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BERICHTE UND DISKUSSIONEN Kant et l’essence de l’argent par Charles Kounkou, Brazzaville, Congo Parmi les nombreuses occurrences du terme «argent» dans le corpus kantien 1 , celle que développe la Doctrine du droit s’annonce assurément comme la plus déci- sive pour l’intelligence de la conception kantienne de l’argent. Précisément parce que Kant y procède au dévoilement de l’essence de l’argent. Dans l’économie générale de la Doctrine du droit, l’argent relève du droit privé et, à l’intérieur du droit privé, de la sphère des contrats. Kant travaille au § 31 de la Doctrine du droit à «la division dogmatique de tous les droits acquis par contrat». Par «division dogmatique», il convient d’entendre une division qui s’opère en fonc- tion d’un principe a priori. En effet, […] on peut exiger d’une doctrine métaphysique du droit qu’elle énumère a priori les membres de sa division (divisio logica) d’une façon exhaustive et précise et qu’ainsi elle en établisse un véritable système, au lieu que toute division empirique, étant purement fragmentaire (partitio), laisse incertaine la question de savoir si pour remplir toute la sphère du concept décomposé ce n’est pas un nombre encore plus grand de membres qu’il faudrait. 2 À la division empirique du droit qui demeure vouée à l’incomplétude en raison de l’impossibilité qu’il y a à circonscrire toute la matière empirique du droit, Kant oppose la division dogmatique du droit seule capable, en vertu de son caractère a priori, de dénombrer exactement tous les éléments constitutifs du droit et de les réunir en système. Parmi ces éléments, le plus important paraît devoir être le contrat. Car il régit non seulement la sphère du «droit personnel à modalité réelle» 3 , 1 On dénombre en effet 52 occurrences du terme «Geld» dans le corpus kantien. Voir le Kant- Index des 9 premiers volumes de l’édition de l’Académie. 2 Kant, Immanuel: Métaphysique des mœurs. Première partie : Doctrine du droit § 31. Tra- duction française (désormais tr. fr.) Joëlle et Olivier Masson en: Œuvres philosophiques. Tome 111. Édition Ferdinand Alquié. Paris: Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade) 1986, 544. / «Von einer metaphysischen Rechtslehre kann gefordert werden, daß sie a priori die Glieder der Eintheilung (divisio logica) vollständig und bestimmt aufzähle und so ein wah- res System derselben aufstelle; statt dessen alle empirische Eintheilung bloß fragmentarisch (partitio) ist und es ungewiß läßt, ob es nicht noch mehr Glieder gebe, welche zur Ausfül- lung der ganzen Sphäre des eingetheilten Begriffs erfordert würden.» MS, AA 06: 284. 3 Le droit personnel à modalité réelle «est le droit de posséder un objet comme une chose et d’en user comme d’une personne. Le mien et le tien afférent à ce droit est le mien et tien domestique». (Kant: Métaphysique des mœurs. Doctrine du droit § 31. Op. cit., 534 / «Die- Kant-Studien 97. Jahrg., S. 228–234 DOI 10.1515/KANT.2006.013 © Walter de Gruyter 2006 ISSN 0022-8877 Brought to you by | University of North Carolina Authenticated | 152.15.236.17 Download Date | 9/18/13 3:27 PM

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228 Charles Kounkou

BERICHTE UND DISKUSSIONEN

Kant et l’essence de l’argent

par Charles Kounkou, Brazzaville, Congo

Parmi les nombreuses occurrences du terme «argent» dans le corpus kantien1,celle que développe la Doctrine du droit s’annonce assurément comme la plus déci-sive pour l’intelligence de la conception kantienne de l’argent. Précisément parceque Kant y procède au dévoilement de l’essence de l’argent.

Dans l’économie générale de la Doctrine du droit, l’argent relève du droit privé et,à l’intérieur du droit privé, de la sphère des contrats. Kant travaille au § 31 de laDoctrine du droit à «la division dogmatique de tous les droits acquis par contrat».Par «division dogmatique», il convient d’entendre une division qui s’opère en fonc-tion d’un principe a priori. En effet,

[…] on peut exiger d’une doctrine métaphysique du droit qu’elle énumère a priori les membresde sa division (divisio logica) d’une façon exhaustive et précise et qu’ainsi elle en établisse unvéritable système, au lieu que toute division empirique, étant purement fragmentaire (partitio),laisse incertaine la question de savoir si pour remplir toute la sphère du concept décomposé cen’est pas un nombre encore plus grand de membres qu’il faudrait.2

À la division empirique du droit qui demeure vouée à l’incomplétude en raisonde l’impossibilité qu’il y a à circonscrire toute la matière empirique du droit, Kantoppose la division dogmatique du droit seule capable, en vertu de son caractèrea priori, de dénombrer exactement tous les éléments constitutifs du droit et de lesréunir en système. Parmi ces éléments, le plus important paraît devoir être lecontrat. Car il régit non seulement la sphère du «droit personnel à modalité réelle»3,

1 On dénombre en effet 52 occurrences du terme «Geld» dans le corpus kantien. Voir le Kant-Index des 9 premiers volumes de l’édition de l’Académie.

2 Kant, Immanuel: Métaphysique des mœurs. Première partie : Doctrine du droit § 31. Tra-duction française (désormais tr. fr.) Joëlle et Olivier Masson en: Œuvres philosophiques.Tome 111. Édition Ferdinand Alquié. Paris: Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade) 1986,544. / «Von einer metaphysischen Rechtslehre kann gefordert werden, daß sie a priori dieGlieder der Eintheilung (divisio logica) vollständig und bestimmt aufzähle und so ein wah-res System derselben aufstelle; statt dessen alle empirische Eintheilung bloß fragmentarisch(partitio) ist und es ungewiß läßt, ob es nicht noch mehr Glieder gebe, welche zur Ausfül-lung der ganzen Sphäre des eingetheilten Begriffs erfordert würden.» MS, AA 06: 284.

3 Le droit personnel à modalité réelle «est le droit de posséder un objet comme une chose etd’en user comme d’une personne. Le mien et le tien afférent à ce droit est le mien et tiendomestique». (Kant: Métaphysique des mœurs. Doctrine du droit § 31. Op. cit., 534 / «Die-

Kant-Studien 97. Jahrg., S. 228–234 DOI 10.1515/KANT.2006.013© Walter de Gruyter 2006ISSN 0022-8877

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mais aussi la sphère du droit privé. Le contrat, dont le champ d’application, s’étendà la fois aux personnes et aux choses, possède en vérité une structure tripartite. Il re-quiert, en effet, outre la promesse de l’une des parties contractantes et l’acceptationde l’autre, la caution d’un tiers. Ainsi, participent du contrat trois personnes: «lepromettant, l’acceptant et le garant; grâce à ce dernier et au contrat qui le lie au pro-mettant, l’acceptant ne gagne sans doute rien de plus relativement à l’objet, mais ilgagne néanmoins un moyen de contrainte pour obtenir ce qui est sien».4

Conformément à la division logique-rationnelle de tous les droits acquis parcontrat, il y a trois formes simples et pures de contrats qu’il faut distinguer descontrats mixtes et empiriques. Ces derniers, qui sont innombrables et dont la fonc-tion consiste à transformer la possession reposant sur la seule loi naturelle enpropriété fondée sur la loi juridique, «se situent […] en dehors de la sphère de ladoctrine métaphysique du droit».5

Kant assigne trois fins essentielles aux contrats l’acquisition unilatérale, l’acqui-sition réciproque et la garantie. Relèvent de l’acquisition unilatérale les contrats debienfaisance que représentent la conservation d’un bien confié, le prêt d’une choseet la donation. Ressortissent à l’acquisition réciproque les contrats onéreux quesont, d’une part le contrat d’aliénation, c’est-à-dire le troc, l’achat et la vente, etl’emprunt; et d’autre part, le contrat de louage qui comprend le louage de mon bienà un autre pour qu’il en use – louage qui en cas de restitution peut s’accompagnerd’un versement d’intérêts, le contrat salarial à travers lequel je cède l’usage de maforce (de travail) à un autre moyennant un prix déterminé et le contrat procuratoiresur la base duquel je gère à la place et au nom d’un autre son bien. Cette gestion, sielle s’accomplit seulement à la place d’un autre sans pour autant l’être en son nom,correspond à une gestion sans délégation; mais si elle se réalise au nom de l’autre,elle équivaut alors à un mandat. Appartiennent au contrat de garantie à la foisla mise en gage et la prise en gage, le cautionnement pour la promesse d’un autre etla caution personnelle.6 L’examen de tous ces contrats permet d’établir leur contenuempirique. Car il s’agit, dans le contrat de bienfaisance, de la conservation, du prêtet de la donation d’une chose; dans le contrat d’aliénation, du troc, de l’achat et dela vente et de l’emprunt d’une chose; dans le contrat de louage, du louage de monbien; dans le contrat salarial de la cession de l’usage de ma force de travail considé-rée comme une chose pour un prix déterminé; dans le contrat procuratoire de la

ses Recht ist das des Besitzes eines äußeren Gegenstandes als einer Sache und des Gebrauchsdesselben als einer Person. – Das Mein und Dein nach diesem Recht ist das häusliche […]».MS, AA 06: 276.). Le droit personnel à modalité réelle qui coïncide avec le droit domestique,renvoie précisément au droit conjugal, au droit des parents et au droit du maître de maison.

4 Kant: Métaphysique des mœurs. Doctrine du droit § 31. Op. cit., 545. / «[…]der Promittent,der Acceptant und der Cavent; durch welchen letzteren und seinen besonderen Vertrag mitdem Promittenten der Acceptant zwar nichts mehr in Ansehung des Objects, aber doch derZwangsmittel gewinnt, zu dem Seinen zu gelangen». MS, AA 06: 284.

5 Ibid. / «[…] sie liegen aber außerhalb dem Kreise der metaphysischen Rechtslehre […]».MS, AA 06: 285.

6 Voir Kant: Métaphysique des mœurs. Doctrine du droit § 31. Op. cit., 545–546.

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gestion à la place et au nom d’un autre d’une chose qui est sienne; dans le contrat degarantie de la mise en gage et de la prise en gage d’une chose, du cautionnementpour la promesse d’un autre relativement à une chose, et de la caution personnelleau sujet d’une chose. Tous ces contrats empiriques

[…] n’ont pas à proprement parler leur place au sein d’une doctrine métaphysique du droit oùles divisions doivent être opérées d’après des principes a priori, où par conséquent il faut faireabstraction de la matière de l’échange (qui pourrait être conventionnelle) pour ne considérerque la forme […].7

Comment comprendre alors la présence de l’argent et du livre à l’intérieur de ladoctrine métaphysique du droit où les éléments constitutifs s’avèrent toujours apriori?8 D’autant que l’argent se présente, dans le contrat d’aliénation, comme lemoyen matériel par lequel s’opère l’échange d’une marchandise; et que le livren’est rien d’autre qu’un objet matériel qui s’acquiert par un contrat d’aliénationqui peut être aussi bien le troc (livre contre livre), que l’achat et la vente (livre contreargent) ou l’emprunt. C’est pourquoi, loin de relever de la doctrine métaphysiquedu droit, l’argent et le livre devraient plutôt figurer sur le registre des contrats em-piriques.

Or, l’argent est le «[…] moyen le plus important et le plus utilisable de tous pourles hommes, quant au commerce des choses appelé achat et vente (marché), demême […] [le] livre […] est le moyen le plus important pour le commerce des pen-sées […].»9

En raison de l’utilité de l’argent comme moyen général pour le commerce des cho-ses et du livre comme moyen général pour le commerce des pensées, la priorité n’estpas accordée à leur contenu, mais à leur forme, c’est-à-dire à la possibilité d’échangequ’incarnent l’argent et le livre. Dès lors, il est permis de les réduire à de «pursrapports intellectuels»10 et de les inscrire dans la doctrine métaphysique du droit, ensorte que «le tableau des contrats purs ne saurait être entaché d’aucun ajout empi-rique»11. Par conséquent, lorsque Achenwall énonce au § 207 du Jus naturae que«l’usage principal et ordinaire de la monnaie consiste en l’aliénation»12 Kant, qui se

7 Kant: Métaphysique des mœurs. Doctrine du droit § 31. Op. cit., 545–547. / «[…] in einermetaphysischen Rechtslehre eigentlich nicht Platz haben, in der die Eintheilungen nach Prin-cipien a priori gemacht werden müssen, mithin von der Materie des Verkehrs (welcheconventionell sein könnte) abstrahirt und bloß auf die Form gesehen werden muß […]». MS,AA 06: 286.

8 Voir Goyard-Fabre, Simone: Kant et le problème du droit. Paris: Vrin 1975, 173.9 Kant: Métaphysique des mœurs. Doctrine du droit § 31. Op. cit., 547. / «[…] jener Begriff

des größten und brauchbarsten aller Mittel des Verkehrs der Menschen mit Sachen, Kaufund Verkauf (Handel) genannt, imgleichen der eines Buchs, als das des größten Verkehrs derGedanken […]». MS, AA 06: 286.

10 Ibid. / «lauter intellectuelle Verhältnisse». MS, AA 06: 286.11 Ibid. / «[…] die Tafel der reinen Verträge nicht durch empirische Beimischungen verunrei-

nigen dürfe». MS, AA 06: 286.12 Achenwall: Jus naturae, § 207. Cité in Kant: Métaphysique des mœurs. 1. Doctrine du droit

§ 31, par Joëlle et Olivier Masson, note 1 de la page 547, 1430.

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réfère à cet énoncé et l’entend comme une «bonne définition nominale […], c’est-à-dire suffisante pour distinguer cette espèce [sc. l’argent] de tous les autres objetsde l’arbitre»13, reste cependant fort réservé sur sa capacité à rendre raison de l’ar-gent. Le motif de cette réserve tient au caractère empirique de l’argent dans l’énoncéd’Achenwall adapté par Kant. «L’argent est une chose dont il n’est possible de faireusage qu’en l’aliénant.»14 A l’encontre de la thèse liant l’usage de l’argent considérécomme une chose à son aliénation, Kant affirme que pareille aliénation n’équivautpas à la donation de la chose, mais bien à l’acquisition réciproque. Car ne possédantaucune valeur, à la différence de la chose qui comme marchandise s’avère pourvued’une valeur en rapport avec le besoin particulier d’un individu, l’argent n’est qu’unsimple moyen de commerce qui, parce qu’il est universellement agréé, «représentetoutes les marchandises».15

Tandis que les marchandises satisfont les besoins humains et possèdent par làmême une valeur directe, l’argent ne recèle qu’une valeur indirecte. «On ne peut enjouir en lui-même ni en faire, en tant que tel, un usage immédiat, quel qu’il soit».16

Cela n’empêche pourtant pas l’argent d’être un moyen «de la plus haute utilité»17.D’autant qu’il représente «pour les hommes le moyen universel d’échangerentre eux leur travail»18 Pareille intelligence de l’argent comme moyen universeld’échange s’offre comme la définition réelle de l’argent, par opposition à sa défini-tion nominale comme une chose aliénable.

Si la richesse nationale, qui s’acquiert par l’argent, n’est faite que de la somme detravail que les hommes échangent entre eux au moyen de l’argent, alors

[…] il faut que la chose qu’on appellera argent ait donc coûté pour la produire ou pour la met-tre entre les mains d’autres hommes un travail dont la qualité équivaille au travail par lequel lesmarchandises (produits de la nature ou produits de l’art) ont dû être acquises et contre lequel lepremier est échangé.19

L’argent équivaut donc aux yeux de Kant à un travail. Car dans l’hypothèse oùl’argent ne serait qu’une chose, chaque individu s’efforcerait d’en posséder beau-

13 Kant: Métaphysique des mœurs. 1. Doctrine du droit § 31. Op. cit., 546–547. / «[…] einegute Namenerklärung desselben […], nämlich hinreichend zur Unterscheidung dieser ArtGegenstände der Willkür von allen andern […]». MS, AA 06: 286.

14 Kant: Métaphysique des mœurs. 1. Doctrine du droit § 31. Op. cit., 547. / «Geld ist eine Sa-che, deren Gebrauch nur dadurch möglich ist, daß man sie veräußert.» MS, AA 06: 286.

15 Ibid. / «[…] alle Waare repräsentirt». MS, AA 06: 287.16 Kant: Métaphysique des mœurs. 1. Doctrine du droit § 31. Op. cit., 548. / «Man kann es

selbst nicht genießen, oder als ein solches irgend wozu unmittelbar gebrauchen». MS,AA 06: 287.

17 Ibid. / «von der höchsten Brauchbarkeit». MS, AA 06: 287.18 Ibid. / «[…]es ist das allgemeine Mittel den Fleiß der Menschen gegen einander zu verkehren

[…]». MS, AA 06: 287.19 Ibid. / «Die Sache nun, welche Geld heißen soll, muß also selbst so viel Fleiß gekostet haben,

um sie hervorzubringen, oder auch anderen Menschen in die Hände zu schaffen, daß dieserdemjenigen Fleiß, durch welchen die Waare (in Natur- oder Kunstproducten) hat erworbenwerden müssen, und gegen welchen jener ausgetauscht wird, gleich komme.» MS, AA 06:287.

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coup, de sorte qu’il y aurait sur le marché «davantage d’argent que de marchandisesà vendre».20 En effet, la production de marchandises nécessitant du travail, il seraitplus aisé de chercher à se procurer cette chose matérielle que représente l’argent. Laconséquence d’une telle recherche serait le déclin et la ruine des arts et des métiers,mais aussi de l’activité industrieuse, créatrice de richesse publique.

Dans la mesure où l’argent correspond toujours à une certaine quantité de travailon ne saurait considérer les billets de banque et les assignats comme de l’argent,

quoiqu’ils en tiennent lieu pendant un temps parce que cela ne coûte presque aucun travail deles fabriquer et que leur valeur ne se fonde que sur l’opinion que l’on pourra continuer à lesconvertir comme jusqu’à présent en argent comptant […].21

Par «argent comptant», Kant vise essentiellement l’or et l’argent. Si le papier-monnaie se substitue à l’or et à l’argent, le motif d’une telle substitution vient de lacommodité du papier-monnaie.22 N’exigeant que fort peu de travail, le papier-mon-naie s’avère facile à fabriquer. Contrairement à l’or et à l’argent qui requièrent,comme toute marchandisation, une certaine quantité de travail.23 Comme l’or etl’argent ne sont, conformément à la quantité de travail qu’il faut dépenser pour leurextraction, que des marchandises, comment expliquer alors que ces marchandisesaient pu accéder au statut de moyen universel d’échange?

Cela arrive lorsqu’un grand et puissant consommateur d’un matériau, qu’il n’a d’abord utiliséque pour la parure et le lustre de ses serviteurs (à sa cour) par exemple l’or, l’argent, le cuivre oules cauris, qui sont une belle espèce de coquillages, ou encore comme au Congo une sorte denatte appelée makutes, ou comme au Sénégal des lingots de fer, ou même les esclaves nègres surla côte de Guinée – Je veux dire lorsque le souverain d’un pays exige de ses sujets qu’ils lui ver-sent leurs impôts en ce matériau (qui est une marchandise) et qu’il les paye en retour avec cemême matériau, selon les dispositions du commerce établies en général entre eux et avec eux(sur un marché ou à la bourse).24

20 Ibid. / «[…] wäre es leichter den Stoff, der Geld heißt, als die Waare anzuschaffen […]». MS,AA 06: 287.

21 Kant: Métaphysique des mœurs. 1. Doctrine du droit § 31. Op. cit., 549. / «[…] ob sie gleicheine Zeit hindurch die Stelle desselben vertreten: weil es beinahe gar keine Arbeit kostet, siezu verfertigen, und ihr Werth sich bloß auf die Meinung der ferneren Fortdauer der bishergelungenen Umsetzung derselben in Baarschaft gründet […]». MS, AA 06: 287.

22 A propos de la commodité du papier-monnaie, Kant se souvient, semble-t-il, d’Adam Smith:«La substitution du papier à la place de la monnaie d’or et d’argent est une manière de rem-placer un instrument de commerce extrêmement dispendieux, par un autre qui coûte infini-ment moins, et qui est quelquefois tout aussi commode». Smith, Adam: Recherches sur lanature et les causes de la richesse des nations – Les grands thèmes. Édition Gérard Mairet.Paris: Gallimard 1976, livre 11, chap. 11, 1150.

23 Ainsi, «l’activité industrieuse de ceux qui exploitent les mines d’or et d’argent au Pérou ouau Nouveau-Mexique». Kant: Métaphysique des mœurs. 1. Doctrine du droit § 31. Op. cit.,549. / «[…] der Erwerbfleiß derer, welche die Gold- und Silberbergwerke in Peru oder Neu-mexico anbauen […]». MS, AA 06: 288.

24 Kant: Métaphysique des mœurs. 1. Doctrine du droit § 31. Op. cit., 549–550. / «Wenn eingroßer und machthabender Verthuer einer Materie, die er anfangs bloß zum Schmuck undGlanz seiner Diener (des Hofes) brauchte (z.B. Gold, Silber, Kupfer, oder eine Art schönerMuschelschalen, Kauris, oder auch wie in Kongo eine Art Matten, Makuten genannt, oder

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Le concept empirique de l’argent, qui s’entend en général comme or, argent,cuivre, mais qui peut s’entendre également comme makutes (ou plus exactementcomme makutas) au Congo, ou comme lingots de fer au Sénégal, dépend à vrai diredu concept intellectuel. Un concept intellectuel dont la fonction consiste à fixer leprix de toutes les marchandises, donc aussi bien des choses que des sciences, puisqu’«on ne les enseigne pas gratuitement aux autres»25. A travers la notion de prix, Kantvise la valeur d’une chose. Une valeur qui est déterminée par la quantité de travailrequise pour la production de la chose.

De fait, pour l’évaluation des prix, on retient comme étalon le métal argent, àl’exclusion de l’or et du cuivre. Car

il y a trop peu de l’un et trop de l’autre pour qu’il soit facile de les mettre en circulation tout enles ayant en fractions assez petites comme il est nécessaire à l’échange contre marchandise oucontre un grand nombre d’entre elles pour l’acquisition la plus petite soit-elle.26

C’est donc la rareté de l’or et l’abondance du cuivre qui interdisent à ces métauxde servir de matériau approprié de l’argent et d’étalon pour l’évaluation des prix.Toutefois, lorsqu’ils sont pesés et marqués d’un signe indiquant leur valeur, l’or et lecuivre «sont de l’argent légal: de la monnaie».27

A la différence de l’or et du cuivre qui, pour devenir de l’argent légal doivent êtreévalués, c’est-à-dire examinés quant à leur poids et teneur, «l’argent est donc(d’après Adam Smith) celui de ces corps dont l’aliénation est à la fois le moyen et lamesure du travail, corps avec lequel les hommes et les peuples commercent entreeux.»28 A travers la définition de l’argent comme moyen universel d’échange etcomme mesure de la quantité de travail, Kant ne cherche qu’à transformer leconcept empirique de l’argent en un concept intellectuel. Cette définition, qui visedans le contrat d’aliénation non pas son contenu mais sa forme et dans l’échange le

wie am Senegal Eisenstangen und auf der Guineaküste selbst Negersklaven), d.i. wenn einLandesherr die Abgaben von seinen Unterthanen in dieser Materie (als Waare) einfordertund die, deren Fleiß in Anschaffung derselben dadurch bewegt werden soll, mit eben den-selben nach Verordnungen des Verkehrs unter und mit ihnen überhaupt (auf einem Marktoder einer Börse) wieder lohnt.» MS, AA 06: 288.

25 Kant: Métaphysique des mœurs. 1. Doctrine du droit § 31. Op. cit., 550. / «[…] sie Anderennicht umsonst gelehrt werden […]». MS, AA 06: 288.

26 Ibid. / «[…]weil von dem ersteren zu wenig, vom anderen zu viel da ist, um es leicht inUmlauf zu bringen und dennoch in so kleinen Theilen zu haben, als zum Umsatz gegenWaare, oder eine Menge derselben im kleinsten Erwerb nöthig ist». MS, AA 06: 289.

27 Ibid. / «[…] sind gesetzliches Geld, d. i. Münze». MS, AA 06: 289.28 Kant: Métaphysique des mœurs. 1. Doctrine du droit § 31. Op. cit., 550–551. / «‹Geld

ist also (nach Adam Smith) derjenige Körper, dessen Veräußerung das Mittel und zugleichder Maßstab des Fleißes ist, mit welchem Menschen und Völker unter einander Verkehr trei-ben.›» MS, AA 06: 289. En fait, Kant condense dans cette définition deux énoncés d’AdamSmith. «C’est de cette manière que la monnaie est devenue chez tous les peuples civilisésl’instrument du commerce, et que les marchandises de toute espèce se vendent et s’achètent,ou bien s’échangent l’une contre l’autre, par son intervention». Smith, Adam: Recherchessur la nature et les causes de la richesse des nations – Les grands thèmes. Op. cit., livre 1,chap. V, 61.

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concept de droit, prend logiquement place à l’intérieur de la division dogmatique dudroit, et donc de la métaphysique ou du système du droit.

Toutes les preuves existent désormais pour affirmer que l’essence de l’argentconsiste en ce qu’il est moyen universel d’échange29 sans pour autant qu’il procurela moindre jouissance, si l’on excepte la jouissance de la possession. L’argent, qui estvaleur d’échange, ne possède donc chez Kant nulle valeur d’usage.30 Mais on peuttout aussi bien avancer que l’argent est la possibilité de tous les usages, puisqu’il seconvertit aisément en l’objet de n’importe quel usage.

29 «Il est loisible de fonder provisoirement, sur ce qui précède, une définition réelle de l’argent:c’est pour les hommes le moyen universel d’échanger entre eux leur travail, de telle sorte quela richesse nationale, en tant qu’elle a été acquise par la médiation de l’argent, n’est à pro-prement parier que la somme de travail avec lequel les hommes se payent entre eux et qui estreprésenté par l’argent circulant dans le peuple.» Kant: Métaphysique des mœurs. 1. Doc-trine du droit § 31. Op. cit., 548. / «Hierauf läßt sich vorläufig eine Realdefinition des Gel-des gründen: es ist das allgemeine Mittel den Fleiß der Menschen gegen einander zu verkeh-ren, so: daß der Nationalreichthum, in sofern er vermittelst des Geldes erworben worden,eigentlich nur die Summe des Fleißes ist, mit dem Menschen sich untereinander lohnen, undwelcher durch das in dem Volk umlaufende Geld repräsentirt wird.» MS, AA 06: 287.

30 Le couple valeur d’échange/valeur d’usage, que thématise Adam Smith, s’avère paradoxale-ment absent chez Kant, qui a pourtant lu Adam Smith: «Il faut observer que le mot valeura deux significations différentes, quelquefois il signifie l’utilité d’un objet particulier, et quel-quefois il signifie la faculté que donne la possession de cet objet d’acheter d’autres marchan-dises. On peut appeler l’une Valeur en usage et l’autre Valeur en échange». Smith, Adam:Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations – Les grands thèmes. Op.cit., livre 1, chap. IV, 60.

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