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@ Julien BENDA DISCOURS À LA NATION EUROPÉENNE Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, bénévole, Courriel : [email protected] Dans le cadre de la collection : “ Les classiques des sciences sociales ” fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi Site web : http://bibliotheque.uqac.ca/

Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

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Europe

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Page 1: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

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Julien BENDA

DISCOURSÀ LA NATION EUROPÉENNE

Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, bénévole, Courriel : [email protected]

Dans le cadre de la collection : “ Les classiques des sciences sociales ”fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de ChicoutimiSite web : http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi

Site web : http://bibliotheque.uqac.ca/

Page 2: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

Un document produit en version numérique par Pierre Palpant, collaborateur bénévole,

Courriel : [email protected]

à partir de :

DISCOURS À LA NATION EUROPÉENNE, de Julien BENDA (1867-1956)

Collection Folio/Essais, Editions Gallimard, Paris, 1992, 148 pages.Première édition, Gallimard, Paris, 1933.

[L’édition de 1992 contient un avant-propos d’André Lwoff, pages 9-12]

Polices de caractères utilisée : Verdana, 12, 10 et 9 points.Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11’’[note : un clic sur @ en tête de volume et des chapitres et en fin d’ouvrage, permet de rejoindre la table des matières]

Édition complétée le 1er décembre 2006 à Chicoutimi, Québec.

Discours à la nation européenne

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T A B L E D E S M A T I È R E S

I. L'Europe ne se fera que si elle adopte un certain système de valeurs morales. — Nécessité, pour ses éducateurs, de croire à une action morale, transcendante à l'économique; de revenir de Marx à Platon.

II. Des tentatives d’unification de l’Europe avant nos jours : Justinien ; Charlemagne ; les Hohenstaufen ; Innocent III ; Charles Quint ; Napoléon. — Pourquoi elles ont échoué. — L’Europe a souvent existé ; mais l’idée de l’Europe n’existait pas. — L’Europe voulait être désunie. — Cette volonté atteint son apogée au commencement du XXe siècle. — Nécessité de renverser nos jugements sur ces tentatives du passé.

III. Autres renversements de valeurs nécessaires. Glorifions l’attachement des clercs du Moyen Age à l’idée abstraite de l’Empire romain. — L’Europe sera une victoire de l’abstrait sur le concret. — Flétrissons les Bodin, les Machiavel, inventeurs des souverainetés nationales. — Glorifions Érasme.

IV. Déplorons la disparition du latin au profit des langues nationales. — L’Europe devra élever les œuvres de l’intelligence audessus des œuvres de la sensibilité. — Résistances qu’elle trouvera. — Exaltons la culture au sens grécoromain du mot par opposition au sens germanique.

V. Que les éducateurs de l’Europe donnent l’exemple d’une classe d’hommes qui ne se pensent pas dans le national. — Qu’ils détruisent en eux l’œuvre du XIXe siècle. — Poincaré et Maxwell. — De l’attitude que devraient prendre les clercs allemands au sujet de la responsabilité de la dernière guerre.

VI. Rendons le nationalisme ridicule et odieux.

VII. Quelle sera la langue supernationale ? Le français. — Nécessité de revenir à la religion de la clarté, de la rationalité, de l’apollinisme ; de rompre avec la religion du XIXe siècle pour le « dynamisme et l’irrationalité créatrice. — Critique de l’idée de création, d’invention, d’originalité. — Nécessité de revenir à la théologie platonicienne.

VIII.Effort du nationalisme pour diviniser le national. — Réponse de l’Imitation.

IX. De quelques ennemis naturels de l’Europe. — Les artistes. — Les romantiques de l’héroïsme. — Les champions de l’« ordre ».

X. Erreurs et mensonges pacifistes. — Il est faux que les nations puissent faire l’Europe et garder leur attachement à leurs personnalités respectives.

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XI. De l’équivoque fondamentale du nationalisme. — Que l’Europe ne doit pas être un nouveau nationalisme. — Quel sera le statut métaphysique de l’Europe ? L’Europe sera un moment de la réalisation de Dieu dans le monde.

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Discours à la nation européenne

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I

La paix n'est pas l'absence de la guerre,

c'est une vertu qui naît de la force de l'âme.

Spinoza.

L'Europe ne se fera que si elle adopte un certain système de valeurs morales. — Nécessité, pour ses éducateurs, de croire à une action morale, transcendante à l'économique ; de revenir de Marx à Platon.

@

Il paraîtra plaisant de parler de nation européenne à l'heure

où certains peuples de l'Europe affirment leur volonté de

s'accroître aux dépens de leurs voisins avec une précision que

l'histoire n'avait jamais vue, où les autres s'attachent, avec une

force accrue d'autant, à conserver leur être menacé, où les

moins appétents, parce que les mieux repus, n'admettent pas de

résigner la plus petite partie de leur souveraineté. Pourtant, au

sein de chacun de ces peuples, il existe des hommes qui veulent

unir les peuples, des hommes qui pensent à « faire l’Europe ».

C’est à eux que je m’adresse. Souhaitant de donner à leur désir

au moins l’incarnation verbale, je les nomme la nation

européenne.

Je ne m’adresse pas à tous. Parmi ces hommes, les uns

cherchent ce que l’Europe, pour gagner l’existence, devra faire

dans l’ordre politique, d’autres dans l’ordre économique, d’autres

dans l’ordre juridique. Je n’ai point qualité pour retenir leur

audience. D’autres pensent à la révolution qu’elle devra

Discours à la nation européenne

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accomplir dans l’ordre intellectuel et moral. C’est à ceuxlà que je

parle.

Davantage. je parle à ceux qui pensent que cette dernière

révolution est la plus nécessaire. Que le problème européen est,

avant tout, un problème moral. Que, du moins, ce problème doit

être conçu en soi et, pour quelque mesure, indépendamment des

autres.

Mais tout de suite je me demande : Existentils, ceux qui

pensent ainsi ? Existentils autant qu’il faut pour que l’Europe se

fasse ? Et, d’abord, pourquoi le fautil ?

Tout le mouvement de ce discours s’ordonne autour de l’idée

suivante. Que celui qui la repousse ne lise pas plus avant :

L’Europe ne sera pas le fruit d’une simple transformation

économique, voire politique ; elle n’existera vraiment que si elle

adopte un certain système de valeurs, morales et esthétiques ;

si elle pratique l’exaltation d’une certaine manière de penser et

de sentir, la flétrissure d’une autre ; la glorification de certains

héros de l’Histoire, la démonétisation d’autres. Ce système devra

être fait exprès pour elle. Il ne sera pas une rallonge du système

qui sert aux nations, dont il signifiera, au contraire, sur la

plupart des points, la négation.

Ce système sera l’œuvre d’une action proprement morale,

s’adressant à la région proprement morale de la sensibilité

humaine, dans ce que cette région a de spécifique et

d’autonome, dans la volonté qu’elle a — volonté qui est tout le

fait moral — d’être spécifique et autonome. Il ne sera pas

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seulement la projection, dans le plan moral, de la sensibilité

économique de l’Europe.

L’Europe se fera, ici, comme s’est faite la nation. Celleci n’a

pas été un simple groupement d’intérêts matériels. Elle n’a

vraiment existé que le jour où elle a possédé un système de

valeurs approprié à sa nature, le jour où, au XIXe siècle, s’est

constituée une morale nationaliste. Ce n’est pas le Zollverein qui

a fait l’Allemagne, ce sont les Discours à la nation allemande de

Fichte, ce sont les professeurs de morale qui en sont issus. Et le

créateur prussien de la morale nationaliste a donné ses

commandements comme étant d’essence proprement morale,

considérables pour cette raison. Il ne les a pas donnés comme

n’étant que la traduction, en langue morale, d’un catéchisme

économique 1.

*

Il est clair que ce système de valeurs nécessaire à l’Europe ne

pourra lui être inculqué que si ses éducateurs se pénètrent de

leur fonction telle que je viens de la produire, s’ils adoptent

pleinement cette croyance à un monde moral, poursuivant ses

fins propres parmi les autres exigences humaines, et

apparaissant au milieu d’elles comme un empire dans un empire.

Discours à la nation européenne

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1 Toutefois, Fichte enseignait, à côté de sa morale nationaliste, une économie nationaliste. En 1800, il demandait que la production et la répartition des richesses fussent assurées par l’État en vertu d’un plan d’ensemble. Salaires et profits, fermages et prix de vente auraient été fixés souverainement, de manière à garantir à chacun la satisfaction complète des besoins élémentaires. Des taxes douanières prohibitives auraient, en outre, empêché toute concurrence étrangère de s’exercer au préjudice des nationaux. (Sammtliche Werke : Zur Rechts und Sittenlehre, Berlin, 18451846. Cité par Pierre Ganivet, Subversion de l’économie allemande, Éditions des « Humbles », 1932.)

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Je demande donc à ces éducateurs : Adoptezvous cette

croyance ? L’adoptez-vous avec toute la foi nécessaire ?

En vérité, je ne le crois pas. Ce que je crois lire, au contraire,

dans la plupart de vos esprits, c’est que cette autonomie du

monde moral est le propos d’un idéalisme antique et enfantin, à

jamais périmé ; que les affirmations des hommes quant au Bien

et au Mal ne sauraient être autre chose qu’une certaine

expression de leur être animal, s’évertuant à trouver sur cette

terre les meilleurs moyens de se nourrir et de se vêtir. Tant a

triomphé partout, aujourd’hui, le dogme de l’impuissance de

l’idéal et de la souveraineté de la vie matérielle. Tant est morte

la parole du docteur chrétien : L’Homme est avant tout une

chose spirituelle 1. »

Donc, la première réforme qu’il vous faut accomplir pour

atteindre à vos fins, éducateurs moraux qui voulez faire l’Europe,

est une réforme audedans de vousmêmes. C’est de rompre avec

cet état d’humilité où vous vous plaisez à tenir votre fonction par

rapport à l’économique, et de lui restituer sa dignité. C’est de

cesser de vous prosterner au pied des autels de Marx pour

revenir à ceux de Platon. Ce n’est, d’ailleurs, point la seule fois

que l’édification de l’Europe vous demandera de répudier les

mythes germains en faveur des mythes helléniques, de vous

convertir des dieux de la mer du Nord à ceux de la Méditerranée.

*

Discours à la nation européenne

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1 Homo est maxime mens. (Saint Thomas.) « Toute notre dignité consiste en la pensée. (Pascal.)

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Bien entendu, je ne viens pas nier les graves transformations

économiques que l’Europe devra réaliser pour se faire. Je dis que

ces transformations ne lui seront vraiment acquises, ne pourront

être tenues pour stables, que le jour où elles seront liées à un

changement profond de sa moralité, de ses évaluations morales.

J’admets que le sentiment des transformations économiques

dont elle a besoin, et qui déjà se dessinent en elle, indique à

l’Europe la nature du changement moral qu’il lui faut accomplir

pour gagner l’existence ; mais je tiens que, cela fait, c’est le

changement moral, en se réalisant, qui produira vraiment le

changement économique, lui donnera vraiment l’être, et non

l’économique qui, de lui-même et à la longue, créera le

changement moral. La Matière invite l’Esprit à lui donner

l’existence, qu’elle ne peut se donner seule, et peutêtre lui

suggère ce qu’il doit faire pour la lui donner. Mais ce n’est pas la

Matière qui, de sa propre expansion, devient l’Esprit.

Prenons quelquesunes des transformations économiques dont

certains spécialistes disent à l’Europe qu’elle devra les réaliser

pour se faire.

Ils lui disent qu’elle devra renoncer à la forme individualiste

de l’économique — l’individu étant soit la personne, soit la nation

—, mais accéder à une forme collective et concertée. Comment

obtiendrez-vous cette révolution économique sans créer dans

l’âme de l’Europe une dépréciation de l’individualisme, un

respect de l’abolition du moi en faveur d’un grand Tout ? Et

qu’estce que cela sinon une révolution morale ?

Discours à la nation européenne

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Ils lui disent encore qu’elle devra renoncer à l’exercice illimité

de son pouvoir d’entreprendre, d’exploiter la planète, mais

rationner sa soif d’enrichissement, discipliner sa production. La

meilleure méthode, pour atteindre à cette fin, n’estce pas de

toucher l’homme dans son échelle de valeurs morales ? de lui

enseigner à moins vénérer sa volonté de puissance, à honorer la

modération ?

Ils disent encore à l’Europe qu’il lui faudra changer sa

conception de la monnaie ; comprendre que celleci a pour

garantie, non pas un certain volume de métal encaissé dans des

caves, mais la discipline des peuples qui la manient, la confiance

qu’inspirent au monde les chefs qui les gouvernent. Ce

changement de conception, quelle base solide peutil avoir sinon

un changement dans la religion des hommes, qui devront croire,

non plus à la toutepuissance de la matière, mais à celle de

facteurs moraux ?

Remarquez, d’ailleurs, la forme verbale que prennent ces

commandements : « L’Europe devra renoncer... ; elle devra

cesser de croire... ; elle devra comprendre... Toujours des

appels à des mouvements de l’âme, nullement à des pures

actions matérielles. Un de ces docteurs déclare : « Le monde a à

refaire sa vérité monétaire », montrant que, pour lui, la solution

du problème monétaire réside dans une volonté de l’esprit. Un

autre écrit : « Le fond du problème (économique), c’est

d’éduquer l’esprit afin qu’il reçoive et féconde l’événement de la

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dépendance internationale 1. » Peuton plus nettement dire que la

formation de l’Europe exigera l’intégration des nouvelles réalités

économiques dans des cadres moraux ?

Là encore, l’Europe se fera comme se firent les nations. Les

changements économiques qui semblent avoir formé cellesci n’y

ont vraiment réussi que le jour qu’ils furent soutenus par des

changements moraux. En France l’abolition des douanes

intérieures, en Allemagne le Zollverein ont commencé par se

heurter à de violentes oppositions de la part des provinces, qui

s’en trouvaient lésées. Ces changements économiques ne sont

devenus vraiment constitutifs de ces nations que le jour où

l’enseignement est parvenu à inculquer à chacune d’elles la

religion — morale — de l’unité et le mépris — non moins moral

— du morcellement.

Prenez modèle sur l’Italie, sur la Russie ; bien audelà de

l’économique, leurs chefs s’acharnent à les créer par l’éducation

morale.

Ou encore :

L’Europe se fera comme s’est fait le Parti ouvrier. Celui-ci n’a

pas existé parce que les prolétaires ont éprouvé, un jour,

certains besoins économiques. Il a existé parce qu’à cette

Discours à la nation européenne

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1 Le premier de ces textes est pris dans l’ouvrage de M. Maurice Kellersohn, intitulé Contre un cataclysme économique (p. 125) ; l’ouvrage est entièrement inspiré de l’idée (cf. pp. 134, 149) que la transformation économique aujourd’hui nécessaire est liée à une transformation morale. — Le second texte est emprunté à l’ouvrage d’Henri Moro, La Dépendance internationale (Encyclopédie Pax). On y lit aussi (p. 22) : « En définitive, c’est une considération d’ordre moral, autant que d’ordre économique, qui est à faire admettre par les hommes, si on veut obtenir la paix entre eux. Ils ont exagéré leurs besoins... »

Page 12: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

sensibilité économique l’enseignement a superposé, dans leurs

consciences, une idée morale : l’idée de leur solidarité, de la

grandeur morale de leur solidarité, et une idée religieuse : l’idée

de la certitude d’un lendemain meilleur, d’une nouvelle parousie.

L’action morale doit être transcendante aux phénomènes

économiques, encore que sollicitée par eux.

*

J’ai dit que vous deviez donner à l’Europe un système de

valeurs. C’est dire que votre fonction n’a rien à voir avec la

haute activité intellectuelle, si le propre de celleci est de

chercher la vérité, hors de tout esprit d’évaluation, hors de toute

préoccupation moraliste. Au reste, le véritable homme de l’esprit

ne s’occupe pas de construire l’Europe, pas plus qu’il ne s’est

occupé de construire la France ou l’Allemagne. Il a autre chose à

faire qu’édifier des groupements politiques.

C’est dire encore qu’il ne s’agit nullement pour vous d’opposer

au « pragmatisme » nationaliste la pure raison ; à des idoles, la

vérité. La pure raison n’a jamais rien fondé dans l’ordre

terrestre. Il s’agit d’opposer au pragmatisme nationaliste un

autre pragmatisme, à des idoles d’autres idoles, à des mythes

d’autres mythes, à une mystique une autre mystique. Votre

fonction est de faire des dieux. Juste le contraire de la science.

Vous devez être des apôtres. Le contraire des savants.

Vous ne vaincrez la passion nationaliste que par une autre

passion. Celleci peut être, d’ailleurs, la passion de la raison. Mais

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la passion de la raison est une passion, et tout autre chose que

la raison.

*

Ce que je crois bon que l’Europe entende, je vous le dirai

dans l’absolu, vous laissant le soin de le modifier selon la nature

des auditoires auxquels vous aurez à le redire dans vos patries

respectives. Cette position, elle encore, m’aliène tout de suite

maint des vôtres. Le nationalisme est, en effet, parvenu à vous

faire croire que le Verbe n’est considérable que s’il attache à

valoir pour une portion du globe déterminée, que celui qui

prétend s’élever audessus de ce relatif et parler dans l’universel

ne mérite que notre risée. Comme si le nationalisme n’avait pas,

lui aussi, son Verbe qu’il a élaboré sur la montagne, loin des

nations particulières, et qu’il adapte ensuite à la nature de

chacune d’elles 1 . La réhabilitation de l’Éternel est un des

premiers assauts qu’il vous faudra livrer.

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Discours à la nation européenne

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1 Voici cet enseignement nationaliste transcendant aux nations particulières et qu’elles ont toutes adopté en l’ajustant à leurs génies respectifs : « Dans ses relations avec les autres États, le Prince ne doit connaître ni loi ni droit, si ce n’est le droit du plus fort. Ces relations déposent entre ses mains, sous sa responsabilité, les droits divins du Destin et du gouvernement du monde, et l’élèvent audessus des préceptes de la morale individuelle dans un ordre moral supérieur, dont le contenu est renfermé dans ces mots : Salus populi, suprema lex esto. » (Fichte, Ouvrages posthumes, cité par Andlex, Le Pangermanisme philosophique, p. 33.)

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II

L’âme de l’Europe était en eux.

Des tentatives d’unification de l’Europe avant nos jours : Justinien ; Charlemagne ; les Hohenstaufen ; Innocent III ; Charles Quint ; Napoléon. — Pourquoi elles ont échoué. — L’Europe a souvent existé ; mais l’idée de l’Europe n’existait pas. — L’Europe voulait être désunie. — Cette volonté atteint son apogée au commencement du XIXe siècle. — Nécessité de renverser nos jugements sur ces tentatives du passé.

@

Cette union que vous rêvez entre les diverses parties de

l’Europe, plusieurs l’ont tentée depuis quinze siècles. Bien que

leurs desseins, d’ailleurs très différents entre eux, n’aient que

fort peu de rapport avec ce qu’il vous faut faire, j’ai pensé qu’il

ne serait peutêtre pas sans fruit de réfléchir un moment sur

leurs tentatives, surtout sur leur échec. Je les rassemblerai dans

un court tableau.

La première — la seule qu’il vous faudra rappeler aux

hommes, car toutes les autres sont populaires — est l’effort

qu’ont fait les empereurs d’Orient, dès la déposition par les

Barbares du dernier empereur de Ravenne, pour détruire les

royaumes fondés par ces derniers et rétablir l’unité romaine,

dont l’Orient s’énonce l’héritier. Cette tentative réussit un

moment, avec Justinien. Mais, dès la mort de ce prince, elle est

condamnée. Ses successeurs, réduits à se défendre contre

l’assaut de l’Asie, ne peuvent empêcher l’Ouest méditerranéen

de recouvrer sa souveraineté. Encore vivace pendant trois

siècles, leur prétention à l’unité romaine s’affirme une dernière

fois par leur refus de reconnaître Charlemagne empereur

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d’Occident. Bientôt, conscients de leur impuissance, ils acceptent

le fait accompli, saluent le carolingien, à AixlaChapelle, du titre

de basileus, traduction grecque d’empereur. Leur effort a

complètement échoué. L’unité de l’Europe est à jamais rompue,

l’Orient et l’Occident sont à jamais disjoints.

La deuxième tentative est précisément la fondation par

Charlemagne, ou plutôt par quelques hommes d’Église, d’un

nouvel « Empire d’Occident ». Cette européanisation est une de

celles qui méritent le mieux ce nom, car elle est la réunion de

nombreux peuples de l’Europe, non seulement sous un même

système administratif, non seulement sous une même direction

politique, mais sous une même direction intellectuelle :

l’incitation au culte de l’Antiquité. Maintenue par le grand

Empereur et, pendant quelque temps, par son fils, elle s’effondre

au bout d’un demi-siècle, au partage de Verdun.

L’idée de refaire l’Europe, du moins d’unir sous un même

sceptre l’Allemagne et l’Italie, et aussi le sudest de la France,

voire les rives orientales de la Méditerranée, est reprise par les

empereurs germaniques. Ils la réalisent en partie, par moments.

A plusieurs fois, les Otton, les Barberousse, les Frédéric de Sicile

rassemblent les peuples sous leur empire depuis le Rhône

jusqu’à l’Oder, depuis Lübeck jusqu’à Messine. Eux aussi, ils

tentent d’unir ces hommes sous un même statut juridique, sous

une même direction politique. Mais bientôt les cités italiennes

secouent leur emprise, le royaume d’Arles leur échappe

définitivement, la papauté se libère d’eux pour toujours. Pendant

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Page 16: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

deux siècles, ils devront se contenter d’essayer de rassembler

l’Allemagne.

Parallèlement à ces empereurs, mais de sens contraire, les

papes du XIIIe siècle ont voulu, eux aussi, unir l’Europe — la

Chrétienté — sous une même loi. Ils y sont, eux aussi,

momentanément parvenus. Ils la lancent, unie dans le verbe

saint, et à plusieurs reprises, à l’assaut de l’infidèle. Ils

obtiennent que des chefs d’État les prennent pour juges

suprêmes ; qu’un roi d’Angleterre leur demande la charte qui

doit régir ses peuples ; qu’il fasse la guerre à ses voisins ou s’en

abstienne suivant leurs ordres ; qu’un empereur d’Allemagne ne

trouve sa couronne légitime que s’il la tient de leurs mains ;

qu’un autre vienne, au seuil de leur palais et les pieds dans la

neige, en implorer le maintien. Mais, très vite, l’Europe cesse

d’obéir à celui qui la poussait unie contre l’Asie. Si elle l’écoute

encore, elle ne voit plus dans la croisade (je pense à la

quatrième) qu’une occasion d’accroître ses divisions. Très vite,

les chefs d’État, voire les peuples, repoussent avec violence

l’intervention d’un tribunal suprême dans leurs affaires,

prononcent la volonté de se jeter à leur gré, sans consulter

personne, les uns contre les autres. Moins de cent ans après la

mort d’Innocent III, non seulement la papauté n’a pas uni

l’Europe, mais elle a épousé ses divisions et (grand schisme

d’Occident) se déchire de ses propres mains.

C’est maintenant Charles Quint qui, tenant sous son sceptre

l’Allemagne, l’Autriche, les PaysBas, l’Espagne, prétend y faire

rentrer l’héritage bourguignon, l’Italie, en tant que vassale du

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Saint Empire, bref, refaire, comme Charlemagne, l’Europe

occidentale unie sous une seule loi. A la différence des

précédentes, cette tentative ne réussit pas même un court

moment. Elle se solde par un formidable accroissement du

morcellement de l’Europe : l’indépendance des PaysBas, du

Portugal, la rupture de la maison d’Autriche en deux tronçons,

l’affermissement de l’autonomie française, la vigilance de

l’Angleterre à exploiter désormais les dissensions du continent, à

les faire naître.

Enfin, c’est Napoléon qui, vraie réincarnation de

Charlemagne, rassemble pendant quelques années l’Europe sous

un même statut administratif, sous une même direction

politique, sous une même loi économique (blocus continental),

voire sous une même idée morale (l’Université impériale) ; puis

dont l’œuvre s’effondre, en laissant les morceaux de l’Europe

comme exaspérés d’avoir été un moment réunis et plus que

jamais décidés à s’affirmer l’un contre l’autre, ainsi que l’a

amplement montré l’histoire de ces soixante dernières années.

*

Pourquoi tous ces essais d’unification ontils échoué ? J’y vois

deux grandes raisons. La première tient aux unificateurs. La

seconde à la matière qu’ils voulaient unifier.

La première, ceux qui me suivent l’ont tout de suite énoncée.

Ces unificateurs de l’Europe en ont été les tyrans, ont, du moins,

voulu l’être.

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Ils ont voulu en être les propriétaires, en posséder la terre

avec ses hommes et ses revenus, la posséder pour eux, pour

leurs parents, pour leur institution. Cela est évident d’un

Charlemagne, d’un Hohenstaufen, d’un Charles Quint. Cela ne

l’est pas moins d’un Napoléon, qui distribue des trônes à sa

famille dans le même esprit que Clovis donnait des terres à ses

compagnons de chasse. Et cela l’est tout autant, bien qu’on le

sache moins, d’un Innocent III, qui se veut possesseur terrien de

la Sicile, qui, au lendemain de la réduction des Albigeois,

organise méthodiquement l’exploitation fiscale de leur pays,

répond aux gens de Toulouse qu’il prétend à la possession

féodale de leur ville, réclame une suzeraineté féodale sur toutes

les terres chrétiennes, sur l’Aragon, sur la Hongrie, la Bulgarie.

Princes germaniques au cœur « fieffeux », empereur français

issu des « immortels principes », papes héritiers du divin Maître,

tous ces unificateurs de l’Europe entendent qu’elle satisfasse leur

soif d’empire charnel.

Aussi bien, s’ils parviennent à la posséder, ils la font servir à

leurs passions personnelles, aux préjugés de leur caste, ne se

demandent nullement ce qu’exigeraient ses vrais intérêts. Quand

le carolingien, au IXe siècle, l’entraîne contre les Avars, le Pontife

chrétien, au XIIe, contre le Turc, le grand Empereur, en 1812,

contre le Russe, aucun ne recherche un instant si c’est là

vraiment les mouvements dont elle doit se trouver bien.

Davantage, ils n’hésitent pas, quand leurs affaires l’exigent, à la

diviser contre ellemême, à exploiter les haines entre ses

peuples, entre ses races. Particulièrement remarquable est ici le

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Page 19: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

cas des papes, dont on attendait le moins cet art d’utiliser la

haine interhumaine ; des papes qui, pour parfaire leur mainmise

sur l’Angleterre et sur l’Allemagne, les lancent, à Bouvines, en

bloc contre la France ; qui, pour garder leur fief de Sicile, se

dressent de toute leur force contre l’union de l’Allemagne et de

l’Italie ; qui, contre le Hussite, font jouer la haine de race du

Hongrois, contre l’Albigeois celle du Français du Nord ; qui

décrètent croisades religieuses, aussi saintes que contre le Turc,

des actions purement politiques qu’ils déchaînent contre des

Français, ou autre chrétiens, à seule fin de défendre leurs

intérêts personnels ; qui, si ces chrétiens sont vaincus,

remercient Dieu comme d’une victoire sur l’infidèle 1 ; qui, si

leurs intérêts le demandent, feront appel aux pires ennemis du

monde chrétien, au Turc, au Sarrasin, au Lombard. Dante et

Érasme ont assez dit la stupeur de l’Europe.

Et ces unificateurs ont voulu que l’âme de l’Europe leur

appartînt. Ils se sont appliqués à unifier sa conscience par des

moyens militaires ; princes espagnols aux PaysBas, pontifes

romains dans l’Albigeois, dans le Vaudois. L’Europe s’est

insurgée. Elle a voulu l’inviolabilité du spirituel. Chose admirable,

elle l’a voulue pour Rome elle-même, quand Rome vraiment n’a

signifié que l’Esprit. Quand le Hohenstaufen, par fureur politique,

a jeté dans les cachots de Naples d’innocents prêtres capturés

Discours à la nation européenne

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1 Quand Léon X apprit la défaite des Français à Pavie, il fit célébrer un service public d’action de grâces, malgré les observations de son maître de cérémonie, lui rappelant que cela n’était pas d’usage pour les victoires remportées sur des puissances chrétiennes. (Pastor, Histoires des papes, VII, 390.)

Page 20: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

par surprise ; quand le soldat corse a levé la main sur le pieux

vieillard de Fontainebleau, elle s’est indignée.

Et ces unificateurs ignorent tout de l’âme de leurs peuples,

sont résolus à en ignorer tout, leur histoire, leurs idées, leur

langue. Un Justinien, empereur d’Orient, ne sait que le latin,

professe un total mépris de l’hellénisme. Charles Quint ne parle

couramment pas une seule des langues de ses sujets. Pour

autant qu’ils ont rassemblé l’Europe, ils l’ont fait en blessant ses

sensibilités les plus chères, ses aspirations les plus justes. En

vérité, la chrétienté n’a pas eu de chance. Alors que le monde

païen a trouvé pour unificateurs des Auguste, des Marc Aurèle,

des Trajan, le monde chrétien n’a rencontré que de forcenés

dompteurs ou de sombres sectaires, qui ont rendu l’unité

odieuse et fait que l’effort des peuples pour y échapper et se

désunir est apparu comme un aspect de la volonté de l’homme

de revendiquer sa liberté et de sauvegarder sa dignité. Ajoutons

que ces efforts d’indépendance ont le plus souvent servi de

couvert à des ambitions exactement de même ordre que celles

qu’elles combattaient et qui ont, grâce à ce couvert, capté le

respect de l’histoire. Il est triste que l’impérialisme de François

1er, parce qu’il fut l’arme dont s’est servie l’Europe pour briser

celui de Charles Quint, doive recevoir notre hommage.

*

Mais ne chargeons pas trop ces mauvais bergers. Eussentils

été compréhensifs et désintéressés, ils n’auraient pas davantage

fait l’Europe. Parce que l’Europe ne voulait pas être faite. Parce

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Page 21: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

qu’elle ne concevait même pas qu’elle pût l’être. C’est la raison

profonde de leur échec.

On l’a dit : l’idée que les hommes se font de leurs actes est,

en histoire, plus féconde encore que ces actes. Rien ne paraît le

montrer mieux que l’histoire de l’Europe en ces derniers quinze

siècles. A de très fréquentes reprises, on pourrait presque dire

sans interruption, depuis que la chute de Rome a laissé tomber

l’Europe en morceaux, les habitants de ces morceaux ont

éprouvé des sentiments communs, accusé de réelles

simultanéités passionnelles, affecté des mouvements

proprement européens. Tout le monde en nommera un : la

croisade. Il y en a bien d’autres. Pour rester dans l’ordre de la

guerre, c’est bien un mouvement européen, celui qui, au IXe

siècle, dresse contre l’incursion normande les riverains du

Jutland comme ceux de l’Andalousie, les mariniers de la Seine

comme ceux de l’Adige ; cet autre qui, trois cents ans plus tard,

fait courir l’épouvante, devant l’invasion mongole, depuis les

champs de l’Ukraine jusqu’à ceux de l’Ilede-France ; — dans

l’ordre politique, l’instauration du système féodal, plus tard

l’établissement de la monarchie absolue sur les ruines des

pouvoirs locaux, sont des mouvements qui, bien qu’échelonnés

dans le temps selon les lieux, affectent toute l’Europe et donnent

tout de suite à son ensemble, pardessous les différences du

détail, une physionomie homogène, qui la distingue

profondément des autres continents ; j’en dirai autant de l’effort

que font très vite les peuples, et presque simultanément cette

fois, pour tempérer ce pouvoir absolu par quelque organe de

Discours à la nation européenne

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Page 22: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

contrôle ; c’est bien un mouvement européen, celui qui produit

la grande charte anglaise, en 1215, la Bulle d’Or hongroise, en

1222, la Charte danoise en 1282, les États Généraux français en

1302 ; je le dirai encore de la crise par laquelle, quatre cents ans

plus tard, les nations détruisent totalement le pouvoir absolu,

crise qui, partie de l’Angleterre en 1688, ébranle la France, puis

le continent entier, pendant cent cinquante ans ; et je le dirai

encore de ce mouvement par lequel, à partir de 1848, le monde

ouvrier s’élève contre la classe bourgeoise, et dont on

conviendra qu’il est bien difficile de ne pas le reconnaître sur

tous les points de l’Europe ; — dans l’ordre intellectuel, c’est

bien un mouvement européen, celui que manifestent, dès le XIe

siècle, des institutions comme Cluny, comme Camaldoli, avec

leurs centaines de couvents formant, pardessus les royaumes,

un vaste corps spirituel, animé d’un unique esprit, régi par une

seule impulsion, c’est bien une activité européenne, celle des

Universités du XIIIe siècle, avec leurs mêmes programmes

d’études, leurs studia generalia, leur latin international, leur

rébellion d’un bout de l’Europe à l’autre contre l’autorité

pontificale ; c’est bien un mouvement européen, celui qui, deux

siècles plus tard, s’élève contre le dogme romain en Angleterre

avec Wyclif, au Luxembourg avec Lollard, en Bohême avec Jan

Hus ; qui, cent années après, depuis l’Océan jusqu’à l’Elbe,

prétend mettre les esprits, sans l’entremise du prêtre, en face du

Verbe saint lui-même et fait qu’à quelques mois de distance

Luther traduit la Bible en allemand et Lefèvre d’Étaples l’Évangile

en français ; qui, bientôt, va arracher à l’Église catholique

ensemble la Grande-Bretagne, les PaysBas, la Suisse, la Suède,

Discours à la nation européenne

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Page 23: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

le Danemark, une immense partie de l’Allemagne et de la

France ; — enfin, dans l’ordre économique, c’est bien l’Europe

dans sa totalité qui éprouve, au XIIe siècle, la poussée

commerciale que lui valent les croisades ; qui, au XVe siècle,

accomplit le mouvement d’expansion hors d’ellemême que lui

impose la découverte des nouveaux mondes. Eh bien, tous ces

mouvements vraiment européens n’ont rigoureusement rien fait

pour l’unité de l’Europe. Pourquoi ? Parce que l’Europe, en les

accomplissant, ne prenait pas conscience d’eux en tant

qu’européens ; parce que ses peuples subissaient la

communauté de leurs intérêts, vivaient l’identité de leurs

sentiments, mais ne la pensaient pas. Parce que, si l’Europe

existait ou, du moins, si elle exista très souvent, l’idée de

l’Europe n’existait pas.

Cette absence de l’idée de l’Europe me semble constatable

chez les Européens d’alors, même quand la communauté de

leurs intérêts ou de leurs passions les rassemblait

matériellement. On peut assurer que les foules européennes qui,

en septembre 1096, marchaient par les plaines de l’Europe

centrale vers le tombeau du Christ ne se disaient pas, comme

elles se le diraient aujourd’hui, dans une circonstance analogue :

« Nous voilà réunis en un seul groupe, dans une seule volonté,

en dépit de nos nationalités diverses et en les oubliant ! » En

avril 1532, un congrès de protestants appartenant à toutes les

nations de l’Occident eut lieu dans un palais de Genève ; nul

doute que le caractère européen de ce congrès a très peu occupé

la pensée de ses membres, alors qu’il l’occupe toute chez les

Discours à la nation européenne

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Page 24: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

représentants de ces mêmes nations rassemblés aujourd’hui

dans la même ville. C’est cette absence de l’idée d’Europe qui

explique que certaines communautés de péril, pourtant très

fortement senties, n’ont rien fait d’important pour l’union.

Témoin ce péril mongol 1 , dont je rappelais qu’il fit trembler

toutes les nations du continent, qui fit même un moment qu’elles

tournèrent toutes les yeux vers Rome, comme vers leur unique

loi, qu’elles décidèrent le principe d’une croisade, et qui, avant

même qu’il fût vraiment conjuré, les laissa s’entretuant comme

devant.

Discours à la nation européenne

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1 Le Pape et l’Empereur, au lieu de s’unir contre les Mongols, s’accusaient mutuellement de les avoir jetés sur l’Europe. La retraite des Mongols a été l’effet d’une décision des envahisseurs, nullement d’une réaction de l’Europe. Celleci en est demeurée stupéfaite. « Pour quelle raison se sontils éloignés des frontières chrétiennes, dit un chroniqueur du temps, Dieu seul le sait. » (Qualiter a finibus christianorum recesserint, ipse solus Deus arbiter novit.)Il est très suggestif d’observer que, encore à l’heure actuelle, l’Europe n’a pas l’idée des dangers qu’elle a courus, en tant qu’Europe, au cours de l’histoire. Le péril mongol est ignoré de presque tous les Européens. je suis convaincu que la page suivante sera une révélation pour beaucoup d’Européens cultivés, et que la leçon qui la termine leur paraîtra justifiéeIl s’en faut que le danger asiatique soit conjuré à la fin du XIIIe siècle. Si le monde arabe est hors de cause, grâce aux Espagnols, reste le monde turc, plus terrible que jamais avec Timour (qui n’est mongol que par convention), puis avec les Osmanlis. Ce point de vue pourrait rénover l’histoire universelle. On s’attache aux luttes stériles de la France et de l’Angleterre aux XIVe et XVe siècles. Ce qui importe à l’histoire européenne, c’est la résistance aux Turcs des Grecs, des Serbes, des Hongrois, des Valaques, des Moldaves, des Russes enfin, du XIIIe au XVIe siècle. C’est grâce à l’immolation des « Balkaniques » et des Slaves de l’Est que la civilisation occidentale a pu se continuer dans l’Europe occidentale, et c’est ce dont Allemands, Italiens, Français, etc., ne se rendent pas suffisamment compte. (Ferdinand Lot, Revue historique, nov. 1932, à propos de l’ouvrage de M. Louis Halphen : L’Essor de l’Europe.)On pourrait dire que, tout récemment encore, nous avons vu plusieurs nations de l’Europe animées d’une communauté d’intérêt, dont elles se montraient tout à fait impuissantes à prendre conscience ; je veux parler de leur application à composer, en ordre dispersé, avec leur commun créancier d’Amérique, sans avoir jamais songé, jusqu’à ces dernières semaines, à tirer parti de leur flagrante solidarité.

Page 25: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

Pourquoi l’idée de l’Europe n’existaitelle pas ? Ici, je serai

nettement hégélien. Une idée politique, dirai-je, ne naît que si

l’idée à laquelle elle s’oppose logiquement, et qui a réussi à

s’imposer aux hommes, a épuisé sa valeur, est devenue

malfaisante, et demande, pour leur bien, à être dépassée. Or, au

début du Moyen Age, l’idée de l’unité n’était nullement dans ce

cas. L’idée à laquelle elle s’oppose logiquement, l’idée de la

désunion de l’Europe, de sa division en nations indépendantes,

n’avait nullement accompli son destin, ne faisait nullement pâtir

les hommes. Bien au contraire, c’était à elle, à ce moment de

l’histoire, qu’il appartenait, dialectiquement, de s’actualiser et

d’anéantir l’idée de morcellement féodal qui, elle, leur portait

dommage. On peut donc dire que, durant la période qui me tient

ici, non seulement les habitants de l’Europe ne voulaient pas

faire l’Europe, mais qu’ils voulaient ne pas la faire. J’ai parlé,

dans un récent ouvrage, de la volonté qu’eurent les Français de

faire la France ; je pourrais parler de la volonté qu’eurent les

Européens de ne pas faire l’Europe.

L’affirmation croissante de cette volonté me semble constituer

toute l’histoire de l’Europe, en tant qu’Europe, jusqu’à nos jours.

C’est elle qui, dès le VIe siècle, fait échouer la tentative des

empereurs d’Orient. Les premiers rois barbares ont beau se

déclarer des « fédérés » de l’Empire, un Théodoric se dire

officiellement le délégué de Byzance, le peuple lui-même

acclamer l’officier impérial, Bélisaire, entrant vainqueur dans

Rome, il n’en est pas moins vrai que les établissements

germaniques nouvellement nés manifestent dès alors la

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Page 26: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

prétention de vivre leur vie propre, ce que certains historiens ont

cru pouvoir appeler déjà des mouvements nationaux. C’est eux

qui renversent la fille de Théodoric, directrice d’un parti romain ;

qui font que la reprise de l’Italie a, à elle seule, demandé à

l’Empire dix-huit ans de guerre ; que les royaumes occidentaux

recouvrent l’indépendance, dès que les successeurs de Justinien

détournent d’eux leur attention. — Cette volonté de l’Europe

s’affirme nettement trois siècles plus tard, lors de la dislocation

de l’unité créée par Charlemagne, au partage de Verdun.

Quelques hommes — des clercs — pleurent ce partage, mais la

majorité s’en réjouit. Elle se réjouit, dans chacun des trois lots,

de penser qu’elle pourra désormais réaliser une destinée

indépendante. Les diverses parties de l’Empire, prononce un

historien en s’appuyant sur un texte des plus nets, prennent

désormais conscience d’ellesmêmes et donc de leurs

Discours à la nation européenne

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Page 27: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

oppositions 1 . A partir de ce moment, la tendance de l’Europe

vers des groupes séparés n’ira qu’en se précisant. Comme il

arrive pour les poussées humaines profondes, tout ce qu’on fera

pour l’entraver ne réussira qu’à la servir. Les prétentions

universalistes des Hohenstaufen, plus tard de Charles Quint, ne

font que précipiter la volonté de sécession de la France, de

l’Autriche, des cités italiennes, des cantons suisses, des Flandres.

Celles de la papauté produisent le même effet sur les diverses

parties de la chrétienté. Toutes se signent dans ce cri de l’une

Discours à la nation européenne

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1 « A ce moment (à la mort de Charles le Gros), les diverses parties de l’Empire prennent conscience d’elles-mêmes et veulent avoir chacune son roi à soi. Ce n’est point là une supposition inventée pour les besoins d’une thèse. Un contemporain, l’abbé de Prüm, Réginon, l’a constaté dans sa chronique (ad ann. 888) en des termes dont la clarté et l’énergie ne laissent rien à désirer : « Post cuius mortem, regna quae eius ditioni paruerant, veluti legitimo destitua haerede, in partes a sua compage resolvuntur, et iam non naturalem dominum praestolantur, sed unumquodque de suis visceribus regem sibi creari disposuit. » S’il est faux de voir dans l’esprit d’indépendance nationale une des premières causes de la dissolution de l’Empire sous Louis le Pieux et ses fils, il est bien difficile de ne pas lui accorder une part d’influence dans les événements de la fin du IXe siècle et dans ceux du Xe...« Au Xe siècle, les divergences nationales entre l’Allemagne et la France s’accentuèrent encore. Le chroniqueur Richer, l’ami de ce Gerbert, qui était pourtant un vassal fidèle des Ottons, nous en fournit le plus curieux témoignage. S’il reprend les dénominations classiques de Gallia, Belgica, Germania, ce n’est pas par fantaisie de lettré. C’est parce que la France, la Lorraine, l’Allemagne représentent pour lui les pays qui ont, chacun, leurs caractères individuels, leur nationalité, peuton dire. Richer a de la vanité nationale ; il altère effrontément la vérité historique pour satisfaire ce que nous appellerions son chauvinisme. Il attribue à Henri l’Oiseleur, qui n’est pour lui qu’un duc de Saxe, des actes de Gislebert de Lorraine, uniquement pour nous le représenter comme un vassal du roi de France. Il ne dissimule pas sa joie quand Lothaire prend AixlaChapelle en 978, et tourne vers l’est l’aigle de bronze que Charlemagne avait placé sur le faîte de son palais. Il nous donne comme la principale raison qui doit empêcher Charles de Lorraine de devenir roi de France qu’il est devenu vassal d’un roi étranger : externo regi servire non horruerit. Enfin, lorsque Hugues Capet est élu, Richer énumère les peuples qui le reconnaissent pour roi : les Gaulois, les Bretons, les Normands, les Aquitains, les Goths, les Espagnols, les Gascons. » (Gabriel Monod, Du rôle de l’opposition des races et des nationalités dans la dissolution de l’Empire carolingien. — Publié dans l’Annuaire de l’École pratique des Hautes Études, section des sciences historiques et philologiques, 1896.)

Page 28: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

d’elles : « Nous sommes d’abord vénitiens, ensuite chrétiens. »

Toutes peu à peu veulent que leur clergé soit national. Toutes

peu à peu repoussent autant qu’elles peuvent la langue

européenne, le latin, exaltent leur langue particulière, leur

littérature particulière, dans ce qu’elles ont de particulier.

Bientôt, au XVIe siècle, elles briseront en morceaux distincts

l’autorité chrétienne suprême. Chaque prince d’un État

protestant, aton pu dire, devient un pape localisé. Enfin, avec le

XIXe siècle, après la Révolution et son grand héritier impérial, qui

prétendait « dénationaliser » les peuples (particulièrement

l’Allemagne !), la volonté de l’Europe d’être désunie et de former

des nations indépendantes les unes des autres touche à sa

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Page 29: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

perfection 1 . Elle se traduit par une furie de séparation, la

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1 Ce violent contraste entre la volonté de Napoléon, qui était de refaire l’empire de Charlemagne, et la volonté de l’Europe, qui était, plus que jamais, de constituer des nationalités indépendantes, a été admirablement mis en relief par Lavisse : Charlemagne a rendu des services à Napoléon ; il l’a aidé à penser et à sentir gravement ; il lui a fourni les raisons de ses actes ; il a donné à ses violences le prétexte d’un droit imaginaire. En cela, l’idéal a fait son office de serviteur ; mais en même temps, il lui a fait croire que l’impossible était facile, voire tout naturel. Il lui a dicté cette prodigieuse réponse à une députation du département de la Lippe : « La Providence, qui a voulu que je rétablisse l’Empire de Charlemagne, vous a fait naturellement entrer avec la Hollande et les villes hanséatiques dans le sein de l’Empire. »Charlemagne enfin a été, pour sa part d’homme, d’homme fantôme, dans la restauration des « capucinades » et des antiquités.Ce serait un curieux chapitre à écrire que celui-ci : « Napoléon égaré par Charlemagne » ; mais il suffit de dire ici que la survivance de l’Empire romain à travers les âges ne s’arrête pas à l’abdication de l’Empire par François II. Il est vrai, Napoléon ne s’est pas fait élire empereur à Francfort, selon les anciens rites, par le collège électoral ; il n’a pas construit une annexe au Roemer, pour mettre son portrait à la suite de ceux de César, d’Auguste, d’Otton, de Barberousse. Il l’eût fait peutêtre, si lors de l’abdication du dernier des Césars, il n’avait été déjà César. Du moins, il a interprété à sa façon le plébiscite et le senatusconsulte qui l’ont fait empereur. La nation française ne pouvait disposer que pour ellemême ; elle n’avait point qualité, comme le collège des électeurs, pour élire la « tête temporelle du monde », mais Napoléon ne se croyait pas contenu dans la France ; il n’a point localisé sa dignité, il n’est pas l’empereur des Français : il est Napoléon empereur. Il réside à Paris, si tant est qu’il réside quelque part, mais il est empereur à Rome comme à Paris. Son imagination est si fort occupée de son universalité qu’il donne à son fils le titre de roi de Rome. Par là encore, il se rattache à la tradition du Saint Empire, puisque les héritiers désignés des empereurs s’appelaient : « Roi des Romains ».

Si quelqu’un dans la longue série des imperatores augusti ressemble aux vrais Césars, ce n’est pas Otton, ni Conrad, ni Frédéric, c’est Napoléon. Il est bien « l’empereur », cet homme au profil antique et au front lauré, qui fut à la fois un général, un législateur, un administrateur et dont le génie était capable d’organiser l’univers. Il ne procède pas des empereurs du Moyen Age qui laissaient les royaumes, les principautés et les territoires vivre chacun selon sa loi, s’accommodaient des droits de tous et revêtaient l’anarchie de formes solennelles. Il veut effacer, comme l’ancienne Rome, les différences et les contrastes. Il prétend « dépayser » les peuples. « Une des maximes de ma politique, ditil, c’est de dénationaliser l’Allemagne. » Sans doute, l’œuvre faite, il se promettait de donner au monde la paix romaine.

Jamais, depuis le IVe siècle, l’Empire n’avait été plus réel, si l’on considère le génie et la force de l’empereur ; jamais il n’avait été plus chimérique si l’on regarde l’état des esprits et des mœurs. Au Moyen Age, la grande illusion

Page 30: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

Belgique d’avec la Hollande, la Suède d’avec la Norvège. Elle

s’incarne d’une façon saisissante dans Bismarck qui, contrepied

exact de Napoléon 1, entend, par ses conquêtes, faire sa nation à

lui, rien que sa nation à lui, repousse résolument toute idée

d’Europe, où il ne voit qu’idéalisme stupide. En réponse logique à

son œuvre, du Niémen jusqu’à l’Atlantique, s’établit un régime

où chaque État, encouragé maintenant par ses clercs, s’enferme

dans une religion de lui-même, dans un mépris des autres, tels

qu’on n’en avait pas vu de semblables, cependant que de

nouvelles doctrines philosophiques, acclamées par toutes les

nations, leur enseignent à adorer l’Instinct, qui les divise, à

mépriser l’Intelligence, qui pourrait les unir. Le XXe siècle, qui

verra peutêtre la formation de l’Europe, s’ouvre dans le triomphe

le plus violent de l’anti-Europe.

*

Ces causes, qui firent échouer dans le passé les essais d’unité

de l’Europe, existentelles toujours ?

La première, évidemment non. On peut affirmer qu’on ne

reverra plus l’homme qui, pour unifier l’Europe, pense à la

conquérir et la traite ensuite comme sa chose. Les plus

farouches pangermanistes euxmêmes n’espèrent plus un

Barberousse ou un Charles Quint.

Discours à la nation européenne

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1 Cette opposition a été fortement marquée par Nietzsche. Ce qui condamne, ditil, les guerres bismarckiennes, c’est qu’il n’en soit sorti qu’une nation plus jalouse et plus formidablement armée qu’aucune des nations du passé ; et que tous les peuples aient, depuis lors, par défiance de l’Allemagne, alourdi à un point encore inconnu leur appareil de défense et d’attaque... Politique criminelle, puisqu’elle ne visait en rien, comme y avait du moins songé celle de Napoléon, à un rapprochement futur... (Cf. Ch. Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, t. V, p. 273.)

Page 31: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

On n’en saurait dire autant de la seconde. Il serait plaisant de

prétendre que la volonté de l’Europe de ne point s’unir, mais de

former des groupes indépendants prêts à s’entr’égorger au

moindre froncement de sourcils, soit aujourd’hui éteinte.

Quelquesuns diront même, et les preuves ne leur manqueront

pas, qu’elle s’est grandement perfectionnée depuis vingt ans. Il y

a pourtant quelque chose de changé. L’idée de l’Europe est née.

Le principe hégélien a joué. La désunion de l’Europe lui a

maintenant fait assez de mal pour que l’idée d’union se lève

contre elle. Certes, elle est loin encore de lui en avoir fait assez

pour que cette idée s’impose. Certes, cette idée n’est

qu’embryon. Elle n’apparaît que chez quelquesuns. Mais c’est

ainsi que débutent les idées qui doivent un jour triompher —

encore qu’il ne faille point nous cacher qu’ainsi débutent aussi

celles qui doivent avorter.

C’est à ces quelquesuns que je m’adresse et, parmi eux, à

ceux dont la fonction doit être de faire l’Europe en agissant sur

ses idées, en façonnant ses mythes, ses échelles de valeurs. Je

dirai donc l’enseignement qu’ils doivent adopter à l’égard de ces

grands mouvements historiques dont je viens de rappeler

l’image. Quand les hommes de ma génération étaient sur les

bancs du collège, leurs maîtres leur enseignaient à sourire de

ces empereurs et papes du Moyen Age, de ces « rêveurs » qui

voulurent faire l’« Europe », la « Chrétienté », et à ne prendre

au sérieux que les Capétiens, gens pratiques qui avaient fait la

France, ou encore, quand le maître était d’esprit large, les

Hohenzollern qui avaient fait la Prusse, les Habsbourg qui

Discours à la nation européenne

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Page 32: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

avaient fait l’Autriche, Cavour qui avait fait l’Italie. Il faudra, si

vous voulez construire l’Europe, que vous renversiez ces

jugements ; que vous proclamiez que ce sont ces « rêveurs » qui

furent grands, qu’en dépit de leurs faiblesses et de leurs

aveuglements, l’âme de l’Europe était en eux, et que, dans leurs

folles chevauchées d’un bout du continent à l’autre, ils

représentent un type d’humanité plus pur, plus généreux, que les

petits paysans de l’IledeFrance ou du Brandebourg, occupés, de

père en fils, à arrondir leur champ ; qu’un Innocent III, bien que

payant son tribut aux passions de son époque, qu’un Napoléon,

malgré ses violences, sont des figures autrement hautes qu’un

Louis XI ou qu’un roi-sergent. Surtout, il faudra que vous

changiez votre leçon sur le partage de Verdun ; qu’au lieu

d’exalter cet événement parce qu’il rompit le bloc d’Occident et

permit l’éclosion des nationalités, vous le déploriez pour cette

raison ; que vous citiez avec respect le moine qui pleure : « Au

lieu de roi, on voit maintenant des roitelets ; l’universel est

oublié, chacun ne pense plus qu’à soi 1 ; que vous prononciez

tristement, comme Bossuet devant la dispersion de Babel 2 :

« Dieu laissa alors les nations aller dans leurs voies. » Qu’au lieu

de bénir, avec Renan 3 , l’heure où le Pape et l’Empereur se

brouillèrent, ouvrant ainsi plus grande encore la porte aux

nationalités, vous détestiez cette heure. Il faudra que vous

admiriez Napoléon quand, plus européen que Français, il dit à

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1 Florus, Plaintes sur le partage de l’Empire.

2 Élévations, VIII, 8.

3 Marc Aurèle, XXXIII.

Page 33: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

ses ministres, en mal de chauvinisme : « N’oubliez pas que je

suis le successeur de Charlemagne, et non pas de Louis XIV. » Il

faudra que, au lieu de présenter l’échec de ces essais de

rassemblement comme ayant été un bien pour l’Europe (en quoi

le futil ? on ne nous le disait pas, et pour cause), vous montriez

l’immense malheur qui en résulta pour elle ; vous montriez que

cet essor des nationalités, dû au partage de Verdun, lui a coûté

mille ans d’entretuerie, qui vont peutêtre continuer ; que 1914

en sort directement ; que, si les Hohenstaufen avaient su unifier

l’Allemagne et l’Italie, c’était la paix du monde et sa beauté pour

de longs siècles. Voilà un des premiers renversements qu’il vous

faudra produire dans la religion des hommes, vous qui voulez

faire la supernation, et qui avez la chance que les imprudentes

nations vous confient l’âme de leurs enfants.

@

Discours à la nation européenne

33

Page 34: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

III

La partie ne s’appartient pas à ellemême :

elle relève du Tout, en tout ce qu’elle est.

Saint Thomas.

Autres renversements de valeurs nécessaires. Glorifions l’attachement des clercs du Moyen Age à l’idée abstraite de l’Empire romain. — L’Europe sera une victoire de l’abstrait sur le concret. — Flétrissons les Bodin, les Machiavel, inventeurs des souverainetés nationales. — Glorifions Érasme.

@

Je dirai encore un mouvement qu’adopta pendant des siècles

toute une classe d’hommes, en Europe, et dont il vous faudra,

pour l’union que vous rêvez, prêcher à vos ouailles le respect. Je

pense au culte que gardèrent, durant tout le Moyen Age et bien

audelà, les hommes d’Église, les historiens, les juristes, les

savants, proprement tous les clercs, pour la mémoire de l’Empire

romain. C’est les yeux fixés sur cette forme, et persuadés qu’ils

la ressuscitaient, qu’une poignée d’ecclésiastiques a, dans une

nuit de Noël du IXe siècle, posé la couronne impériale sur le front

du carolingien. C’est dans la même vision que les clercs des âges

suivants saluèrent les Othons, les Henris, les Frédérics. Ils

voulaient voir en eux les descendants des Constantin et des

Trajan, refusaient de croire à la mort de l’Empire qui leur

apparaissait, selon le mot d’un maître 1 , comme une nécessaire

manière d’être du monde, transcendante aux caprices de

l’histoire. Les statuts juridiques qu’ils forgeaient pour ces

Discours à la nation européenne

34

1 Lavisse.

Page 35: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

princes, ils les donnaient comme une suite des constitutions

romaines, et leur foi dans cellesci se maintint si longtemps que,

hier encore, les manuels de droit dont usaient nos recteurs s’en

inspiraient toujours. Si l’on voulait, aton pu dire, dresser l’acte

de décès légal de l’Empire romain, il faudrait descendre au 6

août 1806, heure où François II résigna son titre d’empereur

romain de nation germanique pour prendre celui d’empereur

d’Autriche 1.

La fascination de ces hommes par l’ombre du grand Empire,

leur persistance à prendre pour une survie de cet organisme des

établissements qui n’avaient plus rien de commun avec lui ont

été, elles aussi, objet de sourire pour les éducateurs de ma

génération. Ils nous dressaient à trouver enfantine l’aptitude de

ces âmes à construire dans le fictif, leur étonnante puissance à

méconnaître leur temps et ses réalités. Ce n’est pas sans

quelque pitié que l’un d’eux constatait : « Les penseurs du

Moyen Age ignoraient les chartes de communes, les contrats

féodaux, tous ces droits de pays, conditions et personnes qui

s’écrivaient alors. Ils gardaient le trésor des reliques classiques

et chrétiennes qui, par un effet de la confusion établie entre

l’Église et l’Empire, étaient pour eux également sacrées... Leur

façon de penser était déterminée par l’interprétation d’un

passage de la Bible, d’une parabole du Christ, d’un vers de

Virgile ou d’un texte de loi romaine 2 . » Eh bien, là encore, il

vous faudra, si vous voulez faire l’Europe, obtenir qu’elle adore

Discours à la nation européenne

35

1 F. Lot, La Fin du monde antique, IIIe partie, chap. II.

2 Lavisse, préface au Saint Empire de Bryce.

Page 36: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

ce que nous brûlions, brûle ce que nous adorions. Il vous faudra

lui dire que ces hommes d’autrefois furent très grands, avec

leurs yeux fixés sur une Idée, sur un Universel abstrait et

éternel, leur volonté d’ignorer les pactes d’un lieu et d’une heure

par lesquels leurs contemporains consacraient leurs basses

attaches à la terre ; que ceuxlà au contraire furent petits, qui,

comme les légistes des rois de France, et contrairement à leur

devoir de clercs, ont travaillé aux étroites formations locales et

combattu l’Universel. Il vous faudra une fois de plus flétrir ce

partage de Verdun comme étant le malheureux triomphe du local

sur le général, du concret sur l’abstrait, du laïc sur le clérical, de

l’attachement au sol sur le culte de l’idée. Il vous faudra, si vous

voulez faire l’Europe, produire cet enseignement, parce que

l’Europe, si elle se fait, sera nécessairement une idée, exigera de

ses membres l’embrassement d’une idée, aimée en tant qu’idée,

et n’aura rien de commun avec l’amour dont ils étreignent la

portion de terre que leur légua leurs pères, même si cette

portion de terre s’appelle France ou Allemagne.

L’Europe se fera, ici encore, comme se firent les nations. La

France s’est faite parce que, chez chaque Français, à l’amour

pour son champ ou pour sa province s’est superposé l’amour

pour une réalité transcendante à ces choses grossièrement

tangibles, l’amour pour une idée. C’est en fixant leurs yeux sur

l’idée de la France que les Français ont refait leur nation chaque

fois que, dans l’ordre sensible, elle se disloquait : sous le

morcellement féodal, sous l’invasion anglaise, sous les guerres

de religion, sous les déchirements de la Révolution. C’est l’idée

Discours à la nation européenne

36

Page 37: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

de l’Allemagne qui a permis aux Allemands de faire leur nation

pardessus douze cents ans d’égoïsmes locaux. Dante et

Pétrarque, en créant l’idée de l’Italie, ont forgé le triomphe de

Cavour. Il en sera de même de l’Europe. Elle sera la victoire

d’une idée sur l’amour des objets directement sensibles que

sont, par rapport à elle, les nations. Elle sera, par rapport à

cellesci, ce que fut la Chrétienté du Moyen Age, qui fut

éminemment, on l’a dit, l’œuvre d’une idée 1.

Dans un de ses dialogues, Platon nous montre Socrate

invitant ses disciples à vénérer ce personnage dont se moquent

les filles de Thrace, qui, les yeux fixés sur l’Idée et méprisant

des choses sensibles, se laisse choir dans un puits 2. Revenez au

système de valeurs socratique. Dites à l’Europe qu’elle ne se fera

pas sans quelque dépréciation du monde sensible, quelque

abaissement de l’esprit pratique. La pure religion du pratique ne

mènera jamais qu’à la guerre.

*

Discours à la nation européenne

37

1 Ce mot est de M. Redslob, dans son Histoire des grands Principes du Droit des Gens, 1923. Il est cité dans un bel article des Études (Chrétienté médiévale et Société des Nations, par J. Lecler, 5 août 1932), dont la conclusion nous semble à méditer : « On peut reprocher à l’unité chrétienne du Moyen Age de s’être un peu trop confinée dans le domaine religieux et intellectuel, de n’être pas assez descendue sur terre pour organiser plus complètement les intérêts matériels de l’humanité. La Société des Nations paraît encourir le grief opposé : née de l’évolution économique et des déceptions du nationalisme, elle fait des efforts méritoires pour organiser temporellement l’humanité ; peutêtre ne se préoccupetelle pas assez de l’effroyable anarchie spirituelle et morale où se débat le monde moderne. Puissetelle, d’accord avec la religion du Christ, faire pénétrer dans la société humaine la paix, l’unité spirituelle et morale sans laquelle tous les règlements, toutes les organisations et toutes les polices du monde resteront impuissants. »

2 Théétète, 174 a [Édition/rechercher : ‘Thalès’].

Page 38: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

Voici, dans le passé de l’Europe, un jour qu’il vous faudra

hautement flétrir. C’est lorsque les docteurs de la Renaissance et

de la Réforme — les « humanistes » ! — se sont dressés contre

l’unité chrétienne et ont mis au service des princes et de leurs

orgueils séparatistes, en la travestissant honteusement, l’idée de

l’imperium romanum et la vénération dont elle était l’objet.

Selon cette idée, la souveraineté, avec son attribut essentiel : le

droit de guerre, appartenait à l’Empire et à lui seul ; elle

n’appartenait pas aux parties de l’Empire, entre lesquelles, grâce

à cette clause, Rome réussissait à empêcher la guerre, à faire

régner la sainte pax romana. Cette belle idée avait été

transportée, telle quelle, au double directoire du Pape et de

l’Empereur. Cet Empire à deux têtes, lui aussi, possède seul la

souveraineté, et contrarie par là, en théorie du moins, l’appétit

de guerre mutuelle des royaumes qui le composent. Et tout de

suite, sans doute, les rois repoussent cette clause, entendent se

ruer en liberté chacun sur son voisin, se grossir à ses dépens.

Toutefois, ils sont gênés de sentir que leurs entretueries sont

une injure au droit de l’époque, qu’elles violent cette loi de

l’imperium romanum dont la lettre, du moins, les éblouit

toujours. C’est alors que leurs humanistes ont l’idée de tourner

cette loi à leur profit, d’enseigner que c’est aux rois qu’elle

s’applique, à chacun d’eux séparément, et non plus au pouvoir

qui prime leurs distinctions. C’est alors que les Bodin, les Alciat,

les Machiavel se mettent à conférer aux nations particulières la

souveraineté et le droit de guerre, dont le concept n’avait pas

été fait pour elles, mais formellement contre elles. Si encore, en

niant désormais la hiérarchie des pouvoirs et proclamant l’égalité

Discours à la nation européenne

38

Page 39: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

des souverainetés, ils en avaient admis la conséquence logique :

le devoir pour chacune de respecter les autres, le devoir pour les

grandes de respecter les petites. Mais non, ils décernent aux

nations une souveraineté libre de tout frein, qui ne sait d’autre

loi que celle du chacun pour soi. Honte à ceux dont le devoir

était de combattre la passion de l’homme à affirmer son moi au

mépris de tout ce qui n’est pas lui, et qui se sont faits les valets

de cette passion. Honte à la trahison des clercs.

Toutefois ne l’oublions pas : certains de ces humanistes sont

restés vaillamment fidèles au devoir de leur état. Singulièrement

le plus grand d’entre eux : Érasme. Celui-là n’a jamais voulu

signer la charte des égoïsmes nationaux que lui tendaient ses

pairs. Il les rappelle au sens de l’unité chrétienne, est prêt à les

flétrir de déchirer la robe sans couture de Jésus. Il leur mande :

L’esprit de Christ est fort loin de cette distinction entre l’Italien et

l’Allemand, le Français et l’Anglais, l’Anglais et l’Écossais. Qu’est

devenue cette charité qui fait aimer jusqu’aux ennemis,

puisqu’un changement de nom, une couleur d’habit un peu

différente, une ceinture, une chaussure et de semblables

inventions humaines font que les hommes sont odieux les uns et

les autres. Et encore : « Nous avons tous été baptisés par un

même esprit pour être un seul corps ; et nous avons tous bu de

l’eau spirituelle du rocher pour avoir le même esprit 1. Ailleurs 2,

Discours à la nation européenne

39

1 Manuel du soldat chrétien, chapitre intitulé : « Sentiments que doit avoir un chrétien. »

2 Dans l’Adage : « Spartam nactus ».

Page 40: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

il dit leur fait aux Louis XII, aux Maximilien, et autres parvenus

de la souveraineté.

J’ai dit, au début de ce discours, qu’il vous faudra proposer à

l’Europe des héros de l’idée européenne. Voilà l’un d’eux tout

désigné. Sa statue, par vos soins, devrait se dresser depuis la

mer du Nord jusqu’à l’Adriatique, à Oxford, à Paris, à Mayence, à

Venise, en tous ces lieux sous la diversité desquels il restait

semblable à lui-même, parce qu’il ne vivait que la vie de l’esprit.

Parfait symbole du citoyen de l’Europe, transcendant à ses

divisions.

@

Discours à la nation européenne

40

Page 41: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

IV

Tout ce qui est goût littéraire, charme, poésie,

amusement... peut revêtir une forme locale ; mais la

science est unique, comme l’esprit humain.

Renan,Feuilles détachées.

Déplorons la disparition du latin au profit des langues nationales. — L’Europe devra élever les œuvres de l’intelligence audessus des œuvres de la sensibilité. — Résistances qu’elle trouvera. — Exaltons la culture au sens grécoromain du mots par opposition au sens germanique.

@

Il y a, dans ce passé de l’Europe, un autre jour encore dont

on nous enseigna qu’il fut grand, que nous devions l’honorer.

C’est le jour où les clercs, les savants, les hommes de l’esprit

ont, pour publier leur pensée, abandonné la langue latine, et se

sont mis à adopter la langue de leurs nations respectives. Vous

voyez couramment, dans les manuels d’histoire et de tous les

pays, un chapitre qui porte pour titre : « Éclosion des littératures

nationales », et dans lequel le ton du maître implique

l’admiration qu’il a, qu’il propose à l’enfant d’avoir, pour ce

mouvement « libérateur ». Là encore, si vous voulez faire

l’Europe, il vous faudra renverser l’enseignement. Il vous faudra

dire à vos fils qu’il était beau cet âge où les hommes de pensée,

usant entre eux, d’un bout de l’Europe à l’autre, d’une langue

unique et inaccessible au vulgaire, symbolisaient aux yeux des

hommes l’unité du monde de l’esprit pardessus la diversité

guerroyante du monde de l’intérêt et de la passion ; qu’elle fut

déplorable l’heure où, exprimant désormais leur pensée dans

Discours à la nation européenne

41

Page 42: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

leur langue nationale, ils en sont venus à croire que la pensée

ellemême avait une nationalité, et aux injures que les nations

s’assènent au nom de leurs appétits ont ajouté celles, autrement

blessantes, dont elles s’accablent au nom de l’esprit.

Beaucoup d’entre vous se récrient : « Quoi ! Nous allons

condamner le jour où l’écrivain prit un parti d’où devaient sortir

des œuvres admirables, dont la beauté est liée intimement à la

langue particulière où elles se sont exprimées ? L’acte qui nous a

valu La Divine Comédie, les Fables, le Chant de la Cloche ? » Ici,

il vous faudra regarder courageusement en face la vérité. Ces

œuvres que vous m’opposez, qui, pour une grande part, en effet,

valent par ce qu’elles ont de national et d’intraduisible, sont des

expressions de la sensibilité humaine plus que de l’intelligence.

Elles sont œuvres de poètes, non pas œuvres de penseurs.

Cellesci, dans la mesure où elles sont vraiment de la pensée, ont

une valeur qui, pour autant que l’esprit est indépendant de la

matière, est indépendante de la forme accidentelle dans laquelle

elles s’expriment. Je ne vois pas ce que le Discours de Descartes

ou la Critique de Kant gagnent, en tant que pensée, d’avoir été

écrits dans des langues nationales, moins encore ce que perd

l’œuvre de Thomas d’Aquin, de Spinoza ou de Newton à ne l’être

point. Je dirai même que l’œuvre des poètes, dans ce qu’elle

porte de beauté intellectuelle, dans la justesse de ses vues sur

les choses, dans la force interne de son plan, dans le bonheur de

ses proportions, est indépendante, elle aussi, de la langue où

elle s’exprime ; la perfection architecturale d’une tragédie de

Racine, la vérité d’une page de Faust existent abstraction faite

Discours à la nation européenne

42

Page 43: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

des langues où elles s’incarnent. Or, il faut vous l’avouer : vous

ne ferez l’Europe que si vous placez résolument les œuvres de

l’intelligence audessus de celles de la sensibilité, le philosophe et

le savant audessus du poète et de l’artiste, précisément parce

que l’intelligence des peuples peut, pour une grande mesure, se

rendre indépendante de leurs génies particuliers, tandis que leur

sensibilité le sait beaucoup moins. Vous pouvez déjà voir

combien ils communient davantage dans l’étude de la physique

ou de l’astronomie que dans leurs réactions devant un paysage

ou devant la vie courante. Votre enseignement, l’exemple que

vous donnerez par vos goûts personnels, devront se modeler sur

cette idée : l’Europe sera plus scientifique que littéraire, plus

intellectuelle qu’artistique 1, plus philosophique que pittoresque.

Et, pour maint d’entre vous, cet enseignement sera cruel. Ces

poètes sont autrement savoureux que ces savants ! ces artistes

autrement enivrants que ces penseurs ! Il faut vous résigner :

l’Europe sera sérieuse ou ne sera pas. Elle sera beaucoup moins

« amusante » que les nations, lesquelles l’étaient déjà moins que

Discours à la nation européenne

43

1 Voici une page qui montre excellemment combien l’esprit de science est, plus que l’esprit littéraire, propre à créer de l’accord entre les hommes. L’exaspération qu’elle produira, notamment chez les littérateurshistoriens, et particulièrement par son dédain pour l’originalité, prouve une fois de plus combien l’artiste est organiquement hostile à cet accord :

Toute science travaille à établir des propositions incontestables sur lesquelles l’accord puisse être complet entre tous les hommes ; l’idéal est d’arriver à une formule si impersonnelle qu’elle ne puisse être rédigée autrement ; une proposition marquée de l’empreinte personnelle d’un homme n’est pas encore une vérité scientifique prête à entrer dans ie domaine commun. Aussi, tandis que l’artiste cherche à mettre sur son œuvre la marque de sa personnalité, le savant doitil s’efforcer d’effacer la sienne. Les historiens commencent à sentir confusément cette nécessité ; ils ont renoncé à la recherche romantique des formes originales et s’efforcent d’adopter un ton impersonnel et abstrait. (Ch. Seignobos, L’Orientation de l’histoire ; Petit de Julleville, Histoire de la langue et de la littérature françaises, t. VIII, p. 305.)

Page 44: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

les provinces. Il faut choisir : ou faire l’Europe ou rester

d’éternels enfants.

Les nations auront été de belles Clorindes, heureuses d’être

des objets sensibles et charnellement aimés. L’Europe devra

ressembler à cette jeune savante du XIIIe siècle qui enseignait la

mathématique à l’Université de Bologne, et se montrait voilée

devant ses auditeurs pour ne les point troubler par sa beauté.

*

Cette résolution d’élever les œuvres de l’Intelligence audessus

de celles de la sensibilité, je ne la vois guère chez les éducateurs

actuels de l’Europe, fussentils les moins acquis aux passions

particularistes, les plus soucieux d’unir les peuples. Ce que je

vois chez presque tous, c’est, au contraire, le désir d’humilier

l’Intelligence dans sa prétention à l’universel, de l’identifier à la

scolarité ; d’honorer la sensibilité dans ce qu’elle a de plus

personnel, de plus inexprimable, de plus intransmissible, de plus

antisocial ; d’en faire le mode suprême de la connaissance, voire

de la connaissance « scientifique , en équivoquant sur ce mot. Il

y a là comme une vénération de la sensation, propre à une

époque décadente, dont les palais blasés sont devenus

insensibles aux âpres produits de la pure pensée. Il vous faudra,

si vous voulez faire l’Europe, rompre avec ces byzantinismes et

revenir à l’exaltation des productions de l’Intelligence dans la

volonté qu’elles ont d’ignorer les appels de la sensibilité

individuelle, en vous attachant à montrer ce qu’une telle volonté

implique de victoire sur la chair et de moralité.

*

Discours à la nation européenne

44

Page 45: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

Un des vôtres — car il veut sincèrement faire l’Europe — a

exprimé avec toute la netteté souhaitable, et sous une forme

frappante, le rebut qu’est pour lui l’œuvre de science. Très

exactement il définit la science le domaine des problèmes où l’on

ne parle du réel qu’à la troisième personne, le domaine du lui.

Tant que nous restons dans ce domaine, déclaretil, « il y a en

nous cette absence d’intérêt sur les choses, cette teinte

objective qui fait l’ennui 1 ». Au contraire, dans le domaine de la

véritable existence, qui est celui des moi et des toi et de leur

dialogue, voire du dialogue des moi avec euxmêmes, nous

trouvons un inépuisable intérêt. On ne saurait dire plus

franchement qu’on est totalement fermé aux émotions que

peuvent causer les pures idées, et uniquement capable de celles

que peut créer l’intérêt que nous portons à notre personne

concrète ou à d’autres semblables à elle. Or, je tiens que c’est en

devenant capables d’intérêt pour le domaine du lui que les

habitants de l’Europe feront l’Europe ; ce lui sera l’Europe

ellemême, faite sans doute des toi et des moi, mais s’élevant

audessus d’eux et étant autre chose qu’eux, de la même

manière qu’un plan est autre chose que l’ensemble des droites

qui le composent. Tant qu’ils ne sortiront pas du domaine des toi

et des moi, du domaine de la « vraie existence », ils ne feront

pas l’Europe, parce qu’ils seront, comme le dit fort bien le même

penseur, dans le domaine de l’amour, mais seront du même coup

dans le domaine de la haine, qui est le même domaine ; parce

qu’ils ne seront pas dans le domaine de la justice, dans le

Discours à la nation européenne

45

1 G. Marcel, d’après J. Wahl, Vers le Concret, p. 249.

Page 46: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

domaine du juge, qui est essentiellement le domaine —

ennuyeux — du lui, transcendant au toi et au moi. La guerre est

éminemment un dialogue du toi et du moi.

Il y a des hommes qui ne trouvent aucun « ennui », mais au

contraire leur intérêt suprême, dans le domaine des choses

étrangères au toi et au moi : le chimiste Davy se mit à danser

dans son laboratoire quand il découvrit le potassium ; Hamilton

quand il trouva sa théorie des quaternions ; ceux qui ont connu

Charles Hermite content que ses yeux exprimaient la passion

quand il parlait de certaines fonctions mathématiques. « Mon

enfant, disait Biot à Pasteur, j’ai tant aimé les sciences dans ma

vie que cela m’en fait battre le cœur. » C’est en conviant les

peuples à vénérer cette forme d’âme que vous pouvez espérer

de faire l’Europe ; ce n’est pas en leur donnant comme modèles

ceux qui ne connaissent que le moi humain.

*

L’esprit scientifique, on l’a dit excellemment 1 , c’est

l’identification du divers. On pourrait ajouter que,

symétriquement, l’esprit littéraire (du moins moderne), c’est la

diversification de l’identique. Ai-je raison de croire que l’Europe,

pour se faire, devra être plus scientifique que littéraire ?

Platon dirait que l’Europe n’aura nullement pour principal

ressort, comme certains le veulent, le respect de la catégorie de

l’Autre ; elle sera la superposition de la catégorie du Même à

celle de l’Autre, de celle de l’Un à celle du Plusieurs.

Discours à la nation européenne

46

1 E. Meyerson.

Page 47: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

*

Et il ne s’agit pas du tout de détruire l’Autre ; il s’agit d’inviter

les hommes à porter leur attention sur le Même. Quand l’apôtre

s’écrie : « Il n’y a plus ni Grec, ni juif, ni Scythe, mais Christ est

en toutes choses », il n’entend nullement que ces différences

nationales n’existent plus ; il entend que les hommes doivent

s’efforcer de se sentir dans une région d’euxmêmes où elles

s’effacent.

*

J’ai dit qu’il vous fallait exalter les œuvres de la pensée pour

autant qu’elles sont indépendantes de la langue accidentelle

dans laquelle elles s’expriment, c’estàdire pour autant que

l’esprit est indépendant de la matière. Acceptezvous cette

indépendance ? Du moins pour quelle mesure ? Vos goûts

philosophiques du jour m’en font douter, mais croire que vous ne

concevez l’esprit que joint à la matière, que l’esprit « incarné ».

Vous ne m’accorderez pas, je crois, que la vérité d’une page de

Faust existe, abstraction faite de la langue où elle s’est signifiée.

Votre métaphysique me parait être celle d’Innocent III, qui se

réjouissait de la soumission de Jean sans Terre parce que,

déclaraitil, « les puissances royale et sacerdotale se trouvent

ainsi unies, comme sont unis l’âme et le corps, pour le plus

grand profit de l’une et de l’autre 1 ». Mot inouï dans la bouche

d’un chrétien : l’âme trouvant son profit par son union au corps !

Discours à la nation européenne

47

1 Ad magnum utriusque commodum et augmentum. (Lettre d’Innocent III à Jean sans Terre, 11 novembre 1213.)

Page 48: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

Si telle est votre foi, jamais vous n’inciterez les peuples de

l’Europe à se dégager de leurs incarnations particulières pour

s’élever à l’esprit, qui pourrait les unir. Là encore, la première

conversion que requiert votre ouvrage devra se faire dans vos

cœurs.

*

Élevez vos écoliers à vénérer l’Église pour avoir si longtemps

travaillé à empêcher le spirituel de choir dans le national.

Honorezla, quels qu’aient été ses mobiles, quand, au concile de

Trente, elle repousse l’emploi des langues nationales pour la

messe, maintient le latin.

Honorez l’ordre des Jésuites quand, en pleine guerre de

Trente Ans, parmi le frisson naissant des orgueils nationaux, leur

général commande à ses collègues : « Ne disons pas : ma

patrie. Cessons de parler un langage barbare ; quand, à la

même époque et déjà depuis cent ans, leur plan d’études impose

le latin dans les cours, dans la correspondance, dans la

conversation ; quand, encore au XVIIIe siècle, ils enseignent en

latin les langues nationales : quand, quelques années avant la

Révolution et la furie des « nationalités », ils se font réprimander

par le gouvernement de l’Autriche parce qu’ils ignorent

l’orthographe allemande 1.

Ne glorifiez pas le jour où la prière s’est nationalisée.

*

Et je vous dirai encore, si vous voulez faire l’Europe :

Discours à la nation européenne

48

1 A. Mater, Les Jésuites, p. 159.

Page 49: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

Élevez vos écoliers dans le respect des humanités comme les

ont comprises les Jésuites, les studia humanitatis, l’étude de

l’essentiellement humain. Montrezleur que les grands

adversaires de cette discipline ont été les Allemands, au

lendemain de leur victoire de 1870, par leur désir de repousser

une éducation valable pour l’homme universel, et de s’affirmer

en tant que distincts du reste du monde et supérieurs à lui.

Montrezleur, en janvier 1871, les gorges chaudes de Bismarck,

dans ses causeries avec son secrétaire, au château de Ferrières,

à propos de l’humanisme ; les sorties du jeune Guillaume II

contre les « philologues » ; sa volonté de faire « de jeunes

Allemands et non de jeunes Grecs ou Romains » ; sa déclaration

selon laquelle les grandes journées de l’Antiquité doivent être

considérées par rapport à celles de l’Empire allemand et

l’enseignement de l’histoire désormais « de Sedan à

Marathon » 1.

Élevez vos écoliers dans le respect de la culture, au sens

grécoromain, tel qu’il a été admirablement exprimé par un

maître qui, d’ailleurs, se trouve être un Allemand : le culte du

Bien et du Beau « qui n’appartient à aucun pays (Goethe).

Élevezles surtout dans le respect de la culture en tant qu’elle est

un luxe, une inutilité, une valeur non pratique. Flétrissez le sens

qu’en ont donné certains Allemands de ce dernier demi-siècle,

suivis, hélas ! par tant de Latins : l’art de tirer de chaque

individu le maximum de rendement pour l’État.

Discours à la nation européenne

49

1 Cf. Michel Bréal, « La tradition du latin en France », Revue des Deux Mondes, 1er juin 1891.

Page 50: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

Clercs français, prêchez la culture grécoromaine pour tous les

hommes, afin qu’ils se sentent dans une région d’euxmêmes

transcendante au national. Ne la prêchez pas, comme tels de vos

compatriotes, exclusivement pour les Français, afin qu’ils se

sentent encore plus Français, plus distincts de ce qui n’est pas

eux.

@

Discours à la nation européenne

50

Page 51: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

V

Leur langage appartenait à toutes les nations.

Actes, II, 6.

Que les éducateurs de l’Europe donnent l’exemple d’une classe d’hommes qui ne se pensent pas dans le national. — Qu’ils détruisent en eux l’œuvre du XIXe siècle. — Poincaré et Maxwell. — De l’attitude que devraient prendre les clercs allemands au sujet de la responsabilité de la dernière guerre.

@

J’ai parlé de l’unité de la vie de l’esprit, que symbolisait jadis

l’emploi de la langue latine par tous les penseurs de l’Europe. Il

est clair qu’il s’agit ici de la vie profonde de l’esprit, des principes

qui font son essence. Pour ce qui est de l’application de ces

principes, de l’activité pratique de l’esprit, c’est la diversité qui

est la loi, et éminemment la diversité selon les nations. Qui niera

que la conduite d’un travail scientifique, l’exposition d’une

doctrine, l’exploitation d’une idée, soient différentes selon

qu’elles sont d’un Français, d’un Allemand, d’un Anglais ?

Ces différences, bien entendu, existaient au sein de ce que

j’ai appelé l’unité spirituelle de l’Europe d’autrefois. Dans une

même Université du XIIIe siècle, où se coudoyaient des étudiants

et des docteurs de toutes nations, le commentaire d’un texte des

Sentences ou d’un verset des Décrétales n’était pas le même

selon qu’il était mené par un homme de la Saxe, de l’Irlande ou

de l’Auvergne. L’usage du latin n’empêchait pas ces divergences,

qui se faisaient jour ne fûtce que par les manières diverses dont

on traitait cette langue. Encore aujourd’hui, il suffit de lire le

discours latin d’un docteur de Marbourg et d’un autre de

Discours à la nation européenne

51

Page 52: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

Bordeaux pour constater qu’il existe un latin allemand, très

distinct du latin français.

Oui, ces différences existaient, mais les penseurs d’alors ne

portaient pas leur attention sur elles, du moins la portaient

beaucoup moins que sur ce qui, parderrière elles, les unissait

entre eux. Sans doute, dans l’intérieur de chaque école, les

étudiants se groupaient en « nations » 1 et il serait bien difficile

d’admettre, même si les faits ne témoignaient du contraire, que

chacun de ces groupes n’ait point très vite senti la différence du

tour de son esprit — et différence, ici, s’appelle tout de suite

supériorité — par rapport à celui des autres. Mais il est très

visible aussi que l’impression de ces différences s’évanouissait

chez eux dans le sentiment, beaucoup plus fort, de l’identité de

leurs spéculations, de leurs méthodes, de leurs idéaux ; surtout

s’ils comparaient ces méthodes et ces idéaux avec ceux des

laïcs. L’opposition des uns aux autres, selon leurs nations dans

l’intérieur d’une même école, était beaucoup moins réelle à leurs

yeux que l’opposition d’eux tous au monde des fonctionnaires et

des marchands. C’est en bloc, et sans distinction de nationalité,

qu’ils se ruaient à tout instant, dans les villes universitaires, sur

Discours à la nation européenne

52

1 Les nations universitaires ne correspondaient nullement, d’ailleurs, aux divisions politiques de l’Europe ; elles étaient des groupements que les étudiants avaient créés librement parmi eux selon leurs affinités de race et de langue. Ainsi, dans l’Université de Vienne, au XIVe siècle, la nation d’Autriche comprend les étudiants d’Italie ; la nation de Hongrie, les Slaves ; la Rhénanie, les Français ; la Saxe, tous les Scandinaves et les Britanniques.

Les Universités du Moyen Age plaçaient l’étude au-dessus de la guerre. Elles invitaient les sujets de nations ennemies à poursuivre leur travail « malgré toutes hostilités, toutes guerres, toutes représailles. » (Statuts de l’Université de Florence, 1387.)

J’emprunte ces renseignements à l’excellente étude de M.A. Rastoul : « L’Internationale universitaire et la Coopération intellectuelle au Moyen Age. (Encyclopédie Pax, 1932.)

Page 53: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

le monde des nonétudiants. Quant aux maîtres, le droit que leur

donnait leur grade d’« enseigner par toute la chrétienté » (jus

ubique docendi) les haussait, même aux yeux de leurs élèves, à

un véritable caractère supernational. Il ne venait à l’idée d’aucun

étudiant parisien de s’étonner d’avoir pour directeur l’Allemand

Albert le Grand ou l’Italien Thomas d’Aquin, ni d’aucun bachelier

viennois de trouver mauvais de confier la formation de son esprit

au Français Jean Gerson 1. On peut dire que ce peu d’attention

des intellectuels aux désinences ethniques de leur esprit se

poursuit jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, malgré l’abandon par eux

du latin et l’adoption des langues nationales. On ne voit guère,

avant cette date, les penseurs d’outreRhin s’employer à montrer

que Leibniz ou Kant sont des cerveaux essentiellement

germaniques, ni les docteurs français à établir que Descartes ou

Racine ne pouvaient être nés que de ce côté des Vosges. Voltaire

pouvait écrire en 1767 : « Il se forme en Europe une république

immense d’esprits cultivés. »

Or, au début du XIXe siècle, vous avez renversé cet ordre.

Vous vous êtes mis à ouvrir les yeux tout grands sur les

manières diverses dont vous exercez l’esprit selon vos

nationalités. Vous vous êtes mis à brandir ces modalités

nationales, clamant chacun que la vôtre était précellente, celle

de votre voisin misérable. Vous vous êtes ingéniés à en fixer les

traits, à en saisir les sources, à en prendre conscience dans leurs

articulations les plus ténues. Vous avez méprisé le fonds

Discours à la nation européenne

53

1 Bien mieux, dans certaines universités italiennes, à Pérouse, à Florence, à Padoue, le maître doit être un étranger ; la Commune entend par là qu’il demeure supérieur aux querelles des factions. (Rastoul, op. cit., pp. 35-36.)

Page 54: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

commun de l’activité intellectuelle pour n’en retenir que ces

incarnations particulières, et statuer qu’elles seules méritaient

vos respects. Les penseurs de l’Allemagne ont commencé avec

Lessing, avec Niebuhr ; puis ce fut ceux de l’Italie, avec Gioberti,

ceux de la France, avec Barrès. Les peuples vous ont suivis. On

n’a plus entendu parler que de science française, de science

allemande, de culture latine, de culture germanique. Vous savez

ce qui en advint, combien vous avez réussi à transformer les

rivalités simplement politiques des nations en des haines

essentielles, à rendre leurs guerres inexpiables.

Qu’allezvous faire maintenant, vous qui voulez créer l’Europe,

enseigner l’unité ? Abolir, dans vos cœurs, l’ortie de ces

caractéristiques nationales ? Vous ne le pouvez pas. Vous êtes

dans l’état de ces époux qui ont eu entre eux une explication

terrible où ils se sont jeté à la face l’opposition profonde des

maisons d’où ils sortent et jamais ne l’oublieront. La conscience

que vous avez prise de vos différences, la violence dont chacun

de vous les a clamées à l’autre en ont centuplé la réalité. Ce qu’il

vous faut faire maintenant, c’est accepter ces différences, les

supporter, cesser de vous les assener furieusement l’un à l’autre,

reconnaître la valeur de ce qui ne vous ressemble pas ; c’est

pratiquer ce que vous avez nommé vousmêmes le désarmement

intellectuel ; c’est surtout porter vos regards sur les principes

fondamentaux de l’activité de l’esprit, sur ces principes dont la

garde, toujours si difficile, est votre fonction propre en même

temps que votre éminente dignité et qui siègent, eux, dans une

région de votre être transcendante à vos diversités nationales.

Discours à la nation européenne

54

Page 55: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

Ici encore, il vous faut détruire en vous l’œuvre impie du XIXe

siècle. Je vous donnerai un bel exemple de cette maîtrise.

Une des formes les plus graves de la mésentente de vos

esprits en raison de leurs marques nationales est la stupeur

qu’éprouve l’esprit français en face du manque de logique de

l’anglais, de son acceptation du contradictoire, du noncoordonné.

Cette stupeur a été sentie avec une profondeur particulière et

nettement formulée par Henri Poincaré, lors de sa rencontre

avec le Traité d’électricité de Maxwell. Le grand mathématicien a

décrit dans une page célèbre le sentiment de malaise et même

de défiance qui s’empare du lecteur français quand il ouvre ce

traité où tel chapitre, ditil, pourrait être supprimé sans que le

reste du volume en devînt moins clair et moins complet, où tel

autre, à peu près incompatible avec les idées fondamentales de

l’ouvrage, ne tente même pas de s’y accorder 1. Mais, à la page

suivante, il déclare : « Deux théories contradictoires peuvent,

pourvu qu’on ne les mêle pas, et qu’on n’y cherche pas le fond

des choses, être toutes deux d’utiles instruments de recherche,

et, peutêtre, la lecture de Maxwell seraitelle moins suggestive,

s’il ne nous avait pas ouvert tant de voies nouvelles

divergentes. » Poincaré reconnaît donc la valeur de l’esprit

anglais dans son acceptation de théories contradictoires, pourvu

qu’on ne mêle pas ces théories et qu’on n’y cherche pas le fond

des choses, c’estàdire pourvu que l’on conserve le respect du

principe d’identité et qu’on ne cesse pas de croire qu’une

véritable explication des choses doit être cohérente. Or, le savant

Discours à la nation européenne

55

1 H. Poincaré, Électricité et Optique, I : Les théories de Maxwell et la théorie électromagnétique de la lumière, Introduction.

Page 56: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

anglais homologue ce jugement ; car, bien loin de se glorifier —

comme certains romantiques le voudraient — de n’avoir pas

concilié ses contradictoires, il le déplore et visiblement pense que

son œuvre en porte une marque d’imperfection. « Je n’ai pas été

capable, ditil avec regret et comme honteux de lui-même, de

faire le pas suivant : d’étendre aux faits dont je vais parler

maintenant l’explication que j’ai donnée jusqu’ici. » Ainsi, dès

qu’ils portent leurs yeux sur les devoirs essentiels de l’esprit, les

deux savants, si hostiles l’un à l’autre par leurs formations

nationales, se trouvent en communion.

Revenez à l’éternel, et toutes les criailleries du nationalisme

s’éteindront dans vos cœurs.

*

Vous aurez à lutter grandement pour obtenir des vôtres ce

désarmement intellectuel. Je ne parle pas de ceux qui font des

livres pour bien établir que le Geist est autre chose que l’Esprit.

Ceuxlà, quoi qu’ils prétendent, ne pensent qu’à entretenir

l’orgueil de leur nation et son refus de se fondre aux autres. Mais

que dire de celui-ci 1 qui semble vouloir vraiment faire l’Europe

et intitule une étude : « Un précurseur français de Copernic :

Nicolas Oresme ». Pourquoi un précurseur « français » ? —

Pourquoi pas simplement : « Un précurseur de Copernic » ? De

cet autre 2 qui, venant de montrer les excellents travaux que des

savants allemands ont récemment produits sur l’histoire de

l’Alsace, souhaite que la France ne laisse pas « accaparer » par

Discours à la nation européenne

56

1 P. Duhem.

2 Ch. Pfister, in Revue historique, juillet 1932.

Page 57: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

ses voisins l’étude de cette histoire et déclare que l’Université

française de Strasbourg et les sociétés savantes de cette ville

« ont le devoir de monter la garde du Rhin » ? Qu’estce que

l’idée d’accaparement vient faire ici ? Et la garde du Rhin ? Les

sociétés savantes, françaises ou allemandes, ont le devoir de

monter la garde de l’esprit, et, dès l’instant que de bons travaux

sont faits sur l’histoire de l’Alsace, un vrai prêtre de la science

n’a pas à s’occuper s’ils sont l’œuvre de Français ou d’Allemands.

Il y a quelques semaines, j’entendais un docteur écossais faire

honte à ses compatriotes parce que les meilleures éditions de

leur poète national, Dunbar, étaient faites par des Allemands.

Comme si l’important, pour ce ministre de l’esprit, ne devait pas

être qu’il y eût de bonnes éditions de Dunbar, et non pas qu’elles

fussent l’œuvre de ses concitoyens. Ce n’est pas avec des cœurs

si mal déliés de leur sol que vous créerez l’Europe.

*

Je vous dis : « Ne vous pensez pas dans le national. » Je ne

vous dis point : « Ne soyez pas dans le national. »

D’aucuns vous ont prêché : C’est en étant le plus nationale

qu’une œuvre sert le mieux l’universel. Quoi de plus espagnol

que Cervantes, de plus anglais que Shakespeare, de plus italien

que Dante, de plus français que Voltaire ou Montaigne, que

Descartes ou que Pascal... ; et quoi de plus universellement

humain que ceuxlà 1 ? » — D’abord, estil bien sûr que tel

écrivain de terroir et de renommée étroitement locale ne soit pas

plus proprement français que Pascal, plus proprement anglais

Discours à la nation européenne

57

1 André Gide.

Page 58: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

que Shakespeare, plus proprement espagnol que Cervantes ?

Mais surtout, estil vrai que ce soit en étant nationaux que ces

maîtres ont servi l’universel ? Non. Ils ont servi l’universel, parce

qu’ils ont prêché l’universel, parce qu’ils ont parlé dans

l’universel. S’ils avaient prêché le national, ils eussent eu beau

être les plus nationaux des écrivains, ils eussent servi le

national, et non l’universel. Treitschke et Barrès étaient

éminemment nationaux ; ils n’ont nullement servi l’universel.

Érasme et Spinoza l’ont servi, et n’avaient pas de nation. Vous

ferez l’Europe par ce que vous direz, non par ce que vous serez.

L’Europe sera un produit de votre esprit, de la volonté de votre

esprit, non un produit de votre être. Et si vous me répondez que

vous ne croyez pas à l’autonomie de l’esprit, que votre esprit ne

peut être autre chose qu’un aspect de votre être, alors je vous

déclare que vous ne ferez jamais l’Europe. Car il n’y a pas d’Être

européen.

*

La cité permanente, non la cité terrestre.

Saint Augustin.

Et je vous dirai encore, voulant toujours que vous donniez au

monde le spectacle d’une race d’hommes qui ne pensent pas

dans le national : Désintéressezvous de vos nations,

désintéressez-vous de leur histoire, de leurs guerres, de leurs

victoires, de leurs traités, de leurs apogées, de leurs

décadences. Revenez à Thomas More et à Budé qui discutaient

Discours à la nation européenne

58

Page 59: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

de théologie et de linguistique pendant que leurs patries jouaient

leur vatout audelà des Alpes ; à Hegel dont le seul souci, au

lendemain d’Iéna, était de trouver un coin pour philosopher ; à

Goethe et à Schiller dont la correspondance, durant vingt ans, ne

contient pas dix lignes sur les guerres où se joue l’existence de

leur pays ; à Renan qui déclarait ne ressentir aucune fierté de

l’épopée napoléonienne, et assez peu de souffrance de la défaite

de 1870. Soyez ces hommes chez qui la seule région vraiment

sensible et vulnérable est la région de l’esprit 1 . Vous, clercs

français, ne soyez pas glorieux de Jeanne d’Arc ou de la Marne ;

soyez glorieux si votre intelligence est bonne, si elle est, comme

voulait un des vôtres 2 , une belle balance de précision. Vous,

clercs allemands, ne soyez pas honteux de la capitulation du 11

novembre ; soyez honteux de mal raisonner, de mal penser.

Répudiez la furie de vos nations à se glorifier ellesmêmes, à

humilier les autres : leur pont d’Austerlitz, leur pont d’Iéna, leur

Trafalgar Square, leur Waterloo Bridge, leurs avenues de Sedan.

Et ne vous laissez pas accuser pour cela d’un stupide

individualisme ; ne laissez pas dire que vous croyez sottement

que chacun de vous ne relève que de lui-même, n’est le captif

d’aucun passé, n’a été façonné par aucune ascendance.

Discours à la nation européenne

59

1 Il est à remarquer que Fichte pose l’échelle de valeurs exactement contraire. « Celui pour qui la vie invisible, mais non point la vie visible, apparaît comme éternelle, peut bien avoir un ciel qui lui servira de patrie (ce « ciel qui lui servira de patrie » sera, pour certains, la pure spiritualité) ; mais il ne saurait avoir de patrie terrestre... L’homme qui n’a pas reçu en partage cette patrie terrestre est bien à plaindre. » (Discours, VIII.) Ainsi, pour ce professeur de vie spirituelle, Thomas d’Aquin, l’auteur de l’Imitation, Érasme, Spinoza, sont « bien à plaindre » !

2 Taine.

Page 60: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

Répondez que ceux qui vous ont faits sont ceux qui vous ont

appris à penser ; c’est Socrate, c’est Bacon, c’est Descartes,

c’est Kant. Dites à ces patriotes que, tout comme eux, vous avez

vos ancêtres, dont vous portez fièrement l’héritage, et

quelquefois durement, mais que votre héritage, à vous, est

audessus de la nation. S’ils vous disent que, quoi que vous

prétendiez, votre esprit porte la marque des penseurs de votre

pays, que vous n’y pouvez rien, que, quoi que vous fassiez, vous

êtes des leurs, répondez qu’il la porte dans ses formes

extérieures, non dans sa réalité profonde ; que la puissance, qui

est votre propre, de demander vos jugements à autre chose

qu’aux émois de votre cœur ou aux éblouissements de votre

cerveau, vous a été léguée par des hommes qui survolent les

frontières de votre patrie.

Ce désintéressement que je vous demande, pour beaucoup il

n’ira pas sans douleur. C’était facile à un Goethe, à un Leibniz, à

un Érasme, de ne point se penser comme citoyens de

l’Allemagne ; à un Galilée, à un Thomas d’Aquin, de placer leur

vulnérabilité ailleurs qu’en leurs cœurs d’Italiens. L’Allemagne,

l’Italie, la plupart des nations, n’existaient pas alors. Aujourd’hui

vos patries sont nées ; vous les avez aimées ; vous vous êtes

associés, dans vos cœurs, à leurs triomphes, à leurs

humiliations. Une pâture s’est offerte à votre orgueil de vie ; et

cette pâture, vous l’avez prise. Confessonsle ; depuis quinze ans,

de ce côtéci du Rhin, les meilleurs d’entre nous ont éprouvé une

mauvaise joie, au fond d’euxmêmes, d’appartenir à un pays

vainqueur. Il vous faut à tout prix rompre cette solidarité que les

Discours à la nation européenne

60

Page 61: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

patries, dans la monstrueuse razzia spirituelle qu’elles mènent

depuis cent ans et que vous leur avez laissé mener, ont su créer

entre elles et vous. Là encore, il vous faut détruire l’œuvre folle

du XIXe siècle.

*

Et ceci m’amène à vous dire, clercs allemands, le langage que

vous devriez tenir dans la question de la responsabilité de la

dernière guerre, si vous étiez de vrais clercs, soucieux de

l’intérêt du supernational. Au lieu de vous montrer blessés au

plus vif de vousmêmes parce qu’on porte cette responsabilité au

compte de votre pays, au lieu de vous acharner à l’en décharger

par des moyens dont aucun ne vous paraît trop bas, vous

devriez dire à la face des hommes : Il est très probable, en

effet, que l’Allemagne a voulu cette guerre ; si elle ne l’a pas

voulue, elle était certainement capable de la vouloir, parce que

ces capacitéslà font partie de l’essence de toutes les nations qui

se veulent fortes, y compris cette France qui, aujourd’hui qu’elle

est satisfaite, clame qu’on ne les vit jamais que dans le monde

germanique. Mais cette vilenie de l’Allemagne ne nous intéresse

pas. Nous n’existons qu’au spirituel, et ne ressentons point la

gloire ou l’infamie des entreprises auxquelles doivent se livrer,

pour la prospérité de leurs affaires, les bandes terrestres qui

nous incorporent. » Et ne répondez pas qu’il s’agit là d’un

problème de vérité, qui regarde le spirituel. Vous savez bien que

vous n’avez tant d’émoi à discuter ce problème que parce que la

nation qu’on y accuse est votre nation. L’auriezvous si elle était

Discours à la nation européenne

61

Page 62: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

la France ou la Patagonie ? Recherchezvous la responsabilité de

la guerre de Crimée, ou de la guerre russoturque ?

Clercs de tous les pays, vous devez être ceux qui clament à

vos nations qu’elles sont perpétuellement dans le mal, du seul

fait qu’elles sont des nations. Vous devez être ceux qui font

qu’elles gémissent, au milieu de leurs manœuvres et de leurs

réussites : « Ils sont là quarante justes qui m’empêchent de

dormir. »

Plotin rougissait d’avoir un corps. Vous devez être ceux qui

rougissent d’avoir une nation.

Ainsi vous travaillerez à détruire les nationalismes. A faire

l’Europe.

*

J’entends vos soupirs : « Nous ne pouvons plus nous

désintéresser de nos nations. Elles nous engagent aujourd’hui

dans leurs guerres. Elles nous arrachent à nos cellules, nous

mettent un sac au dos, un fusil dans la main ! »

Je réponds qu’elles ne peuvent engager que vos corps. Si

vous avez donné vos âmes, c’est que vous le vouliez. Sous ce

sac et ce fusil, votre jugement vous reste. Rendez à César ce qui

revient à César, avec tout ce que signifie cette parole, c’estàdire

en jugeant César et le méprisant. Imitez ces anciens chrétiens

qui ont fait sauter l’État antique, non pas en refusant d’accepter

ses lois, mais en refusant d’accepter ses dieux, et en concentrant

sur leurs temples le mépris de l’univers.

*

Discours à la nation européenne

62

Page 63: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

Mais où prendsje que vos nations, partant pour leurs guerres,

vous arrachent à vos cellules ? Elles vous arrachent à vos foyers.

Car vous avez maintenant des foyers, des épouses, des enfants,

des biens, des revenus, des places. Ces choses — que vous avez

voulues, car nul ne vous les imposait — vous lient à vos nations,

vous rendent solidaires de leur sort. Ce n’est pas ainsi que vous

ferez l’Europe. L’Europe est une idée. Elle se fera par des dévots

de l’Idée, non par des hommes qui ont un foyer. Les hommes qui

ont fait l’Église n’avaient pas d’oreiller pour reposer leur tête.

@

Discours à la nation européenne

63

Page 64: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

VI

Il faut rendre les passions ridicules et méprisables.

Malebranche, Morale, 1, 7.

Rendons le nationalisme ridicule et odieux.

@

Un docteur chrétien, qui certainement vous eût aidé à faire

l’Europe, enseigne qu’un des meilleurs moyens pour ruiner les

passions est de les couvrir de ridicule. Appliquez son précepte.

Appelez de toutes vos forces le ridicule sur la passion

nationaliste. Montrez qu’elle fait de ses tributaires de véritables

pantins, capables des palinodies les plus comiques, telles que le

vaudeville les exploite chez les femmes et chez les enfants, des

raisonnements les plus grotesques, des indignations les plus

bouffonnes. Je vous signale quelques exemples. Il y a une

dizaine d’années, les pays de langue allemande, annexés par

l’Italie grâce au traité de Versailles, protestèrent contre leur

nouveau sort. Les nationalistes français signifièrent à ces

mécontents que la paix de l’Europe était impossible si tout le

monde ne s’inclinait devant les traités. Or, ces Français étaient

les mêmes qui, pendant cinquante ans, avaient clamé leur

vénération pour l’AlsaceLorraine parce qu’elle n’acceptait pas le

traité de Francfort. En même temps, les nationalistes allemands

qui, pendant les mêmes cinquante ans, n’avaient répondu que

par un long éclat de rire aux protestations des Alsaciens, des

Polonais, des Schleswigois, se mettaient soudain à prononcer

Discours à la nation européenne

64

Page 65: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

que l’Italie ne garderait pas longtemps ses nouvelles acquisitions

parce qu’on n’agit pas longtemps contre les droits de la

conscience humaine » ! — En 1918, un nationaliste français,

désireux que sa nation s’accrût de la Rhénanie, expliquait que

cette annexion était juste en raison du « génie du Rhin », parce

qu’il suffit, disaitil, de regarder une carte pour voir que l’Eifel est

le prolongement naturel des Vosges. Ce vigoureux logicien ne

semblait pas se douter que, si l’Eifel est le prolongement naturel

des Vosges, les Allemands peuvent aussi bien dire que les

Vosges sont le prolongement naturel de l’Eifel, et même plus

justement, car les montagnes se prolongent » en s’abaissant

vers la mer, non pas en remontant vers les terres. — Un autre

nationaliste français conjure depuis trente ans ses compatriotes

de ne pas perdre de vue qu’une nation qui veut vivre doit

s’efforcer de demeurer ellemême, elle seule, se soustraire de

tout son pouvoir à l’influence de l’étranger. Mais, le jour où ce

docteur apprend que la Hollande et la Roumanie ne donnent plus

à la culture française la place qu’elles lui donnaient jadis, il

s’indigne et se lamente, comme si ces nations faisaient là autre

chose que suivre son enseignement et s’appliquer à demeurer

ellesmêmes. — N’oubliez pas les nationalistes anglais, qui jugent

l’esprit protectionniste odieux quand ils le trouvent chez leurs

voisins ; qui présentent leur abandon de l’étalonor comme un

acte de liberté, alors qu’il leur a été imposé par l’erreur de leur

politique ; les nationalistes italiens, pour qui l’irrédentisme est

sacré quand il s’agit de la Savoie, mais infâme quand il s’agit du

Tyrol ; les nationalistes français, qui ne veulent à aucun prix

chez eux d’un gouvernement socialiste, mais trouvent inouï que

Discours à la nation européenne

65

Page 66: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

les Allemands n’en veuillent point. Rappelez aussi qu’il y a trente

ans, aux fêtes du centenaire de Pétrarque, on ne convia point les

nations de Goethe et de Shakespeare, lesquelles « ne sont pas

latines », mais on convia les Roumains, peutêtre bien aussi

l’Uruguay... Précepteurs de l’Europe, amoncelez de tels

exemples, présentezles systématiquement, construisez

fortement la risée du nationalisme.

*

Et faites encore ceci :

Ameutez les hommes contre la lâcheté du nationalisme,

contre son manque d’honneur, son refus d’accepter ses

responsabilités. Ameutezles contre ces nationalistes allemands,

qui ont voulu cette dernière guerre de toute la force de gens qui

se croyaient les plus forts, et qui content, aujourd’hui, qu’ils

furent de doux agneaux paisibles, assaillis par des loups. Contre

ces impérialistes français, qui avaient voulu, non moins que leur

adversaire, la guerre de 1870 et qui, pendant cinquante ans, se

sont employés à se donner pour d’innocentes victimes d’un

barbare agresseur. Contre ces nationalistes hongrois, qui ont fait

sculpter sur la grande place de leur capitale les statues des

provinces odieusement arrachées à leur mère , alors qu’ils ont

perdu ces provinces dans une guerre qu’ils ont saluée de tout

leur cœur et dont ils comptaient tirer de grands accroissements.

Sonnez le mépris public sur tous ces mauvais joueurs dont pas

un n’a la dignité de dire : « Cette partie que nous avons perdue,

oui, nous l’avons voulue. Honte à qui n’ose rien. Notre sort est

celui que nous aurions infligé aux autres si nous avions vaincu. »

Discours à la nation européenne

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Page 67: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

Montrez que ce fier langage, même s’ils voulaient le tenir, ils ne

le pourraient pas, parce que les nations, qui divinisent leurs

chefs pour avoir joué quand ils les font gagner, les massacrent

pour la même raison quand ils les font perdre. Montrez la

mauvaise foi, l’injustice inhérentes au nationalisme.

@

Discours à la nation européenne

67

Page 68: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

VII

Je t’ai établi pour la fédération humaine et pour la

lumière des nations.

Isaïe, XLII, 6.

Quelle sera la langue supernationale ? Le français. — Nécessité de revenir à la religion de la clarté, de la rationalité, de l’apollinisme ; de rompre avec la religion du XIXe siècle pour le « dynamisme » et l’irrationalité créatrice. — Critique de l’idée de création, d’invention, d’originalité. — Nécessité de revenir à la théologie platonicienne.

@

Les habitants de l’Europe devront, s’ils veulent s’unir, adopter

une langue commune, qui se superpose à leurs langues

nationales, comme, dans chacune de leurs nations, la langue

nationale s’est superposée aux parlers locaux, et à laquelle ils

conféreront une sorte de primauté morale, comme les habitants

de la France la confèrent au français par rapport au picard ou au

provençal, les habitants de la GrandeBretagne à l’anglais par

rapport au gallois ou à l’écossais. Ils vous demanderont alors :

« Qu’avezvous à nous proposer, comme langue supernationale ?

Car vous ne prétendez pas revenir au latin, qui ne fut jamais,

d’ailleurs, que la langue des savants. »

Je réponds que cette langue est toute trouvée. C’est le

français. — Quoi ! Cette langue si peu propre à exprimer le

tréfonds de l’être humain, cette langue éminemment rationnelle,

c’est elle dont vous voulez faire la langue de l’Europe, dont vous

prétendez qu’elle l’accepte ? — Je dis que vous devrez obtenir

Discours à la nation européenne

68

Page 69: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

qu’elle l’accepte, si vous voulez faire l’Europe, et qu’elle l’accepte

précisément à cause de sa rationalité.

Là encore, il vous faudra détruire l’œuvre du XIXe siècle.

Admettons la psychologie courante et qu’il existe, dans l’âme

humaine, deux zones distinctes : l’une — sombre et « profonde »

— où tout n’est que volonté, appétit, attachement à soi-même,

où la pensée et son langage, se confondant avec l’action, lui

empruntent sa nature pathétique et irrationnelle ; l’autre —

claire et « superficielle » — où la pensée, parvenue à se dégager

de l’action et vivant de sa vie propre, se livre à l’activité

désintéressée du jugement et de la raison. On peut dire que,

durant dixhuit siècles, l’Europe pensante, héritière des traditions

de ce monde romain dont elle a politiquement pris la place,

honora souverainement cette seconde zone et enseigna aux

hommes à l’honorer : ce fut le respect qu’elle professa pour le

rationalisme hellénique, pour le génie dialecticien des

théologiens catholiques, pour l’âme critique de la Renaissance ;

ce fut l’estime suprême qu’elle conféra à la langue française,

parce que, disait encore au XVIIIe siècle une publication

internationale, « elle exprime avec clarté ce que les vues de

l’esprit ont de plus abstrait », parce que, déclarait dans le même

temps un docteur d’outreRhin, elle présente une « moindre

idiosyncrasie » et offre ainsi « à une plus grande variété

d’hommes un terrain d’entente et de rencontre » — cette

« moindre idiosyncrasie », qui fait d’elle un lieu de communion

humaine, n’étant pas autre chose, précisément, que sa

rationalité ; parce que, disait encore un contemporain, « elle

Discours à la nation européenne

69

Page 70: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

représente nos idées sans le moindre nuage 1 ». Cette

considération de l’Europe pour la langue française était d’autant

plus remarquable qu’elle ne s’accompagnait souvent d’aucune

sympathie pour la France ; un Français admirait, en 1710, chez

l’étranger dans ses rapports avec la France, « tant de

condescendance pour la langue joint à tant de jalousie pour la

nation 2 ».

Or, au XIXe siècle, sous le commandement de l’Allemagne,

l’Europe s’est mise à renverser ces valeurs. Elle s’est mise à

honorer la zone instinctive de l’âme humaine, à vénérer les

littératures anglogermaniques, la langue allemande — la langue

primitive — qui lui paraît l’expression la plus pure de cette

racine de l’être. (Par un restant de pudeur, Fichte tient à appeler

cette racine la raison.) Elle s’est mise à professer le mépris pour

l’âme proprement rationnelle ; à humilier le génie grec à dater

du criticisme socratique, à déprécier l’esprit de la Renaissance, à

rabaisser la langue de la France et sa littérature. C’est le fameux

procès de la « clarté française » entonné par la Dramaturgie de

Hambourg, repris par Herder, par Fichte, très souvent par

Nietzsche, et soutenu, depuis, par toute l’Europe 3. Vous savez

Discours à la nation européenne

70

1 C’est bien aussi la rationalité de la langue française que signalait cet étranger qui croyait voir qu’« elle est plus faite pour les sciences que pour les arts ». Toutes ces citations sont empruntées d’une étude de F. Baldensperger.

2 F. Brunot, Histoire de la langue française, t. V, p. 139.

3 En revendiquant pour soi la clarté. « La philosophie allemande possède la réflexion soutenue et clarifiée en ellemême » ; chose dont est absolument incapable la philosophie adverse « qui ne sait que papillonner ». (Fichte, Discours, VIII.) Toutefois, cet hommage à l’idée de clarté est, chez Fichte, un relent de son admiration pour la Révolution française. On ne le trouverait plus chez Nietzsche.

Page 71: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

ce que nous devons à cette nouvelle prédication. Les peuples se

sont appliqués à se sentir dans la partie la plus irrationnelle de

leur être, dans leur race, dans leur langue, dans leur terroir,

dans leurs légendes, c’estàdire dans ce qui les rive le plus

décidément à leurs personnalités inéchangeables, dans ce qui les

oppose le plus inaltérablement l’un à l’autre. Telle est l’œuvre du

XIXe siècle. Nous en avons vu les effets.

Je dis qu’il vous faudra détruire cette œuvre ; restaurer chez

les membres de l’Europe l’estimation suprême pour la partie

rationnelle de l’homme, pour l’esprit socratique, pour le génie

français. Cela en vertu d’une vérité d’école, que vous ne devez

quitter des yeux : parce que cette partie rationnelle est la seule

dans l’embrassement de laquelle les hommes peuvent espérer

sentir l’évanouissement de leurs oppositions, le levain de leur

réconciliation. Rappelezvous la proposition du maître : « Les

hommes ne sont en conformité de nature qu’en tant qu’ils vivent

selon le régime de la raison... C’est à cette condition seulement

que la nature de chaque homme s’accorde nécessairement avec

celle d’un autre homme 1. » Aussi bien, les ennemis de la paix,

les Treitschke, les Barrès, ne s’y sont pas trompés ; leur bête

noire est le rationalisme ; leur religion, l’Instinct.

Si vous me répondez qu’il vous sera impossible de ramener

les hommes à ce souverain respect du rationnel, que

vousmêmes l’avez perdu, qu’il vous faut leur trouver un terrain

d’entente dans la religion du vouloirvivre, la seule à quoi ils

soient maintenant sensibles, alors je dis que vous parviendrez

Discours à la nation européenne

71

1 Éthique, pars IV, prop. 35 et cor.

Page 72: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

peutêtre à établir entre eux une espèce d’amalgame d’égoïsmes,

qui durera quelque temps pendant lequel ils laisseront de

s’entretuer, mais dont la base sera toujours l’égoïsme avec sa

virtualité de guerre et qui n’aura rien de commun avec la paix.

*

Certains d’entre vous trouveront étrange que je vienne, moi

Français, plaider l’hégémonie de l’esprit français, alors que, par

ailleurs, je prêche l’affranchissement du préjugé national. C’est

le lieu de nous expliquer sur cet affranchissement et de

proclamer qu’il ne consiste pas seulement à savoir reconnaître

les torts et les infirmités de notre nation avec autant de

sangfroid que s’il s’agissait d’une autre, mais aussi ses valeurs et

son droit s’ils nous semblent évidents. C’est ce second degré de

liberté auquel, depuis vingt ans, certains de mes compatriotes

ont manqué, en s’obstinant à contester le droit de la France dans

le conflit de 1914, alors qu’on peut assurer — surtout lorsqu’on

songe combien leur âme toute littéraire est généralement peu

difficile en fait de preuve — qu’ils l’eussent tout de suite admis si

elle n’eût été leur pays. Les sévérités d’un Romain Rolland pour

la France en cette affaire ne furent nullement dictées à ce

docteur par un besoin de juge impartial ou de rigoureux historien

dont on ne lui avait jamais connu l’aiguillon, mais par la volonté,

toute passionnelle, d’échapper au nationalisme, dont il se fût cru

tributaire s’il eût approuvé sa patrie. Il ne les eût certainement

point conçues s’il eût été hollandais ou suédois. Elles sont un

frappant exemple, bien que sous un mode inattendu, de la

déformation de jugement que peut produire chez un homme son

Discours à la nation européenne

72

Page 73: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

impuissance à oublier qu’il est d’une certaine nation. Au surplus,

l’adoption de la langue française comme organe supernational,

et par égard pour sa rationalité, a été proposée, et encore

récemment, par certains penseurs qui n’étaient pas de ma

nation 1. J’ajoute que je suis tout prêt à en admettre une autre si

on me montre qu’elle possède plus de vertu encore pour

conjoindre les hommes dans la clarté et la raison.

*

Détruire l’actuelle vénération de l’irrationnel sera difficile. Elle

est partout. J’ai le sentiment qu’une des principales causes de la

présente impopularité de la France, on peut dire près du monde

entier, est sa rationalité, son entêtement à demeurer « la nation

qui raisonne ». Bien mieux, depuis quelque temps, la France

s’est dressée contre ellemême pour condamner son attachement

aux régions claires de l’être. Le XVIIIe siècle français est devenu,

pour maints docteurs de cette nation, non des moins écoutés, un

véritable objet de haine et de mépris. L’un d’eux 2 a osé déclarer

que ce siècle « n’était pas français ». Il y a une vingtaine

d’années un autre, parcourant la Grèce, sommait la France de ne

plus adopter pour éducatrice la lumineuse Athènes et de

demander dorénavant ses nourritures à Sparte, sombre et

pratique. Tout récemment, les descendants de Voltaire et de

Renan se délectaient d’un Essai sur la France, œuvre d’un

docteur d’outreRhin, qui ne faisait que redire, bien que sous une

forme cette fois éminemment courtoise, le rang secondaire où,

Discours à la nation européenne

73

1 Cf. Baldensperger, loc. cit., p. 17.

2 Faguet.

Page 74: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

depuis deux cents ans, ses compatriotes tiennent la clarté

française. La nuit peut être fière ; elle a obtenu que la lumière

ait honte d’être la lumière et n’admire plus que la nuit.

*

M’adressant aux clercs français, je leur dis :

Je trouve grave l’effort que vous menez depuis deux siècles

pour nier que l’âme française, en tant qu’institutrice de clarté et

de raison, soit incapable de ces étonnantes profondeurs

d’invention, de ces merveilleux arrachements de réalité dont

l’âme germanique et anglosaxonne a tant de fois donné

l’exemple. Et d’abord, vous vous insurgez contre l’évidence. La

France n’a pas de Shakespeare, pas de Goethe, pas de Marx, pas

de Beethoven, pas de Wagner. Les esprits spécifiquement

français, ceux qui forment chez vous une lignée ininterrompue et

dont les autres peuples n’ont point l’équivalent, les Descartes,

les SaintÉvremond, les Voltaire, les Renan, les Ingres, les

SaintSaëns, sont des inventeurs de méthode, des créateurs

d’ordonnancement ; des critiques. Les Français proprement

extracteurs de réel, les Pascal, les SaintSimon, les Balzac, les

Delacroix, les Berlioz, avec l’absence d’ordre qui accompagne

leurs arrachements, demeurent des scandales pour la vraie

tradition spirituelle de votre nation. Un Racine, à la fois si

merveilleusement pénétrant et si parfaitement lumineux, est un

cas dont vous ne citerez pas deux exemples. Au surplus, sa vraie

valeur est moins dans les profondeurs qu’il découvre que dans

son art à les placer sous une lumière d’éternité, à les monter en

lois. Mais surtout votre effort m’attriste parce qu’il me prouve

Discours à la nation européenne

74

Page 75: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

que vous ne comprenez pas — et qui alors la comprendra ? — la

haute valeur morale et civilisatrice de l’esprit apollinien,

précisément dans ce qu’il a de purement compréhensif, de

purement ordonnateur et de non acquisitif. Vous ne comprenez

pas que c’est seulement en exaltant cet esprit que vous inviterez

les hommes à honorer une activité proprement pacifique, et

pourrez créer entre eux quelque union. Clercs français, vos

responsabilités seront lourdes devant l’histoire. L’Europe ne se

fera que si vous parvenez à rejeter cette religion de l’invention

dont vous ont infectés vos voisins, et trouvez l’énergie de revenir

à vousmêmes.

*

Clercs de toutes les nations, si vous voulez faire l’Europe, il

vous faudra mourir à la religion barbare de l’invention, de la

création, de l’originalité. Allez au fond de vousmêmes et vous

reconnaîtrez que l’idée de création implique nécessairement

l’idée de violence, de discontinuité, de chose imposée au monde

par un acte arbitraire. Le dieu créateur qu’adore la Bible devait

devenir nécessairement le dieu des armées.

La religion de l’originalité est la religion de ce qui ne se

rattache à rien » et toise l’univers du haut de cet Unique. C’est la

religion de l’orgueil et du mépris.

En tout cela, ce qu’il vous faut faire, c’est encore détruire

l’œuvre insensée du XIXe siècle, qui s’est mis à élever la

Discours à la nation européenne

75

Page 76: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

spontanéité audessus de la réflexion, l’invention audessus de

l’ordre, l’originalité au-dessus de la vérité.

Vous devrez placer le critique audessus de l’artiste, le

jugement, audessus de l’action, la raison audessus du génie.

Vous me dites : « C’est pourtant un homme de génie qui fera

l’Europe. » Certes, mais non pas en prêchant la religion du

génie.

Si l’invention et l’originalité ont vos souverains hommages, il

vous faut humilier toute la civilisation de l’Occident : l’art des

Scythes et des Cafres en contient sans doute plus que l’art de

Sophocle et de Racine, voire de Shakespeare et de Wagner.

Il ne s’agit point, ici, de déshonorer la puissance créatrice ; il

s’agit d’enseigner que d’autres sont audessus d’elle. Vous ne

ferez une terre de paix qu’en proclamant, avec les Grecs, que la

sublime fonction des dieux n’est pas d’avoir créé le monde, mais,

sans plus rien créer, d’y avoir porté de l’ordre, d’avoir fait un

Cosmos.

*

Un aspect de votre culte pour la partie irrationnelle de

l’Homme est votre culte pour son « dynamisme », pour sa force

interne d’expansion, d’accroissement aux dépens de l’extérieur,

sa puissance à toujours « avoir plus », sa pléonexie, dit Platon ;

puissance qui, en effet, plonge dans la région la plus sombre, la

Discours à la nation européenne

76

Page 77: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

plus irréfléchie de son être. Quelles que soient vos nations, je

vous vois tous éminemment soucieux de ce dynamisme, attentifs

à le mettre en première ligne dans vos prêches, à déprécier tous

les systèmes qui ne lui rendent pas assez d’hommage. J’entends

constamment qu’on reproche aux Français, et qui en semblent

gênés : « Vous ne faites pas assez de place au dynamisme ! » Je

crois bien que tous vous êtes jaloux de l’Allemand quand il

s’écrie : « Dans la nation qui, jusqu’à ce jour, s’intitule le peuple

allemand, c’estàdire le peuple par excellence, nous avons, du

moins ces derniers temps, assisté à la manifestation d’une force

originelle, productrice de choses nouvelles 1 . » Peutêtre

clameriezvous avec lui que le devoir de l’Homme est de s’élancer

à la conquête du « plus que l’infini » 2 ? Croyezvous vraiment

que vous unirez les peuples avec une telle morale ? Ne

voyezvous pas que, par l’essence même de l’objet qu’elle

honore, elle ne peut conduire qu’à la guerre, du moins à l’esprit

de guerre, à la religion de la force. Je cherche, d’ailleurs, ne

fûtce qu’à l’état d’ébauche, la doctrine pacificatrice que vous

avez fondée, et que vous annoncez depuis quinze ans, en

exaltant ce dynamisme. Je vois très bien, en revanche, celle que

vous pouvez produire par l’enseignement contraire.

« La paix n’est pas l’absence de la guerre ; c’est une vertu qui

naît de la force de l’âme. » Quelle est cette vertu ? C’est

précisément la volonté d’enfreindre ce dynamisme, de rationner

cet appétit de domination, cette soif d’empire de l’Homme sur

Discours à la nation européenne

77

1 Fichte, Discours à la nation allemande, VII.

2 Fichte, Discours à la nation allemande, VII.

Page 78: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

son ambiance ; c’est le consentement, chez l’Homme, à ne pas

jouir de tout son pouvoir d’accroissement, de toute sa potentia

agendi. Cette force de l’âme, c’est la modération. C’est la

modération que vous devez prêcher aux peuples, si vous voulez

abolir dans leurs cœurs l’esprit de guerre. La paix, disait la vieille

Chaldée, est suspendue à deux crochets : bienveillance et

modération. Et observez qu’ici la loi morale vient s’unir à

l’économique. Que dit celleci ? Que le premier devoir des

hommes, s’ils veulent cesser de s’entretuer, est de « rationaliser

leur production , c’estàdire modérer la passion qu’ils éprouvent à

s’accroître aux dépens du monde extérieur. Ici encore, que

Platon nous guide : « Au premier rang des vertus, ditil, sont la

sagesse et la tempérance ; le courage ne vient qu’ensuite 1. » Le

courage : la substance même du « dynamisme ».

*

Prêcheurs de la modération, vous trouverez des ouailles peu

dociles. Rendu proprement fou d’orgueil par ses récentes

conquêtes, l’Homme professe aujourd’hui pour sa propre

puissance un culte qu’on n’avait jamais vu, et n’a d’audience que

pour ceux qui viennent sanctifier sa volonté illimitée

d’accroissement matériel. Il s’applique même à interpréter en ce

sens les enseignements les plus nettement hostiles à cette

passion, les plus nettement épris de biens tout spirituels. Ne

voiton pas de nos jours des docteurs enseigner que l’essence du

christianisme est de glorifier l’esprit de production, de surexciter

l’instinct acquisitif ? Selon une certaine école américaine, ce que

Discours à la nation européenne

78

1 Les Lois, liv. Ier.

Page 79: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

Jésus serait venu apporter aux pauvres pêcheurs du lac de

Tibériade, c’est une « organisation du travail », dont

JeanBaptiste avait en vain essayé de les doter 1 . Telle est

l’humanité qu’il vous faut inviter à la modération de ses volontés

de puissance. L’apôtre devra s’armer de courage...

*

Je vous dirai encore un autre aspect de ce changement de

valeurs qui s’est fait dans vos âmes, en ces derniers cent ans, et

qu’il vous faudra à tout prix effacer, si vous voulez construire

l’Europe : le changement de votre idée de Dieu, du Souverain

Bien, des attributs dont vous le dotez.

Depuis Platon, et durant deux mille ans, vous définissiez Dieu

par différence d’essence avec le réel, par négation des attributs

qui conditionnent la vie pratique. Dieu, pour vous, consistait

dans un « absolu », ce mot impliquant une rupture de continuité

entre ce qu’il prétend désigner et le plan des choses sensibles, le

monde des désirs et des haines. — Au XIXe siècle, vous vous

êtes mis à concevoir l’idéal comme sortant du réel par voie de

Discours à la nation européenne

79

1 Je pense ici à l’ouvrage de Bruce Barton, The man nobody knows, ouvrage qui m’a été révélé par M. André Siegfried et a été tiré aux ÉtatsUnis à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. En voici la table des matières : I. L’exécutif ; II. L’homme de plein air ; III. L’homme de société ; IV. Sa méthode ; V. Sa publicité ; V I. Le Christ comme fondateur des affaires modernes (sic) ; VII. Le maître.Voici ce qui y est dit de JeanBaptiste : « Il était la sensation de la saison ; les gens élégants des villes venaient en foule à la rivière Jourdain pour entendre ses dénonciations. Sa réputation s’accrut... mais il ne savait pas organiser. Il attirait les foules ; elles attendaient de lui qu’il les organisât pour quelque service effectif. Jean n’était pas organisateur, ses disciples se détournèrent de lui. »Sur le Christ comme fondateur des affaires modernes : « Ne savezvous pas, disaitil déjà tout enfant, qu’il me faut m’occuper des affaires de mon père ? » Ainsi, conclut l’auteur, il pensait à sa vie comme à une affaire, etc.

Page 80: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

continuité, par « évolution ». Entre le terrestre et le divin, il y

eut, désormais, différence de degré, non de nature. L’éternel,

enseignent maintenant vos écoles, « s’amorce dans le

temporel ». Et vous me direz que, déjà chez l’auteur du Timée,

chez ses disciples alexandrins, dans la théologie chrétienne, il y

avait continuité entre Dieu et ce monde. Que le monde était une

« émanation » de Dieu, un « épandement de son amour ». Et,

en effet, on apprenait aux hommes, dans ces systèmes, que le

divin, par une condescendance de sa nature (condescendance

que Platon, d’ailleurs, juge inexplicable), devient l’humain. Mais

on ne leur a jamais dit que l’humain, par un haussement de la

sienne, devient le divin. Or, c’est ce que, maintenant, vous leur

dites.

Jadis, vous disiez aux hommes qu’ils ne pouvaient connaître

Dieu que par un renoncement à la vie, du moins à la vie

pratique, avec ses appétits et ses orgueils. « On ne peut le voir

et vivre », prononçait, au XVIIe siècle, un des vôtres 1 .

Aujourd’hui, vous leur enseignez que c’est par l’exercice total de

la vie qu’ils peuvent coïncider avec Dieu.

Autrefois, Dieu était l’objet, supérieur aux hommes, vers

lequel ils tendaient. Aujourd’hui, il est cette tension même.

*

Cette humanisation du divin vous a menés à le doter

d’attributs fort nouveaux.

Discours à la nation européenne

80

1 Malebranche.

Page 81: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

D’abord, le divin est aujourd’hui lié aux circonstances. Mieux.

Il doit être adapté à ces circonstances. jadis, c’étaient les

circonstances qui devaient regarder vers l’idéal. Maintenant,

c’est l’idéal qui doit « s’inspirer des circonstances ». C’est tout le

marxisme.

Étant circonstancié, le divin varie avec les circonstances. Il se

développe avec le temps. Mieux. Il se perfectionne avec le

temps, s’affirme de plus en plus en tant que divin. Dieu

aujourd’hui est progressif.

Et comment progressetil ? Rencontrant incessamment des

obstacles, il entre en lutte avec eux et les surmonte. D’où ce

troisième attribut : le divin est maintenant du genre guerrier et

conquérant. Évident chez Hegel, chez Marx, chez Nietzsche, pour

qui le Souverain Principe est celui par lequel l’Être « doit toujours

se dépasser », ce trait éclate dans la fameuse fanfare, chère à

maints d’entre vous : « Tous les vivants se tiennent, et tous

cèdent à la même formidable poussée. L’animal prend son point

d’appui sur la plante, l’homme chevauche sur l’animalité, et

l’humanité entière, dans l’espace et dans le temps, est une

immense armée qui galope à côté de chacun de nous ; en avant

et en arrière de nous, dans une charge entraînante capable de

culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles,

même peutêtre la mort 1. »

Et d’autres idéaux sont honorés maintenant pour les mêmes

traits. La justice est estimée en tant qu’elle consent à se définir,

non plus dans l’absolu, mais en fonction de l’Histoire. La Raison

Discours à la nation européenne

81

1 Henri Bergson, L’Évolution créatrice, p. 94.

Page 82: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

est exaltée dans la mesure où elle cesse de se croire

transcendante à l’expérience, mais accepte de varier avec elle.

Mieux : dans la mesure où, en sa rencontre avec l’expérience,

elle recherche l’angoisse de la lutte et connaît l’émoi de la

conquête. Toutes vos valeurs sont du type militaire.

*

Quel est l’effet de ce nouvel enseignement ? Un enfant

trouverait la réponse.

C’est l’approbation donnée nécessairement aux dogmes que

brandissent les groupes humains — nations ou classes — dans

leur soif de s’accroître et de se livrer aux violences qu’exige cet

accroissement.

Quand je vois un peuple, se ruant sur une nation voisine pour

lui prendre les terres dont il a besoin, proclamer qu’il adopte une

morale dictée par les circonstances et ne sait pas d’autre morale,

je demande comment vous pourrez le flétrir, vous qui, depuis

cent ans, statuez, du haut de vos chaires, que la justice ne

saurait être que relative à des conditions données, et que toute

croyance à un absolu, en de telles matières, est d’une âme

enfantine.

Quand je vous vois enseigner que Dieu se développe dans le

temps, quand je vous entends — vous, catholiques — chanter

avec un barde qui vous est cher :

Et l’éternité même est dans le temporel,

je demande ce que vous répondrez à ces masses qui, pour

justifier leurs appétits et leurs coups de force, décrètent, en

Discours à la nation européenne

82

Page 83: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

récitant Hegel s’il s’agit de la nation, Marx s’il s’agit de la classe,

qu’elles sont un moment de la réalisation de Dieu dans le

monde.

Quand je vois les peuples et leurs meneurs porter au haut de

l’échelle morale les vertus qui assurent l’accroissement : la

volonté, le courage, le goût de l’action, la discipline, et n’avoir

pas assez de mépris pour le renoncement aux empires de la

chair et l’embrassement du spirituel, je cherche comment vous

pourrez nier que vous les fortifiez de vos suffrages, vous qui

dotez le Souverain Bien de ces mêmes attributs producteurs de

conquête, déclarez la Raison méprisable dans la mesure où elle

connaîtrait la sérénité et le désintéressement, et divinisez l’Être

en tant qu’il se livre à un dépassement de lui-même dont vous

ne trouvez rien de mieux, pour nous en signifier l’essence, que

de le comparer à une charge de cavalerie.

*

D’ailleurs les peuples ne s’y sont point trompés. Alors qu’ils

n’ont jamais songé à placer leurs violences sous le patronage

d’un Platon, d’un Thomas d’Aquin, d’un Descartes, ils les

donnent aujourd’hui comme exactement conformes aux

conceptions du Bien que leur ont enseignées les docteurs du

XIXe siècle. L’agression de 1914, les volontés de puissance du

fascisme italien, du bolchevisme russe, sont dédiées aux Hegel,

aux Marx, aux Nietzsche, aux Georges Sorel.

*

Discours à la nation européenne

83

Page 84: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

J’entends dire que, par toute l’Europe, il existe une jeunesse

qui en a assez de ces philosophies dont elle sent que, sous des

allures plus ou moins franches, elles ne sont que des déifications

de la force, qui voit où elles ont mené l’Europe, et veut, à tout

prix, autre chose. Dites à ces assoiffés que cet « autre chose »

est tout trouvé, vu qu’en matière métaphysique l’esprit humain

invente fort peu. Que si donc ils sont vraiment las de ce culte de

la force, il leur faudra revenir, sous une forme quelconque, à la

philosophie des essences éternelles, à l’idéalisme platonicien, au

Dieu parfait d’emblée, et donc sans devenir, de la théologie

chrétienne 1 . Que si, comme je le crains, ils trouvent cette

philosophie décidément trop « périmée », trop irrecevable pour

des esprits « modernes », alors il faut qu’ils se l’avouent : sous

quelque mot nouveau — car, en fait de mots, l’humanité est très

féconde, — ils retourneront à la métaphysique de la force et l’ère

du sang et de la tuerie se maintiendra.

@

Discours à la nation européenne

84

1 Ce Dieu sans devenir et au sein duquel rien ne se crée est aussi le Dieu de Descartes. Descartes, dans sa crainte d’être accusé de panthéisme, en convenait mal (voir sa réponse embarrassée aux Secondes Objections) ; mais Spinoza l’a formellement déduit des principes cartésiens. (Renati Des Cartes principiorum philosophiæ more geometrico demonstratæ, pars I, prop. X, XI, XII et coroll. I, II, III.) — Dieu, « incessante création », « incessante nouveauté », est éminemment, du moins avec la puissance d’affirmation qu’on lui voit aujourd’hui, une invention de la philosophie allemande du XIXe siècle.

Page 85: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

VIII

La nature dispute avec chaleur pour ses intérêts.

Imitation, III, 54.

Effort du nationalisme pour diviniser le national. — Réponse de l’Imitation.

@

Il est une manœuvre du nationalisme qu’il faut vous efforcer

de déjouer ; c’est le raisonnement par lequel il essaye de

diviniser le national et de tirer ainsi à lui les âmes pieuses, de

retenir celles qu’il a su capter.

Je prendrai ce raisonnement tel qu’il s’exprime dans le

catéchisme du nationalisme, dans les Discours à la nation

allemande de Fichte. Les déclarations des autres nationalistes,

touchant le même objet, n’en sont que des variantes.

Fichte commence par s’insurger contre le christianisme en

tant qu’il prône comme véritable esprit religieux le

désintéressement complet à l’égard des affaires de l’État et de la

nation. Un tel détachement, s’indignetil, est entièrement contre

nature. « Ce qui, chez l’homme, est naturel (remarquez bien ce

mot ; car, dans tout ce morceau qui doit nous enseigner le divin,

on ne parle que du naturel), ce qui, chez l’homme, est naturel et

à quoi il ne doit renoncer qu’à la dernière extrémité, c’est de

trouver le ciel dès cette terre et d’imprégner sa besogne

terrestre de quelque chose de durable ; c’est de semer et de

cultiver dans le temporel un élément impérissable, non pas

seulement d’une façon inintelligible qui ne se relie à l’éternité

Discours à la nation européenne

85

Page 86: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

que par un abîme insondable pour les yeux mortels, mais d’une

façon visible.

Fichte prend alors pour point de départ le désir qu’a, paraîtil,

tout individu de revivre dans ses enfants et petitsenfants. « Qui

n’aspire, s’écrietil, en échange de sa place sur la terre et du

temps minime qui lui est départi, à donner quelque chose qui

vive éternellement ici-bas ? » Il poursuit :

« Mais en quoi cet individu aux nobles sentiments trouveratil

pour ses aspirations et sa croyance à la nature éternelle et

impérissable de ses œuvres la garantie nécessaire ? Ce ne peut

être que dans un ordre de choses qu’il reconnaît lui-même

éternel et capable de recevoir quelque chose d’éternel. Un pareil

ordre de choses est constitué par la nature intellectuelle

particulière que nulle conception ne saurait préciser, mais qui

n’en existe pas moins dans le milieu humain d’où cet homme est

issu lui-même avec toute son intelligence, son activité et sa

croyance à l’éternité ; je veux dire le peuple d’où il tire son

origine et au sein duquel il a grandi et est devenu ce qu’il est à

l’heure actuelle 1. »

Cette argumentation qui, encore une fois, est celle de tous

ceux qui prétendent diviniser le national (notamment de maint

pasteur protestant) revient à l’affirmation suivante :

Notre vie terrestre n’a aucunement besoin, pour accéder au

divin, de se renoncer ellemême. Il existe un moyen de trouver le

ciel dès cette terre ; c’est de nous unir de toutes les forces de

Discours à la nation européenne

86

1 Discours à la nation allemande, pp. 120122, trad. Molitor, 1923. Cf. aussi p. 37.

Page 87: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

notre cœur à cette chose durable, impérissable — éternelle —

qu’est le peuple d’où nous sommes sortis.

En d’autres termes :

Nous pouvons, sans quitter le monde terrestre, accéder à

l’éternel ; sans renoncer à l’état de nature, toucher à l’état de

grâce. Il suffit pour cela de nous adonner à cette chose terrestre

qui dure et qu’est notre nation. Le national est déjà de l’éternel.

Toute l’habileté du raisonnement consiste à identifier une

chose terrestre qui dure avec l’éternité divine.

A ceux que troublent de tels discours, faites relire le chapitre

de l’Imitation intitulé : « La grâce ne se communique pas à ceux

qui ont le goût des choses terrestres 1 » ; et demandezleur si la

nation n’est pas une chose terrestre ?

Les mauvais disputeront. Ils brandiront le blasphème de saint

Thomas : « La grâce perfectionne la nature, mais ne la détruit

pas. » Les bons baisseront la tête et penseront qu’il leur faut

changer quelque chose dans leur cœur s’ils veulent connaître

Dieu.

@

Discours à la nation européenne

87

1 Imit., III, 53.

Page 88: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

IX

Les dieux ont voulu toutes ces tueries pour fournir une

matière aux poètes.

Odyssée, VIII, 579.

De quelques ennemis naturels de l’Europe. — Les artistes. — Les romantiques de l’héroïsme. — Les champions de l’« ordre ».

@

L’Europe, du fait qu’elle veut être l’effacement des frontières

entre les nations et la diminution des possibilités de guerre,

rencontre des hommes qui lui sont hostiles en quelque sorte

organiquement, par un déclic mathématique de leur

tempérament ou de leur état social. Certains sont bien classés :

les militaires, les marchands de fonte et d’acier, les prêteurs d’or.

J’en dirai d’autres, non moins réels, bien que moins patentés.

D’abord les artistes, en tant que, par essence, ils ne sont

sensibles qu’au déterminé, au particulier, au différent. Sachons

voir que, en vertu de cette essence, ils sont, dans le fond de leur

cœur, déjà hostiles à la nation, réalité abstraite qui a noyé la

province, chose particularisée, vrai objet de leurs amours. Dans

une célèbre pièce française de ces dernières années 1, un poète

des plaines de l’Oder pleure la saveur des petites principautés

allemandes d’autrefois, maudit le béotisme de ce Bismarck, qui a

tout unifié. Croyons que ceux du pays de Loire, s’ils n’étaient

déformés par l’éducation, clameraient que, pour eux aussi,

Discours à la nation européenne

88

1 Siegfried de Jean Giraudoux.

Page 89: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

l’unification de la France fut un jour néfaste et que cette terre

était autrement savoureuse quand on y changeait de loi en

changeant de chevaux de poste. De même, certains artistes

peuvent aujourd’hui, croyant qu’il y va de leur honneur de

souscrire aux idées du jour, chanter l’union de l’Europe. Soyez

sûrs que, dans leurs racines, tous n’aiment que la nation,

devenue maintenant l’objet concret et saisissable aux sens par

rapport à ce qu’on leur propose. Constructeurs de l’Europe, ne

vous y trompez pas : tous les sectaires du pittoresque sont

contre vous.

Il y a quelque temps, un savant anglais déclarait plaisamment

que ses compatriotes ne pouvaient consentir le tunnel sous la

Manche, parce que, disaitil, si nous cessons d’être une terre

isolée du reste du monde, notre poésie perd tout son sens . Cet

humoriste exprimait là, sans le vouloir, la raison pour quoi les

poètes — les poètes du concret — sont essentiellement hostiles à

l’Europe. Ils ne peuvent que haïr ce qui tend à volatiliser le

cercle dont ils entourent la succulente particularité de leur

nation.

*

Tenez pour ennemis naturels de l’Europe et de la paix toutes

les âmes assoiffées d’émoi et de sensation. Rappelezvous ce

frémissant éphèbe qui répondait à Agathon, en 1913 : « La

guerre, pourquoi pas ? Ce serait amusant » ; ce fougueux maître

— auteur de Maximes sur la guerre — qui voyait venir le drame

de 1914 en s’écriant : « On mangera sur l’herbe ! » Ne croyez

point que de tels états de l’âme soient devenus impossibles

Discours à la nation européenne

89

Page 90: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

après le genre d’ébats que fut la dernière guerre. Soyez sûrs

qu’il y a toujours des hommes qui aiment mieux risquer vingt

fois par jour d’être tués que de mener ce qu’ils trouvent une vie

plate. Et ne croyez pas que la guerre devienne jamais assez

cruelle pour décourager ceux qui l’aiment. D’autant plus que

ceux qui l’aiment ne sont pas nécessairement ceux qui la font.

Tous ceux dont l’essentiel est de « s’amuser » sont contre

vous.

Croyez aussi que ceux qui admirent les pics, les gouffres, les

trombes, les torrents, les tempêtes, sont organiquement hostiles

à la paix. Rappelezvous, et répandezla, cette admirable vue d’un

philosophe « Ceux auxquels le spectacle des phénomènes

terribles inspire l’admiration sont peutêtre développés du point

de vue esthétique. A coup sûr, ils sont sans culture du point de

vue moral 1. »

Austerlitz est autrement « sensationnel » que la paix

romaine ; l’Iliade que l’Odyssée ; l’Enfer de Dante que le Paradis.

*

D’autres ennemis instinctifs de la paix et de l’Europe sont les

moralistes de l’héroïsme, ceux qui ne révèrent que la conception

tragique de la vie, et n’ont pas assez de mépris pour la

recherche du bonheur, dont le désir de la paix leur apparaît le

symbole. Peutêtre seraitil bon de dénoncer que cette religion de

Discours à la nation européenne

90

1 Stuart Mill, Essais sur la religion, p. 25 (trad. fr.).

Page 91: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

l’héroïsme, dont le nationalisme se réclame constamment, en est

profondément distincte. Que, poussée à son plein, elle mène

directement à l’internationalisme. Ainsi, un de ses plus purs

adeptes a, très logiquement, pu écrire :

« L’armée n’a pas pour idéal la nation ; elle a pour idéal

l’héroïsme. Elle est une caste internationale 1. » D’autres de ses

fidèles ont été, à leurs heures, de francs antipatriotes. Nietzsche

a maintes fois crié sa haine pour l’Allemagne. L’auteur des

Réflexions sur la violence a salué la chouannerie comme « une

des pages les plus honorables de l’Histoire de France ». Il eût

certainement enseigné que le connétable de Bourbon est un

exemplaire humain fort supérieur à un tas de petites gens sans

épée qui ont servi la France. En quoi il eût été parfaitement

conséquent, sa loi étant de mettre l’homme d’armes audessus de

tout. Ce qui sauve les patries, c’est que les apôtres de l’héroïsme

ont rarement tant de logique.

Un de vos soins devra être de ne point vous laisser confisquer

par l’adversaire la religion de l’héroïsme ; de montrer que

l’héroïsme guerrier n’est pas tout l’héroïsme ; qu’il existe des

victoires de l’homme sur son attachement à lui-même qui, bien

qu’elles ne se traduisent point nécessairement par la marche à la

mort, n’en sont pas moins de l’héroïsme, et sont précisément

celui dont il devra faire preuve s’il veut s’élever de ses passions

nationales à l’européanisme. Répondez à Fichte, flétrissant la

raison comme incapable d’héroïsme 2, qu’il existe fort bien des

Discours à la nation européenne

91

1 Les Cahiers de Barrès, t. II, p. 242.

2 Discours à la nation allemande, VII.

Page 92: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

héros de la raison, et qui ne sont pas seulement ceux qui ont

accepté pour elle la ciguë ou le bûcher, mais ceux qui, comme un

Spinoza ou un Kepler, ont renoncé pour la servir à toutes les

joies du monde, ou simplement, comme un Zola ou un Picquart,

ont sacrifié leur repos à ce qui leur semblait le droit. Montrez que

les nations ellesmêmes ne se sont faites que parce que, à

l’héroïsme militaire, elles ont superposé un héroïsme d’un genre

tout autre, qui est l’acceptation pour tous — y compris le

militaire — de limiter l’affirmation de soi-même par le respect du

droit d’autrui ; qu’au fond, toutes se sont faites, dans la mesure

où elles sont des États et non des bandes armées, par la

subordination de l’héroïsme militaire à l’héroïsme civil. Là

encore, il vous faudra reprendre l’échelle de valeurs hellénique :

Au premier rang des héroïsmes sont la sagesse et la

tempérance ; l’héroïsme guerrier ne vient qu’ensuite.

*

Voici maintenant d’autres ennemis naturels de la paix, qui

sont mus par des ressorts plus pratiques. Je veux parler des

champions de l’« ordre », de ceux qui défendent la « hiérarchie

sociale » dont ils entendent, eux ou leurs ouailles, occuper les

sommets. On l’a dit : ce que ceuxlà défendent dans la guerre, ce

n’est pas la guerre ellemême, c’est l’autorité 1. Et, en effet, ces

conservateurs bourgeois n’ont aucun goût pour l’héroïsme,

aucune vocation spéciale pour se faire tuer et faire quintupler

leurs impôts. Tout ce qu’ils veulent, c’est faire planer sur leur

Discours à la nation européenne

92

1 A. Siegfried, Les Partis en France.

Page 93: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

nation la menace de la guerre, c’est agiter le spectre de la

guerre. C’est qu’en effet la menace de la guerre suscite dans une

nation une sorte d’esprit militaire en permanence. Elle crée, chez

le peuple, une facilité latente à admettre la hiérarchie, à

accepter un commandement, à reconnaître un supérieur, bref

exactement les dispositions que veulent lui voir ceux qui

entendent qu’il continue à les servir. Je dirais volontiers que la

pensée des classes appliquées à garder leur hégémonie sociale

est la suivante : « Il faut que le peuple craigne. Or, il ne craint

plus Dieu. Il faut qu’il craigne la guerre. Cela obtenu, tâchons de

garder la paix. »

*

Ce qui prouve bien que le bellicisme de ces conservateurs leur

est un moyen d’essayer de maintenir leur autorité, c’est qu’il est

apparu chez eux précisément au moment où leur autorité a paru

menacée. Pour ce qui est de la France, par exemple, on ne

saurait trop remarquer que le bellicisme de ce parti y est de date

très récente et ne répond nullement à sa tradition historique.

Pendant toute la Restauration et sous la monarchie de juillet, ce

sont les démocrates qui sont guerriers, c’est eux qui réclament

la guerre pour relever l’« honneur national » et déchirer les

traités de 1815, c’est eux qui font honte de leur pacifisme aux

gouvernants de la nation, aux Villèle, aux La Ferronays, aux

Guizot. Les conservateurs, au contraire, ne veulent entendre

parler d’aucune action militaire. C’est avec beaucoup de peine

que Chateaubriand parvient à leur faire accepter la guerre

d’Espagne, qui le rend tout de suite prodigieusement populaire

Discours à la nation européenne

93

Page 94: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

auprès de la jeunesse libérale. De même, durant tout le second

Empire, les champions de l’ordre s’opposent violemment aux lois

renforçant l’armée. Ils provoquent cette indignation du prince

Napoléon (août 1859) : Nous sommes rivés à cet ignoble parti

conservateur qui hait la Révolution et veut la paix à tout prix 1. »

A partir de 1875 tout change. La bourgeoisie ne cesse plus de

harceler les chefs de la France parce qu’ils ne préparent pas « la

revanche », du moins parce que l’objet de leur préoccupation

n’est pas exclusivement la guerre. Que s’estil donc passé ? Sans

doute que l’Empire allemand a surgi et que la guerre, qui, ainsi

que l’a bien remarqué un historien 2, apparaissait jusqu’alors aux

Français sous l’aspect de l’expédition, leur apparaît maintenant

sous l’aspect de l’invasion. Mais surtout, il s’est passé que la

démocratie est née et que, dès lors, les classes intéressées à

maintenir l’esprit de hiérarchie sentent qu’elles ne sauraient

mieux faire pour y atteindre que d’exalter l’armée et, par suite,

de constamment évoquer la guerre, qui en est la raison d’être.

Sachons bien voir que, sous ces deux attitudes successives et

apparemment contradictoires, les classes qui se veulent

dominantes restent parfaitement fidèles à ellesmêmes et à leurs

intérêts. Au XIXe siècle, le nationalisme est une forme de la

volonté d’émancipation des peuples. Sauf en France et en

Angleterre, où l’unité est faite depuis longtemps, les révolutions

de l’Europe sont nationales. Elles sont les insurrections des

masses contre leurs maîtres pour former des nations, en exiger

Discours à la nation européenne

94

1 Darimon, Histoire d’un parti, p. 284.

2 Ch. Seignobos.

Page 95: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

la grandeur. Dès lors, les classes qui ont tiré du mouvement

révolutionnaire tout ce qu’elles en désiraient combattent le

nationalisme. Ainsi, en 1860, la bourgeoisie française est très

hostile à la formation de l’unité italienne, et non pas uniquement

parce qu’elle y pressent un danger pour la France, mais parce

qu’elle y voit une volonté de libération d’un peuple. Le pape

Pie IX ayant refusé de reconnaître le royaume d’Italie, « création

de la Révolution », Lamoricière, commandant de l’armée

pontificale, prononce : « Partout où la Révolution montre le bout

de l’oreille ou du nez, il faut l’assommer comme un chien

enragé 1. » Au contraire, au XXe siècle, la volonté d’émancipation

des classes inférieures s’exprime, chez certains peuples, par un

affaiblissement de l’idée de nation et une tendance à

l’internationalisme. Les hautes classes défendent alors le

nationalisme. Dans les deux cas, elles se dressent, comme c’est

leur loi, contre la volonté d’affranchissement des masses.

Seulement, cette volonté a changé de forme.

Les classes privilégiées ont encore une autre raison, très

voisine, d’ailleurs, de la précédente, pour souhaiter l’éternel

maintien du spectre de la guerre. Il leur permet de constamment

dire aux petits : « L’heure est à l’obéissance ; elle n’est pas aux

réformes sociales. Ajoutons que si l’on prône, avec certains

partis, les gouvernements autocratiques parce qu’ils sont (ce qui

est absolument exact) particulièrement bien adaptés à l’état de

guerre, il s’ensuit que l’état de guerre, du moins la perspective

d’un tel état, devient indispensable pour justifier le retour à de

Discours à la nation européenne

95

1 Cf. Seignobos, Histoire politique de l’Europe contemporaine, t. Ier , p. 442.

Page 96: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

tels régimes. Les partisans de ces gouvernements ont

parfaitement le sens de leur intérêt en ne cessant de proclamer

que la guerre est à nos portes, qu’il faut la stupidité ou la félonie

de nos gouvernants pour le nier. Quand on veut rétablir les

lieutenants de louveterie, il faut crier que les loups sont là.

D’ailleurs, si on le crie tous les jours, il se peut qu’un jour on

dise vrai.

*

Voici encore un autre ennemi de la paix constitué par l’esprit

hiérarchique dans sa défense contre la démocratie. Je pense à

un certain catholicisme. Il est indéniable que la position d’un de

Maistre, fulminant que la guerre est voulue par Dieu, qu’en

conséquence la recherche de la paix est impie, n’eût jamais été

prise par un Bossuet ou un Fénelon, mais qu’elle est intimement

liée à l’avènement de la démocratie, c’estàdire à la prétention

des peuples d’être heureux ; prétention, qui comme l’a très bien

vu le même de Maistre, les mène directement à

l’insubordination. Elle est tout à fait parente de la position de ce

ministre bourgeois 1 déclarant, sous la seconde République, qu’il

fallait « rendre toute-puissante l’influence du clergé sur l’école »,

parce qu’il propage « la bonne philosophie », celle qui dit à

l’homme qu’il est ici-bas « pour souffrir », ou encore de celle de

ce pape condamnant récemment des démocrates chrétiens parce

qu’ils oublient que l’essence de l’Église est de magnifier ceux qui

remplissent ici-bas leur devoir « dans l’humilité et dans la

Discours à la nation européenne

96

1 Thiers défendant la loi Falloux.

Page 97: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

patience chrétienne 1 ». La misère, disait Napoléon, est l’école

du bon soldat. Elle est aussi, apparemment, celle du bon

chrétien. Rappelonsnous le mot de SaintJust : « Le bonheur est

une idée nouvelle. » La croyance à la possibilité de la paix est

une forme de cette idée nouvelle, et ceux qui veulent maintenir

les masses en servitude entendent qu’elles ne l’adoptent pas.

Enfin, certains catholiques se dressent contre la paix hors de

tout calcul politique. C’est dans toute la sincérité de leur foi qu’ils

pensent : « Race humaine, race déchue, condamnée au péché,

ton lot est de te battre et de t’entretuer. Ta prétention à la paix

n’est qu’une forme de ta révolte contre la volonté divine, une

forme de ton monstrueux orgueil. »

Connaissez ces ennemis de l’Europe, qui ne sont mus par

aucune soif de conquête, par aucune avidité mercantile, mais

par des raisons artistiques, morales, sociales, métaphysiques. Là

n’est pas votre moindre adversaire.

@

Discours à la nation européenne

97

1 Condamnation du « Sillon », 25 août 1910.

Page 98: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

X

L’erreur est toujours volontaire.

Descartes.

Erreurs et mensonges pacifistes. — Il est faux que les nations puissent faire l’Europe et garder leur attachement à leurs personnalités respectives.

@

Certains qui prétendent exhorter les hommes à la paix leur

disent, peutêtre de bonne foi, des choses fausses, qui tournent

contre la paix.

D’abord, ils les invitent à attendre beaucoup trop des

institutions officielles en faveur de la paix, de la Société des

Nations, de la bonne volonté de leurs gouvernants. Ils ne disent

pas assez aux peuples que ces institutions n’auront d’efficace

que dans la mesure où elles seront soutenues par eux ; que ce

qui créera la paix, c’est le désir qu’ils en auront, par l’effet du

changement de leur moralité ; que la paix est un don qu’ils se

feront à euxmêmes, non que leur dispensera quelque aréopage ;

que leurs gouvernants ne sauraient être ici que leurs exécuteurs

intelligents, non leurs bienfaiteurs transcendants.

Si j’observe alors à quel point la moralité des peuples, même

les meilleurs, est loin de ce qu’elle devrait être pour un réel

établissement de la paix, beaucoup me répondent — et ils

l’enseignent — que l’amélioration viendra avec le temps, ou

encore avec l’« évolution », ou encore avec les nouvelles

« conditions économiques », qui contraindront les hommes à la

Discours à la nation européenne

98

Page 99: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

paix, comme les anciennes les forçaient à la guerre ; bref, que la

paix sera donnée à l’humanité par le développement fatal de

l’histoire, par le déroulement automatique du monde, c’estàdire

d’une manière mécanique, sans qu’elle ait rien à faire pour

l’obtenir. Cet enseignement invite tout simplement les hommes à

négliger le seul facteur qui pourrait leur donner la paix — et

qu’ils ne demandent qu’à négliger : l’effort de leur volonté.

On me dira que j’exige trop ; que, sans atteindre à ce

changement de moralité publique, dont la réalisation est

problématique, on peut pourtant espérer la paix. En effet, on

peut, sans atteindre à ce changement, concevoir une Europe où

l’habileté des diplomates, la vigilance des chefs d’États, une

concession arrachée un jour à celui-ci, le lendemain à celui-là,

peuvent assurer au monde quelques années, peutêtre de

longues années, exemptes de conflit armé. Mais je leur

demande : estce la paix, ce régime où l’épée de l’entretuerie

demeure toujours suspendue sur le monde, où l’esprit de guerre

ne désarme pas un instant ? Ne cessons de le redire : La paix

n’est pas l’absence de la guerre.

*

D’autres enseignent aux hommes qu’ils doivent s’abstenir de

la guerre parce qu’elle est contraire à leurs intérêts ; parce que,

même victorieuse, elle se solde nécessairement par une perte ;

parce que la guerre « ne paye pas ». Je laisse de côté l’insigne

Discours à la nation européenne

99

Page 100: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

bassesse de cette raison 1 , de tout point semblable à celle que

j’entendais au régiment : « Il ne faut pas voler, parce qu’on

serait puni. » Ce que je veux marquer, c’est qu’elle est

entièrement fausse. Qui soutiendra que l’Allemagne ait fait une

mauvaise opération avec la guerre de 1870 ? la Russie avec sa

guerre contre les Turcs ? l’Angleterre avec celle du Transvaal ?

On me répond qu’aujourd’hui, avec les sacrifices qu’elle exige, la

guerre, quelle qu’en soit l’issue, est nécessairement ruineuse ;

que celle de 1914 l’a amplement montré. Mais c’est parce qu’elle

a duré cinq ans. Si elle se fût réglée en quelques semaines,

comme ceux qui l’ont voulue l’espéraient, elle eût certainement

profité au vainqueur. Quant à ce qu’on puisse vaincre

rapidement, c’est ce qui, même aujourd’hui, ne me semble

nullement inconcevable. D’autant que l’Allemagne ne fut pas si

loin d’y réussir. Dire que son échec a démontré que cela est

impossible témoigne qu’on est vraiment peu sévère sur la

preuve, surtout si l’on observe que l’agresseur ne sera pas

toujours tenu de faire, dès le début des hostilités, tout ce qu’il

faut pour ameuter contre lui le monde entier. En somme, il n’est

nullement prouvé que, pour un peuple, se jeter, encore de nos

jours, dans une guerre soit nécessairement une folie. D’ailleurs,

Discours à la nation européenne

100

1 Je lis chez un théologien catholique du XVIe siècle (Victoria, De potestate civili, 13)

Aucune guerre ne peut être regardée comme juste s’il est évident qu’elle doit amener à l’État plus de maux que de biens ou d’utilités, quand bien même d’autre part il y aurait de justes titres pour l’entreprendre. L’État, en effet, n’a le pouvoir de déclarer la guerre que pour se protéger et se défendre, lui et les biens qu’il possède : si donc la guerre doit avoir comme résultat sa diminution et son affaiblissement, et non sa prospérité, la guerre sera injuste, que ce soit l’État ou le roi qui la déclare.

On voit que la doctrine n’est pas nouvelle, selon laquelle l’utilité d’un acte est le critérium de sa moralité. (Comparer avec la doctrine thomiste, selon laquelle le Prince peut faire la guerre simplement pour punir l’injustice, et hors de tout intérêt personnel.)

Page 101: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

l’agissement de certaines nations, comme l’Italie ou le Japon,

montre assez bien que cette preuve leur semble encore à venir.

Ceux qui proscrivent la guerre par des raisons de cette sorte

obtiennent surtout comme résultat de faire passer les

prédicateurs de la paix pour des imposteurs ou des niais.

*

D’autres, pour servir la paix, invitent les peuples à se

fréquenter davantage, à se visiter les uns les autres, les assurant

qu’ils éteindront ainsi dans leurs cœurs le sentiment de leurs

différences, prendront conscience de leur communauté de

nature. Rien ne me semble moins prouvé. On peut admettre, au

contraire, que la fréquentation de l’étranger ne nous fait sentir

que plus vivement notre différence avec lui. Ce qu’il faut

enseigner aux hommes, c’est à abolir le sentiment de leurs

différences en s’appliquant à se sentir chacun dans sa région

d’humanité supérieure à ces différences ; chose qu’ils peuvent

fort bien faire, et peutêtre mieux, en demeurant chacun à son

foyer. La paix sera, pour les hommes, le fruit d’un travail de vie

intérieure, non de promenades à la surface du globe. Mais c’est

toujours le même esprit : prétendre donner la paix aux hommes

par des moyens mécaniques, et en n’exigeant rien de leur force

d’âme.

*

Je dénoncerai encore l’enseignement suivant. J’entends la

plupart des docteurs pacifistes assurer les nations que la

formation de l’Europe ne les empêchera nullement d’affirmer

Discours à la nation européenne

101

Page 102: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

comme par le passé leur âme particulière, de conserver leurs

Discours à la nation européenne

102

Page 103: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

« physionomies respectives » 1 , de demeurer attachées aux

Discours à la nation européenne

103

1 Certains vont même plus loin et enseignent que c’est en accentuant encore ces physionomies respectives, et dans ce qu’elles ont de plus distinct, qu’on pourra le mieux faire l’Europe. (« Distinguer pour unir ».) C’est la thèse de Durkheim, selon laquelle la différenciation est un facteur de paix. Elle est critiquée par Ch. Gide en ces termes :

Quant à la thèse de Durkheim que la division du travail, et plus généralement toute différenciation, serait un facteur de paix, qu’elle éviterait les conflits, la lutte entre les individus, elle est bien peu confirmée par les faits. Où existetil un égoïsme plus féroce que l’égoïsme professionnel, que l’esprit de corps ? Tous les conflits sociaux, tout ce qu’on appelle la lutte de classes, c’est le résultat de la différenciation. C’est parce qu’il y a d’un côté des patrons et de l’autre des ouvriers, d’un côté des prêteurs et de l’autre des emprunteurs, d’un côté des propriétaires et de l’autre des fermiers ou locataires, d’un côté le capital et de l’autre le travail, que le monde économique donne l’image d’un champ de bataille.

Il faut remarquer, d’autre part, que la différenciation c’est l’inégalité. Or, sans être communiste égalitaire, on doit accorder cependant qu’il y a certaines formes de l’inégalité qui, par leur caractère excessif, vont à contrefin de la solidarité et ne sauraient par conséquent être approuvées par une école qui la prend pour devise. L’extrême richesse, en effet, comme l’extrême pauvreté peuvent avoir ce résultat fâcheux de rompre le lien qui les unit entre eux. S’il y a entre Lazare et le riche un fossé aussi profond que celui qu’Abraham montrait au mauvais riche de la parabole : « Entre vous et nous s’ouvre un grand abîme, afin que ceux qui veulent passer d’ici vers vous ne le puissent point et qu’on ne traverse pas non plus de vous vers nous », il est clair qu’en ce cas toute solidarité sociale est rompue. Pour le pauvre qui est très pauvre, qui couche à la belle étoile et qui vit de maraude, il n’y a pas de lien social : que lui importe que Paris brûle ! Et pour le riche qui est très riche, qui a des villas au bord de la mer et châteaux sur la montagne et son portefeuille garni de titres de rentes de tous pays, celui-là aussi peut s’affranchir de tout lien social. Il n’a cure de l’épidémie, de la révolution, de la guerre : ces fléaux ne l’atteignent pas : il peut, quand il lui plaît, s’enfermer dans sa tour d’ivoire et regarder brûler Rome, comme Néron, en jouant de la lyre.

Et ce qui va surtout à l’encontre de la solidarité sociale, c’est moins l’inégalité sociale en ellemême que le désir de l’inégalité, c’estàdire le désir de se distinguer de ses semblables en montant audessus d’eux, ou en dressant contre eux certaines barrières sociales, en créant ces petits cercles que ceux qui en font partie appellent comiquement « le monde », et même « le grand monde ».

S’il est vrai que l’amour soit le résultat de la plus fondamentale des différenciations, celle des sexes, il faut reconnaître que l’amitié, au contraire, naît plutôt de l’assimilation et y tend. Or, l’amitié est d’une qualité supérieure, précisément parce qu’elle n’a pas, comme l’amour, une base physiologique freudienne, pour employer l’expression à la mode, mais qu’elle a une base purement psychique. Le sentiment de l’amitié est moins fort que l’amour sexuel, mais c’est précisément parce que ce sentiment est dégagé de l’instinct et de la tyrannie des sens : la solidarité qu’il crée est plus noble parce qu’elle est plus libre. [Dans son beau livre, le professeur Lalande dit : « La suprême perfection, c’est la suppression de tout ce qui est accidentel et par conséquent différence. » (Note de Ch. Gide.)]

On peut dire comme conclusion que les deux formes de l’évolution dont nous venons de parler sont nécessaires et d’ailleurs inséparables, complémentaires. Ainsi le patriotisme implique en même temps une ferme, et souvent haineuse volonté de différenciation visàvis de l’étranger et une forte homogénéité entre concitoyens. Sans

Page 104: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

systèmes de valeurs, aux conceptions morales qui sont propres à

leur race et les distinguent des autres races. En faisant partie de

la Société des Nations, disait le ministre de l’Allemagne lors de

l’entrée de cette nation dans cette association, « les peuples

n’abandonnent pas leur moralité nationale 1 ». Ces docteurs

ajoutent généralement que l’Europe sera une « harmonisation »

de ces physionomies, pareille à l’harmonieux accord que donnent

des notes distinctes ; comme si le cas général n’était pas que

des notes distinctes, si on ne les a pas choisies d’avance pour cet

effet, ne donnent point d’« accord harmonieux ». Tout cet

enseignement me semble parfaitement mensonger. L’Europe, si

vraiment elle se fait, exigera l’éclosion d’une âme européenne

qui dominera — et, en grande part, amortira — les âmes

nationales, de même que la France a exigé l’apparition d’une

âme française qui dominât et amortit les âmes bretonne et

provençale, l’Allemagne l’avènement d’une âme allemande qui

dominât et amortit les âmes saxonne et bavaroise. Le

renoncement aux douceurs du particulier est un héroïsme qu’ont

dû accepter toutes les collections d’hommes qui se sont élevées

à quelque unité politique ; les habitants de l’Europe devront le

pratiquer s’ils veulent faire une Europe qui soit autre chose qu’un

artificieux assemblage de particularismes toujours prêts à

s’entr’égorger. Mais, là encore, on veut assurer les peuples qu’ils

obtiendront la paix sans rien sacrifier de ce qu’ils aiment, éviter

tout appel à leur volonté.

Discours à la nation européenne

104

1 Stresemann, 10 septembre 1926.

Page 105: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

Vous me répondez que ces mensonges sont absolument

nécessaires, que les nations entendent ne rien renoncer de leur

personnalité, que la moindre allusion à un démantèlement en ce

sens les trouve inexorablement hostiles. Si vous dites vrai,

épargnez vos peines : même avec vos mensonges, vous ne ferez

pas l’Europe.

@

Discours à la nation européenne

105

Page 106: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

XI

Il faut que vous naissiez de nouveau.

Jean, III, 7.

De l’équivoque fondamentale du nationalisme. — Que l’Europe ne doit pas être un nouveau nationalisme. — Quel sera le statut métaphysique de l’Europe ? L’Europe sera un moment de la réalisation de Dieu dans le monde.

@

Il importe, si vous voulez vraiment atteindre le nationalisme

dans le cœur des hommes, de bien reconnaître l’essence

profonde de cette passion.

Il m’apparaît que, en son principe, cette passion se compose

de deux mouvements successifs qu’on ne distingue pas assez.

Par le premier, l’homme prononce dans son cœur une certaine

ressemblance, une certaine communion de lui à d’autres

hommes. Il dit : « Ces hommes sont de la même race que

moi. » Ou bien : « Ils parlent la même langue que moi. » Ou

bien : « Ils ont les mêmes intérêts que moi, les mêmes

souvenirs, les mêmes espoirs. » Il dit : « Ils sont mes frères. »

Par le second, il rassemble ces hommes semblables à lui,

trace un cercle autour d’eux, et les sépare de « ce qui n’est pas

ses frères ».

Par le premier mouvement, il abandonne son égoïsme,

abdique sa volonté d’être une individualité unique, séparée de

Discours à la nation européenne

106

Page 107: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

toutes les autres. Par le second, il récupère cette volonté au nom

du groupe dont il se fait membre. Ce n’est plus lui, mais c’est sa

nation qui est une chose « distincte du reste du monde ». Par le

premier, il détend l’affirmation de son moi contre un nonmoi,

relâche son orgueil d’être. Par le second, il le ressaisit, sur un

nouveau plan 1.

Toute formation de nation comporte ces deux mouvements.

Le semblable s’unit au semblable, puis se sépare du

dissemblable. C’est, d’une part, le problème de l’unité ; d’autre

part, le problème des frontières. De même dans tous les ordres.

Que ce soit la formation d’une amibe ou la constitution d’une

œuvre d’art, d’abord des éléments épars, émus par leur

croyance à une certaine communauté de nature, s’unissent entre

eux ; puis affirment leur union contre ce qui n’est pas eux. Tout

être collectif suppose une volonté d’association et une volonté

d’opposition. Un amour et une haine.

*Ceux qui pour quelque raison, politique ou sentimentale,

veulent concilier le nationalisme avec ce que le sens courant

nomme la moralité ne retiennent de ces deux moments que le

premier. Ainsi, la plupart des docteurs chrétiens protestent que

le nationalisme est éminemment moral, puisqu’il est un

mouvement par lequel l’homme cesse de s’aimer lui seul pour

Discours à la nation européenne

107

1 « L’homme doit savoir mourir pour sa nation afin qu’elle vive et que lui-même continue en elle la seule existence qu’il ait jamais souhaitée. » (Fichte, Discours à la nation allemande, VIII.) Cette « seule existence qu’il ait jamais souhaitée », c’est (ibid.) la transformation « du court espace de notre vie terrestre en une vie devant durer toujours ici-bas ». On ne peut avouer plus naïvement que, dans le national, l’individu ne cherche qu’une affirmation plus assurée de son moi personnel.

Page 108: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

pratiquer l’amour d’une collectivité, qu’il est donc

essentiellement une école d’altruisme, de charité. Bossuet

assure que le patriotisme n’est qu’une forme de l’amour de

l’homme pour ses semblables. Renan, dans sa fameuse étude,

montre presque uniquement, dans le nationalisme, l’acte par

lequel l’homme accède à un sentiment de fraternité, de

similitude de cœur, à l’égard d’autres hommes. Ces psychologues

passent sous silence le second geste du nationaliste, celui par

lequel il arrête son mouvement de fraternisation et se pose, lui

et ses frères, contre le reste des hommes, ou tout au moins en

contraste implacable avec eux 1.

Or, c’est ce second geste qui fait vraiment le nationalisme. La

force de cette passion réside bien moins dans l’amour de

l’homme pour ses compatriotes que dans sa volonté de dresser

leur société contre ce qui n’est pas elle, et certains nationalistes

modernes ne font que témoigner de leur sens du réel quand ils

flétrissent cette école qui prétend servir la nation en prêchant

uniquement l’amour interhumain et enseignent à leurs ouailles

qu’un de leurs premiers devoirs est de pratiquer « la haine de

l’étranger 2 ». Aussi bien, les deux composantes du nationalisme

que je viens de décrire comme successives sontelles, en réalité,

simultanées, et la première, le mouvement d’union de l’homme à

Discours à la nation européenne

108

1 Pourtant Renan, dans son Histoire du peuple d’Israël (t. Ier, liv. I, chap. XI) : « Ces douces familles de pasteurs, dont les populations sédentaires accueillaient le passage avec bénédiction, deviennent un peuple dur, obstiné, « à la nuque résistante »... Il est féroce pour quiconque se trouve sur son chemin. La transformation est opérée ; Israël n’est plus une tribu, c’est déjà une nation. Hélas ! depuis le commencement du monde, on n’a pas encore vu une aimable nation !

2 Maurras, Dilemme de Marc Sangnier.

Page 109: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

d’autres hommes, n’a lieu, au fond, qu’en vue de la seconde,

pour opposer cette union à d’autres unions. La vraie racine du

nationalisme, c’est l’élément que je dénonçais plus haut : la

volonté de l’homme de se poser comme distinct du reste du

monde, mais de se poser comme tel dans sa nation, non plus

dans sa personne.

*Or, il est évident que l’orgueil dont s’accompagne, chez

l’homme, la volonté de se poser comme distinct du reste du

monde est infiniment plus fort quand il prononce cette volonté

au nom de sa nation qu’au nom de sa personne. Il la prononce

alors, en effet, au nom d’un être qui lui semble éternel, qui

occupe une grande surface terrestre, dispose d’une grande

puissance pour signifier son existence à ce qui n’est pas lui, et

non plus au nom d’une pauvre réalité d’un jour, qui n’atteint pas

deux mètres d’espace et que le poing d’un homme ivre peut

détruire. En même temps, les moyens qu’il adopte pour

satisfaire cette volonté deviennent chez lui l’objet d’un jugement

tout spécial. Alors qu’il rougit de certains actes qu’il commet

pour la prospérité de sa personne, il vénère ces mêmes actes

s’ils ont pour fin l’intérêt de sa nation. Le vol, le mensonge,

l’injustice, sont alors des vertus. L’égoïsme, en devenant

national, est devenu de l’égoïsme sacré .

Cette volonté a pris de nos jours une force dont on n’avait pas

connu l’exemple. Jadis, c’était une partie seulement de chaque

nation — les rois, les grands, les riches, les classes instruites —

qui se clamait distincte des autres hommes en tant

qu’appartenant à cette nation. Les humbles, les travailleurs ne

Discours à la nation européenne

109

Page 110: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

se mêlaient que de loin en loin à cette fanfare, mais prenaient

généralement d’euxmêmes et de leur misère une vague

conscience internationale, peu traversée par la notion de

frontière. Aujourd’hui, en de nombreux pays, ces classes se sont

jointes aux autres pour se poser dans le national. L’âge moderne

a inventé le nationalistesocialiste, la nation s’affirmant, dans son

opposition à l’étranger, par le « faisceau » de toutes ses classes,

la nation « totalitaire ». Le noble s’est évertué à nier son

cosmopolitisme avec une force qui doit faire frémir dans leurs

tombes Maurice de Saxe et le prince de Ligne. Le savant, le

philosophe, ont décidé de se penser dans leur nation. De petits

peuples sont nés qui jettent leur personnalité à la face des

autres avec plus d’âpreté encore que les grands. C’est un

nationalisme comme on n’en a jamais vu de tel dans l’histoire

que vous avez à combattre.

*

Donc, si vous voulez atteindre cette passion, sachez où il vous

faut frapper. Démasquez la fausse abnégation dont elle se pare.

Montrez l’excellente opération d’orgueil que font les hommes en

se niant dans ces réalités précaires et passagères que sont leurs

individus, et transportant l’affirmation d’eux-mêmes dans cette

chose puissante et durable qu’est leur nation. Montrez combien

le brave Martin et le pauvre Conrad sont passés maîtres dans

l’art du « se sentir », quand ils renoncent à se sentir dans leurs

personnes, qui ne sont rien, pour se sentir dans ces grandes

réalités historiques que sont la France ou l’Allemagne. Dénoncez

l’hypocrisie de l’homme à se nier en faveur d’un « prochain »,

Discours à la nation européenne

110

Page 111: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

qui n’est autre chose que lui-même, et lui-même dans un

particulier qui lui est cher, mais démesurément grandi et, de

surcroît, divinisé. Commentez l’aveu de ce docteur 1 , déclarant

cyniquement que le patriotisme, c’est « tout l’amour qu’on a

pour soi-même, pour ses parents et pour ses amis », c’estàdire

toujours pour soi-même. Et dénoncez cette fausse abnégation

sous tous les beaux noms qu’elle sait prendre. Dénoncezla

singulièrement sous le nom d’esprit de famille. Montrez que, là

aussi, l’individu renonce l’orgueil du moi pour son compte

personnel, mais qu’il le récupère au centuple dans le groupe au

profit de quoi il l’abandonne et qu’il dresse, gonflé d’arrogance,

contre les autres groupes. Destructeurs de l’esprit qui sépare,

attaquez le fond du mal : attaquez la primordiale volonté de

l’homme de se poser dans le distinct ; attaquez sa science, sa

ruse diabolique à paraître abdiquer cette passion par l’acte

même où il l’affirme le plus sûrement.

*

Mais attaquer cette passion, c’est, ditesvous, attaquer la vie

même, le ressort même de l’existence. Exister, c’est être distinct.

En effet, l’Europe sera un certain renoncement de l’homme à

lui-même, une certaine défection de sa part à l’existence sous le

mode réel. C’est pourquoi l’Europe trouve ligués contre elle tous

les fanatiques du réel — singulièrement l’artiste — , tous les

sectaires du monde sensible, comme jadis les trouva ligués la

nation, parce qu’elle était moins réelle que la province, moins

concrète que le village. L’Europe sera éminemment un acte

Discours à la nation européenne

111

1 Bossuet, Politique tirée de l’Écriture sainte, I, VI.

Page 112: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

moral, si la moralité consiste, pour l’Être, à cesser de se penser

sous le mode du réel, du distinct, du fini, pour se penser sous le

mode de l’infini ou du divin.

*

Beaucoup m’arrêtent alors : « L’Europe, si l’on adopte votre

acception de la moralité, ne sera pas plus morale que la nation.

Elle sera, elle aussi, la volonté de l’homme de se poser dans le

distinct et de s’y poser dans un groupe où il regagnera au

centuple ce qu’il renonce comme individu : ce groupe sera

l’Europe, au lieu d’être la nation. L’Europe sera, elle aussi,

l’affirmation d’une souveraineté : la souveraineté européenne. »

Je réponds que c’est précisément ce qu’il faut qu’elle ne soit pas,

ce que vous devez vouloir qu’elle ne soit pas. C’est là qu’il vous

faudra faire tout autre chose que ce que firent les ouvriers de la

nation. Ceuxci ont invité les hommes à renoncer le sentiment de

leur distinction dans l’intérieur du groupe qu’ils voulaient faire,

puis à arrêter ce mouvement à la frontière de ce groupe, pour lui

rendre la distinction avec toute l’énergie dont ils l’avaient

renoncée pour leurs individus. Vous devrez, vous, les exhorter à

prolonger ce mouvement, à considérer la frontière européenne

comme n’étant qu’une immobilité illusoire dans une évolution qui

ne saurait s’interrompre, semblable à l’un de ces cercles

concentriques que l’erreur de nos sens solidifie à la surface d’une

onde dont le progrès vibratoire ne connaît pas l’arrêt. L’Europe

n’aura de portée morale que si, loin d’être une fin à ellemême,

elle n’est qu’un moment de notre retour en Dieu, où doivent

Discours à la nation européenne

112

Page 113: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

sombrer tous les distincts, avec tous les orgueils et tous les

égoïsmes.

*Dites, d’ailleurs, à l’Europe que, ne fûtce que pour l’intérêt de

son être matériel, elle ne doit pas s’arrêter à ellemême, s’enclore

dans un nationalisme à la deuxième puissance. Montrezlui

l’exemple de Rome, qui a péri le jour où elle a contrarié le

principe extensif dont elle se nourrissait depuis des siècles et où

elle a refusé aux Barbares de s’insérer dans son orbite. L’Empire

serait peutêtre encore debout et deux mille ans de tuerie

eussent été épargnés aux hommes s’il eût franchement accordé

le droit de cité, comme sa loi le lui commandait, aux Goths et

aux Allemands 1.

Toutefois si même, pour des raisons pratiques, parce que les

hommes ne vous suivront qu’à ce prix, vous devez immobiliser la

vague d’abnégation qui portera l’Europe, souffrir que l’Europe se

bloque, elle aussi, dans l’orgueilleuse conscience de soi, même

alors vous aurez fait œuvre rédemptrice. Parce que l’Europe,

même impie, sera nécessairement moins impie que la nation.

Parce qu’elle sera la dévotion de l’homme à un groupe moins

précis, moins individualisé, et par conséquent moins

humainement aimé, moins charnellement embrassé. L’Européen

sera fatalement moins attaché à l’Europe que le Français à la

France, que l’Allemand à l’Allemagne. Il sentira d’un lien

Discours à la nation européenne

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1 Fichte répond (Discours, VIII) que ce sont les Allemands qui ont refusé ce droit de cité que l’Empire leur offrait, qu’ils l’ont refusé afin de rester de purs Allemands, et qu’ils ont ainsi sauvé le monde. Dieu jugera.

Page 114: Julien Benda, Discours à la Nation Européenne

beaucoup plus lâche sa détermination par le sol, sa fidélité à la

terre. Faites l’Europe, même souveraine, et le dieu de

l’Immatériel déjà vous sourira.

Juindécembre 1932.

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Discours à la nation européenne

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