remplir de la façon la plus ennuyeuse une journée monotone. Un soupir de résignation lui échappa. En digne fille de colonel, Valeria Arnold allait comme chaque jour accomplir son devoir, sans rechigner. Mais elle aurait tant aimé remplir une mission plus exaltante, comme par exemple l'organisation d'une expédition mondaine à Londres !Saunders se présenta bientôt. Valeria lui tendit sa réponse.— Vous remettrez ce pli à la comtesse, avec mes compliments.Saunders se saisit de la lettre et s'inclina, sans pour autant se retirer.— Pardonnez mon audace, lady Arnold. A quelle date aura lieu votre arrivée à Londres ?Prise de court, Valeria eut une hésitation. Il lui semblait étrange que la comtesse ait informé un simple domestique de ses intentions.— Je n'irai pas à Londres, dit-elle simplement.— Alors, madame, reprit Saunders en fouillant vivement deux de ses poches, je dois vous remettre encore ce message, et ceci.Valeria tendit les deux mains pour saisir ce qu'il lui présentait : une lettre de même apparence que la précédente, et un petit sac de cuir fin assez lourd pour être identifié sans hésitation à une bourse. Elle sentit s'accélérer les battements de son cœur.— Je vous rappellerai tout à l'heure, dit-elle après un court moment de silence.Restée seule, elle ouvrit le message et le parcourut rapidement. Etonnée et tremblante, elle dénoua le cordon de la bourse et en vida avec stupéfaction le contenu sur un guéridon. N'en croyant pas ses yeux, elle compta dix, vingt, cinquante guinées d'or, une fortune ! Saunders appartenait de toute évidence à la catégorie des domestiques auxquels on fait confiance, et le souci de confidentialité qui l'animait se justifiait pleinement.Encore sous le coup de l'émotion, elle reprit le second message pour le relire plus posément.

« Ma chère Valeria,» Lorsque mon petit-fils s'est mis en tête de conquérir la gloire militaire, je l'ai mis en garde sur l'état de sa fortune. A la suite de son décès, le titre ainsi que les revenus afférents à la baronnie ont été transmis à son cousin, ce qui ne vous a laissé que ce domaine perdu qui lui appartenait en propre... Voilà votre dévouement bien mal récompensé !» S'il se trouve que vous ayez à décliner mon invitation pour des raisons pécuniaires, mon valet a reçu l'ordre de vous remettre un viatique et de veiller personnellement à l'organisation de votre voyage et de votre hébergement, dont il assumera les frais si vous avez la bonne idée de l'emmener avec vous.» J'espère vous recevoir bientôt, ma chère Valeria. »

Des griefs qu'avait nourris Valeria à l'égard de la comtesse et de son autoritarisme, il ne restait rien. Gilbert se ferait un plaisir d'organiser seul la tonte du cheptel, et les corvées de la vie quotidienne, résolument traitées par le mépris, ne valaient pas qu'on s'y arrête.Echapper au confinement, s'évader d'Eastwoods, aller à Londres, haut lieu de la politique, de la finance, des arts, à Londres, résidence de Teagan FitzWilliams ! Quel beau projet !Valeria rit de bon cœur. Dans une ville de cette importance, les joueurs de médiocre réputation

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pullulaient sans doute, et ne fréquentaient pas le salon de lady Winterdale.Au moins pourrait-elle admirer les lieux que son frère Elliot lui avait décrits avec tant d'enthousiasme, l'abbaye de Westminster, la cathédrale Saint-Paul, le palais Saint-James et la tour de Londres, veillant sur la Tamise, les modernes jardins du Vauxhall, illuminés la nuit, et surtout les quais de débarquement encombrés de centaines de navire venus du bout du monde !Galvanisée par cette perspective, Valeria se saisit d'une nouvelle feuille et tailla sa plume.Lorsqu'elle eut fini de rédiger sa lettre, elle éprouva comme un savoureux remords. De son état présent d'effervescence, l'architecture urbaine et le commerce maritime international n'étaient pas les principaux agents.

* * *

Trois semaines plus tard, la confortable berline retenue par Saunders parvenait à destination. Bien qu'en Inde elle ait eu l'occasion d'admirer de vastes cités et des palais prestigieux, Valeria se trouvait impressionnée par les monuments de la cité de Westminster, que l'on venait de traverser, et par le faste des hôtels particuliers de Mayfair. Celui de la comtesse de Winterdale, à Grosvenor Square, comportait deux étages, et respirait l'opulence.— Vois ce luxe, Mercy !— Tant que le toit ne nous tombe pas sur la tête, une maison, c'est une maison, bougonna Mercy, que les voyages rendaient acariâtre.Valeria sourit de cet accès de mauvaise humeur, car la qualité de la demeure laissait bien présager de la suite des événements. Mais lorsqu'elle eut mit pied à terre et qu'il lui fallut gravir le perron, pendant qu'une porte s'ouvrait sur un majordome compassé, ce fut à son tour d'éprouver de la gêne. La propriétaire de cette magnifique résidence allait s'offusquer peut-être de recevoir une parente aussi pauvrement vêtue d'atours démodés. Nerveusement, elle lissa de la main son manteau de voyage, qui luisait d'usure. Mercy, qui ne la quittait pas de l'œil, la rassura à sa manière.— Ne vous en faites pas, miss Val ! Lady Winterdale sait bien comment vous vivez, et si elle l'ignore, elle l'apprendra !Valeria se rasséréna en effet. Après tout, elle ne séjournait à Londres que pour satisfaire la curiosité d'une vieille dame. Cette mission accomplie, elle regagnerait le Yorkshire, enrichie d'une expérience nouvelle, mais vouée au même destin.Le majordome, personnage impressionnant et sévère, les traits aussi empesés que son vaste col aux pointes agressives, orienta d'emblée Mercy vers la gouvernante et le quartier des domestiques. Il conduisit ensuite Valeria à la chambre qui lui était destinée.— Madame la comtesse vous recevra dès que vous serez reposée des fatigues du voyage, madame. Molly sera votre femme de chambre particulière, si vous le voulez bien.Valeria s'enchanta de la chambre, où régnaient l'acajou et le satin rose, et de l'empressement de la jeune servante qui l'aida à se rendre aussi présentable que possible dans les délais les plus brefs, tant il lui tardait de rencontrer sa bienfaitrice.Averti qu'elle était prête, le majordome la conduisit à une pièce de vastes dimensions, qui s'ouvrait par de hautes fenêtres sur les jardins. Au centre de la pièce, sur un sofa de brocart ivoire, une élégante entourée de châles semblait sortie d'un tableau de Gainsborough. Elle leva les yeux vers Valeria, qui ne prit qu'alors conscience de l'extrême minceur de son visage.— Lady Arnold d'Eastwoods ! annonça cérémonieusement le majordome, d'une voix si tonnante qu'elle aurait pu couvrir le brouhaha d'une foule assemblée.Valeria fit la révérence et remercia la comtesse de ses bontés.— Approchez, mon enfant, venez vous faire voir, dit cette dernière. Jennings, le cognac, s'il vous plaît.Abandonnant l'attitude officielle et guindée de l'huissier en représentation, Jennings se fit soudain circonspect.— Votre médecin ne vous autorise que le thé, madame la comtesse, rappela-t-il avec douceur.— Du thé pour faire la fête, pour célébrer l'épouse de mon petit-fils ? Au diable les médicastres !

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Un peu de savoir-vivre, Jennings, que diable !— Et pour vous, lady Arnold ? demanda en soupirant le majordome désabusé.Valeria indiqua sa préférence pour le thé, et Jennings quitta la pièce.— Ces vieux domestiques ne savent pas rester à leur place, déplora la comtesse. Venez, donnez-moi la main. Je ne mords pas !Elle prit la main que Valeria lui tendait et la serra avec une étonnante énergie. Toutes deux observèrent un moment le silence, chacune étudiant le visage de l'autre. Valeria cherchait sur celui de la comtesse les traits de ressemblance avec l'homme qu'elle avait si volontiers épousé. Le nez un peu busqué, les sourcils larges et les lèvres bien dessinées, lady Winterdale était sans doute dans sa jeunesse une femme de caractère plutôt qu'une évanescente beauté. Rien dans sa physionomie ne rappelait précisément la rigueur austère qui frappait chez Hugh, rien sauf le regard de ses yeux noirs, si intense et si attentif. Ce regard, Valeria le reconnut avec une telle évidence qu'elle en éprouva un choc.Cette intensité, cette profondeur, elle les avait vues chez Hugh, lors de leur première rencontre, en Inde, lorsque Elliot avait présenté son ami à leur père le colonel. Agée de quinze ans, Valeria avait tout fait pour attirer l'attention de son frère bien-aimé et de son élégant camarade, allant en désespoir de cause jusqu'à leur jeter des cailloux.— Hugh avait votre regard, murmura-t-elle dans un élan de nostalgie.— On me l'a souvent dit, confirma lady Winterdale en s'attendrissant. Vous l'aimiez bien, n'est-ce pas ?— Oui.Elle ne put en dire davantage. Elle aimait Hugh, qui ne l'aimait pas. Pourquoi fallait-il que son amertume fût encore aussi douloureuse, après tout ce temps, après ce deuil ?— Asseyez-vous, dit la comtesse en désignant près d'elle un siège à haut dossier. En dehors de quelques lettres qu'il vous a sans doute dictées, je ne sais rien de son existence, vers la fin de sa vie.Valeria raconta longuement, en marquant parfois des pauses, le choc ressenti au moment du retour de son mari, ensanglanté et fiévreux sur une civière, au sortir du navire, les semaines d'incertitude, la période de rémission qui avait permis son rapatriement à Eastwoods, sa maison natale, et pour finir, sa lente agonie.— Vous l'avez vu rendre son dernier soupir, n'est-ce pas ?— J'ai assisté à sa mort, en effet.— Quelles furent ses dernières paroles ?Valeria frissonna et blêmit, engloutie dans le flot des souvenirs affreux... La voix, le râle murmuré par Hugh remplissait son oreille, y retentissait : « Lydia, Lydia »... Elle préféra mentir.— Il ne... Il n'a rien prononcé de véritablement intelligible.Elle se refusait à évoquer l'angoisse qui s'était emparée d'elle lorsqu'elle avait dû se rendre à l'évidence : son mari n'avait jamais cessé d'aimer passionnément la jeune fille qui naguère s'était refusée à devenir sa femme. Partagée entre le ressentiment et le désarroi, désespérant de le sauver, elle avait poussé l'abnégation jusqu'à lui apporter la consolation d'un mensonge, quoi qu'il ait pu lui en coûter.— Je suis là, mon chéri, lui avait-elle répondu.— Un baiser, Lydia, le... le dernier.Ivre de douleur, elle avait pressé ses lèvres tremblantes sur les lèvres fiévreuses du mourant dont elle étreignait le corps émacié, déchirée de ne pouvoir adoucir ses derniers instants qu'en se faisant passer pour une autre.A ce pénible souvenir, des larmes perlèrent à ses cils, qu'elle essuya avec impatience, pestant en secret contre la comtesse, qui réveillait l'ancienne, l'inavouable souffrance.Elle releva les yeux. Lady Winterdale la tenait sous le feu de son regard inquisiteur.— Il se croyait avec elle, je suppose, avec sa chère Lydia ?Le souffle coupé, interdite, Valeria resta d'abord sans voix. La spontanéité reprenant en elle aussitôt ses droits, elle ne put dissimuler son indignation.— Comment osez-vous poser une question pareille ?

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— N'espérez pas me flouer, jeune femme ! Comptiez-vous me bercer d'illusions, me dérober la vérité, me raconter des fables, et bénéficier de ma générosité ?Valeria se sentit blêmir, puis rougir. Sans précipitation, elle se releva.— A votre demande, je vous ai fait part des souffrances subies par votre petit-fils, madame la comtesse. N'ayant plus rien à vous dire, souffrez que je me retire. Merci pour le thé. Il est inutile de déranger votre majordome, je trouverai mon chemin.Elle fit volte-face, et serait sortie dignement si la main de lady Winterdale, rapide et sèche comme une serre d'oiseau de proie ne s'était refermée sur son poignet.— Où croyez-vous vous sauver, sotte engeance ? dit-elle en lui secouant le bras. Vous n'avez ni amis ni relations, et une dame ne saurait descendre à l'hôtel, à supposer que votre élevage de porcs vous en donne les moyens, ce dont je doute...— ... élevage de moutons. Nous élevons des moutons, madame. Eastwoods me donne toute satisfaction, sachez-le. Si vous voulez bien me lâcher, je désire sortir.— Eh bien, moi, je désire le contraire, et je ne vous lâcherai pas. C'est le privilège de l'âge, mon enfant. Devenue vieille, on a le droit de se tenir mal en toute impunité. Descendez de vos grands chevaux et écoutez-moi. Asseyez-vous, vous dis-je !Comme Valeria regimbait, lady Winterdale lui secoua le bras de plus belle. Renonçant après réflexion à assommer l'impérieuse douairière, elle se résolut avec réticence à s'asseoir. Son bras ne se trouva libéré que lorsque la vieille dame fut entièrement rassurée sur ses intentions.— Je me plie à vos exigences, dit-elle, mais n'attendez de moi aucune indiscrétion, non plus qu'aucune revendication sur des bontés dont vous auriez pu combler Hugh, mais où je n'entends prendre aucune part.— Un désintéressement excessif peut confiner à la niaiserie, mon enfant, sachez-le bien. Non que votre indignation me fâche, car je m'y suis exposée en oubliant de peser mes mots. Votre spontanéité, votre droiture confirment en tout cas la bonne opinion que je m'étais faite de votre personnalité.Désarçonnée par ce compliment, Valeria se rassit en silence. L'humour de la situation désarmait ses griefs.— De toute façon, poursuivait la comtesse, je considère le refus de cette péronnelle de Lydia Fontescue comme une véritable bénédiction. Elle voulait bien épouser un militaire, à condition qu'il ne suive pas Wellington en Espagne, et fasse carrière en lui tenant la main dans les salons.Pour déplaisant qu'en fût le sujet, ce discours ne manquait pas d'agrément, par ce qu'il révélait de franc-parler chez la comtesse, et d'animosité à l'égard d'une sorte de rivale. Intarissable, la grand-mère de Hugh manifestait une cruauté assez réjouissante.— Elle s'est trouvé un gros et gras vicomte, avec des idées courtes, qui lui a fait en trois ans trois affreux marmots, gros et gras eux aussi. Adieu la taille de nymphe ! Mais la pauvre n'est pas seule à incriminer. Avant de mourir, Hugh aurait dû comprendre quel être rare il avait épousé.— S'il vous plaît, milady, laissons cela...— Vous avez raison, dit la comtesse en lui tapotant maternellement la main, n'en parlons plus. Votre vie conjugale a été si brève, en compagnie d'un époux si cruellement atteint... Mais c'était un brave garçon, et si le bon Dieu l'avait laissé vivre, je suis persuadée qu'il aurait compris la vanité de ses fantasmes et de ses nostalgies, et qu'il vous aurait alors aimée comme vous méritiez de l'être. Ne protestez pas, j'en ai la certitude.Une fois de plus, Valeria ne put retenir ses larmes. Pendant des mois, elle avait supplié le ciel de lui accorder la faveur d'être aimée. La dernière parole du mourant prouvait trop cruellement que ses prières n'étaient pas exaucées.En la voyant pleurer, la comtesse exhala un soupir de compassion mêlé d'impatience. Peut-être se reprochait-elle sa maladresse.— Ne parlons plus du passé, décréta-t-elle abruptement. C'est à présent votre avenir que nous avons à préparer.— Mon... Mon avenir ?— Le vôtre, bien sûr. Je crois savoir qu'en raison de la négligence paternelle jamais vous n'avez fait

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votre entrée dans le monde. Comment voulez-vous faire figure dans la société sans avoir été présentée ?Contre l'accusation qui concernait son père, Valeria s'insurgea avec fougue.— Les mondanités londoniennes ne se préparent pas à Bombay, et papa a pris ses quartiers en Espagne, protesta-t-elle vivement.— Il aurait dû vous envoyer beaucoup plus tôt en Angleterre, dans l'un de ces vieux manoirs branlants que hantaient ses sœurs, ces vieilles chouettes ! Qu'elles reposent en paix. Ne tentez pas de m'interrompre, ma fille, et ne me fusillez pas ainsi du regard. Aussi bien suis-je disposée à taire mes griefs inutiles, pour ne plus envisager que l'avenir, qui seul importe. Voilà comment je vois les choses. Votre temps de deuil est désormais achevé. Vous êtes jeune encore, d'excellente famille, et suffisamment séduisante pour prendre dans vos filets quelque candidat au mariage. J'ai décidé de patronner votre introduction dans le monde, ma chère.— Moi ? Entrer dans le monde ? Mais je ne puis...— Vous n'avez plus dix-huit ans, je vous le concède, poursuivit la comtesse en balayant d'un geste toute observation importune, et votre patrimoine n'est pas de ceux qui font rêver les chasseurs de dot, mais en ce domaine tout s'arrange. Dès que nous vous aurons équipée d'atours convenant à une personne de votre qualité, je me fais fort de réunir autour de vous un certain nombre de prétendants convenables eux aussi. Comme mon âge et ma santé m'interdisent les mondanités, c'est ma nièce, lady Farrington, qui vous accompagnera dans les salons, à l'opéra et ailleurs. Alicia sera votre cicérone et votre chaperon. Elle arrive tout à l'heure. Dès que ses bagages seront déballés, elle s'occupera en priorité de votre garde-robe. Il n'est naturellement pas question de vous autoriser à mettre le pied dehors tant que vous ne serez pas vêtue comme il le faut pour faire bonne figure dans le monde. De pied en cap, je veux vous voir à la mode !A bout de souffle, elle fut contrainte de se taire pour reprendre sa respiration. Valeria en profita pour intervenir.— En cette affaire, n'ai-je rien à dire ?— Je vous autorise à me dire merci, si vous y tenez, fit la comtesse avec une sécheresse qui n'excluait pas l'humour, car dans ses yeux vifs brillait un éclat malicieux.Valeria secoua la tête, en essayant de mettre de l'ordre dans la confusion de ses idées. A supposer qu'elle ait disposé d'une fortune suffisante, sans doute se fût-elle installée à Londres après son deuil, pour y fréquenter la société. La comtesse entendait remédier à son indigence. Mais accepter tant de générosité, n'était-ce pas se placer sous la coupe d'une vieille dame autoritaire, et peut-être tyrannique ?— Tout cela est tellement inattendu, murmura-t-elle. Il me faut réfléchir...— Réfléchir à quoi ? Vous auriez tort de refuser la chance qui vous est offerte. Il vous suffit de vous montrer intelligente, de me dire gentiment merci, et de réfléchir au tissu et à la coupe des robes qui vous siéront le mieux.Le regard impérieux de ses yeux noirs rappelait tant à Valeria celui de son défunt mari qu'elle en éprouva une sorte de malaise.— Je ne suis pas certaine de vouloir me remarier, protesta-t-elle courageusement. A supposer que j'en aie l'intention, rien ne peut garantir le succès d'une entreprise aussi hasardeuse. Votre générosité risque ainsi de s'exercer en vain...— Voilà bien des arguties, s'impatienta lady Winterdale. Peut-être ne trouverez-vous pas le prétendant susceptible de combler vos vœux... Mais avouez que l'occasion est belle d'y parvenir ici et maintenant. Je ne fais pas de votre remariage une question de principe, mon enfant. Si à la fin de la Saison vous vous trouvez encore célibataire, je n'en serai pas autrement émue. Mais j'estimerai avoir accompli mon devoir à votre égard, et à celui de Hugh. C'est aussi simple que cela.Elle se tut. Valeria mit à profit ce silence pour examiner calmement la proposition qui lui était faite. Si elle devait prendre époux, ne fût-ce que pour avoir des enfants, il aurait été ridicule de négliger une proposition aussi généreuse, et aussi inattendue. Outre cette perspective lointaine, la comtesse lui donnait l'occasion de connaître Londres, et les fastes de la vie mondaine. Ne venait-elle pas de vivre des années et des mois de solitude, de larmes et d'indigence ? Se vêtir à la mode, fréquenter

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les théâtres, les salles de concert, n'en avait-elle pas souvent rêvé, elle qui ne sortait jamais ?Mais à ce rêve, il lui parut plus sage de renoncer. En acceptant les cinquante guinées de la comtesse pour venir à Londres, elle apportait à sa bienfaitrice la consolation de sa présence, de sa conversation. L'investissement infiniment plus considérable que nécessitent l'acquisition d'une garde-robe, l'organisation de sorties et de réceptions impliquait de tout autres responsabilités.— Ma gratitude vous est acquise, dit-elle, mais je me vois contrainte de refuser l'excès de vos bontés. Mon mariage ne me donne aucun droit sur vos biens.— Billevesées ! s'exclama la comtesse avec impatience. Le goût de l'indépendance ne sied bien qu'à ceux qui jouissent de l'indépendance financière. Lorsqu'il est mal placé, l'amour-propre ne vaut rien.Valeria songea que son amour-propre aurait sans doute à souffrir, si elle se résignait un jour à se soumettre à la tyrannie de la fantasque vieille dame, qui ne la quittait pas des yeux. Sans doute lisait-elle ainsi dans ses pensées, car elle détourna bientôt son regard et soupira, comme désarmée, le corps abandonné sur les coussins. En la contemplant à la dérobée, Valeria s'aperçut que la comtesse était en vérité plus faible qu'elle ne le laissait ordinairement paraître.— Mon mari, mes enfants, mes petits-enfants, tous m'ont quittée, dit-elle avec résignation. Je n'ai plus que ma nièce Alicia, qui se cache dans un trou de souris à la moindre de mes paroles. Vous, ma chère, je vous aime pour votre courage, pour votre personnalité, pour votre dévouement à mon petit-fils. Il me reste peu de temps à vivre, je le sais. Je me sentirais plus... courageuse, si je vous savais près de moi, jusqu'à la fin.Leurs regards se croisèrent. Valeria comprit combien coûtait à l'orgueilleuse aristocrate l'aveu de sa faiblesse.— Accepterez-vous de faire plaisir à une vieille femme malade en demeurant chez elle à Londres ? ajouta lady Winterdale.Alors qu'elle préparait un refus, Valeria se trouva soudain désarmée par une vulnérabilité si ouvertement reconnue. Après la mort de ses parents, de son frère, de son malheureux époux, elle aussi connaissait les affres du deuil, la tristesse de la solitude à table, à la promenade, au coin du feu, avec les souvenirs pour seule compagnie.Ni sa richesse ni son titre ne préservaient la comtesse de cette malédiction.Valeria, elle, pouvait y mettre fin.— Je ne sais que dire, balbutia-t-elle.La comtesse lui reprit la main, mais elle ne la serrait plus avec force, cette fois. Frémissante, hésitante, elle semblait la caresser.— Dites oui, murmura-t-elle. Si les médecins ne se trompent pas, je ne vous dérangerai pas longtemps. Méprisez-vous à ce point les plaisirs de la vie que quelques mois passés à Londres vous paraissent insupportables ? Ne vous remariez pas, si cela vous ennuie. Restez près de moi, et laissez-moi acquitter la reconnaissance que je vous dois, après tout le dévouement que vous avez si généreusement dépensé au profit de mon petit-fils, qui le méritait si peu.— Je l'aimais, dit Valeria. Rien ne m'est dû, comtesse.— Alors restez par pure bonté d'âme, par pitié pour sa grand-mère, qui l'aimait tant, elle aussi. S'il vous plaît, Valeria.Dans cette pathétique interpellation, sans doute l'habileté prenait-elle une part, songea l'intéressée. En refusant une libéralité, on acquiert l'estime. Mais à quelle honte ne s'expose-t-on pas en refusant d'écouter les prières d'une grand-mère malade, solitaire et supposée mourante ?— C'est entendu, lady Winterdale, je reste.— Comme j'en suis heureuse ! Vous m'appellerez ladymamie, comme le faisait Hugh. Et maintenant, laissez-moi seule, ma chère enfant. Il faut que je prenne quelque repos.Très émue mais un peu sceptique encore, Valeria se leva, fit la révérence et se retira. Mais lorsqu'en atteignant la porte elle tourna la tête pour observer la vieille dame, qui s'était déjà assoupie, elle eut la surprise d'apercevoir sur ses joues desséchées couler des larmes.Comme délivrée de ses réticences par cette involontaire manifestation de sincérité, Valeria se sentit le cœur plus léger. Pendant des mois, elle allait vivre à Londres, apprendre à connaître la grande ville, sans limiter sa curiosité aux monuments célèbres et aux sites répertoriés.

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Dans certains endroits, ne risquait-on pas de rencontrer quelque élégant joueur à demi irlandais, et tout à fait séduisant ?

5.

Bien qu'en ce début de printemps il fît encore bien froid dans sa chambre, c'est la tiédeur d'un rayon de soleil qui éveilla Teagan. En se passant la main sur le menton il fit crisser sa barbe naissante, grimaça et se redressa vivement, déterminant ainsi à l'intérieur de son crâne engourdi un élancement fulgurant. Douloureusement dolent, il se hâta de refermer les yeux, et s'abandonna de nouveau à la tiédeur de l'oreiller.La langue gonflée, la bouche sèche comme de l'amadou, la gorge amère et douloureuse, c'étaient là les séquelles coutumières d'une soirée et d'une nuit passées dans un établissement de médiocre réputation, où il plaisait parfois à Rafe Crandall d'aller s'encanailler en compagnie de son escorte habituelle. Pour comble de désagrément, la qualité des résultats obtenus aux tables de jeu n'excédait pas celle des boissons frelatées qui s'y trouvaient servies.Avec une précautionneuse lenteur, Teagan se redressa derechef, et se saisit à tâtons du pichet d'eau claire qui attendait son bon vouloir sur la table de nuit. N'ayant entrouvert les paupières que le temps nécessaire au remplissage d'une timbale, il en ingurgita d'un coup le contenu.De l'existence que les nécessités de la vie le contraignaient à mener, il avait désormais la nausée. La boisson, le jeu, l'enfermement dans des pièces empuanties de tabac, bondées de personnages hystériques, il ne les supportait plus. Le rôle qui lui collait à la peau, celui de hardi compagnon, amuseur dépourvu de scrupule aussi bien que d'amour-propre, prompt à s'esclaffer des niaiseries mille fois entendues, Teagan ne l'endossait plus que contraint et forcé, douloureusement conscient de son aliénation. N'est-il pas insupportable de haïr en secret les plaisirs futiles dont on s'est fait le champion ?Après avoir bu encore un peu d'eau, il atteignit non sans effort la jaquette qu'il avait posée sur une chaise voisine, et en inventoria les poches. Les pertes de la veille n'étaient pas trop sévères. Mais le capital naguère ramené de son séjour dans le Yorkshire fondait dangereusement.En soupirant, il se leva et entreprit de procéder à une soigneuse toilette, combattant par de généreuses ablutions le vertige qui par moments compromettait encore son équilibre. Pour apaiser son esprit tourmenté, il rendit mentalement grâces à sa logeuse, la bienveillante Mme Smith, qui jour après jour veillait à son confort, s'occupant de son linge et disposant chaque soir derrière un paravent des brocs pleins d'eau, en nombre suffisant pour effacer les stigmates de ses veilles

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prolongées.La vie continuait, songea-t-il en réunissant tout son courage avant de saisir son rasoir. En véritable professionnel, puisque depuis dix ans Teagan retirait de son talent seul de quoi subvenir à ses besoins, il privilégiait les exercices où le hasard intervient peu, comme le billard, et parmi les jeux de cartes ceux où l'intelligence permet de compenser les incertitudes ou la mesquinerie de la distribution.En temps ordinaire son habileté, soigneusement entretenue par un entraînement intensif, lui assurait une prospérité suffisante. Mais depuis quelque temps dame Fortune ne daignait guère soutenir ses efforts, et ne lui attribuait que des mains si lamentables que sa virtuosité restait impuissante à les rendre victorieuses. Son pécule s'en trouvait singulièrement amoindri.Un coup frappé à sa porte vint interrompre sa réflexion. Sa logeuse, précédée par l'odeur du café frais, pénétra allègrement dans la pièce.— A voir l'heure que vous êtes rentré c'matin, c'remontant-là vous f'ra pas d'mal, que j'ai pensé, monsieur.En apercevant près du pot de café de petits beignets de viande, Teagan se souvint que n'ayant pas eu l'occasion de dîner la veille, il mourait de faim. En même temps que son appétit s'éveillait, un élan de gratitude l'envahit.— Madame Smith, lumière de ma vie, je vois en vous ma Providence !— Pas de compliments, goûtez d'abord. C'est tout du frais, alors ça se prend chaud, souligna Mme Smith, qui aimait multiplier les occasions de répéter ce jeu de mots.Teagan s'exécuta avec enthousiasme.— Vous vous surpassez, ma belle dame, seul un ange du paradis peut moudre aussi fin le café, dorer si divinement les beignets !— Question de coup de main, expliqua modestement la logeuse. Des clients comme vous on les soigne, bien sûr. Je n'ai jamais logé que des messieurs de la haute, mais dans la bonne société, comme on dit, les vrais gentlemen se font rares ! Vous avez vu le paquet qu'on a livré hier ? C'était payé d'avance, à ce qu'il paraît.Teagan avisa sur la table qui lui tenait lieu de bureau le paquet qui devait contenir les livres achetés par lui à son retour de Yorkshire. Mettant à profit son occasionnelle prospérité, il avait voulu retrouver quelques-uns des auteurs qui à Oxford faisaient sa joie. Après les avoir délaissés, à la suite de sa scandaleuse éviction, il recherchait de nouveau la fréquentation des anciens auteurs grecs, dont la lecture apaisait ses tourments.En songeant qu'avant d'aller poursuivre le cours de son hasardeuse existence dans quelque club il reprendrait contact avec Hérodote et Platon, ses vieux compagnons, Teagan se sentit soudain ragaillardi.Mme Smith esquissa une sortie, mais se ravisa.— Il y a un garçon de chez Hoby qui est passé hier, et un autre de chez Weston. Je les ai rassurés tous les deux, ne vous en faites pas. Ces gens devraient savoir que les messieurs prennent tout à crédit, de nos jours. Je me suis portée garante sur votre compte, ce qui fait qu'ils vous laisseront tranquille pendant quinze jours au moins.Emu par tant de sollicitude, Teagan hocha la tête en soulevant les sourcils, afin d'exprimer sa considération.— C'est trop de bonté, madame Smith. Je vous en remercie.— Pensez-vous ! J'ai intérêt à bien vous soigner, voilà la vérité vraie.Dans un paroxysme de reconnaissance, le client préféré de Mme Smith recourut à l'hyperbole.— Mieux qu'un ange, vous êtes une sainte, et la plus belle des logeuses de Londres. Il faut que je pense à vous faire élever une statue, avec un socle de marbre !— J'y compte bien ! C'est qu'il me ferait rire ! s'exclama-t-elle en riant en effet. Finissez vos beignets. Il y a de la bière dans la cuisine, sonnez si vous en voulez.Lorsqu'elle l'eut laissé seul, Teagan termina sa toilette et se mit en devoir d'ouvrir le paquet qui l'attendait. Sur la page de garde du premier volume figurait un nom, et une date : T. Parker, Oxford, 1802.

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Oxford. Dans le silence de sa chambre, Teagan entendit tinter à ses oreilles le carillon de Trinity Collège. En fermant les yeux, il revit les pierres dorées des murs anciens, les vitraux de la chapelle, la fenêtre à meneaux de son logement...La colère s'éveilla en lui, et la reliure en se refermant fit un bruit sec. Ce livre, son ancien propriétaire l'avait sans doute vendu dès la fin de ses études, pour aller boire. A quoi bon le rouvrir, si sa possession devait susciter dans le cœur de son nouveau propriétaire une douloureuse nostalgie, le désespoir d'une existence gâchée par une éviction déchirante ? Chassé d'Oxford, Teagan avait perdu son véritable foyer, son bonheur de vivre. Définitive, irréparable, l'injustice subie lui interdisait toute espérance.Il reposa le livre et prit une profonde inspiration, bien décidé à faire face à son destin, sans s'y soumettre. Puisqu'Ulysse se trouvait retenu chez le maréchal-ferrant, une promenade à pied s'imposait. En prenant un bateau, il descendrait jusque Hampton Court, et s'enivrerait de l'air vivifiant des jardins fleuris. Un joueur professionnel ne doit-il pas entretenir par l'exercice et une vie saine ses qualités physiques aussi bien que mentales ?Il lui faudrait trouver bientôt une invitation chez quelque riche ami, à la campagne. La société y serait plus choisie que dans les clubs de médiocre réputation où son statut de proscrit mondain le confinait. Il y ferait bonne chère et pourrait donner à Ulysse, trop rapide pour galoper avec plaisir dans Hyde Park l'occasion de donner toute sa mesure.Dans cette campagne, peut-être rencontrerait-il, comme naguère dans le Yorkshire, quelque ravissante dryade ?Il sourit à cette pensée, qui depuis deux mois le hantait le plus agréablement du monde. Lady Mystère, ses grands yeux innocents, sa volonté d'en savoir toujours davantage, son application dans l'amour et sa flamme, son insatiable curiosité, sa sensualité profonde... Elle possédait un charme extraordinaire sans doute, mais aussi une souveraine sagesse, qui lui avait donné la force de mettre fin à l'aventure dès le premier jour, si bien que l'émerveillement de la rencontre restait intact, son souvenir plein de fraîcheur, parce qu'aucune déconvenue, aucune lassitude ne pouvait en ternir l'éclat.Non, songea-t-il avec émotion, jamais il ne rencontrerait une autre Valeria. Unique en son genre, la dryade d'Eastwoods n'avait nulle part sa pareille.Quelques heures plus tard, revigoré par sa promenade, Teagan faisait son entrée au Méridien, club de seconde catégorie dont le principal mérite résidait dans sa situation, à Saint-James, dans le voisinage du prestigieux White's. Sa clientèle se composait de représentants des professions juridiques, de riches commerçants, et de membres de l'aristocratie qui préféraient jouer le premier rôle dans un établissement médiocre plutôt qu'un rôle subalterne dans un établissement de grand renom. Les cadets de famille y faisaient florès.Teagan ne s'étonna pas d'y rencontrer Rafe Crandall, trônant au milieu de sa petite cour, brandissant une chope tel un moderne Silène.— Une brune pour mon ami Lahire ! s'exclama l'encombrant personnage, dont un garçon attentif exécutait les ordres.Comme Teagan s'installait à une table voisine, un jeune homme se détacha de la foule environnante et s'approcha de lui.— Vous permettez ? demanda-t-il avec courtoisie en désignant un siège.— Mais bien sûr ! Bonjour, Insley.— Un bon jour en effet, meilleur en tout cas que le précédent, et grâce à vous, Fitzwilliams, dit Insley en s'asseyant. Puisque qu'hier soir vous n'avez pas voulu écouter mes remerciements, je tenais...— Je m'en passerai aujourd'hui encore, mon cher. Ce tricheur voulait indûment vous faire signer une reconnaissance de dette qui aurait accrédité son escroquerie, et vous aurait coûté cher. Entre anciens d'Oxford il est naturel de s'entraider, ce me semble.— J'aurais plutôt cru le contraire, dit Insley en désignant du regard lord Crandall et le groupe de ses affidés, qui menaient grand tapage.Comme alerté par l'attention dont il était l'objet, Crandall s'avisa de la présence du nouveau venu.

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— Eh bien, Teagan, tu l'as retrouvé, ton protégé ? Je te croyais moins tendre ! Quelle métamorphose ! On s'attend à ce que tu pervertisses la jeunesse, et tu la sors d'affaire. A moins que sa maman t'ait engagé pour lui servir de tuteur, à ce rejeton délicat ?On rit à ce trait, pendant qu'Insley se raidissait. Teagan se contenta de sourire.— Sois indulgent avec la jeunesse, Rafe, et souviens-toi que même les dégoûtants de ton espèce ont eu un jour le nez propre !Rafe Crandall, en cynique patenté, tint à ne pas s'offusquer de ce trait, et laissa complaisamment ses amis s'esclaffer.— Il n'empêche, insista-t-il lorsque l'hilarité se fut apaisée, qu'à mon avis tu lui as rendu un mauvais service. Se faire escroquer deux ou trois allocations trimestrielles par un tricheur, voilà qui fait partie des rites d'initiation à la qualité de gentleman, ce me semble. Un ancien d'Oxford ne peut se dire instruit de l'art des nombres que s'il a pris pour maître en mathématiques un de ces braves usuriers qui prêtent à cent pour cent d'intérêt !On rit encore. Comme Insley, peu fait à ces manières, restait de glace, Rafe Crandall trouva dans cette froideur un aliment nouveau à sa verve.— On va prendre la température du White's. Vous nous accompagnez, tous les deux ? Imbécile que je suis ! poursuivit-il en se frappant la tête, j'oubliais que Lahire y est interdit de séjour.— Moi, j'aimerais bien l'y introduire en qualité d'invité, ajouta l'un de ses acolytes, pour qu'il rencontre son cousin Jeremy, le comte. Vous imaginez le tableau ? Montford meurt d'apoplexie, pour de vrai, et nous on meurt de rire !Accoutumé à ces sottises, Teagan ne perdait rien de son sang-froid.— Je décline l'invitation, ironisa-t-il. On ne rencontre au White's que des Anglais pur sang, les plus ombrageux, comme il se doit. Par peur de la révolution, ils tueraient bien la part d'Irlande qui est en moi.— A ta place, railla Crandall, je me méfierais plutôt des maris trompés. La plupart sont inoffensifs, mais gare au lapin enragé aux cornes chatouilleuses ! On te verra au nouveau club ce soir ? L'Enfer du Jeu, vaste programme. Viens avec ton poulain, si toutefois sa maman l'autorise à sortir.Méprisant le sarcasme, le jeune homme se leva, comme le faisaient d'ailleurs la plupart des membres du groupe.— Je me trouve dans l'obligation de faire ne fût-ce qu'une apparition au bal que donne ce soir lady Insley pour l'entrée dans le monde de ma sœur, dit-il. Et pour impromptue que soit mon invitation, poursuivit-il en ne s'adressant qu'à Teagan, je serais flatté de vous entendre l'accepter. Me ferez-vous l'honneur de m'accompagner, monsieur Fitzwilliams ?Rafe Crandall, qui atteignait la porte, s'arrêta net, en éclatant de rire.— Teagan chez lady Insley ! Du jamais vu ! Vous ignorez donc que notre ami n'est pas reçu dans le monde, jeune blanc bec !— Pour le coup, renchérit quelqu'un, l'apoplexie menace lady Insley en personne !— Voilà un spectacle que j'aimerais voir de mes yeux, ajouta Rafe. Lahire jeté à la porte par un majordome, quel régal ce serait !— Si tu comptes sur ce genre de régal pour te sustenter, je te plains, dit Teagan. M'aurais-tu déjà vu en si fâcheuse posture ?— Il est vrai, reconnut Rafe après avoir feint de réfléchir un instant. Ton adresse et ta ruse sont en tout point dignes d'éloges, Teagan puisque depuis dix ans elles t'ont évité la prison pour dettes !Il sortit sur ce trait, suivi par ses acolytes. Insley semblait scandalisé.— Pauvre imbécile, grommela-t-il.— Un assez triste sire en effet, dit Teagan. Comme en dix ans il a perdu à mon profit des sommes assez rondelettes, je me fais un devoir de le ménager.— Puissiez-vous le ruiner tout à fait, et nous débarrasser de son encombrante présence. Mais n'en parlons plus, c'est lui faire trop d'honneur. Revenons à nos projets. Vous dînez avec moi au Crillon, et vous m'accompagnez au bal que donne ma mère.Teagan lui posa la main sur le bras, pour l'inviter à limiter sa générosité.— Ne vous donnez pas cette peine. Rafe est un grossier personnage, mais il ne mentait pas, tout à

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l'heure. Ma présence n'est souhaitée dans aucune réunion véritablement mondaine. Elle passe pour funeste à la vertu des innocentes vestales.— Voilà qui me semble un peu fort ! Jamais on n'a pu vous soupçonner d'avoir importuné ou séduit une jeune fille, et les rares liaisons qu'à tort ou à raison la rumeur publique vous attribue n'ont jamais concerné que des personnes... d'expérience.Résigné, Teagan haussa les épaules.— Je n'ai pas toujours manifesté tant de prudence, et mon exclusion d'Oxford ne s'est pas faite sans scandale. Une fois méritée, une réputation, si elle est mauvaise surtout, vous reste acquise et vous colle à la peau.Avec la fougue et la générosité de la jeunesse, Insley s'entêtait dans sa conviction.— C'est possible, mais personnellement je n'ai que faire des on-dit et de la pusillanimité des douairières. Vous m'avez chevaleresquement rendu un signalé service dont je ne fais pas mystère, puisque j'ai raconté ma mésaventure à ma mère. Je doute que ma famille partage les préjugés du monde, et approuve l'ostracisme ridicule dont vous êtes victime, Fitzwilliams.— Ne vous donnez pas cette peine. Ce n'était rien.— Pour moi, c'était monstrueux. Quand j'ai compris ma bêtise, devant ces billets que j'ai failli signer, j'en ai frémi d'horreur. J'en tremble encore, lorsque j'y pense. Sans votre intervention, j'étais perdu. Jamais plus je ne jouerai au-dessus de mes moyens, ou avec des gens douteux. Quoi que vous en pensiez, j'ai contracté envers vous une dette que je tiens à honorer. Venez au bal.Accoutumé à rompre des lances contre des roués et des cyniques, Teagan se trouvait pour cette fois désarmé par tant de fraîcheur d'âme et de sincérité.— J'accepte de bon cœur le dîner, déclara-t-il.— Et le reste ! s'exclama joyeusement le jeune Insley.

Lady Farrington jeta depuis la vitre de la voiture un regard désolé sur l'interminable file d'équipages en attente de déchargement. L'entrée de l'hôtel particulier, brillamment éclairée de torches, semblait située dans un lointain inaccessible.— Je persiste à croire, ma chère Valeria, que vous auriez dû permettre à sir William de nous faire escorte au bal de lady Insley. Il aurait pu nous enchanter de sa conversation, toujours si intéressante et si convenable, pendant que tous ces gens n'en finissent pas de descendre.Avec une mansuétude qui resterait à jamais connue d'elle seule, Valeria s'abstint de rappeler à son chaperon qu'elles auraient sans doute évité la cohue, si lady Farrington, dans la vaine intention de se faire belle, n'avait retardé d'une heure le départ. Selon son habitude, elle eut recours à une réponse pleine de tact et de diplomatie.— Vous avez raison, cousine Alicia, mais sir William nous a déjà accompagnées trois fois cette semaine. Nous ne devons pas abuser de sa bienveillance.Ni encourager ses travaux d'approche, si respectueux et conventionnels soient-ils, songea-t-elle dans son for intérieur.— Votre discrétion vous honore, ma chère, reprit lady Farrington, mais entre nous voilà précisément le candidat idéal. Bien élevé, cultivé, de bonne réputation, qualités rares en ces jours de décadence, et en outre fort aimable, et distingué. Plus de dix mille livres de rente, ce qui ne gâche rien. Les avantages financiers n'interviennent guère dans mes préoccupations, comme vous le pensez bien, mais il n'empêche que la fortune ajoute un je ne sais quoi à la panoplie de toutes les qualités naturelles. L'opulence est le sel de la personnalité, affirma-t-elle.— Je reconnais volontiers les qualités de sir William, ma cousine, et je vous suis infiniment reconnaissante de me présenter à vos amis et de m'introduire dans le monde, ce qui vous contraint à assister à ces merveilleuses réceptions, qui doivent vous paraître si lassantes, à vous qui en êtes blasée. Mais n'oubliez pas que mon séjour à Londres se justifie surtout par le souci de tenir compagnie à votre tante.— Vivez d'abord pour vous, déclara lady Farrington avec une évidente conviction. Votre deuil légal est terminé, vous ne serez pas éternellement jeune, et vous vous trouvez en présence d'un oiseau

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rare, si j'ose m'exprimer ainsi. Ne vous mettez pas dans le cas d'avoir à le regretter, si dans quelques années vous deviez vous mettre en quête de quelque beau merle...— Les voitures avancent, cousine Alicia ! s'écria Valeria afin d'interrompre un discours déjà cent fois entendu. Nous allons descendre !Les équipages se hâtaient en effet, et les laquais chargés de l'accueil investissaient toute la largeur de la rue élégante. Comme sir William Parham, le phénix dont lady Farrington faisait grand cas, assisterait sans nul doute à la soirée, Valeria se disposait à jouir de quelque répit, car la cousine Alicia, si obsédée qu'elle fût de relations matrimoniales, se garderait sans doute d'y faire allusion en présence du principal intéressé.Elle suivit son chaperon, en s'interrogeant non sans malice sur les raisons qui écartaient du mariage une personne qui ne cessait d'en chanter les louanges. Si par bonheur son cicérone mondain se lançait pour son compte à la recherche d'un époux, Valeria bénéficierait pour sa part d'une reposante solitude.Le premier mois de son séjour à Londres, elle l'avait vécu comme un rêve. Mais elle se lassait à présent de la sollicitude de son chaperon, qui chaque jour découvrait dans son pléthorique trousseau une lacune nouvelle, justifiant ainsi de quotidiennes expéditions dans les magasins de Bond Street. D'abord séduite par la nouveauté des réceptions mondaines, des jeux de société, des dîners et des bals qui faisaient l'ordinaire de lady Farrington, Valeria en ressentait désormais la vanité.On parvint enfin à l'entrée du vaste hall, où laquais et soubrettes s'affairaient à débarrasser les arrivants de leurs capes, de leurs cannes, de leurs manchons et autres accessoires.— Je l'aurais parié ! s'écria lady Farrington. Sir William nous a précédées, il nous attend !Elle semblait aux anges. Malgré sa bonne volonté, Valeria ne parvenait pas à partager l'enthousiasme de sa cousine, jusqu'à en concevoir une sorte de culpabilité. Pourquoi fallait-il, songea-t-elle en prenant place dans la file des invités qui allaient saluer lady Insley, que chaque instant de la journée fût consacré à des occupations oiseuses ? De Londres, qu'elle désirait si passionnément visiter dans toute son ampleur, elle ne connaissait que les quartiers élégants, où prospérait l'aristocratie. Encore ne connaissait-elle, dans cet espace clos, que les salons, les magasins, les parcs et les salles de spectacles accessibles aux jeunes filles et aux dames de la meilleure éducation.Les mystères des lieux réputés infréquentables lui resteraient donc étrangers. Sa frustration s'aggravait bien sûr d'un inavouable grief : en deux mois de présence à Londres, jamais elle n'avait croisé le chemin du séduisant Teagan Fitzwilliams.Non qu'elle désirât véritablement le rencontrer, puisqu'à cette seule pensée ses joues s'empourpraient. Comment aurait-elle pu jeter un coup d'œil sur son visage sans se souvenir de ses baisers, des enivrantes excursions entreprises par ses lèvres agiles dans des régions si secrètes qu'on ne les nomme jamais ? L'autoriser à lui effleurer la main sans se rappeler l'indiscrétion et la virtuosité de ses doigts longs et vigoureux ?Elle se contenterait de l'apercevoir de loin, d'entendre peut-être sa voix harmonieuse, pour se prouver qu'était bien réel cet amant capable de la conduire à l'extase. Eblouie par l'éclat des souvenirs qu'elle en gardait, il arrivait à Valeria de soupçonner une chimère, née de son imagination. Quel plaisir, amer et doux, elle aurait à le revoir !Dès que l'on eut salué lady Insley et sa fille, dont c'était le grand jour, l'inévitable sir William assuma avec élégance le rôle de chevalier servant.En acceptant le bras qu'il lui offrait, Valeria ne put s'empêcher de reconnaître ses mérites. Grand, le visage sérieux et distingué, les cheveux à peine grisonnants, il ne manquait pas d'allure. Veuf depuis deux ans, il était le père de trois fillettes, et ne faisait pas mystère de ses intentions matrimoniales, parfaitement légitimes pour un homme de sa condition, qui de surcroît n'avait pas d'héritier mâle.Valeria soupçonnait fortement lady Winterdale d'avoir suggéré à sir William d'arrêter sur elle-même son choix. Si sensible qu'elle fût à l'affection profonde que lui témoignait la vieille dame, Valeria, accoutumée à organiser sa vie en toute indépendance, supportait mal cette sollicitude.Non que sa bienfaitrice se montrât indiscrète. Très prudente au contraire, elle ménageait un caractère qu'elle estimait sans doute, non sans raison, aussi intransigeant que le sien. Consciente des

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souhaits de son aïeule par alliance, Valeria n'en tenait pas moins à préserver sa liberté.Si lady Winterdale et surtout sa nièce Alicia n'avaient fait tant de cas du personnage, Valeria l'aurait-elle estimé davantage ? L'aurait-elle trouvé séduisant ? Elle l'examina sous ses cils à demi baissés, pendant qu'ils gravissaient ensemble le grand escalier. Lady Farrington à sa gauche, Valeria à sa droite, il prenait soin d'égayer l'une et l'autre, chacune à son tour, d'un compliment ou d'une plaisanterie. Attentif et raffiné, il était un parfait homme du monde. Intelligent dans sa conversation, éclectique dans ses intérêts, il faisait preuve avec beaucoup de distinction d'une culture étendue. Son empressement auprès de Valeria ne laissait aucun doute sur ses intentions, mais il y mettait une retenue qui prévenait tout embarras.Lady Farrington ne se trompait pas. Sir William réunissait toutes les qualités qu'une dame peut attendre d'un époux proche de la perfection. Mais Valeria aspirait-elle à un tel idéal ?Son cœur battrait-il plus vite, s'il l'embrassait ? S'il l'étreignait, la fièvre du désir la consumerait-elle, ses jambes cesseraient-elles de la porter ?Restée innocente, sans doute ne se serait-elle pas embarrassée de ces préoccupations. Elle aurait considéré d'un œil moins averti mais plus favorable la candidature du champion de sa cousine Alicia.Initiée à des voluptés d'une exceptionnelle intensité, Valeria, dans l'hypothèse d'un mariage, s'estimait en droit de formuler des exigences. Son mari devrait se trouver en mesure de lui faire connaître de semblables félicités. Comment évaluer ses aptitudes ? Lorsqu'on a affaire non plus à un chenapan, mais au plus distingué des hommes du monde, toute enquête relative à ses talents intimes se trouve exclue, aussi bien que toute expérimentation préalable. La pertinence du choix ne se mesure qu'à l'usage, alors qu'il est irrévocable. Quel embarras !Pendant que Valeria, l'esprit tendu, s'efforçait de résoudre mentalement cette difficulté, sir William Parham, très à l'aise, installait lady Farrington dans l'avant-salle réservée aux chaperons, et lui offrait de nouveau son bras pour la conduire à la salle de bal.

Teagan prit une profonde inspiration. En refusant de pénétrer au-delà du perron dans la demeure en fête, sans doute allait-il décevoir son jeune ami, mais au moins éviterait-il à Insley la honte d'un scandale. Rafe n'avait pas tort : la présence d'un Teagan Fitzwilliams dans ce sanctuaire de la respectabilité orgueilleuse s'avérait parfaitement incongrue.Au moment où il posait la main sur le bras d'Insley pour attirer son attention, une apparition le fascina. Légère comme un papillon, une dryade apparaissait, revêtue non plus de serge noire mais de satin doré. Quel miracle avait provoqué cette métamorphose ? Quel enthousiasme soudain réveillait-il son énergie ? Il lui fallait obéir à cette impulsion, résoudre cette énigme. Lady Mystère, Cendrillon du Yorkshire et Vénus du grenier à foin, s'habillait chez Mme Dupré et brillait sous les ors et les lustres d'une fastueuse demeure.Il n'était plus question de se dérober. Au risque d'essuyer un affront, Teagan allait tenter de s'immiscer dans cette réception, et d'y demeurer assez longtemps pour échanger quelques mots avec lady Arnold.Aussi bien par nécessité que pour éviter de la compromettre, il abrégerait l'entretien. Loin de lui la pensée de nuire à la réputation d'une respectable veuve. Mais il lui fallait satisfaire sa curiosité, et, plus profondément se complaire à ce charme qui l'attirait, irrésistiblement, vers la seule femme véritablement sincère et pure qu'il ait jamais connue.

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6.

Le dernier accord du quadrille se prolongeait. Après la révérence finale, Valeria, souriante, releva les yeux vers son cavalier, un fort élégant jeune homme, et ne le vit pas. Son champ visuel semblait se limiter à la personne de M. Teagan Fitzwilliams, qui l'observait.Sans pouvoir s'en défendre, Teagan lui sourit. Les yeux dans les yeux, ils restèrent un instant paralysés.Le regard soudain chaleureux, elle lui rendit son sourire, mais se reprit aussitôt, et son expression se fit indifférente. On ne peut en effet sourire à quiconque sans le reconnaître, ce qui suppose une expérience passée, et des présentations. Ce sourire retenu, Teagan le perçut comme une bénédiction, qui lui emplit le cœur d'une sorte de gratitude.On lui prit le coude. Insley attirait son attention.— Vous tiendrez à saluer madame ma mère, sans doute.Teagan prit une rapide inspiration et se tint sur ses gardes. L'épreuve serait décisive. Il bomba le torse, prêt à affronter son destin.— Holden, te voilà enfin ! s'exclamait lady Insley. Tu arrives bien tard au bal de ta sœur, mauvais sujet. Tu devines la joie de Marianne, bien sûr, elle compte tant sur ta présence...— Maman, j'ai convié à m'accompagner l'un de mes amis, dit Insley en invitant Teagan à s'avancer, la main sur son épaule.Sa mère n'entendit pas l'aimable compliment que débitait en s'inclinant comme il se doit celui que son fils nommait son ami. Son visage s'était figé, et le regard d'incompréhension qu'elle fixait sur le jeune homme exprimait une évidente détresse. Les joues de Holden Insley s'empourprèrent, mais il tint bon, et se raidit.— Vous connaissez M. Fitzwilliams, maman. Et vous savez combien nous avons à nous féliciter de sa récente intervention.— Euh... Oui, en effet, balbutia la noble dame en s'humectant les lèvres. En effet... Mais je crains que le bal de Marianne ne soit le lieu convenable...— Un lieu convenable à exprimer notre gratitude à un homme du monde qui vient de nous rendre un signalé service ? Je n'en vois pas de plus convenable, maman.Dérobant son regard à celui de Teagan, lady Insley, en s'exprimant à voix basse, tenta d'entraîner son fils sur le ton de la confidence.— Holden, tu ne dois pas espérer...Des témoins tout proches s'étaient tus et observaient la scène avec un intérêt soutenu. Teagan, sous le coup de l'humiliation, s'efforçait de garder son sang-froid. A aucun prix il n'accepterait qu'on le voie rougir.— Sans doute vaudrait-il mieux que je m'en aille, mon cher, dit-il avec une flegmatique tranquillité.— Si mon ami Fitzwilliams n'est pas le bienvenu chez vous, murmura Insley, alors je sors avec lui.— Holden ! s'écria sa mère en tendant vers lui une main suppliante.Impassible, le jeune homme n'en tint pas compte, et resta de marbre. Au moment où l'incident allait devenir véritablement dramatique, l'un des témoins s'interposa soudain avec une étonnante vivacité.— Insley, Fitzwilliams, quel plaisir de vous voir réunis, lança-t-il avec entrain. Mes hommages, madame. Le baron votre époux vient justement de me raconter en quelles circonstances le jeune Fitzwilliams a fait profiter l'ensemble de votre famille de sa présence d'esprit, ainsi que de son autorité. C'était hier, n'est-ce pas, dans un club...Visiblement désemparée, lady Insley fixait sur lord Riverton un regard égaré.

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— Il... Il vous a raconté..., balbutia-t-elle.— Par le menu, baronne. L'aventure ne m'a pas étonné, puisque je fréquente M. Fitzwilliams depuis son passage à Oxford. Sa réputation d'excellent camarade n'est plus à faire, et ses cadets savent de quel secours peut être sa protection. Je me réjouis que votre fils en ait bénéficié. Mais je vous ennuie de mon bavardage, pendant que les dames sont en quête de cavaliers. Laissons ces jeunes gens à leurs devoirs, baronne, et souffrez que je vous accompagne jusqu'au salon où tintent les cristaux...Lord Riverton offrit son bras à lady Insley, qui dans un premier temps demeura immobile, écartelée entre deux exigences contradictoires : céder aux instances de son fils et à l'autorité de l'homme d'Etat, et se prémunir contre l'indignation des mamans qui ne supporteraient pas qu'on fasse entrer le loup dans la bergerie.Trop pusillanime pour tenir tête aux deux hommes, elle se résigna à la capitulation.— Monsieur... Monsieur Fitzwilliams, murmura-t-elle en esquissant un imperceptible salut, je crois... que je vais prendre un verre de punch, conclut-elle en s'agrippant au bras de Riverton, telle une naufragée se faisant d'une épave flottante une planche de salut.Bien que Teagan ait en effet rencontré lord Riverton dès son séjour à Oxford, et à plusieurs reprises chez des amis ou dans des clubs, il s'étonnait de la sollicitude tout à fait inattendue dont il venait de bénéficier. En manière de tacite gratitude, il le salua d'un bref mouvement de tête, auquel son aîné répondit par un clin d'oeil parfaitement incongru en un tel lieu, avant d'emmener l'infortunée lady trouver son réconfort dans les rafraîchissements.— Je ne vous savais pas si lié avec Riverton, s'étonna Insley.— Moi non plus, répliqua plaisamment Teagan.Il s'interrogeait en effet sur les raisons de cette surprenante intervention. Mais une autre pensée le préoccupait tout entier : une fois entré dans la place, il pouvait solliciter une présentation. Revoir lady Mystère, lui adresser la parole, quelle félicité en perspective !— Insley, n'avez-vous pas remarqué en entrant une dame brune et svelte ?— J'en ai remarqué plusieurs, mon cher.— En robe de satin doré, le visage en forme de cœur, de très grands yeux ?— Ce doit être lady Arnold. Ravissante, n'est-ce pas ?— Ravissante, c'est le mot. Me ferez-vous la faveur d'une présentation ?— Si vous ne craignez pas les griffes de son chaperon...— J'aurai tous les courages, déclara Teagan en ouvrant la marche.Après avoir traversé plusieurs salons, ils trouvèrent lady Arnold en conversation avec une dame aux grands airs et un personnage affable, un peu grisonnant.Teagan la vit se raidir à son approche. Il fit un instant halte, en maudissant une fois de plus sa détestable réputation, car pour cette fois la belle ne souriait pas. L'inquiétude rendait son regard incertain, et la pâleur envahissait son visage. Teagan sentit une douleur poindre dans son cœur. Il devait la rassurer.Vue de près, lady Arnold était plus séduisante encore. La couleur chaude de sa robe mettait en valeur la fraîcheur de son teint, et son abondante chevelure sombre se trouvait relevée en boucles assez savamment agencées pour donner l'illusion de la simplicité. Les manches très courtes de sa robe dévoilaient l'élégante minceur de ses bras, et le décolleté faisait apparaître la naissance des seins ronds et fermes.Cet épiderme délicat et soyeux, ces globes si pleins et si sensuels, Teagan les avait caressés, baisés de ses lèvres et de sa langue, goûtés avec gourmandise. A leur vue, à ce souvenir, un désir fou l'embrasa. L'espace d'un instant, il éprouva l'envie d'arracher lady Arnold à son entourage pour l'emmener, seule, dans les jardins, ou dans quelque chambre accueillante.Profondément troublé par la violence inattendue du désir qui l'obsédait, Teagan s'avançait vers elle, tel un oiseau fasciné. Impatient d'apaiser ses craintes, il exhorta du geste Insley à faire les présentations.— Sir William, mesdames, quel plaisir de vous voir parmi nous ! Lady Farrington, je pense que votre charmante cousine ne connaît pas encore mes amis. Permettez-moi de lui présenter l'un de

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ceux qui me sont les plus chers, monsieur Fitzwilliams.Teagan ne put s'empêcher de manifester d'un sourire ironique son amusement. Lady Farrington, consternée, semblait du regard lancer un appel de détresse à sir William, dont les sourcils se fronçaient prodigieusement. L'un et l'autre se scandalisaient de sa présence, mais le rang de Holden Insley, fils de la baronne, leur interdisait toute protestation.Lady Farrington dut s'éclaircir à plusieurs reprises la gorge avant de s'exprimer.— Mais... euh... b... bien sûr, lord Insley.Cette longue hésitation, ce bégaiement constituaient des insultes qui pour être prévues n'en étaient pas moins cuisantes. Mais l'attitude de lady Arnold dissipa d'un coup l'amertume de Teagan. Après avoir repris son souffle, comme si elle venait de retenir sa respiration, elle lui sourit.Ce sourire fut comme la caresse d'un premier rayon de soleil au printemps, après les frimas d'un trop long hiver. Pétillant d'allégresse, Teagan salua avec grâce.— Lady Arnold, votre présence confère à Londres un charme si nouveau que je salue en vous son enchanteresse.Elle le salua d'une courte révérence, en murmurant timidement son nom. Pour que Teagan entende sa voix, pour qu'il éprouve sur son bras l'effleurement de cette main fine, il devait absolument surprendre la vigilance de ses gardiens courroucés, et pousser hardiment l'offensive.— Vous visitez Londres pour la première fois, poursuivit-il sans désemparer. Voulez-vous faire en ma compagnie quelques pas dans les salons, lady Arnold ? Il est si rare de recueillir des impressions nouvelles, dans cette société que rien n'étonne !Il lui présenta son bras. Visiblement outrée, lady Farrington n'en croyait ni ses oreilles ni ses yeux, si bien que la stupeur la paralysait. Lady Arnold, étonnée et confuse, semblait hésitante.— S'il vous plaît, ajouta Teagan en passant soudain du badinage mondain à la prière, attendrissant de douceur et de sérieux.Les yeux dans les siens, elle le fit attendre une seconde, puis d'un geste vif posa la main sur son bras. Ce contact détermina entre eux une sorte de commotion. Teagan, saisi, dut retenir une exclamation de surprise, et les doigts de Valeria se crispèrent nerveusement sur le tissu. Leur émotion réciproque, ils le savaient, naissait d'une réminiscence : l'un revivait l'affleurement de l'autre, dans le foin.Sir William, reprenant ses esprits, ouvrit la bouche dans l'intention évidente d'émettre une protestation indignée. Teagan le prit de court en s'adressant le premier au cerbère officiel qui béait, muette de saisissement, l'esprit en déroute.— Ne vous inquiétez pas, madame, les salons de lady Insley sont les plus sûrs qui soient au monde.Sur cette boutade, il entraîna sans tarder celle qu'il venait, d'une certaine façon, de conquérir. Ils se déplacèrent d'abord en silence. Incapable d'exprimer des impressions trop intimes pour être exprimées et des désirs inavouables en public, Teagan devait s'en tenir à dévorer Valeria des yeux. Elle s'en aperçut lorsqu'elle osa relever les paupières et l'observer en face, dans un salon où la foule était moins dense.— Ne me regardez pas ainsi, monsieur FitzWilliams, cela ne se fait pas, murmura-t-elle en toute simplicité.Toute autre aurait minaudé. Teagan s'enchanta de sa franchise, et se plut à la taquiner.— Je vous regarde comment ?— Comme si vous aviez envie de...Elle s'interrompit, non pas faute de vocabulaire, mais pour éviter de prononcer les mots qui s'imposaient.— Vous savez très bien comment vous me regardez !— Comment voulez-vous qu'on regarde une dame, lorsqu'elle est la plus belle ?— Cessez de me dire des choses qui me font rougir, je vous prie. Si vous me mettez en colère, je ne pourrai pas vous remercier.— Me remercier de quoi ?— De votre discrétion. Vous n'avez fait savoir à personne que nous nous étions déjà... rencontrés.Teagan se rembrunit.

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— Ma réputation serait-elle si lamentable ? Imaginiez-vous que j'allais vous mettre dans l'embarras ?— Oh non ! s'exclama-t-elle avec une spontanéité rassurante. Comme je ne savais pas ce que vous alliez dire, je craignais de commettre un impair. Ma cousine Alicia a les nerfs à fleur de peau, et sir William est doué d'une extrême perspicacité.Teagan maudit in petto ceux dont Valeria voulait ménager la sensibilité, ou les prétentions.— S'il se trouvait que l'on fasse allusion à une rencontre antérieure, il vous suffirait de dire que nous nous sommes vus de loin lors de nos randonnées équestres dans le Yorkshire, sans pour autant avoir été véritablement présentés.— Comme vous arrangez les choses ! s'exclama-t-elle avec un petit rire que Teagan trouva adorable.— Vous me calomniez, ma chère. N'est-ce pas l'exacte vérité ? La vérité peut servir de paravent au mystère. N'avez-vous pas pratiqué cet art, dans votre enfance ? A moins que vous n'ayez été une petite fille modèle...— Pas le moins du monde ! dit-elle en riant. Mais si utile que soit le don de dissimulation, j'en étais déjà si dépourvue que c'est ma franchise qui me valait une relative impunité. Une faute avouée à mon père me valait son indulgence. Il aurait aussitôt percé à jour une affabulation, tant je suis maladroite. On dit que vos talents en ce domaine sont prodigieux.— On le dit en effet, reconnut Teagan. Parmi les bonnes âmes qui hantent ces salons, il n'en est aucune qui ne souhaite voler à votre secours pour vous prévenir du risque que vous encourez en prêtant l'oreille au langage double d'un traître patenté.Valeria, soudain consciente de susciter en effet la curiosité, jeta rapidement sur les témoins un regard circulaire.— Je crois comprendre que vous avez des détracteurs, et que certaines personnes estiment votre présence indésirable dans les réunions un peu collet monté, comme celle-ci.— C'est vrai, dit-il avec cette fois une nuance de regret dans la voix. Je suis censé compromettre les réputations. Quelques pas dans les salons ne sauraient mettre en danger la vôtre, d'autant qu'en la personne de lady Farrington votre chaperon vous assure une garantie véritablement incontestable.D'un geste, elle lui fit part de son désaccord.— Pourquoi tentez-vous de me faire douter de votre qualité d'honnête homme ? Votre attitude, ce soir, aussi bien que... naguère, tout concourt au contraire à en faire la démonstration. Aussi bien ne suis-je pas pusillanime au point de frissonner au moindre soupçon de médisance. J'avoue pourtant que l'art de tromper son monde ne manque pas d'attraits. Il faudra que je m'y essaie.Emu quoi qu'il en eût d'entendre lady Arnold prendre sa défense, Teagan se laissa aller à lui adresser un regard dont il se hâta de corriger la tendresse en y associant un sourire ironique.— Restez vous-même, je vous en prie. Votre franchise et votre droiture sont qualités trop rares...Les yeux dans les yeux ils se turent quelques instants, enchantés l'un de l'autre. Valeria rompit le silence d'un petit rire embarrassé.— Ne vous méprenez pas, murmura-t-elle, je ne suis pas une sainte. J'ai mon franc-parler, je vous l'accorde, à cause peut-être de mes années d'enfance, en Inde. Je n'avais plus de maman et mon père nous élevait, Elliot et moi, dans une sorte de discipline militaire.Teagan l'écoutait, en déplorant à part lui que la conversation ait pris un tour aussi sérieux. Sa légèreté, son humour lui faisaient pour cette fois défaut. Ne sied-il pas d'égayer les dames, de les faire rire, lorsqu'on veut leur plaire ? Allait-il gâcher cette occasion véritablement unique de passer avec lady Arnold quelques instants charmants ? Car cet épisode ne pouvait avoir de lendemain. Lady Farrington ne se laisserait pas surprendre deux fois, et le distingué sir William mûrissait sans nul doute quelque funeste plan de dissuasion.— Vous ne m'avez pas encore donné vos premières impressions de Londres, fit-il observer. Comme vous avez longtemps vécu en Inde, notre cité vous semble sans doute bien terne.Au lieu des généralités d'usage en pareil cas, il eut le plaisir d'entendre une réponse personnelle et complète.— Eh bien, la vie sociale suppose beaucoup de contraintes, mais la ville elle-même recèle des

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merveilles dont je n'ai malheureusement vu que les plus évidentes, si l'on peut dire. Je me suis procuré un plan de manière à visiter les sites vantés par mon frère, mais ils me sont inaccessibles. Une femme du monde ne peut sortir seule, paraît-il, mais ma vieille gouvernante claudique, et la femme de chambre que m'a donnée ma grand-mère ne sait pas faire un pas. Ne parlons pas de ma cousine, qui n'estime dignes de sa présence que les abords de Mayfair et les magasins de Bond Street...— Et quels sont ces sites recommandés par votre frère ?Elle lui jeta un regard défiant, comme si elle le soupçonnait de vouloir se moquer d'elle. Intrigué par une telle réserve, Teagan insista.— Ne me cachez rien, dites-moi votre secret. Croix de bois, croix de fer, je n'en soufflerai mot à personne.Il la vit sourire, et s'en trouva une fois encore réconforté.— Il faut me promettre de ne pas rire !— C'est juré, fit Teagan en fronçant les sourcils, la main sur le cœur.— Je voudrais voir les quais de la Compagnie des Indes occidentales, les quatre écoles de droit, Saint-Paul un jour de semaine, pour pouvoir grimper à la galerie des Murmures, et puis la Tour et le vieux pont de Londres. Je sais que les personnes véritablement bien élevées ne fréquentent pas les lieux où l'on travaille et où l'on étudie, et que vers l'est de la ville ils ne dépassent guère Covent Garden. Et puis les dames ne sauraient gravir des escaliers de pierre, sans tapis. Mais voyez-vous, je me sens démodée, irrévocablement, conclut-elle en faisant la moue...— Parce que vous voulez connaître la ville dans ce qu'elle a de véritable ?Le visage un peu boudeur de Valeria s'éclaira d'un sourire.— Je trouve enfin quelqu'un qui accepte de me comprendre !— Bien sûr, et j'entends bien... Mais il dut s'interrompre. La promenade se terminait.Lady Farrington, en émoi, reprenait possession de sa protégée en manifestant tous les symptômes d'une défaillance imminente, tandis que sir William s'interposait héroïquement, faisant de son corps un obstacle infranchissable.Le rêve se brisait. Teagan éprouva une étrange déréliction. Il se sentait seul, privé de tout espoir, de toute lumière. Bien qu'il fût aguerri aux mesquineries et aux humiliations, il ne put pour cette fois paraître insensible à ce qu'il percevait comme une douloureuse injustice. Par pure provocation, car il savait son offre irrecevable, il tint à achever sa phrase, au risque du ridicule.— Je connais parfaitement la ville, lady Arnold, et je vous ferai visiter tout ce...— C'est très aimable à vous, monsieur Fitzwilliams, siffla lady Farrington entre ses dents, mais lady Arnold est... est...— Beaucoup trop occupée, compléta sir William. Je l'accompagne d'ailleurs en quelque endroit qu'elle le souhaite.— A moins que je ne sois trop occupée, glissa Valeria. Sir William, connaissez-vous les quais de la Compagnie des Indes occidentales ?— Les quais ? s'étonna sir William avec une grimace de répulsion, quel endroit répugnant ! Je ne sais ce qu'a pu vous en dire M. Fitzwilliams, mais aucun homme bien né ne s'y risquerait, à plus forte raison une dame !— Vraiment ? Mon frère Elliot en faisait cependant grand cas, puisqu'il m'avait chaudement recommandé d'aller en respirer l'atmosphère. En conséquence, conclut-elle en toisant d'un œil impérieux ses deux anges gardiens, j'accepte volontiers la gracieuse invitation de monsieur Fitzwilliams. Il sera dans Londres mon cicérone.— Valeria ! glapit lady Farrington.Comme épouvantée par sa propre voix, elle baissa soudain le ton, mais ce fut pour s'exprimer avec une véhémence passionnée.— Ce serait trop... d'imprudence, ma chère, cela ne se fait pas ! Pas du tout !— Absolument pas, confirma sir William avec la plus énergique des convictions.— Vraiment ? répliqua la principale intéressée d'une voix si coupante et si glaciale que ses

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adversaires en restèrent cois. L'un de vous peut-il justifier son objection ? Pourquoi le savoir-vivre m'interdirait-il de me rendre en plein jour, avec ma bonne, dans tel ou tel lieu public, en compagnie d'une personne que le fils de notre hôtesse vient de me présenter comme l'un de ses amis ?Teagan sourit en secret de ce défi, qui pour être relevé aurait supposé sa propre mise en cause, inconcevable en sa présence, ou pire encore celle de lady Insley.— Eh bien... Je sais..., bafouilla le chaperon.— Nous reparlerons de tout cela plus tard, déclara sir William en jetant à Teagan un regard assassin.Machiavélique et triomphante, Valeria força le barrage que lui opposait sa cousine pour donner à M. Fitzwilliams sa main à baiser.— Eh bien, disons... demain matin, cher monsieur. Je demeure chez lady Winterdale, à Grosvenor Square. Je compte sur vous.— Euh... oui, madame, balbutia Teagan, qui n'en croyait pas ses oreilles et n'en avait jamais tant espéré.— A demain donc.— Merci, madame. Je vais compter les instants qui me séparent de cette heureuse rencontre.Comme il avait repris ses esprits, son intonation redevenait mondaine et précieuse, proche du marivaudage.— J'aimerais vous croire, mais j'en doute, vil flatteur, répondit Valeria dans le même registre.Sur ces mots, elle l'abandonna, et adressa à ses deux cerbères désolés le sourire le plus mutin du monde.— C'est pourtant vrai, murmura Teagan, alors qu'elle avait déjà le dos tourné.Il s'étonna de sa propre sincérité et demeura un moment immobile, en suivant des yeux la silhouette de lady Arnold, qui se perdait dans la foule. Comprenait-elle la gravité de sa démarche ? Non contente de s'opposer à son chaperon, elle choisissait de se faire accompagner par une sorte de proscrit.Emerveillé de l'aventure, il se mit en quête de Holden Insley et en sa compagnie fit à la baronne l'insigne plaisir de prendre congé sans qu'elle eût à déplorer quelque scandale. Dehors, il déclina l'offre de son jeune ami, et le laissa se rendre seul au club, en promettant de l'y rejoindre.Avant de se consacrer à son art, il lui fallait de la solitude, et du silence, pour fixer dans sa mémoire en les revivant les moments exceptionnels qu'il venait de passer en compagnie de lady Arnold. Par quel miracle se sentait-il si impérieusement attiré par cette femme dont la simplicité semblait le principal attrait, dans un monde d'extrême sophistication ? Au bal de lady Insley, les reines de la mode brillaient d'un autre éclat. Aucune ne possédait ce charme.Leur entente physique avait été immédiate, si parfaite que Teagan en conservait l'ardent souvenir. Mais dans le caractère de cette veuve si particulière, quelles vertus le séduisaient ? L'indépendance sans doute, l'instinct de liberté, qui incitait la belle Valeria à choisir en toute circonstance le chemin qu'elle voulait prendre. Sa sincérité, son honnêteté intellectuelle, aussi. Par une paradoxale ressemblance, elle lui rappelait la littérature ancienne qu'il chérissait à Oxford, à la fois très lointaine, et si familière qu'elle hantait sa vie quotidienne. Une femme hors de son temps, détachée de son milieu, indifférente aux caprices de la société ou de la mode. Le temps pour elle n'existait pas.Seul dans la rue déserte, Teagan s'égaya soudain de sa propre folie. Sans doute avait-il rencontré lady Arnold dans des circonstances exceptionnelles, magnifiées par le souvenir et par une période de malchance propice aux nostalgies de toutes sortes. Demeurant une inconnue, le souvenir la parait de tous les attraits. Une fréquentation plus assidue révélerait nécessairement une femme semblable à toutes celles qu'il connaissait dans le monde, semblable aux hommes, bien sûr, égoïstes, superficiels, amusés par la faconde et l'humour d'un habile amuseur.Au fond de son cœur, quelque démon s'insurgeait contre ce pessimisme, mais il lui imposa le silence. Pour s'être laissé jadis prendre au piège de la séduction, il se trouvait méprisé, et proscrit.C'est pour mieux comprendre ses propres élans qu'il allait faire la cour à cette femme qui exerçait sur lui un si vif attrait. Il allait donc ce soir renoncer au jeu, de manière à se présenter le lendemain matin frais et dispos chez lady Winterdale.

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Un sourire amer aux lèvres, il abandonna aussitôt que prise cette raisonnable résolution, et se dirigea vers le club. S'il fallait en croire la réputation de cette vieille dame tyrannique et confite en moralité, la seule pensée de la jeune veuve errant sur les quais de la Tamise ou escaladant les 259 marches de la galerie des Murmures à Saint-Paul en compagnie d'un débauché notoire lui serait funeste.Peut-être un majordome allait-il lui claquer la porte au nez. Il tiendrait néanmoins sa promesse, et offrirait ses services à lady Arnold, qui dûment chapitrée les refuserait sans doute, bien convaincue qu'un Teagan Fitzwilliams appartient décidément à l'espèce des personnes infréquentables.

7.

Alors que les sanglots d'Alicia Farrington se prolongeaient en gémissements déchirants, de violentes protestations venues des profondeurs du corridor vinrent s'y combiner. La comtesse indûment réveillée venait ajouter à la cacophonie ambiante.— D'où sortent ces braillements, ces clameurs ? Qui ose troubler mon sommeil ?Valeria, qui depuis plusieurs minutes rongeait son frein en combattant des pensées homicides, se pencha sur le corps prostré de son chaperon, qui paraissait en proie aux affres d'une agonie bruyante.— Cousine Alicia, calmez-vous, taisez-vous, voyons ! Vous avez réveillé la comtesse !Les râles qu'émettait lady Farrington s'interrompirent net, et ses yeux révulsés reprirent une position qui laissait supposer un regain d'intelligence. Elle assimilait l'information. Sans doute aussi reprenait-elle conscience du cataclysme qui venait de détruire toutes ses certitudes, car un rictus désespéré déforma son visage.— C'est la faute de ce monstre, de ce scélérat ! Le malheur est sur nous, je n'en puis plus, je défaille, au secours !Valeria entreprit de frotter énergiquement les mains froides et décolorées de sa cousine, dont le malaise, pour excessif qu'il fût, n'était pas feint. En relevant les yeux elle vit sa grand-mère d'adoption, en bonnet de nuit, qui contemplait la scène avec réprobation.— Voilà bien du nouveau, maugréa la comtesse. Cette sotte engeance s'épouvante d'un rien. La voilà qui défaille pour de bon, ce qui la dispense de me donner les explications...— Grand-mère ! s'écria Valeria, je vous vois debout, à cette heure !— Tu me vois trop souvent endormie en plein jour, fit observer la comtesse. Appelle la bonne de cette mauviette, et viens m'expliquer le drame. Une sottise, sans doute, comme d'habitude.Saisie d'une sollicitude soudaine, Valeria répugnait tout à coup à abandonner son chaperon à sa pâmoison.— Mais il faut qu'elle respire des sels...— Sa bonne y pourvoira, elle en a l'habitude, dit lady Winterdale en allant tirer le cordon de la

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sonnette.De mécontentement, Valeria se mordit la lèvre. Non contente de transformer en scandale à grand spectacle un épisode qui n'appelait tout au plus que quelques commentaires malveillants, lady Farrington venait d'alerter la comtesse, qui malgré son dynamisme de façade avait connu deux jours plus tôt une défaillance si sérieuse que son médecin lui ordonnait de garder la chambre durant toute une semaine.— Faites-moi plaisir, ladymamie, remettez-vous au lit. J'irai vous dire bonsoir dès que ma cousine sera installée dans le sien, sous la surveillance de sa bonne.— Pour un peu, tu me taxerais d'impotence, protesta la vieille dame. C'est entendu, j'obéis de ce pas. Mais à condition que tu m'apportes une larme de mon cognac préféré.Son attitude résolue excluait toute discussion. Sans doute resterait-elle plantée sur place en cas de refus.— Puisqu'il le faut, je cède au chantage, dit Valeria. Ne vous attardez pas !La douairière, appuyée sur sa canne, sortit dignement. Dès qu'avec l'aide de sa femme de chambre attitrée lady Farrington eut été ramenée à la conscience, conduite dans sa chambre et bordée dans son lit, Valeria se hâta de rejoindre lady Winterdale, munie d'un plateau supportant non pas un mais deux verres, l'excès d'émotions justifiant à son avis le recours à quelque euphorisant.Elle trouva sa grand-mère allongée sur son sofa, près de la cheminée.— Donne-moi du cognac, assieds-toi et ne me cache rien !Valeria s'attarda à servir avec une extrême parcimonie, en prenant mille précautions, de manière à préparer soigneusement sa réponse.Sans doute était-il préférable de ne dissimuler aucune circonstance. Lady Winterdale, très au fait de tous les événements extérieurs, ne manquerait pas d'entendre dès le lendemain les comptes rendus les plus détaillés que ne manqueraient pas de faire à la comtesse ses nombreux informateurs mondains. Et comme Valeria l'avait dit à Teagan, elle n'excellait pas dans l'art de la dissimulation.— Ce soir, dit-elle en présentant son verre à sa grand-mère, j'ai fait une rencontre que ma cousine estime... déplaisante.— Déplaisante au point de la faire défaillir, le mot est faible, il me semble. Eh bien, cette rencontre, quel est son nom ? Au diable les devinettes !— Lord Insley m'a présenté M. Teagan Fitzwilliams, un monsieur dont ma cousine m'a expliqué dans la voiture, au retour, qu'il vaut mieux ne pas connaître.— Fitz le séducteur de ces dames ! s'exclama la comtesse en éclatant de rire. Il y a de quoi s'émouvoir, en effet. Par quelle aberration lady Insley l'a-t-elle admis chez elle ?— Je n'en sais rien, ladymamie. C'est le fils de la baronne qui m'a présenté ce monsieur, auquel pour ma part je ne trouve rien à reprocher. Il m'a semblé charmant.— C'est le moins qu'on puisse en dire. Charmant, il l'est sans doute, au point de traîner tous les cœurs après soi, comme dit le poète, ou plutôt de mettre en transe les femmes qui ne songent qu'à... disons qu'à se distraire. C'est un fripon, la coqueluche de ces dames, un coquin, ma petite ! Un tel individu, cela ne s'invite nulle part. Comme je regrette parfois de ne plus sortir ! J'aurais aimé voir la tête des gens.Elle resta un moment rêveuse et souriante, comme perdue dans une amusante contemplation. Une pensée la préoccupa soudain.— Alicia s'est-elle trouvée mal en public ?— Non, rassurez-vous, grand-mère, du moins... pas tout à fait. Sir William a dû la soutenir jusqu'à un siège, ce qui naturellement a suscité la curiosité des témoins. Je voulais l'emmener dans le salon des dames pour qu'elle s'y remette de ses émotions, mais elle a préféré quitter immédiatement le bal. Si M. Fitzwilliams a mauvaise réputation...— Une réputation exécrable.— ... je crains qu'en se livrant à cette démonstration ma cousine ait donné à l'incident un éclat particulier. Il serait resté anodin, si cette retraite précipitée ne lui avait donné de l'importance.La comtesse hocha la tête, résignée.— Cette pauvre Alicia n'a jamais eu une once de bon sens.

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Pensive, elle prit un peu de cognac. Au moment même où Valeria se félicitait d'en avoir fini avec le compte rendu de la soirée et de ne plus avoir à craindre un supplément d'enquête, elle se trouva prise de court par une question embarrassante.— Et que s'est-il passé, dis-moi, après cette présentation ? Ne me dis pas que ce discutable personnage a eu l'audace de t'inviter à danser !— Non, en effet. Nous avons fait le tour des salons, en bavardant de choses et d'autres. Il s'est intéressé à mes impressions sur Londres, puisque j'y suis nouvelle venue.— Le tour des salons... L'a-t-il fait avec d'autres dames de l'assistance ?— Je n'en sais rien, répondit Valeria en contemplant le fond de son verre... Dès qu'il s'est éloigné, j'ai dû m'occuper d'Alicia.— Résumons-nous. Un fieffé chenapan, le plus charmeur qui soit, s'immisce dans une réception où il n'a pas sa place, resquille une présentation et s'exhibe en ta seule compagnie.— Je ne sais pas, grand-mère. Peut-être a-t-il bavardé et dansé avec des dizaines de personnes !— Lady Insley ne l'aurait pas permis. Son dadais de fils a sans doute servi de caution à Teagan Fitzwilliams, mais telle que je la connais elle a dû l'inviter assez vite à prendre la porte. Par sa seule présence, un tel individu compromet les réputations les mieux établies !La comtesse se tut, et scruta pensivement le visage de Valeria, qui de toutes ses forces s'interdisait de rougir.— Cette aventure ne me semble pas très claire, reprit lady Winterdale après un moment de silence. Teagan Fitzwilliams ne s'intéresse d'ordinaire qu'aux femmes les plus brillantes, les plus célèbres par leur beauté et leur fortune... Tu ne manques sans doute pas d'attraits, mais je m'étonne qu'au cours d'une intrusion nécessairement brève dans une soirée particulièrement fermée il ait pris de temps de solliciter une présentation et de te consacrer des moments qu'il aurait pu mettre à profit pour parader devant les vedettes qu'il ne voit d'ordinaire qu'en compagnie plus restreinte. A mon sens, il te connaissait déjà, d'une façon ou d'une autre. L'avais-tu rencontré auparavant, ma chère enfant ?Valeria, contrariée, se sentit atteinte d'une crispation douloureuse. Allait-elle accepter de répondre niaisement, à la manière d'une petite sotte ? En qualité d'adulte, elle n'avait de compte à rendre à personne. Fort heureusement, elle se souvint des recommandations faites deux heures plus tôt par M. Fitzwilliams en personne.— Nous n'avions pas fait connaissance à proprement parler, dit-elle aussi tranquillement qu'elle le put. Il a participé à une partie de campagne aux environs d'Eastwoods, il y a quelques mois. Nous nous sommes vus de loin à l'occasion de sorties à cheval, mais nous n'avons jamais été présentés dans les règles.La comtesse poursuivit sans désemparer son observation attentive du visage de Valeria, dont les joues devenaient brûlantes.— Tu es veuve, et tes affaires ne me regardent pas, je ne veux rien en savoir. Mais des comportements qui à la campagne passent inaperçus, et restent donc sans importance, sont inadmissibles à Londres, où les membres de la bonne société ne cessent de s'épier mutuellement, en quête permanente de médisance. Connaissance ou pas, si cet individu avait l'audace de se présenter à notre porte, il est donc absolument exclu qu'il la franchisse.Valeria rougit de plus belle, mais délibérément cette fois, car une vertueuse révolte l'animait.— C'est impossible, grand-mère.— Et pourquoi cela ?— Parce que M. Fitzwilliams m'a aimablement proposé de me faire visiter les lieux qui m'intéressent à Londres, et que j'ai accepté avec reconnaissance cette proposition. Je l'attends demain matin.Au cours du silence prolongé qui suivit cette déclaration, Valeria se prépara à essuyer le courroux qui sans nul doute allait emporter lady Winterdale, lorsqu'elle retrouverait l'usage de la parole. Contre son attente, c'est dans un murmure que s'exprima la consternation de la vieille dame.— Serais-tu folle, ma pauvre enfant ? A peine ta réputation commence-t-elle à s'établir que tu la ruines, irrémédiablement !

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— Soyez raisonnable, ladymamie ! Comme vous l'avez rappelé, je ne suis pas une débutante. Ce soir, M. Fitzwilliams aurait pu me mettre dans l'embarras en rappelant son passage dans le Yorkshire. Il n'en a rien fait, et s'est astreint à une présentation conventionnelle. Remarquez au passage qu'au moment où nos chemins se sont croisés, à la campagne, j'étais seule. Il aurait pu abuser de la situation, s'il méritait véritablement la réputation de voyou qu'on lui a faite. Tout au contraire, il m'a semblé très courtois.— Je vois cela d'ici, ironisa la comtesse. N'essaie pas de me leurrer, ma belle. Malgré mon grand âge, je me souviens parfaitement de l'espèce de... fascination qu'un personnage de cet acabit peut exercer sur une jeune femme. Mais l'enjeu pour cette fois est trop grand. Qu'importent quelques heures ou quelques jours de fredaine. Il s'agit maintenant de ton avenir. Comment veux-tu retenir l'attention d'un parfait honnête homme, de sir William par exemple, si tu t'affiches en compagnie d'un vaurien patenté ?Valeria dut prendre une profonde inspiration pour conserver son calme.— En ce qui concerne sir William, dit-elle d'une voix ferme, je lui reconnais volontiers toutes les qualités du monde. S'il désirait m'associer à ses projets, ce dont il ne m'a jusqu'à présent fait part en aucune manière, je ne suis pas certaine d'entrer dans ses vues. Je ne vois d'autre part aucune raison de battre froid à une personne qui m'a été présentée dans les formes, dont l'attitude à mon égard n'a rien de critiquable, et dont le seul tort est d'avoir jadis fait naître de confuses rumeurs.— De confuses rumeurs ? s'emporta la comtesse. Puisqu'il te faut des détails, en voici : à Oxford, il a séduit la bru du doyen, qui était aussi le directeur de ses études. Pour un peu, ils s'enfuyaient ensemble !— Histoire banale, dont j'ai connu plusieurs exemples dans les garnisons, en Inde, dit Valeria avec l'assurance d'une observatrice professionnelle que rien des turpitudes conjugales n'étonne. Un garçon de seize ou dix-sept ans, une femme plus âgée qui s'ennuie en compagnie de son vieil époux. C'est la femme qui séduit avant de se faire pardonner, et le jeune conscrit se trouve exilé dans la jungle lointaine.Peut-être impressionnée par ce parallèle saisissant, lady Winterdale, arquant les sourcils et hochant la tête, se livra à une mimique éloquente qui exprimait une admiration étonnée.— Dans la jungle, vraiment ? Quel dommage ! Mais il se trouve que dans la jungle du monde notre Fitzwilliams a récidivé en détournant de son devoir la belle lady Uxtabridge. On les a vus à Covent Garden dans une tenue disons... débraillée. Pire encore, ils s'embrassaient dans la loge même de lord Uxtabridge, derrière son dos ! Cela ne se fait pas.— Je vous l'accorde, concéda Valeria. Lord Cranston et lady Fellowes, ou encore sir Alewynd et lady Lydia, qui sont tous mariés par ailleurs, ne se livreraient pas à de telles excentricités. Leur discrétion est à leur honneur, bien que leurs mœurs aient, elles aussi, quelque chose d'un peu choquant.La comtesse, fâchée d'être battue sur son propre terrain, se renfrogna, et lança une contre-offensive.— Fitzwilliams est le fruit d'une mésalliance, et il gagne sa vie au jeu.— On ne peut le tenir pour responsable de ses parents, et si j'en crois l'un de mes voisins il n'est devenu joueur que par nécessité. Un gentilhomme qui ne possède aucun domaine et que sa famille renie au point de lui couper les vivres n'a pas d'autre recours. Un grade dans l'armée suppose une mise de fonds, et l'Eglise ne convient sans doute pas à un tel personnage...— On ne le voit pas évêque, en effet, confirma la comtesse.— En somme, conclut Valeria, on peut lui reprocher un père irlandais, une liaison précoce et une maîtresse scandaleuse. A-t-il tué, volé, triché au jeu, commis des escroqueries ? Déshonoré lâchement quelque chaste pucelle ?Fascinée par une telle véhémence et mise hors de combat, lady Winterdale écarquillait les yeux.— Pas que je sache, murmura-t-elle.— Eh bien, papa, qui s'y connaissait en hommes, disait que seule importait leur valeur personnelle, et ne tenait pas compte de leurs antécédents. Fitzwilliams, qui est d'ailleurs le petit-fils d'un comte, serait depuis longtemps pardonné s'il n'était pas le fils d'un Irlandais.— J'admets les torts de la société, si tu y tiens. On en a mal usé avec M. Fitzwilliams, c'est une

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chose entendue. Mais la vie est ainsi faite, mon enfant, tu devrais le savoir. A tort ou à raison, c'est une réputation détestable qu'on lui a faite. Juger un homme à ses actes, voilà qui va bien sur un champ de bataille. Se compromettre en recevant un personnage frappé d'ostracisme, c'est renoncer à un mariage honorable.En femme sans illusions, Valeria lui sourit.— En dehors de votre protection, ladymamie, je ne possède rien. Vous m'avez somptueusement vêtue, et la cousine Alicia me présente dans le monde. Mais aucun prétendant raisonnable, pas même le distingué sir William, ne se soucie d'une veuve fort ordinaire, qui n'a plus dix-huit ans et qui ne possède en tout et pour tout qu'un vieux manoir et quelques moutons.— Pas de fausse modestie, ma fille. Tu n'auras jamais à filer la laine, puisqu'un jour tout ce que je possède t'appartiendra.Valeria, qui ouvrait la bouche afin de poursuivre son offensive, oublia de la refermer et resta muette. Prise de court, désarmée, elle se trouvait incapable d'assimiler l'information. La comtesse leva la main, en un geste désabusé.— Voilà, je t'ai tout dit, poursuivit-elle. Je ne voulais en parler que plus tard, pour que personne n'en sache rien. Rien de tel qu'une pareille information pour ameuter les chasseurs de dot qui sévissent à Londres.— Vous plaisantez, sans doute, balbutia Valeria. Je n'appartiens pas vraiment à votre famille, qui doit...— La fortune d'Alicia lui suffit amplement. Il me reste je crois des petites-nièces et des petits-neveux plus sots et plus indifférents les uns que les autres. Et puis il y a la veuve de mon petit-fils, loin d'être sotte, et si affectueuse qu'elle ne craint pas de m'apporter la contradiction, ce qui m'aide à vivre. Si tu savais comme ta présence m'est chère, mon enfant... Tu me donnes parfois des inquiétu-des, mais la vie est ainsi faite, n'est-ce pas... J'aimerais te voir établie. Mariée ou non, j'aimerais tant mourir en sachant que tu seras heureuse...Elle se tut, et son regard se fit lointain.— ... heureuse comme je le suis depuis ton arrivée, ma fille...La gorge nouée, Valeria prit dans les siennes la main presque diaphane de la comtesse.— Moi aussi, ladymamie, je suis heureuse auprès de vous. Vous êtes si bonne...— Raison de plus pour te montrer raisonnable, enchaîna la comtesse avec une vivacité et une énergie qui apparaissaient comme un repentir, après ce moment d'abandon. Par conséquent, lorsque ce Teagan Fitzwilliams se présentera chez nous, il faudra l'éconduire.Valeria esquissa une protestation que lady Winterdale interrompit d'un geste.— Ne perds pas ton temps et ton souffle à tenter de me faire croire que ton caractère exceptionnel te rend insensible à son charme. Il m'est arrivé de rencontrer ce garçon quelque temps après son éviction d'Oxford. Sous les feux de son regard fascinant, car il est fascinant, ne prétends pas le contraire, toute femme bien constituée perd immanquablement la tête, et jette par-dessus les moulins son bonnet, et le reste. Bon sang, ma fille, après qu'un brave garçon t'a brisé le cœur, il ne sera pas dit que je t'ai fait venir à Londres pour qu'un mauvais sujet le brise à son tour !— Mon cœur n'a rien à voir en cette affaire, affirma Valeria.— Je n'en doute pas un instant, rétorqua la comtesse, mais il est tout aussi indéniable que les femmes les plus raisonnables s'exposent à la démence lorsqu'elles fréquentent un tel diable d'homme. Mais trêve de bavardage. Je renonce à lui interdire l'accès de ma maison. Tu trouverais le moyen de le voir en secret, ne fût-ce que pour le plaisir de la désobéissance.— J'espère ne pas avoir l'esprit étroit à ce point !— Vois comme tu prends le mors aux dents, jeune pouliche mal dressée ! ironisa lady Winterdale en éclatant de rire. Tout à fait moi lorsque j'ai fait mon entrée dans le monde, sous le règne de George II ! Tout ce que je te demande, c'est de bien réfléchir. Sir William est un prétendant idéal. Il t'apporterait le confort, la stabilité, le plaisir d'éduquer des enfants, et une situation éminente dans la bonne société. Ne néglige pas ces avantages réels et durables en te laissant éblouir par un personnage qui peut charmer tes heures pendant huit jours, et qui t'abandonnera à ta solitude et à tes regrets pendant tout le reste de ton existence. Tu me promets d'y penser ?

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Emue et apaisée, Valeria se sentait soulagée.— Je vous le promets, grand-mère, dit-elle fermement.— Bien. Laisse-moi maintenant, je me sens lasse.— N'avez-vous pas besoin de soins ? s'inquiéta Valeria. Faut-il faire venir le médecin ?— Seigneur, non ! Il me donnerait encore en pâture aux sangsues, qui finiront par épuiser le peu de force qui me reste. Va te coucher, ma fille, et ne succombe pas à la folie.— Je vais m'y efforcer, dit Valeria en lui baisant la main. Bonne nuit, grand-mère.Elle regagna sa chambre, toute baignée encore d'une tendre émotion. La rudesse ordinaire de la comtesse donnait à ses moments d'abandon une douceur particulière et attachante... Bien qu'autoritaire et décidée, la vieille dame avait su en quelques semaines trouver le chemin de son cœur, si bien que l'éventualité de sa disparition en devenait plus douloureuse, et que Valeria regrettait rétrospectivement de ne pas l'avoir connue plus tôt.Aussi bien, qu'avait-elle à s'encombrer de Teagan Fitzwilliams ? Les conseils de la comtesse ne manquaient pas de pertinence. Se laisser éblouir par un charmeur, autant dire se laisser aveugler.Mais comment visiter Londres ? Hors de Mayfair, une compagnie masculine s'imposait, et sir William Parham n'avait pas dissimulé son dédain pour certains sites. Valeria s'était d'autre part appliquée à défendre aux yeux de la comtesse la réputation largement imméritée de Fitzwilliams. D'une certaine façon réhabilité, le personnage méritait-il encore l'ostracisme ? Non certes, et la principale intéressée disposait d'assez de bon sens pour ne pas se laisser abuser, et pour éviter de succomber au charme de l'ensorceleur, si forte qu'en fût la tentation.A cette pensée, Valeria sentit le désir poindre et l'enflammer.Non, il n'était pas raisonnable d'envisager une liaison avec M. Fitzwilliams. Voulait-elle, ne voulait-elle pas se remarier ? Dans l'incertitude, elle ne devait courir le risque d'aucun scandale, afin de rester libre de son choix.Mais des relations amicales uniquement consacrées au tourisme urbain, en plein jour, sous l'égide d'un chaperon domestique, ne devaient pas porter à conséquence. Honni soit l'éventuel prétendant assez vétilleux pour en prendre ombrage. Aussi bien sa mesquinerie exclurait-elle d'office un candidat à ce point pusillanime.Valeria n'allait-elle pas connaître en effet l'indépendance, désormais ? Grâce à la générosité de lady Winterdale, ne se trouvait-elle pas délivrée des soucis financiers, du recours éventuel à un mariage de convenance, de toute entrave à la satisfaction de ses goûts ?Cette considération déterminait sa décision. Demain matin, elle allait recevoir M. Fitzwilliams, lui exposer ses conditions, et en cas d'acceptation entreprendre avec lui la visite de Londres.En se mettant au lit, Valeria s'imposa le plus sagement du monde une juste vision des choses. Une promenade instructive n'implique aucune exaltation particulière. En Teagan Fitzwilliams elle ne devait voir qu'un Londonien compétent et bien informé.Si charmeur qu'il fût, à en juger par ses exploits anciens, le solide bon sens dont Valeria disposait lui éviterait toute faiblesse : une femme raisonnable n'offre pas son cœur à qui n'en est pas digne.

Un peu plus tard, au bien nommé Enfer du Jeu, Teagan abattait sa dernière carte, et sous les murmures flatteurs ou jaloux de l'assistance empochait un fort appréciable butin.Rafe Crandall s'étonna de le voir réclamer à un domestique sa canne et son manteau.— Tu fais Charlemagne, Lahire, tu nous quittes déjà ?— J'ai pitié de toi, mon cher. Après t'avoir un peu tondu, je laisse ces messieurs achever le travail.Insley, Markham et Westerley, qui faisaient cercle, saluèrent cette saillie par des rires auxquels le principal intéressé, sans rancune, joignit le sien.— Notre Lahire s'est acheté une conduite, annonça-t-il. Il va se coucher avec les poules, je veux dire avant l'aube, et on le voit, par je ne sais quel mystère, dans les bals de débutante. Bon Dieu, Teagan, qu'est-ce qui te prend ? Tu vas bientôt nous marcher dessus, jouer les importants ?— Il aurait du mal, fit Markham. Sa famille y mettrait bon ordre. Le comte son cousin me l'a encore

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répété au White, l'autre soir : il lui crache dessus.Teagan serra les dents.— Il est des mépris qui honorent, lança-t-il. Si Montford m'estimait, je ne serais qu'une charogne.— C'est un vrai chacal, en effet, dit Crandall quand l'hilarité générale se fut calmée. A mon avis, il est jaloux de tes succès avec ces dames. Tu payes... de ta personne. Lui, il doit payer... de sa bourse. Jeu de mots !Comme chacun lui frappait l'épaule ou le dos pour saluer l'excellence de cette plaisanterie, il leva en vainqueur son verre, en jetant partout des éclaboussures.— J'ai trouvé ! poursuivit-il, décidément en verve. Si notre Lahire part si tôt, c'est pour une femme. Il est en chasse, notre Lahire ! D'une femme qui se couche tôt ! Honnête, et tout !Teagan se fit attentif et prudent. Aristocrate vulgaire et ivrogne invétéré, Rafe Crandall ne manquait pourtant pas d'une certaine finesse, et sa pénétration d'esprit pouvait s'avérer redoutable. Il éluda vaguement le propos.— Une fille honnête ? Que veux-tu que j'en fasse ?— C'est vrai, brailla Westerley en brandissant une bouteille de vin, pas une fille ! Les pucelles, leur maman les garde, même les bourgeoises ! Si Lahire s'achète une conduite, c'est dans les bras d'une veuve !— Je la vois d'ici, ajouta Rafe pour avoir le dernier mot. Des grandes dents jaunes, comme ses sacs d'or, et tellement affreuse que tous les chasseurs de dot auront rangé leur fusil !— Lahire ne chasserait pas de ce gibier, fit observer Markham. Il a le goût trop fin, ce me semble.— Tu as raison, laisse-moi réfléchir, reprit Crandall en imposant le silence, les mains étendues, les yeux fermés, comme un devin en quête d'inspiration. Voyons... Ne s'agirait-il pas de ma ravissante voisine du Yorkshire, présentement en résidence chez lady Winterdale, grand-mère de ce pauvre Hugh qui fait pleurer dans les châteaux et les chaumières ? Ma chère maman trempe son mouchoir au seul bruit de son nom. Notre Lahire n'a-t-il pas braconné les bois alentour et débusqué la veuve aux yeux de biche, lady Arnold...Il se fit un silence. Teagan sut qu'il devait peser ses mots. Il avait tu sa bonne fortune, mais des témoins venaient de le voir en conversation avec Valeria. Il allait intervenir, lorsque Insley le prévint.— Si vous voulez qu'on vous respecte, messieurs, respectez des personnes honorables, en ne les évoquant pas en ces termes, et en ne les nommant pas, dit-il avec raideur.— Voilà bien de la délicatesse, railla Crandall, un peu vexé.— Insley suit encore les conseils de sa bonne, ajouta Westerley. Il s'endurcira.— Mes braves amis, dit Teagan en bâillant ostensiblement, vos propos ont sur moi un effet soporifique. Je dors déjà.Après avoir salué avec une affectation de profond respect, il s'éloigna sans se presser.Dans la rue, Insley, qui l'avait suivi, lui posa la main sur le bras.— Je n'ai parlé à personne du bal de ce soir, mais les nouvelles vont vite, et demain tout Londres sera au courant de cette présentation. Je me permets donc de vous demander...Il hésitait. Teagan l'encouragea d'un geste.— ... A l'égard de lady Arnold, quelles sont vos intentions ?En imagination, Teagan vit une lourde porte qui se refermait devant lui, à son nez.— Je crois n'avoir aucune intention, dit-il à mi-voix.— Pardonnez mon indiscrétion. Bonne nuit !Resté seul, Teagan rentra chez lui à pied, en plein désarroi. Insley n'avait pas tort : sa présentation, obtenue par une sorte de subterfuge, allait alimenter les rumeurs. Lorsqu'il aurait obtenu confirmation des premiers échos recueillis, Rafe Crandall allait en faire des gorges chaudes, et toute la bonne société après lui. En improvisant tout à l'heure la tournée des salons en sa compagnie, Teagan avait, faute de réflexion, gravement compromis la réputation de lady Arnold.L'effroi et le désespoir remplaçaient l'enthousiasme naïf qui l'animait quelques heures plus tôt. Egoïstement, il avait défié la société, refusé pour cette fois de subir un ostracisme qu'il acceptait d'ordinaire avec une orgueilleuse indifférence. Ce faisant, c'est Valeria qu'il venait d'exposer à la

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vindicte générale.Que la plus sincère et la plus innocente des femmes puisse être en butte à la perversité des ragots, voilà qui lui semblait intolérable. Lui faire visiter Londres, c'était l'exposer à un regain de calomnies.Il se refusait à faire le malheur de sa lady Mystère, de la seule dryade qu'il ait jamais rencontrée.En ne se présentant pas au rendez-vous qu'elle lui avait fixé, peut-être lui donnerait-il, sans qu'elle le sache, une véritable preuve d'attachement.

8.

La pendule n'avait pas encore sonné 9 heures que Molly, femme de chambre attitrée de Valeria, levait les deux mains en l'air, pour signifier l'achèvement de sa tâche. Elle venait en effet de terminer le boutonnage savant d'une toute récente robe de promenade aux tons très clairs, ce qui mettait un terme à la première partie de sa mission. Dans la minute qui allait suivre, elle se tiendrait aux abords du vestibule, le bonnet sur la tête et sa cape sur le dos, prête à servir de caution morale à sa maîtresse en l'accompagnant dans sa promenade. Dûment chapitrée, elle savait que le gentleman attendu prendrait sans doute un rafraîchissement au petit salon, et que le départ aurait lieu dans les délais les plus brefs.— Ne nous faites pas attendre ! conclut Valeria après s'être assurée que Molly avait compris sa leçon.Restée seule, elle s'installa, le guide à la main, dans un fauteuil proche d'une fenêtre qui donnait sur le jardin, où les crocus et les jonquilles apparaissaient déjà. Dans un état d'intense excitation, elle feuilleta l'ouvrage, déjà maintes fois lu, à la recherche du but de leur première promenade, les dimensions de la capitale impliquant des excursions multiples.A Piccadilly, la galerie égyptienne de Bullock présentait des curiosités africaines et orientales, parmi lesquelles une étonnante collection d'insectes. Pour en avoir rencontré en Inde d'innombrables spécimens, Valeria s'en trouvait définitivement blasée. Mais les momies et les vieilles pierres ne manquaient sans doute pas d'intérêt.On pourrait aussi faire une halte au manège royal d'Astley, qui jadis avait enchanté Elliot, cavalier accompli. Lui aussi homme de cheval, M. Fitzwilliams apprécierait sans doute la démonstration.Valeria s'efforça de chasser de son esprit l'image étonnante de M. Fitzwilliams chevauchant son étalon noir, image frappante en vérité puisqu'elle venait obnubiler sa réflexion et se superposer au texte du guide. Sans y avoir pensé auparavant, elle s'agaça de la disposition de la pièce, qui donnait sur le jardin, et non pas sur Grosvenor Square.La sottise de cet agacement lui apparut aussitôt. Le temps s'écoule avec la même lenteur en tout lieu, et sans doute ne tenait-elle pas à ce que son visiteur l'aperçoive en arrivant le nez collé à la vitre, comme si elle n'avait rien de mieux à faire que de l'attendre.Son comportement pouvait cependant le laisser supposer. Pour s'occuper, elle reprit sa lecture.

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Mais une demi-heure plus tard, après avoir perdu dix fois le fil du texte et relu le même paragraphe jusqu'à l'écœurement, elle referma l'opuscule. Un coup d'œil à la pendule lui apprit qu'il n'était pas encore 10 heures.En soupirant, elle se leva. Une promenade au jardin l'occuperait utilement. Le majordome l'y trouverait aisément, et elle prendrait plaisir à s'instruire en observant la croissance des plantes, plus précoce à Londres que dans les frimas du Yorkshire.Les épaules couvertes d'un châle, les mains équipées de mitaines, elle opéra son inspection et visita de surcroît les trois serres aussi méticuleusement que possible. Le visiteur ne se manifestait toujours pas.Valeria prit place sur un banc et offrit son visage à la caresse du soleil printanier. La matinée se trouvait maintenant assez avancée pour que la visite fût imminente. En pareille occasion, sied-il de spécifier une heure particulière ? Elle y penserait.Sans doute quelque incident retardait-il M. Fitzwilliams. Mais pourquoi ne faisait-il pas porter un message d'explication ?Elle fit encore un tour de jardin, plus vite cette fois. A la fin de ce périple, il lui fallut se rendre à l'évidence : après avoir publiquement bénéficié d'une invitation si hardie que certains s'en formalisaient, Teagan Fitzwilliams n'en tenait aucun compte, et ne s'y rendait pas.Victime d'une telle insolence, Valeria aurait dû en concevoir une violente irritation. Mais son cœur se serrait de tristesse, parce qu'elle faisait le deuil d'un bonheur.Elle se reprochait cette déconvenue, qui mettait en évidence sa propre faiblesse. Elle avait voulu le revoir avec une impatience, avec une ardeur qu'il ne partageait pas.Peut-être s'était-il amusé d'une femme assez naïve pour s'attacher à lui, et assez maladroite pour ne pas s'en cacher. Sensible pour cette fois à ce que cette découverte avait d'humiliant, Valeria passa soudain de l'accablement à la révolte.Lady Winterdale avait raison, bien entendu. Il fallait que Valeria fût folle, en effet, pour scandaliser ses proches au profit d'un voyou qui la méprisait. Sans doute ne voyait-il dans l'épisode de la veille qu'une bonne plaisanterie. Un roué s'amuse d'une campagnarde, et pour lui faire sentir sa nullité il la cloître toute une matinée dans un jardin sans intérêt, ridiculement revêtue de ses plus jolis atours. Au moins ce dernier détail échapperait-il à l'insolent.M. Fitzwilliams n'éprouvait sans doute aucun intérêt pour Londres et ses monuments. Il ne serait pas dit que Valeria serait pour autant privée d'intéressantes découvertes. Choisi parmi le personnel de la maison, un valet robuste tiendrait lieu d'accompagnateur. En l'occurrence, Molly pourrait peut-être donner quelque indication utile, formuler une préférence.Galvanisée par cette décision, Valeria se disposait à aller consulter sa femme de chambre, en même temps qu'elle la délivrerait d'une longue attente, lorsqu'un jeune domestique vint à sa rencontre.— Faites excuse, madame, il y a un visiteur pour vous.Instantanément détendue et euphorique, Valeria sentit monter en elle une bienfaisante allégresse.— Qui est-ce ? demanda-t-elle par pure coquetterie, pour ajouter quelque chose au plaisir de la délivrance.— Un monsieur, madame. Jennings ne m'a pas dit son nom.Valeria parvint à ne pas courir. Lorsque dans le petit salon, debout près de la fenêtre, elle aperçut Teagan Fitzwilliams, les battements précipités de son cœur semblèrent s'interrompre. Le souffle coupé, elle le vit la saluer, un sourire aux lèvres, sa chevelure fauve dorée par le soleil. Lady Winterdale avait raison. Il était fascinant.Il lui fallut cependant reprendre ses esprits, ne fût-ce que pour éviter le ridicule aux yeux du majordome. Au prix d'une profonde inspiration, d'une crispation des poings et d'une rapide déglutition, elle parvint à s'exprimer de la façon la plus naturelle.— Bonjour, monsieur Fitzwilliams. Jennings, faites-nous porter du thé, je vous prie.Le majordome, qui pinçait les lèvres et semblait ignorer le visiteur, s'inclina avec raideur. Valeria, que mille émotions absurdes agitaient, lui envia son impassibilité. Il fallait qu'elle se montre distante, elle aussi. D'une personne qui se présente à une invitation avec un tel retard, on est en droit d'attendre une explication sérieuse. Elle désigna un siège.

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— Asseyez-vous, monsieur Fitzwilliams.Il fit un pas en avant, leva la main comme pour prendre la main de Valeria, mais se ravisa aussitôt et battit en retraite.— Avec votre permission, je n'en ferai rien. A quoi bon s'asseoir pour présenter des excuses ? Mon retard est impardonnable, je le sais. En fait, j'étais bien résolu à ne pas venir du tout.La douleur d'une angoisse soudaine se substitua aux émotions qui troublaient Valeria.— Vous ne souhaitez pas m'accompagner, bien sûr. Je le comprends par...— Mais si, bien sûr ! C'est mon vœu le plus cher protesta-t-il en souriant avec une chaleur qui donnait à son regard vert un éclat particulier. Mais, poursuivit-il en s'assombrissant, la réflexion me commande d'y renoncer. Ce n'est pas raisonnable, voyez-vous. Laissez-moi d'ailleurs vous dire combien je m'étonne d'avoir été autorisé à pénétrer chez vous. Je m'attendais à voir la porte se fermer au nez d'un... fâcheux de mon acabit.Empreinte de légèreté, son intonation excluait toute amertume. Mais Valeria vit en imagination un pauvre orphelin, puis un jeune homme trop souvent exclu, condamné en mille occasions à ne pas franchir le seuil des orgueilleux. Elle chassa de son esprit cette vision déprimante.— Je vous comprends mal, dit-elle. Encore novice en matière d'usages mondains, je crois pourtant qu'après une présentation faite dans les règles une telle visite a quelque chose de presque protocolaire...Il l'interrompit en riant.— Vous défendez la tradition avec une éloquence digne d'un meilleur sort ! Votre serviteur s'en trouve exclu, madame. Sa première surprise passée, votre chaperon vous l'a sans doute rappelé : je n'appartiens pas à la catégorie des personnes qu'une dame de votre rang et de votre réputation peut fréquenter sans dommage.— Et moi je ne suis plus une petite fille que l'on doive régenter, répondit fièrement Valeria, et je choisis librement mes relations !— Il n'est pourtant pas mauvais de prendre conseil des personnes qui prennent à cœur vos intérêts, madame. C'est pour cela d'ailleurs que j'ai finalement pris la décision de vous rendre visite ce matin. Je prends en effet vos intérêts à cœur, et j'estime que la bienveillance dont vous avez fait preuve à mon égard ne mérite pas l'injure d'une invitation méprisée.Il ne plaisantait plus. Valeria, tout à l'heure si joyeusement émue, ressentit une sorte d'abattement.— Alors... Vous renoncez à m'accompagner, murmura-t-elle.Il détourna les yeux, comme pour ne pas lire sur le visage de Valeria le chagrin que laissait percevoir son intonation.— J'ai fait preuve hier soir d'un inexcusable égoïsme, dit-il d'une voix sourde. Si votre innocence en ce domaine n'était aussi patente, vous sauriez qu'en ce moment même il n'est pas une commère, pas un oisif, qui ne se demande pourquoi l'illustre Teagan Fitzwilliams s'est ingénié à obtenir sa présentation auprès d'une jeune veuve récemment installée à Londres. Tel que je le connais, Crandall, votre voisin du Yorkshire, ne manquera pas d'en tirer des conclusions dévastatrices pour votre réputation, et se fera un réel plaisir de les faire partager à un public aussi étendu que possible.Il hocha la tête, pensif et le regard lointain, comme perdu dans la contemplation d'un lamentable spectacle.— Fort heureusement, poursuivit-il, la bonne société a la mémoire courte. Si cette malheureuse présentation n'est suivie d'aucun prolongement et si nous en restons là, la médisance trouvera ailleurs de quoi se nourrir, et l'effervescence s'apaisera d'elle-même. J'ai donc le regret d'annuler ma proposition. Vous accompagner, ce serait porter atteinte à votre réputation, qui est parfaite.Valeria scruta avec intensité le regard de M. Fitzwilliams. Il ne plaisantait pas, il ne tentait pas de la duper. Il souhaitait bien l'accompagner, mais renonçait à ce plaisir, dans le seul but de la mettre à l'abri des rumeurs.Dans son cœur la reconnaissance le disputait à l'admiration. De la façon la plus incroyable, cet homme pétri de noblesse et de générosité supportait l'injuste ostracisme de l'aristocratie, qu'il illustrait si dignement !Enchantée de sa découverte, elle lui sourit avec émotion, chaleureusement, car les âmes simples

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trouvent du bonheur dans le spectacle de la vertu.— Il se trouve, lui confia-t-elle, que lady Winterdale, qui me fait l'honneur de me considérer comme sa petite-fille, partage votre opinion.M. Fitzwilliams réagit imperceptiblement à cette information. Valeria crut même le voir rougir.— Je m'étonne, dit-il en se passant la main dans les cheveux, qu'elle n'ait pas ordonné à son majordome de me claquer la porte au nez, ou à son garde-chasse de me tirer à vue.— Elle m'a dit, poursuivit Valeria, qu'une veuve peut se livrer plus librement à ses fantaisies dans un désert du Yorkshire qu'à Londres, où les membres de la société s'agglutinent pour se consacrer à l'espionnage mutuel et à la médisance réciproque.— Voilà qui est bien observé.— Je le crois aussi, et j'ai promis à ma grand-mère de tenir compte de cette réalité. Mais je l'ai également informée que je ne suis pas esclave de l'opinion publique, et que je refuse de me soumettre aveuglément aux préjugés du monde, si distingué soit-il. Comme je n'ai personnellement rien à vous reprocher, et puisque vous connaissez bien Londres... Car vous le connaissez bien, n'est-ce pas ?— En... en effet, mais...— Eh bien, si vous n'avez pas changé d'avis, je ne vois aucune raison de ne pas mener notre projet jusqu'à son terme. Comme l'après-midi je suis tenue à rendre d'innombrables visites en compagnie de lady Farrington, nos excursions n'auront lieu que le matin et ma femme de chambre nous accompagnera, afin de satisfaire aux impératifs de la morale mondaine. Cette concession aux usages a quelque chose d'absurde, bien entendu, et je la déplore d'autant plus vivement que la pauvre fille risque de périr d'ennui. Elle en prendra son parti, j'espère. Pour en venir aux choses sérieuses, j'ai consulté mon guide. La matinée est sans doute trop avancée pour que nous ayons le temps d'entreprendre quoi que ce soit aujourd'hui, mais demain nous pourrions peut-être...— Mais vous plaisantez, innocente que vous êtes ! Votre opinion n'est d'aucun poids, puisque vous êtes la seule à m'accorder votre estime. Le grand jour et la présence d'une tierce personne n'y changeront rien. Les réputations, celles des femmes surtout, sont fragiles. Vous pensez faire acte d'objectivité et de justice en acceptant ma compagnie. L'opinion ne verra en moi qu'un malfaiteur, bien décidé à vous ruiner de réputation. Et elle aura raison, car vous serez définitivement compromise.Comme Valeria tentait de manifester un certain scepticisme, Teagan l'interrompit.— Il n'y a là rien de risible, je parle sérieusement. Votre parente ne serait sans doute pas hostile à votre remariage. Il suffirait que l'on soupçonne entre nous l'ombre d'une sympathie pour que les partis les plus honorables se désistent, et que toutes les portes se ferment devant vous.Il se faisait véhément, et la tenait sous le feu de son regard, comme fascinée par l'étalage d'une telle conviction.— Vous ne pouvez savoir, poursuivit-il, combien il est douloureux de se trouver en permanence exclu de toute société respectable, d'entendre votre nom susciter à chaque instant la calomnie, ou donner lieu à d'infâmes sous-entendus. Si vous commettiez une pareille imprudence, vous porteriez le deuil de votre réputation jusqu'au jour de votre mort. En même temps que vous haïriez le responsable de cette ineffaçable disgrâce.Il se tut, le souffle court, et dut faire un effort pour se rasséréner.— Je vous en prie, conclut-il sur un tout autre ton, apaisé cette fois et plein de douceur, quittons-nous bons amis, lady Arnold.Comme il était sincère ! Profondément émue, Valeria laissa tout à trac s'exprimer son cœur.— Vous craignez que j'aie à porter le deuil de ma réputation, monsieur. Sans doute souffrez-vous de porter celui de la vôtre.Teagan Fitzwilliams se figea un instant. Valeria le vit aussitôt se composer un masque, contraindre son visage à changer d'expression, en effacer la sincérité et le sérieux pour affecter un sourire ironique.— Moi, une réputation ? Le rejeton d'un pauvre diable d'Irlandais n'en possède pas, chère madame ! Je ne m'inquiète que pour vous, vertueuse entre toutes !

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— Je vous crois volontiers, cher monsieur. Démon né d'un pauvre diable et redoutable coureur de jupons, vous n'avez paradoxalement en tête que la défense de la vertu.— Pas toujours, murmura-t-il.Il n'avait pas dépouillé son masque railleur, mais Valeria vit passer dans les profondeurs de son regard une tristesse si désespérée qu'absurdement elle eut envie d'étreindre M. Fitzwilliams entre ses bras afin de le consoler. Fort heureusement, cette impression s'effaça avant qu'elle ait pu prendre une initiative qui les aurait plongés l'un et l'autre dans un fâcheux embarras.Vivement surprise par la violence de l'impulsion qui aurait pu la contraindre à un tel débordement d'affection, elle ne trouva rien à dire.Sans avoir à l'exprimer, elle prit peu à peu conscience d'une sympathie qui bien au-delà de l'attirance physique la rapprochait de Teagan Fitzwilliams. Comme lui, elle avait subi la douleur d'une enfance orpheline, le désespoir de perdre en même temps que les êtres chers les objets qui accompagnent l'existence quotidienne. Elle avait connu comme lui le rejet, la désillusion amoureuse, une vie solitaire dans un monde indifférent.Ils restaient immobiles, comme retenus par un fluide magnétique qui les unissait. Cette attirance, Valeria la savait réciproque, aussi sûrement qu'elle savait que Teagan n'admettrait jamais son existence et ne s'y abandonnerait jamais, afin qu'elle en fût préservée.Sa famille se réduisait désormais à une seule personne, qui dans peu de temps sans doute allait cesser de vivre. Ce lien nouveau qu'elle se découvrait, si inattendu, si inexplicable, Valeria n'entendait à aucun prix le rompre. Il lui fallait convaincre Teagan Fitzwilliams que bons amis ou pas, il n'était aucunement question qu'ils se quittent.Un coup frappé à la porte les fit sursauter tous deux. On apportait le thé.— Je vais vous servir, dit Valeria en faisant un geste vers un siège.Elle s'affairait déjà, sans lever les yeux vers son visiteur, qui de toute évidence hésitait entre un refus offensant et une acceptation pleine de risques.— Du sucre, monsieur Fitzwilliams ?Les yeux toujours baissés sur la porcelaine et l'argenterie, elle l'entendit soupirer, puis se déplacer et s'asseoir.— Oui, s'il vous plaît, dit-il distraitement.Il se fit un silence, que Valeria mit à profit pour préparer, en même temps que le service du thé, ses arguments. Comment convaincre l'obstiné personnage ?— J'apprécie la pertinence de vos jugements sur comment va le monde, monsieur Fitzwilliams, dit-elle en lui présentant une tasse de thé sans la faire tinter sur la soucoupe... Il se trouve cependant qu'il manque à votre information un élément que je crois d'importance. Lady Winterdale a fait de moi sa légataire universelle.Valeria risqua un coup d'œil, et vit son visiteur s'étonner poliment.— Voilà une excellente nouvelle. Mes félicitations.— A mon avis, cette information rend précisément vos jugements caducs. Je vous concède que ces promenades en compagnie d'un roué de votre espèce peuvent mettre en miettes la réputation d'une pauvre villageoise, et la condamner à la solitude. Une riche héritière ne manque jamais d'amis.— Il n'est meilleur garant que la fortune, en effet. Méfiez-vous cependant des familles les plus pointilleuses. Il en est de sévères jusqu'à l'austérité. Ne prenez aucun risque !— J'y veillerai. Mais n'oubliez pas que je n'appartiens pas encore à la société la plus distinguée. D'après ce qu'il m'a été donné d'en voir, je ne suis pas certaine d'ailleurs de vouloir en faire partie. L'hospitalité que je reçois dans cette maison m'enchante, bien sûr, mais j'ai vécu mon enfance et mon adolescence près de mon père, dans un milieu strictement militaire. Je ne me sens pas véritablement à ma place parmi des êtres oisifs et frivoles, uniquement soucieux de leur confort et de leurs distractions. En vérité, je ne me sens nulle part à ma place.Valeria sourit, d'un sourire charmant et mélancolique. Teagan n'eut pas le loisir de commenter ses propos.— Désormais, poursuivit-elle sans désemparer, je n'ai plus à tenir compte essentiellement de l'opinion des gens. Rien ne m'oblige à me remarier, et si cela m'arrive ce sera par un choix délibéré.

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Et je n'épouserai naturellement pas un individu qui accorde plus d'importance à la réputation d'une femme qu'aux qualités qu'il reconnaît en elle !— Un tel personnage serait indigne de vous, madame.— J'allais le dire. En conséquence, si vous vous obstinez à renier la promesse que vous m'avez faite, je serai contrainte d'en conclure que les scrupules que vous mettez en avant pour la sauvegarde de ma réputation ne sont qu'un prétexte pour fuir ma compagnie.Elle reprit sa respiration, fortifia son courage et osa poser la question définitive.— Que décidez-vous ?M. Fitzwilliams, contemplant sans le voir le décor de sa tasse, présentait tous les symptômes d'un combat intérieur.— Il serait plus sage... En vérité... Dieu me pardonne, mais je ne peux pas... Il m'est insupportable de vous nuire, comme de vous déplaire...Valeria sourit à la victoire, qu'elle sentait proche.— Vous ne me nuirez en aucune façon. Un familier de Londres fait les honneurs de la ville à une personne qui ne la connaît pas. Rien n'est plus innocent, il me semble.— On n'y verra que malice et perversion, au contraire !— Je me moque de ce que pensent les gens.Il resta un moment silencieux et pensif, et soudain releva la tête, les yeux dans les siens.— Eh bien, prenons-en le risque, dit-il.— Je l'estime négligeable, puisque les... fantaisies auxquelles ma grand-mère faisait allusion ne se reproduiront plus.Le regard de M. Fitzwilliams s'anima, et ses yeux brillèrent d'un nouvel éclat. Lentement, il la scruta de haut en bas, s'attardant à son visage, à son cou, à sa poitrine, jusqu'au bas de sa robe, pour enfin revenir à ses lèvres et s'y arrêter. Au fur et à mesure de son examen, chaque région concernée irradiait une chaleur très particulière.— En êtes-vous certaine ? murmura-t-il.Les fossettes qui creusaient délicatement ses joues aussi bien que la lueur sensuelle qui brillait dans ses yeux induisaient un certain scepticisme, que Valeria choisit délibérément de refuser.— J'en suis certaine, affirma-t-elle. Vous allez vous conduire en parfait honnête homme, conformément à l'idée que je me fais de vous, monsieur Fitzwilliams. Marché conclu ?— Marché conclu, lady Arnold.Valeria se sentit soulevée par l'allégresse de la victoire, et de l'expectative. Affichant une sérénité qu'elle était loin de ressentir, elle posa sa propre tasse sur le plateau et présenta la main à son visiteur.— Eh bien, à demain, monsieur Fitzwilliams.— A demain, dit-il en se levant pour lui baiser la main.Respirant à peine, elle le suivit du regard. Une palpitation agaçait les doigts qu'il avait tenus, une brûlure marquait la peau qu'avaient effleurée ses lèvres. Les jambes molles, elle se laissa tomber sur un siège lorsque la porte se referma.Rien dans cette aventure n'était véritablement raisonnable. Mais courir l'aventure, n'est-ce pas vivre son destin ?

En rentrant chez lui, Teagan se surprit à siffloter une chanson.Cette gaieté, cet enthousiasme se trouvaient cependant déplacés. Pour n'avoir pas su dissuader lady Arnold, il se rendait complice de sa folie.Sans doute n'aurait-il pas accepté de la revoir, s'il n'avait éprouvé lui-même ce désir, si intensément qu'il s'en étonnait comme d'une pulsion nouvelle, et redoutable. Parce qu'il était vulnérable, elle avait remporté la victoire.Une défaite n'a rien d'humiliant, lorsqu'on affronte un adversaire aussi exceptionnel, fort de son innocence comme de sa sagesse, sensible à l'extrême et désarmant de naturel. Son esprit enchantait Teagan, sa loyauté le charmait, et malgré l'accord qu'ils venaient de conclure, la simple présence de

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lady Arnold suscitait le désir plus efficacement que n'auraient pu le faire les coquetteries et les artifices des mondaines les plus expertes aux jeux de l'amour.Ces élans, il faudrait les contenir, bien sûr, afin de respecter la parole donnée.A moins que celle qui avait imposé cette condition restrictive ne vienne, pour une raison ou pour une autre, à y renoncer. A cette pensée, Teagan, la bouche soudain sèche, cessa de siffler et ressentit une puissante exaltation.Il allait jouer ce soir comme chaque soir, par nécessité, tel un bœuf sous le joug qui trace son sillon. Mais demain portait une telle espérance que de toutes ses forces il s'y projetait déjà.

Souriante, mais l'esprit ailleurs, Valeria servait le thé aux visiteurs qui honoraient de leur présence le « jour » de lady Farrington. Il lui fallait accomplir seule ce cérémonial, en l'absence de son chaperon, qui gardait la chambre, terrassée par de désespérantes informations : Teagan Fitzwilliams avait été reçu ce matin, et accompagnerait demain Valeria.La situation était délicate. Désolée d'affliger la maladroite mais généreuse cousine Alicia, Valeria priait le ciel que sa décision ne traumatise pas à l'excès ce fidèle gardien des convenances les plus traditionnelles. Mais elle refusait avec la dernière énergie à son chaperon le droit de lui dicter sa conduite, et d'aliéner sa liberté.L'aff luence des visiteurs témoignait en tout cas de l'intérêt suscité par le bal de lady Insley. Aux habitués du salon de lady Winterdale s'ajoutaient différents témoins, à certains desquels Valeria avait accordé la veille une danse, alors que d'autres venaient en simples curieux.Après avoir pour la vingtième fois donné des réponses dilatoires aux questions les plus indiscrètes, dont certaines étaient formulées en des termes si insultants à l'égard de M. Fitzwilliams que Valeria aurait volontiers giflé leurs auteurs, elle se trouva dépouillée de toutes les illusions élitistes qu'elle pouvait nourrir encore : parmi les membres de l'aristocratie la plus distinguée, la médiocrité et la bassesse de l'âme humaine étendaient aussi leurs ravages.Après que tous les visiteurs eurent quitté les lieux, sir William s'attarda et proposa à Valeria une promenade dans le jardin. Devait-elle se réjouir ou s'offusquer de cette attention ? Parviendrait-elle à ne pas le rudoyer, s'il s'avisait, comme il était prévisible, de lui faire la morale ? Elle n'accepta le bras qu'il lui offrait qu'après un moment d'hésitation.— Je vous remercie de m'autoriser à demeurer un moment près de vous, dit-il dès qu'ils furent seuls. Je vous dois des excuses, madame.— Des excuses ? s'étonna-t-elle.— En effet. Vous avez pu croire que je déniais l'intérêt des sites que vous souhaitez voir à Londres, et que je décriais les choix de votre frère. Il faut dire que les quais des Indes occidentales ne figurent pas parmi les lieux de visite qui séduisent ordinairement les dames...Valeria ne put s'empêcher de le brusquer.— C'est que je ne suis pas une femme ordinaire, lança-t-elle en lui coupant la parole.— Je n'en doute pas un instant, rétorqua-t-il en souriant.Aussitôt sur ses gardes, elle le défia du regard. Mais dans les yeux noisette de sir William, qui sans égaler ceux de M. Fitzwilliams ne manquaient toutefois pas de charme, elle ne lut que de l'admiration. Il ne la critiquait pas. Rassérénée, elle se détendit un peu.— Je me demandais, poursuivit le distingué personnage, si M. Fitzwilliams s'était rendu à votre rendez-vous.— Je ne vois pas en quoi cela vous regarde ! protesta-t-elle en se raidissant derechef.— Ma question est indiscrète, reconnut-il. Après tout, vous gérez depuis des années votre existence aussi bien que votre domaine, et le choix de vos relations vous incombe entièrement. Mais je dois...— S'il vous plaît, sir William, ne vous donnez pas la peine de me rappeler que Teagan Fitzwilliams est un forban dont la compagnie doit me conduire au déshonneur définitif. Mon chaperon ne vous a pas attendu pour développer amplement cette information, d'ailleurs largement répandue. Par conséquent...En entendant sir William rire de bon cœur, elle s'interrompit.

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— Le spectacle que nous a donné lady Farrington hier soir annonçait en effet des convictions bien affirmées, et je ne doute pas de son éloquence, ironisa-t-il lorsqu'il eut repris son sérieux. Mais il se trouve que je ne partage absolument pas son avis. Si vous avez effectivement l'intention de mettre votre projet à exécution, je voudrais apaiser vos inquiétudes. Du fait de Teagan Fitzwilliams, vous ne courez aucun danger.Prise de court, Valeria dut chercher un moment que répondre.— J'apprécie d'autant plus votre avis qu'il témoigne de votre générosité, dit-elle enfin.— Pendant ses études, mon frère cadet nourrissait à son égard une vive admiration. C'était un amuseur, que l'avarice de sa famille contraignait à monnayer parfois ses talents. Il arrivait même que les Montford lui ferment leur porte pendant les vacances. Je ne me réjouis pourtant pas de vous voir le fréquenter, car sa détestable réputation de libertin est solidement établie.— Je vois, dit Valeria. Dans la bonne société, il est le seul individu qui ait bénéficié des faveurs de femmes mariées. Un cas unique, en quelque sorte.Embarrassé et rougissant, sir William laissa paraître quelque émoi. Sans doute aurait-il préféré à ce langage abrupt quelques circonlocutions moins précises.— Non, bien sûr, reconnut-il. On lui tient rigueur de laits anciens dont la banalité se trouve avérée, vous avez raison de le souligner. Je me suis mal exprimé. Voyez-vous, poursuivit-il en posant sa main sur celle qui s'appuyait à son bras, j'aimerais tant que vous ne restiez pas insensible à mes aspirations...Valeria s'enchanta de l'ouverture que lui offrait sir William. Elle allait lui permettre de préciser enfin la nature de leurs relations.— Je ne voudrais pas, dit-elle posément, que par sympathie à l'égard de lady Winterdale vous vous trouviez obligé...— Il n'en est pas question ! Mais elle sait bien que je suis hélas bien placé pour comprendre votre... situation. Je suis veuf, moi aussi, et moi aussi j'ai... aimé. Je sais combien il est difficile de surmonter les épreuves d'une perte cruelle. Votre grand-mère d'adoption se préoccupe de votre avenir, et en ce qui me concerne je dois... réorganiser ma vie. Nous pourrions peut-être nous aider mutuellement ?Valeria se reprocha ses préventions et ses erreurs de jugement. Sir William n'était pas, comme elle l'avait cru, une simple marionnette dont lady Winterdale tirait les ficelles. Il savait se montrer sensible.— Je compatis à votre douleur, dit-elle en lui tapotant la main.— Merci. Je reconnais bien volontiers que lors de notre première rencontre je me rendais aux instances de lady Winterdale. Mais seules vos propres... qualités m'attachent désormais à vous. C'est pour cela que la présence dans votre entourage de M. Fitzwilliams ne va pas sans m'embarrasser. Ce n'est pas par hasard qu'on le nomme « Fitz l'enchanteur ». Toutes les dames le trouvent fascinant. A côté de lui, je fais figure de repoussoir.Sa timidité et sa modestie le rajeunissaient, songea Valeria, qui s'en émut.— Je vous trouve très bien de votre personne, affirma-t-elle sincèrement.— Voilà un compliment qui ne mène pas loin ! fit-il avec humour, en riant d'un rire désabusé. Repoussoir ou pas, j'espère ne pas avoir perdu toutes mes chances, je veux dire toutes nos chances... Pardonnez-moi, je m'exprime avec une telle maladresse...Comme il détournait la tête, Valeria l'observa à la dérobée. William Parham n'avait en effet rien du charme conquérant de Teagan Fitzwilliams. Mais il ne manquait ni d'allure ni de force, et respirait la bienveillance et l'honnêteté... Il lui fallait de solides qualités morales, pour prendre à l'occasion la défense d'un homme en qui il voyait un concurrent. Il ne manquait pas non plus de courage, car sans doute savait-il que la franchise de ses aveux pouvait entraîner son immédiate disgrâce. Sir William méritait assurément le titre de parfait honnête homme.— Permettez-moi d'en user avec vous avec une franchise égale à la vôtre, dit-elle. Je ne suis pas certaine de vouloir me remarier. Si je m'y décidais, je reconnais volontiers que M. Fitzwilliams ne constitue pas un parti véritablement convenable. Votre indulgence à son égard témoigne de votre générosité. J'apprécie beaucoup votre amitié, et je n'exclus pas qu'un jour nos relations prennent un

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tour plus... personnel, qui pourrait associer votre avenir et le mien.— Je n'en demande pas davantage ! s'exclama sir William en lui baisant la main. Il est inutile de préciser que je suis en mesure de vous faire visiter Londres à votre gré. Je dois m'absenter quelques jours sur mes terres, mais dès mon retour je me mettrai à votre disposition.— C'est très aimable à vous, dit Valeria sans se compromettre.— Je dois rentrer chez moi. Voulez-vous que je vous raccompagne ?Valeria préférait s'attarder dans le jardin. En voyant sir William, assez émoustillé, s'assurer d'un regard circulaire de leur solitude, elle sut qu'il voulait lui donner un baiser. Mais il se reprit avant d'avoir osé ce geste, et prit congé le plus civilement du monde.En le suivant du regard, elle s'interrogea. Ce baiser, regrettait-elle de ne pas l'avoir reçu ? Se félicitait-elle de ne pas l'avoir subi ?Interrogation plus téméraire encore : ce baiser, aurait-elle pu l'apprécier, elle qui se rappelait si bien ceux de Teagan Fitzwilliams ?

9.

Comme elle le faisait depuis plus de deux semaines, Valeria prenait ce matin-là son petit déjeuner dans l'appartement de lady Winterdale, afin de lui tenir compagnie. La comtesse, très affaiblie, ne quittait guère sa chambre. Comme elle refusait qu'on la porte dans les escaliers, un petit salon voisin de sa chambre lui servait de salle à manger.Pour réveiller son appétit, les gens de la cuisine s'ingéniaient à lui préparer les mets les plus délicats, qu'elle ne faisait que grignoter. Témoin de l'affaiblissement de sa grand-mère, Valeria déplorait ce manque d'intérêt pour la nourriture, mais se gardait de tout commentaire après s'être fait tancer d'importance par l'intraitable douairière, qui n'acceptait plus la moindre recommandation en ce domaine.Aussi bien ne pouvait-elle blâmer l'attitude de la vieille dame, dont le champ d'initiatives se limitait désormais à bien peu de choses. La laisser libre de ne se nourrir qu'à peine, c'était respecter ce qui lui restait d'indépendance. Physiquement amoindrie, lady Winterdale n'en conservait pas moins une étonnante vivacité d'esprit.— Alors, lança-t-elle après un moment de silence, on m'abandonne encore, ce matin, ma belle ? On va se baguenauder par les rues, sans souci des pauvres vieilles infirmes, qui n'ont plus que leurs yeux pour pleurer ?Loin de se sentir coupable, Valeria ne fit que rire de ce propos, déjà répété à maintes reprises.— N'espérez pas me faire entrer dans votre jeu, hypocrite que vous êtes ! Vous savez bien qu'à supposer que je ne sorte pas, vous auriez tôt fait de m'envoyer à l'autre bout de Londres, de manière à rester seule en compagnie de vos complices en bavardage, qui n'attendent que mon départ pour

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envahir votre salon !— Si tu restais dans les parages, je n'y trouverais rien à redire.— Sans doute, mais vos visiteurs s'en trouveraient réduits au silence. La médisance et l'indiscrétion ne se pratiquent qu'en l'absence de témoins.— Et tu condamnes l'une et l'autre, insolente que tu es ! s'exclama la comtesse en riant. Tu es déjà sortie cinq fois, cinq matinées, avec Fitzwilliams, ce sacripant. Je me demande ce qui te reste à voir, Londres n'est pas si grand. En tout cas, la médisance ne te nuit pas, puisque personne n'a parlé de tes escapades. D'après Alicia, qui s'est un peu calmée, le flot des invitations ne tarit pas.— Des ragots, il y en aura un jour ou l'autre, dit sereinement Valeria. Il se trouve tout simplement que les gens de la bonne société se lèvent trop tard pour apercevoir les promeneurs matinaux, et qu'ils ne fréquentent que deux ou trois rues, où je ne trouve rien qui m'intéresse.— Ne néglige surtout pas ta cousine Alicia. Elle s'est mis en tête de te faire connaître par tout ce qui compte.— Elle n'a pas à se plaindre de moi. Ce soir nous allons au théâtre royal, avec sir William, qui revient précisément de ses terres.— Ce n'est pas trop tôt, maugréa lady Winterdale. Je me demande ce qu'il va penser de toutes ces sorties faites en son absence.— Je vous signale qu'avant son départ il m'a rassuré sur la personnalité de M. Fitzwilliams, en qui il met sa confiance.— Vraiment ? s'étonna la comtesse. Ce garçon est d'une complaisance... Il n'a pas fini de m'étonner. Où vas-tu, aujourd'hui ?— Comme je m'intéresse aux voyages, M. Fitzwilliams m'a recommandé les salons de Wigley, où l'on trouve des panoramas de Paris, d'Istanbul et de trente autres villes. Nous devons visiter aussi l'exposition des automates de Maillardet. On y voit une harpiste, et un oiseau qui bat des ailes et qui chante. Je n'y connais rien, mais je fais confiance à M. Fitzwilliams, qui saura m'expliquer les choses.— Il n'y connaît rien lui-même !— Vous seriez étonnée par son érudition, ladymamie ! Lorsque nous sommes allés voir les bas-reliefs que lord Elgin a rapportés d'Athènes, M. Fitzwilliams m'a raconté les légendes des dieux grecs ainsi que la guerre du Péloponnèse, dans tous ses détails.— De quoi périr d'ennui, décréta la comtesse.— Au contraire ! C'est passionnant !Lady Winterdale soupira, en levant les yeux au plafond comme pour prendre le ciel à témoin.— Quelle aventure ! Après les fréquentations impossibles, l'histoire ancienne ! Le pédantisme ! Ma pauvre enfant, tu es un cas désespéré !— Je crains de ne jamais être une dame comme il faut, reconnut Valeria en souriant modestement.— Quand tu auras vu les poupées mécaniques, tu rentreras à la maison ?Valeria, qui se sentait un peu coupable, ne répondit qu'après une hésitation.— Eh bien, pas aujourd'hui, par exception. Après les pluies de la semaine dernière, il doit faire beau. Nous allons prendre un bateau pour remonter la Tamise jusque la tour de Londres...— ... Où le savant M. Fitzwilliams t'enchantera sans doute du récit des aventures des rois et des reines...— ... Et si le temps le permet, nous irons après le déjeuner jusqu'aux quais de la Compagnie des Indes occidentales. La Tour est démodée, et nulle personne sensée ne fréquente les lieux où travaillent les débardeurs, mais je brûle du désir de les visiter, en souvenir de mon frère !Valeria aurait aimé dissimuler à la perspicace lady Winterdale l'état d'excitation que trahissait sans doute l'éclat de son regard. Elle n'allait pas seulement passer quelques heures, mais toute une merveilleuse journée en compagnie du guide le plus sympathique, le plus passionnant qu'elle ait rencontré depuis la disparition de son frère.Comme Elliot, M. Fitzwilliams semblait s'intéresser à tout, et comme Elliot il se plaisait à satisfaire l'insatiable curiosité de Valeria. La visite des Ecoles de Droit avait donné lieu à une discussion fort intéressante sur la législation anglaise, et celle de la Cité sur la banque et le commerce international.

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Teagan Fitzwilliams faisait preuve d'une étonnante finesse d'esprit, et d'une culture en quelque sorte universelle. Et dès le début, il avait trouvé avec Valeria le ton juste, celui d'un aîné compétent et expérimenté soucieux de faire partager ses connaissances et ses goûts, tout comme le faisait jadis Elliot, si bien que dès leur première sortie il l'avait mise en confiance. Valeria s'était découvert en M. Fitzwilliams un ami véritable.Ni exprimé ni pensé même, mais sans cesse présent, un sentiment plus fort que l'amitié restait sous-jacent, menaçant en permanence de parvenir à la surface de la conscience, et se manifestant en certaines occasions par des pulsions soudaines, dont Valeria se souvenait avec une étonnante précision. Quand Teagan lui donnait la main pour l'aider à monter en voiture ou pour en descendre, par exemple. Une autre fois, elle avait glissé sur un pavé dans la cour de l'atelier où lord Elgin entreposait son butin archéologique. Son guide s'était trouvé contraint de la saisir par les épaules pour lui éviter une chute.En chacune de ces circonstances particulières, ils marquaient un arrêt, les yeux dans les yeux, comme paralysés par une mystérieuse puissance. Chaque fois, Valeria éprouvait la tentation de baiser ses lèvres, de passer ses doigts écartés dans la chevelure fauve dont elle connaissait la douceur soyeuse.Chaque fois, Teagan Fitzwilliams avait pris l'initiative de s'écarter, afin de rompre l'enchantement.Elle avait pensé que ces incidents répétés risquaient de gâcher leur amitié, de faire naître en elle la gêne et l'embarras. Mais il n'en était rien. Ces élans réfrénés resserraient au contraire les liens qui les unissaient, donnaient à leur relation une profondeur nouvelle. Près de lui, Valeria frissonnait d'excitation, dans l'expectative d'un bonheur attendu, comme jadis en Inde, lorsqu'elle avait reçu bien avant l'événement un colis bien fermé qu'elle ne devait ouvrir que le jour de son anniversaire. Chaque jour, l'espérance du bonheur attendu faisait naître de nouvelles suppositions, qui la mettaient dans un état de permanente exaltation.M. Fitzwilliams respectait leurs conventions, et ne dépassait jamais les limites de l'amicale cordialité. Il arrivait parfois, à l'occasion d'une remarque anodine, que son intonation plutôt que son vocabulaire indique combien l'épisode maintenant lointain du grenier à foin restait vivace dans son souvenir. A deux reprises même, il s'était permis de suggérer dans leur accord une trêve qui aurait permis de renouveler l'expérience. Mais la proposition s'était faite chaque fois sur le ton d'un marivaudage si outrancier que l'on pouvait douter de son sérieux. Par bonheur, il n'avait jamais insisté...Peut-être alertée par le regard aigu que lady Winterdale dardait sur elle, Valeria sortit d'un coup de sa rêverie. Son silence sans doute ainsi que son air absent dénonçaient sa préoccupation. Ses joues devinrent brûlantes.— Pardon, grand-mère ; j'étais dans les nuages, murmura-t-elle.— Tu me fais peur, ma fille, dit à mi-voix la comtesse.Valeria lui prit la main et la serra entre les siennes.— Ne soyez pas inquiète, ladymamie, je suis très prudente.— Peut-on être toujours assez prudente ? s'interrogea la vieille dame en hochant pensivement la tête.En venant annoncer la présence de M. Fitzwilliams au petit salon, Molly coupa court à une conversation pleine d'embûches.— Faites porter le panier du repas dans la voiture, et dites à M. Fitzwilliams que je descends dans l'instant.Valeria embrassa lady Winterdale en évitant son regard.— Je vous raconterai tout dès mon retour, c'est promis, ladymamie.— Prends bien garde à toi, ma chérie.Valeria sortit de la pièce, en se retenant de sautiller de joie. Elle savait que son sourire avait quelque chose de provocant, mais comment sourire autrement, lorsqu'on exulte et qu'on prendrait volontiers le monde entre ses bras ? La certitude de vivre une grande aventure la comblait d'allégresse, aussi pleinement qu'aux temps anciens, lors de l'embarquement sur le vaisseau qui allait emmener sa famille vers les Indes mystérieuses.

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Elle savait combien lady Winterdale s'inquiétait de son engouement pour les excursions en compagnie de Teagan Fitzwilliams. Sa gouvernante, qui à deux reprises avait tenu à lui servir de chaperon malgré la raideur de sa cheville, l'avait elle aussi mise en garde dans les termes les plus vifs. Comme la journée serait cette fois exceptionnellement chargée, la jeune Molly, plus ingambe et moins sourcilleuse, tiendrait le rôle d'attentive surveillante.Sans oser se l'avouer, Valeria elle aussi savait confusément que, en se renforçant, son attachement la mettait en danger. Pourquoi s'ingéniait-elle à trouver de nouveaux buts d'excursion, alors que la liste des visites prévues s'épuisait ? Quel avenir l'attendait, lorsqu'il faudrait les interrompre ?Mais la solitude et le deuil avaient tenu une assez grande place dans son existence pour qu'elle les en exclue désormais. Libérée du doute, de la crainte et du carcan de la prudence, elle allait jouir pleinement du cadeau que lui apportait ce nouveau jour.— Noble dame, prenez place sur ce trône de verdure, le moins humide que j'aie pu trouver, à l'ombre de la forteresse que Guillaume et son fils construisirent pour surveiller les Londoniens. L'heure des royales agapes a sonné !— Soyez mon échanson, noble sire !Pendant que James, valet expressément commis à la surveillance de Valeria par lady Farrington, assistait la timide Molly dans la recherche d'un marchand ambulant, fournisseur d'incertaines sucreries, Teagan et lady Arnold avaient tout loisir de jouer à la dînette.— Ouvrez donc ce panier, dit Valeria en s'asseyant avec grâce sur une banquette de gazon. Je gage que rien n'y manque, pas même des douceurs.— Il fallait bien que j'écarte ces manants, répliqua Teagan en s'installant près d'elle, pour vous chanter quelque ballade de ma façon, et conquérir le royaume de votre cœur !— Taisez-vous, vil suborneur ! J'ai bien vu avec quel art vous avez conquis celui de ma chambrière. Molly vous couve si bien du regard que je crains que James ne prenne exemple sur notre bon roi et ne lui coupe la tête, comme Henry VIII l'a fait à deux de ses épouses derrière ces murs.Ils rirent tous deux en observant leur escorte qui s'éloignait entre les groupes de promeneurs. En leur imposant la présence d'un valet, lady Farrington leur avait involontairement concédé une indépendance inattendue. Quelques missions courtes et bien choisies donnaient en effet aux domestiques l'occasion d'échapper à l'ennui de visites qui ne les enchantaient pas nécessairement, et permettaient à Teagan et à Valeria de converser sans témoins, avec une telle liberté qu'ils s'étaient d'emblée résolus à n'utiliser que leurs prénoms. Des souvenirs communs ne conféraient-ils pas un certain ridicule à l'usage de circonlocutions mondaines ?— Vous savez plaire aux gens et les mener à votre guise, reprit pensivement Valeria. Voyez comme James et Molly bavardent avec insouciance.Teagan, qui débouchait une bouteille de vin, interrompit son geste et doctoralement leva à la fois l'index et les sourcils.— Savoir plaire, voilà la devise même de tout séducteur professionnel.— Il est vrai que vous avez une réputation à défendre, reconnut Valeria, mais votre talent ne se limite pas aux dames. James vous écoute avec intérêt, et tout à l'heure vous avez convaincu un gardien de la Tour de nous ouvrir des salles interdites au public.— Nous autres Irlandais avons la langue bien pendue. Nous en faisons merveille, dit-on.— Vraiment ?Le doute qu'elle exprimait en plaisantant, elle était loin de le ressentir au souvenir des merveilles que pouvait en effet accomplir la langue de Teagan. Valeria ne songeait plus à la faim et à la soif ordinaires. Ce dont elle éprouvait la fringale, c'était la saveur de sa bouche, la suavité et l'âpreté de ses caresses, capables d'éveiller en elle des sensations latentes, brièvement connues, et ardemment espérées. Fascinée par la bouche de Teagan, elle tendit la main pour rapprocher leurs visages, sa langue prête à forcer le passage des lèvres pour assouvir sa soif de baisers.Sans doute avait-il perçu l'imminence de cet élan, car son regard s'assombrit, et des deux mains il étreignit fortement la bouteille.— Valeria, murmura-t-il en guise d'avertissement.— On a un sac d'oubliés et des darioles, madame !

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La voix joyeuse de Molly rappela d'un coup Valeria à la claire conscience. Elle voyait autour d'elle des promeneurs, des gardes à l'uniforme suranné. Assise sur une banquette de verdure que couvrait un tartan, elle s'exposait aux regards. Tout mouvement spontané, tout élan se trouvaient interdits dans ce lieu public. Elle ne pouvait pour une fois que se féliciter de la présence de ses chaperons.Molly insista pour emporter à l'écart la part du festin qui revenait aux domestiques qui, selon ses termes, devaient se nourrir « à leur mode ». Rassérénée par le bavardage et l'agitation de cette mise en place, Valeria accepta un verre de vin.— Qu'avez-vous préféré, parmi nos visites matinales ? s'enquit Teagan.— Parmi les automates, j'ai beaucoup aimé le funambule sur sa corde raide. Mais la ménagerie m'a déçue.— Vous n'aimez pas les animaux sauvages ?— Je les aime trop, au contraire, et il me semble paradoxal d'avoir pitié d'un tigre. En Inde, ils terrorisent les populations. Mais à Londres, quelle déchéance ! Arrachés à leur milieu naturel, emprisonnés dans des cages trop étroites, ils perdent tout espoir de liberté...— En effet. Rien d'étonnant à ce qu'ils gémissent après elle.Comme la voix de Teagan s'était altérée, Valeria tenta de lire dans son regard. Lui aussi se trouvait enfermé dans une existence rétrécie, lui aussi se sentait étranger à Londres, et dépendant d'une nécessité à laquelle il n'échapperait pas. Elle sut que la même pensée le préoccupait.— N'y a-t-il pas d'échappatoire ? murmura-t-elle. Le regard lointain, Teagan garda si longtemps le silence qu'elle craignit de l'avoir blessé.— Il m'arrive, dit-il enfin, de songer à renouer avec une activité qui m'était jadis familière. Pendant les vacances universitaires, mon grand-père me confiait volontiers l'organisation de son haras. Mon étalon est des plus recherchés pour la reproduction. Il me suffirait d'un modeste domaine, dans un comté voisin de Londres, pour faire d'Ulysse le champion d'un élevage réputé, et acquérir ainsi le statut enviable de gentleman-farmer. Mais pour acquérir ce statut encore me faudrait-il acquérir le domaine, et un joueur professionnel ne possède en général ni la chance ni le talent de thésauriser.Il marqua une pause, et son sourire amer se fit sardonique.— Je pourrais aussi, poursuivit-il, convaincre une riche héritière de m'épouser. Mais le ciel me préserve d'une telle déchéance ! Il faudrait pour que je succombe à cette tentation que mon cas soit vraiment désespéré, ou mon ivresse bien profonde. Quelle aubaine pour la pauvre femme, puisqu'il est de tradition pour les hommes, chez les Fitzwilliams, de déserter tôt ou tard le foyer conjugal, comme mon cher papa l'a fait.Valeria, qui aurait voulu trouver les paroles apaisantes qu'appelait cette manifestation de pessimisme, n'eut pas le loisir de s'exprimer. Déjà, Teagan posait son verre et se levait.— Votre Molly et votre James ont sans doute fini de déguster leurs cornets et leur flan. Je vais les inviter à rassembler les reliefs de ce délicieux pique-nique et leur donner le signal du départ. Nous avons beaucoup à voir, et notre visite du port doit se terminer tôt. A 16 heures, les grandes portes de fer sont fermées, et le roi lui-même n'aurait pas le pouvoir de les franchir.Il s'éloigna, encore sombre et préoccupé, avant que Valeria ait pu lui exprimer sa sympathie, et ses encouragements.Mais lorsqu'il revint avec la voiture de louage, Teagan avait retrouvé tout son allant, et pendant le court trajet il anima avec brio la conversation. Dès qu'ils furent parvenus à destination, Valeria oublia l'incident, tant l'émerveillait le spectacle des longs entrepôts de brique aux fondations de pierre, et la foule des navires tirant sur leurs amarres dans le courant du fleuve, en attente de déchargement.On voyait d'énormes quatre-mâts, de lourds cargos, d'élégantes goélettes portant les pavillons des nations les plus diverses et les plus lointaines. Des marins de tous bords s'affairaient, vêtus pour la plupart de tenues étrangement exotiques. Sur les quais, des centaines de grues servies par des hommes ou des chevaux pivotaient, s'inclinaient, se relevaient, déchargeant les cargaisons dans un simulacre de précipitation et de désordre, dont Teagan eut tôt fait d'expliquer la méthode et l'efficacité.Curieuse d'observer de plus près la manœuvre, Valeria voulut s'avancer jusqu'à l'extrémité du port,

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où s'élevait le dernier entrepôt. Sollicités, Molly et James déclinèrent l'offre qui leur était faite, et préférèrent attendre dans la voiture. Chemin faisant, Valeria s'étonna de l'érudition de Teagan, qui connaissait la nature et le tonnage des principales importations.— Comment connaissez-vous tous ces détails ?— J'ai souvent l'occasion d'exercer mon art en compagnie de négociants ou d'agents commerciaux. Les personnes qui exercent une activité se plaisent à en parler, pour peu qu'on les écoute.Ils firent halte pour observer la tension des cordages qui gémissaient en extirpant de la cale d'un vaisseau un énorme cylindre rougeâtre.— Quelle est cette marchandise ?— Une bibliothèque, des tables, des meubles, selon la fantaisie ou plutôt la volonté de l'ébéniste. C'est une bille d'acajou, qui vient d'Amérique.Valeria suivit des yeux la masse qu'empourprait par endroits le soleil. Tendus à l'extrême, les filins humides laissaient échapper une vapeur blanche.— Ils chauffent, expliqua Teagan.— C'est magnifique, murmura Valeria. Oh !En même temps que retentissait une violente détonation, l'une des attaches sifflait en tournoyant. La charge basculait et heurtait le sol avec une incroyable violence. Paralysée, Valeria se sentit bousculée, arrachée des dalles qui vibraient et emportée dans un étroit passage. La clameur générale ne s'était pas éteinte que le chef de la manœuvre s'empressait déjà près d'elle.— Pas de mal, madame ?— Pas de mal, répondit Teagan, mais une belle frayeur.En la maintenant serrée contre son corps, il lui fit reprendre contact avec le sol, car il l'avait emportée entre ses bras. Soulagé, le contremaître bredouilla une excuse et se hâta d'aller tancer d'importance ses subordonnés. Il s'adressait à eux dans une langue incompréhensible, mais l'éloquence de son intonation exprimait à elle seule toutes les nuances de la colère.Resté seul avec Valeria, Teagan perdait de son assurance.— Vous n'êtes pas blessée ? s'inquiéta-t-il, le souffle court, en l'étreignant si étroitement qu'elle ressentait les battements précipités de son cœur.— Rassurez-vous, murmura-t-elle. Tout s'est passé si vite que je n'ai même pas eu le temps d'avoir peur.— Eh bien, tant mieux, dit-il d'une voix sourde. Moi, j'en suis encore terrifié.Comme pour renforcer son propos, il la berça un peu entre ses bras que l'émotion semblait tétaniser. Surprise de n'éprouver en effet aucune crainte, même rétrospective, Valeria s'étonna davantage encore d'éprouver dans le cadre bruyant et brutal de cet entrepôt une sorte de félicité. Elle aimait la force des bras qui lui meurtrissaient les épaules, la dureté du menton qui s'appuyait à sa tempe et son front, le froissement sur son torse, sa taille et ses jambes, jusqu'aux pieds, du corps qui se pressait follement contre le sien.Cette pression étouffante, elle l'avait naguère ressentie, avec la caresse de leurs peaux nues, l'invasion enivrante de la virilité de Teagan, celle de sa langue si féconde en délices.Embrasée de désir, elle sut que son sauveur se souvenait, lui aussi. Elle déplaça un peu son visage, que Teagan avait blotti au creux de son épaule et lentement, en prenant bien soin de maintenir le contact de leurs épidermes, elle leva les yeux vers les siens.— S'il vous plaît, Teagan, murmura-t-elle en lui offrant ses lèvres.Pour cette fois, il ne se déroba pas, mais gémit avant de lui baiser la bouche avec une douceur presque insupportable. Crispant les mains sur ses épaules, Valeria passa la pointe de la langue sur les lèvres dont elle désirait si passionnément retrouver la saveur.Comme libéré par cette initiative, Teagan prit une inspiration si profonde que Valeria en ressentit sur sa poitrine l'oppression, et envahit sa bouche, la fouillant, la savourant avec violence, s'embrasant avec elle du même emportement. Haletants, inconscients du lieu et des circonstances, ils se retrouvaient, l'un et l'autre ivres d'une révélation : pourquoi s'étaient-ils si longtemps abstenus d'être heureux ?Leur étreinte avait-elle duré une heure ou quelques secondes lorsque Teagan l'interrompit ? Valeria

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n'aurait su le dire, car le temps pour elle n'existait plus. S'il ne l'avait pas maintenue à distance, elle lui aurait repris les lèvres, avidement. Titubante, elle ne parvenait pas à prendre une claire conscience de l'événement. Teagan lui passa un index tremblant sur la joue.— Il ne faut pas, nous ne pouvons pas..., murmura-t-il. Tout près, il y eut un bruit de course, des exclamations.— Madame ! criait Molly, il faut rentrer, on est venu vous chercher. Lady Winterdale... Vite !

10.

Au moment où Valeria, éperdue, mit pied à terre, Jennings ouvrait la porte. Derrière lui s'agitait lady Farrington, brandissant un mouchoir blanc déjà trempé de larmes.— Valeria ! Enfin ! Elle vous réclame ! J'avais si peur que vous ne reveniez pas à... à temps !Elle sanglotait. Valeria sentit la peur lui serrer la gorge. A son angoisse, à ses craintes se mêlait un sentiment de révolte contre la fatalité qui la poursuivait. Fallait-il qu'elle assiste une fois encore à l'agonie d'un être aimé ?Dans une sorte d'inconscience, elle tâtonna pour dénouer le col de sa cape et sentit que Teagan écartait sa main pour l'aider à s'en défaire, et la donnait à un valet.— Montez, murmura-t-il.Elle le salua d'un bref signe de tête et courut à l'escalier.Compatissant, Teagan la suivit du regard. Il savait qu'à l'occasion Valeria ne manquait pas de tenir tête à celle qui avait voulu lui tenir lieu de grand-mère, mais qu'elle éprouvait à son égard une profonde tendresse. Pendant le trajet du retour, elle s'était enfermée dans le silence, prévoyant sans doute l'imminence d'un deuil.Il perçut soudain la voix de lady Farrington, qui debout au pied de l'escalier suivait elle aussi Valeria du regard.— Si elle était restée normalement à la maison, ma tante Winterdale n'aurait pas eu à s'angoisser de la sorte.Après quelques secondes de silence, Teagan comprit que cette remarque s'adressait directement à lui.— Lady Arnold n'avait bien sûr l'intention d'inquiéter ni lady Winterdale ni vous-même, répliqua-t-il avec un temps de retard.— La voici enfin rentrée, poursuivit lady Farrington sans accorder à Teagan un seul regard, puisqu'elle persistait à lui tourner le dos. Elle n'aura dorénavant plus besoin de votre compagnie, monsieur Fitzwilliams.Sur ces mots, elle s'engagea dans l'escalier. Le majordome ouvrait déjà en grand la lourde porte d'entrée.

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— Au revoir, monsieur, dit-il sèchement, les traits impassibles mais les yeux dardés durement sur ceux de Teagan, comme pour le défier.On le chassait, sans qu'il pût répondre à cette humiliation. Le visage fermé, Teagan franchit avec raideur les quelques pas nécessaires, et ressentit la plénitude de sa disgrâce sur la plus haute marche du perron, lorsque dans son dos le lourd vantail se referma plus bruyamment qu'il n'était nécessaire.Jamais il n'avait pris conscience comme en cet instant qu'il ne devait qu'à la bienveillance de la vieille comtesse l'honneur d'être admis dans sa demeure, et dans la compagnie de sa jeune parente.Comme il hésitait à choisir la direction qu'il allait prendre, un équipage lancé à vive allure fit devant l'hôtel particulier, à grands fracas de sabots et grincements de frein, un arrêt bruyant et spectaculaire. La caisse oscillait encore lorsque la portière s'ouvrit sur sir William Parham, qui en escaladant le perron adressa à Teagan un rapide signe de tête.Devant l'irréprochable gentleman, le vantail qui venait de claquer de si désagréable façon s'ouvrit comme de lui-même. Sans doute lady Farrington allait-elle lui faire fête, et l'encourager à entourer de sa sollicitude la pauvre Valeria, qui serait en quête de consolation.Les traits crispés de colère, Teagan serra les poings. Il enrageait. Pires que l'humiliation qu'il venait de subir, les affres de la jalousie le tenaillaient. Emporté par la révolte et le désir de vengeance, il éprouvait pour cette fois le désir d'être riche, respecté, admis à faire sa cour à une femme, à lui donner des enfants, à lui promettre de la chérir et de la faire vivre dans le luxe, jusqu'à la fin de ses jours.Mais à quoi bon s'enivrer de chimères ? Lady Mystère venait de passer dans sa vie comme un rêve. Elle venait d'introduire fugitivement dans son existence grisâtre la chaleur et l'éclat d'un rayon de soleil dont le souvenir enchanterait sa mémoire. Ces deux heures passées dans le grenier à foin, ne les avait-il pas volées au destin, pour vivre au paradis des rêves, loin des misères de la vie ?

Valeria courut au grand lit où la comtesse, toute menue parmi les oreillers qui la soutenaient, ne respirait qu'à petits coups rapides.— Il est... trop tard, murmura lady Winterdale, enfin, ma chérie, presque trop tard.Le regard presque éteint gardait quelque chose de sa fierté. Valeria prit entre ses mains celles de la mourante et frémit de les sentir déjà froides.— Les temps ne sont pas encore venus, ladymamie, j'en suis sûre. Saint Pierre ne se soucie pas d'accueillir une âme aussi obstinée que la vôtre.Les lèvres décolorées de la mourante esquissèrent l'ombre d'un petit rire moqueur.— On ne peut se faire attendre... éternellement, dit-elle dans un souffle. Tu veux me faire... plaisir ?— Bien sûr ! s'écria Valeria en retenant ses larmes.— Je te laisse tout, l'argent, la maison, et le domaine de Winterdale. Pars à Winterpark, quand ce sera fini. Réfléchis bien... à ton avenir. C'est promis ?— Je vous le promets, grand-mère.Elle sentit les mains amaigries et glacée presser imperceptiblement ses mains frémissantes.— C'est bien. Souviens-toi... Sois... raisonnable.— J'essaierai. Je vous aime, ladymamie. La comtesse parvint à sourire.— Ma petite... chérie.Sur ces derniers mots, lady Winterdale ferma d'elle-même les yeux, et exhala son dernier soupir.Les deux bras étendus sur le lit, Valeria éclata en sanglots.

Avec l'austère efficacité que confère l'habitude, Valeria, qui à trois reprises déjà s'était vue contrainte d'organiser les obsèques d'êtres chers, donna à celles de lady Winterdale l'éclat et la dignité convenables à une personne de son rang. Une fois portées chez les amis et les relations de la défunte les lettres de faire-part et réglés avec les autorités religieuses les détails de la cérémonie, il lui resta à s'installer aussi souvent que possible au chevet de la malheureuse lady Farrington qui

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s'épuisait en sanglots permanents, alors que Valeria, après ses premiers pleurs, s'était cantonnée dans le silence. Il lui fallut aussi veiller à l'appareil intérieur du deuil en faisant voiler de noir les miroirs et les portes, et convoquer les couturières pour confectionner en hâte les vêtements de deuil nécessaires aussi bien à lady Farrington qu'à elle-même, et aux domestiques.Stoïcienne dans la douleur, elle dut encore se faire forte et patiente pour recevoir, en sus des vrais amis de la défunte, les éminentes personnalités que les conventions mondaines contraignaient à venir lui présenter leurs condoléances. Le notaire et le conseiller juridique, venus lui donner le détail de ses possessions, furent reconduits dans leur charge. Indifférente à sa fortune soudaine, Valeria s'étonnait seulement de son étendue. Elle n'avait jamais su que la grand-mère de son mari, qui l'âge venu menait une existence assez simple, ait eu à sa disposition de quoi vivre dans le faste le plus extravagant.Cette indifférence à la fortune, le public ne la partageait en aucune façon. Valeria en eut la démonstration lors de sa première sortie. Avant la cérémonie, il lui fallait du crêpe, de la dentelle et des rubans, pour son usage et celui de la domesticité. Lorsqu'en compagnie de Molly elle pénétra dans l'élégant magasin, les conversations s'interrompirent. Lady Evelyn, épouse d'un comte et maman d'un charmant mais dépensier jeune homme, tint absolument à interrompre ses achats pour laisser la priorité à lady Arnold. Une fois les emplettes accomplies, l'obligeante comtesse oublia sa propre mission et sollicita l'honneur de prendre le bras de Valeria pour l'accompagner jusque sa voiture.Incapable de se défaire poliment de l'encombrante personne, Valeria lui permit de l'escorter chez un commerçant voisin. Sur ce court trajet, on rencontra deux hommes du monde, l'un veuf et père de cinq enfants, l'autre dandy et émule du beau Brummel, qui ne craignirent pas de faire en quelque sorte violence à lady Evelyn pour lui disputer le bras de Valeria.Si l'achat de la mercerie et des accessoires n'avait été aussi urgent, Valeria aurait interrompu son excursion et envoyé son valet chercher la voiture. Contrainte à persévérer, elle se vit bientôt entourée d'une petite foule de conseillers prompts à recommander tel fournisseur, d'assistants prêts à dépouiller Molly de ses paquets, et même d'indiscrets assez hardis pour proposer quelque rafraîchissement dans les salons de Gunter.Valeria ne dut son salut qu'à son cocher, qui en survenant pour interrompre la circulation lui permit de monter en voiture, pendant que le valet de pied aidait Molly à récupérer ses emplettes dispersées.Revenue à la paix et au silence de Grosvenor Square, la riche lady Arnold tira les leçons de l'aventure. La vie citadine exposant les personnes fortunées à des persécutions, c'est à la campagne qu'elle allait se retirer dès la fin des obsèques, honorant ainsi la parole donnée à sa bienfaitrice.La cérémonie, en raison de son importance, n'eut lieu que trois jours après cette sortie dans Londres. Valeria la vécut dans une sorte de torpeur protectrice, qui la préservait de toute réaction violente. Les excès d'Alicia Farrington, qui s'évanouit dramatiquement sur les marches de la cathédrale Saint-Paul et qu'il fallut ramener à la maison, ne parvinrent pas même à la faire sortir de son état de paix intérieure, proche de l'ataraxie.La journée s'achevait. Alicia reposait dans sa chambre. Dans leur salle à manger, les domestiques commentaient sans doute l'événement, en se gardant des foudres du majordome. Non loin d'un candélabre, Valeria était seule dans le salon particulier de sa grand-mère, qui désormais serait le sien.Comme un écheveau qui s'effiloche, sa placidité de circonstance se défaisait, à mesure que se manifestaient mille émotions différentes, que toutes elle avait ressenties au même moment, dans des circonstances analogues. Chaque fois, elle avait eu le sentiment d'un échec, parce qu'elle s'était laissé surprendre par le temps. L'affection profonde que peu à peu lui avait inspirée la vieille dame bourrue qui s'était mis en tête de l'adopter, elle n'avait pu l'exprimer avec assez de force, et assez souvent. Et bien qu'elle-même se crût de longue date préparée à ce deuil, elle se trouvait démunie de toute défense pour combattre la sensation de solitude absolue qui lui étreignait le cœur et le déchirait.D'une certaine façon ce deuil était moins cruel que le précédent, songeait-elle pour se raisonner. Hugh était si jeune, et si désespéré ! Sa grand-mère en mourant dans l'hiver de son âge savait son

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affection partagée, son œuvre accomplie, et ses bienfaits reçus avec reconnaissance.Valeria fit quelques pas vers le lit que l'on avait préparé, mais qu'elle n'occuperait pas. Comment imaginer que la vaillante comtesse désertait à tout jamais ces lieux tout pleins de son souvenir ? Huit jours plus tôt, elle y avait rendu l'âme, les mains dans celles de sa petite-fille...La seule personne qui aurait pu comprendre sa peine et l'aider à supporter son chagrin n'avait pas cru bon de se manifester.Privé très jeune de son père comme de sa mère, peut-être Teagan Fitzwilliams ne se sentait-il pas concerné par les rites et les usages du deuil. Il n'avait en effet pas présenté de condoléances, et n'avait effectué aucune visite. Dans la cathédrale, bien qu'elle fût exposée aux regards de l'assistance entière, Valeria s'était risquée plusieurs fois à scruter d'un œil rapide les bas-côtés, dans l'espoir de rencontrer, l'espace d'un éclair, un regard d'encouragement. Dans la foule ni le beau visage de Teagan, ni surtout sa chevelure fauve et dorée, reconnaissable entre toutes, n'étaient apparus un seul instant.Seule dans cette chambre, dans cette maison qui malgré la présence d'Alicia et de nombreux domestiques lui semblait vide, Valeria se trouvait contrainte de supposer que Teagan Fitzwilliams ayant conjecturé que le deuil la tiendrait trop occupée pour qu'elle puisse envisager de nouvelles promenades en prenait son parti, et vaquait à ses occupations ordinaires.Savait-il qu'elle allait se retirer à la campagne ? Dans l'affirmative, songeait-il à venir lui dire adieu, ou au revoir ? Lui demanderait-il de ne pas s'éloigner ?Cette incertitude avait quelque chose d'insupportable. Il fallait qu'elle sache. Elle allait lui écrire, pour l'informer de sa décision. Encore eût-il fallu pour cela qu'elle connaisse son adresse.Qu'importait l'adresse, après tout. James porterait le message. De demeure en demeure, les valets se tiennent informés de tout. James, qui avait apprécié l'humour et la simplicité de M. Fitzwilliams, ne manquerait pas de découvrir Teagan, et de lui remettre le message.En essuyant une larme, Valeria se mit en quête de plume et de papier.

La bruine épaisse où les luminaires, sans éclairer la rue, ponctuaient la nuit de halos espacés semblait par sa permanence constituer l'essence même de l'atmosphère londonienne. En se rendant à Jermyn Street, Teagan avait tout loisir de tourner ses pensées, comme il ne cessait de le faire depuis plus d'une semaine, vers Valeria.Dès le lendemain du décès de lady Winterdale, la rumeur avait fait bruire les salons et les clubs : la charmante mais modeste lady Arnold, parente pauvre de la comtesse et peu connue du grand monde, y occupait soudain l'une des premières places, par la grâce d'un héritage dont l'importance sollicitait l'imagination.Ce brusque changement de statut social en laisserait la bénéficiaire indifférente, Teagan n'en doutait pas. Mais après tant de deuils éprouvés, la disparition de sa lointaine parente, de sa seule amie véritable, n'allait pas manquer de lui faire cruellement ressentir sa solitude. En ces circonstances, Teagan aurait aimé lui apporter le réconfort de sa présence, et l'assurer de sa profonde sympathie.Le message de condoléances qu'il avait déposé le jour même du décès de la comtesse n'ayant reçu aucune réponse, il avait soupçonné la censure exercée par l'intraitable chaperon de Valeria. Trois tentatives de visite s'étaient heurtées à la résistance de l'intraitable majordome. Pour tourner la difficulté, c'est à l'entrée de service que Teagan avait souhaité rencontrer Molly. James s'était chargé de l'éconduire, en prétextant le danger que faisait courir à la carrière des domestiques le moindre soupçon de complicité.Une fois encore, il se heurtait à l'intransigeance de Lady Farrington, dont l'hostilité active entendait bien lui interdire tout accès auprès de Valeria. Par contre le bataillon des candidats au mariage, au premier rang desquels l'impeccable sir William, serait sans doute admis auprès d'elle.Sans doute Teagan devait-il en prendre son parti. Admis par une modeste habitante du Yorkshire à partager ses plaisirs, ses rires et ses enthousiasmes, il ne pouvait espérer poursuivre ce marivaudage avec l'une des dames les plus recherchées de l'élite.Du coin de la rue, il aperçut les fenêtres de l'Enfer du Jeu, l'établissement dans lequel il venait

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exercer ce soir ses talents. Quel contraste entre le palais de marbre qui s'élevait à Grosvenor Square et l'officine enfumée où des oisifs venaient s'encanailler, et laisser libre cours à leurs passions les plus basses. C'est pourtant dans cet enfer bien nommé que Teagan était attendu.Jamais il n'avait ressenti avec une telle acuité la douleur de la solitude.En pénétrant dans l'établissement, il éprouva cependant la satisfaction de n'y trouver ni Rafe Crandall ni son cortège d'admirateurs. Leur absence le dispensant de donner le change, et de jouer les amuseurs désinvoltes, il put entamer sans s'étourdir de sottises une partie de poker avec deux négociants de la Cité sans doute soucieux de se donner des émotions.En jouant raisonnablement, de manière à ne pas épouvanter ses adversaires, Teagan avait accumulé quelques gains lorsqu'une rumeur aussitôt suivie d'un semblant de silence attira son attention vers la porte, où l'entrée d'un groupe faisait sensation. Jeremy Hartness, comte de Montford, s'était arrêté dès l'entrée. La lippe dédaigneuse, le regard écrasant de mépris, il contemplait l'assemblée dans l'évidente intention de l'humilier.Teagan retint sa respiration et ferma un instant les yeux. Le comte de Montford, son cousin germain, était de tous ses ennemis celui qu'il lui répugnait le plus de rencontrer.Une telle rencontre avait pourtant quelque chose d'exceptionnel. Le comte évitait en effet de se commettre dans les lieux que fréquentait Teagan, dans l'intention déclarée d'éviter tout contact avec le résultat d'une mésalliance qui à l'en croire faisait la honte de son illustre famille.Teagan, pour sa part, se félicitait de cette mauvaise manière, qui le dispensait de bien des tourments. Lorsque le hasard ou la malchance les réunissait, il se trouvait effectivement contraint d'opposer aux attaques verbales de son cousin tout un arsenal d'épigrammes et de ripostes qui faisaient la joie des témoins, mais qui sollicitaient sa verve jusqu'à l'épuiser.Ce soir, Teagan ne se sentait pas le courage de rompre des lances contre l'insolent personnage. Il n'en aurait pas la force.Il baissa la tête et feignit d'étudier son jeu. Avec un peu de chance, Montford allait l'éviter.Des pas s'approchaient. Sur le sol, tout près de son siège, il vit le cuir brillant de luxueuses bottines.— Eh bien, eh bien, que vois-je ? claironna une voix de fausset. Nous ne sommes pas en enfer, mes amis, mais dans les bas-fonds ! Si je ne me trompe, nous voici en présence de l'Irlandais rampant, de Teagan Fitzwilliams !Teagan leva lentement les yeux.— De votre humble cousin, mon illustre cousin, comte de Montford et d'autres lieux. Vous condescendez à fréquenter les gens du peuple ? Vous disposez-vous à défendre leur cause, à la chambre des Lords ?Comme le silence s'était fait autour d'eux et que Teagan avait parlé d'une voix forte, le comte eut à déplorer les regards curieux des membres de l'assistance qui ne le eonnaissaient pas.— On fait le malin, bien sûr, grommela-t-il. Messieurs, condescendrez-vous à faire gagner quelques pennies à ce déshérité ? Déshérité, le mot n'est pas trop fort, il me semble. Ayez pitié de ce maladroit qui grappille sa pitance. Ne nous revient-il pas de faire l'aumône aux membres des classes inférieures ?Les compagnons de Montford ne semblaient apprécier que modérément ses sarcasmes, et s'entre-regardaient avec gêne. Parmi eux se trouvait Rexford, fils cadet d'un duc et beau-frère du comte, Wexley, un frivole fils de famille, et Albemarle, dont le domaine était contigu à celui de Montford.— Si tu y tiens... pourquoi pas, dit Rexford sans conviction aucune.Teagan se garda de l'encourager.— Je crains, mon cousin, que ce lieu de perdition fréquenté par la canaille ne convienne guère à vos amis. Il me serait désagréable de leur imposer une telle épreuve, et de les dépouiller de leurs biens.— De ce côté, ils ne risquent rien ! s'exclama Montford en riant de bon cœur. Asseyez-vous, messieurs, prenez des sièges. Et vous, là, disparaissez !Il s'adressait aux deux négociants, qui jetèrent leurs cartes et s'empressèrent d'obtempérer.Les intentions de son cousin échappaient à Teagan, qui s'en inquiétait. Jeremy l'avait haï dès leur première rencontre, qui avait eu lieu vingt-deux ans plus tôt. Teagan, âgé de six ans, qui venait pour la première fois chez son grand-père, au château des Montford, en gardait un cuisant souvenir.

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La présente rencontre ne pouvait être un effet du hasard. Jeremy se livrait à une évidente provocation. Ses intentions ne pouvaient être que perverses.Le comte tint absolument à jouer au Piquet voleur, ou Piquet à écrire, ce qui contraignit Teagan à se voir imposer un partenaire en la personne d'Albemarle, qui manifestait une excessive nervosité. Montford, qui faisait équipe avec Rexford, gagna la première partie, et Fitzwilliams la seconde. Lorsque la troisième partie s'engagea, de nombreux curieux entouraient les joueurs.Parmi les spectateurs, Teagan s'étonna d'apercevoir lord Riverton, qui au bal de lady Insley lui avait si efficacement permis de ne pas perdre la face. Il le salua d'un geste, rasséréné quoi qu'il en eût par cette présence.Au cours de cette troisième partie, Albemarle multiplia les bévues avec une telle constance qu'il perdit gros, entraînant Teagan dans sa déroute. En le voyant ricaner niaisement et échanger avec Montford un regard de connivence, Teagan sut que les soupçons qu'il venait de concevoir étaient fondés : les deux compères s'entendaient pour entraîner sa ruine. Ils n'y parviendraient pas.— Si attachante que soit votre compagnie, je me vois contraint de m'en priver, messieurs.Il se disposait à ramasser l'argent qui lui restait, mais son cousin l'en empêcha.— Quoi ? Nous quitter si tôt, après une pareille défaite ?— Il ne me reste pas grand-chose, je n'ai rien d'autre sur moi, et l'on m'attend ailleurs.— Elle attendra, ta grue. Encore une partie, bon sang !Teagan hésita. Il devait trouver une échappatoire sans mettre en cause la respectabilité de son partenaire. Une accusation publique ou une dispute violente lui seraient imputées à tort.— Je préfère généralement les jeux individuels, sans partenaire, dit-il enfin.— Rien de plus facile ! Je te prends au Piquet simple, partie liée, en doublant les mises.S'il perdait la première manche, Teagan n'aurait pas de quoi doubler la mise.— Une autre fois, peut-être, dit-il en reculant son siège.Le comte éclata d'un rire insultant.— Ta lâcheté m'étonnera toujours, poltron ! Mais que peut-on attendre d'un type dont la mère a renié sa famille pour foutre le camp avec un larbin irlandais, comme une catin de bas étage !Teagan se pétrifia. Dans le silence absolu qui régnait soudain, un témoin émit une exclamation de surprise.Désespéré de solitude depuis huit longues journées, Teagan sentit exploser en lui la fureur qui comblait le vide de son âme. Cette fureur si longtemps retenue contre son bourreau, ce cousin qui l'avait accueilli, vingt-deux ans plus tôt, par un violent coup de pied dans le ventre.Penché au-dessus de la table, il gifla Montford si violemment que le visage de l'insolent, à demi renversé, vint heurter l'épaule de son voisin.— J'attends tes témoins, dit-il d'une voix blanche. Dans la salle d'ordinaire si bruyante régnait un silence effrayant. Le comte passa les doigts sur sa joue, comme pour mesurer l'étendue de la marque rouge qu'y avait imprimée la main de Teagan.— Le duel est une affaire d'honneur, répondit le comte lorsqu'il eut recouvré l'usage de la parole. Un gentilhomme ne croise pas le fer avec un voyou. Si tu veux défendre l'honneur de ta mère, assieds-toi, et joue.Parfaitement lucide malgré la tempête qui faisait rage en lui, Teagan dut reconnaître l'habileté de son cousin. A l'épée comme au pistolet, l'infériorité du comte était si patente qu'un duel dans les règles équivaudrait pour lui à un suicide. Outre qu'un tel événement susciterait un fâcheux scandale, Teagan risquait de se voir inculpé de meurtre. En choisissant les cartes, Montford réduisait la portée du scandale en donnant à sa réparation un caractère dérisoire, et préservait sa chère existence. Giflé, il avait le choix des armes, et Teagan ne pouvait se dérober.— Distribue, dit-il en se rasseyant.— Parfait. Pour... intéresser la partie, je propose que l'on triple les mises. Ne proteste pas, cousin, je sais le misérable état de tes finances. Mais tu possèdes un bien, un seul, que je ne méprise pas. Tu mises ton étalon, et je mise sa valeur, qui est grande. L'Irlande produit de piètres bâtards, mais j'apprécie ses pur-sang !Montford rit sauvagement, au milieu du silence général. Teagan aurait préféré voir Ulysse abattu

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qu'entre les mains de ce rustre. Mais il ne possédait effectivement que lui.— Soit, dit-il en blêmissant.Le comte sourit, les lèvres écartées, comme pour mordre.— Faites cercle, mes amis ! Voyez comment on renvoie aux ruisseaux de Dublin ceux qui en sont sortis !

11.

Son cousin voulait sa ruine. Sa ruine totale. Après tant d'années de haine implacable, pourquoi Montford avait-il choisi ce moment pour frapper ce coup décisif ?Sans doute le comte surveillait-il Teagan avec plus de vigilance que celui-ci ne l'aurait imaginé, car ses finances se trouvaient au plus bas depuis le début de sa carrière de joueur. Tout ce qu'il possédait ne constituait qu'une modeste pile sur la table de jeu, et le sort du superbe Ulysse était lui aussi engagé.Bien que la malchance l'ait abandonné, Teagan s'était fait un devoir d'écourter ses soirées ces dernières semaines, afin de s'éveiller assez tôt pour accompagner Valeria dans Londres. Sans doute restait-il chez lui quelque menue monnaie, mais rien n'était disponible pour honorer les factures de ses fournisseurs.S'il perdait ce soir, la rumeur de sa ruine s'envolerait au moment même où la dernière carte serait jetée. Dès le lendemain, les créanciers assiégeraient sa porte, et ne se feraient pas faute de requérir l'assistance des autorités.Il risquait la prison pour dettes, et le déshonneur.Pour éviter cette catastrophe, il lui fallait recouvrer son sang-froid et mettre en œuvre tout son talent, qui excédait amplement celui de son cousin.— Au risque de vous être désagréable, Montford, lança-t-il par défi au comte, qui battait les cartes, vous ne me mettrez jamais à genoux. Si je perdais, ce dont je doute, je pourrais toujours prendre un engagement dans l'armée.— Il serait temps, grommela Montford. Au lieu de te protéger, grand-père aurait mieux fait de t'encourager à rejoindre ces bandes de voleurs et de canailles, il y a dix ans. Moi, son seul petit-fils légitime, moi qui suis de son sang, il m'a traîné dans la boue parce que je n'avais pas envie d'occuper un grade. Mais le bâtard de sa fille, il en faisait trop de cas pour l'envoyer se battre. Il ne devait pas se faire trucider par les sauvages d'Amérique, l'enfant chéri !Le comte se déchaînait, laissait libre cours à ses griefs anciens. Teagan, fortifié contre sa haine, n'en ressentait pas l'aigreur. Il n'en retenait que la révélation, et se reportait par la pensée à sa dernière rencontre avec son grand-père, le lendemain de son éviction d'Oxford... De cette entrevue, il gardait un souvenir cuisant. Après l'avoir accablé de reproches au nom du respect dû à sa mère, son grand-père lui avait refusé l'autorisation de s'engager dans un régiment du roi, en précisant que dans le cas où Teagan le ferait en qualité de simple soldat et sous un pseudonyme, il jouissait d'assez

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d'influence pour le retrouver et le faire exclure. Après quoi, le petit-fils coupable avait été chassé du château.Teagan s'en était allé, en se jurant bien de rompre tout contact avec sa famille maternelle.Son grand-père avait-il refusé un engagement non par haine ou par mépris, mais par tendresse pour le fils de sa fille chérie ? Les propos de Montford le suggéraient.— Voyez, messieurs, disait ce dernier, la peur le paralyse au point qu'il ne ramasse même pas son jeu !Teagan se hâta de reprendre ses esprits et examina la main que le comte venait de distribuer. Il ne fallait pas qu'une distraction coupable l'exile de Londres, ou le condamne à rejoindre pour de bon l'armée.Malgré l'importance de la partie, il restait sensible à la surprise mêlée de satisfaction que venait de faire naître en lui la confidence de son cousin. Devait-il lui accorder quelque crédit ?— Tu me prends pour le favori de grand-père ? C'est pour cela qu'après en avoir tout reçu tu persistes à me haïr, cousin ?Emporté par un élan de rage, Montford se pencha tout entier au-dessus de la table pour parler à mi-voix mais avec force à Teagan, les yeux dans les siens.— Oui, toi, l'Irlandais, le moins que rien, tu l'as envoûté. Avec tes exploits minables, toujours supérieur à moi. « Monte comme Teagan, Jeremy. Tire comme Teagan. N'apprends pas le grec, Teagan en est seul capable ! »Il contrefaisait la voix chevrotante d'un vieillard. Epuisé, il se rassit lourdement et abattit avec force sa première carte.— Grâce à Dieu, poursuivit-il, le vieux fou a eu la bonne idée de débarrasser le terrain peu de temps après tes exploits amoureux... Il n'a pas eu le loisir de te rappeler au bercail, mouton noir ! S'il te voyait, le pauvre, il déchanterait ! Réduit à la misère, le chéri, en prison pour dettes !Il éclata de rire en ramassant le premier pli. Teagan, vivement ému par l'évidente sincérité de cette révélation, s'efforça de retrouver son calme pour concentrer toute son attention sur le jeu. Son grand-père l'aimait donc ?Il aurait pu le rappeler près de lui ? Personnage emporté et autoritaire, l'intraitable patriarche n'avait pas coutume d'exprimer des regrets ou de présenter des excuses après l'un des éclats dont il était coutumier. Mais il savait compenser par quelque faveur ultérieure la rigueur de ses décrets. Avait-il eu l'intention de se réconcilier avant sa mort avec le fils de sa fille ?Lorsque Jeremy, le fouet à la main, avait interdit à Teagan l'accès au château, en ce jour funeste, la jalousie peut-être armait son bras, ainsi que la crainte d'une réhabilitation qu'il redoutait. Averti de la mort imminente du vieillard, Teagan avait pour sa part décidé de revenir sur ses résolutions et de faire amende honorable en venant embrasser pour la dernière fois celui que la mésalliance de sa mère avait jadis cruellement éprouvé.Le fouet à cheval brandi par son cousin ne l'aurait pas empêché de passer. Mais Jeremy ayant prétendu que sa impie vue risquait de précipiter l'issue fatale, Teagan avait eu la faiblesse de le croire, et s'était retiré, la mort dans l'âme.Montford sourit en ramassant la seconde levée. Ni la nostalgie ni le regret des erreurs anciennes ne devaient distraire l'attention de Teagan. La victoire en dépendait.Les confidences faites par son cousin n'avaient-elles pas pour but de le déstabiliser, de lui faire perdre son sang-froid ? D'un coup d'œil rapide, il vit que son adversaire se concentrait sur son jeu. Après avoir choisi de le combattre sur son propre terrain, Montford, qui de loin lui était inférieur, allait-il le battre ? Teagan se jura que non.Un calme étrange régnait dans la salle de jeu, où seuls les deux cousins maniaient les cartes, retenant à eux seuls l'attention de l'assemblée. Familier du Piquet, Teagan se livra à de savants calculs, afin de déduire du commencement de la partie les cartes qui restaient dans le talon.Teagan gagna la première manche, et le comte, qui jouait beaucoup mieux que prévu, la seconde...Comme la partie était liée, il y aurait une belle. Teagan reprit confiance en entamant cette troisième manche. La distribution lui était favorable. Il allait gagner.Après avoir coupé la première carte, Montford jeta le dix de carreau. Teagan, qui n'avait dans cette

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couleur que le huit dut lui laisser la main, en espérant couper le prochain pli. Mais avec une habileté consommée et une chance extraordinaire, son cousin domina brillamment la partie, ne concédant deux levées que pour s'assurer le contrôle de l'ensemble du jeu.Teagan allait perdre.Comme venant de très loin, il entendit le cri de triomphe que poussait Montford en abattant sa dernière carte.— Voilà le travail, Irlandais de malheur ! N'oublie pas de me faire mener mon gain jusqu'à mes écuries, avant de te sauver à Dublin !Hébété par l'énormité de la catastrophe, Teagan n'eut pas la force de se lever. Machinalement, il tapota le tapis vert avec sa dernière carte, qu'il n'avait pas pris la peine de jouer parce qu'elle était perdante. Les yeux braqués sur elle, comme fasciné, il passa en revue les nécessités successives qui s'imposaient à lui. Passer à sa chambre pour récupérer la monnaie qui s'y trouvait encore, et disparaître avant l'arrivée des créanciers, afin d'éviter la prison pour dettes. Dire adieu à Ulysse. Faire une rapide évaluation de la distance que ces maigres restes lui permettraient de mettre entre les magistrats londoniens et lui, car il lui faudrait conserver de quoi déposer les premières mises dans quelque tripot. Pourrait-il se rétablir, sauver les apparences ?Serait-il contraint, en fin de compte, de s'enrôler dans quelque régiment ?Quelle malédiction que les cartes ! Celle dont il frappait nerveusement le tapis vert, à petits coups saccadés, était comme le symbole de l'inanité des choses.Il lui sembla soudain percevoir au dos de ce valet inutile, sur le liseré bleu de son décor, une minuscule décoloration. Happé d'une illumination, il saisit pêle-mêle des cartes abandonnées sur la table, et n'en crut pas ses yeux : au moyen d'altérations rondes, carrées ou triangulaires, les cartes étaient marquées au verso. Au cours de toute la partie, Montford avait eu connaissance du jeu de Teagan aussi clairement que s'il avait été découvert.Quelle maladresse ! Lui, un joueur professionnel, s'était laissé flouer par cet aristocrate dépravé, dont les confidences n'avaient pas peu contribué à émousser son esprit critique. En réveillant les fantômes du passé, en ne suscitant en même temps que des nostalgies et des regrets de nouvelles espérances, Montford avait entraîné sa victime dans la contemplation du passé, le dépouillant ainsi de l'acuité d'observation et d'attention si indispensable à la maîtrise d'un jeu.Aussi bien le procédé était-il à proprement parler incroyable. En trichant de propos délibéré, le comte s'excluait de l'aristocratie. Teagan se trouva comblé du bonheur que fait naître l'imminence du triomphe. Cette partie ne consacrait pas sa ruine, mais celle de Montford.Presque tout est permis à ceux qui possèdent les titres et la fortune. Ils peuvent humilier leur épouse en entretenant des maîtresses, user de brutalité à l'égard de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs domestiques, se ruiner.Mais en aucun cas un homme bien né ne renie sa parole, ni ne triche aux cartes.En un instant, Teagan Fitzwilliams allait tirer vengeance de deux décennies d'insultes, de menaces et de haine agissante.Il allait ouvrir la bouche pour réclamer le silence et faire éclater le scandale lorsqu'un scrupule le retint. Le désespoir imminent de son cousin, légitime sanction de sa bassesse, n'allait pas frapper seulement le coupable. A Eton, son jeune fils aurait à subir, avant son exclusion probable, les féroces sarcasmes de ses condisciples. Lady Montford, personne insipide mais inoffensive, n'aurait qu'à quitter Londres pour mener à la campagne une vie recluse.Montford, c'était aussi le nom du grand-père colérique mais universellement respecté, et celui de sa mère, que jeune enfant il aimait si tendrement.Jamais Teagan n'avait tiré quelque avantage de son appartenance à l'illustre famille. Emporté sans doute par quelque folie, il répugnait néanmoins à en ternir le renom. D'un scandale, le comte avait tout à redouter. Doté d'une réputation détestable, Fitzwilliams n'avait rien à perdre en acceptant sa propre ruine.Avec ce qui lui restait, il pourrait se refaire, saisir d'autres chances, entreprendre une carrière dans l'armée. Qui regretterait son départ de Londres ? Aucun de ses partenaires habituels ne déplorerait son absence. Sans doute sa logeuse, qu'il se jurait de dédommager par priorité, en éprouverait-elle

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un sincère regret. Avec son client préféré, la pauvre Mme Smith allait perdre sa dernière illusion.Peut-être aussi Teagan allait-il faire de la peine à la plus douce et la plus inaccessible des femmes, qui elle aussi devrait renoncer à ses bons sentiments, et reconnaître qu'en affublant du titre de gentleman un individu qui ne l'était pas, elle s'était trompée.Cette pensée lui brisait le cœur. La gorge nouée, il posa la carte, releva les yeux... Dans le foule excitée et gesticulante, un personnage, le seul qui fût silencieux et impassible, l'observait avec une intensité particulière.Les sourcils froncés, l'air sévère, lord Riverton lui désigna du menton les cartes encore étalées.Riverton avait compris.Teagan retint son souffle. Avant qu'il ait pu s'exprimer ou se déplacer, Riverton interpellait le comte, qui attendait son manteau et sa canne, et lui frappait l'épaule.— Un instant, Montford, ne partez pas si vite, dit-il assez fort pour couvrir le brouhaha général. A propos de cartes...Il n'en dit pas davantage. Si Teagan l'avait apostrophé de cette façon, son cousin l'aurait sans doute écarté d'une bourrade et écrasé de son mépris sans interrompre sa retraite. Mais l'autorité de lord Riverton faisait loi.En se tournant vers lui, Montford lut dans ses yeux sa condamnation, et perdit contenance.— Les... les cartes, Excellence ?Teagan dédia ce qui allait suivre à sa mère, et se leva en adressant à Riverton un discret signe de défense.— Les cartes ont décidé ta victoire, cousin, dit-il en s'approchant.Riverton fixa sur lui un regard aigu, que Teagan soutint sans sourciller.— On peut voir les choses ainsi, en effet, dit-il après un assez long silence.Montford retrouva sa respiration, et le soulagement détendit son visage anxieux... Il semblait pressé de vider les lieux.— Merci, milord. Bonsoir, milord, conclut-il en s'inclinant profondément. Je pars.Avant de lui poser la main sur le bras, Riverton attendit que le comte ait fait demi-tour.— Pas si vite, Montford, murmura-t-il. Messieurs, poursuivit-il en élevant la voix pour se faire entendre de tous, Montford vous rejoindra plus tard.Incertain de l'attitude à prendre, le comte hésita un moment, en essayant de lire sur le visage austère de l'homme de gouvernement. N'osant en définitive n'opposer ni refus ni dérobade à cette manifestation d'autorité, il affecta d'un coup un joyeux entrain pour s'adresser à ses amis.— Retenez une table au White, messieurs. Wexley, champagne pour tous ! Je vous suis !Lorsqu'il fit de nouveau face à Riverton, son visage avait pâli.— Venez par ici, personne ne nous dérangera, dit Riverton.Il désigna une table dans un coin déserté par la foule. Les compagnons du comte n'étaient pas seuls en effet à quitter l'établissement. Nombre de témoins se disposaient de toute évidence à répandre dans le public des récits de l'incident, dont la gifle reçue et le duel d'un nouveau genre qui avait en principe lavé l'offense seraient les temps forts.— Fitzwilliams va se joindre à nous, reprit Riverton. Pendant plusieurs secondes, le comte se tint immobile, visiblement paralysé par l'appréhension. Teagan éprouva l'amère satisfaction de voir le front de son cousin se couvrir d'un voile de transpiration pendant que d'une main tremblante il tiraillait sa cravate de soie blanche, comme pour éviter l'étouffement.— Comme il vous plaira, Excellence, articula-t-il avec difficulté, en évitant soigneusement de croiser le regard de Teagan.Riverton s'assit le premier, en désignant à chacun un siège. Sans quitter Montford des yeux, il se cantonna dans un ilence qui en se prolongeant devint bientôt insupportable. Lorsqu'il consentit à le rompre, c'est à Teagan qu'il s'adressa d'abord...— Quelles sont vos raisons, Fitzwilliams ?— Je préserve la famille, et le nom que portaient ma mère et mon grand-père.Teagan avait répondu sans hésitation, d'une voix lourde.

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— C'est ce que je pensais, dit Riverton en hochant la tête. Ecoutez-moi bien, vous qui déshonorez le nom que vous portez, poursuivit-il en ne s'adressant plus qu'au comte. Je vous tiens pour un être méprisable. Ne protestez pas ! Si je n'avais connu et respecté votre aïeul, j'aurais dénoncé votre forfait. Encore une fois ne tentez pas de m'interrompre. Ce soir, vous avez battu aux cartes votre cousin, sans plus. Si vous-même ou quelqu'un de vos amis célébrez l'événement avec ostentation, si vous répandez des rumeurs dont la réputation de Fitzwilliams auprès d'éventuels créanciers aurait à souffrir, je me verrai contraint d'informer le public de votre fraude. Venant de votre cousin l'information serait peut-être mise en doute. De ma part, nul ne la discutera. N'abusez pas un instant de l'impunité que je vous concède, monsieur le comte. Elle est conditionnelle. Ai-je été assez clair ?Le visage de Montford s'était décomposé. La mâchoire tremblante, il dut s'humecter les lèvres avant de pouvoir s'exprimer.— Je vous assure, Excellence...— Cela suffit. Délivrez-moi de votre présence. Montford, l'air égaré, se leva lourdement et se dirigea vers la porte, tel un somnambule, sans saluer ni voir personne. Lorsqu'il eut disparu, Riverton, qui avait suivi des yeux sa retraite, ramena son attention sur Teagan.— Voilà des scrupules qui vous coûtent cher, monsieur Fitzwilliams.— Parler des scrupules d'un joueur irlandais, n'est-ce pas commettre un abus de langage ?Riverton se contenta de soulever les sourcils, sans commenter l'ironie, et garda un moment le silence.— Votre étalon est superbe, je l'avais moi aussi remarqué. Montford se fera un devoir de le vendre à mon intendant. Vous aurez ainsi le plaisir de savoir votre beau cheval entre de bonnes mains.Bien qu'il éprouvât un profond soulagement, car l'idée de savoir Ulysse entre les mains d'un butor lui était presque aussi douloureuse que celle de sa perte, Teagan afficha une désinvolture de façade.— C'est très aimable à vous, dit-il en feignant l'insouciance.Comme un éclat moqueur passait dans les yeux de Riverton, Teagan eut l'impression désagréable d'être percé à jour. En présence d'un observateur aussi expérimenté, aucune pose ne faisait illusion.— Votre cousin n'alimentera pas la rumeur, comme il se disposait à le faire, reprit Riverton. Cela vous laisse un délai de quelques jours, qui vous donnera le temps de... mettre de l'ordre dans vos affaires.Le regain de vigueur qui avait permis à Teagan de faire de nouveau bonne figure commençait à s'estomper, il ressentait soudain la fatigue.— De cela aussi, je vous suis reconnaissant, dit-il d'une voix sourde, en détournant le regard.Le conseiller, qui l'examinait pensivement, sembla prêt à lui faire une proposition, mais se ravisa et se leva.— Bonne nuit, Fitzwilliams.En quittant l'Enfer du Jeu quelques instants plus tard, Teagan vit un valet refermer sur Riverton la portière de son landau et reprendre place près du cocher. De son côté, il regagna à pied son logement, écoutant dans le silence de la nuit le bruit de ses pas, qui semblaient scander une marche funèbre. Montford allait sans nul doute imposer la discrétion à ses proches. Mais d'autres témoins, bourgeois, employés, portier, n'allaient pas manquer de répandre autour d'eux les récits circonstanciés d'une soirée véritablement exceptionnelle. Les querelles entre aristocrates enchantent toujours les gens du peuple.Demain, une foule de fournisseurs allait assiéger la maison de Mme Smith, et les autorités policières ne manqueraient pas de venir leur prêter main-forte. Pour éviter l'impatience des uns et la rigueur des autres, Teagan ne pouvait trouver son salut que dans la fuite.Mais en quel lieu trouver refuge ?Des souvenirs anciens, dont il parvenait d'habitude à bannir la résurgence, se pressaient en foule dans son esprit. La main froide de sa mère, que le petit garçon de cinq ans refusait de lâcher après son dernier soupir, comme si son amour pouvait la disputer à la mort. La faim, les coups, la misère, le mal de mer sur le navire où l'avait embarqué un prêtre.— Tu as la chance d'appartenir à une grande famille, mon garçon, tu vas être heureux !

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Le coup de pied de son cousin, au premier instant de leur rencontre, avait cruellement démenti cette prophétie.D'autres souvenirs le hantaient encore, celui surtout des derniers mots proférés en sa présence par le vieux comte, son grand-père.— Hors de ma vue ! Va au diable !Peut-être le diable allait-il bientôt l'accueillir en effet, songea Teagan en s'abandonnant au vertige des idées macabres. Parvenu à son logement, il s'introduisit discrètement dans son modeste appartement. A la lumière d'une seule bougie il emballa rapidement l'essentiel de ses biens, non sans avoir vidé les poches de ses différents habits de la monnaie qu'elles contenaient.Il médita un moment devant ses chers livres, qu'il ne pouvait emporter. En soupirant, il rédigea à l'intention de Mme Smith une lettre d'excuse. La vente de cette collection d'auteurs classiques permettrait à son aimable logeuse de compenser convenablement le loyer impayé.Du fond d'un tiroir il sortit une paire de pistolets de duel, dans leur boîte. S'il en avait l'usage, songea-t-il amèrement, un seul pistolet et une seule balle suffiraient.Une fois son bagage complété, Teagan n'eut plus qu'à jeter sur son épaule sa selle. Avant de franchir la porte pour la dernière fois, il attarda son regard sur les livres qu'il abandonnait, sur Virgile, sur Homère, sur Platon.Loin d'eux, il ne vivrait plus que dans le désespoir, désormais. Des après-midi entiers, il s'était plongé de nouveau dans ces auteurs qui avaient bercé sa jeunesse et son adolescence, aux temps heureux des études et de la sérénité.D'autres souvenirs, plus récents, ne connaîtraient ni suite ni accomplissement. En même temps que des grands auteurs, il s'éloignait de la plus intelligente, de la plus spirituelle, de la plus piquante, de la plus sage des femmes qu'il ait jamais rencontrées. Sa lady Mystère, l'une des rares personnes à ne lui reprocher ni son passé ni ses origines, et qui le prenait pour ce qu'il était, sans trop de répugnance...Le cœur gros, Teagan Fitzwilliams quitta la grande maison, chargé de ses maigres richesses. Combien de temps faudrait-il à la rumeur de sa ruine pour atteindre Valeria ? C'est alors seulement qu'il la perdrait, pour toujours.

12.

Avant de quitter Londres, Teagan, le cœur brisé, alla faire ses adieux à l'être le plus noble et le plus beau qu'il ait jamais aimé, le seul qu'il ait pu légitimement déclarer sien. Malgré la discrétion de son approche, Ulysse le salua d'un gémissement de gorge avant que Teagan n'atteigne sa stalle, dans l'établissement où son étalon prenait pension.— Tu as l'oreille fine, murmura Teagan en lui flattant la tête, la paume caressée par le velours vivant des naseaux et des lèvres. Je dois t'abandonner, Ulysse, mais Riverton et ses gens sauront te faire la

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vie douce. Tu vas perdre un ami, mais trouver de bons maîtres. Si cette brute de Montford avait dû te monter, je t'aurais peut-être abattu, puisqu'il me reste assez de poudre et de balles. Tu imagines le drame, vieux frère ? Que serais-je devenu ?Le cheval s'ébroua et balança la tête, comme pour exprimer sa désapprobation.— Je ne peux pas t'emmener avec moi, mon trésor. Lord Riverton excuserait ce larcin, mais tu ne lui appartiens pas encore. Et puis tu as trop d'allure pour qu'on ne te remarque pas, et sur les chemins que je vais prendre les encaisseurs et autres vautours nous suivraient à la trace.Pour la dernière fois, Teagan caressa l'encolure de l'étalon en fermant les yeux pour retenir ses larmes. Les paupières brûlantes, il s'éloigna avec raideur. Une nouvelle tâche l'attendait. Hors de la ville, il lui fallait négocier l'achat d'une autre monture, moins voyante.En sortant des écuries, il fut pris après quelques pas d'un pressentiment. On l'épiait. Fouaillé par l'imminence d'un danger, Teagan recouvra d'un coup toute son énergie. Aussitôt sur ses gardes il fit halte, prêt au combat.— La guerre elle est finie, chef, repos ! graillonna une enrouée et railleuse. J'suis pas un ennemi, au contraire ! J'vous propose une affaire, c'est tout bénéfice !— Montrez-vous, et nommez-vous, ordonna Teagan sans se départir de son attitude belliqueuse.Le personnage qui prudemment sortait de l'ombre ne manquait pas de pittoresque. Dans son visage buriné, ses yeux aux sourcils broussailleux brillaient de malice. Au-dessus de la bouche oblique, en forme de cicatrice, le nez portait les stigmates d'agressions brutales. Sur les vestiges d'une jaquette d'uniforme rouge dont la manche gauche était vide brillaient les boutons de cuivre qui seuls sur cette défroque semblaient en bon état. Teagan se détendit en reconnaissant en cette apparition un mendiant auquel il avait plusieurs fois fait l'aumône de quelques pièces.— Je n'ai pas de mitraille sur moi, mon pauvre ami, dit-il en guise d'excuse. Ce n'est pas ton jour de chance.— Parlez pour vous, chef ! A c'qu'on dit, elle vous a quitté, la chance. C'est pas d'la mitraille qu'il vous faudrait, c'est des munitions !Si instruit qu'il fût de l'indiscrétion du monde et de la remarquable célérité de propagation des rumeurs, Teagan se trouva pour cette fois pris de court, et ressentit un choc. La nouvelle de sa défaite était donc déjà parvenue jusqu'aux oreilles de ce malheureux, qui riait seul de sa plaisanterie.— Les nouvelles vont vite, constata-t-il sombrement.— Aussi vite que les boulets français à Waterloo, dit l'homme en agitant habilement sa manche vide. J'en sais des choses, mon prince, que vous allez quitter Londres à r'culons et tout et tout. J'connais aussi un monsieur qui pense comme ça qu'vous pourriez lui rendre service. Il vous donnerait de quoi tenir la position, rester dans la place et remplir comme qui dirait vot' giberne. Un monsieur qui vous veut du bien, quoi.— De qui s'agit-il ? demanda Teagan, fort étonné de se découvrir un appui.— D'un qui a des sacs d'or, c'est tout c'qu'y a à savoir.Un individu qui entend rester inconnu ne nourrit généralement pas des intentions honnêtes. Mais dans certaines situations il est difficile de cultiver l'intégrité : on ne peut se targuer d'exigence morale qu'à partir d'un certain confort matériel.— En quoi consisterait ce service ? demanda Teagan, à tout hasard.— Rien que du facile pour un gaillard comme vous, qui connaît la vie et qui sait y faire, si vous voyez ce que je veux dire. Faut juste faire un tour chez un grossium et prendre une boîte qu'il planque dans son écurie. Si on vous voit dans les parages, vous pouvez toujours dire qu'vous v'nez voir les bestiaux, c'est tout trouvé comme excuse. Vous prenez la boîte, et vous allez la porter à Douvres, dans une auberge qu'on vous dira. Vite fait, bien fait. Un sac de bonne monnaie d'or, c'est le prix du silence. Et d'autres sacs après, chaque fois.Le mendiant ne plaisantait plus, et son attitude avait changé. Il se tenait plus droit dans ses haillons, et son visage tout à l'heure grotesque gardait sa brutalité, mais associée cette fois à une froide détermination.— Que contient cette fameuse boîte ?— Des papiers, du pas lourd. On s'en balance, fit l'ancien soldat en haussant les épaules.

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— Emporter une cassette et l'emmener à Douvres, dit Teagan, qui réfléchissait à haute voix, cela signifie que des contrebandiers vont faire passer en France des documents officiels. Il s'agit d'espionnage, n'est-ce pas ?— Vous avez vu ? maugréa l'ancien combattant en tirant de la main droite sur sa manche vide, l'Angleterre, elle m'a pris mon bras, et bonsoir ! Des estropiés, y a pas de travail pour eux. Elle me connaît pas, la bonne vieille Angleterre, alors je lui dois rien.Cet infirme n'avait pas tort. Teagan songea à son propre destin. Le pays où était né sa mère, comment l'avait-il accueilli ? Par des insultes. Chez les plus indulgents des aristocrates, ne lui reprochait-on pas son ascendance irlandaise, considérée comme une tare héréditaire ?— Alors, chef, vous allez à Douvres, ou vous n'y allez pas ?Le trajet n'était pas très long. Les documents n'étaient sans doute que d'inoffensives et inutiles paperasses... Personne n'en saurait jamais rien.Cette soudaine rentrée d'argent permettrait à Teagan de désintéresser ses créanciers, de ne pas quitter Londres, de vaincre les obstacles dressés par l'insupportable lady Farrington autour de Valeria Arnold...Il ne serait pas non plus désagréable de tirer vengeance d'une nation où l'on portait au pinacle les nantis, fussent-ils des tricheurs comme Montford, pendant que des soldats infirmes et d'honnêtes Irlandais se trouvaient réduits à vivre d'expédients.L'espionnage implique la discrétion. Personne n'en saurait rien. Mais Teagan, lui, le saurait. Et trahir, trahirait-on un pays étranger, c'est se déshonorer.En commettant une trahison, Teagan se ravalerait au niveau du cousin qu'il méprisait, et se rendrait indigne de la confiance que Valeria Arnold avait si inconsidérément mais si généreusement mise en lui.— Dites à votre « monsieur » que je ne suis pas son homme.— C'est bien réfléchi ? Un gain facile, pour un gaillard comme vous. Si j'avais un bras de plus et une bobine qui fait pas peur, j'y serais déjà, à Douvres, moi.— Je n'en doute pas. Et maintenant, adieu, mon brave. Je dois quitter Londres avant l'aube.Le tentateur, prenant philosophiquement acte de ce refus, haussa les épaules sans acrimonie aucune.— Sur le droit chemin... en avant... marche ! ordonna-t-il en manière de plaisanterie. Bon voyage, chef !En se redressant de toute sa taille, il exécuta un salut militaire, se figea un temps dans cette position, et rentra dans l'ombre d'où il était sorti.Teagan releva son col pour se protéger de la bruine. A l'est, la nuit pâlissait déjà. Que lui réservait l'avenir ?

Une pluie fine et glacée faisait briller les pavés de Grosvernor Square. Attelée de quatre chevaux, la berline de voyage qui naguère transportait lady Winterdale s'ébranla, emportant Valeria vers Winterpark. Emmitouflée de fourrures, les pieds posés sur une brique chaude, elle entendait bien faire taire les critiques et tarir les lamentations que suscitait ce départ matinal, et précipité.Elle s'était en effet décidée à respecter sans plus attendre l'engagement pris auprès de sa grand-mère, sans tenir compte des pesanteurs imposées par les traditions domestiques. Molly, sa femme de chambre, et Mercy, sa gouvernante personnelle, ne partiraient de Londres que le lendemain, après avoir rangé sa garde-robe et empaqueté les accessoires de sa vie quotidienne. Informée par le majordome et par l'intendante de la défunte que celle-ci ne se déplaçait jamais sans se faire accompagner d'un imposant matériel, Valeria, à bout de patience, avait choisi de précéder ce déménagement, et de se passer pour quelques heures de femme de chambre. Les usages ne le voulaient pas ainsi, mais il lui fallait, tout en respectant la sensibilité des anciens serviteurs, savoir leur imposer sa volonté.Ce départ brusqué lui évitait aussi les jérémiades de lady Farrington, qui la veille avait failli tomber en pâmoison lorsque sa jeune cousine était passée chez elle pour le lui annoncer. Attribuant à un désordre mental consécutif au deuil une initiative qui la bouleversait, la cousine Alicia l'avait

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suppliée d'y renoncer, mais en vain. Résolue à prévenir l'empressement de ses nouveaux adulateurs, qui tels lady Evelyn lui rendaient la vie à Londres odieuse, Valeria tenait à les surprendre à force de rapidité et de discrétion. Aussi bien cette décision se justifiait-elle par la soumission filiale aux dernières volontés de lady Winterdale.La veille, ses derniers préparatifs s'étaient tardivement terminés. Mais la fatigue n'avait en rien favorisé son sommeil.Non que cette insomnie fût provoquée par le chagrin, ou par le souci d'assumer des responsabilité nouvelles.Pour achever son ridicule, elle n'avait cessé de tendre l'oreille au moindre bruit, dans la folle espérance du retour de James, qui aurait découvert la résidence de Teagan Fitzwilliams, remis le message de Valeria et obtenu en échange une réponse.Le sommeil agité qui finalement s'était emparé d'elle n'avait naturellement été interrompu par personne. Dans l'hypothèse où James avait découvert le domicile de Teagan, celui-ci ne s'y trouvait pas nécessairement. Et sans doute avait-il mieux à faire qu'à répondre dans l'instant à son courrier.L'absurdité de sa propre conduite confirmait en tout cas la pertinence des inquiétudes de lady Winterdale. La comtesse avait vu juste en l'invitant à s'éloigner de Londres, et par conséquent du fascinant M. Fitzwilliams. Pour se guérir et recouvrer l'usage de la raison, il lui faudrait beaucoup de temps, et de distance.La fortune inespérée que lui apportait son héritage garantissait son entière liberté, mais comment pouvait-elle en jouir, puisque dans le même temps elle venait de perdre le seul conseiller en qui elle eût confiance ?Quels choix lui étaient-ils offerts ?Par égard pour son immense fortune, on pardonnerait sans doute à lady Arnold des promenades accompagnées. Mais si elle se présentait au bras de Teagan dans quelque réception mondaine, elle l'exposerait à de désagréables rebuffades. La fortune dont elle disposait lui ouvrait toutes les portes. Mais ce privilège strictement personnel ne s'étendait à aucun autre bénéficiaire, et ne pouvait en aucune façon réhabiliter M. Fitzwilliams dans l'opinion publique. En fait, une telle démonstration d'amitié entre un joueur et une femme riche ne ferait que détériorer encore la réputation du premier.Jamais on ne le considérerait comme un prétendant convenable, à supposer qu'il accepte de jouer un tel rôle. Ni son enfance difficile ni l'existence incertaine qu'il menait depuis son exclusion d'Oxford ne l'avaient d'ailleurs préparé à supporter en permanence les liens sacrés du mariage. Mais pour être rétif à un joug, n'arrive-t-il pas qu'un esprit libre accepte... une liaison ?L'attitude et le comportement de Teagan l'autre jour sur les quais laissaient supposer qu'il renouvellerait sans réticence aucune l'épisode du grenier à foin. Valeria devrait-elle se satisfaire d'une exaltante mais précaire aventure ?En quoi ce choix influerait-il les autres ? Un homme à l'esprit ouvert, sir William par exemple, pouvait ne pas s'offusquer de sa sympathie pour un personnage à la réputation controversée. Mais si un veuf ne compromet en aucune façon ses chances de remariage en prenant occasionnellement une maîtresse, il n'en va pas de même pour une veuve qui prendrait un amant, et tout particulièrement celui-là. Elle devrait abandonner tout espoir de trouver un mari à sa convenance, et par conséquent tout espoir de s'entourer d'enfants, de relations et de petits-enfants, de cet environnement familial si nécessaire au bonheur et dont Valeria s'était vue privée par des deuils successifs.Si enfiévrée qu'elle soit, une liaison vaut-elle un tel sacrifice ? Doit-on la payer d'une vie de solitude ?La raison ne lui commandait-elle pas d'accepter la candidature de sir William ? Pendant cette semaine tout entière consacrée à des préparatifs funèbres, il n'avait cessé de se rendre utile, avec une discrétion et une retenue exemplaires. Toujours présent, jamais il n'avait commis la moindre indiscrétion, ni excipé de sa familiarité avec la défunte pour servir ses ambitions.Son désintéressement, de surcroît, ne faisait aucun doute.Sans en avoir reçu un seul, Valeria supposait les baisers de sir William moins capiteux et moins bouleversants que ceux de Teagan Fitzwilliams. Mais ils auraient l'avantage de la permanence. Et si aucun élan irrépressible ne la poussait à se blottir entre ses bras, elle lui reconnaissait volontiers un

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aspect physique fort agréable. Sa taille élevée, ses traits réguliers lui donnaient de l'allure, et la franche bienveillance de son expression ne l'enlaidissait pas. Cet ami sincère ne pouvait-il pas à l'usage se révéler un acceptable époux ?En même temps que la pluie s'obstinait à occulter le paysage traversé, ces réflexions ne cessaient de se succéder sans fin dans l'esprit de Valeria, si bien qu'elle se trouva bientôt en proie aux affres de la migraine. Pour y échapper, elle résolut de les exclure délibérément.Sir William se trouvait retenu par ses obligations à Londres, et peut-être ne reverrait-elle jamais M. Fitzwilliams. En rendant mentalement hommage au bon sens et à la lucidité de lady Winterdale, Valeria se résolut à ne plus consacrer ses efforts et ses réflexions qu'aux tâches immédiates qui l'attendaient. Winterpark méritait toute sa sollicitude.La lassitude eut enfin raison des obsessions et des résolutions diverses qui hantaient son esprit. Elle sommeillait lorsque dans l'après-midi la voiture fit halte si brutalement que Valeria faillit tomber de la banquette.Dehors, on ne voyait rien que la pluie et la bordure d'un bois de feuillus. Wilkins le cocher apparut bientôt, le chapeau à la main.— Il y a un peuplier en travers de la route, madame. J'ai envoyé Robert chercher du renfort à l'auberge de la Marmite Couronnée, qui n'est pas loin d'ici. N'ayez crainte, madame, on y sera avant la nuit. Faites excuse, il faut que je calme mes chevaux, ils s'énervent...Valeria resta seule, et put constater après un temps de réflexion que la modification de son statut social pouvait, si elle n'y prenait garde, avoir un certain retentissement sur son caractère : l'impatience est si naturelle aux puissants et aux riches !Il lui sembla tout à coup que son attente serait brève. Wilkins réapparaissait en effet à la portière, étonné mais épanoui.— Ils arrivent déjà de l'auberge, ma...Une détonation toute proche le réduisit au silence. Les traits soudain tendus, il tenta prestement d'escalader son siège. Une voix puissante l'en dissuada.— Touche pas à ton tromblon, bonhomme, ou j'te brûle ! Fais voir tes mains, bien haut !Wilkins, apeuré et ridicule, n'en menait pas large. Valeria pour sa part s'indignait de sa propre négligence. Elle avait jadis voyagé en Inde avec sur le siège de la voiture une paire de pistolets dont son père lui avait appris le maniement dès l'âge de douze ans. De Bombay à Calcutta, personne ne l'avait importunée. Et voilà qu'entre Londres et Nottingham un bandit de grand chemin avait l'audace de la rançonner ! Sans doute la présence de son père et d'un détachement de lanciers avait-il contribué à sa sécurité sur les routes d'Akola et de Raipur. Mais les précieux pistolets, qu'elle emmenait avec elle dans tous ses déplacements comme un talisman précieux, étaient restés pour cette fois à Londres, dans l'une des malles qui ne serait transportée que le lendemain.Comme Valeria s'affairait à trouver près d'elle quelque accessoire qui pût tenir lieu d'arme défensive, un personnage corpulent, entièrement vêtu de noir, des bottes au chapeau au large bord en passant par le foulard qui lui couvrait le visage jusqu'à la racine du nez, apparut à la portière. Il pointait sur Wilkins un pistolet dont le calibre semblait exceptionnel.— J'vais t'ouvrir ta porte sans la casser, ma p'tite dame. Y a déjà assez d'eau alors chiale pas, et tombe pas dans les pommes non plus, Jack le Dingue il aime pas les p'tites natures. Tu me files tes sous, tes bagues, tes perles, tes pierres et tout le toutim, et j'me casse, bons amis comme...Une détonation toute proche retentit, si surprenante que Valeria eut un mouvement de recul. Bousculé par un agresseur, Jack le Dingue tombait à la renverse. Dans ce mouvement, son arme se déchargeait avec un bruit de tonnerre, en émettant un panache de fumée nauséabonde.Blottie au coin de la banquette, les mains crispées sur l'arme improvisée qu'elle tenait en réserve, Valeria attendit que les deux hommes, qui avaient disparu de son champ de vision mais dont elle percevait les ahanements et les interjections, aient achevé leur explication.Celle-ci ne se prolongea que quelques instants. Une fois le silence revenu, la portière fut violemment ouverte par un personnage entièrement couvert de la boue du chemin. Valeria, par réflexe, brandit son arme.— Mes hommages, madame. Vous n'avez...

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Elle le reconnut d'abord à ses yeux, qui s'écarquillaient soudain de surprise.— Teagan !

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Wilkins apparut derrière Teagan avant que celui-ci ait pu s'exprimer.— Je vous ai pas reconnu tout de suite, monsieur Fitzwilliams ! On peut dire que vous êtes tombé à pic !— Que lady Arnold soit indemne de tout dommage, voilà l'essentiel, dit Teagan en restaurant un semblant d'ordre dans sa tenue. Je suggère que nous mettions cet individu hors d'état de nuire. Vous avez de la corde ?Pendant que les deux hommes ligotaient le bandit de grand chemin, Valeria se trouva soudain prise d'un tel vertige qu'il lui fallut en hâte se rasseoir sur la banquette pour y reprendre ses esprits.— Il va sans dire que je vous suis infiniment reconnaissante, monsieur Fitzwilliams, déclara-t-elle lorsque la tempête des émotions diverses se fut apaisée. Comme voulait le dire Wilkins, vous êtes véritablement notre Providence !Teagan, qui attachait solidement les poignets du voleur, salua modestement.— Rien de plus naturel, madame.L'adjoint du cocher, dont Valeria avait oublié la présence, réapparut à l'orée du bois. Elle comprit qu'il venait de poursuivre le complice du prisonnier, que Teagan avait blessé.— Pas moyen de le rattraper, dit-il, le souffle court. Vous l'avez bien esquinté, monsieur, en plein dans l'épaule ; il court pourtant comme un lièvre mais il ira pas loin, parce qu'il pisse le sang. Faites excuse, madame, j'veux dire qu'il saigne comme un goret.— Moi j'ai jamais vu une prise pareille, renchérit Wilkins. Il a la patte retournée et la mandibule de travers, ce vilain. Il avait raison de cacher son museau !Considérablement enhardi par l'heureuse issue des événements, le cocher brandissait en effet le tissu noir dont Jack dit le Dingue avait enveloppé son visage, que Valeria refusa de voir.Pendant que Wilkins et son aide allongeaient le corps du prisonnier sur le porte-malles à l'arrière de la voiture et l'y attachaient solidement, Teagan s'approcha de Valeria en ouvrant de grands yeux. De ses mains crispées il retira la brique chaude mais maintenant refroidie qu'elle avait pensé abattre sur le crâne de son agresseur.— Voilà qui me semble bien radical, murmura-t-il.— Je n'avais rien d'autre sous la main, puisque par distraction j'ai laissé mes pistolets à Londres.— Ce pauvre garçon a risqué gros ! Puisque vous êtes sauve, je vous laisse, il faut dégager le chemin. En attendant enveloppez-vous bien de vos fourrures, il fait froid.Il leva la main vers elle, une lueur s'alluma dans ses yeux. Un instant, Valeria put croire qu'il allait lui caresser la joue. Mais soudain son regard s'éteignit, et son bras retomba. Il s'écartait. Elle le

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rappela.— Monsieur Fitzwilliams ! Lorsque vous en aurez fini avec cet arbre, venez vite me raconter tous les détails de votre intervention !Des cris et des rumeurs diverses annoncèrent l'arrivée du jeune Robert et des secours venus de l'auberge. Valeria se pelotonna dans ses fourrures, parmi les coussins entassés, à peine consciente de l'agitation qui régnait devant l'allelage.Par quelle magie Teagan Fitzwilliams se trouvait-il sur la grande route du Nord ? Jamais il n'avait manifesté l'intention d'entreprendre ce voyage. Mais comment connaître ses intentions, puisque d'une semaine elle ne l'avait rencontré ?Avait-il reçu son message ? Il ne se pouvait qu'il la suive, bien sûr, cette hypothèse avait quelque chose de grotesque... Mais par quel hasard leurs chemins se croisaient-ils, au milieu de ce bois ?Impatiente d'en savoir davantage, elle dut combattre, les poings fermés dans son manchon, la tentation de sortir de la voiture pour aller s'enquérir sur place du progrès des travaux de dégagement. Le crépuscule s'annonçait lorsque Teagan réapparut enfin.— La route est dégagée, vous allez pouvoir poursuivre votre voyage, dit-il comme s'il s'adressait à une étrangère. Trop heureux d'avoir pu vous être utile, madame.Il saluait bien bas, malgré le désordre de son costume. Valeria comprit qu'il entendait l'abandonner.— Je vous en prie, monsieur Fitzwilliams, montez, et prenez pitié de ma curiosité. J'attends encore le récit de vos exploits !Il hésitait. Valeria crut d'abord qu'il allait se dérober. Puis il haussa les épaules, comme par dérision.— J'aurais dû m'y attendre. N'importe quelle dame dans votre cas se serait trouvée mal. Tandis que vous, Lady Arnold, vous allez vouloir connaître la marque du piltolet utilisé par l'agresseur, son calibre, la date et le lieu de sa fabrication, ainsi que la nature et l'étendue des dommages que j'ai infligés à son complice.— Sans oublier les renseignements sur votre propre armement, compléta-t-elle en souriant. S'il vous plaît, venez avec moi, au moins jusque l'auberge.Il jeta sur les sièges impeccables de la luxueuse berline un regard réticent.— Mes vêtements sont trempés, et boueux, objecta-t-il.Il avait donc froid, songea-t-elle. Il fallait absolument lui éviter de s'exposer à cette pluie persistante.— Mon cher monsieur, sans votre intervention j'aurais perdu mes bijoux et ma bourse, et que sais-je encore. Voilà qui vous autorise à laisser quelques traces d'humidité sur un siège. S'il vous plaît...Son intonation s'était faite plus familière, et elle tapotait près d'elle le capitonnage de la banquette. Teagan, qui hésitait encore, se décida soudain.— Comment refuser une aussi aimable invitation ? Les mots qu'il prononçait, son sourire, étaient bien conformes aux canons de la courtoisie. Mais il semblait s'exprimer avec un temps de retard, d'une façon contrainte. Valeria s'alarmait confusément de cette gêne. Teagan Fitzwilliams se trouvait en difficulté. Au-delà de sa présence incongrue au bord d'un chemin où ses occupations ordinaires ne l'appelaient pas, il y avait dans son attitude des indices sensibles d'une sorte de marasme.Il s'installa un peu gauchement dans la voiture après en avoir allumé les lanternes intérieures. Valeria put alors observer qu'il ne s'était pas rasé depuis la veille, et que ses yeux portaient les stigmates d'une fatigue excessive. Sans doute n'avait-il pas dormi depuis longtemps.Aussitôt assis, il ferma les yeux. Il semblait à bout de forces, épuisé physiquement aussi bien que moralement par des épreuves tout à fait étrangères à sa récente intervention.Quelles étaient ces épreuves ? Valeria faillit l'interroger directement, mais se ravisa. Il importait de procéder avec prudence.— Comme nous sommes seuls, dit-elle après avoir observé un temps de silence, je me prévaux de nos conventions citadines pour utiliser votre prénom. Quelle est la raison de votre présence en ces lieux si éloignés de Londres, Teagan ? Je n'ai pas vu votre cheval.— Mon cheval s'est mis à boiter bas à quelque distance, répondit-il en ouvrant les yeux. Je le menais à la bride lorsque j'ai entendu le premier coup de feu.

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Valeria remarqua que sa réponse était incomplète.— Il ne s'agit pas de votre superbe étalon, j'espère ? Elle le vit ouvrir la bouche, mais avant qu'il n'articule un son un chagrin désespéré altéra son visage.— Ulysse n'a pas quitté Londres. Je montais un cheval inconnu, qui ne le valait pas. Je viens de confier la pauvre bête aux gens de l'auberge qui viennent de nous aider. Ils en prendront soin.— C'est le coup de pistolet qui vous a mis en alerte ?— Je me trouvais avec ma haridelle dans un chemin forestier tout proche, et je venais précisément de vérifier mon arme. Comme vos agresseurs n'étaient que deux, il m'a été facile de mettre hors de combat celui qui tenait en respect l'adjoint du cocher.— Mais son chef, vous l'avez attaqué... sans arme !— Je sais me battre, mon pistolet était déchargé et votre cocher pouvait m'aider.— Il n'empêche... Vous êtes incroyablement courageux, Teagan !Ce compliment, exprimé avec chaleur, aurait pu susciter une protestation de modestie. Mais le visage de Teagan sembla se crisper de douleur.— Ne me prenez pas pour un héros, murmura-t-il d'une voix morne.Valeria eut derechef le sentiment d'une catastrophe. Pour n'en rien laisser paraître, elle affecta la légèreté.— En ce qui me concerne, je vous tiens pour tel, cela me suffit. Vous... Vous faites route vers le nord ?— Mon intention est d'atteindre Harrogate.— Vous allez sans doute faire étape comme j'en ai moi-même l'intention à l'auberge de la Marmite Couronnée. Je vous invite à dîner, c'est le moins que je puisse faire pour vous témoigner ma gratitude.Valeria se trouva frustrée du sourire charmeur et du madrigal chargé d'allusions galantes qu'elle se trouvait en droit d'attendre d'un illustre séducteur. Les lèvres serrées, M. Fitzwilliams détourna les yeux pour observer la nuit. Il y avait dans cette attitude de quoi s'inquiéter.— Teagan ?En se contraignant à sourire, il se résigna à croiser son regard.— Je crains de ne pas être en mesure de refuser votre aimable invitation.— Je me plais en votre compagnie, déclara-t-elle avec simplicité. Je regrette nos bonnes conversations, à Londres.A ce rappel, Teagan se redressa soudain.— Veuillez m'excuser. Je n'ai pas encore eu l'occasion de vous présenter verbalement mes condoléances, à l'occasion du deuil qui vient de vous frapper. Ma lettre... Je suppose que vous n'avez pas reçu le message que je vous ai adressé.Il avait donc écrit ! Emportée par la joie, Valeria n'eut pas une pensée pour s'irriter de la censure que cette révélation supposait.— Je ne l'ai pas reçu, en effet. Quand avez-vous...— Qu'importe. Vous avez quitté Londres avant qu'il ne soit remis, sans doute. L'important est que je partage vraiment votre peine, Valeria.— Merci. Avec le temps, j'en étais venue à éprouver pour elle une profonde affection.Elle observa dès lors le silence, un silence que M. Fitzwilliams n'aurait ordinairement pas manqué de peupler de considérations spirituelles et de remarques enjouées. Valeria se résolut finalement à se livrer davantage.— Moi aussi, je vous ai écrit, hier soir, pour vous informer de mon départ de Londres. Je me rends à Winterpark, la résidence campagnarde de lady Winterdale. Sur son lit de mort elle m'a demandé d'aller y résider un moment dans les délais les plus brefs.— Je n'ai rien reçu, dit Teagan. Je... je n'ai pas vu ma logeuse, à mon dernier passage chez moi.— A Harrogate, envisagez-vous d'effectuer un séjour prolongé ?— Je n'en ai aucune idée, fit-il en se passant la main dans les cheveux. Autant tout vous dire, Valeria. Vous l'avez deviné sans doute, j'ai tant perdu hier soir qu'il m'est impossible de faire face à mes obligations. J'ai dû déménager à la cloche de bois, comme disent les Français.

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— Je vois, dit Valeria en prenant garde de ne pas manifester d'émotion excessive. Et vous comptez remettre vos finances en ordre en exerçant vos talents dans le nord du Yorkshire ?— Il y a urgence, en effet. Ce soir, si je ne dînais en votre compagnie, je commencerais peut-être à me refaire.Il fallait que M. Fitzwilliams fût véritablement aux abois pour avouer une si pressante urgence. Il n'était donc pas étonnant de le voir aussi profondément déprimé.Elle mesura soudain la solitude absolue dans laquelle se déroulait l'existence de Teagan. Dans les jours les plus sombres de sa vie à Eastwoods, pleurant tous ses chers disparus, elle se trouvait contrainte de remplir des obligations, de gérer le domaine, de maintenir avec le personnel des liens étroits. Elle avait une maison qu'elle pouvait dire sienne.Sans famille digne de ce nom, Teagan ne pouvait éventuellement recevoir d'appui que de fréquentations amicales. Mais en raison même des liens amicaux qui les liaient, comme la situation présente devait lui sembler humiliante ! Pour lui venir en aide, Valeria serait contrainte de passer par des chemins détournés.— Ce voyage m'a épuisée, dit-elle après un moment de silence. Je n'en puis plus de fatigue, et de faim. Puisqu'on nous attend à l'auberge, je dînerai dès mon arrivée. M'épargnerez-vous l'ennui de manger seule ? Comme je me retirerai aussitôt dans ma chambre, vous pourriez sans désemparer commencer... à vous refaire, si j'ose dire.Une fois de plus Teagan s'abstint de toute plaisanterie comme de toute suggestion équivoque. Il se contenta de sourire à demi.— Vous êtes la bonté même, lady Arnold.Pour éviter de rester dans ce registre, Valeria saisit le premier prétexte venu pour relancer une discussion qui deux semaines plus tôt les avait tous deux enflammés : quelle aurait été l'attitude des Irlandais à l'égard de Mary Stuart si l'infortunée reine d'Ecosse avait eu l'idée de trouver refuge dans leur pays ? Soucieux d'exalter la générosité des Irlandais, leur esprit d'indépendance et les mille qualités dont il se plaisait à les orner, Teagan eut tôt fait d'écarter pour un temps ses pensées moroses, et d'enfourcher son cheval de bataille.Son excitation retomba lorsque la voiture pénétra dans la vaste cour de l'auberge. Mais l'accueil que réservaient aux nouveaux venus l'aubergiste, sa femme et une foule de curieux eut de quoi le ragaillardir.— Bienvenue, lady Arnold, s'exclama le maître des lieux, et bienvenue au brave gentilhomme qui a repris Jack le Dingue, monsieur...Teagan se présenta et salua sous les vivats de la clientèle et du personnel, avant de recevoir les félicitations et les remerciements des deux policiers locaux, venus spécialement reprendre possession du bandit.— Cette dame a bien de la chance, dit l'aîné des représentants de la loi, parce que Jack c'est un dur à cuire. Figurez-vous que, depuis quinze jours qu'il s'est évadé, il a attaqué une fois la malle-poste et deux fois l'intendant du château. Il ne se sauvera pas de sitôt, le bougre !On chargeait en effet de chaînes l'agresseur accablé, dont le complice blessé serait activement recherché. L'aubergiste offrit soudain à Valeria l'occasion de mener à bien la machination qu'elle avait imaginée.— Après toutes ces épreuves vous voulez sûrement voir votre chambre, madame. On va monter votre dîner, rapport au bruit dans la salle, qu'est trop fort. Et vous, monsieur Fitzwilliams, je vous invite à la table d'hôte, à mes frais, et pour commencer, une tournée générale !— Merci, monsieur, dit Valeria. Je monte sans tarder. Ces émotions m'ont épuisée, je n'en puis plus.Elle jeta à Teagan, qui s'étonnait, un regard mourant.— La suite du voyage m'épouvante, poursuivit-elle. Monsieur Fitzwilliams, vous envisagez sans doute de reprendre la route dès demain matin. Si je vous promets de hâter mon propre départ, aurez-vous la bonté de me faire escorte jusque mon domaine de Winterpark ? Mes inquiétudes s'en trouveraient apaisées, et mes gens seraient sans nul doute enchantés de recevoir un renfort aussi... valeureux.Teagan, les sourcils relevés et le regard ironique, ne manqua pas de signifier à Valeria, qui battait

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des paupières avec coquetterie, qu'il n'était pas dupe et doutait de sa feinte faiblesse.— Si cela doit vous tranquilliser, qu'il en soit ainsi, madame, dit-il en s'inclinant.Les témoins approuvèrent vivement cet acte de galanterie.— Dans ce cas, reprit Valeria en s'adressant à la femme de l'aubergiste, voulez-vous être assez aimable pour nous fournir demain matin un panier de victuailles, et me faire appeler dès que M. Fitzwilliams sera prêt ?Mme Gowan, c'était son nom, acquiesça avec empressement.— Merci, dit noblement Valeria. Merci à vous tous, messieurs. Je vous laisse. A demain matin, monsieur Fitzwilliams.Teagan lui jeta un regard inquisiteur, car il aurait aimé connaître ses intentions profondes. Il s'inclina pour baiser la main qu'elle lui offrait.— A demain, lady Arnold.Valeria suivit Mme Gowan à l'intérieur de l'établissement, sous les applaudissements de la foule. Elle allait dîner seule. Mais sa ruse était suivie d'effets, puisque Teagan allait sans doute occuper utilement la soirée. Peut-être allait-elle parvenir, à force d'ingéniosité, à lui donner au cours du voyage assez d'occasions de se distraire pour qu'il se départisse de son accablement.Peut-être parviendrait-elle à le convaincre de demeurer un temps près d'elle à Winterpark. A cette pensée, elle sentit monter en elle une bouffée de chaleur qui ne procédait pas seulement de la gratitude.De longtemps, Teagan n'avait si bien dîné, ni procédé à tant de libations. En gravissant l'escalier qui menait à sa chambre, ne titubait-il pas quelque peu ? Pour couronner la soirée, sa poche s'alourdissait des gains concédés par plusieurs de ses admirateurs, dont les policiers qui non contents de détenir Jack le Dingue avaient eu des nouvelles de son complice, recueilli dans un état d'épuisement complet par des religeux des environs.Commencée dans le désespoir, la journée se terminait, sinon en apothéose, du moins dans une aimable euphorie. Lorsque la rosse achetée près de Londres s'était mise à boiter, Teagan avait désespéré. Trempé, abandonné, la bourse presque vide, il avait emmené la pauvre bête dans le sous-bois voisin et chargé l'un de ses pistolets. Il le chargerait bientôt pour lui-même, après avoir mis fin aux souffrances du cheval. Nul doute que le Tout-Puissant intendait rappeler à lui l'Irlandais vagabond.Au coup de feu tiré sur le chemin il s'était jeté dans l'action, sans avoir à réfléchir. En ouvrant la portière de la voiture, il s'était un instant cru en proie à une hallucination. Valeria, en dépit de ses allégations concernant les dernières volontés de lady Winterdale, n'avait aucune raison de quitter aussi précipitamment Londres alors qu'une foule d'adulateurs se pressait autour d'elle, au premier rang desquels l'irritant sir William.Pourquoi l'avait-elle mis dans l'impossibilité de refuser une invitation à Winterpark ? Trop fine pour ne pas deviner malgré ses silences l'ampleur de sa ruine, entendait-elle lui faire l'aumône ? A cette pensée Teagan sentit ses joues s'empourprer.Quelques jours de répit et de détente seraient pourtant les bienvenus. Depuis combien de temps n'avait-il pas pris une nuit entière de repos ? Un joueur n'est véritablement libre que s'il dispose de réserves importantes. Possesseur d'une somme dérisoire, Teagan allait se trouver contraint de jouer et de jouer encore dans l'urgence, avec la crainte permanente de se trouver d'un instant à l'autre entièrement démuni. Cette seule pensée l'angoissait jusqu'au vertige.Il ne se souvenait que trop bien de ses débuts, alors qu'il entreprenait à partir du néant de se faire une place dans la société, les nuits passées à risquer peu afin de préserver un maigre capital, la hantise des séries noires, la nécessité de fréquenter des ivrognes, de se méfier des tricheurs, et de remporter de faciles victoires sur des amateurs imprudents ou stupides.Parvenu à l'étage, il se défit de ses vêtements encore humides de pluie. Grâce aux gains de la soirée, le linge contenu dans ses sacs de selle devait être nettoyé, et on lui préparerait un bain. Fallait-il que la propreté soit un luxe réservé aux nantis ?Dans le grand lit, il ne parvint pas d'emblée à trouver le sommeil. Dix ans plus tôt, à la suite de son éviction d'Oxford, il avait trouvé dans la débauche un fallacieux remède à son désespoir. Cette

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erreur, il ne la renouvellerait pas.Comment subsister, lorsque sans jouir des prérogatives lâchées à cette qualité, on a reçu l'éducation d'un gentilhomme ? On peut avoir recours au jeu, à la carrière mi1itaire, ou au mariage avec une femme fortunée, comme Valeria Arnold.Valeria, qui l'avait honoré de son amitié. Valeria, qui avait été son amante d'un matin. Une amante si exceptionnelle qu'à la seule évocation du grenier à foin le corps de Teagan aussi bien que son imagination s'embrasaient.De la passion charnelle qui des mois auparavant les avait consumés, les flammes n'étaient pas éteintes. A Londres, Teagan ne s'était pas fait faute de multiplier les allusions à l'événement, dont il envisageait dans une allègre expectative le recommencement. Tel un enfant gourmand qui retarde la dégustation d'une friandise dont il se sait dépositaire, il se faisait fort de partager avec Valeria de nouvelles félicités.Les effusions sensuelles ne trouvent-elles pas un prolongement commode dans les liens du mariage ?En épousant Valeria, jouir de sa fortune... Révulsé de dégoût, Teagan ne put retenir une exclamation de rage. Que cette pensée ait pu lui traverser l'esprit l'indignait. Quel misérable individu il faisait ! Trop fier pour prendre un engagement militaire, trop imbu de valeurs morales pour se livrer à l'espionnage, trop délicat pour faire un mariage d'argent, il osait déplorer le jeu, la seule occupation qui lui restât.A moins que le pistolet lui apporte la délivrance ?Une autre pensée, plus sombre encore, vint hanter son insomnie.Si Valeria l'invitait à séjourner chez elle, n'entendait-elle pas, à l'exemple de bien des femmes fortunées, recruter un garçon de compagnie, un de ces personnages dont la présence amuse, et que l'on congédie lorsqu'il cesse de divertir ?Cette hypothèse avait quelque chose de sacrilège. La franchise, l'innocence et la délicatesse de lady Mystère n'étaient pas feintes. Elle n'avait pas recherché sa compagnie pour le seul plaisir de narguer son chaperon, et l'enchantement des promenades à Londres garantissait une profonde sympathie. Après le séisme de la première rencontre, ils avaient appris tous deux à se connaître, et à s'apprécier. Valeria ne le méprisait pas, et le lui avait fait savoir.Mais alors, elle n'était pas encore en possession d'une énorme fortune.Lady Farrington avait-elle effectivement confisqué le courrier adressé à sa jeune cousine ? Ou bien lady Arnold s'était-elle résolue à ne plus se compromettre en compagnie de Teagan Fitzwilliams, du moins... plus à Londres ? La bonne société anglaise ne chérissait guère les parias venus d'Irlande. Des rebuffades successives, à Oxford aussi bien que dans la famille de sa mère, le lui rappelaient. N'était-il pas naturel que, devenue riche, lady Arnold le voie d'un tout autre regard ?Les yeux brûlants et le crâne douloureux, Teagan se résolut à chasser de son esprit ces sombres spéculations. Demain, il se rendrait à Winterpark, comme il s'y était engagé. En formant le vœu que le destin ne ravale pas son rêve, comme bien d'autres auparavant, au rang des chimères.

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14.

Le lendemain, en fin d'après-midi, Valeria fut saisie d'une étrange émotion lorsque la voiture franchit, entre les pavillons jumeaux de l'entrée, le majestueux portail de Winterpark, son domaine.Elle prit une profonde inspiration et rassembla tout son courage. En cet instant, elle regretta de n'avoir pas attendu à l'auberge, avec ses bagages, Mercy, sa gouvernante et ancienne nourrice. Mercy avait participé à tous les événements marquants de son existence. Pour la première fois, Valeria inaugurait une étape décisive en l'absence de sa vieille amie.Le malaise qu'elle ressentait se trouvait singulièrement aggravé par l'attitude étrange de Teagan Fitzwilliams. S'il s'était la veille sensiblement détendu à la fin de leur parcours, il avait ce matin adopté une attitude plus compassée et même distante, puisqu'au lieu d'accéder à son invitation et de monter avec elle en voiture il avait tenu à louer une monture, et à parcourir tout le trajet en chevauchant à proximité.En la privant ainsi de sa conversation, il ne s'était pas fait faute d'ajouter aux affres de la frustration celles de sa jalousie. Au hasard du voyage, Wilkins et ses aides bénéficiaient en effet de mille propos plaisants, à en juger par leurs rires, et c'est en leur compagnie que Teagan avait pris sa part du déjeuner préparé par l'excellente Mme Gowan...Le personnage distant qu'il était devenu différait radicalement de l'entreprenant ami que Valeria connaissait, si bien qu'elle en venait à douter qu'il attende encore ou accepte d'elle quoi que ce soit. Bien que ce jour fût celui de sa prise de possession du domaine, elle avait cependant décidé de lui offrir l'hospitalité. La politesse la contraignait en effet à une telle démarche. N'avait-il pas pour l'accompagner modifié son itinéraire, et retardé son voyage ? Invité à résider à Winterpark autant qu'il lui plairait, il aurait toute latitude d'accepter ou de décliner l'invitation.Allait-il refuser froidement et sortir de la vie de Valeria sans se retourner, comme il l'avait fait à Eastwoods la première fois ? Cette pensée avait quelque chose de si déprimant que Valeria s'en défit résolument.La voiture parcourait la longue allée principale que Wilkins lui avait déjà décrite. A son extrémité, elle s'incurverait pour envelopper la pelouse centrale, devant l'entrée monumentale de la demeure. Très droite sur son siège, Valeria se préparait mentalement à ce premier contact avec le personnel, depuis si longtemps accoutumé à ne servir que lady Winterdale.L'autorité de la comtesse lui survivait en quelque sorte dans l'agencement parfait du parc et des jardins fleuris que longeait le chemin d'accès. Mais c'est au moment où sa courbe révéla la splendeur de la construction que Valeria découvrit l'étrange correspondance qui associait la person-nalité de lady Winterdale et l'architecture de sa résidence favorite. Impressionnantes de noblesse et d'équilibre, les façades symétriques suggéraient la puissance et la domination. Mais en renvoyant de leurs vitres brillantes l'éclat doré du soleil de printemps, des centaines de fenêtres à meneaux reflétaient quelque chose de la pétulance et du plaisir de vivre qui jusqu'à ses derniers instants avaient animé la grand-mère de Hugh Arnold.Valeria eut l'impression que la comtesse en personne lui souhaitait la bienvenue. Partagée entre le chagrin et la reconnaissance, la nouvelle maîtresse des lieux en eut le cœur serré.Dès que la voiture eut fait halte, un valet vint abaisser le marchepied, pendant qu'un groupe de domestiques en livrées diverses se tenait un peu en retrait. Des palefreniers entouraient l'attelage. Teagan, qui venait de mettre pied à terre, confia son cheval à l'un d'eux.— Soyez la bienvenue à Winterpark, madame, dit en s'avançant dignement un personnage qui à en juger par son costume et l'autorité qui émanait de sa personne ne devait être que le majordome. Je me plais à penser que votre voyage fut des plus agréables.— Je vous remercie, Giddings. Monsieur Fitzwilliams, que voici, est mon invité. Il a bien voulu permettre l'arrestation de bandits de grand chemin qui nous ont attaqués hier, près de Kettering.Giddings se récria, et les témoins les plus proches avec lui. Valeria tint à les rassurer, et à couper court aux commentaires.

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— Grâce à l'intervention de ce gentleman, personne n'a eu à subir de dommage, mais j'ai tenu à accélérer le voyage. Pour me permettre de parvenir à Winterpark dans les délais les plus brefs, M. Fitzwilliams a bien voulu nous accompagner. Ma gouvernante et ma femme de chambre arriveront demain, avec le reste des bagages.Giddings approuva avec componction, avant de se tourner vers Teagan.— Nous vous sommes profondément reconnaissants, monsieur Fitzwilliams. Votre appartement sera prêt dans quelques minutes. Mme Welsh fait installer les fleurs dans le vôtre, madame. Il est prêt.— Merci, Giddings, dit Valeria. Comme il se fait tard je ne verrai ce soir que Mme Welsh et vous-même. Je verrai l'ensemble du personnel demain matin.— Quand il vous plaira, madame. A quelle heure servirons-nous le dîner ?Valeria jeta un coup d'œil à Teagan, spectateur silencieux mais attentif de la scène. Il semblait se tenir sur ses gardes. Sans doute sentait-il peser sur lui la fatigue, car il était en selle depuis l'aube.— Après avoir bénéficié de votre sollicitude, il m'est désagréable de vous recevoir avec tant de désinvolture, monsieur Fitzwilliams. Ce soir, je dînerai dans ma chambre.— Nous allons vous conduire à vos appartements, lady Arnold, dit le majordome. Monsieur Fitzwilliams désire-t-il gagner dès maintenant le sien ?— Je prendrai d'abord quelque chose dans le salon, décida Teagan en évitant le regard un peu surpris de Valeria.— A votre disposition, dit Giddings. Robbin, accompagnez M. Fitzwilliams dans le salon bleu et prenez ses ordres. Votre dîner vous sera servi lorsque vous en formulerez le désir, monsieur.Le valet nommé Robbin avait fait un pas en avant. Valeria songea qu'il était inutile de prolonger ce cérémonial un peu guindé.— Eh bien je vous souhaite une bonne soirée, monsieur Fitzwilliams, et je vous remercie encore de votre intervention d'hier aussi bien que de l'assistance que vous nous avez donnée aujourd'hui. Je reste votre obligée. Bien que j'entende consacrer les prochains jours à la visite de mes domaines et de ceux qui y exercent leur activité, sachez bien que votre séjour à Winterpark peut se prolonger aussi longtemps que vous le voudrez, et que le permettront vos projets. Giddings et l'ensemble du personnel se feront un devoir de vous en rendre le séjour agréable.Teagan souleva un sourcil, comme pour exprimer un discret scepticisme.— C'est trop de bonté, lady Arnold, dit-il en s'inclinant. Cette invitation n'est pas de celles que l'on décline de gaieté de cœur. Je m'en souviendrai peut-être...Son intonation elle aussi avait quelque chose d'ironique. Comment fallait-il interpréter cette attitude ? Perplexe, Valeria choisit de couper court à l'entretien.— Eh bien, bonne nuit, monsieur Fitzwilliams, dit-elle simplement.Il la salua, et elle accompagna Giddings, certaine que Teagan la suivait des yeux. Qu'il reste ou qu'il parte, c'était à lui d'en décider. Mais le comportement étrange qui était le sien depuis la veille, Valeria le ressentait comme une sorte de démission. Sans doute avait-elle eu tort de donner le beau nom d'amitié aux liens qui semblaient les unir, à Londres.

En soulevant avec effort ses paupières afin de vider le verre qu'il avait si inconsidérément commandé, Teagan songea avec satisfaction qu'il venait de déjouer les plans de lady Arnold, à condition bien sûr qu'elle ait eu l'intention de lui faire des avances. En prolongeant sa soirée bien longtemps après que Valeria s'était retirée, il lui enlevait la possibilité de l'inviter de la parole ou du geste à la rejoindre. En avait-elle eu l'intention ?Teagan se refusait à le croire. Mais pour confirmer l'attitude distante qu'il s'était astreint à observer depuis la veille, ce qui le mettait à l'abri de toute parole ou de toute allusion qui serait de nature à fortifier ses hypothèses les plus sombres, il n'avait pu s'empêcher de réclamer à boire. Il créait ainsi une sorte de rupture qui allait lui permettre de garder le temps d'une nuit encore ses illusions. Mais s'agissait-il d'illusions ? Ne devait-il pas persister à avoir foi en lady Arnold, à croire en son honnêteté, en son intégrité, malgré sa richesse ?Elle allait consacrer tout son temps à la visite de son domaine et de ses gens, avait-elle affirmé. Lui,

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Teagan, pouvait séjourner à Winterpark pour une durée indéterminée.Parlait-elle vrai ? Ces propos n'étaient-ils pas destinés à charmer les oreilles de la domesticité ?La question méritait d'être résolue, décida-t-il... Il resterait à Winterpark quelques jours, en conservant les distances qu'il s'était imposées. Que la nouvelle châtelaine se préoccupe de son domaine, à sa guise. Il serait intéressant de mesurer le temps qui allait s'écouler entre la formulation de ces belles paroles et la fin du rêve. En décidant de chasser de ses terres un invité rebelle, Valeria Arnold détruirait ses dernières illusions.

Il sommeillait dans une sorte de nid douillet, bien au chaud. Un tissu d'une tiédeur rafraîchissante lui caressait la joue, sa nuque et son cou reposaient dans une vallée satin soyeux. S'agissait-il du creux d'un oreiller de fin duvet ? De la gorge d'une femme ? Valeria.Mais en ouvrant les yeux Teagan sut qu'il était seul dans ce qui se révéla un lit à baldaquin aux rideaux de satin bleu. Ces rideaux n'étant qu'à demi fermés, on voyait les rayons du soleil jouer à travers des rideaux de dentelle.Ces hautes fenêtres... Celles de la chambre de grand-père au château de Montford, peut-être ?Non, il n'était pas à Montford, il se trouvait à Winterpark, chez Valeria Arnold, qui l'autorisait à séjourner dans le château qu'elle venait de recevoir en héritage, « aussi longtemps que vous le voudrez, et que le permettront vos projets ».Des projets dont elle savait pertinemment l'inexistence.Avant qu'il ait pu mettre un peu d'ordre dans ses pensées et décider ou bien de relever le défi ou bien de faire équiper son cheval pour prendre la fuite, une surprenante apparition vint lui interdire toute réflexion. Une soubrette aux cheveux roux sous son petit bonnet blanc, remarquable à la fois par son extrême jeunesse et par la blancheur de son teint entrait sans presque avoir frappé, un vase de fleurs fraîches entre les mains. Elle s'immobilisa en croisant le regard de Teagan.— C'est pas trop tôt ! s'exclama-t-elle, au risque de se voir reprocher un certain manque de retenue. Mme Welsh elle a dit comme ça que vous en aviez pour huit jours, monsieur.Teagan fit un effort pour se redresser, en se couvrant du drap jusqu'au menton.— Le soleil est levé depuis longtemps ?— Vous avez dormi deux nuits et presque deux jours, monsieur, répondit-elle en posant le vase de tulipes roses et de jonquilles sur un guéridon. On est en plein après-midi.Confondu d'étonnement, Teagan prit conscience avec une sorte d'effarement du degré d'épuisement auquel l'avaient conduit ses récentes aventures. En même temps qu'il assimilait cette information, son organisme lui signifia par d'éloquents tiraillements un commencement d'inanition.— Voilà qui explique ma fringale, reconnut-il. Me serait-il permis de l'apaiser d'une légère collation, ou d'un quignon dérobé aux cuisines ?— Mieux que ça, monsieur ! Madame elle a commandé que personne vous dérange, et qu'on tienne toujours au chaud de quoi vous régaler. Et puis il faut que je prévienne Nichols de se tenir prêt pour votre toilette. Nichols, il est pas vraiment valet de chambre, puisque la comtesse était veuve, mais il a toujours rêvé de faire comme son oncle qu'est au service d'un milord à Londres. Mais je cause, je cause, et vous allez mourir de faim.Elle alla tirer avec vigueur le cordon d'appel, puis songea à saluer, et à se présenter.— Je m'appelle Sissy, monsieur, et on est tous bien contents de vous servir à Winterpark.Deux jours de sommeil. Un repas tout prêt. Les services d'un valet de chambre, ou de son équivalent... Si Valeria Arnold entendait inciter Teagan à se plaire en sa demeure, elle ne ménageait pas ses efforts.Mais le dynamisme retrouvé après des mois de tracas et d'insomnie incitait à l'optimisme. La lumière du soleil sur ce décor confortable et luxueux excluait toute amertume, et la sollicitude de l'accorte soubrette avait quelque chose d'attendrissant. Teagan tint à l'encourager.— Cette musique que j'entends dans votre voix, ne serait-ce pas un accent d'Irlande, Sissy ?— Bien sûr que oui, monsieur. Lady Winterdale, que le bon Dieu ait son âme, avait des terres près

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de Killarny. Elle en a ramené ma maman, il y a trente ans. Il paraît que vous aussi vous venez de l'indomptable Erin, pas étonnant que vous soyez si brave. Pas étonnant non plus que vous ayez dormi si longtemps, un tel exploit ça use ! Wilkins, il dit que vous les avez tous écrabouillés, ces bandits, tout seul !Pour une fois doté par la rumeur d'une réputation flatteuse, Teagan ne put s'empêcher de sourire.— Il vous a dit combien ils étaient ? Dans le noir... Je m'en souviens mal.— Je sais pas, il les a pas comptés. Mais vous l'auriez entendu raconter, Wilkins, effrayant ! De loin, dans le noir, vous en avez perforé un d'un seul coup de pistolet, de part en part... Un autre, tellement démoli à coups de poing qu'il a fallu le saucissonner sur les bagages pour le faire tenir entier. Elle a de quoi vous remercier, la nouvelle patronne, faites excuse, la nouvelle lady. Sans vous, elle subissait un vol, et pire encore, peut-être ! On est tous bien contents que vous ayez secouru lady Arnold, monsieur. Elle n'est pas comtesse, comme celle d'avant, mais tellement bonne, et puis... Mais je babille, et ma mère va me tirer les oreilles. Votre dîner arrive, monsieur, et pour Nichols vous n'avez qu'à sonner.Sissy salua, et s'en fut.Teagan, allongé bien à plat sur le dos dans la tiédeur des draps se perdit dans la contemplation du plafond à caissons. S'il avait à subir le supplice des illusions perdues et des rêves fracassés, au moins le drame se déroulerait-il dans un cadre prestigieux.A moins que ses préventions ne soient fallacieuses, et que par extraordinaire il ait rencontré une femme aussi simple et sincère qu'elle le paraissait. Se pouvait-il que pour une fois les apparences ne mentent pas ?Une heure plus tard Teagan quitta sa chambre. Royalement repu, baigné et pomponné par les soins de Nichols, valet sans titre mais épris d'excellence, il connaissait le bonheur des chevaux de compétition après le pansage.Lady Arnold, apprit-il du collègue de Nichols qui l'initiait à la topographie du château, poursuivait comme chaque jour la visite de ses fermes, de ses ateliers et de ses moulins. En son absence, elle invitait son hôte à se distraire dans la salle de billard, que voici, à utiliser l'instrument de son choix dans la salle de musique, que voilà, à se munir d'un fusil pour aller à la chasse dans l'armurerie, qui se trouve au bout du corridor. Mais il fallut que le valet ouvre un vantail d'une porte monumentale pour que Teagan éprouve un ravissement total et définitif. Il ne poursuivrait pas plus loin la visite.Voué dès sa jeunesse aux flammes éternelles de l'enfer, Teagan ne s'était jamais soucié de savoir à quoi ressemblait le paradis. Mais du seuil de cette pièce, il le voyait tout entier, dans sa réalité, dans sa magnificence. Il prit une profonde inspiration, et transporté par une sorte d'allégresse révérencielle, tel un mystique pénétrant dans le Temple, il entra dans la bibliothèque de Winterpark.Trois hautes fenêtres donnaient vue sur une roseraie. Des parois de la vaste pièce, entièrement occultées par des livres, on n'apercevait rien. Un escalier à vis menait à une galerie. Un âtre rougeoyant attiédissait et séchait l'atmosphère, si bien que l'odeur rustique du bois brûlé s'associait au parfum piquant mais capiteux des reliures de cuir et des documents anciens.Saisi d'enthousiasme, Teagan remercia le valet afin de rester seul, pour jouir sans témoin de ce bonheur inattendu. Parcourant d'abord au hasard les rayons, il posait la main sur le dos des livres que ne protégeait pas une vitrine, afin de les caresser et d'éprouver leur douceur. Il reconnaissait au passage d'anciennes connaissances, des amis qui jadis à Oxford appartenaient au cercle de ses intimes. Les classiques, bien sûr, mais aussi des poètes, des chroniqueurs, des philosophes, et jusqu'aux auteurs les plus échevelés ou les plus sulfureux des fictions romantiques.Ses favoris, il les découvrit derrière les portes chantournées d'un secrétaire, près d'une fenêtre. Il les disposa devant lui, sur l'écritoire, pour les contempler à loisir. C'est avec Virgile qu'il décida de converser d'abord. Installé dans le plus confortable des sièges, il ouvrit le volume, heureux comme un navigateur qui après une tempétueuse et périllieuse aventure trouve enfin dans un havre de paix le repos qu'il n'espérait plus.Un peu plus tard, en relevant les yeux à la recherche d'un marque-page, il s'aperçut avec étonnement que les hautes fenêtres s'étaient assombries, et qu'autour de lui brûlaient des bougies qu'il n'avait pas allumées.

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L'heure du dîner approchait. Il lui fallait pour s'y préparer interrompre sa lecture et regagner sa chambre. Comme il avait négligé la compagnie de son hôtesse depuis deux jours, la courtoisie lui commandait de réparer cette offense en la divertissant de son mieux.Mais dès qu'il se fut levé, le livre à la main, il se figea. Suscités par d'anciens et pénibles souvenirs, ses doutes l'assaillaient avec force. Il s'épouvantait de son rôle, en ne remémorant la trame de la pièce : voyageant dans la même direction qu'elle, le personnage venait au secours de la riche veuve qui, ô surprise, l'invitait à séjourner dans son palais. Ayant perdu la veille jusqu'à son cheval, il acceptait avec reconnaissance...Non, c'était impossible. Ce rôle, il ne le jouerait pas.Il fit en hésitant quelques pas vers la porte, et s'arrêta. A la page qu'il voulait retrouver commodément commençait un récit célèbre, dont il ne se lassait pas. Aucun dîner ne pouvait surpasser en excellence les satisfactions intellectuelles que lui apportait cette lecture. Pourquoi renoncer à ce plaisir ? On lui apporterait sans doute de quoi dîner sur place, s'il en formulait la demande.En prenant ce parti, il verrait peut-être apparaître lady Arnold, irrésistible de séduction dans une robe de soie au décolleté généreux, le regard inquiet, les lèvres boudeuses, la voix un peu voilée, lui rappelant par sa seule présence qu'elle avait droit à sa présence à sa table, et ailleurs, comme l'avait fait à Oxford dix ans plus tôt une autre femme, dans une autre bibliothèque ?Et s'il refusait de répondre à cette invitation muette, se verrait-il chassé, renvoyé avec autant de hargne et de hâte que dans les temps anciens ?Un cordon pendait, près de la cheminée. Teagan alla résolument le tirer. Il dînerait seul, en poursuivant sa lecture.Cette nuit même, il saurait si Valeria Arnold incarnait bien la perfection à laquelle il n'osait croire, ou si elle n'en donnait qu'un pâle reflet, à l'instar de toutes les femmes qu'il avait connues.Comme dans un rêve, Teagan entendit une sorte de roulement sourd. Il lui fallut faire un effort pour retrouver le sens de la réalité et comprendre que l'on frappait à la porte.Avant qu'il n'ait pu adopter l'attitude convenable à un affrontement avec une lady Arnold désespérée ou furieuse, Giddings fit son entrée.— Désirez-vous autre chose, monsieur ? Les instructions que j'ai reçues de madame m'interdisent de vous déranger mais il se fait tard, et je souhaite terminer mon service.Dans l'intonation pourtant placide du majordome Teagan sentit passer comme une nuance d'insubordination. Il consulta du coin de l'œil la pendule. Minuit était passé depuis un certain temps.— Je n'ai besoin de rien, Giddings, merci. Il est vraiment tard, je ne m'en étais pas aperçu. Je me passerai de Nichols, bien sûr, qu'il aille se coucher. Je retrouverai seul ma chambre.— Merci, monsieur, et bonne nuit. Robbin va vous apporter d'autre vin, et une réserve de bougies.Il salua et se disposait à partir lorsque Teagan l'interpella.— Giddings ?— Monsieur ?— Est-ce que... Est-ce que lady Arnold s'est retirée dans ses appartements ?Giddings ne chercha à dissimuler ni sa surprise, ni sa désapprobation.— Madame s'est retirée il y a plusieurs heures, monsieur, et il me déplairait d'avoir à la réveiller, car ses obligations la contraignent...Teagan, notant au passage que le personnel veillait sur la tranquillité de Valeria, en conclut qu'elle savait se faire respecter.— Rassurez-vous, il n'en est pas question. Je vous le demandais... euh... pour savoir, c'est tout. Bonne nuit, Giddings.En sortant enfin, le majordome lui adressa un coup d'œil légèrement réprobateur. Teagan songea qu'il le méritait bien.Son regard erra de l'horloge, qui indiquait presque 2 heures, au plateau chargé des restes de son dîner, et s'arrêta sur la porte que venait de franchir Giddings.La porte que n'avait pas franchie lady Arnold.Soulagé, libéré d'une funeste crainte, Teagan s'abandonna à l'euphorie. Son rêve se réalisait.

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Tout à l'heure, en dînant sans interrompre sa lecture, il n'avait pu se départir d'une tension extrême, l'oreille attentive au moindre pas dans le corridor, au plus léger froissement. Mais comme aucune dame n'était venue déplorer sa froideur, les vers jadis chantés par Homère avaient exercé leur charme magique, et Teagan avait embarqué sur le navire de l'industrieux Ulysse, sans se soucier davantage de son dîner, et de ses préoccupations.L'infatigable Robbin vint apporter les bougies et le flacon de vin promis par Giddings. Teagan le remercia et se plut à l'entendre s'éloigner, jusqu'à ce que dans le silence total il ne perçoive plus que les craquements des boiseries anciennes et les bruissements légers de la vie nocturne, dans les jardins tout proches.Dans cette résidence silencieuse et paisible, tout entière vouée aux satisfactions esthétiques, il pouvait jouir de la solitude et se consacrer à ses passe-temps les plus chers, loin des tripots bondés et bruyants où la nécessité le confinait d'ordinaire. Loin de ceux où il se trouverait en cet instant même, le ventre vide, en proie à la fièvre du jeu, parmi les cris et les rires vulgaires, s'il n'avait pas rencontré Valeria.Dès le premier instant, au moment même où la porte de la voiture s'était ouverte, elle avait compris à quel sort misérable Teagan se trouvait réduit. Sa générosité, sa sensibilité si respectueuse de celle d'autrui l'avaient conduite à lui proposer le repos et l'apaisement, si nécessaires à son rétablissement.Nulle part il n'avait reçu un accueil aussi chaleureux, aussi désintéressé.En doutant de sa loyauté il avait trahi Valeria, il s'était montré indigne de l'amitié fidèle dont elle l'honorait.Il lui fallait expier sa faute, demander pardon. Teagan posa son livre, éteignit les bougies d'un chandelier et emporta l'autre jusqu'à sa chambre. Dès le lendemain matin, Teagan Fitzwilliams ferait part à lady Arnold de sa reconnaissance, et de son indéfectible gratitude.

15.

Quelques heures plus tard, attentif aux indications données par le diligent Nichols, Teagan atteignit sans encombre la salle réservée au service du petit déjeuner. L'appréhension le disputant en lui à l'impatience, il sentait sa gorge se serrer, mais un sourire conquérant éclairait son visage.Il fit halte avant d'entrer, se préparant mentalement à plaider sa cause dans l'hypothèse vraisemblable où son absence au dîner de la veille serait sévèrement jugée. Mais le regard qui l'accueillit n'était pas celui, si pur et si lumineux, de Valeria Arnold. Mercy, gouvernante de Valeria après avoir été sa nurse, posait sur lui un œil sévère, et chaque trait de son visage exprimait une rigueur voisine de l'hostilité.Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Teagan parvint à ne rien laisser paraître de sa déception.— Bonjour, madame Mercy. Vous avez fait bon voyage ?— Si on veut.

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Cette réponse aussi énigmatique que laconique n'étant suivie d'aucun commentaire, Teagan, après une brève hésitation, alla se servir de différents mets sur le buffet, et revint à la charge.— Vous êtes arrivée hier, madame?— Oui.— Sans subir les assauts des brigands ?Sans doute les bandits les plus féroces se seraient-ils enfuis, à supposer que la gouvernante les prenne sous le feu de son regard, songea Teagan sans oser faire part à l'intéressée de cette impression.— Des brigands ? Faribole, répliqua-t-elle. Nous sommes là, vous aussi, et tout est dit, jeune homme. Ne laissez pas refroidir vos œufs et votre thé.Teagan ne put s'empêcher de rire.— Mercy, ma belle, on voit que vous savez parler aux hommes, quand ils savent vous plaire, comme moi.Une lueur moins glaciale, que l'on aurait pu croire nostalgique, passa dans les yeux de l'austère gouvernante.— Des polissons dans votre genre, j'en ai vu des tas, à l'armée. Des faiseurs. Des roucoulades, mais pas de parole...Tel un acteur de mélodrame, Teagan se posa les deux mains sur le cœur en simulant la défaillance.— Vous me blessez à mort, cruelle ! Si je me fiais aux apparences, je pourrais croire que vous ne m'aimez pas beaucoup.— Joli cœur et beau parleur, allez faire le doucereux chez qui vous voudrez, rusé renard, grand bien vous fasse. Mais n'essayez pas de faire du mal à miss Val !D'un coup, Teagan retrouva son sérieux, et durcit le ton.— Jamais je n'ai nui à votre maîtresse, Mercy, vous le savez bien. Jamais je ne lui ai menti.— C'est à voir, fit l'indomptable cerbère sans se laisser impressionner.Son entêtement systématique, qui aurait pu prêter à sourire, avait quelque chose d'exaspérant.— A ce compte, iriez-vous jusqu'à prétendre que j'ai organisé cette attaque sur la route ?— Peut-être bien que non, admit Mercy. Mais avouez que vous n'avez pas à vous plaindre de ces malfaisants. Ils pointent leur nez juste à l'endroit et au moment qui vous convient, et miss Val elle se croit du coup obligée de vous avoir de la reconnaissance et de vous traiter comme un milord.Teagan, qui aurait voulu protester, se trouva réduit au silence par un geste impérieux.— Laissez-moi vider mon sac. J'ai peut-être tort de me méfier de vous, mais je sais que miss Val a comme un faible pour votre personne, et je ne veux pas que vous en profitiez pour la duper ou la rendre malheureuse. Cette pauvre fille a perdu un par un tous ceux de sa famille, elle est veuve d'un malade qui n'a jamais compris quel trésor elle était. Elle se trouve une grand-mère qui s'en va juste au moment où elles commençaient à bien s'entendre. Elle n'a pas besoin qu'un galvaudeux trop malin s'amuse d'elle et lui cause encore plus de chagrin.Teagan soutint fermement le regard accusateur que Mercy dardait sur lui.— En plusieurs circonstances, déclara-t-il avec une certaine solennité, votre maîtresse m'a donné des preuves de son amitié, dont je m'honore, et de sa loyauté. Les aléas de ma propre existence m'ont si constamment privé d'amitié véritable que je tiens pour précieuse celle qui m'est si généreusement offerte. Soyez certaine que jamais lady Arnold n'aura à se plaindre de moi, et que la pensée même de la chagriner m'est odieuse.Les yeux dans les yeux, ils s'observaient sans complaisance ; d'égale à égal, dans le plus parfait silence et la plus complète immobilité. Teagan laissa à Mercy le soin de prononcer son verdict. Un peu rassérénée mais toujours vigilante, elle fit de la tête un bref signe d'acquiescement.— Tâchez de tenir votre parole, monsieur. J'ai promis au colonel de toujours veiller sur sa fille, et je n'y manquerai pas. Ne l'oubliez jamais.— J'ai le plus grand souci du bonheur de lady Arnold, répondit en écho Teagan. Ne l'oubliez jamais.Mercy entendait ne pas désarmer.— Les paroles s'envolent, rappela-t-elle durement. C'est avec des actions que l'on gagne les batailles. Au revoir.

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Elle ferma d'un coup sec sa boîte à ouvrage et la tint contre elle, comme pour s'en faire un bouclier en traversant la pièce. Parvenue à proximité de Teagan, elle fit halte.— On m'a dit de vous dire qu'il y a des chevaux dans les écuries, et que beaucoup manquent d'exercice. Vous avez le choix.— Lady Arnold est sortie ?La gouvernante eut un moment d'hésitation. Sans doute s'interrogeait-elle sur l'opportunité d'une confidence...— Miss Val continue l'inspection des fermes, finit-elle par révéler à contrecœur. Elle ne rentrera que pour le thé.— Merci de vos bontés, ma chère... Je vous promets de tout mettre en œuvre pour me montrer indigne de votre défiance...D'un froncement agressif de ses sourcils, Mercy fit savoir à Teagan qu'elle n'appréciait guère son humour.Bien qu'il souffrît encore d'avoir à monter un autre cheval que son cher Ulysse, Teagan se rendit d'un pas léger aux écuries. Les chevaux n'étaient pas seuls à manquer d'exercice, et peut-être aurait-il la chance de rencontrer Valeria.Quelques heures plus tard, il échauffait son quatrième cheval sans avoir encore eu la chance de rencontrer la dame du château lorsqu'il aperçut roulant dans sa direction une carriole légère que menait Valeria. Un homme d'âge mûr l'escortait sur un hongre de grande taille. Au point de rencontre, on fit halte dans la bonne humeur.— Bonjour, monsieur Fitzwilliams. Vous avez trouvé une monture à votre convenance ?— J'en ai trouvé plusieurs, madame, toutes superbes. Superbes comme tout ce que l'on rencontre sur votre domaine, au demeurant... Les champs aussi bien que les bâtiments semblent en excellent état...— Grâce à ce monsieur. Monsieur Fitzwilliams, je vous présente M. Parker, intendant général des domaines agricoles de lady Winterdale.Les deux hommes se saluèrent.— Puis-je vous accompagner jusqu'au château ? demanda Teagan.— Je ne rentre pas encore, croyez bien que je le regrette, dit-elle avec une évidente sincérité. Il me faut visiter plusieurs fermes avant ce soir. Accompagnez-moi jusqu'à ce que nos chemins divergent, proposa-t-elle aussitôt.— Dans ce cas, dit M. Parker, me permettez-vous de vous précéder chez les Barrow, madame ? J'aurai le temps d'examiner leur charpente avant votre arrivée, nous gagnerons du temps.— Bien sûr, Parker. C'est bien à gauche, au premier croisement ?— Oui, lady Arnold. Vous roulerez encore un demi-mile.Sur un signe de Valeria, l'intendant mit son cheval au grand trot, et Teagan maintint le sien au niveau de la voiture légère, qui repartait. Le silence ne se prolongea pas.— Vous me semblez reposé, monsieur Fitzwilliams. Dans les yeux de Valeria brillait un éclair de gaieté.Teagan lui répondit sur le même ton :— On le serait à moins, je crois.Elle rit, et Teagan prit conscience des frustrations qu'impliquait une trop longue séparation. Seul à Londres, boudeur pendant le voyage, solitaire encore dans sa chambre ou dans la bibliothèque, il ne s'était pas réchauffé à la chaleur de son amitié, égayé du joyeux tintement de ses rires.— Je dois encore vous prier d'excuser les carences de mon hospitalité, disait-elle sans ironie aucune. Je suis parfois dépassée par l'ampleur de mes tâches. Lorsque je me serai familiarisée avec le domaine et avec ceux qui y résident, je pourrai m'organiser plus efficacement. Mais je dois faire mes preuves, et achever mon apprentissage.Teagan se souvint des propos recueillis auprès des soubrettes, et de l'attitude protectrice du majordome.— Le personnel du château me semble en tout cas fort entiché de sa nouvelle maîtresse.— Ils craignaient que je n'aie hérité aussi du caractère de lady Winterdale, dit Valeria en riant de

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bon cœur. Elle était généreuse, mais tyrannique. Grâce à elle, tout le personnel de maison est parfaitement stylé.— Je l'ai remarqué. Mais c'est bien à moi de vous présenter des excuses. Jamais je pense on n'a vu un invité se comporter avec une telle insolence. Non content de dormir pendant presque deux jours, je m'isole égoïstement dans la bibliothèque.— Je savais qu'elle vous plairait. Mais voici que nos chemins se séparent. La ferme des Barrow n'est pas loin. Vous allez passer par un très joli point de vue, en descendant la côte. Bonne promenade, je ne vous retiens pas.Teagan se moquait de la promenade, et ressentait ce congédiement comme une sorte de sanction.— Vous rentrerez pour le dîner ? lança-t-il tout à trac.— Je n'en suis pas certaine. J'ai des moulins à voir, un problème de clôture à régler, et on doit me présenter une charrue d'un genre nouveau. Je vous verrai plus tard, si cela se trouve.Son cheval gris s'engageait déjà dans le chemin de gauche. Teagan, démuni de tout argument qui lui aurait permis de prolonger l'entretien, la regarda passer. Elle lui sourit, et il reconnut le sourire d'Eastwoods, ce sourire timide et hésitant qu'elle lui avait adressé ce matin-là, dans la grange.Teagan en ressentit une émotion si forte qu'il cessa de respirer et que le sang lui monta à la tête. Tout son corps se souvenait, lui aussi, et s'enflammait de désir. Ses mains se crispèrent si violemment sur les rênes qu'il se fit mal. Ne pouvoir revivre dans l'instant ces moments magiques faisait naître en lui une insupportable frustration.Il dut aussitôt rire de son ridicule, et de son inconséquence. La veille, n'avait-il pas redouté avec une timidité de vierge effarouchée l'éventuelle visite de la tentatrice prête à tout pour le séduire ?Teagan lança sa monture au galop, en priant le Dieu des Irlandais et des joueurs d'envoyer ce soir lady Arnold dans la bibliothèque. Quelles que soient les motivations de la belle, il ne lui opposerait aucune résistance.

* * *

Quelques heures plus tard, Valeria pénétra silencieusement dans la bibliothèque, et s'enchanta du spectacle qui lui était offert.La cravate de travers, les pieds croisés sur un tabouret, Teagan Fitzwilliams s'abandonnait près du secrétaire au confort d'un vaste fauteuil, et s'absorbait dans sa lecture. Le plateau d'un dîner à peine entamé se trouvait posé au coin d'une table chargée d'ouvrages de toutes dimensions. Valeria, qui avait pris le temps de se familiariser avec la disposition des lieux, comprit que son invité avait parti-culièrement inventorié les auteurs grecs.A un mouvement qu'il fit pour se redresser, Valeria se retira vivement. Mais il n'avait pas deviné sa présence. Fasciné par sa lecture, il la ponctuait de signes d'assentiment, et prononça même en souriant quelques indistinctes paroles d'approbation. A n'en pas douter, Teagan se passionnait pour la littérature.Jusque dans cette attitude d'abandon et de repos, Teagan respirait l'énergie, l'acuité de l'intelligence, son sourire témoignait de son bonheur. Valeria en le rencontrant dans l'après-midi ne s'était pas trompée. Métamorphosé par un long repos, Teagan n'avait plus rien du personnage hâve et désespéré qui s'était résigné quelques jours plus tôt à s'asseoir dans la voiture en face d'elle.Cette pause, ce répit offerts au milieu des difficultés les plus préoccupantes, lui avaient rendu le goût de vivre. Sans doute persistait-il à se tenir à l'écart. Mais sa fierté ne lui imposait-elle pas cette réserve ? Un homme répugnait à recevoir l'assistance d'une femme.Mais dût-il s'éloigner bientôt, Valeria aurait la satisfaction de l'avoir secouru au moment le plus opportun. Qu'il exprime sa reconnaissance ou la taise par pudeur importait peu. Ne faut-il pas se contenter de ce que le destin nous abandonne, sans ambitionner de chimériques accomplissements ?— Lady Arnold !Valeria sursauta et rougit, comme il est naturel lorsqu'on se trouve surpris en flagrant délit d'indiscrétion.— Monsieur Fitzwilliams, je vous dérange, sans doute...

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— Avez-vous dîné ? s'inquiéta Teagan.— L'un de mes fermiers a tenu à me régaler d'un excellent civet de lapin. Cela m'a rappelé les mess des officiers, en Inde. Papa et mon frère Elliot en étaient friands.Pendant qu'elle tentait de se concentrer sur ses souvenirs nostalgiques, Valeria se trouvait en proie à une inavouable attraction. Une force l'invitait à s'approcher de Teagan, de son regard doré. Son corps vibrait d'anticipation, sa volonté se dissolvait sans qu'elle pût la contrôler.— Accepterez-vous de prendre en ma compagnie un verre de vin ? Je le trouve excellent.La bibliothèque semblait soudain moins vaste, plus intime. L'atmosphère se faisait étrangement sensuelle et virile, génératrice de sensations enivrantes et fortes. Consciente de la présence d'écueils menaçants Valeria se savait incapable de les éviter, dans le cas où elle prendrait le risque d'aller vers lui.— C'est que... Il se fait tard, balbutia-t-elle sans se déplacer.Comme Teagan cessait de sourire, Valeria se sentit coupable.— Ne pouvez-vous demeurer un instant, dit-il. Je n'ai pas eu le temps de vous remercier...— De vrais amis se rendent mutuellement service, Teagan, sans qu'il soit entre eux question de remerciements.— Alors acceptez-vous de me rendre service encore, Valeria, de me rendre un service amical ?Il ne fallait pas qu'elle accepte. Elle devait absolument refuser, dans l'état déplorable où la jetait la passion inassouvie, alors que la dévorait le désir de baigner ses doigts dans la chevelure de Teagan, de palper son corps, de baiser ses lèvres, de retrouver entre ses bras la jouissance de voluptés inexprimables.Chez elle. Dans sa propre bibliothèque. Personne n'en saurait rien.— Vous acceptez ? répéta-t-il.Il insistait, et implorait à la fois. Pour tenter de dissiper le vertige, Valeria secoua la tête.— A... Accepter quoi ?Teagan retrouva son sourire, et son regard s'arrêta sur les lèvres de Valeria, qui en ressentit comme une brûlure.— Eh bien, asseyez vous, et causons, dit-il avec entrain, brandissant joyeusement son livre. Causons de n'importe quoi, d'Homère, par exemple. Le plaisir que l'on trouve dans la fréquentation d'un génie est immense sans doute, mais ce plaisir s'augmente encore d'être partagé. Vous voulez bien ?D'un large geste il désignait le sofa, devant la cheminée.Cette invitation fit passer dans le corps de Valeria des frissons extraordinaires. Les suggestions les plus anodines ne recouvraient-elles pas les significations les plus folles ?Attentive à la voix de la raison, elle aurait fait retraite pour aller dormir.La politesse lui interdisait cependant de s'en remettre aussi simplement au bon sens. Il ne fallait pas donner à Teagan l'impression que, devenue riche, elle ne ressentait plus la nécessité de sa présence. Risquait-il véritablement de nourrir ce soupçon ? Non, sans doute, puisque familier de la psychologie féminine il ne pouvait ignorer quel empire il exerçait sur l'âme de Valeria.Les formes de la politesse seraient sauvegardées. Elle pouvait très bien s'asseoir près du feu. Teagan ne quitterait pas son confortable fauteuil, et ils pourraient parler littérature, leur commune passion.Anticipant sa volonté, ses pieds l'avaient déjà conduite à destination lorsqu'elle décida d'aller s'asseoir.Teagan sourit à Valeria. Etait-elle consciente de son charme, de l'exquise séduction que lui conféraient son trouble, sa vulnérabilité ? Les joues roses de timidité, les mains tremblantes, elle ne dissimulait rien de sa nervosité, des hésitations qui tantôt la retenaient, tantôt la poussaient en avant, comme l'autre fois, dans la grange d'Eastwoods. Il se sentit rassuré lorsqu'elle quitta soudain le seuil de la pièce pour s'avancer vers le siège qu'il avait choisi.— Je dois vous prévenir, dit-elle en arrangeant autour d'elle les volants de sa robe, que mes connaissances sont assez médiocres. J'ai longtemps vécu en Inde, où l'éloignement et le climat ne m'incitaient guère à poursuivre des études sérieuses. Ma culture littéraire et philosophique comporte de considérables lacunes. Si je ne me trompe, vous avez choisi des ouvrages d'auteurs anciens.

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Dois-je en conclure qu'ils ont votre préférence ?Teagan ne l'entendait pas. Comment avait-il pu vivre presque deux semaines sans la voir, sans l'entendre ? Sans doute il allait courir à elle, la prendre dans ses bras. Elle ne lui résisterait pas, il en était presque sûr. Presque.De quoi parlait-elle ? De ses études, apparemment. Pour remettre un peu d'ordre dans ses pensées, il dut secouer la tête.— Euh... Oui, en effet. Au collège, les langues qu'on appelle mortes avaient le don de m'enchanter. Pour faire admettre cette originalité suspecte, il m'a fallu exceller dans des activités plus... populaires, comme la lutte et le tir.La conversation se poursuivit paisiblement. Sans que s'atténue l'envie folle de prendre Valeria dans ses bras, Teagan se sentait plus à l'aise, et s'étonnait que l'urgence du désir puisse s'accommoder de la quiétude d'une relation tranquille et amicale. Comme il discourait sur les langues anciennes, il la vit sourire, un peu amusée.— C'est qu'en parlant de vos études, répondit-elle à son interrogation, vous perdez cet accent irlandais que je trouve si musical. Il me plaît beaucoup.— Les Anglais le détestent cependant, et le méprisent.— Ce n'est pas mon cas. Dans le régiment que commandait mon père, les Irlandais étaient nombreux, et se comportaient en braves. C'étaient de ces gens auxquels on pouvait faire confiance au cours d'une bataille rangée. Ou lors de l'attaque d'une diligence, ajouta-t-elle en riant.— Je crains que Wilkins n'ait exagéré mes mérites, dit Teagan en riant avec elle.— Il est très fier d'avoir participé à une épopée, comme les compagnons d'Achille !Assez satisfaite de ce trait, elle se leva et se dirigea nonchalamment vers la table où s'étalaient les livres, à côté du fauteuil qu'occupait Teagan. A mesure qu'elle se rapprochait, l'atmosphère semblait se charger d'électricité et s'alourdir, comme parcourue de flux sensibles. Dans de telles conditions, il devenait difficile à Teagan de s'attacher au sens des paroles que prononçait Valeria, alors que la proximité de son corps devenait obsédante.— Pour qu'un jeune homme moderne s'attache à l'étude de leur langue, il faut que ces auteurs du temps passé offrent un intérêt vraiment particulier, n'est-ce pas ? J'imagine l'apprentissage du grec comme une cruelle épreuve.— Détrompez-vous. Ces auteurs ont fondé les bases de notre civilisation, et méritent donc d'être connus, car rien de solide ne s'est fait sans eux. Quant à leur langue, si pure, si précise, si poétique, elle offre les plaisirs les plus rares. Je suis fier de mes diplômes d'enseignement, mais ils m'ont coûté moins de peine que la matière ne m'a apporté de bonheur.— Vous êtes passé maître ! Alors vous auriez pu faire carrière dans le professorat... Oh, pardon !Emportée par l'enthousiasme, Valeria avait oublié un épisode crucial dans l'existence de Teagan.— Pardon, répéta-t-elle. Je me montre indiscrète.— Vous n'avez pas à vous excuser, dit-il en esquissant un sourire amer. Cet ancien scandale est en quelque sorte tombé dans le domaine public, il n'appartient plus à ma vie privée... Il est vrai que ma vocation de joueur professionnel est une vocation tardive. Elle n'en est pas une en vérité. Mes ambitions avaient quelque chose de plus... noble.Compatissante, Valeria se fit consolatrice.— Vous n'aviez pas le choix. La vie est souvent injuste. Dans cette affaire, vous avez subi la réprobation générale, et votre carrière s'est trouvée brisée. Mais nulle part je n'ai entendu la rumeur condamner la... personne en question, et il me semble que sa faute, cependant patente, n'a reçu aucune sanction.Un intérêt aussi manifeste appelait des confidences dont Teagan, ordinairement muet sur ce sujet, éprouvait pour la première fois la nécessité. Sensible à la commisération que manifestait Valeria, il détourna les yeux.— J'ai eu l'imprudence de rédiger un si grand nombre de lettres enflammées qu'il n'a pas été difficile de me confondre. J'avais même commis l'erreur funeste, dans un seul de ces messages, de l'inviter à s'enfuir avec moi, pour sacrifier peut-être à la mode du romantisme. Comme si une femme dotée d'une parcelle de bon sens allait s'enfuir sur les routes en compagnie d'un godelureau

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impécunieux !Teagan ironisait, mais il savait que Valeria, malgré ce voile de pudeur, comprenait la profondeur de cette douleur ancienne, le désespoir de l'étudiant au cœur brisé par une femme trop prudente pour se livrer tout entière, dont le mépris lui était sans doute plus douloureux encore que la ruine de sa carrière universitaire.Il releva les yeux, un sourire désabusé aux lèvres.— Cette aventure est ridicule, pardonnez-moi. Il faut que je sois bien maladroit pour vous donner la primeur de son récit, le plus ennuyeux que l'on puisse imaginer.— Les confidences échangées sont les garantes de l'amitié véritable, murmura Valeria. Je m'honore de votre amitié, Teagan, comme de la confiance que vous mettez en moi.Emu par cet encouragement, et par l'intimité qu'il établissait entre eux, Teagan s'efforça d'introduire un peu de désinvolture et même de dérision dans la suite du récit.— L'affaire a donné au mari inattentif l'occasion de s'intéresser de nouveau à son épouse, qui est ainsi je crois parvenue à ses fins véritables. En fait, j'en suis venu plus tard à la soupçonner de s'être laissé surprendre à dessein en ma compagnie par le doyen, son beau-père, afin de créer ce qui ne devait être pour elle qu'une manœuvre stratégique...Positivement horrifiée, Valeria réagit à cette révélation avec une véhémence inattendue.— Vous auriez donc été l'instrument d'une machination ? Que de machiavélisme, que de perfidie ! Quelle... Quelle peste !L'indignation lui coupait le souffle. Comme pour se persuader de la vilenie de l'ingrate, elle hocha à plusieurs reprises la tête.— Pour se comporter ainsi, reprit-elle, cette... personne ne devait pas vous tenir en grande estime, à la réflexion.Teagan se rembrunit.— Je le crains, en effet.— Elle méritait le fouet !Teagan la contempla, et la plaisanterie qui lui venait à l'esprit mourut sur ses lèvres. Avec quelle ardeur Valeria prenait sa défense ! Comme elle aurait voulu réparer les torts anciens, punir les coupables !— Quel procureur vous faites ! Comme vous portez l'accusation !— Il est trop tard, puisque le mal est fait !Ses yeux noisette s'assombrissaient, brillaient d'un éclat inhabituel. La gorge serrée, Teagan recueillit du bout de son index une larme qui sourdait des cils de Valeria.Elle pleurait de chagrin, au souvenir de l'offense ancienne.Teagan sentit soudain l'atmosphère s'embaumer de la réminiscence d'un parfum léger, il éprouva derechef la douceur des mains qui l'aidaient à se relever, qui chassaient de ses jambes les brindilles de foin avant de le serrer très fort. Il sut une fois encore que quelles que fussent les catastrophes qui l'accablaient, il trouverait le salut dans la chaleur de leur étreinte.Il reprit conscience de l'instant présent pour s'apercevoir que ses doigts s'attardaient sur la joue de Valeria et qu'elle le contemplait fixement, sans esquisser le moindre geste, comme prisonnière, et soumise à sa loi.Le cœur serré, Teagan ne respirait plus. Un éblouissement, un vertige le menaçait de défaillance. Pour ne pas tomber, il se saisit du corps consentant de Valeria et le pressa contre le sien.— Ma douce amie, murmura-t-il dans ses cheveux, ne pleurez pas sur mon sort.Elle eut un mouvement de recul qui provoqua un instant sa panique, mais il comprit aussitôt qu'elle voulait seulement lui offrir son visage.Lorsque leurs lèvres s'effleurèrent, tout attendrissement les abandonna. Le brasier dévorant de la passion les consumait.Valeria gémit d'impatience et saisit avec emportement les épaules de Teagan pour se rapprocher de lui, alors qu'il la serrait déjà tout contre son corps, avide de se repaître de ses lèvres, de sa bouche, de sa langue, d'aspirer tout son être pour ne plus faire qu'un avec elle.Teagan sentait son sang s'échauffer, son pouls désordonné battre violemment. Les doigts de Valeria

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tiraillaient sa cravate, cherchaient sa peau, tentaient d'ouvrir sa chemise. Dans un sursaut de lucidité, il comprit que si elle parvenait à ses fins et lui caressait le torse, c'en serait fait de toute prudence. Il se trouverait contraint de la dépouiller de ses atours et de s'unir sauvagement à elle, sur cette table ou sur le sofa, dans la bibliothèque où à tout instant pouvait surgir un domestique.Il lui fut difficile de s'arracher aux mains de Valeria, qui en grondant comme une panthère à qui on enlève sa proie refusait de lâcher prise.Balbutiant des objurgations qu'elle n'entendait pas, il se vit contraint de la repousser à bout de bras, malgré les exclamations de rage et de révolte qu'elle proférait en se débattant.— Pas ici... Nous sommes amis, seulement amis...— Seulement... Je ne... Je ne me souviens pas. L'esprit égaré, elle balbutiait. Teagan à son tour perdait la raison, oubliait les causes de son combat.— Mieux qu'amis, exigeait-elle. Mieux qu'amis...— Vous le voulez... Qu'il en soit ainsi. Partez, Valeria, partez ! Pas ici ! Dans votre chambre ! Je vous rejoindrai, tout à l'heure !— Tout de suite..., gémit-elle en lui baisant les lèvres avec violence. Dépêchez-vous !Elle rassembla les volants de sa robe et courut vers la porte.

16.

Teagan décida qu'une demi-heure d'attente suffirait. Il n'en faudrait pas davantage à Valeria pour congédier sa femme de chambre et se tenir prête. Après avoir éteint les luminaires de la bibliothèque il escalada silencieusement l'escalier, le souffle court, le cœur battant, comme s'il venait de disputer une compétition.Il entra dans sa chambre et s'appuya contre la porte. Combien de temps lui faudrait-il encore patienter pour avoir la certitude de ne rencontrer dans les couloirs aucun domestique ? Il eut la tentation d'alléger sa tenue mais se ravisa : Valeria se chargerait en personne de cette mission.Il se complut dans cette expectative, qui en retardant l'événement le paraît d'attraits supplémentaires. Comme il aimait les mains, l'expression de Valeria, en de tels moments ! A la fois impatiente et timide, elle frémirait de maladresse aussi bien que de hâte. Elle s'émerveillerait de tout, prête à admirer l'épiderme et les muscles aussi bien qu'à les palper des deux paumes pour en prendre possession, avide et déférente à la fois.Tendre et voluptueuse Valeria.La fièvre dont il brûlait, elle l'éprouvait, elle aussi. Ils s'uniraient bientôt, chacun se repaissant de la chaleur de l'autre. Teagan comprit qu'il ne pouvait attendre plus longtemps.En s'efforçant de se déplacer sans hâte, comme peut le faire la nuit un invité en quête d'un rafraîchissement ou de bougies neuves, il parvint sans encombre aux grands appartements. A la porte de Valeria, il tourna la poignée, silencieusement.

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Teagan se glissa dans la chambre, et retint son souffle. Debout devant la fenêtre, elle ne l'avait pas entendu entrer, car elle lui tournait le dos, croisant et décroisant nerveusement les mains. Le clair de lune soulignait sa silhouette, à laquelle une fine chemise soyeuse faisait comme un halo doré.Lorsqu'elle entendit murmurer son nom, Valeria émit une courte exclamation de surprise et lui fit face. Teagan était déjà près d'elle, et lui baisait les mains.— Vous tremblez ! Vous aurais-je surprise ? Pardonnez-moi.— Je n'ai pas eu peur. Mais l'attente m'a semblé si longue, et je vous désire tant !Envahi de tendresse, il la prit en souriant dans ses bras. Elle baigna ses doigts dans sa chevelure, longuement, et soudain lui baisa la bouche avec une vigueur qui lui coupa le souffle. Pendant que leurs langues se combattaient voluptueusement, leurs corps agités de soubresauts se heurtaient, si intimement que Teagan s'aperçut que sous sa longue chemise de soie Valeria ne portait rien.Lorsqu'ils reprirent ensemble leur respiration, tous deux titubaient.— Ne nous hâtons pas, ma douce amie, murmura Teagan, rien ne nous presse. Voyez ce grand lit qui nous attend, je vais vous y porter, et j'entends bien explorer avec une lente minutie tous les trésors que je devine sous ce voile.Elle fit aussitôt un signe de dénégation, si rapide et si appuyé qu'il exprimait une sorte de détresse...— Pas cette fois, Teagan ! supplia-t-elle. Faites-le vite, tout de suite, fort !Elle prit une profonde inspiration, recula d'un pas, baissa les mains jusqu'au sol et en se relevant passa au-dessus de sa tête sa chemise, qui en tombant ne fit qu'un petit tas. Elle était nue.— Voilà, dit-elle dans un souffle.Lorsqu'on se trouve en présence de toutes les merveilles du paradis, laquelle choisir d'abord ? Le petit creux délicat à la base du cou, si sensible et si tentant ? Les seins ronds et fermes, dont les pointes érigées défient le mordillement des lèvres, la titillation de la langue ? La surface satinée et plate du ventre, si souple et si propice aux excursions les plus diverses ? La petite toison bouclée, si légère, si douce et si souple, posée comme une parure sur la conque où la perle nacrée attendait la caresse, le baiser, préludes à la félicité suprême ?L'intensité de son désir devenait douloureuse, mais Teagan entendait bien ne pas brusquer les choses. Des mois plus tôt, dans la grange, il avait pris l'initiative. Aujourd'hui, c'est à Valeria qu'il voulait réserver ce privilège.— Dites-moi ce que vous désirez, Valeria.— Ce que je veux ? balbutia-t-elle en rougissant, je veux que... vous me preniez.— Mais comment cela ? Dites-le moi.Elle ouvrit la bouche, cherchant ses mots. Teagan en profita pour se pencher vivement et saisir entre ses lèvres le bout de la langue palpitante et rose pour la taquiner, la pincer un peu, comme tout à l'heure il le ferait de sa chair la plus sensible, qui sans nul doute réagissait déjà à la sollicitation lointaine de ce prélude. En empêchant Valeria de se presser contre lui, il augmentait son attente, et exacerbait son envie. Il lui libéra la langue, pour lui permettre de s'exprimer.— Dites-le moi, je le ferai, reprit-il. Je veux vous entendre, vous obéir...— Mettez vos mains... sur mes seins.— Comme ceci ? dit Teagan en faisant de chacune de ses paumes une coupe, pendant que ses pouces massaient doucement les aréoles et les pointes des deux globes offerts.Valeria, les yeux fermés, les lèvres entrouvertes, ne répondit que par un soupir.— Et maintenant ? murmura Teagan. Chancelante, éperdue, elle s'agrippa nerveusement à ses épaules.— Au... Au lit, fit-elle dans un souffle.Il la porta sur le grand lit, disposa des oreillers sous sa nuque, autour de sa tête.— Vos lèvres, dit-elle encore.— Sur les pointes de vos seins ?— Oh oui, soupira-t-elle avant de gémir doucement, parce qu'il parcourait du bout de la langue un mamelon durci.Les yeux fermés, elle le tint longtemps contre elle, lui permettant de prendre possession d'un sein, puis de l'autre. Mais elle s'agita soudain, le souffle court, son impatience revenue, et repoussa

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Teagan, désignant fébrilement ses cuisses entrouvertes.— Là, ordonna-t-elle. En moi. Elle haletait déjà, fiévreuse, la peau moite. Il lui serait impossible d'attendre longtemps encore. Dévoré lui-même de désir, Teagan ne pouvait cependant s'empêcher de penser au rêve qu'il avait si souvent caressé au cours des mois passés, celui d'un lent déshabillage effectué par les doigts impatients de Valeria. Il ne souhaitait pas se hâter, dans un vaste remue-ménage de gilet arraché, de cravate hâtivement dénouée et de vêtements jetés sur le tapis.La tentation était au demeurant si forte ! Il effleura les longues cuisses fuselées, qui s'écartèrent davantage encore. Avant que Valeria ait eu le temps de réagir, il introduisit deux doigts dans sa chair la plus intime, et se pencha pour saisir entre ses lèvres le bourgeon nacré d'où sourdent les sensations les plus vives. Valeria se cambra violemment, les mains crispées sur sa nuque et son épaule, haleta, éperdue, et s'abattit en criant de jouissance lorsque le flux de la volupté l'emporta.Pendant qu'elle reprenait son souffle, épuisée, Teagan, toujours entièrement vêtu, s'allongea près d'elle et attendit qu'elle rouvre des yeux étonnés pour lui donner un petit baiser sur la joue.— Tricheur, murmura-t-elle.— Je vous ai fait prendre un raccourci.Valeria sourit paresseusement, un éclat de malice dans les yeux. De l'index, elle parcourut le torse de Teagan, franchit sans hésiter sa taille et ne s'arrêta que sur le relief étonnant que faisait dans son pantalon la turgescence de sa virilité.Il gémit douloureusement.— Et maintenant, dit-elle, prenons notre temps.

Beaucoup plus tard, en s'éveillant, Teagan tenait Valeria dans ses bras. Qu'elle était belle ! Saisi d'une sorte d'admiration révérencieuse, il se perdit dans la contemplation de son visage, blotti au creux de son épaule, de ses seins orgueilleux qui frôlaient ses propres pectoraux, de la cuisse soulevée qui recouvrait son sexe maintenant recru de volupté, des jambes racées qui se mêlaient aux siennes.Une émotion intense l'envahit. Il l'étreignit plus étroitement, se caressant à elle tout au long de leurs corps. Le lit était vraiment le lieu le plus propice à une fête sensuelle aussi exceptionnelle.Jamais il n'avait dormi en compagnie d'une femme. En eût-il éprouvé le désir, les circonstances toujours précaires de ses relations intimes ne lui en auraient pas donné le loisir. Une fois les choses faites venait le temps de la retraite, ou de la fuite.Il voulut un instant réveiller Valeria, dans l'intention de lui faire partager son émerveillement, et de ne pas jouir seul de cette bienfaisante euphorie, mais comprit aussitôt la folie de son projet et s'en moqua silencieusement. Valeria devait reposer. Sans doute s'éveillerait-elle d'elle-même à l'aube, toujours prête à visiter ses ouailles, bêtes et gens.Pourquoi la nuit devait-elle s'achever ? Teagan souhaitait qu'elle durât toujours. L'ardeur l'avait d'abord emporté en lui sur la volonté. Sans doute avait-il évité un déshabillage hâtif, bâclé dans le désordre. Les deux premières reprises avaient cependant été marquées par un peu de hâte, imputable à l'urgence et à l'intensité du désir mutuel. Mais la troisième, lente et langoureuse, s'était déroulée comme un ballet savamment chorégraphié, les caresses se répondant comme les motifs d'un contrepoint, les bras et les jambes s'arquant et s'unissant avec grâce, les mains investigatrices explorant les frissonnements des épidermes, les lèvres partout présentes pour éprouver le goût de l'amour, jusqu'à l'extase finale, plus complète et plus enivrante d'avoir été longtemps retardée.Souriant dans l'obscurité, il sentit Valeria s'éveiller.— Teagan ?— Ma chérie ?— Merci, Teagan, il est si doux...— Taisez-vous, dit-il en lui posant un doigt sur les lèvres. Ne m'avez-vous pas dit que les remerciements ne sont pas d'usage entre amis ? Lorsqu'il s'agit d'amis véritablement... intimes, il faut les proscrire absolument, ce me semble.

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Tout en lui parlant doucement, il lui avait baisé d'abord les paupières, puis le bout du nez. Il lui prit les lèvres. La langue de Valeria accueillit la sienne, dans un savant et voluptueux enlacement où se concentrait leur passion. En éprouvant les prémices d'une ardeur renouvelée Teagan se hâta d'interrompre le baiser. En le prolongeant, ne courait-il pas le risque de s'attarder assez longtemps pour être surpris par la femme de chambre, ou de rencontrer dans le corridor quelque domestique matinal ?— Avez-vous prévu de nouvelles visites, aujourd'hui ?— Bien sûr. Vous plairait-il de m'accompagner ?— J'en serais ravi.— Je pars de bonne heure !— Je peux vous rejoindre.— Alors j'emporterai notre déjeuner.Fort éloigné de ces considérations alimentaires, Teagan aurait voulu dire à Valeria que le seul spectacle de son visage saurait le rassasier, et qu'il pourrait se désaltérer de la suavité de sa voix et de la fraîcheur de son rire. Mais une telle déclaration risquant de manifester le désordre de son esprit, il s'en abstint et sortit de la chaleur du lit.— Il fait frais, constata-t-il. Vous devriez m'aider à me rhabiller.Il vit briller dans la pénombre son sourire.— Je m'entends seulement en déshabillage, dit-elle innocemment.— Je tâcherai de m'en souvenir, promit-il, soudain ragaillardi.Il remit un à un ses vêtements, sous l'œil intéressé de Valeria. Lorsqu'il en eut fini, il vint la baiser au front, une main sous chacun de ses seins.— Nous nous reverrons bientôt, murmura-t-il. Teagan venait de sortir. Bien qu'elle eût le temps de dormir encore un peu, Valeria résolut de n'en rien faire. Elle avait à réparer le désordre de sa chambre et à se préparer avec le plus grand soin. Le personnel ordinaire de la maison se laisserait leurrer sans doute, mais aucun détail n'échappait à la vigilante Mercy. D'un seul coup d'œil, elle comprendrait.La folle aventure qu'elle vivait avec Teagan ne pouvait bien sûr s'éterniser, mais Valeria n'entendait perdre aucun de ces quelques jours de bonheur absolu. Les jérémiades que sa gouvernante ne manquerait pas de proférer en cas de découverte, elle ne désirait ni les entendre, ni en tenir compte.Toute sa vie, Valeria Arnold s'était astreinte à l'obéissance, elle avait accompli son devoir, s'était accommodée de tous les coups du destin. Lorsque Teagan Fitzwilliams sortirait de son existence, comme il allait le faire, inévitablement, elle n'aurait pas trop de tout son courage et de toute son énergie pour ne pas succomber à la douleur.Mais pour la première fois de sa vie elle avait la chance de fréquenter un homme qui, non content de lui apporter d'incroyables jouissances physiques, excitait son esprit aussi bien que son corps, provoquait son rire et lui donnait conscience de sa valeur. Jamais la présence de son père, de son frère Elliot ou celle de Hugh ne lui avait apporté la sensation, la certitude d'une telle intimité avec autrui.Valeria ne pouvait se mentir à elle-même. Elle commettait l'impardonnable erreur d'aimer d'amour Teagan Fitzwilliams. Aimer d'amour, c'est se condamner à subir éternellement les flammes de l'enfer, son éducation aussi bien que sa raison le lui rappelaient. Mais en attendant les possibles tourments de la damnation, elle entendait jouir de chaque instant de félicité, ne perdre pas une goutte du nectar que contenait le calice. Eprouverait-elle un jour l'amertume de la lie ? L'avenir le dirait.Elle s'était interdit de solliciter de Teagan quelque indication que ce fût sur la durée de son séjour, parce que l'idée même de sa limitation lui semblait insupportable. Et comme il serait humiliant de céder à la lâcheté, pour le supplier de rester encore !En tout cas, songea-t-elle en se levant, un peu frissonnante, le jour qui s'annonçait serait un jour heureux. Teagan ne partirait pas. Pas encore.

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En trottant à côté du cabriolet, Teagan remerciait le ciel d'avoir donné à Wilkins le goût de l'emphase et du dithyrambe. En accompagnant de façon irréfléchie leur châtelaine dans sa tournée d'inspection, il s'exposait en effet à faire naître l'inimitié de ses gens, et pire encore à susciter les soupçons et la médisance sur la nature de leurs rapports. Mais le récit de ses exploits avait atteint les limites du domaine, si bien qu'au cours de leurs déplacements son propre succès égalait presque celui de Valeria.Ordinairement sevré d'acclamations, il en appréciait avec d'autant plus de plaisir celles qu'il soulevait loin de Londres.Cette satisfaction d'amour-propre n'égalait en rien le plaisir d'accompagner Valeria, dont la compétence et le dynamisme faisaient son admiration. Jadis responsable à plusieurs reprises des haras de son grand-père, Teagan s'étonnait de la maîtrise dont faisait preuve l'héritière de la comtesse dans le domaine de l'élevage et de l'agriculture. L'intendant Parker, bien que familier de l'exploitation et de son personnel, ne manquait d'ailleurs pas de solliciter les avis de la jeune propriétaire, et en tenait compte.Mais son plaisir le plus intime et le plus secret, Teagan le prenait en dépouillant par le souvenir la noble dame de ces lieux des atours qui la distinguaient du commun des mortels. Ce visage avenant et raisonnable qu'un vaste chapeau préservait des ardeurs du soleil, ce corps élégamment enveloppé de froncés et de volants, il les avait vus quelques heures plus tôt à la lumière des bougies, embrasés de tous les délires de la passion, emportés dans la fièvre des transports amoureux...Loin de les gêner, le souci des apparences à sauvegarder en présence de Parker ou des employés renforçait l'entente tacite qui les unissait. Un regard qui s'attarde, un effleurement, le froissement d'un tissu, le contact d'une main gantée en descendant de voiture, le plus anodin des menus événements revêtait une signification exceptionnelle, rappelait ou annonçait une félicité ineffable. Tant il est vrai que l'érotisme peut s'immiscer jusque dans les conventions mondaines !Il était bientôt midi. Valeria fit halte.— Je vais déjeuner sur l'herbe en compagnie de M. Fitzwilliams, monsieur Parker. Préférez-vous vous joindre à nous, ou rendre visite à votre sœur ?Parker, rayonnant, jeta un coup d'œil à la ferme que l'on apercevait depuis le chemin.— C'est trop de bonté, lady Arnold. Si vous êtes absolument certaine de ne pas avoir besoin de moi, j'irais volontiers chez Susan.— Eh bien, c'est entendu. Faites-lui mes amitiés, je vous prie.— Bien sûr, milady. Merci encore.Teagan ne manqua pas de feindre l'inquiétude.— Nous voilà privés de notre chaperon, madame. Valeria, les cils à demi baissés, lui adressa un regard espiègle.— Parker, qui adore ses neveux, ne laisse passer aucune occasion de les embrasser. Et puisque je compte sur vous pour transporter le panier, je ne requiers pas sa présence. Mais vous pouvez le rappeler, s'il vous manque.Teagan déclina l'offre, se saisit du panier et suivit Valeria, qui était descendue de voiture et traversait une prairie. Lorsqu'elle eut franchi une barrière, elle s'arrêta pour lui faire face et jouir de sa surprise. Teagan s'étonnait en effet du pittoresque du site. Au-delà d'une plantation de peupliers, une rivière aux eaux vives s'élargissait en contournant une élévation verdoyante d'un ravissant effet.— Que pensez-vous de cette retraite de verdure ? En été, les gamins des environs viennent s'y baigner, m'a-t-on dit...Teagan ne put qu'applaudir à ce choix, et disposa sur le sol et sur un arbre couché la couverture préparée pour le pique-nique.— Madame est servie, déclara-t-il avec emphase en lui offrant la main.Lorsqu'elle se fut installée, il prit place près d'elle, sans lui lâcher la main. L'intimité récemment partagée créait entre eux une atmosphère très particulière, où la nostalgie des jouissances de la nuit se mêlait à l'expectative de celles que leur réservait la suivante.— La journée risque d'être longue, fit observer Teagan sans plus préciser sa pensée...— Est-ce à dire que l'ennui vous assaille ?

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— Votre présence m'enchante, Valeria. Mais pour être véritablement... intime, notre amitié suppose moins d'espace.Elle sourit, en examinant avec attention sa cravate sophistiquée. Teagan ne trouva pas mauvais de donner à la conversation un tour plus général.— Vous plaisez-vous vraiment à Winterpark ? La gestion d'un tel domaine est bien lourde, en vérité... Avez-vous l'intention d'y résider en permanence, ou de faire confiance à M. Parker, qui me semble très compétent. Retournerez-vous à Londres ?— Londres ne m'attire guère, dit-elle pensivement. Peut-être m'établirai-je ici. J'ai envie de me fixer, après avoir trop longtemps accompagné mon père dans ses garnisons successives.Teagan, qui lui non plus n'avait pas connu la stabilité, comprenait bien ce point de vue... Ils déjeunèrent en devisant, accompagnèrent le fromage d'un verre de vin.— La Saison m'a fatiguée de Londres, dit Valeria en revenant à son propos initial. Lorsque tout sera en ordre à Winterpark, je ferai peut-être des voyages.— Dans quels pays, madame l'exploratrice ?— J'ai longtemps envié les messieurs fortunés qui courent le vaste monde. Puisque me voici fortunée, j'imiterais volontiers leur exemple pour devenir une de ces Anglaises excentriques qui errent par monts et par vaux en attendant que l'âge les condamne à jouer les dames patronnesses dans l'orphelinat de leur paroisse... Il y a tant à voir, ailleurs !D'un geste, elle enveloppa le paysage, la rivière, les ormeaux et les saules, comme s'ils résumaient le vaste monde.— J'aimerais remonter le Nil, traverser les Alpes, descendre le Danube, visiter le Parthénon, dormir à l'ombre des Pyramides, et me brûler les pieds sur le sable de Cadix !Teagan sourit à cet enthousiasme, mais se rembrunit aussitôt à la pensée des dangers qui guettent une veuve, lorsqu'elle est vraiment riche. Ne risque-t-elle pas les pires rencontres, au premier rang desquelles celle des épouseurs ?— Vous devriez prévoir un compagnon de voyage, dit-il tout à trac, le plus sérieusement du monde.— J'y songerai, répondit-elle sur le même ton.Ils se turent, les yeux dans les yeux... Teagan esquissa un geste, Valeria s'inclina elle aussi et leurs lèvres se rencontrèrent à mi-chemin, pour s'effleurer seulement.— A la réflexion, murmura-t-il, je regrette l'absence de notre chaperon.— Pourquoi donc, je vous prie ?— En l'absence d'une dame d'atours, d'une femme de chambre ou d'une simple repasseuse je ne peux vous rendre les hommages dont je rêve. Rien de tel qu'une robe froissée pour compromettre une réputation.— En effet, acquiesça-t-elle gravement. Ces robes d'aujourd'hui requièrent l'assistance d'une habilleuse. La mode est bien mal faite, n'est-ce pas ? Mais il faut dire que les cravates des messieurs ne vont pas sans poser de semblables problèmes. Leur confection ne s'improvise pas. La vôtre, par exemple, on ne peut la dénouer. Mais j'envisage... un moyen.Elle avançait la main. Teagan s'émut.— Un... un moyen, vraiment ?— La vie dans les camps militaires implique la connaissance des tactiques les plus variées, dit-elle en libérant de leur logement les deux premiers boutons de son gilet. Ne bougez pas, je vous prie. Lady Arnold, comme nous venons de l'affirmer, doit être considérée comme... intouchable. En ce qui vous concerne, cher ami... intime, les éventuelles atteintes sont plus faciles à réparer.Tout en bavardant, elle avait repoussé Teagan contre le tronc qui lui servait de dossier et dégrafait diligemment son gilet et sa chemise, lui dénudait en partie le torse, les mains frôleuses, l'œil attentif, les lèvres réunies en une moue charmante et appliquée. Il voulut protester, elle le réduisit au silence d'un froncement de sourcils, occupée qu'elle était à ouvrir et à rabattre le pont de son pantalon, en prenant bien garde cette fois de ne s'en prendre qu'au tissu.Loin d'avoir sur sa virilité l'effet apaisant que l'on aurait pu imaginer, la fraîcheur du grand air fit sur la chair libérée de Teagan l'effet d'un puissant aphrodisiaque. En cravate et en bottes, presque entièrement vêtu encore, il se sentait plus nu qu'il ne l'avait jamais été. Valeria, pendant de longues

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secondes, se contenta de contempler sa découverte.— Que faites-vous, malheureuse ? gémit Teagan.— Vous ne pouvez monter à cheval en cet état, constata-t-elle, c'est une question de bon sens... Une solution s'impose. Laquelle préférez-vous ?Avec une perverse ingénuité, elle lui présentait ses mains, fines et fraîches, passait sur ses lèvres le bout de sa langue.Vaincu par tant de naturel et de simplicité, il n'eut aucun scrupule à affirmer sa préférence, que Valeria s'empressa de satisfaire avec une émouvante gourmandise.Un moment plus tard, Teagan en reprenant conscience vit que Valeria finissait de rassembler les reliefs du repas. Elle prit un peu de vin et lui présenta la timbale. Comme il tentait d'une main tremblante de remettre de l'ordre dans sa tenue, elle lui imposa l'immobilité.— J'en fais mon affaire, dit-elle avec autorité. Avant d'exécuter cette promesse, elle tint cependant à achever le rangement de la vaisselle, des serviettes et des accessoires divers, en lançant de temps à autre un coup d'œil sur l'objet de ses tâches ultérieures.Lorsqu'elle en eut fini avec le panier, elle vint s'accroupir près de lui et sans se presser remit en place les boutons et les boucles dont elle avait dérangé l'ordonnancement. Comme elle offrait en même temps à Teagan ses lèvres, il put craindre un moment que l'opération ne fût à recommencer.— Vous avez commis une tricherie caractérisée, lui reprocha-t-il tendrement.Valeria fit une moue adorable, digne d'une vierge innocente.— Vous avez triché de la même façon, l'autre nuit.— Sans doute, mais nous avons joué plusieurs parties.— Eh bien, conclut-elle, nous en jouerons d'autres cette nuit, et je vous offrirai votre revanche.Sans tenir compte de l'attitude compassée qu'elle avait prise, Teagan lui baisa brièvement les lèvres, avec emportement.— Les paris sont ouverts, lui dit-il à l'oreille.

17.

En pénétrant dans la salle à manger, Teagan se surprit à siffloter gaiement une chanson à la mode. En ce jour qui s'annonçait radieux, il se trouvait en effet d'une humeur exceptionnellement folâtre. Après la nuit qu'il venait de passer avec Valeria, il ne s'étonna pas de son absence au petit déjeuner. Aussi bien avait-elle décidé la veille de passer la journée au château. Elle ne se lèverait sans doute qu'en fin de matinée.Réveillé pour sa part après deux heures de sommeil par un soleil éclatant dont aucun voilage ne tempérait l'indiscrétion, Teagan ne s'était jamais senti aussi entreprenant, aussi dynamique. Puisque la prudence lui interdisait de s'attarder dans la chambre de Valeria, il l'avait discrètement quittée une heure avant le lever du soleil, et la faim s'était associée à l'excès de lumière pour écourter son repos.

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Il entreprit avec entrain de réparer ses forces.Quelques instants plus tard, le visage fermé que lui présentait la gouvernante de Valeria n'eut pas le pouvoir d'altérer sa bonne humeur, tant il avait le cœur en fête.— Bien le bonjour à vous, ma chère ! chantonna-t-il comme pour répondre à un salut qu'il n'avait pas entendu. Belle journée, n'est-ce pas ?Il lui tourna le dos pour garnir son assiette.— Monsieur FitzWilliams.Forte et autoritaire, l'intonation de la gouvernante n'impliquait aucune courtoisie. Elle l'interpellait, simplement.— Auriez-vous à me faire part d'un message, madame Mercy ? Ou me faut-il penser que la beauté du jour qui commence vous incite à rechercher ma conversation ?— Ni l'un ni l'autre.— Il me semble cependant, poursuivit Teagan sans se décourager, qu'une petite promenade au jardin serait tout indiquée. Mais j'oublie que vous ne marchez guère. J'aurai donc le plaisir de vous emmener tout à l'heure en voiture, avec votre maîtresse.— Ma maîtresse a mieux à faire. Elle est sortie. Etonné, Teagan releva la tête.— J'avais cru comprendre qu'aujourd'hui elle ne quittait pas le château.— Parker est venu la chercher au point du jour. Au moulin, il y a eu un accident. Elle est allée constater les dégâts, et soigner les blessés surtout.Teagan, qui beurrait un toast, suspendit son geste. Il se souvint de l'état dans lequel se trouvait la chambre de Valeria au moment où il l'avait quittée, du désordre des draps et des couvertures, de la parure de nuit jetée sur le tapis, des oreillers et des coussins dispersés de la tête au pied du lit.Lorsque Parker était venu donner l'alerte, la gouvernante de Valeria en avait été la première avisée. Elle seule pouvait prendre l'initiative de réveiller sa maîtresse à cette heure indue.Teagan n'eut qu'à croiser le regard accusateur de Mercy pour comprendre qu'il ne se trompait pas. Il rougit violemment. Sans le quitter un instant des yeux, Mercy attendit qu'un valet qui complétait le service se fût retiré pour reprendre la parole.— On ne m'a chargée d'aucun message. C'est en mon nom que je tiens à vous dire ceci, monsieur Fitzwilliams : laissez-la tranquille. Il est bien assez criminel de vous apprêter à lui briser le cœur en la quittant. A force de travail, Winterpark peut l'aider à guérir de son chagrin. Partez, avant qu'il ne soit trop tard. Evitez-lui la honte d'un petit bâtard.Avant que Teagan, abasourdi, ait trouvé le commencement d'une réponse, Mercy s'en était allée.Au demeurant, songea-t-il, comme suffoqué par l'évidence, qu'aurait-il pu lui objecter, quelle excuse aurait-il pu invoquer ? Elle avait raison, tout simplement.Qu'attendre en effet d'un joueur sans le sou et sans avenir, d'un amant irréfléchi, d'un assisté, d'un parasite ?Sans doute Valeria savait-elle que dès ses commencements il y avait dans leur relation quelque chose de rare, d'exceptionnel, qui excluait toutes les petitesses ordinaires de l'existence. Elle ne pouvait partager le point de vue de témoins ignorants, comme cette Mercy, qu'aveuglait son attachement à sa maîtresse.Teagan faillit courir à l'écurie, seller un cheval et galoper jusqu'au moulin, pour recueillir d'elle cette confirmation, pour lui dire... Pour lui dire quoi ?Pour lui dire qu'il l'aimait ? Que Teagan Fitzwilliams, né d'un roturier, joueur ruiné et perdu de réputation, avait l'honneur de demander la main de lady Arnold, fille d'un colonel de l'armée des Indes, et riche à faire rêver ?L'amour véritable, comment le connaissait-il ? Par les souvenirs lointains d'un petit garçon étreignant dans ses bras maigres une mère mourante. Mais cette joie dont le comblait la seule présence de Valeria, l'émerveillement que lui procuraient son esprit et son intelligence, l'émotion violente qui naissait du moindre contact avec elle, l'ensemble de ces enthousiasmes, ne se pouvait-il que ce fût encore de l'amour ?Pouvait-il grâce au jeu se constituer une fortune assez considérable pour prétendre au mariage sans

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se trouver soupçonné de cupidité ?Il fallait bien sûr ranger un tel projet au rang des chimères. Un tel mariage éviterait sans doute à un éventuel descendant la honte de la bâtardise. Mais celle du déshonneur ternirait la réputation de lady Arnold, tout comme la mésalliance commise jadis par la fille du comte de Montford avait exposé lady Gwyneth à la réprobation générale : une femme bien née n'épouse pas impunément un oisif insouciant et dépourvu de tout mérite. Faute d'un grand nom, qui supplée à ces tares, Teagan devait-il se soumettre aux injonctions de la gouvernante, et disparaître ?A cette seule pensée il lui prenait envie de mordre, de hurler son désespoir. Il comprenait en ce jour jusque dans sa chair combien Valeria lui était indispensable, à quel point elle faisait partie de son existence, puisque la perdre, ce serait perdre la vie.Aurait-il recours au pistolet qui quelques jours plus tôt devait déjà remplir cet office, et mettre fin à ses jours ?Aussi bien ne pouvait-il en effet prolonger son séjour sans faire naître des soupçons et des rumeurs. A supposer que ses expéditions nocturnes ne soient pas surprises par quelque domestique matinal ou attardé, l'intimité fervente qui régnait jusque dans ses rapports les plus banals avec Valeria finirait bien par être perçue par les témoins les plus distraits. S'attarder à Winterpark, c'était compromettre auprès de ses gens et de ses voisins la renommée de la plus digne et de la plus dévouée des propriétaires.Combien de temps lui restait-il ? Un jour, deux jours, peut-être ? Aurait-il la force de vivre encore près d'elle quelques heures sans prendre le risque redouté par Mercy ?L'imminence de la catastrophe l'anéantit au point de le paralyser, immobile sur sa chaise, devant l'assiette à laquelle il n'avait pas touché. Il fallut que Robbin en lui adressant la parole s'y reprenne à trois fois pour le faire sortir de son hébétude. Teagan se leva avec effort et quitta la pièce, pâle et égaré, telle une victime qui marche au sacrifice.C'est dans la bibliothèque que le conduisirent ses pas, sans qu'il l'eût décidé. Machinalement, il entreprit de remettre dans leurs rayons les ouvrages qu'il avait déplacés et abandonnés sur une table. Avant son départ d'Oxford, il avait accompli un rangement si semblable que cette réminiscence lui arracha un rire amer. L'histoire a de ces ironies !Se laisserait-il abattre ? Il songea à l'audace de lady Gwyneth, sa mère, qui près de trente ans plus tôt avait méprisé les interdits et rompu avec son illustre famille pour s'exiler avec l'homme qu'elle aimait. Un tel renoncement avait quelque chose d'héroïque.Teagan songea que lui aussi, dans une circonstance extrême, se trouvait peut-être appelé à un renoncement d'un autre genre. Poursuivi par la malédiction du vieux comte de Montford, il s'était juré de ne jamais s'abaisser à solliciter l'assistance de sa famille maternelle, en quelque circonstance que ce fût. Après avoir tenu pendant dix ans cet engagement, il se trouvait contraint de constater que toutes les valeurs auxquelles il s'attachait, l'honneur, la respectabilité, la liberté de prétendre à un mariage, se trouvaient liées à sa position dans la société. Pour y tenir son rang, il lui fallait absolument pactiser avec les Montford, et se trouver admis à les fréquenter de nouveau.La seule pensée de s'humilier auprès de son cousin pour solliciter une réconciliation que les récents incidents ne faciliteraient sans doute pas lui donnait la nausée. Mais le bonheur d'une vie commune en compagnie de Valeria justifiait tous les sacrifices.En cas de difficulté extrême, ne pourrait-il faire intervenir l'obligeant lord Riverton, qui ne manquait pas d'arguments propres à faire réfléchir l'actuel comte. Reçu chez les Montford, il pourrait postuler une situation honorable. Les hommes politiques et les grands seigneurs requièrent fréquemment la collaboration d'un assistant, ou d'un secrétaire.La vivacité d'esprit et l'assiduité qu'il avait pendant dix ans investies dans le jeu, il lui serait facile de les mettre au service d'un employeur de haute volée. Accoutumé à fréquenter des commerçants et des fonctionnaires aussi bien que des aristocrates, il saurait s'adapter aux situations les plus diverses et, pourquoi pas, exceller dans son nouveau personnage.Rétabli dans sa situation de membre reconnu d'une noble famille et restauré dans l'opinion publique par une honorable fonction, alors son nom n'impliquerait plus la mésalliance, et il lui serait possible d'épouser Valeria.

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Car elle ne lui refuserait pas sa main, bien sûr.Mercy, qui connaissait sa maîtresse mieux que personne, avait bien dit qu'en s'éloignant il allait briser le cœur de Valeria, qui tenait donc à lui. Son attachement ne faisait aucun doute, et les élans passionnés qui répondaient si vivement aux siens exprimaient à coup sûr une égale passion.Teagan, un peu rasséréné, sourit à cette perspective. Il trouva encore de quoi se consoler dans le souvenir des hauts faits accomplis durant la nuit précédente. Avec fierté, avec orgueil, il pouvait se targuer du privilège extravagant d'être le seul homme qu'ait connu lady Arnold.Il lui fallait donc impérativement l'épouser, songea-t-il en se rembrunissant soudain, car elle n'en connaîtrait pas d'autre, il ne le voulait pas. Le projet qu'il venait de concevoir, Teagan le mènerait à son terme.L'euphorie relative que faisait naître en lui cette conviction se trouvait cependant altérée par la certitude d'une séparation prochaine.Ce départ, Valeria allait-elle en comprendre la nécessité ? Oui, sans doute, car elle ne pourrait nier les dangers encourus. Une déclaration d'amour l'aiderait à supporter les tourments de l'absence, si elle s'accompagnait de la promesse d'un retour aussi rapide que possible, non plus d'un pauvre hère exclu de la bonne société, mais du fringant collaborateur d'un ministre ou d'un prince, réhabilité par les Montford et par le sérieux de son travail.Il suffit à Teagan de s'interroger sur la vraisemblance de ce programme pour en concevoir l'inanité. Trop sensible et lucide pour se payer de promesses, lady Arnold ne pouvait raisonnablement se satisfaire de paroles creuses.Si elle aimait Teagan d'amour, ce dont au fond de son cœur il avait la certitude, elle risquait d'affirmer son dédain de l'opinion publique, en concluant sans attendre un mariage qui évitait toute séparation. Elle refuserait de comprendre qu'il ait la volonté de se montrer digne d'elle, à ses propres yeux aussi bien qu'à ceux du monde. Elle pourrait même interpréter sa proposition comme une échappatoire, comme un artifice destiné à édulcorer l'amertume de la séparation, et à tarir ses larmes.La blessure serait plus cruelle encore, car la déclaration d'amour apparaîtrait comme un mensonge.« Les paroles s'envolent. C'est avec des actions que l'on gagne les batailles » avait dit la gouvernante de Valeria. Elle avait raison. Tant qu'il n'aurait pas fait passer son projet de la pensée aux actes, et des actes à la réussite, Teagan ne dirait rien à Valeria de son amour.En se séparant d'elle, il ne lui ferait part que de son désir de la revoir.Malgré son extrême fatigue, lady Arnold ne put rentrer au château qu'en fin d'après-midi. Elle s'était refusée à quitter les lieux avant que l'incendie ne fût complètement éteint et que la dizaine de blessés aient tous été pansés, rassurés, rendus à leurs familles dans les meilleures conditions et qu'après cela chacun d'entre eux ait reçu sa visite.En gravissant le perron, elle souriait. Comme il est agréable de n'avoir pas assez dormi, lorsque les heures que l'on consacre d'ordinaire au sommeil ont été employées aux jeux de l'amour !Teagan guettait sans doute son arrivée, car elle le vit apparaître dans le hall d'entrée aussitôt après que Giddings eut pris sa cape et ses gants.— Vous voici enfin de retour, Valeria. J'aime à croire que tous vos problèmes sont résolus.— En effet. L'explosion d'un silo a blessé plusieurs manœuvres, et provoqué un incendie. Il n'y a ni mort ni blessé grave, grâce au ciel.— Tant mieux. Vous êtes épuisée sans doute, mais auriez-vous la bonté de m'accorder quelques instants d'entretien, dans la bibliothèque ?A ce mot, Valeria se trouva soudain délivrée de toute sensation de lassitude. La bibliothèque ne lui rappelait-elle pas de charmants souvenirs ?— C'est la pièce où j'aime rencontrer... mon bon ami, répondit-elle de façon à n'être entendue que de lui seul.Il ne lui rendit pas son sourire. En alerte, elle le suivit, et son cœur se serra lorsqu'elle constata qu'une fois la porte refermée il ne tentait pas de l'approcher, et fuyait son regard.Avant que Teagan ait ouvert la bouche, Valeria sut qu'il se préparait à lui annoncer son départ. Il allait sourire, lui baiser la main, lui adresser des remerciements, et lui dire qu'il prenait congé.

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Son bonheur allait-il prendre fin en cet instant ? Après quelques jours, quelques heures de félicité, devait-elle entrer dans le désert de la solitude ? N'y aurait-il aucun sursis à son tourment ?Elle prit une profonde inspiration. Si le moment des adieux était venu, elle resterait digne dans l'épreuve. Pas de larmes, pas de discussion, aucune tentative d'apitoiement ou de temporisation.La tête haute, elle alla prendre place sur le sofa.— Qu'avez-vous à me dire, Teagan ?Il s'éloigna vers la fenêtre avant de lui faire face. Valeria lui vit les traits tendus, comme l'étaient les siens, sans doute.— Cela m'est difficile, aussi ne prendrai-je pas de détour. Je dois quitter Winterpark, Valeria.Bien qu'elle les ait prévus, les mots la frappèrent en plein cœur. Elle accusa le choc, et ses mains se crispèrent.— Quand ?— Demain.Valeria resta d'abord muette. Une nuit. Il lui restait une nuit, peut-être. L'aventure qu'ils venaient de vivre ensemble, et qui pour elle serait inoubliable et unique, n'était-elle pour Teagan que l'un des innombrables épisodes d'une vie sentimentale sans cesse renouvelée ? Elle se refusait à le croire.— Eh bien, voilà, murmura-t-elle enfin.— N'allez pas croire que j'ai la volonté de vous quitter ! s'exclama-t-il en traversant vivement la pièce pour venir lui prendre les mains, qu'il baisa... Mon désir le plus cher serait de demeurer près de vous, de trouver en vous seule mon univers tout entier. Mais comme votre chère Mercy me l'a fait observer ce matin, nous savons tous deux qu'un tel rêve est chimérique. Les circonstances particulières de mon arrivée sur votre domaine justifient un bref séjour. S'il se prolongeait, il donnerait sans nul doute matière à des commentaires malveillants. Il ne faut pas que par ma faute les excellentes relations que vous entretenez avec votre personnel et avec les gens qui vous entourent se trouvent altérées.Il se tut, sembla vouloir poursuivre, mais s'en abstint, et serra les lèvres. Comme elle craignait que sa voix ne se brise, Valeria se contenta d'acquiescer de la tête.— Je reviendrai, Valeria, reprit Teagan en articulant fortement, comme s'il se contraignait à s'exprimer. Je ressens plus que jamais la nécessité de mettre de l'ordre dans mon existence. Dès que j'y serai parvenu, rien au monde ne m'empêchera de revenir vers vous.— De l'ordre... dans votre existence ?— J'ai décidé de faire amende honorable, et de renouer mes liens avec ma famille maternelle. Le jeu n'est à tout prendre qu'un expédient. Il est temps que mes talents s'exercent au bénéfice d'activités... plus honorables.Il marqua une pause, et sourit rêveusement.— Je veux que vous puissiez vous dire fière de mon... de mon amitié. Je suis las des préventions et de la défiance dont on me poursuit.— Sans réserve aucune, je suis d'ores et déjà fière de votre amitié, Teagan.Valeria s'était exprimée si directement, avec tant de simplicité, que Teagan en éprouva une émotion profonde.— Votre âme est si pure, dit-il d'une voix qui s'enrouait, que vous mettez de la beauté partout. Vous rendez le monde meilleur, Valeria. Vous me parez de qualités qui me sont étrangères.— Non, Teagan, je vois la réalité des choses, alors que les autres s'arrêtent aux apparences.Teagan serra les dents comme pour s'imposer l'impassibilité, mais y renonça et releva Valeria pour la serrer très fort, en la pressant contre son torse.— Chaque jour passé loin de vous, chaque heure va me paraître un siècle, ma chérie. Et je saluerai la fin de chaque nuit, car elle me rapprochera du moment de nos retrouvailles.A la caresse de sa voix, Valeria sut qu'il reviendrait.Il lui baisa les lèvres. Valeria répondit à ce baiser avec une force égale à la sienne, avec une sorte de rage joyeuse qu'ils partageaient, comme pour affirmer l'un et l'autre que la séparation n'aurait jamais le pouvoir d'affaiblir le lien qui les unissait.Teagan desserra son étreinte et invita Valeria à se rasseoir.

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— Pour tenir compte des sages avis de Mercy, je vais me faire discret jusqu'à la fin de la journée, dit-il.— Mais il nous reste... cette nuit ?— Vous voulez bien ?— Oui ! Oh, oui !— Que Dieu me pardonne, déclara-t-il avec emportement, je ne supporterais pas le passage en enfer qui va commencer demain s'il n'était précédé d'une nuit au paradis !Après avoir jeté un regard circulaire, comme pour s'assurer de l'absence de tout témoin, il lui baisa le front.— Allez prendre un peu de repos, ma chérie. La nuit que nous allons passer ensemble, je vous promets d'en faire une nuit inoubliable.

Le lendemain matin à l'aube, Valeria, enveloppée d'une vaste cape, accompagnait vers la sortie cavalière des communs Teagan, qui tenait à la bride la monture que l'on venait d'équiper à l'écurie. Une pluie fine se prolongeait en brouillard et estompait le paysage environnant.— Je laisserai le cheval au relais de poste, ils le ramèneront.Valeria opina en se mordant les lèvres pour s'interdire de lui demander s'il avait sur lui assez d'argent pour voyager sans encombre jusque Londres. Comme il refuserait toute aide, la question ne valait pas d'être posée.Ils marchèrent tous deux jusqu'au bosquet qui marquait l'entrée du grand chemin, plongés dans le silence qui donne de la solennité aux séparations imminentes. Parvenus à ce bouquet d'arbres, qui les mettait hors de vue du château et de ses annexes, Teagan attacha sa monture à une barrière et prit Valeria dans ses bras. Il se contenta de la tenir ainsi, sans l'étreindre ni parler, pendant un long moment. Chacun d'eux écoutait le battement du cœur de l'autre, et se pénétrait de sa respiration.Au cours de la nuit, ils s'étaient aimés avec frénésie, avec douceur, avec emportement, avec lenteur. Le baiser qui les unit en ce moment extrême fut empreint de tendresse et de langueur, comme s'il devait durer toujours. Malgré sa ferme résolution, Valeria éprouva sous ses paupières la brûlure des larmes qu'elle ne voulait pas laisser couler.Teagan s'interrompit et Valeria baissa la tête. Elle ne voulait pas lever son regard vers le sien, pour le laisser libre de prononcer les trois mots qu'elle souhaitait tellement entendre, ces mots d'amour qu'il lui avait en quelque sorte laissé entendre sans jamais les exprimer. S'il les disait, elle serait libérée, et pourrait les prononcer à son tour.Mais l'attente de Valeria fut vaine. Teagan lui prit le visage entre ses deux mains, lui imposa le magnétisme de ses yeux verts.— Sur la tombe de ma mère et par tous les saints je vous jure de revenir, Valeria. Vous avez confiance en moi ?Il n'avait pas parlé d'amour, mais elle lui faisait tellement confiance, en effet !— Oui, Teagan, j'ai confiance en vous, dit-elle avec ferveur.— Eh bien, au revoir, ma chérie, murmura-t-il en lui baisant le front. Ne m'oubliez pas dans vos rêves.Sans se retourner il alla caresser l'encolure du cheval, le détacha et se mit en selle. Il était parti.Dans une sorte d'engourdissement, analogue à celui qui paralyse les grands blessés avant qu'ils ne ressentent la douleur, Valeria resta immobile, le regard perdu sur la longue route, d'où le cavalier avait depuis longtemps disparu. Il ne pleuvait plus, le soleil brillait, les oiseaux remplissaient de leurs chants et de leurs appels buissons et futaies. Une belle matinée commençait. Mais le deuil la paralysait, parce que la moitié de son âme s'en était allée, là-bas, sur la route de Londres.Avec effort, elle se retourna enfin. Mercy venait vers elle, en alerte.— Ma fille, ma fille, qu'avez-vous fait ?— Ma volonté ! proclama-t-elle ardemment. Et je n'ai rien à regretter !— Ah, miss Val, gémit Mercy en la prenant maternellement entre ses bras, le ciel veuille que ce soit vrai !

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Une semaine plus tard, Teagan, réinstallé dans son ancien logement, vérifiait avec soin sa tenue avant de se rendre à Kensington, où l'attendait un important rendez-vous.Il pouvait envisager sinon avec confiance du moins avec détermination la mise en œuvre de son plan d'action. Pendant son retour à Londres, dame Fortune, qui l'avait naguère si cruellement abandonné, s'était plu à lui accorder de nouveau ses faveurs. A chacune de ses étapes dans les auberges, au long de la grande route du Nord, il avait trouvé des partenaires assez nombreux, assez fortunés et assez débonnaires pour restaurer un commencement de fortune sans qu'ils puissent concevoir à l'égard de l'heureux gagnant la moindre animosité.Parvenu à Londres, c'est avec une facilité déconcertante qu'en les désintéressant entièrement chacun à leur tour il avait apaisé les émois de ses fournisseurs, qui aussitôt payés avaient rayé de leur mémoire les rumeurs de banqueroute qu'ils avaient fait courir.L'excellente Mme Smith, sa logeuse, était pour sa part aux anges.— Je savais bien que vous alliez revenir, honnête comme je vous connais. Et d'ailleurs, toutes vos paperasses, je les ai gardées ! Aussi bien, j'aurais pas su à qui les vendre, lui avait-elle innocemment déclaré en lui remettant le précieux florilège de la littérature ancienne.Restait l'essentiel, et la partie la plus délicate de son entreprise. Puisqu'il entrait dans ses intentions de se faire admettre de nouveau chez les Montford, il lui fallait se réconcilier avec l'actuel comte, son cousin Jeremy, l'arrogant rustre qu'il avait naguère giflé, et dont il s'était refusé à dénoncer une tricherie qui le dépouillait. Par l'intermédiaire de lord Insley, il avait donc sollicité une entrevue discrète qui aurait lieu non pas dans une salle de jeu, mais dans l'Orangerie des jardins de Kensington. Montford, bien que sans doute très réticent, n'avait pas rejeté l'intercession du jeune Insley.Teagan prit un fiacre pour traverser Hyde Park et gagner le lieu du rendez-vous. Bien qu'il fût convenu qu'aucun témoin n'assisterait à la rencontre, il eut la surprise en descendant de voiture de se voir accueillir avec une politesse un peu compassée par James Rexford, beau-frère du comte et compagnon occasionnel de ses sorties.— Ne vous offusquez pas de ma présence, monsieur Fitzwilliams. Je suis porteur de deux messages qui vous concernent. Je vous propose de vous les délivrer et de recueillir vos commentaires, s'il y a lieu. En retour, j'écouterai les informations ou les propositions que vous souhaitez faire connaître à mon beau-frère. Il m'autorise à entrer dans leur confidence, et m'a donné toute latitude pour leur donner une suite, le cas échéant.Teagan hocha la tête, mais se contraignit à garder un moment le silence. La plus grande prudence s'imposait en cette affaire, dont tout propos inconsidéré pouvait compromettre l'issue.— Je vous écoute, dit-il enfin. Voulez-vous que nous fassions quelques pas, ou préférez-vous

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entrer ?Il proposait ainsi à Rexford un surcroît de discrétion, que l'élégant personnage eut la bonne grâce de refuser.— Marchons, dit-il. Mon premier message est le plus simple. Mon beau-frère ne souhaite pas vous rencontrer, parce qu'il garde de votre dernière entrevue un souvenir disons... dérangeant.— Je ne songeais pas à lui en faire grief, se défendit Teagan.— Sans doute. Mais un soufflet reçu se répare plus efficacement dans le sang qu'autour d'un tapis vert, et Jeremy, pour qui j'éprouve une vive affection, est je pense aussi mécontent de lui-même que de vous. J'emploie mes propres termes, naturellement.Cette dérobade ne pouvant recevoir aucun remède immédiat, Teagan se dispensa de la commenter.— Montford vous a pourtant chargé d'un second message ?— A vrai dire, il s'est réjoui de votre démarche et de l'intervention du jeune Insley, qui lui évite de prendre l'initiative d'une communication. Parce qu'il est le chef de notre famille, l'un de ses membres l'a en effet chargé de vous transmettre une invitation.Surpris à plus d'un titre, Teagan s'avéra si incapable de dissimuler son étonnement que Rexford s'en amusa.— Vous êtes le cousin du comte et ma femme est sœur de son épouse, dit-il légèrement. Mon père est duc, et cousin de lady Charlotte Darnell, elle-même cousine de lady Gwyneth votre mère. Si lady Charlotte s'était tenue au fait de la vie mondaine, elle aurait pris un autre intermédiaire, naturellement. Elle désire vous rencontrer. Telle est la teneur de mon second message.Il se tut. Teagan, interloqué, tentait de reprendre ses esprits. Il se souvenait en effet de lady Darnell, parce qu'elle ressemblait tant à sa mère, dont elle avait l'âge. En visite au château de Montford lorsque Teagan, récemment arrivé de Dublin, n'était qu'un enfant, elle semblait souvent souffrante, et lord Darnell, sorte de tyran autoritaire comme il était d'usage chez les hommes de la famille, veillait à préserver sa tranquillité avec une rudesse brouillonne. Teagan se souvenait d'avoir été rudoyé par lui dans son enfance. Rexford l'observait du coin de l'œil et réglait son pas sur le sien.— Lord Darnell m'a menacé des étrivières quand j'avais dix ou douze ans, dit-il machinalement.— Eh bien, rassurez-vous, dit Rexford. J'ai assisté aux obsèques du baron il y a quelque temps. Vous n'avez plus rien à craindre de ce côté.Loin des salles de jeu et de la compagnie bruyante d'oisifs éméchés, Rexford était un autre homme. Teagan trouva dans cette constatation une sorte d'encouragement. En lui rappelant leurs liens familiaux, le beau-frère de Montford laissait apparaître une ouverture qui ne manquait pas d'intérêt.— Lady Charlotte réside dans Curzon Street, poursuivit-il. Montford peut-il lui annoncer votre visite ?— Ne dites pas à Jeremy que je lui en serai reconnaissant, il croirait à une provocation. Mais j'accepte avec empressement l'invitation de lady Darnell, en effet. Je n'abuserai pas plus longtemps de votre patience, Rexford, et je vous remercie.— Vous n'aviez donc aucune... sollicitation particulière à formuler ?— Aucune sollicitation qui ait un caractère concret, en effet.Rexford hocha la tête. Les deux hommes se saluèrent, un peu gauchement.— Jeremy n'a pas gardé votre étalon, ajouta Rexford tout à trac. C'est pourtant un animal magnifique. A vous revoir, monsieur Fitzwilliams.De lady Darnell, Teagan gardait le souvenir d'une jeune femme élégante et pâle, qui ressemblait tant à lady Gwyneth sa mère qu'en la rencontrant pour la première fois le petit garçon malheureux qu'il était alors avait éclaté en sanglots. Ressemblant à la défunte comme une sœur, elle lui était apparue comme une réincarnation de la mère qu'il avait perdue.Par la suite, elle lui avait témoigné à chacune de ses visites beaucoup de tendresse. Teagan avait même passé quelque temps dans la résidence des Darnell, loin des tracasseries de son cousin Jeremy. A la première incartade, l'irascible lord Darnell s'était empressé de le renvoyer chez son grand-père, et tout contact s'était trouvé rompu bien avant que la catastrophe d'Oxford et les fredaines ultérieures de Teagan le rendent véritablement infréquentable.D'abord perplexe sur les raisons d'une invitation si étonnante après tant d'années passées, Teagan en

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était venu à élaborer l'hypothèse la plus vraisemblable : devenue veuve et triant les archives de son époux, la baronne entendait sans doute lui remettre quelque souvenir, correspondance ou portrait, en rapport avec sa mère.Il en aurait bientôt le cœur net, puisque le majordome annonçait son nom en ouvrant la porte d'un salon garni de meubles clairs, et abondamment fleuri.Il eut la surprise de voir lady Charlotte debout, qui l'observait, impassible et les traits tendus, le regard aigu, comme figée dans sa contemplation. Son deuil récent lui conférait-il cette gravité ? Teagan pour sa part voyait avec émotion dans cette grande dame à la silhouette élégante, au visage noble et distingué, celle qu'aurait pu devenir sa mère, si elle avait vécu. Il s'inclina profondément.— Votre appel m'est un honneur, madame. Voyez en moi votre serviteur.En relevant la tête, il éprouva la contrariété de discerner une lueur amusée dans le regard attentif de lady Darnell. L'instant d'après, souriante et affectueuse, elle s'avançait vers lui, les deux mains tendues.— Teagan, Teagan, que de cérémonie ! Ne serais-je plus votre tante Charlotte, comme au temps de ma jeunesse ?Singulièrement rasséréné, Teagan s'inclina derechef pour lui baiser la main.— Quel beau garçon vous voilà devenu, poursuivait lady Darnell. Il faut que Martin nous apporte le thé. Du champagne, plutôt. Des retrouvailles après une aussi longue absence, cela se fête, n'est-il pas vrai ? Parlez-moi de vous, Teagan, dites-moi toute la vérité. Sans doute n'avez-vous pas commis le quart des crimes que la rumeur vous impute. Les Montford n'étaient déjà pas tendres avec vous, dans votre enfance.— Il faut bien que je sois pour quelque chose dans ma mauvaise réputation, répondit modestement Teagan. Une punition, cela se mérite, aussi bien qu'une récompense.— Asseyons-nous et causons. Vous êtes-vous rangé, depuis vos anciens exploits ?Teagan approcha un siège du sofa où elle s'installait et prit son temps pour répondre. La question était d'importance.— J'ai mené la vie d'un honnête homme, si l'on peut toutefois nommer ainsi celle d'un joueur. J'envisage à présent d'abandonner cet expédient pour exercer dans le monde des fonctions plus respectables. Le scandale auquel je me suis jadis exposé, par pure provocation, après mon éviction d'Oxford, en compagnie de lady Uxtabridge m'a beaucoup desservi, et je l'ai regretté dès son origine. Mais je n'ai rien commis depuis qui sorte, disons... de la routine.Lady Charlotte abonda dans son sens.— Voilà qui me rassure, en effet. Si l'on devait proscrire tous les garçons auxquels on peut reprocher des erreurs de jeunesse, Londres serait singulièrement dépeuplé. Je n'ai jamais su précisément ce qui s'était passé à Oxford, et cela m'importe peu. Mais l'attitude de la famille à votre égard m'a semblé inique, et j'ai éprouvé à l'égard de l'oncle Montford un ressentiment d'autant plus vif qu'il avait déjà manifesté une cruelle intolérance à l'égard de ma chère Gwyneth. En la contraignant à l'exil parce qu'elle aimait un roturier, il a si injustement sacrifié votre mère...Elle s'interrompit brusquement et fit un geste désinvolte, comme pour ne pas céder à l'émotion.— Trêve de nostalgie, reprit-elle. Que ceux qui nous ont quittés reposent en paix. Cela vaut bien sûr pour mon mari qui croyait bien faire...Comme Teagan s'apprêtait à prononcer quelques mots de condoléances, elle leva la main pour l'inviter à se taire.— Après une longue vie commune, j'en fais dignement mon deuil, Teagan, évitons les mots inutiles. En vérité, je n'aurais pu vous... convoquer ainsi, ne protestez pas, le mot est juste, de son vivant. Devenue veuve, je peux enfin réparer mes torts.Pour cette fois, Teagan s'insurgea...— Vos torts, tante Charlotte ? Vous n'en avez aucun. Vous n'aviez pas le pouvoir de contrecarrer la volonté du vieux comte.— Il ne s'agit pas de lui, soupira la baronne. Les choses sont difficiles à dire, après tant d'années. Voyez-vous, Teagan, votre mère n'était pas seulement ma cousine, si proche de moi que nous passions pour jumelles. Elle était aussi mon amie la plus chère. Lorsqu'elle s'est exilée, mon cœur

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s'est brisé, et lorsque nous avons appris sa mort, si proche de celle de son mari, il m'a semblé qu'une partie de moi-même n'était plus. Vous ne l'avez jamais su, mais ce n'est pas par hasard qu'un prêtre vous a retrouvé à Dublin.— Comment ?Teagan s'était levé, frémissant. Lady Charlotte lui prit la main et l'invita à se rasseoir.— J'avais mis quelqu'un de son ordre dans la confidence, et pris sur ma cassette personnelle pour financer les recherches. Sans cela, personne n'aurait fait le rapprochement entre le jeune vagabond nommé Teagan Fitzwilliams et la famille de Montford. Personne surtout n'aurait osé conduire cet enfant à la demeure de son grand-père. Je dois rendre cette justice au comte, Teagan : en interrogeant le prêtre, il a découvert le complot, et a bien voulu m'en féliciter, à condition que nul n'en sache rien.Elle se tut un moment, les yeux fixés sur Teagan, pour lui laisser le temps d'assimiler cette extraordinaire information. Dans une sorte de vertige, il ne trouvait que dire. Lorsqu'elle reprit la parole, elle s'exprima avec plus de force, une main à demi levée, mais l'émotion humectait ses paupières, et des sanglots retenus scandaient le rythme de sa voix.— Je voulais vous prendre avec moi, vous adopter, Teagan, voilà la vérité. J'aurais dû le faire envers et contre tous, comme Gwyneth l'aurait fait dans une situation semblable. Ni l'entêtement d'un grand-père possessif, ni l'acharnement d'un mari soucieux de sa seule progéniture n'auraient pu fléchir sa résolution. Ils ont eu raison de la mienne, Teagan. Le comte refusait d'être séparé du fils de sa fille, et Darnell voulait absolument un enfant qui ne fût qu'à lui.Incapable de retenir ses larmes, elle dut s'interrompre. Teagan s'alarma.— Ne vous accusez pas, ma tante, protesta-t-il, je vous en conjure. Je suis certain que vous...— Je n'ai pas tout dit encore. Vous rappelez-vous votre séjour chez nous, dans le Devon ?— C'est le plus précieux de mes souvenirs d'enfance.— Vous ne le saviez pas, dit-elle en lui prenant la main, mais à cette époque je portais... nos espérances, à mon mari et à moi. Je lui ai demandé de vous inviter à vivre chez nous et comme il ne me refusait rien dans une période aussi particulière, il a convaincu Montford de se séparer de vous. Mais j'ai subi des accès de faiblesse, j'ai dû m'aliter, et Darnell pour préserver ma tranquillité a jugé plus sage de vous renvoyer chez votre grand-père. J'ai eu le malheur de... de perdre cet enfant, et ma convalescence s'est prolongée pendant des mois. Darnell a refusé de vous rappeler, sous le prétexte de m'éviter trop d'agitation et de fatigue. Vous vous étiez plaint à moi des brimades que vous imposait Jeremy, mais je n'ai pas osé tenir tête à mon mari, et je me suis encore efforcée, mais en vain, de lui donner une descendance.Elle se tut, libérée par sa confidence mais dolente d'émotion.Teagan pour sa part s'émerveillait de cette découverte : il avait été aimé, désiré. Partagé entre l'étonnement et la reconnaissance, il se voyait autre qu'il ne s'était cru, il découvrait l'affection de l'ancien comte, une sollicitude que par pudeur son grand-père avait tenue secrète. Les tribulations anciennes de Teagan n'en étaient pas modifiées, mais le vide qu'avaient laissé dans son cœur les frustrations de la jeunesse se trouvait en quelque sorte comblé.Faute de trouver les mots qui convenaient, il posa la main sur l'avant-bras de lady Charlotte, qui se hâta de s'essuyer les yeux.— Lorsque je me suis vue contrainte d'abandonner tout espoir de maternité, vous étiez déjà un grand garçon. Et puis le scandale d'Oxford a éclaté, et une fois de plus je m'en suis remise à l'opinion de mon mari et de mon oncle Montford, alors que de toute mon âme j'aurais voulu prendre votre défense. On ne revient pas sur les erreurs du passé. En les avouant, je ne cherche pas à les effacer. Mais à présent me voici libre d'en amender certaines conséquences. Vous me disiez tout à l'heure votre désir d'occuper une fonction dans le monde. Bénéficiez-vous déjà des recommandations nécessaires ?— Pas encore, mais...— Hé bien, s'exclama la baronne, nous allons y pourvoir. Sonnez un valet, voulez-vous ? Darnell avait des amis fidèles, grâce à Dieu. Ce serait bien le diable qu'aucun d'entre eux ne découvre l'emploi le plus favorable à votre succès. Buvons à votre réussite ! Etes-vous retenu pour le dîner, ce

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soir ? Non ? Eh bien, ce sera ce soir. Martin, de quoi écrire, je vous prie.Dépassé par les événements, Teagan se leva, son verre à la main.— Je ne sais comment vous remercier, tante Charlotte.— Je connais bien un moyen, dit-elle après un instant d'hésitation.— Lequel ? Je vous suis d'avance tout acquis.Elle lui adressa un sourire plein de charme, si séduisant et en même temps si timide qu'il rappela à Teagan celui de Valeria.— Accepteriez-vous de venir habiter dans ma résidence, avec moi ? Je vous fais cette proposition avec vingt ans de retard, je le sais bien, et vous n'êtes plus en âge de remplacer le fils que je n'ai pu mettre au monde, mais je crois qu'en élisant domicile chez moi vous renforceriez votre position dans le monde, qui est ainsi fait qu'une belle façade lui inspire le respect. Et puis, surtout... cela me ferait tant plaisir !Elle était adorable. Comment lui résister ? Teagan vint lui baiser la main.— J'aurai l'insigne honneur de résider chez vous, baronne, et de vous aimer comme un fils aime sa mère.Lady Charlotte essuya avec impatience les larmes qui coulaient derechef sur ses joues.— Merci, Teagan. Vous... Tu ne peux savoir combien tu me rends heureuse. Maintenant laisse-moi écrire mes missives, et épargne-toi le spectacle d'une femme qui pleure. Je déteste pleurer, fût-ce de bonheur.A la fin de l'après-midi, Teagan revint chez lady Darnell dans un fiacre qui transportait l'ensemble de ses possessions, enfermées dans deux malles et deux sacs de voyage. Le cœur de Mme Smith sa logeuse s'était brisé à l'annonce de son nouveau départ, mais la sympathie l'emportant sur l'attachement elle avait tiré de l'événement la leçon la plus optimiste.— Un jeune homme qui s'attarde, ça devient un vieux garçon. A vous voir tout excité, on sait que vous ne perdez pas de temps, monsieur Fitzwilliams.Cette heureuse excitation se trouva encouragée par l'accueil que lui réservait Martin, le majordome de la maison. L'appartement que lui destinait lady Charlotte, moins vaste et plus austère que celui qu'occupait Valeria à Winterpark, en égalait le raffinement et l'élégance. Le valet de chambre attaché à lord Darnell était passé au service du duc de Westminster, mais Martin se flattait que son neveu, frais émoulu d'une formation particulièrement soignée, pourrait remplir cet office auprès de M. Fitzwilliams.Cet épisode rappelait trop celui de Nichols à Winterpark pour que Teagan n'en apprécie pas l'humour. Il ne manquait à son bonheur que la présence de Valeria, avec laquelle il aurait été si agréable de bavarder littérature dans le bureau, de contempler le jardin par la fenêtre du salon, et de partager le grand lit de la chambre.Que faisait-elle en cet instant ? Parcourait-elle son domaine ? Etudiait-elle des dossiers en compagnie de M. Parker ? Ecoutait-elle les conseils de Mercy ?S'ennuyait-elle de Teagan, comme Teagan s'ennuyait d'elle ?Il venait de disposer sur un rayonnage ses ouvrages favoris lorsqu'on frappa à la porte. Lady Darnell venait prendre de ses nouvelles.— Tu aimes cet endroit ?— Il est magnifique, tante Charlotte, dit Teagan en lui baisant la main, et il semble que quelque chose de sa splendeur se reflète sur ma personne, car le majordome me considère avec des égards tout particuliers.— C'est la moindre des choses, puisque nous sommes dans l'appartement du maître.Teagan cessa de sourire. Il prenait soudain conscience du symbole que représentait cette intention.— Ma tante, êtes-vous bien certaine...— Silence, mauvais garçon, dit-elle en lui posant un doigt sur les lèvres. C'est ici que se trouve ta place. Darnell t'a assez longtemps éloigné de moi, il est temps que nous prenions notre revanche. Mais trêve de bavardage. Puis-je te distraire un moment de tes occupations ? J'ai lancé des invitations pour ce soir, tu le sais. L'un de ces messieurs s'est dispensé de m'écrire son acceptation, il a préféré me l'apporter de vive voix. Comme il s'agit d'un ami de très longue date, son

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empressement m'enchante. Je l'ai installé dans le salon bleu. Peux-tu retarder un peu ton installation, et descendre converser un moment avec lui ?Après tant d'émotions, cette journée exceptionnelle offrait à Teagan une préoccupation nouvelle. Il allait devoir convaincre un personnage à coup sûr chargé de responsabilités et riche d'expérience de ses propres capacités à lui donner satisfaction, quel que soit l'emploi proposé.— Bien sûr, ma tante. Je descends.— Parfait. Je lui annonce ta venue, et je vous laisserai seuls.Elle hésita un instant, comme incertaine de la réaction qu'elle allait provoquer, et se guinda un peu pour lui déposer sur la joue un baiser.Teagan la suivit du regard pendant qu'elle sortait, et porta la main à son visage, à l'endroit où les lèvres de la baronne avaient fait comme une légère brûlure. Depuis combien de temps n'avait-il pas reçu d'une femme un baiser aussi chaste ? Il ne pouvait s'en souvenir.Dans son émotion, il avait omis de s'enquérir de l'identité du visiteur. Mais cela importait peu, puisque lady Darnell allait faire les présentations.En prenant une profonde inspiration, il alla vérifier au miroir la perfection de sa cravate, et chassa d'une chiquenaude une hypothétique poussière du revers de son habit bleu.Il lui fallait se montrer courtois, respectueux sans flagornerie, aimable avec modération. En parvenant à provoquer une impression favorable, il répondrait aux attentes que lady Charlotte mettait en lui. L'inconnu le connaissait-il de réputation ? L'entrevue dans ce cas n'en serait que plus délicate.Il descendit dans le salon bleu dans l'attitude d'un brave qui marche au combat, les épaules dégagées, le regard clair et le front haut.Vu de dos, le gentleman qui conversait avec lady Darnell semblait vaguement familier. Cette impression se trouva bientôt confirmée.— Lord Riverton !— Monsieur Fitzwilliams...— Il me semble, dit la baronne en observant l'étonnement de l'un et l'amusement de l'autre, que des présentations seraient inutiles. Je vous laisse, messieurs.Riverton se leva pour la saluer pendant qu'elle sortait en adressant à Teagan un petit signe d'encouragement.— Prenez un siège, Fitzwilliams, dit Riverton en se rasseyant. Pardonnez-moi, où ai-je la tête ? Je vous invite à vous asseoir dans votre propre demeure. A ce propos, je vous présente mes félicitations.Ironisait-il ? Dans l'incertitude, Teagan se tint sur ses gardes.— Nous sommes chez lady Charlotte, monsieur le comte. Je suis son invité.— Et son proche parent, n'est-ce pas ?— Lady Charlotte était très liée avec sa cousine lady Gwyneth, ma mère... En souvenir d'elle, elle m'encourage à rechercher dans le monde une occupation plus honorable et moins hasardeuse que la précédente, à laquelle je veux renoncer. Se pourrait-il que vous ayez un tel poste à me proposer ?— A vrai dire, j'envisage depuis quelque temps déjà de vous offrir une situation qui pourrait vous convenir. Mais asseyons-nous, et causons !Teagan obtempéra, l'esprit en alerte. La personnalité même de Riverton et les attentions dont il l'avait naguère favorisé l'invitaient à accepter d'emblée ses suggestions.— Je vous donne d'abord des nouvelles de votre étalon, dit le comte. Il n'a rien perdu de ses qualités. Un peu ombrageux mais ardent.— Je vous remercie de lui avoir évité la brutalité de Montford.— A vrai dire, je ne le monte pas moi-même. Mon maître d'écurie le sort chaque matin. Mais venons-en à vous. Avez-vous remarqué que depuis quelque temps je me tiens étroitement informé de vos faits et gestes ?— J'ai surtout observé, répondit Teagan, que je vous rencontre souvent dans les endroits les plus inattendus, dans des lieux que ne fréquentent guère des personnes de votre distinction...— Ni de mon âge, compléta Riverton. Continuez.

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— J'ai remarqué aussi qu'en plusieurs occasions vous vous êtes porté à mon secours, chez lady Insley, par exemple, ou en présence de Montford.Riverton acquiesça de la tête.— Vous occupez dans la société une situation très particulière, Fitzwilliams. Vous pouvez vous réclamer d'une illustre famille, mais vos... difficultés vous ont contraint à fréquenter des personnes de milieux très divers, et vous ont permis d'étudier leurs mentalités et leurs mœurs. Les Anglais s'enferment volontiers dans leur cocon social, et ne connaissent rien de ceux qui vivent ailleurs, dans d'autres milieux tout aussi clos. Une personne aux attaches aussi variées ferait mon affaire.— Dans quelle fonction, milord ?— Dans une fonction de confiance. Je vous ai d'ailleurs déjà mis à l'épreuve. Par personne interposée, bien sûr.Il se tut, le regard fixé sur le visage de Teagan. Il le mettait au défi de découvrir les circonstances de cette épreuve. Les offres d'emploi étaient des événements trop exceptionnels pour échapper à la mémoire. Teagan se souvint soudain de l'affreuse soirée.— Le jour où Montford m'a ruiné au jeu... Cet ancien combattant, c'est vous qui l'aviez mis sur mon chemin ?— C'est moi, en effet. Mais n'appelez pas la garde, je vous prie. On sait que je fais partie du conseil privé. Mais rares sont ceux qui savent que je dirige les services officieux qui recherchent et punissent les auteurs d'actes de trahison ou de subversion contre le royaume. Lady Charlotte est dans le secret pour une raison bien simple : Darnell occupait avant moi ce poste. Sa santé l'en a écarté il y a six ans.Il s'interrompit quelques instants, pour permettre à Teagan d'assimiler ces étonnantes informations.— Dans ma tâche, poursuivit-il, je reçois l'assistance de collaborateurs occasionnels ou permanents issus de tous les milieux, comme le sergent Wilkerson, qui l'autre jour m'a permis de vérifier mon intuition : dans la situation la plus désespérée, vous êtes incapable de trahison. Je vous fais donc confiance, et je vous invite à entrer dans mes services.— De quelle nature seraient mes activités ?— En fait, la mission qui vous a été fictivement proposée par Wilkerson existe bien. Nous aimerions savoir qui la remplit. Les Français utilisent les services d'un fonctionnaire indélicat qui leur remet des copies de documents confidentiels. Nous devons remonter la filière et démasquer tous ses membres. Dans les tavernes et les auberges de Douvres et des environs un joueur de votre compétence saurait se faire des relations, recueillir des renseignements, et découvrir l'identité des responsables. Cela implique des risques considérables, car le monde de l'espionnage ne se soucie pas de scrupules, mais je ne vous crois pas homme à les craindre.— Les risques m'importent peu en effet. Mais il me faudrait continuer à jouer le rôle que je désire tant abandonner, et endosser encore la livrée de Lahire, que je voulais jeter aux orties ?Visiblement amusé par cette vertueuse réticence, Riverton l'accueillit avec un sourire cynique.— Aussi décevant que cela vous paraisse, ce qu'il est convenu de nommer le grand monde est régi par deux maîtres : l'esprit de caste, et l'argent. Lahire, exclu par les Montford, vivait dans un garni et se ruinait parfois. Il n'est plus. Le neveu de lady Darnell réside dans Curzon Street, et se trouve à l'abri du besoin. Il sera fêté par l'élite, c'est aussi simple que cela.— Mais il me faudra encore jouer, et affronter des adversaires de mauvaise réputation...— Il vous est arrivé de jouer contre Rexford, fils d'un duc, lord Crandall, Westerley. Vous m'avez même débarrassé d'une centaine de livres, en je ne sais plus quelle occasion.— Vous marquez le point, bien sûr. Mais un poste de secrétaire n'aurait-il pas également convenu ?— Vous seul êtes capable de mener cette enquête à Douvres. Des missions ultérieures pourront revêtir un lustre différent. Mais celle-ci semble à votre mesure, et son importance est capitale. Alors, vous acceptez ?Teagan resta d'abord silencieux. Une situation, des revenus réguliers comblaient ses vœux. Mais son ambition allait au-delà. En collaborant secrètement avec Riverton, il resterait aux yeux du monde un joueur inconséquent. Valeria méritait mieux qu'un soupirant ainsi décrié.— Je crois, dit Riverton, que cette dame n'y verra aucun inconvénient.

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Il lisait donc dans sa pensée, il savait son secret ? Teagan voulut s'insurger, mais son interlocuteur l'apaisa d'un geste.— Je remplirais mal ma fonction si je ne me tenais au courant des faits et gestes de mes champions. J'ai vu cette charmante personne chez lady Insley, et Wilkerson, qui pourtant ne ressemble guère à Cupidon, m'assure que son cœur vous est acquis. Aussi bien pourrez-vous par la suite la tenir discrètement au courant de vos activités... patriotiques.Teagan se souvint des paroles de Valeria. « Je suis fière de vous, » avait-elle dit, alors qu'il n'était qu'un joueur ruiné à l'avenir incertain.— Je pourrai donc lui dire...— En termes très généraux, bien sûr.— Alors je suis votre homme, milord. A quel moment ferai-je mes débuts ?— Nous en reparlerons demain, dit Riverton en souriant. Je viendrai vous rendre votre Ulysse, qui encombre je l'avoue mes écuries. Considérez sa restitution comme une avance sur vos futurs émoluments. Dès ce soir, vous faites partie de mes services.

19.

Cinq semaines plus tard Teagan, épuisé mais heureux, retrouvait avec satisfaction le confort de sa nouvelle demeure. Pendant des jours et des nuits il avait joué, ri, plaisanté avec d'innombrables partenaires, effectué des filatures, des surveillances, un cambriolage, et tout récemment un acte de piraterie aux dépens de l'un des pêcheurs contrebandiers qui pullulaient autour de Douvres. Les membres de la filière, tous arrêtés, allaient dans le meilleur des cas se trouver déportés en Australie, et lord Riverton avait fait part à Teagan de son entière satisfaction.Il l'avait également, mais dans un tout autre registre, mis en garde contre les conséquences prévisibles de la sollicitude dont lady Darnell faisait preuve à son égard. Anxieuse de servir ses intérêts, la baronne se répandait dans le monde en chantant les louanges de son neveu. Riverton prévoyait une pléthore d'invitations flatteuses.Au souvenir de la réception que lui avait réservée lady Insley, Teagan nourrissait à cet égard quelques doutes. Jusqu'à présent proscrit de tous les lieux où son regard aurait pu offenser la pudeur d'une jeune fille, il lui faudrait sans doute du temps pour s'imposer dans les salons. Mais qu'importait, puisqu'en fait de mariage toute recherche lui était inutile !Valeria... Cent fois il avait voulu lui écrire. Mais les consignes données par Riverton devaient être respectées à la lettre. En écrivant, et de Douvres en particulier, il s'exposait à des indiscrétions et à des conjectures qui compromettraient le caractère confidentiel de son activité. Hors quelques-unes des personnes arrêtées, personne ne savait quelle mission il avait accomplie, ni d'ailleurs qu'il en eût accompli une. Pour garder le secret, il se rendrait en personne à Winterpark, et demanderait à

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Valeria sa main.Dans son appartement, il attendait que l'eau de son bain fût apportée. Impatiente de le voir, lady Darnell vint frapper à sa porte.— Tante Charlotte !— Bienvenue au fils prodigue ! Il s'était levé, elle voulut lui baiser la joue mais il tenta de la maintenir à l'écart.— Attention à la boue, et à l'odeur du cheval !— Comme si j'étais une faible femme, protesta-t-elle en achevant son geste. Je ne te dérangerai qu'un instant. Voilà. Une fois lavé, changé et reposé, te plairait-il de m'accompagner à une soirée ? Il faut absolument que je te présente quelques amis. Mon deuil n'est pas officiellement achevé, mais je suis vraiment trop heureuse pour feindre de le porter encore !— Riverton m'a prévenu des prodiges que vous accomplissez en vue de ma réintégration dans le monde. Sortons, puisqu'il le faut. Mais vos hôtes ne vont-ils pas s'offusquer d'une visite... spontanée ?— Pas du tout. J'ai averti de ta présence le comte et la comtesse de Beaulieu, pour le cas où tu serais rentré.Teagan se laissa gagner par un sombre pressentiment. Il imagina les regards qui l'éviteraient ostensiblement, la morgue méprisante des aristocrates qui lui tourneraient le dos. Pour avoir déjà supporté une telle humiliation, il ne souhaitait pas que lady Charlotte en fût témoin, et que cette humiliation rejaillisse sur elle. Il tenta de trouver une échappatoire.— Faut-il vraiment commencer dès ce soir ?— Serais-tu fatigué ?Refusant de saisir ce prétexte, Teagan préféra exprimer ses doutes.— Le comte et la comtesse vous sont certainement tout acquis et me feront bon visage. Mais pensez-vous que les autres personnes présentes seront à ce point heureuses de me voir parmi elles, tante Charlotte ? Je crains tant de vous infliger une déconvenue !Lady Darnell lui prit la main.— Ecoute-moi bien. La confiance que tu mets en Riverton pour les affaires... extérieures, tu dois la mettre en moi pour les affaires mondaines. Pendant des semaines, toutes les personnes d'importance, depuis Prinny, notre cher Régent, jusqu'à Rose, la femme de chambre de l'épouse de l'ambassadeur de France, m'ont entendu seriner ma chanson : je suis parvenue à persuader le fils de ma chère cousine de venir habiter chez moi, il sera mon héritier et je lui sers une rente, tu ne le sais pas encore mais je te l'apprends... Tous les êtres de bon sens savent ainsi qu'ils sont tenus à te faire fête, et que les contrevenants n'auront plus qu'à replonger dans les égouts dont ils sont sortis. Je crains plutôt que la flagornerie et les bassesses...D'abord paralysé par la surprise, Teagan n'interrompit lady Charlotte qu'avec un temps de retard.— Une rente ? Un legs ? De quoi s'agit-il ?— J'ai signé mon testament la semaine dernière. Je sais que Riverton saura rémunérer dignement tes services, mais les finances publiques ont parfois des lenteurs. Ton compte est ouvert à la banque, et tu peux y puiser à ton gré. Désarçonné, Teagan ne savait que dire.— C'est trop de bonté, ma tante. Je vais recevoir mon salaire...— Ne dis pas de sottises ! Mon grand-père le duc m'a fait une dotation, et Darnell n'avait naturellement pas d'héritier. Aussi bien la famille te doit-elle quelque chose, puisque ton grand-père Montford a oublié de te laisser de quoi vivre dignement, tout comme il te négligeait parfois dans ta jeunesse... Si tu savais combien je regrette de ne pas t'avoir élevé ! Tu aurais eu des poneys, des chiens, des petits carrosses...— Vous m'auriez gâté, ma tante.— Outrageusement ! Mais revenons au présent. Tu voudras sans doute fonder un foyer avec la personne de ton choix. Pour faire ta cour, il faudra engager des dépenses...Teagan, le coude sur un genou et la main sur le front, simula une réflexion profonde.— Voyons... Accepter une rente, n'est-ce pas briser le cœur de ma Dulcinée, qui se plaît à ravauder

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mes haillons ?— Tais-toi, galopin ! s'exclama en riant la baronne. Cette mimique, ce regard égaré, cela me rappelle tant ton père ! Il avait les mêmes traits, le même humour !Soudain médusé, Teagan blêmit.— Vous avez... Vous avez connu mon père ?— Bien sûr. Tu as son allure, son visage, tu es comme un autre lui-même. Il l'emportait sur tous les jeunes gens de notre connaissance par son élégance, sa virtuosité à cheval, et surtout par un charme... un charme fou. Je peux l'avouer maintenant, j'étais jalouse de ta mère. Dès que Gwyneth a rencontré Michael Fitzwilliams, ils ont su tous deux qu'ils étaient faits l'un pour l'autre. Quelle belle histoire d'amour ! Elle s'est terminée bien tragiquement, hélas ! Mais voici Harold avec ton déjeuner, et j'entends qu'on verse l'eau du bain. Je me sauve. Vous nous reverrons vers 21 heures, n'est-ce pas ? Riverton nous accompagnera. Ce soir, tu vas remporter les lauriers de la gloire, j'en ai le pressentiment !Elle partit en riant. Teagan, tout à l'heure affamé, ne goûta que du bout des lèvres l'excellent repas qui l'attendait. Lady Charlotte se plaisait à imputer tous les torts au vieux comte de Montford. Il n'en restait pas moins qu'un homme est responsable de ses actes. C'est bien de son propre mouvement que Michael Fitzwilliams avait abandonné à la misère sa femme et son jeune garçon.Sa ressemblance morale avec son père, Teagan se l'était mille fois entendue reprocher par les Montford. Que sa tante, qui semblait en garder un souvenir positif, souligne à présent sa ressemblance physique avec le traître, voilà qui n'était pas pour le rassurer.

Quelques heures plus tard, Teagan, en apparence aimable et courtois, se trouvait partagé entre le soulagement et le mépris des mœurs du monde. Lady Darnell aussi bien que Riverton avaient vu juste : on souriait, on faisait fête à l'héritier, au protégé d'une grande dame. Des hommes qui un mois plus tôt ne lui auraient pas accordé un regard s'empressaient autour de lui, lui proposaient de parrainer son entrée dans leur club. Des dames qui s'effarouchaient naguère de l'apercevoir au loin et traversaient la rue pour éviter à leur chaste fillette une improbable contamination par le vice se pressaient maintenant autour de lui et l'accâblaient d'agaceries comme pour le mettre en appétit, chacune tenant à portée de main une fille à offrir.A qui s'adressaient ces prévenances et ces œillades, sinon à un oisif, à un joueur invétéré qui croyait-on venait de passer un mois entier dans les salles de jeu de Brighton et des autres cités balnéaires de la côte. La fortune, lorsqu'elle s'associe à la faveur des puissants, blanchit les réputations les plus douteuses.Entre deux danses, car il avait dû inscrire son nom sur plusieurs carnets de bal, il eut le plaisir de rencontrer Holden Insley.— Puis-je ajouter ma gouttelette à la vague de félicitations qui risque de vous engloutir, monsieur Fitzwilliams ? Jamais réussite ne fut plus méritée que la vôtre, et d'une certaine façon ce... retournement d'attitude m'enchante.— D'une certaine façon, il m'exaspère, lui confia Teagan. Je vois que nous nous comprenons, Holden.— En effet. Ma mère osera-t-elle solliciter votre présence au bal qu'elle donne pour les fiançailles de ma sœur ? On peut le craindre. Mais je me sauve. Rien de plus dangereux que ces plumes d'autruche qui ondoient en l'air. Caressantes en apparence, ce sont des poignards cachés !Insley l'abandonna en effet aux assauts des mamans volubiles. La solitude et la gaucherie de la plupart des jeunes filles à marier provoquaient chez Teagan une sorte de commisération qui l'incitait, contre son intérêt, à les secourir de quelque aimable propos qui aurait pu les sortir de leur mutisme. Mais une sorte de paralysie des demoiselles rendait vains les efforts les plus méritoires.Il comprenait l'aversion de Valeria à l'égard de ces mondanités artificielles et épuisantes. Loin de ces masques grimaçants et de cette gaieté feinte, comme il serait doux de reposer bientôt son regard sur son ravissant et intelligent visage, d'entendre la musique de sa voix, ses réflexions pleines de sens et de bonté. Il lui fallait la revoir, lui expliquer son silence, lui dire son succès, et demander sa

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main.Le poids d'un regard alerta Teagan et mit fin à sa brève absence. Il leva les yeux et aperçut sans plaisir Jeremy, comte de Montford, qui le scrutait avec ostentation, un sourire sardonique aux lèvres.Teagan se raidit et lui adressa un bref salut. Montford ne lui rendit pas la politesse. Avant que Teagan ait pu adresser à l'insolent une pointe de sa façon, une maman l'accapara, le couvrit d'éloges et lui présenta sa fille.Montford attendit qu'elles se fussent toutes deux éloignées pour jeter son venin.— Il faut le voir pour le croire. Si elles te connaissaient comme je te connais, ces bécasses ! Le sang parle toujours. Elles se pâmeraient moins si elles savaient comment ton cher père a laissé tomber une femme dont il n'était pas digne, il l'a prouvé. Tu as réussi à charmer lady Darnell, ou faut-il dire à la conquérir ? Mais...Venu de nulle part, Riverton lui saisit le bras.— Plus un mot sur lady Charlotte, Montford. Il pourrait vous en cuire, car je n'ai pas les mêmes scrupules que Fitzwilliams. Je vous rappelle qu'il est votre cousin, et j'entends qu'il soit traité sinon avec amitié, du moins avec politesse.Ulcéré, Montford resta plusieurs instants silencieux.— Bonjour, cousin, articula-t-il enfin. La présence de ton champion me réduisant à l'obéissance, je m'incline.Il s'inclina en effet, brièvement.— Plutôt qu'un champion, voyez en moi un témoin, Montford, dit Riverton. Suivez-moi. J'entends vous rafraîchir la mémoire, et vous dire mes conditions.Il s'éloigna vers un endroit plus tranquille. Après un moment d'hésitation, Jeremy le suivit, non sans avoir jeté à son cousin un regard noir.Comme Teagan le suivait des yeux, il se trouva agressé à l'improviste par une énergique matrone en robe de couleur puce, dont la coiffure extravagante et recherchée culminait à une hauteur étonnante.— Eh bien, monsieur Fitzwilliams, s'écria-t-elle en mettant dans son intonation la puissance qui étonne chez les chefs de bataillon, quelle joie de vous revoir ! Lady Amesbury, vous vous souvenez, bien sûr. Il faut absolument que vous veniez demain prendre le thé chez moi. N'est-ce pas qu'il le faut, Marianne ?Tout en secouant avec force le bras de Teagan, auquel elle se cramponnait, elle dardait un regard impérieux sur une jeune fille brune et mince, qui aurait semblé insignifiante si son visage maigre n'avait exprimé une pathétique détresse.— Euh, oui, maman, bafouilla la malheureuse, que la honte accablait.— Marianne est perdue d'admiration à votre égard, monsieur Fitzwilliams. Vous n'allez pas faire pleurer ces beaux yeux-là, n'est-ce pas ? Allez, dites-moi que vous viendrez demain !Le visage incolore de la jeune fille s'empourpra violemment.— Maman, s'il vous plaît, murmura-t-elle d'une voix mourante.— Du cran, Marianne, une fille est en droit d'aller de l'avant, et lorsqu'un gentleman sait qu'on l'apprécie, ce n'est pas pour lui déplaire, n'est-ce pas, monsieur Fitzwilliams ? Vous viendrez, hein ?Sans doute résolue à recourir éventuellement à la torture pour qu'il accepte, elle lui serrait l'avant-bras à le briser. Le visage de sa fille blêmit si rapidement que Teagan craignit qu'elle ne défaille, mortifiée par l'impudence de sa mère.Dans un élan de commisération, il vint au secours de la malheureuse.— Souhaitez-vous vraiment ma visite, mademoiselle ? lui demanda-t-il.Elle sursauta et roula des yeux ronds, visiblement stupéfaite de s'entendre directement interpellée.— Euh... Je... oh, oui, bien... bien sûr, bafouilla-t-elle.Teagan n'eut plus qu'à accepter, et à saluer ces dames après que son bras eut retrouvé sa liberté. En songeant aux tracas qu'allait lui apporter une action chevaleresque qu'il regrettait déjà, il partit à la recherche de sa tante, dans l'intention de lui suggérer une prompte retraite.Il lui fallut pourtant remplir deux engagements chorégraphiques avant de pouvoir se retirer. Au retour, il s'abandonna avec soulagement sur la banquette de la voiture, dans un état de complet

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épuisement.— A la réflexion, soupira-t-il, cette réhabilitation trop bien réussie me tuera. Je la regrette déjà.— Vos malheurs ne font que commencer, dit en riant Riverton. L'usage vous contraint à faire demain une visite de politesse à chacune des jeunes personnes que vous avez fait danser.— Ne pourriez-vous pas m'envoyer en mission aux Nouvelles-Hébrides ?— Lorsque tu auras pris le thé chez lady Amesbury, tu souhaiteras aller te baigner dans le détroit de Magellan, déclara très sérieusement sa tante.— J'ai eu pitié de sa fille, reconnut Teagan.— Il fallait réfléchir, dit sentencieusement Riverton. Cette invitation acceptée vous permettra de méditer sur la pensée célèbre : « Méfiez-vous du premier mouvement, c'est le bon. » A propos de bon mouvement, je vous signale que la comtesse de Montford aura bientôt le plaisir de solliciter votre présence à sa réception annuelle. Cela devrait mettre un terme à certaines difficultés, n'est-ce pas ?Comme on arrivait à destination, Teagan eut beau jeu d'exciper de la fatigue d'une longue journée pour se réfugier dans sa chambre. En vérité, la fatigue n'était pas seule en cause. Le retournement brutal de l'opinion en sa faveur démontrait avec un tel éclat le caractère artificiel des mondanités que l'exclusion et même l'exil qu'il avait subis lui semblaient à présent moins désagréables. Une demi-heure de conversation en compagnie de la seule Valeria lui apportait mille plaisirs. Une soirée passée au milieu de cette élite artificielle ne lui donnait que tourment.Valeria. La pensée de Teagan se tournait inévitablement vers elle, comme aimantée, mais pour la première fois depuis le début de leur séparation, une inquiétude venait altérer son désir d'y mettre fin.Les paroles prononcées par lady Darnell aussi bien que par Montford résonnaient encore à ses oreilles.Ses parents s'étaient aimés, lui avait dit sa tante. Pour l'amour de Michael Fitzwilliams, sa mère s'était mise au ban de l'aristocratie et l'avait accompagné en Irlande.Quelques années plus tard elle était morte, seule et abandonnée, dans un misérable logis.Pourquoi cet abandon ? Le temps qui passe et la pauvreté avaient-ils eu raison d'une passion si belle ? Ou plus simplement, son père était-il incapable d'aimer ?En Teagan revivait son père, lady Charlotte le lui avait dit pour lui être agréable. S'il parvenait à conquérir Valeria, à la convaincre de l'aimer, une tare ne risquait-elle pas de se révéler avec le temps dans son caractère, une sorte d'incapacité héréditaire à l'amour n'exposait-elle pas la malheureuse à l'abandon, au désespoir ? Sans doute ne risquait-elle pas de mourir dans la misère. Mais Teagan avait-il le droit de lui briser le cœur ?Tout en lui s'insurgeait contre une telle éventualité. N'aimait-il pas Valeria de toute son âme, ne rêvait-il pas de lui consacrer tout le reste de son existence ?Mais ce rêve ne relevait-il pas de la simple chimère ? Que connaissait-il du véritable amour ? Ses relations épisodiques avec des complices complaisantes ne pouvaient être prises en compte. A Oxford, son premier amour aurait dû ne jamais finir. Il n'avait duré que quelques semaines.Teagan se souvint d'une image que jusqu'à présent il était parvenu à exclure de sa conscience, celle du visage du doyen, son maître d'études, qui l'avait surpris en flagrant délit entre les bras de sa belle-fille. Sur ce visage, on lisait l'épouvante, le chagrin, la déception profonde.Jamais, se jura-t-il, il n'infligerait à Valeria Arnold une telle souffrance. Tant qu'il n'aurait pas la certitude de se savoir indemne de la tare paternelle, il se tiendrait éloigné de la dame de ses pensées.

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Valeria tentait en vain de concentrer son attention sur les registres et les livres de comptes disposés devant elle. La camomille préparée par Mercy fumait dans son bol, et des tartelettes chaudes répandaient leur appétissante odeur de confiture recuite. La cuisinière s'était une fois de plus surpassée, et des roses artistement disposées témoignaient de la sollicitude des jardiniers.Le personnel au grand complet se mobilisait pour vaincre la mélancolie de sa châtelaine. Valeria songea qu'il lui fallait faire disparaître au moins une ou deux tartelettes pour ne pas désespérer l'affection de tout ce petit monde, bien qu'elle eût perdu l'appétit depuis le départ de Teagan Fitzwilliams.Pendant les deux premières semaines, elle s'était trouvée si déprimée et abattue qu'il lui avait été impossible de s'alimenter. Partagée entre la crainte et l'audace, elle avait vécu dans une attente impatiente et fiévreuse : ces jours de folie allaient-ils porter leur fruit ?Avec le soulagement était venue la déception. Elle n'avait pas conçu l'enfant de Teagan, cette part de lui-même dont elle serait demeurée, quoi qu'il advînt, dépositaire et responsable. Dans l'espérance de cet enfant, le prétexte eût été tout trouvé pour rappeler à Winterpark l'exilé volontaire.Cette pensée, Valeria l'avait aussitôt chassée de son esprit. Teagan s'était engagé à revenir. Elle n'avait donc qu'à attendre en toute confiance son retour.Mais pourquoi ne donnait-il pas de ses nouvelles ? Sans doute n'avait-il pas promis de lui écrire, mais elle aurait tant aimé recevoir un signe, un message qui lui aurait dit combien leur aventure commune engageait sa propre existence, comme elle avait bouleversé et illuminé celle de Valeria.Elle aurait tant voulu savoir ! Avait-il gagné au jeu de quoi rentrer à Londres et s'y installer ? S'était-il réconcilié avec sa famille ? Occupait-il un poste dans quelque contrée éloignée, ce qui aurait expliqué son silence ? Le succès obtenu, Teagan s'apprêtait-il à se présenter soudain à Winterpark, le sourire aux lèvres ?Dans une hypothèse moins optimiste, sa famille avait-elle rejeté ses sollicitations, en était-il réduit à renouer avec son existence de joueur besogneux, exerçait-il pour vivre une fonction qui dans son esprit le rendait indigne d'une femme que le malheur avait voulu faire héritière, et châtelaine ?Sur les registres, les chiffres se brouillaient, des larmes s'apprêtaient à sourdre de ses paupières. Pourquoi n'écrivait-il pas ? De mauvaises nouvelles seraient moins insupportables que ce désespérant silence.On frappa à la porte. Ce n'était que Mercy.— Nous avons de la visite, miss Val. Non, pas lui !Valeria, qui s'était levée, le cœur battant, s'abandonna à la déception, et à la révolte contre sa propre faiblesse. Cette réaction, elle l'avait aussi bien lorsque Giddings lui apportait du courrier sur un plateau d'argent, ou bien lorsqu'un cheval un peu fringant foulait le gravier de l'allée principale.Pour l'apaiser, Mercy vint maternellement lui caresser l'épaule.— De toute façon, il n'y a pas de quoi se réjouir, miss Val. Les visiteurs sont en bas. Lady Hardesty et sir Arthur.Valeria, qui venait de se rasseoir, se redressa d'un bond.— Les Hardesty ? Quelle catastrophe ! Quel vent mauvais les amène ?— Il paraît qu'ils se rendent à Londres, et comme Winterpark n'est qu'à une demi-journée de la grande route du Nord, lady Hardesty s'est trouvée obligée de vous rendre visite, par pure politesse, ironisa la gouvernante.

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— Comment sait-elle...Valeria se souvint des relations épistolaires qu'entretenait son ancienne voisine avec Maria Edgeworth, qui se faisait un devoir d'informer ses amies provinciales des ragots et des rumeurs de la société londonienne. Nul doute qu'instruite de l'héritage dont venait de bénéficier celle qu'elle rêvait naguère d'unir à son fils, elle trouvait dans cette circonstances des raisons supplémentaires de s'intéresser à elle.— Je n'ai pas pu prétendre que nous n'étions pas là, s'excusa Mercy. Elle m'a déjà laissé entendre qu'ils ne resteraient pas moins d'une semaine chez nous.— Une semaine ! s'exclama Valeria. Il me vient des idées de meurtre. Cette harpie serait bien capable de créer un incident pour me contraindre à épouser son Arthur. Je vais les recevoir. Tout à l'heure, je trouverai bien un moyen de les faire déguerpir.Un moment plus tard, elle entra dans le salon, les lèvres crispées sur un sourire de commande.— Sir Arthur, lady Hardesty, je ne vous attendais guère, je l'avoue.— Ma chère, chère Valeria, s'écria lady Hardesty comment passer aussi près de chez vous sans faire un détour afin de vous exprimer nos condoléances ? Et pour une personne comme moi, qui souffre d'une complexion si délicate, les longs voyages constituent une si terrible épreuve ! Je dois m'astreindre à des haltes fréquentes, voyez-vous. Fréquentes... et prolongées, naturellement.Corpulente et fortement charpentée, la brave dame n'inspirait pas la pitié. Son fils semblait par contre nerveux et pâle, assez mal à son aise. Valeria l'aurait volontiers plaint.— Vous me semblez bien las, sir Arthur, dit-elle en lui donnant sa main à baiser.— Et vous, lady Arnold, vous incarnez toujours la bonté et la grâce.— Ne vous inquiétez pas pour Arthur, il n'y a pas plus solide que mon fils, affirma grossièrement sa mère. Moi, par contre, j'ai comme une faiblesse. Avec le thé, j'accepterai volontiers quelques pâtisseries. La cuisinière que vous a laissée lady Winterdale ne peut être que supérieure à la souillon qui vous servait à Eastwoods. Mais dites-moi, Valeria, ma chère, votre entrée et vos miroirs devraient être voilés de crêpes de deuil !— Ma grand-mère est décédée depuis presque trois mois, répondit sèchement Valeria.— Il n'empêche, voilà une négligence impardonnable. Le respect des usages et des apparences est essentiel à la vie sociale, à l'égard des domestiques surtout, qui nous doivent le respect. Je me réjouis de vous voir en noir, c'est bien, cela. Vous avez sans doute une gouvernante plus compétente que cette vieille bonne d'enfant que vous traîniez derrière vous par charité. Mais dites-lui de sur-veiller de plus près le personnel de la lingerie. Le basin suppose un repassage minutieux, et je vois sur votre robe l'esquisse d'un faux pli...Valeria éprouva avec une telle intensité l'envie de briser un vase de porcelaine sur la trogne de sa visiteuse qu'elle chercha le salut dans la fuite.— Je vous abandonne un instant pour aller m'occuper de votre... collation, dit-elle en insistant sur ce dernier mot.— Faites donc, ma chère, puisqu'à ce qu'il semble vous ne faites pas confiance à votre majordome. Lorsque nous nous serons restaurés, je suggère que vous emmeniez Arthur visiter vos jardins, qui sont célèbres dit-on. La promenade, c'est la santé !Valeria ne put retenir le trait dont lady Hardesty l'armait si imprudemment.— Pour restaurer la vôtre, promenez-vous tout à l'heure avec lui, ma chère. Cela vous remettra sur pied !Sur cet épigramme qui s'accompagnait d'une grimace elle s'esquiva, referma la porte et s'y appuya en soupirant, afin de reprendre son calme. Giddings vint s'informer.— Ne vous inquiétez pas, et faites servir le thé, avec une profusion de gâteaux. Et demandez à Mercy de me préparer de la camomille, j'en aurai besoin.Elle repassa la porte, pour trouver lady Hardesty debout, le face-à-main braqué sur des jades chinois.— C'est de l'ancien ? demanda l'indiscrète.— Dynastie Ming, d'après l'inventaire, répondit Valeria sans plus de commentaire. Asseyez-vous donc, on va servir le thé.

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Pour éviter de manifester une irritation trop évidente, Valeria prit le parti de changer d'interlocuteur.— Dites-moi, sir Arthur, comment s'est passée la saison, à Hardesty Castle ? La tonte vous a donné satisfaction ?— Magnifiquement ! s'exclama lady Hardesty sans laisser à son fils le loisir de répondre. Arthur, n'oublie pas de dire à notre chère, chère Valeria, que tu es allé pendant plusieurs jours surveiller la tonte dans son domaine d'Eastwoods. Arthur s'intéresse de près à la bonne gestion de votre cheptel, ma chère.Valeria, qui n'en doutait pas, sourit d'un air entendu.— Masters m'a semblé l'autre semaine à la dernière extrémité, poursuivit lady Hardesty, qui entendait n'omettre aucune critique, et cette bonne, cette Sukey que je vous avais conseillé si souvent de congédier est restée fidèle à sa réputation en partant avec un palefrenier, sans se marier, bien entendu ! Ces filles, toutes des traînées !— Ah ! Voici le thé ! s'écria Valeria en accueillant Giddings avec une emphase et un enthousiasme assez inhabituels.L'installation du grand plateau, le service du thé, des tartelettes et autres gâteries, la présence même du majordome offrirent un bienheureux interlude aux tortures que subissait Valeria. Le moment lui parut opportun pour émettre des propos qui en principe devaient inciter l'intruse à prendre la fuite.— Le pot blanc m'est réservé, dit-elle, il contient une potion médicinale. Ma santé s'est détériorée depuis quelques semaines, ce n'est rien de contagieux, j'espère, mais l'estomac me fait souffrir, et j'ai dans la gorge une irritation persistante. A vrai dire, je me reposais sur un sofa, lorsque vous êtes arrivés.Pour cette fois, la menace de la contagion resta sans effet. Venue de loin, lady Hardesty entendait sans doute obtenir la récompense de ses efforts.— Vous travaillez trop, Valeria, ma chère, décréta-t-elle. La gestion d'un domaine de cette importance ne peut reposer sur les frêles épaules d'une jeune femme inexpérimentée. Ce qu'il vous faut, c'est un époux dévoué et solide, n'est-ce pas, Arthur ?Ainsi interpellé, sir Arthur s'étrangla en déglutissant à contretemps, et faillit perdre le contrôle de sa soucoupe. Sa mère poursuivit son bavardage en faisant disparaître les pâtisseries avec une efficacité qui excluait tout soupçon de faiblesse.— Avez-vous des nouvelles de Londres ? J'en ai reçu. Des choses incroyables ! Vous souvenez-vous de ce forban contre lequel je vous ai mise en garde l'hiver dernier ? Il est en train de mener la grande vie à Londres avec une prétendue grande dame !— Maman ! protesta sir Arthur, lady Charlotte Darnell est la cousine germaine de lady Gwyneth, la mère de Teagan Fitzwilliams ! Elles avaient le même âge !Ce fut au tour de Valeria de s'étrangler et de rattraper avec bruit sa tasse.— T... Teagan Fitzwilliams ? balbutia-t-elle. Seulement soucieuse de pulvériser les objections de son fils, lady Hardesty ne prit pas garde à ce trouble, et s'emporta de plus belle.— Une tante, un neveu, à d'autres ! Il y a du louche là-dedans. Un joueur, un vaurien, et bonjour ma tante, le voilà qui vit chez cette lady Charlotte, sous son toit, et qui devient son héritier... Laisse-moi rire !Elle rit en effet, pendant que l'honnête sir Arthur tentait de la raisonner.— Il s'est peut-être réconcilié avec les Montford, maman. Ce serait tout à leur honneur, si l'on y pense.— Une femme de son âge, tu l'as dit toi-même, de l'âge de sa mère, s'acoquiner avec un pareil voyou, quelle honte !— Alors elle ne serait pas la seule, insista non sans irritation Arthur. Ton amie Maria écrit dans sa lettre que lady Charlotte le présente partout, qu'il est reçu dans les meilleures familles, et que plusieurs jeunes filles ont jeté sur lui leur dévolu.— C'est sur l'héritage de Darnell qu'elles jettent leur dévolu ! Les sottes ! Quand je pense à Marianne Amesbury, cette vilaine petite oie, ce laideron ! Si elle parvient à jeter le grappin sur ce Fitzwilliams, elle finira abandonnée et malheureuse, tout comme la pauvre lady Gwyneth.

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— Comme vous pouvez être injuste à l'égard de Teagan, maman ! Je vous l'ai dit cent fois : je l'ai bien connu à Eton, il n'a rien d'un voyou !Arthur et sa mère, qui semblaient se complaire à ces affrontements verbaux, poursuivirent leur dispute sans demander son avis à Valeria qui leur en sut gré, car elle se serait trouvée dans l'impossibilité d'articuler un son.Elle profita de ce répit pour se reprendre, et à la faveur d'un silence se permit une brève intervention.— Vous êtes sans doute bien lasse, lady Hardesty. Giddings va vous montrer vos chambres, et je vais moi-même prendre un peu de repos.Ce disant, elle avait sonné. Sir Arthur s'inquiéta.— Vous semblez souffrante, lady Arnold. Maman, je crains que notre présence ne soit une source de fatigue pour notre hôtesse.Lady Hardesty saisit d'une main la dernière tartelette et tendit l'autre à son fils, pour qu'il l'aide à quitter son siège.— Notre chère Valeria pourra bientôt se vêtir en demi-deuil, ce qui lui permettra d'égayer un peu tout ce noir qui lui va mal au teint, il faut l'avouer. Je te suis, Arthur. Nous nous reverrons pour le dîner, ma chère.Valeria leur ouvrit la porte du salon, derrière laquelle Giddings se tenait aux ordres.— Lady Hardesty, sir Arthur, par ici je vous prie, psalmodia le majordome en leur ouvrant la marche...Enfin libérée de leur présence, Valeria les regarda s'éloigner. Elle avait tant besoin de silence, et de solitude ! Sans même prendre le temps de se munir d'un châle, elle passa par la bibliothèque, ouvrit la porte qui donnait sur la terrasse et courut se réfugier dans le jardin.S'inquiéter pour Teagan, quelle sottise, quelle dérision ! Il était parvenu à se réconcilier avec sa famille sans pour autant abandonner le jeu, on le recevait dans les meilleures familles et sa présence n'épouvantait plus les mamans en quête de gendre.Les jeunes filles lui faisaient-elles les yeux doux ?En avait-il distingué une en particulier ?Cette pensée avait en soi quelque chose de si traumatisant que Valeria sentit que ses jambes ne la portaient plus. Epuisée, elle s'effondra sur le banc le plus proche. Non, c'était impossible. Des promesses aussi solennelles, renouvelées avec tant de ferveur, Teagan ne pouvait les avoir oubliées aussi vite, aussi complètement.Maria Edgeworth n'était d'ailleurs qu'une colporteuse de rumeurs et de potins. Comment ajouter foi aux propos venimeux de cette diffamatrice ? Ils comportaient cependant une part, si faible fût-elle, de vérité. Réconcilié avec sa famille, introduit dans le monde, pourquoi Teagan n'était-il pas revenu ? Pourquoi n'avait-il pas écrit ?Peut-être s'initiait-il à sa récente fonction ? Mais un héritier déclaré se met-il à la recherche d'un emploi ?Peut-être aussi elle, Valeria, appartenait-elle à la catégorie des sottes stigmatisées par lady Hardesty. Peut-être figurait-elle tout simplement un élément parmi d'autres de la longue cohorte de femmes séduites, comblées un temps de caresses, et puis abandonnées par ce moderne don Juan.A l'instant même où son cœur se désespérait, il suffit à Valeria d'entendre crisser le gravier et de voir s'approcher Giddings pour renaître à l'espérance. Le majordome tenait un plateau. C'était une lettre ! Pétillante d'allégresse, elle remercia Giddings en riant de contentement, et d'une main tremblante d'excitation elle rompit le cachet et déplia la missive, d'une écriture indéniablement masculine.Au bas de la page, elle vit d'abord la signature : W. Parham.Le souffle coupé, elle ferma les yeux pour retenir ses larmes, les doigts crispés sur le papier qu'ils froissaient.La déception l'avait frappée, mais elle ne pleurerait pas. Sur la tombe de Hugh, elle avait juré de ne plus jamais verser une larme sur un homme, quel qu'il fût, et ce serment, elle le tiendrait.Un peu plus tard, lorsqu'elle sut qu'elle pouvait relever les paupières sans qu'un rideau liquide trouble sa vision, elle lissa la page et lut la lettre que lui envoyait sir William.

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« Chère lady Arnold,» J'ose espérer que vous avez pu vous remettre du chagrin provoqué par la perte cruelle que vous avez subie. Je souhaite qu'après cette convalescence votre rétablissement est complet, car Londres est bien triste sans vous, et j'attends avec impatience votre retour.» Le cours ordinaire de la Saison a connu un épisode d'importance. Vous apprendrez en effet avec plaisir que votre ami M. Fitzwilliams s'est réconcilié avec sa famille et réside désormais chez la cousine de sa mère, lady Charlotte Darnell, l'une des dames les plus influentes de la société. Le charme et l'agrément indéniables de sa compagnie ont naturellement fait de M. Fitzwilliams la coqueluche de ces dames. Personne ne s'en étonnera.» Sachez, madame, que je reste à votre entière disposition pour vous apporter, en quelque domaine que ce soit, toute l'assistance que vous estimeriez utile. J'apprécierais avec gratitude l'honneur d'être appelé à vous servir d'escorte de Winterpark à Londres dès que vous serez en mesure d'entreprendre le voyage. Je fais un cas tout particulier de l'amitié et de la confiance que vous avez bien voulu m'accorder. Ne vous étonnez donc pas que mon souhait le plus cher est de les voir toutes deux croître et s'intensifier.» Dans l'espoir de vous revoir bientôt, je vous prie d'accepter mes respectueux hommages et je reste, madame, votre serviteur. »

Eperdue de désespoir, Valeria replia soigneusement la lettre et laissa son regard se perdre au loin, sans rien voir.Lady Hardesty ne colportait pas que des informations erronées. Teagan, il fallait s'en réjouir, avait retrouvé dans la société un statut honorable.Mais s'il se dispensait de faire part à Valeria d'une réhabilitation qu'elle appelait, il le savait, de tous ses vœux, c'est qu'il ne répondait ni à l'estime ni à l'intérêt qu'elle mettait en lui... Pendant qu'elle se morfondait et s'inquiétait pour lui dans la solitude campagnarde de Winterpark, il se pavanait parmi les élégantes de la grande ville. Selon toute vraisemblance, il ne reviendrait jamais.Valeria ressentit cette évidence comme un coup de poignard qui la transperçait. Pour rendre tolérable cette douleur physique, elle fut contrainte d'inspirer et d'expirer lentement, précautionneusement, à de nombreuses reprises.Si Teagan Fitzwilliams ne revenait pas, comment devait-elle conduire son existence ?Propriétaire de Winterpark, de l'hôtel particulier à Londres, d'Eastwoods et d'une dizaine d'autres domaines qu'elle n'avait pas encore visités, elle ne pouvait en assurer seule la gestion, ainsi que l'avait justement fait observer lady Hardesty. Désormais initiée aux délices de la passion charnelle, elle ne souhaitait pas achever sa vie dans la solitude et la continence.Pendant deux semaines, elle avait pu secrètement craindre, ou espérer, la conception d'un enfant. L'idée lui semblait maintenant séduisante. Elle désirait avec certitude mettre au monde des enfants bien à elle.Ce désir impliquait, comme lady Hardesty se serait fait une joie de le rappeler, l'existence d'un mari.Sa faiblesse de caractère disqualifiait Arthur Hardesty, naturellement. Mais sir William Parham, fidèle soutien de la famille, homme d'honneur, assez chevaleresque pour apprécier, un peu hâtivement peut-être, les qualités de Teagan Fitzwilliams, personnage en tout cas respectable et d'une modestie exemplaire, ce parfait et méritant honnête homme n'était-il pas le parangon de l'époux idéal ?Un homme tranquille, un homme de confiance, respecté de tous. Déjà père de trois filles, il saurait faire d'autres enfants, et les chérir. Peut-être même serait-il en mesure de procurer à sa femme d'appréciables satisfactions sensuelles, pour peu qu'elle n'exigeât point qu'il accomplisse des prouesses à vrai dire... inégalables.Valeria comprit soudain que cette lettre lui donnait l'occasion de résoudre d'un coup plusieurs difficultés.Elle n'aurait pas à éconduire les Hardesty, ni à attendre passivement le retour d'un insouciant personnage. La lettre de sir William passerait tout simplement pour une convocation à se rendre

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d'urgence à Londres.Lady Hardesty et son fils auraient tout loisir de demeurer à Winterpark et de multiplier les étapes de leur voyage. Valeria tenterait pour sa part de se consoler de leur absence.Une fois parvenue sur place, elle verrait si, des cendres d'une aventure malheureuse, pouvait sortir une autre espèce de relation. Entre l'extase amoureuse et le désespoir, l'amitié ne peut-elle trouver sa place, et se maintenir ?« Teagan Fitzwilliams est à Londres », disait son cœur.« Grand bien lui fasse » répondait sa raison. A quoi bon le rencontrer, en effet ?

En fin de matinée, Teagan, dans sa chambre, hésitait sur le choix d'un costume. Ce soir, il allait accompagner lady Charlotte au bal masqué. Le port d'un déguisement ne faisait-il pas double emploi, sur le théâtre du monde ? Ses nouvelles relations semblaient les acteurs d'une farce aux rebondissements absurdes. Présenté naguère comme une épouvantable menace pour la vertu et la réputation des jeunes filles, il lui avait suffi de porter le titre d'héritier pour qu'à son tour il ait tout à craindre d'elles.La Saison, inévitable rendez-vous de l'aristocratie, se confondant avec une sorte de foire au mariage, les célibataires faisaient en effet figure de victimes potentielles. Convoités par des mamans plus rusées que des maquignons, toute erreur, tout faux pas leur était interdit. Jeter plus d'un coup d'œil à une jeune personne suffisait à susciter des spéculations infinies, et l'absence apparente de chaperon pouvait justifier une réparation définitive.Teagan s'était exposé à ce genre de difficultés en allant prendre le thé chez lady Amesbury. Quelques instants de compassion lui avaient coûté dix jours de démarches et contre-démarches nécessaires à le sortir d'un véritable guêpier mondain. Dans ce ridicule épisode, il n'avait aliéné ni sa dignité ni sa liberté, mais sachant combien il faut de patience et d'énergie pour payer un moment de faiblesse, il ne se laisserait plus attendrir par les candidates au mariage, si pathétiques fussent-elles.La puérilité, la fragilité de la pauvre Marianne Amesbury, si communes chez les jeunes filles de son âge, faisaient un tel contraste avec le caractère de Valeria Arnold, la plus intelligente, la plus valeureuse, la plus libre, la plus passionnée des femmes que la terre ait portées !Valeria. Chaque nuit dans ses rêves il lui faisait l'amour, chaque matin en s'éveillant il se désolait de ne pas la trouver près de lui. Quand oserait-il se présenter devant elle ?A d'autres moments, son sommeil se trouvait troublé par des cauchemars. Pourrait-il un jour chasser les doutes qui les hantaient ? Ils ne cessaient de lui offrir le spectacle désespérant d'une femme mourante, seule, abandonnée, d'une femme qui était sa mère, avec le visage de Valeria.En trahissant la confiance de son directeur d'études, à Oxford, en infligeant à cet homme avenant et généreux une épouvantable humiliation, il avait montré de quoi il était capable. Ne risquait-il pas de récidiver, d'imposer à l'être aimé semblable souffrance ?Ne possédait-il pas les traits de son père, l'humour de son père... et son cœur déloyal aussi, sans doute ?Dévoré d'incertitude et de colère, il frappa la table du poing. Sa décision, il lui fallait la prendre, avant qu'il ne soit trop tard, avant que Valeria, lassée par une trop longue attente, désespère de le voir tenir ses promesses, et cesse d'attendre son retour.— Je peux entrer, Teagan ? Il sursauta, puis se reprit.— Bien sûr, tante Charlotte.Il vit qu'elle tenait à la main un coffret.— En fouillant des vieilleries au grenier pour compléter mon déguisement, regarde ce que j'ai retrouvé, Teagan. Je l'avais conservé dans l'intention de te le donner un jour, mais vingt ans ont passé, et j'avais oublié son existence.Elle lui tendit le coffret, dont Teagan se saisit avec curiosité.— Ce sont des lettres adressées à ta mère. Le prêtre que j'avais envoyé à ta recherche les a trouvées

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avec d'autres objets sans importance entre les mains du propriétaire du logement qu'occupait Gwyneth au moment de son décès. Je n'ai pas voulu les montrer à l'oncle Montford, et je les ai gardées.— Les avez-vous lues, ma tante ?— Non, Teagan. Je les ai seulement compulsées. La plupart sont de la main de ton père, dont j'ai reconnu l'écriture. Par discrétion, je n'en ai lu aucune mais j'ai décidé de les conserver, pour qu'un jour tu puisses mieux connaître celui que ta mère a tant aimé.Teagan observa le coffret avec une sorte d'appréhension. N'en savait-il pas assez sur son père, en vérité ?— Merci, tante Charlotte, c'est très aimable à vous. Pour l'égayer sans doute, lady Darnell brandit un objet difficilement identifiable.— Je vais parachever mon déguisement à l'aide de ce masque de Colombine, personne ne me reconnaîtra ! Sauf toi, bien sûr !Elle lui donna un baiser sur le front et s'en fut. Teagan posa le coffret sur un guéridon et le considéra pensivement. A quoi bon lire les lettres d'un séducteur qui n'était qu'un traître ? Ces lettres, il allait les brûler. Jamais sa tante n'aurait dû les lui remettre.Le couvercle soulevé laissa apparaître des feuillets couverts d'une écriture nette. Ces mots avaient été écrits trente ans plus tôt par l'homme dont il était le fils. Si grande que fût sa rancune, Teagan se sentit attiré par ces lignes, qui semblaient l'appeler, lui faire signe, réclamer sa compréhension.Teagan prit la première missive, qui n'était qu'un billet, le plus ancien, et comprit que l'ensemble de la correspondance respectait l'ordre chronologique, et permettait de reconstituer l'histoire du couple. Dès leur idylle découverte, les jeunes gens avaient été séparés, Gwyneth chez sa tante et le lad irlandais au haras de Langdon, celui-là même dont dix-sept ou dix-huit ans plus tard le comte de Montford avait laissé la responsabilité à Teagan !Cette découverte fit naître en lui un étonnement profond. Pour que son grand-père l'ait en quelque sorte fait marcher sur les traces de Michael, ne fallait-il pas qu'il ait pardonné, ou voulu compenser peut-être ce qu'il percevait, avec le temps, comme une injustice ?Passant rapidement sur des messages, s'attardant à d'autres, Teagan reprit son examen, qui lui permettait de reconstituer l'histoire de ses parents. Ils ne s'étaient enfuis ensemble qu'au moment où le comte et la comtesse de Montford, décidés à empêcher toute mésalliance, avaient décidé de donner la main de leur fille à un prétendant de haut lignage.La correspondance s'interrompait avec la réunion et le mariage des amoureux et ne reprenait que trois années plus tard. En prenant connaissance de l'avant-dernière lettré, Teagan sentit le sang battre à ses tempes et dut s'interrompre à plusieurs reprises, car les lignes dansaient devant ses yeux.Son père écrivait du port de Galway, à l'ouest de l'Irlande. Il disait à sa femme son amour et ses espoirs, son impatience à l'appeler à le rejoindre avec leur jeune fils dès qu'il aurait avec ses économies acheté une propriété aux Etats-Unis, pays sans préjugés et sans castes où la valeur d'un homme ne s'estimait pas à sa naissance mais à son courage et à sa force.Il faisait allusion à la pension payée d'avance pour trois mois et à la somme dont sa mère disposait pour assurer son entretien et celui de leur fils. Teagan ne put achever la lecture de cette lettre, dont la tendresse, dans les lignes qui précédaient la signature, surtout, lui arrachaient des larmes.La dernière lettre, postérieure de deux jours à la précédente, émanait de la capitainerie du port de Galway. Elle informait Mme Fitzwilliams du naufrage de la brigantine Belle Hélène, perdue corps et biens dans la tempête au arge d'Inishmore, près de l'île d'Aran. Il n'y avait aucun survivant.Teagan resta longtemps immobile, les deux dernières lettres entre ses doigts serrés. Si longtemps détestée, l'histoire de son père se reconstruisait, les griefs nés de la calomnie s'évanouissaient.Michael Fitzwilliams avait aimé sa femme et son fils jusqu'à son dernier souffle. Loin de les abandonner, il avait voulu les précéder en Amérique avec une somme suffisante pour y acheter des terres et une maison qui puisse les accueillir. Pour entamer une existence nouvelle.Michael n'était ni voyou, ni irresponsable, ni dilapidâtes. Il n'avait pas fui sa famille en la laissant dans la misère.Teagan rangea avec soin les lettres dans le coffret, qu'il plaça dans le tiroir de sûreté de son

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secrétaire. C'était là désormais son bien le plus précieux, le seul héritage que lui aient laissé ses parents, qui l'aimaient tant, l'un et l'autre.Né d'un père aimant et fidèle, quelle tare héréditaire aurait-il eu à craindre ? Rien ne le retenait plus d'aller se jeter dans les bras de Valeria !Il courut à le recherche de sa tante, la découvrit non loin de la lingerie, parmi les dentelles et le satin.— Puis-je vous dire un mot rapide, ma tante ? Vos adorables caméristes ne méritent-elles pas un instant de repos ?— N'écoutez pas ce flatteur, dit la baronne en congédiant d'un gestes les deux femmes de chambre, qui disparurent en riant de telle façon que l'on aurait pu les croire sensibles au compliment. Eh bien, mon cher, quelle lueur brille dans ton regard ! Peut-on en savoir la raison ?— Je vous la dirai plus tard, ma tante. Pour l'instant, sachez que je ne vous accompagne pas au bal masqué de ce soir. Je quitte Londres dans l'heure.— Que de hâte ! Où vas-tu ?— A Winterpark, la résidence de lady Arnold. Contre toute attente, le visage souriant et gai de lady Charlotte se rembrunit considérablement.— Lady Arnold ? gémit-elle. Dois-je comprendre que Valeria Arnold est l'objet de tes vœux ?— De mes espérances bientôt récompensées ! s'exclama Teagan qui dans son enthousiasme n'avait pas perçu l'inquiétude de la baronne. Avec un peu de chance, je la ramène à Londres pour vous la présenter. Vous consentirez au mariage, et tout sera dit. Donnez-moi un baiser, ma tante et félicitez-moi. Je suis déjà parti.Il se pencha, tendit la joue. Mais il eut la surprise de voir lady Charlotte se dérober.— Lady Arnold est absente de Winterpark, dit-elle avec embarras...— Vous devez être mal renseignée, ma tante. Elle est partie s'y installer quelques jours après le décès de lady Winterdale.— Je le sais. Mais elle est rentrée à Londres depuis une semaine.Pour le coup, Teagan resta coi. Valeria à Londres ? Cela ne se pouvait.— Vous en avez la certitude ?— Bien sûr, puisqu'elle est venue hier à mon jour. Oh Teagan, j'avais beaucoup de monde, et je crains que ces dames n'aient trop parlé de toi...Teagan se figea.— Et qu'ont-elles dit, ces dames ?— Lady Jersey, Mme Drummond-Burrel et la princesse Esterhazy ont chanté tes louanges. Alors Sally a prétendu qu'il n'y a rien de plus attirant qu'un libertin repenti, et comme je m'insurgeais contre ce mot de libertin, elle a dressé tout un catalogue des mamans qui rêvent de t'avoir pour gendre, en faisant un cas particulier pour lady Amesbury, dont tu as si souvent accepté les invitations. Alors... Alors lady Arnold m'a demandé si tu faisais la cour à sa fille, et je lui ai répondu que je n'en savais rien mais qu'on te voyait beaucoup chez eux ces derniers temps, et que tu étais trop sérieux pour plaisanter avec des affaires de cœur...Teagan ferma les yeux et émit un gémissement sourd.— Je suis désolée, Teagan, je ne savais pas...— Vous ne pouviez pas savoir. Il faut que je la retrouve, avant qu'il ne soit trop tard.— L'as-tu mise au courant de tes intentions à son égard ?— En quelque sorte, oui. Mais je ne lui ai jamais parlé d'amour.— D'amour ? Alors fais vite : après le départ de lady Arnold, Sally Jersey m'a confié que sir William Parham se disposait à lui demander sa main cet après-midi même !

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21.

En ce début d'après-midi, Valeria attendait la visite de sir William. Il avait sollicité le privilège d'être reçu seul, par exception, à une heure où les dames cherchent ordinairement le repos dans la solitude. Valeria pressentait selon toute vraisemblance l'imminence d'une demande en mariage.Quoi qu'elle s'en défendît, elle attendait depuis huit jours l'instant où Molly, au comble de l'excitation, allait annoncer la visite de Teagan Fitzwilliams. A chacune des réceptions auxquelles elle s'était présentée, la plupart du temps au bras de sir William, elle avait maintes fois retenu son souffle dans l'espoir, ou la crainte, de rencontrer inopinément Teagan.Il n'était pas venu la voir. Elle ne l'avait pas rencontré.Dès son arrivée à Londres, elle avait envisagé de lui envoyer un message. Mais quel en serait le contenu ? Quelque chose dans le genre de :

« Cher monsieur.» Je ne suis venue à Londres que pour savoir si la passion brûlante dont vous m'avez fait naguère (il y a un siècle) l'éblouissante démonstration doit être tenue pour garante d'ultérieures relations de longue durée. Etiez-vous sincère en me promettant de revenir ? J'aimerais le savoir. »

Une personne bien élevée ne peut sans déchoir écrire un billet de cette sorte. De toute façon, Teagan aurait nécessairement vent de sa présence à Londres, et ne manquerait pas de se présenter chez elle.Mais une semaine s'était écoulée, sans résultat. En désespoir de cause, Valeria avait osé se rendre chez lady Darnell, craignant par-dessus tout rencontrer le neveu dans le salon de sa tante. Il ne s'y trouvait pas, mais ce qu'elle avait appris lui brisait le cœur, tout aussi cruellement que l'aurait fait l'accueil courtois mais indifférent que l'on peut réserver à une ancienne compagne de promenade.Les dames présentes chez la baronne s'accordaient sur le fait que Teagan faisait la cour à la jeune Mlle Amesbury. Circonstance aggravante, lady Charlotte avait donné ses renseignements avec une simplicité et une franchise qui attestaient douloureusement l'ignorance où la tenait son neveu de ses relations avec Valeria.S'il n'en avait soufflé mot à la personne qui lui avait offert son hospitalité et sa fortune, Valeria n'avait pas à se bercer d'illusions : il ne nourrissait aucun projet auquel elle pût être associée.Il avait promis de revenir, rien de plus. Valeria ne doutait pas qu'en raison de leur parfaite entente sensuelle Teagan ne reprenne à l'occasion le cours de leur liaison. Mais il n'avait jamais parlé d'amour, ni de mariage. Ses rêves n'engageant qu'elle-même, elle ne pouvait incriminer que sa propre imagination.Sir William pour sa part se disposait sans doute à compenser cette frustration. Devait-elle faire son deuil d'un attachement incertain, pénible et sans espoir à l'égard de Teagan Fitzwilliams pour trouver chez sir William la garantie d'une relation stable, l'assurance d'une solide et commode affection ?En annonçant précisément la présence du visiteur attendu, Jennings mit fin à ses réflexions. Souriant, les yeux tout pleins d'une affectueuse chaleur, sir William s'avança vers elle avec un tel élan qu'elle ne put s'empêcher de l'autoriser à lui baiser une main, puis l'autre.— Valeria, vous aurez deviné sans doute les raisons de mon indiscrétion. Je n'espère pas vous

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étonner en...— N'allez pas plus loin, je vous en prie. Si je ne me trompe, vous avez l'intention de me faire des propositions... matrimoniales. Je vous prie de vous en abstenir.La lueur d'espoir qui brillait dans le regard de sir William s'éteignit. Son visage n'exprima plus que la surprise et la déception.— Serais-je à ce point odieux ? Il me semblait pourtant...— Comment pouvez-vous parler ainsi ? Vous incarnez au contraire l'élégance, l'aménité, l'excellence. Mais comprenez-moi, je ne suis pas certaine de pouvoir répondre à vos sentiments avec toute l'ardeur que vous vous trouvez en droit d'attendre. Il m'est arrivé d'éprouver naguère des sentiments à l'égard d'une personne... Je n'en suis pas tout à fait guérie.— Je vois, dit-il en l'observant gravement. Dois-je comprendre que cette personne ne partageait pas votre attachement ?— Il n'y a rien à comprendre. Cette personne n'est en rien concernée. Disons qu'il s'agit... d'un moment de folie, dont je suis seule responsable. Je tiens à ce que vous le sachiez, par respect pour vos sentiments.— Vous ne m'avez pas donné le temps de les exprimer, dit sir William en souriant sans joie.— Je l'avoue, reconnut-elle en rougissant.— Valeria, pensez-vous qu'un jour vous pourrez vous dire... guérie, et que cette personne ne sera plus rien pour vous ?— Ce n'est pas impossible, répondit-elle, les yeux dans les siens.— En estimant que je désire me marier sans malentendu et sans restriction, vous ne vous trompez pas. Aussi longtemps que je puis espérer qu'un jour viendra où vos sentiments répondront aux miens, il faudra bien que je me contente de cette espérance. Non que je m'en satisfasse, poursuivit-il en lui effleurant le menton du bout du doigt. Mais j'attendrai que vous ayez en quelque sorte mieux à m'offrir. Nous sommes bien d'accord ?— Eh bien... il me semble que oui, murmura-t-elle. Elle vit qu'une lueur s'allumait dans les yeux de sir William, qui se fixaient sur ses lèvres.Il s'inclina et lui donna un baiser, d'un simple effleurement, sans s'attarder, et sans insister, mais non sans émotion, car Valeria s'aperçut que la respiration de son prétendant s'était considérablement accélérée, et que ses mains tremblaient.— Je suis de tout cœur confiant dans l'avenir, déclara-t-il non sans solennité.Valeria ne se sentait que modérément confiante en un avenir qui lui semblait incertain. Le baiser donné par sir William n'était certes pas désagréable, mais elle lui trouvait comme un goût de trahison. Venait-elle de rompre un pacte ?— Je suis venu en berline de voyage, dit-il, dans l'espoir de vous présenter à ma mère dans l'hypothèse où vous auriez donné une suite favorable à la question que vous n'avez pas voulu m'entendre vous poser. Mais puisque, aussi bien, vous ne m'avez pas entièrement découragé, j'aimerais que vous fassiez sa connaissance. Il fait un temps magnifique, le parcours ne manque pas de pittoresque, et ma mère est trop admirable pour ne pas vous plaire. Acceptez-vous de la rencontrer ?Valeria éprouva quelques scrupules. Seul avec elle en pleine campagne, dans une voiture fermée, sir William ne risquait-il pas de se permettre des privautés ? Mais lorsqu'une dame envisage sérieusement un remariage, elle ne doit négliger aucune occasion de mieux connaître le candidat ainsi que sa famille, et d'étudier l'effet produit par ses éventuelles privautés.— Avec le plus grand plaisir, sir William.

Deux heures plus tard, la berline traversait une campagne verdoyante, au nord de Londres. Les inquiétudes potentielles de Valeria s'étaient avérées vaines, car en homme parfaitement honnête son compagnon n'avait pris aucune initiative qui fût contestable et la tenait sous le charme d'une conversation de bonne compagnie.Ils discutaient aimablement des mérites comparés de Corneille et Shakespeare lorsqu'on entendit un

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ordre lancé, des jurons proférés, et une détonation assourdissante. La berline stoppée net dans un crissement se balança à plusieurs reprises sur ses ressorts.Au souvenir de l'attaque dont elle avait été victime sur la grand-route du Nord, Valeria retint son souffle. Avant qu'elle ait pu faire un geste ou prononcer une parole, la portière s'ouvrit violemment, laissant apparaître l'étrange figure d'un manchot revêtu d'une jaquette d'uniforme jadis rouge, si élimée et souillée que tout signe distinctif en avait disparu. Trois individus masqués surveillaient la scène et tenaient en respect le cocher et le valet assis sur le siège.— La bourse ou la vie ! hurla l'agresseur en brandissant un pistolet énorme. C'est mon rêve qui se réalise, j'ai toujours rêvé d'attaquer les diligences, poursuivit-il à l'intention de ses comparses.— Fais-les descendre, ordonna le plus grand, qui parlait étrangement du nez.— A vos ordres, chef ! Vous avez entendu le chef, bleusaille ? A terre, les pattes en l'air, et pas d'entourloupe. Les sommations, connais pas, en campagne !— Je vous serais reconnaissant de bien vouloir interrompre cette dangereuse gesticulation, dit sir William avec beaucoup de dignité. Je consens à descendre, mais ayez la courtoisie de permettre à madame de ne pas quitter la voiture.— T'en fais pas, elle craint rien la dame. Mais un ordre, c'est un ordre. Exécution !D'abord muette de surprise, Valeria se sentit gagnée par l'indignation.— Vous avez eu l'honneur de porter l'habit rouge, monsieur ! Comment osez-vous déshonorer votre uniforme sur les grands chemins ?— On ne mord pas, et on descend vite fait, répliqua l'assaillant.Courroucée, Valeria sortit la première et mit pied à terre. Elle vit que deux autres bandits masqués tenaient en respect le cocher et son aide. Lorsque sir William l'eut suivie, le personnage en noir qui semblait être le chef s'avança vivement et par surprise lui entrava les bras à l'aide d'une sorte de lasso qu'il utilisa ensuite pour le ligoter des pieds à la tête. Sa malheureuse victime aurait sans doute protesté si un mouchoir enfoncé dans sa bouche ne lui avait ôté la parole.Pour interrompre le geste que Valeria avait esquissé dans l'intention de secourir son compagnon de route, le manchot s'était contenté de brandir son arme et de faire signe à l'un de ses complices, qui d'un geste rapide et pour ainsi dire professionnel lui attacha les poignets à l'aide d'une chaînette visiblement réservée à cet usage.— Vous serez pendu, eut-elle le temps de lui annoncer avant qu'il n'utilise un mouchoir très propre pour la bâillonner à son tour.Malgré la résistance que tentait de lui opposer sir William, l'homme en noir, poussant et portant à demi sa victime, lui fit réintégrer sa berline, dont il referma la porte.— Rentre à la maison sans t'arrêter, on te suit, dit le manchot au cocher. Si tu t'arrêtes, tu es mort. Dégage ! On lui fera pas de mal à la dame, ajouta-t-il pour rassurer les deux membres de l'équipage.Lorsque la berline eut fait demi-tour sur la route, Valeria aperçut un cabriolet en attente. Sans cérémonie, l'homme en noir l'y conduisit, la souleva de terre, la déposa sur le siège et la serra contre lui à l'étouffer, un bras passé sur ses épaules. Pendant ce temps le manchot et les deux autres faisaient disparaître leurs armes, se mettaient en selle et se lançaient à la poursuite de la voiture, qui s'éloignait en direction de Londres.Le ravisseur attendit que le dernier cavalier ait disparu au détour du chemin pour changer de position. En émettant un soupir de soulagement, il commit la maladresse d'enlever d'un coup le bâillon de la bouche de Valeria. Affamée de vengeance, elle lui mordit cruellement la main.— Aïe ! s'exclama-t-il en secouant le poignet pour apaiser la douleur. Ouvrez-leur le bec, elles vous croquent. Si je la détache, elle va griffer.Avant de pouvoir s'exprimer, Valeria émit une sorte de gémissement rauque et prolongé, à la manière des tigres entendus dans son enfance.— Teagan FitzWilliams, je vous tuerai !Il ôta son masque, qui laissa apparaître un visage souriant.— Voilà ce qui s'appelle faire illusion, dit-il avec une évidente satisfaction.— Par quelle aberration avez-vous l'audace d'accomplir un enlèvement, et de ligoter sir William ? Ne doutez pas qu'il vous demande raison de cette offense !

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— Il s'en tire à bon compte. J'aurais pu tout aussi bien l'étriper, après l'offense qu'il m'a faite en procédant lui-même à un inqualifiable rapt. S'il me provoque en duel, c'est sur le ring, en douze rounds s'il le faut que j'apaiserai sa susceptibilité offensée.— Il ne procédait pas à un rapt, il m'emmenait en visite chez sa mère.— Il a eu l'audace de demander votre main, n'est-ce pas ?— Je ne vois pas en quoi cela vous regarde.— Ne vous ai-je pas demandé de m'attendre ? Ne vous ai-je pas juré de revenir à Winterpark ?— Il y a des siècles. Et depuis, pas un signe, pas un mot. Il a fallu que mes anciens voisins passent me voir pour que j'apprenne vos succès à Londres, votre réconciliation avec votre famille, vos infatigables entreprises de séduction. Votre tante en personne vous range au nombre des prétendants de Mlle Amesbury.— En vérité, j'ai dépensé beaucoup d'énergie à me soustraire de ce groupe, si l'on peut l'appeler ainsi, car je m'y sentais bien seul. Vous n'imaginez pas combien il est difficile à un jeune homme rangé d'échapper au mariage.— Vous avez en tout cas échappé à vos engagements à mon égard.— Mais voyez avec quelle ardeur je les remplis à présent ! En vérité, j'ai douté de moi jusqu'à ce jour, Valeria, jusqu'au moment où j'ai appris la vérité sur mon père. Il n'était ni perfide ni volage, aucune tare héréditaire ne menace mon avenir. Je viens de lire ses lettres. Il aimait ma mère, il m'aimait. Il ne nous a pas abandonnés, il est mort au cours d'un naufrage, embarqué pour l'Amé-rique, où il voulait nous installer ! Me voici libéré de mes craintes, de ma terrible obsession. La légende que les Montford avaient construite, je l'ai crue confirmée à Oxford, en trahissant la confiance de mon tuteur. Mais à présent je suis libre !Il était sincère, Valeria ne pouvait en douter. Radieux, haletant, il cherchait ses mots, ne trouvait pas ceux qui auraient pu exprimer son bonheur.— Je partage votre joie, Teagan, dit-elle avec une tranquillité qui contrastait vivement avec l'étrangeté de leur situation. Il me semble avoir entendu le prélude à une demande en mariage. Mais pourquoi ne pas être venu tout simplement chez moi, plutôt que de vous associer à des bandits de grand chemin ? Et puisque je vous trouve en de si obligeantes dispositions, je ne verrais aucun inconvénient à ce que vous me détachiez les mains. On se lasse de tout, voyez-vous, et même du rôle de victime.— Dans la mesure où vous n'avez plus pour refuge que mes bras, je me soumets à vos désirs, dit Teagan en la libérant habilement de son lien. Je me suis effectivement rendu chez vous. Molly m'a renseignée sur les agissements de sir William, et grâce à l'indiscrétion de lady Jersey ses intentions diaboliques ne m'étaient pas inconnues. J'en ai donc déduit...— A tort, bien sûr.— Chacun peut se tromper. J'en ai déduit que sa démarche avait été couronnée de succès, et qu'il allait s'enorgueillir de sa victoire auprès de sa maman. Vous comprenez aisément que j'aie mobilisé quelques-uns de mes plus fidèles collaborateurs pour vous empêcher de commettre une pareille folie.— Une folie ? Je ne vois pas ce qu'il y a de déraisonnable à épouser un gentleman probe et respectable, assez soucieux des convenances pour demander la main d'une dame à une heure convenable, en un lieu convenable, en des termes convenables eux aussi.— Balivernes ! Un tel éteignoir, un tel raseur ne saurait rendre heureuse une personne de votre qualité.— Vraiment ? Et pourquoi donc cela, je vous prie ?— Tout simplement, ma chérie, parce qu'en fait de libertinage vous rendez des points aux débauchés les plus endurcis. Entraîner un garçon de mauvaise réputation dans une grange à foin, est-ce le fait d'une dame convenable ? Le promener sur les quais ou sur les pelouses de la Tour, cela se fait-il ? Ne faut-il pas beaucoup de hardiesse pour abandonner à Londres un prétendant respectueux et recevoir à la campagne le plus passionné des amants ? Je n'ose évoquer les plaisirs du plein jour et du plein air, ce pique-nique dont le souvenir m'enfièvre...Valeria se fit conciliante.

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— Vous avez peut-être raison, concéda-t-elle. Mais je veux des enfants, un foyer, un cœur qui soit bien à moi.— Le voici ! s'exclama Teagan en pressant la main de Valeria sur son torse, au grand étonnement d'un vieillard qui menait à la longe une vache efflanquée. Voici le cœur d'un homme qui s'épouvante de s'engager pour la vie mais qui ne saurait vivre sans vous... D'un homme qui n'est pas digne de fouler la poussière qui porte la trace de vos pas, mais qui promet de vous chérir ainsi que tous les enfants qu'il vous fera, avec une ardeur sans limite et sans exemple.Intarissable et véhément, le chapeau au bout de son bras largement étendu, il poursuivit sans désemparer sa déclaration.— Valeria, mon amour, venez vivre avec moi l'aventure. Nous dormirons à l'ombre du Parthénon, et marcherons pieds nus sur la plage de Cadix. A ce propos, mon employeur, dont je vous parlerai plus tard, m'informe qu'il y a du travail pour moi en Egypte. L'Egypte, terre des Pharaons et des voyages de noces !— En Egypte, dites-vous ?— Au bord du Nil, nous contemplerons les Pyramides. Vous aimez les dromadaires, naturellement ?Les sourcils froncés et les lèvres serrées, mais l'œil pétillant, Valeria sembla évaluer la proposition.— Du sable fin, des pyramides et des dromadaires, cela ne se refuse pas !Le vieillard qui conduisait sa vache s'était retourné. Instruit par l'expérience des années, il ne s'étonna pas de voir s'engager dans un chemin creux la voiture légère.