Krishnamurti_ou_la_révolution_du_réel

  • Upload
    thoumb

  • View
    222

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    1/176

    RENE FOUERE

    K R I S H N A M U R T I

    ou

    l a r v o l u t i o n d u r e l

    Edit par Le Courrier du Livre Paris en 1969. Rdit par le

    mme diteur en 1985. Ceci est la version de 1969.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    2/176

    2

    Texte de la 4me de couverture :

    Trs prcocement attir, et presque au mme degr, par la religion et la science,Ren Four, n dans un milieu de tradition catholique, s'intressa si fortement sa foi natale qu'on put croire qu'il deviendrait un prtre.En lui faisant dcouvrir certains aspects de la pense orientale, la rencontre dethosophes le jeta dans une grave crise intrieure qui devait le conduire uneattitude de libre recherche et une adhsion profonde aux thmes essentiels del'enseignement de Krishnamurti, enseignement qui a fait pendant plus de trenteans la matire de ses rflexions.

    Ecrites en toute libert, avec un constant souci de lucidit et de clart, d'quit etde mesure, les pages qu'il nous propose n'ont aucun caractre dogmatique.Toujours attentif ne pas sparer la vie spirituelle de cette vie quotidienne qui estsi importante et qu'on qualifie si tourdiment de banale, se refusant faire del'individu une abstraction psychologique solitaire et dsincarne, affranchie desralits physiques et sociales dont elle a surgi, trangre la vision scientifique ettechnicienne du monde, chappant aux ncessits de l'action, l'auteur s'estefforc de faire prendre au lecteur une conscience claire, prcise et aigu de cetteplaie psychologique, mal tudie et mal connue, qui est l'origine des pirestourments de l'humanit et qui rsiste depuis des millnaires tous les remdesillusoires par lesquels on s'est vertu la gurir.

    L'objet essentiel de l'auteur a t, non de rpter les propos de Krishnamurti, maisde comprendre leur lumire les mcanismes profonds de la consciencehumaine, de mettre nu la source cache des aberrations et des dchirementsauxquels elle est en proie, et qui ne cessent d'engendrer, chez les individus,toutes les affres, toutes les violences du dsarroi et, dans la socit, un dsordrecruel, millnaire et sanglant.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    3/176

    3

    Ouvrage ddi sa femme

    Francine, en ces termes :

    En hommage de tendre gratitude, je ddie ce livre quelle na cessdappeler de ses vux depuis tantdanne et dont, sans son affec-tueuse obstination, le manuscritserait encore composer.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    4/176

    4

    PRESENTATION DE L'OUVRAGE

    Ce livre, que depuis des annes ma femme dsirait faire paratre, n'aurait pasvu le jour sans l'amicale insistance de Grard Nizet, auquel je suis heureux

    d'exprimer ici toute ma chaleureuse gratitude, et aussi toute mon admiration pourle courage qu'il a d'diter des textes qui ne sont pas destins au divertissementdes lecteurs.S'il ne m'en avait instamment pri, je n'aurais pas de sitt entrepris de faire demes ouvrages ou crits antrieurs, dont plusieurs sont puiss, l'essai desynthse qu'on va lire.Dans le prsent ouvrage, j'ai runi la matire d'un certain nombre d'essais,d'importance ingale, dont voici les titres :

    Pour ne pas devenir disciple, dans le n 36-37, printemps 1952, de La Tourde Feu , revue littraire dite Jarnac par Pierre Boujut.

    Krishnamurti l'homme et sa pense, publi par Robert Linssen (Collection Spiritualit , Bruxelles, 1948). Une version anglaise de ce livre, due l'initiativede M. Maurice Frydman, a t dite en 1952, par Chetana Ltd, Bombay, sousle titre Krishnamurti, the man and his teaching. ICIX

    La pense de Krishnamurti, publi par Robert Linssen, Editions Etre Libre ,Bruxelles, 1951.

    Krishnamurti et le problme de l'immortalit, article publi, en premire version,

    dans le n 81 83, de fvrier-avril 1952, de la revue Spiritualit de RobertLinssen. J'y ai adjoint un texte de prsentation de cette tude crit Marseille enavril 1960.

    Bonheur et mort, article publi dans le n 52-53, de mars-avril 1949, de la revueSpiritualit de Robert Linssen.

    Krishnamurti, pote du prsent et du silence, publi en automne 1951 dans len 10 de La Voix des Potes , revue littraire de Simone Chevallier. Y ont tannexes des traductions de quelques extraits de Commentaries on living (2nd and 3rd series) de Krishnamurti. M. S. Sendra, directeur de la revue

    Noticias a publi, Porto Rico, sous la forme d'une plaquette Krishnamurti, elpoeta del presente y del silencio, une traduction espagnole, faite par MmeMadeleine Ussel, de l'article paru dans La Voix des Potes .

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    5/176

    5

    Krishnamurti et la non-psychanalyse, dans le n 36-37, printemps 1952, de larevue littraire La Tour de Feu , dite Jarnac par Pierre Boujut.

    Sur l'existentialisme de Sartre (dans ses rapports avec l'enseignement deKrishnamurti), tude publie dans le n 56-57, de juillet-aot 1949, de la revue

    Spiritualit de Robert Linssen. Le mme texte a t repris, sous le titreKrishnamurti et l'existentialisme, dans l'ouvrage de Robert Linssen Krishnamurtiet la pense occidentale en 1951 (appendice n 2 de l'ouvrage).

    Krishnamurti et la pense contemporaine, publi dans ,le n 27, de juillet-septembre 1962, de la revue La Sant Spirituelle de Grard Vidal. Unetraduction espagnole de cet essai a paru dans la revue argentine Conocimientode la Nueva Era (N 310 312, octobre dcembre 1963). Une premireversion de Krishnamurti et la pense contemporaine avait paru dans le n 119-120, d'avril-mai 1956, de la revue internationale Synthse de MauriceLambilliotte, Woluw-St-Lambert, Bruxelles.

    Ce que je dois Krishnamurti, publi dans les n 190 192 et 193 195(octobre dcembre 1961 et janvier mars 1962) de la revue Spiritualit deRobert Linssen, et repris sous forme de brochure par les ditions Etre Libre ,de Robert Linssen, en 1962.

    Je me suis efforc de rassembler aussi logiquement que possible les lmentsconstitutifs de tous ces textes.

    Certains de mes essais, destins donner chacun une vue d'ensemble dusujet, comportaient invitablement des parties communes ou prsentant, dumoins, de trs grandes analogies. J'ai donc d procder quelques suppressions.J'ai d aussi, pour mettre plus d'ordre dans l'ouvrage rsultant, faire passer desfragments d'un essai dans le corps d'un autre, et inversement.

    La seconde dition du Krishnamurti, the man and his teachingavait t grossiede textes emprunts un ouvrage beaucoup plus vaste, crit sous l'amicalepression de Grard Macrez, ouvrage intitul Du Temporel l'Intemporel, et rest jusqu' ce jour presque entirement indit, si l'on excepte le premier volume,publi au Cercle du Livre en 1962, avec le sous-titre Intelligence technique etconscience personnelle, et un nombre trs restreint de fascicules qui ont t

    ronotyps grce l'obligeance de mon ami Jean Vigneau.Les additions faites la seconde dition indienne ont t reprises et mme

    notablement accrues, grce de nouveaux emprunts, dans le prsent ouvrage.Elles ne figuraient naturellement pas dans la brochure et le petit livre, crits enfranais, que mon ami Robert Linssen m'avait fait la faveur d'diter.

    J'ai d, en outre, introduire, entre les lments de mes essais, des textes deliaison dont quelques-uns ont t spcialement crits cette intention. Je me suisenfin efforc d'apporter quelques amliorations de dtail aux textes originaux.

    Je ne cherche aucunement me dissimuler les imperfections de mon travail desynthse, imperfections aggraves par le fait que, tout en accomplissant ce travail,

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    6/176

    6

    je devais faire leur part des tches qui m'taient imposes. J'accueillerai avecgratitude toutes les critiques constructives que l'on voudra bien m'adresser.

    Je dois nanmoins attirer l'attention du lecteur sur le fait que certains traits de

    cet ouvrage, qui pourraient passer juste titre pour des dfauts littraires, lui ontt donns intentionnellement.

    C'est ainsi que j'ai dlibrment laiss subsister quelques rptitions,suffisamment distantes les unes des autres et qui n'avaient pas un caractred'identit textuelle.

    Parfois, aussi, je me suis longuement attard examiner une mme notionsous des angles divers, et je l'ai fait dessein, tout en tant trs conscient descritiques qui pourraient m'tre faites ce propos.

    Je pense, en effet, qu'il est des points d'une grave importance dont nousreconnaissons volontiers la vrit formelle, auxquels nous sommes prompts donner notre acquiescement intellectuel, mais que nous nous empressons

    d'oublier, cet oubli ayant dans notre vie intime et sociale de dsastreusesconsquences. Le fait que je me sois attard prsenter ces notions de diffrentspoints de vue a une valeur de mditation, et l'on doit comprendre que ce livre n'estpas, dt son rythme en souffrir, un pur expos intellectuel - qu'il m'et t ais derendre, dans certaines de ses parties, beaucoup plus concis - mais, comme lesconfrences de Krishnamurti elles-mmes, une invitation la rflexion, je diraismme, au recueillement, s'agissant de sujets graves, de sujets auxquels, bien tort, nous n'accordons souvent qu'une attention brve et superficielle ; uneattention trop brve pour que leur considration puisse influencer profondmentnotre vie.

    Quelques-uns de mes lecteurs pourront galement tre enclins se surprendreet mme s'irriter du soin que j'ai apport dfinir certaines notions ou tudiercertains tats. J'ai agi de la sorte parce qu'il est, mon sens, d'un trs grandintrt d'analyser le processus du moi (voir chapitre 3) et toutes les fonctionspsychologiques sur lesquelles il se fonde, avec tant de prcision et de rigueur quel'esprit ne puisse absolument pas se dissimuler lui-mme l'absurdit intrinsquede ses conduites prsentes, qu'il soit contraint de regarder en face, sans vasionintellectuelle possible, ses propres contradictions, et devienne inluctablementconscient de la suprme vanit de ses ambitions et de ses poursuitescoutumires.

    On m'excusera donc si, pour donner mon expos quelque chose de cetterigueur dsirable et convaincante, je me suis attard prciser trsminutieusement certains points, ce qui, par endroits, a pu donner l'ouvrage unaspect presque technique, risquant d'embarrasser, de prime abord, quelqueslecteurs.

    Je me dois de souligner que tous les essais dont ce livre est la synthse ont tlibrement penss et librement crits. Ils ont un caractre personnel que je necherche nullement dissimuler, au contraire.

    Ce que je dis au dbut du chapitre 3 de la manire dont j'entends prsenter lapense de Krishnamurti vaut pour la totalit de l'ouvrage, lequel n'a aucunement

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    7/176

    7

    pour objet de remplacer les textes mmes de Krishnamurti, textes auxquels lelecteur est instamment pri de se reporter.

    J'ai voulu signaler l'attention de mes semblables un enseignement que jetiens pour secourable au plus minent degr, un enseignement pour lequel je

    professe la plus haute estime et la plus sincre admiration, mais je ne me suis pasdonn pour tche de le recopier ou de le rsumer.

    Je n'ai sollicit de Krishnamurti nul imprimatur, et l'ide mme ne m'en seraitpas venue. Qu'il soit bien entendu que je ne dsire aucunement passer pour uncommentateur inspir ou un interprte autoris de son message. Un messagedont l'auteur est vivant.

    Ce que j'ai crit, de ma propre initiative et sous ma seule responsabilit, est nd'une mditation attentive de ses paroles et de ses crits, qui s'est poursuiviependant plus de trente ans, mditation qui ne fut pourtant qu'un pisode trsprolong, et encore inachev, de cette recherche de la vrit pour elle-mme,pour sa propre beaut, qui a t et reste la vocation la plus permanente et la plus

    profonde de ma vie.Je prcise: recherche d'une vrit vivante que je puisse comprendre, qui puisse

    tre une lumire mouvante pour mon esprit, et non d'une vrit-formule, laquelle je devrais adhrer par ordre, sans en saisir le sens, et que je devraispropager la manire d'un dogme religieux, d'une parole rvle qui surpasseraitl'entendement humain.

    Les pages qu'on va lire refltent donc la vision honnte et provisoire qui s'est

    dgage pour moi de l'enseignement de Krishnamurti, ce que j'ai dcouvert etaim dans cet enseignement, dont je ne me suis jamais interdit le libre examen.Je l'ai repens ma manire, invitablement personnelle et, de mme qu'une

    proposition mathmatique peut, sans rien perdre de sa vrit intrinsque, s'tabliren recourant des voies d'approche et des mthodes logiques parfois trsdiffrentes, qui la font voir sous des clairages divers, je n'ai pas craint, pourlgitimer telle ou telle assertion de Krishnamurti, que je tenais pour vraie, d'utiliser cette fin mes propres arguments, ode suivre les dmarches, les mandresnaturels de ma propre pense.

    Je me suis mme permis, mes risques et prils, d'approfondir et de prolongercertaines indications donnes par Krishnamurti et si j'ai pu, d'aventure, dformer,

    son propre jugement, le sens de quelques-uns de ses propos, ce fut bieninvolontairement, sans y mettre la moindre malice, et je lui fais, par avance, toutesmes excuses.

    Lorsque j'ai cru devoir faire des rserves sur la proprit de son langage, je l'aifait ouvertement et sans dtour. De mme, lorsque certaines de ses affirmationsm'ont paru psychologiquement discutables, je l'ai dit en toute franchise.

    Encore une fois, j'ai cherch, en me chargeant de toutes les responsabilits, pntrer le sens d'un message, en dgager les richesses, et non le rcrirelittralement, le recopier, comme un texte vanglique, avec une inquiteapplication.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    8/176

    8

    Mon objet ou intrt essentiel a t, non de rpter les propos de Krishnamurti,mais de comprendre leur lumire les mcanismes profonds de la consciencehumaine, de mettre nu la source cache des aberrations et des dchirementsauxquels elle est en proie, et qui ne cessent d'engendrer, chez les individus,

    toutes les affres, toutes les violences du dsarroi et, dans la socit, un dsordrecruel, millnaire et sanglant.

    Reprenant un propos dont j'ai us dans la prface manuscrite de mon ouvrageDu Temporel l'Intemporel, je pourrais rsumer mon attitude en disant:

    Il me semble que j'ai t pareil une cloche que l'enseignement deKrishnamurti aurait frappe avec une force singulire et qui, ensuite, se seraitmise vibrer selon sa propre nature, en donnant sa note propre et originale.

    Si, quelles qu'aient pu tre les limitations et les maladresses de leur auteur, cespages pouvaient attirer l'attention de maints esprits sur un enseignement qui n'apeut-tre jamais t plus ncessaire, sur un enseignement qui nous dcouvre lemal essentiel de l'homme et de toutes ses civilisations passes ou prsentes, lasource profonde et subtile de barbaries qui rsistent aux rformes comme aux rvolutions les plus spectaculaires et les plus tapageuses; si elles pouvaientfaire apparatre sous leurs yeux, enfin ouverts, le plan et les murs de la prisonmentale dans laquelle la conscience de notre espce ne cesse, depuis l'aube dela prhistoire, de tourner en rond dsesprment, je n'aurais pas alors travaill envain.

    Paris, le 7 avril 1969

    Toute ma chaleureuse gratitude mon amie Rgine Robin qui m'aprcieusement apport, dans la prparation matrielle du manuscrit de cetouvrage, l'aide la plus gnreusement dvoue.

    Mes remerciements Mme Bourdelle qui m'a aimablement autoris prendreet reproduire des photographies des admirables bustes de Krishnamurtiexcuts par le grand sculpteur Antoine Bourdelle en 1927-1928.C'est la reproduction de l'une de ces photographies qui orne la couverture duprsent ouvrage.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    9/176

    9

    AVANT- PROPOS

    POUR NE PAS DEVENIR DISCIPLE

    Ds le moment que lon suit quelquunon cesse de suivre la Vrit...La seule faon datteindre la Vrit estde devenir, sans aucun mdiateur, ledisciple de la Vrit elle-mme...Je veux donc dlivrer lhomme, et quil

    se rjouisse comme un oiseau dans leciel clair, sans fardeau, indpendant,extatique au milieu de cette libert.

    Krishnamurti

    Chaque fois qu'il m'a t donn de parler ou d'crire au sujet de Krishnamurti,j'ai mis mes auditeurs ou mes lecteurs en garde contre les erreurs que je pourraiscommettre. Je les ai invits me critiquer sans mnagement. Je n'ai cherch me faire attribuer aucune autre autorit que celle qui pouvait s'attacher la vritintrinsque, impersonnelle, de mes propos. Rciproquement, je ne reconnais autrui aucune autre autorit que celle-l.

    Je tiens dclarer expressment que je ne suis pas un disciple deKrishnamurti. Cette affirmation n'est pas destine donner le change meslecteurs, masquer par des dngations extrieures une soumission intime. Jen'espre pas non plus m'attirer, par cette dclaration, la faveur de Krishnamurti, s'ila conserv toujours vive, en son for intrieur et non pas seulement dans sesdiscours publics, sa conviction premire qu'il nous faut tre les disciples de la

    vrit, et non de qui que ce soit, ft-ce de lui-mme. C'est seulement en ce quiconcerne cette conviction que je pourrais tre son disciple... en ne l'tant pas.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    10/176

    10

    Si je me dfends d'tre le disciple de Krishnamurti, c'est tout simplement parceque je ne le suis pas, et non pour faire scandale ou parce que je mconnatraisl'extraordinaire qualit de l'homme que je refuse de suivre. Depuis prs de vingtans, j'ai donn ses crits le meilleur de ma pense, et ce que j'ai dit de lui, dans

    mes diverses tudes ou confrences, ne doit laisser subsister, je pense, aucundoute quant l'estime souveraine que je professe son gard, quant l'importance unique que j'attache sa personne et ses propos. Mais,prcisment, ce qui fait mes yeux l'essentielle grandeur, l'originalit deKrishnamurti, c'est la libert mme qu'il nous confre.

    Il nous a dit que ce n'tait pas quand nous tions malheureux que nous devionsdouter mais bien plutt au coeur mme de l'extase. D'une manire un peuanalogue, j'oserai dire que ce n'est pas devant un homme de mdiocre apparencequ'il importe de ne pas s'agenouiller, mais devant celui dont nous pouvons penserqu'il est la cime de l'humanit. Il n'est que trop facile de ne pas devenirrvrencieux et idoltre face aux tres qui, vues humaines, peuvent passer pour

    mesquins. Mais la tentation est forte de se prosterner aux pieds de ceux dont lesvisages paraissent porter l'empreinte d'une srnit qui n'est plus de ce monde,d'une ternelle beaut. Et la plus grande vertu, la seule qui puisse finalementarracher l'humanit un asservissement millnaire, c'est celle qui nous fait, force de dsintressement personnel, rester librement nous-mme, avec unedignit tranquille, en prsence de ces tres qui, au regard de notre faiblesse ou denotre confusion peuvent passer pour vertigineux; c'est celle qui nous faitcomprendre qu'en nous laissant aller toucher de notre front la poussire de leurssandales, nous commencerions mpriser du mme coup le reste du genrehumain. Il n'est pas souhaitable que la lumire d'un visage unique nous drobe laprsence de tous les autres visages.

    Je ne pense pas qu'il soit inutile d'insister sur ce point. Le plus vivant et le plushumain des messages est toujours, brve chance, menac de devenir, selonla belle formule de Maurice Magre, dure pierre d'glise et marbre glac dedogme .

    Nombre de ceux qui ont admir que Krishnamurti ait voulu tout comprendre parlui-mme, sont, en effet, disposs aujourd'hui tout vouloir comprendre parKrishnamurti. De celui-l mme qui parlait si magnifiquement contre les oracles, ilsveulent faire un nouvel oracle. Ils sont prts dornavant le suivre quoi qu'il diseou quoi qu'il fasse. A les entendre, la vrit ne s'exprime plus dans le monde quepar une seule bouche: la sienne. Une telle affirmation revient cruellement

    bafouer tout ce qui, dans l'homme dchir de ce temps, subsiste encored'authentique bonne foi et d'humble honntet. Maints auditeurs de Krishnamurtisont visiblement plus attirs par sa personne que par son enseignement. Ilsveulent l'entendre, le voir, et presque le toucher! Ils esprent tre impressionns,transforms, non par la seule vrit incisive de ses paroles, mais par lemagntisme, la magie de sa prsence. Je pense sincrement que tout cela netmoigne pas d'un intrt affectueusement simple et naturel mais contient engerme les plus graves dangers.

    Quand on s'intresse plus la personne du prophte qu' son message, laporte est grande ouverte toutes les clricatures. Quand on commence admettre qu'un homme n'est pas seulement un tmoin de la vrit dans le monde

    mais la vrit mme incarne, tous ses avis deviennent irrsistiblementcontraignants et la libert humaine fait naufrage. Quand on voit cet homme nonpas seulement comme un sauveur de l'humanit mais comme le Sauveur dsign

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    11/176

    11

    d'une priode historique, l'unique dtenteur d'une sorte de mission sacre, alors,invitablement, on rintroduit une Hirarchie spirituelle, dont cet Etre exceptionneldevient l'Envoy, le Messie. Du mme coup surgissent des interprtes qualifis etinspirs; une thologie se reconstruit de soi et les fondations d'une nouvelle Eglise

    deviennent immdiatement apparentes.C'est humainement vident, et les considrations trs simples que je viens

    d'exposer rendent manifestes les prils que comportent des attitudes dont on nesaurait se surprendre, encore qu'on puisse s'en effrayer.

    Le fardeau d'une pensive solitude est si lourd porter! Il est tellementharassant de marcher dans d'paisses tnbres en proie tous les tremblements, tous les vertiges de l'incertitude! Comme on comprend que, depuis desmillnaires, l'homme dans sa dtresse intime, n'ait cess de se donner desDieux!... Mais il n'a pu le faire qu'en clouant sa libert prcieuse au pilori descertitudes imaginaires.

    Il fallait bien s'attendre voir natre sous les pas de Krishnamurti toutes les

    tentations auxquelles, depuis l'origine du monde, l'homme n'a cess desuccomber. Et voici que dj se rassemblent autour de lui des volonts qui ontabdiqu, des fanatiques et des thurifraires, tous personnages qui sont d'autantplus dangereux que leur bonne foi est plus complte.

    Je suis de ceux qui pensent que, des paroles du sage indien, peut surgir unecivilisation nouvelle, immense, inimaginable et indicible. Mais elle n'adviendra, nes'difiera, que si, ceux qui ont entendu Krishnamurti ne deviennent pas lesexploiteurs inconscients de sa lumire; s'ils ne l'enveloppent pas dans le rseautouffant de leurs sollicitations tentaculaires ; s'ils ne font pas de lui ce que, selonses propres dires, on a fait des sages du pass : un failli. Peut-tre est-il tempsencore de prendre conscience d'un si grave pril, de prvenir l'attentat la liberthumaine qui se pourra commettre, de s'opposer au draillement effroyable qu' lamort de Krishnamurti, ou de son vivant mme, on pourra provoquer ? Je n'en saisrien. Mais, s'il tait dj trop tard, une des plus grandioses tentatives de tous lestemps aurait affreusement avort, une flamme gante se serait teinte, uneoccasion unique se trouverait perdue et, des sicles durant, l'humanit ptiraitcruellement de cet chec. Telle est du moins mon intime conviction.

    Je souhaiterais donc que ceux auxquels il a t donn de connatre la personneet la pense de Krishnamurti prennent une pleine conscience de la responsabilit,en quelque sorte plantaire, qui charge leurs paules. J'adresse un ardent etpressant appel leur lucidit et je voudrais passionnment qu'il ft entendu.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    12/176

    12

    Premire partie

    KRISHNAMURTI ET SON ENSEIGNEMENT

    Chapitre 1

    UNE REVOLUTION DU REEL

    On rechercherait en vain chez Krishnamurti des gloses sur les textes indiens. Iln'est pas intress commenter les crits des autres. On peut dire que, de sapropre initiative, il n'use jamais de termes sanscrits. Si l'on en trouve nanmoinssur ses lvres, ce n'est pratiquement que lorsqu'il lui faut rpondre desquestions dans lesquelles ils sont inclus. Dans ses crits, on ne dcouvre rien quirvle, ou si rarement, que leur auteur est un Oriental. Si des pages arraches l'un de ses ouvrages tombaient dans une rue parisienne, les passants qui enprendraient connaissance supposeraient qu'elles ont t crites par un

    psychologue occidental s'intressant particulirement aux problmes del'inconscient. Tout au plus le ton de quelques pages, de quelques alinas, leurdonnerait-il penser que ce psychologue pourrait bien tre aussi un mystiquemais d'une espce curieusement et obstinment rationaliste!

    Krishnamurti parle de sa propre autorit, qu'il dclare fonde sur sa propreexprience. Il ne cite personne, ne cherche la justification de ses dires dans aucuntexte d'un autre. Son seul livre de rfrence, aux pages innombrables, est celui denotre exprience intime. Il refuse absolument de rpondre, positivement oungativement, aux questions de ceux qui voudraient savoir s'il est une sorte deMessie, d'Instructeur du Monde, comme l'avait, jadis, solennellement annoncMme Besant. Il insiste sur le fait que ce qui importe, c'est la vrit, la valeur

    transformante de ce qu'il dit, et non la qualit de sa personne. Au surplus, il n'y arien dans son enseignement qui ncessite d'tre fond sur l'autorit, sur uneautorit extrieure lui-mme.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    13/176

    13

    Il ne cesse de soutenir que nous devons partir de ce qui nous estimmdiatement et quotidiennement donn, de ce qui, en somme, est banal; quel'exprience de nos rapports avec autrui, si nous y mettons toute l'application,toute l'attention dsirables, conduit tout. Il disait une fois : Vous voudriez une

    explication intellectuelle de l'amour, alors que le simple amour humain suffit nous enseigner tout ce qui est ncessaire. Et encore : Il ne vous suffit pas d'unnuage au soleil couchant, il vous faut encore un ange assis sur le nuage ! Il n'y aabsolument rien dans ses propos qui puisse passer pour sacerdotal, magique ouocculte. On attendrait vainement de lui la description de ces mondes suprieurssur lesquels s'tendent si complaisamment les ouvrages thosophiques. Et ceuxqui lui demanderaient des prcisions sur les tats post-mortem ou un jugementsur la ralit de la rincarnation seraient totalement dus. Sur de tels sujets,aucun oui ou aucun non ne sortira de ses lvres. En un mot, tous les amateurs demiracle exotique, d'orientalisme spectaculaire, de rvlations mystrieuses, serontpar lui frustrs.

    On ne saurait se dtacher de ce qu'il dit, ds lors qu'on l'a correctementcompris. Car, tout bien pes, Krishnamurti ne parle pas de sa personne. Il nedcrit pas vainement sa condition propre, qu'il affirme indescriptible, mais plutt lantre, celle qui devrait nous tre trs familire ; mettant le doigt, un doigt trsprcis et trs impitoyable, sur les absurdits indiscutables de notre pense et denotre comportement ; absurdits qu' force de civilisation, nous avons perdu lacapacit de remarquer mais qui n'en sont pas moins au principe de l'insupportableet sanglant dsordre de notre vie.

    Ainsi Krishnamurti, si nous l'coutons sans prvention, en observateurshonntes de nous-mmes, devient une sorte de miroir, d'une clart et d'unerectitude parfaites, dans lequel nous nous apercevons nous-mmes. Sa ralitpersonnelle s'efface devant nous, et il n'est plus alors que le rvlateur insigne denotre propre tre. S'il semble ses auditeurs qu'il leur renvoie leurs propresquestions la face, cela fait partie de sa fonction de miroir. On notera d'ailleursque ces questions, qui avaient t formules d'un point de vue subjectif,reviennent leurs auteurs sous une forme objective, qui en rvle lessignifications ultimes et mconnues. Et ceux qui s'irritent de l'uniformit de sespropos ne savent pas qu'ils s'insurgent en fait contre la fausse diversit de leurspropres penses et de leurs propres actes, contre la monotonie insouponne etfastidieuse de leur propre existence.

    Ds lors que la fonction essentielle de Krishnamurti est de nous mettre en face

    de ce que nous sommes, on comprendra qu'il ne saurait tre question, en ce qui leconcerne, de parler de doctrine. Ce qu'il nous enseigne, c'est l'art, au demeurantfort subtil, de nous dcouvrir nous-mmes. Et cette dcouverte, selon lui, suffit tout, quand elle parvient sa perfection. En dcouvrant ce que nous sommes,nous a-t-il dit, nous sommes immdiatement transforms. Comme setransformerait sur-le-champ un homme en colre, s'il devenait si parfaitementconscient, si objectivement conscient de son tat qu'il se verrait littralementcomme peut le voir un observateur externe. Sa colre fondrait au feu de cettecontemplation rvlatrice.Ainsi, pour Krishnamurti, l'homme n'est pas modifiable coup d'exhortationsmorales, ni par le moyen de contraintes qu'il s'imposerait lui-mme ou qui lui

    seraient infliges par autrui, mais seulement par la conscience en quelque sortesuraigu et totale qu'il peut prendre de sa condition prsente et authentique. Rien,toutefois, n'est plus difficile que de reconnatre ce que l'on est. Notre vie, nous dit

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    14/176

    14

    Krishnamurti, est une perptuelle tentative d'chapper, avec le secours demirages idalistes qui ne cessent de nous renvoyer au futur ou au pass, laconnaissance vraie de nous-mme dans le prsent, dans ce prsent hors de quoirien n'existe. On conoit donc que Krishnamurti se situe aux antipodes de

    l'idalisme classique, aux antipodes de toutes les formules d'vasion, et annoncequ'il apporte la plus grande rvolution de tous les temps, la rvolution du rel.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    15/176

    15

    Chapitre 2

    PRESENTATION DE KRISHNAMURTI

    Je donnerai d'abord quelques brves indications biographiques surKrishnamurti. Elles seront puises, parfois textuellement, soit dans des Bulletinsde l'Etoile , soit dans le livre de Ludovic Rhault Krishnamurti, l'Instructeur duMonde (1).

    Krishnamurti (prononcez Krichnamourti) nat vers 1895 Madanapalle

    (Madnepalli), prs de Madras, de parents brahmanes. Son nom de famille estJiddu (prononcez Jiddou), mais selon une coutume de sa caste (qui n'est passans rapport avec celle en usage dans les familles royales europennes) il estconnu sous son nom personnel, nous dirions ici son prnom, Krishnamurti. Cenom personnel, qui signifie apparence de Krishna , lui fut donn parce qu'il at, comme le dieu Krishna, le huitime enfant mle de ses parents.

    Sa mre, femme trs douce, mourut prmaturment. Son pre, hautfonctionnaire dans l'administration anglaise, ne tarda pas perdre sa situation ettomba dans la misre, avec ses neuf enfants. Ces circonstances contriburent,parat-il, le rendre extrmement dur et ses enfants recevaient, dit-on, plus detaloches que de nourriture ou de vtements. En raison de sa nature pensive,Krishnamurti fut particulirement malmen et devint ainsi trs timide. Priv denourriture, vtu de haillons, il errait, avec son plus jeune frre, Nitynanda, sur lesroutes et les plages du Bengale.

    C'est, nous dit Rhault, sur l'une de ces plages que M. Van Manen,bibliothcaire du Quartier gnral de la Socit Thosophique, remarqua les deuxenfants et eut l'ide de les prsenter la prsidente de la Socit.

    (1)Depuis l'poque o j'ai donn ces indications dans les crits dont le prsent ouvrage est, titre principal, la

    rimpression, deux livres ont t publis, Londres chez Rupert-Hart Davis, qui retracent de la manire la pluspittoresque et la plus vivante, la plus riche en dtails significatifs, l'histoire de Krishnamurti. Ce sont : Candles inthe sun de Lady Emily Lutyens et To be young de Mary Lutyens. Lady Emily Lutyens et sa fille Mary ont eu une

    connaissance trs intime et trs familire de Krishnamurti et de son frre Nitynanda. Lady Emily Lutyens a tl'agent pour l'Angleterre de l'Ordre de l'Etoile d'Orient et, ds leurs premiers sjours en Grande-Bretagne, les deuxjeunes Indiens furent reus chez elle.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    16/176

    16

    Fonde en 1875 par Hlna Petrovna Blavatsky, cette socit s'tait donnpour objet principal de propager dans le monde un enseignement que l'on peuttenir, en dpit de diverses critiques, pour une sorte de synthse des doctrines del'Inde. Au point o nous en sommes de l'histoire de Krishnamurti, la Socit

    Thosophique tait prside par Mme Annie Besant, qui avait t jadis l'un desfondateurs du parti travailliste, et dont la rputation tait mondiale. Mme Besanttait assiste d'un lieutenant , Charles Walter Leadbeater, qui avait t pasteuranglican et passait pour tre dou de facults paranormales (1). Prcisment,lorsque Krishnamurti et Nitynanda furent amens au quartier gnral de laSocit Thosophique - en 1909, d'aprs Mary Lutyens - Leadbeater se trouvaitl. Mis en prsence des deux frres, il aurait dclar qu'il y avait en Krishnamurtiquelque chose de trs grand (2).

    Avec le consentement du pre, les deux enfants devinrent les pupilles de MmeBesant. Or celle-ci prtendait communiquer tlpathiquement avec de mystrieux

    personnages dous de hauts pouvoirs spirituels, et appels Matres. Lesmessages qu'elle en avait reus annonaient la venue imminente parmi leshommes d'un Instructeur qui, la manire du Bouddha ou de Jsus, viendrait, ausein de la confusion de notre sicle, enseigner aux hommes le chemin de lalumire et du salut.

    Ayant annonc la venue de cet Instructeur, les chefs de la SocitThosophique se donnrent pour mission de lui prparer les voies et, pourrassembler ses fidles anticips, dcidrent de crer un ordre, qui fut baptis Ordre de l'Etoile d'Orient .

    De cet ordre, fond en 1911 par Mme Besant, ils ne tardrent pas confier ladirection Krishnamurti. Qui plus est, ils finirent mme par dire que ce dernier, jusqu'alors passablement muet et vasif, deviendrait, au terme de quelqueextraordinaire mtamorphose, l'Instructeur lui-mme, Instructeur pour lequel ilsavaient galement cr une Eglise catholique librale et un Ordre maonniquemixte dont il devait tre le chef. A vrai dire, l'Eglise catholique librale n'tait pas, strictement parler, une cration nouvelle, mais plutt un prolongement nouveau del'Eglise rforme du mme nom qui avait t fonde antrieurement en Hollande.

    En ce qui concerne les rapports qui devaient s'tablir, le moment venu, entreKrishnamurti et l'Instructeur du Monde en instance d'incarnation, il nous faut dire,pour tre plus exact, que l'opinion n'tait pas unanime au sein de la SocitThosophique.

    Pour les uns, il y aurait identification totale, dfinitive, irrmdiable, entre laconscience de Krishnamurti et celle de l'Instructeur, tout se passant comme si lapremire se trouvait jamais abolie ou transfigure, comme si l'hommeKrishnamurti avait cess d'tre ou tait devenu incomprhensiblement l'Autre.

    Pour les autres, Krishnamurti continuerait de subsister en tant que personne,mais deviendrait temporairement le vhicule ou le canal, le mdium, del'Instructeur, lui prtant son corps et sa voix, se faisant, certains moments,l'instrument de Son action en ce monde. En d'autres termes, il y aurait, pendant

    (1))Leadbeater affirmait notamment avoir dvelopp des aptitudes psychiques lui permettant la vision directe des

    constituants ultimes de la matire. Il a expos le rsultat de ses recherches dans son ouvrage Occult

    Chemistry .(2)Voir, en appendice, la note 1 : Projet ou prophtie ?

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    17/176

    17

    ces moments, une sorte de possession , partielle ou totale, de Krishnamurti parl'Instructeur.

    Mais, reprenons le fil des vnements. Presque au moment o Krishnamurtidevient le Chef de l'Ordre de l'Etoile, le pre des deux enfants, prtendant que ces

    derniers reoivent, de la prsidente de la Socit Thosophique et de sonlieutenant, une ducation contraire aux rgles de leur caste, demande que ses filslui soient rendus et intente un procs Mme Besant.

    Une premire dcision de justice lui donne gain de cause, mais la prsidente dela Socit Thosophique fait appel et, finalement, l'emporte : le pre est dboutde sa demande.

    Pendant la procdure d'appel, les deux enfants, dont on craignait qu'ils fussentenlevs avant le jugement final, furent loigns des Indes et rsidrent en secretaux environs de Paris, Septeuil, dans une proprit appartenant au prsidentd'alors de la branche franaise de la Socit Thosophique, M. Blech.

    Krishnamurti se retrouve ensuite en Angleterre, o il reoit une ducation prive

    mais n'entre dans aucune universit. Lors de sjours Paris, il suivra galementdes cours de franais et de sanscrit la Sorbonne, o on l'appellera familirement le petit prince .

    Il n'est plus seulement le chef de l'Ordre de l'Etoile mais, selon Mme Besant,celui qui doit devenir l'Instructeur du Monde, le nouveau Messie, et il porte dj lefardeau de cette prophtie crasante.

    En 1922, il se rend en Californie o l'on espre que le climat rtablira la santchancelante de son frre. Mais Nitynanda, auquel les prdictions assignaient ungrand destin, meurt en 1925.

    C'est une grande souffrance pour Krishnamurti qui crira plus tard :Il est mort. J'ai pleur dans la solitude. Partout o j'allais, j'entendais sa voix etson rire heureux. Je cherchais son visage sur tous les passants et demandaispartout si l'on avait vu mon frre. Mais personne ne put me rconforter. J'ai pri,j'ai ador, mais les dieux restaient silencieux.

    Ces accents simples et mouvants nous dcouvrent la profonde sensibilit deKrishnamurti.

    La mort de Nitynanda va amener chez Krishnamurti une transformationdcisive. La perte de ce frre qu'il aimait tendrement va le faire entrer dans unecrise profonde et profondment douloureuse devant laquelle les remdescommuns, les consolations que les hommes ont dcouvertes pour bercer leurdouleur, se rvlent inoprants. Cette crise, apparemment insoluble, va pourtant

    se dnouer d'elle-mme, de faon soudaine et surprenante. Un phnomne aussicurieux que rare, sur lequel Krishnamurti reviendra souvent dans sonenseignement ultrieur, mais dont il aura t d'abord lui-mme le sujet bloui, vasurgir imprvisiblement.

    Je le dcrirai en disant que, parvenue. un paroxysme de dpouillement etd'acuit, l'immense douleur, la douleur dsespre de Krishnamurti va sedissoudre d'elle-mme, faisant place une suprme extase. Du plus profond destnbres o se dbat Krishnamurti, une lueur fulgurante jaillit qui, d'un coup, vailluminer jamais son tre intrieur. Quelque chose comme une prsence estmaintenant en lui, prsence qu'il n'avait pas sollicite, qui ne rpond rien, setrouve l sans raison et le remplit d'un bonheur sans mesure.

    Plus tard, il rsumera en ces termes cette crise et son dnouement aussisurprenant que crucial :

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    18/176

    18

    Je souffris, mais je commenai me dlivrer de tout ce qui me limitait, jusqu'ce qu'enfin je m'unis au Bien-Aim, j'entrai dans l'ocan de libration et l'tablisau-dedans de moi.

    Soudainement transform, devenu mconnaissable, Krishnamurti commence

    parler avec une assurance, une autorit inattendues. Il dclare qu'il s'est uni sonBien-Aim, qu'il a atteint la libration, c'est--dire, pense-t-on, un tat d'illuminationintrieure plus ou moins comparable avec celui qu'avait connu le Bouddha. Ilsemble vivre dans une extase sans fin, dans une perptuelle communion aveccette prsence divine qui s'est manifeste en lui et qu'il invoque avec ferveur. Sonlangage est, ce moment, d'une potique douceur, d'une amoureuse tendresse. Ilest, l'adresse de ses auditeurs, une invitation mouvante participer sa propredlivrance et sa propre batitude.

    Krishnamurti crit alors des pomes d'une admirable fracheur, o transparatsa frmissante sensibilit.

    Mais, dj, une volution intrieure commence se dessiner en lui. On aurait

    pu croire - ou craindre - que, contemplant la face de son Bien-Aim et entourd'invisibles prsences, Krishnamurti tait devenu l'un de ces mystiques dont nousparlent toutes les annales religieuses du monde, et qu'il allait rester jamais ledvot de cette divinit qu'il avait dcouverte en lui-mme. Mais il doute de cetteimage objective qui lui est apparue, et n'a de cesse tant qu'il ne l'a pasaudacieusement pntre et transperce. Cette capacit de douter, au curmme de l'extase, est caractristique de Krishnamurti. Elle devait lui inspirer plustard les lignes que je vais citer, et qui sont sans doute le plaidoyer le plusextraordinaire et le plus grandiose qu'on ait jamais crit en faveur de ce doutepurificateur au feu duquel, prchant d'exemple, il eut le courage de soumettre sesplus exaltantes dcouvertes intimes :

    Plus rien ne demeurera pour ceux qui acceptent tout d'une autorit extrieure,pour ceux qui sont recouverts de la poussire de la tradition, de la poussire descroyances agonisantes. Mais, lorsque vous appelez le doute et secouez ainsicette poussire, il reste le rsultat de votre propre dtermination, l'extase de votrepropre pense et de votre propre sentiment, et cela rien ne peut le dtruire. Plusvous doutez, plus impitoyablement et logiquement vous examinez vos croyancessous toutes leurs faces, et plus clairement apparat la vrit dans toute sa force etsa beaut primitives...

    Vous dites : Si nous doutons de tout, il ne nous restera plus rien. Tantmieux! Quelle est l'importance des choses auxquelles vous vous accrochez si le

    doute peut les dtruire ? De quelle valeur sont vos traditions et tout ce que vousavez accumul, si la tempte du doute peut les balayer ? Tout cela serasemblable une construction faite sur le sable : lorsqu'arrivent les vaguespuissantes, elle est compltement dtruite. En vitant la vie, en la craignant, vousvous abritez dans les choses agonisantes, et la souffrance se trouve dans cet abri.Mais en appelant le doute et la souffrance dans la plnitude de votre cur, vouscrerez ce qui sera ternel et portera l'estampille du bonheur... C'est pourquoi jevoudrais pousser chaque tre qui cherche la vrit attirer lui les temptes dumonde et dtruire ainsi la faiblesse de son esprit et de son cur... L'homme quin'appelle jamais le doute ne pntrera pas dans les espaces libres o se trouventla certitude de la connaissance et la libert...

    Il nous faut tout mettre en doute, afin que du paroxysme du doute naisse lacertitude. Ce n'est pas lorsque vous vous sentez fatigus ou malheureux qu'il faut

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    19/176

    19

    douter: n'importe qui peut faire cela. C'est dans les moments d'extase que vousdevez douter, car vous dcouvrez alors si ce qui demeure est vrai ou faux.

    Sans ce paroxysme de doute, Krishnamurti n'et t qu'un homme bloui,prostern, devant une divinit extrieure et invisible. Grce lui, il passe travers

    toutes les images, crve toutes les toiles, sort de ses propres rves. Lespersonnages divins s'vaporent. Non seulement Krishnamurti demeure seul maisencore, conclusion inoue, phnomne fantastique et apparemmentincomprhensible, il semble s'effacer, son tour, de sa propre conscience intimeet, tout en restant vivant, disparatre de son propre regard. Nous aurons l'occasionde revenir sur ce phnomne, mais il nous faut reprendre l'histoire extrieure deKrishnamurti au point o nous l'avons laisse.

    Suivi par des dizaines de milliers de personnes, Krishnamurti n'avait dit jusque-l que de vagues gnralits. Maintenant, il dclare qu'il est l'Instructeur duMonde.

    Quel Instructeur ?

    Selon Mme Besant, il doit tre le Christ rincarn. Quoi qu'il en soit, cettenouvelle dchane un enthousiasme dlirant. Krishnamurti reoit des hommagescapables de faire tourner la tte la plus solide ou de corrompre l'homme le mieuxdispos. A Trichinopoly, le parquet de son wagon disparat sous les jasmins et lesroses. Un baron hollandais, M. van Pallandt van Eerde, lui fait prsent d'unchteau historique entour d'un magnifique domaine de cinq mille acres (1). Maistout cet encens qui monte vers Krishnamurti ne parvient pas l'tourdir. Il restetout fait lucide et d'une simplicit dconcertante.

    Cependant, de nouvelles difficults vont surgir. Non seulement les chefsthosophes avaient annonc la venue de l'Instructeur du Monde, mais encore, si

    l'on peut dire, ils en avaient rgl d'avance tout le crmonial.Krishnamurti allait-il assumer les rles conus son intention, endosser les

    vtements rituels confectionns pour lui ? Allait-il, en particulier, prendre en mainces organismes constitus exprs pour le servir: je veux parler de la CourtMasonery, mouvement mixte d'inspiration maonnique, et de l'Eglise catholiquelibrale, dont le rituel, calqu sur celui de l'Eglise romaine, avait tsoigneusement expurg de toute trace de la haine ou de la colre divines? Allait-ilconsentir monter sur les autels prpars pour lui ?

    Questions angoissantes pour ses adorateurs. D'autant que la simplicit deKrishnamurti et son silence l'gard des organismes mentionns n'taient pasfaits pour dissiper les pires inquitudes. Des pressions commencent s'exercer

    sur Krishnamurti, d'abord discrtes puis de plus en plus prcises.Finalement, l'orage pressenti clate: Krishnamurti rejette en bloc et les

    organisations et les crmonies qui s'y accomplissent.Il se trouve plac devant une alternative qui s'est prsente bien des hommes

    au cours de l'histoire. Il pouvait : soit conserver son message toute sa puret, aurisque de voir se dtacher de lui un grand nombre de ceux qui l'coutaient, soitdgrader ce message, le mettre la porte de la mdiocrit gnrale, et augmen-ter ainsi le nombre de ses partisans. Sans hsiter il s'engage dans la voie difficileet annonce dans un remarquable discours, la dissolution de l'Ordre de l'Etoile. Le

    (1) Plus de 2 0000 hectares. Dans ce domaine, situ Ommen (Hollande), un vaste espace sera amnag en uncamp o se runiront annuellement, jusqu' la veille de la guerre mondiale, des milliers d'auditeurs deKrishnamurti.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    20/176

    20

    conflit est parvenu son terme, le dbat est clos. C'est Ommen en 1929 ques'accomplit cet acte dcisif. Quelques extraits du discours de dissolutionmontreront la rare grandeur et l'nergie de ce discours :

    La Vrit est un pays sans chemins que l'on ne peut atteindre par aucune

    route quelle qu'elle soit: aucune religion, aucune secte. Tel est mon point de vueet je le maintiens d'une faon absolue et inconditionnelle...

    S'il n'y a que cinq personnes qui veuillent entendre, qui veuillent vivre, dontles visages soient tourns vers l'ternit, ce sera suffisant. A quoi cela sert-ild'avoir des milliers de personnes ne comprenant pas, dfinitivement embaumesdans leurs prjugs, ne voulant pas la chose neuve, originale, mais la voulanttraduite, ramene la mesure de leur individualit strile et stagnante...

    Parce que je suis la Vrit (...) je dsire que ceux qui cherchent mecomprendre soient libres. Et non pas qu'ils me suivent, non pas qu'ils fassent demoi une cage qui deviendrait une religion, une secte. Ils devraient plutts'affranchir de toutes les craintes : de la crainte des religions, de la crainte du

    salut, de la crainte de la spiritualit, de la crainte de l'amour, de la crainte de lamort, de la crainte mme de la vie. Comme un artiste qui peint un tableau parceque c'est son art qui est sa joie, son expression, sa gloire, son panouissement,c'est ainsi que j'agis, et non pas pour obtenir quoi que ce soit de qui que ce soit.

    Vous tes habitus l'autorit, ou l'atmosphre de l'autorit. Que ferais-je d'une suite de gens insincres, hypocrites, moi, l'incorporation

    de la Vrit? Mon dessein est de faire des hommes, inconditionnellement libres (...) Je

    veux donc dlivrer l'homme et qu'il se rjouisse comme un oiseau dans le cielclair, sans fardeau, indpendant, extatique au milieu de cette libert.

    Le Krishnamurti que nous avons vu frmissant, boulevers par la mort de sonfrre, semble faire place un personnage implacable. Mais il nous prvient lui-mme qu'il ne s'agit que d'une apparence, par laquelle pourtant beaucoup serontabuss. Si vous allez consulter un chirurgien, dit-il, n'est-ce pas une bont de sapart de vous oprer, mme s'il vous fait mal ? C'est ainsi que, si je vous parle sansdtours, ce n'est pas par manque d'amour, au contraire.

    Krishnamurti vient de pulvriser les dernires illusions. La Socit

    Thosophique entre, de ce fait, dans une grave crise intrieure. Beaucoup de sesmembres qui faisaient partie de l'Ordre de l'Etoile, s'loignent de Krishnamurti. Ilsattendront dsormais la venue d'un nouveau Messie plus conciliant. Les effectifsde ce qui fut l'Ordre de l'Etoile se trouvent considrablement rduits; et rduitesaussi les ressources. Nanmoins, une organisation matrielle subsiste. Dpouillede tout caractre messianique ou mystique, elle servira dornavant la diffusionde la pense de Krishnamurti, elle organisera les camps o celui-ci viendra parlernon plus comme chef mais en qualit de simple individu. Nous sommes parvenus la phase prsente. Krishnamurti n'est plus qu'un homme qui voyage travers lemonde et parle ceux qui veulent bien l'couter.

    Les indications donnes jusqu'ici ne concernent pour ainsi dire que le

    Krishnamurti officiel. Comment l'homme apparat-il ceux qui l'approchent ? Parfaitement pure, de lignes harmonieuses, sa tte offre, nous dit Rhault, uncomplexe d'me extrmement rare. Parfois ses yeux semblent creuss d'abmes

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    21/176

    21

    de nostalgie; parfois une piti poignante alourdit ses paupires; ou bien sa ttetout coup se dresse et, ainsi que l'a crit un journaliste amricain, il a vraimentalors la majest du faucon. Puis voici que sa bouche s'entr'ouvre sur des dentsclatantes de blancheur et que son visage s'claire du sourire frais et clair de la

    joie candide d'un enfant. Ce portrait me parat suffisamment objectif. J'ai vu moi-mme Krishnamurti rire

    comme le plus authentique des collgiens, mais il m'a livr aussi, en me parlant dela guerre d'Espagne, une face ravage de tristesse, un masque si brusquementvieilli, que j'en ai prouv une sorte de saisissement. Son ge semblait effarant,inexprimable.

    Autant que j'ai pu m'en rendre compte, son attitude ordinaire est simple jusqu'l'effacement. Je n'ai pas ressenti prs de lui cette atmosphre d'autorit quimane presque toujours des puissantes personnalits. Il n'a visiblement aucundsir d'en imposer ou de retenir ses auditeurs. Pas plus qu'au temps dj lointainde la dissolution de son ordre, il ne se soucie d'tre suivi. Il a dit, un jour

    Ommen: J'espre que la prochaine fois vous serez moins nombreux.

    J'ai voulu aller au-devant d'une curiosit naturelle du lecteur en voquantl'apparence personnelle de Krishnamurti, mais on fera bien de se mfier des traitsque je lui ai prts. C'est un homme la fois simple et mystrieux, proche etlointain, une sorte de synthse stupfiante et intraduisible.

    Dans un Bulletin de l'Etoile de 1931, Claude Bragdon a crit sur lui despages admirables dont j'extrais les lignes suivantes :

    Ce qu'on sent tout d'abord en Krishnamurti, c'est une contradiction: il est unparadoxe vivant, plus que la plupart des gens. Quoique physiquement mle etethniquement Hindou, il est du type androgyne psychiquement, c'est--direhomme et femme, et, mentalement, il est une combinaison de l'Orient et del'Occident. Cette double polarit s'tend toute chose en lui. Il est la foispuissant et fragile, amer et doux, sceptique et plein de foi. Le miel et l'absinthe ontt son lot, sa vie durant : une vie compose des lments les plus tranges peut- tre qui soient jamais chus en partage l'homme mortel. Depuis son enfance, ila t nourri, habill, surveill, gard comme une victime prdestine au sacrifice,enguirland d'absurdes apothoses, assourdi par les adulations, touff parl'encens s'levant toujours de ses adorateurs. Et, seul, il a d trouver son cheminhors de cette intolrable situation.

    Exaspr par des indignits insouponnes, brl par des souffrancesviolentes, soulev par l'extase, tranquillis par une trange paix, il inspire la foisl'admiration, la piti et une sainte terreur tout comme l'Ancien Marinier ou le JuifErrant. Tout ceci et plus encore est crit sur sa figure.

    Voici donc, esquisse grands traits, l'histoire de Krishnamurti. Que peut-ondire de son message au cours de cette histoire ?

    Nous avons vu Krishnamurti adolescent noncer, comme lui-mme, le dira plustard, de vagues gnralits. Priode d'attente, de recherche. Priode d'inquitude

    aussi pour les membres de l'Ordre qui se demandent comment un personnageaussi vasif pourra remplir la mission extraordinaire dont on l'a charg. Mais voici

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    22/176

    22

    la mort de Nitynanda et l'veil soudain de Krishnamurti. Il parle maintenant avecune assurance surprenante et sa parole est une affirmation blouie.

    Son message est alors, comme le dira justement Carlo Suars, un appel simpleet direct participer une vie libre, un appel empreint d'amour et s'adressant

    l'amour. Il est le chant qu'adresse un homme dlivr de ses chanes la vieimpersonnelle et infinie.

    Mais ce langage potique semble bercer ses auditeurs, les assoupir dans unequite et paresseuse adoration.

    Krishnamurti, qui n'entend pas tre une idole, n'hsite pas les arracher leursdlices ensommeilles. Il commence s'exprimer plus durement et mme deve-nir d'une vhmence brutale, impitoyable. Il dnonce avec violence les mfaits del'autorit, de toutes les autorits. Non seulement de l'autorit des leadersthosophes - qui s'interpose dj, comme un cran obstin entre les coeurs et lespenses de ses auditeurs et sa propre fracheur vivante - mais encore de l'autoritmme qu'on lui prte.

    Sous peine de se contredire, il ne peut plus, une fois cette position prise,conserver son message la forme affirmative, sentimentale, qu'il possdait audbut. Il va donc entreprendre de dtacher ce message de sa propre personne,pour lui donner une forme impersonnelle. L'affirmation fait place peu peu l'analyse, et c'est ainsi que nous arrivons la forme actuelle de sonenseignement.

    L'volution de son message est-elle de pure forme ou le fond a-t-il vari depuisle cri de la libration ? Je pense personnellement qu'aprs que Krishnamurti eut,comme il l'a dit, travers les images et dpass la phase mystique, son messagea t, dans ses lignes essentielles, fix. Les perfectionnements ultrieurs, et ilsfurent pour les auditeurs d'importance capitale, n'eurent pas, mon sens, uncaractre fondamental mais plutt technique.

    De toute manire, on ne devra pas perdre de vue que l'enseignement deKrishnamurti n'est pas, mme quand il parat prendre une forme philosophique,celui d'un savant, d'un rudit. C'est le message d'un homme qui, par l'effort et lasouffrance, affirme tre parvenu une condition psychologique et vitale inconnuede l'immense majorit de ses semblables et qui, du point de vue de cette conditionexceptionnelle et vcue - j'insiste sur ce dernier mot -, examine et analyse, avecune pntration et un dtachement qui nous sont impossibles, notre proprecondition. Il se trouve d'ailleurs que c'est cette analyse qui est pour nousessentielle puisque la vie intrieure de Krishnamurti, si tonnante qu'elle puisse

    tre, nous est prsentement inaccessible.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    23/176

    23

    Chapitre 3

    LA PENSEE DE KRISHNAMURTI

    INTRODUCTION :

    Lorsque, dans les pages qui prcdent, j'ai retrac, trs succinctement,l'histoire de Krishnamurti, j'ai t ncessairement amen donner quelquesaperus de ce que l'on peut appeler sa pense, si tant est qu'on puisse luiattribuer une pense qui se veut si radicalement impersonnelle.

    En tout cas, dans son expression extrieure, cette pense a subi une volutionindniable dont les tapes majeures concident, bien des gards, avec cellesmmes de l'histoire humaine de Krishnamurti. Notons d'ailleurs que, tant que cedernier restera vivant, sa pense sera toujours en devenir: nous ne pourronsjamais tre assurs d'en tenir une formulation dfinitive.

    Cela dit, pour aller au-del des indications fragmentaires que j'ai dj donnessur cette pense, trois voies s'offraient moi.

    Je pouvais : soit laisser Krishnamurti parler seul, travers une srie decitations; soit prsenter quelques textes de lui, en les accompagnant decommentaires plus ou moins tendus; soit, enfin, vous faire part, mes risques etprils, de la vision qui s'est dgage pour moi d'une longue familiarit avec sesouvrages.

    C'est cette dernire voie que j'ai dlibrment choisie, les autres me paraissantplus artificielles, moins propres mettre en lumire l'unit d'une pense vivante.Krishnamurti n'ayant jamais prsent d'expos d'ensemble de son

    enseignement qui puisse passer pour ordonn au sens occidental du terme, lamthode adopte est videmment trs personnelle. Mais, sous une forme plussubtile, par le choix mme des citations ou l'inspiration des commentaires, lesautres procds eussent pu l'tre autant.

    Je prfre donc, pour des raisons de clart, tre nettement personnel, en vousle disant, en vous demandant expressment de vous mfier de moi. Quand on ditque l'on va transmettre la pense d'autrui, c'est une formule commode maisprsomptueuse et dangereuse. Nul ne peut connatre vraiment la pense d'autrui

    avec toutes ses nuances et tout ce qu'elle comporte d'inexprim.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    24/176

    24

    Des ouvrages nombreux ont paru sous la signature de Krishnamurti. Mon butest surtout de vous intresser son message. Si j'y parviens, alors vous tudierezvous-mmes les textes dont je vais essayer de dgager le sens.

    La pense est une chose, la manire de l'exposer en est une autre et qui peutavoir, certains gards, une valeur rvlatrice, tant sont troits les rapports entrela pense et le langage.

    Avant de procder, ma manire, l'examen de la pense de Krishnamurti, jene crois donc pas inutile de prsenter quelques remarques sur le langage dont ilse sert.

    Ce langage est simple, directement psychologique, dpouill de toute rfrencetraditionnelle ou mythique. On pourrait mme dire: dpouill de toute terminologiepropre, si Krishnamurti ne chargeait pas, assez souvent, d'une signification insoliteou insouponne des termes fort communs. Il lui arrive ainsi de creuser desgouffres vertigineux l'intrieur de mots qui nous semblaient parfaitementrassurants et familiers.

    Il est par l un grand philosophe, si le philosophe est l'homme qui nous rvlele visage obscur, le visage mconnu des choses quotidiennes, l'homme qui nousfait voir le banal sous un biais stupfiant.

    Quelque chose d'trange se dcouvre souvent dans la transparence mme dela parole de Krishnamurti. Sa clart, bien que relle, demeure dconcertante aupremier contact. Il semble que, parfois, il parvienne rassembler, en une poignede mots d'inoffensive apparence, tout le mystre du monde et notre mystre

    propre. Sur ses lvres, ces mots-l deviennent alors inpuisables, comme unreflet entre deux miroirs.On notera aussi que Krishnamurti, essentiellement proccup de la

    transformation immdiate de ses auditeurs, n'est pas soucieux d'laborationdoctrinale. On ne doit donc pas s'tonner s'il parat prendre, d'une minute l'autre,des positions contradictoires. Il ne s'agit pas pour lui de construire un systmeintellectuel, mais de dloger ses interlocuteurs ou auditeurs des positions decertitude sur lesquelles leurs esprits et leurs coeurs se sont endormis. Les gens,a-t-il dit une fois, n'ont pas besoin d'tre instruits mais d'tre rveills! Celaexplique, en partie, chez Krishnamurti, une vhmence dans l'expression quipourrait le faire passer, tort, pour hargneux ou mprisant.

    On comprendra, par tout ce que je viens de dire, combien il est malais desavoir ce qu'est, en dernire analyse, travers toutes ces inflexions tactiques lavritable pense de Krishnamurti.

    Je vais nanmoins m'efforcer d'exposer, en des pages trop brves, ce que j'aipu saisir d'un enseignement qui, sous d'apparentes rptitions, estextraordinairement vaste et revt les nuances les plus subtiles. Mais, encore unefois, je ne saurais entreprendre cette tche aventureuse sans faire les plusexpresses rserves sur mes propres interprtations.

    On peut se poser la question de savoir si l'enseignement de Krishnamurti s'estjamais totalement dpris des formesd'exposition inhrentes la pense indienne.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    25/176

    25

    En tout cas, quelques annes encore aprs la crise libratrice que nous l'avonsvu traverser, Krishnamurti continue de s'exprimer d'une manire qui reste trsindienne, comme en tmoigne ce texte de lui qui date de 1930:

    La soi-conscience est le rsultat de cette existence individuelle qui connat la

    sparation, le conflit entre individus, tandis que la conscience est ce Soi en quitoute conscience individuelle existe et qui se trouve au-del du temps et del'espace, bien que le temps et l'espace soient contenus en lui. La conscienceindividuelle dcrot et prit, connat la naissance et la mort. Au contraire, pourcette conscience permanente, il n'est pas de dclin. Elle est continue,inchangeable, et vous ne pouvez pas lui attribuer la soi-conscience individuelle,quelles que soient les naissances, les morts et toutes les transformations.

    Appelez go ou personnalit phnomnale ce que Krishnamurti dnomme soi-conscience ; appelez tman ce qu'il dnomme Soi ; observez, enoutre, que ce texte admet implicitement cette rincarnation sur laquelleKrishnamurti refusera plus tard de se prononcer: vous aurez l'impression que sa

    psychologie et sa mtaphysique ne s'cartent gure, ce moment, de celles duVdnta. On notera aussi que, d'accord en cela avec les penseurs vdntins,Krishnamurti repousse la notion d'une immortalit personnelle .

    En recourant des textes de la mme poque, on montrerait galement qu'ilentend s'lever au-del du point de vue qui oppose la matire l'esprit. Plusgnralement, le Soi dont il parle - et qui, semblable en cela l'tman indien,parat bien tre la base ontologique de toute existence - est conu comme undpassement de toutes les oppositions dans lesquelles s'embarrasse une penselimite. En particulier, de la plus fondamentale de ces oppositions : celle que noustablissons, en Occident, entre le sujet et l'objet.

    Nous pourrions, aprs ce texte, en citer d'innombrables, et tenter de retracer,d'anne en anne et de citation en citation, l'histoire formelle de l'enseignement deKrishnamurti.

    Nous prfrons concentrer notre attention sur ce qui, tort ou raison, nousparat tre le noyau le plus incontestablement solide et vrifiable de sonenseignement, savoir ce que l'on peut appeler l'expos du processus du moi .

    Les propos que Krishnamurti nous tient sur des tats qui ne sont pas ntres,des tats dont nous n'avons aucune conscience actuelle, peuvent avoir une valeurd'anticipation prcieuse ou d'encouragement, mais nous ne sommes pas srs deles interprter correctement, et il est peut-tre moins utile d'en discuter que deprendre une conscience aigu - et, la limite, libratrice - de notre douloureuse

    condition prsente.Rien, me semble-t-il, n'est plus efficacement favorable cette indispensableprise de conscience que la mditation sur le processus du moi, la perceptiondirecte et vive de son opration en nous-mmes.

    Je vais donc vous exposer, en me rfrant aux textes de Krishnamurti, ceprocessus.

    Dans un ouvrage indit, nous crivions :

    Il est possible de montrer que la conscience que l'individu adulte se forme delui-mme en tant que moi , en tant qu'oppos autrui (ce que nous avonsappel conscience oppositionnelle de soi), est le rsultat, en mme temps que

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    26/176

    26

    la condition d'entretien d'un processus par lequel un certain conditionnement initialde la conscience ne cesse de se reconstituer, de se recrer indfiniment, lafaveur des interprtations indigentes ou tendancieuses que cette conscience seforge des expriences mmes auxquelles il conduit, expriences qui devraient

    logiquement tourner son discrdit et sa destruction...

    Il constitue le fait central et spcifique de notre existence et de notreconscience d'adultes. On pourrait dire qu'en lui se retrouvent et se rsumenttoutes les innovations fonctionnelles d'ordre mental, tous les caractrespsychologiques par lesquels la condition proprement humaine prsente s'opposeaux conditions infantile et animale. Et c'est son arrt qui marque le passage del'homme, commun et quotidien, l'homme libr - ce dernier n'tant rien d'autre,selon Krishnamurti, qu'un individu humain parvenu sa maturit psychologiquefinale, la perfection de son tre. En sorte que l'on peut affirmer que tout

    l'enseignement de Krishnamurti n'est que l'expos des conditions dans lesquellesil est possible de mettre un terme au processus du moi.

    L'importance de ce processus est donc vritablement suprme, aussi biendans nos existences que dans l'enseignement de Krishnamurti...

    ..

    Je ne suis pas sans savoir que l'existence du processus du moi a tclairement indique par le Bouddha... mais le lecteur aurait tort de conclure demes propos que l'enseignement de Krishnamurti n'est qu'une version moderne ouoccidentalise du Bouddhisme primitif... (1).

    Dans le prsent ouvrage comme dans celui que je viens de citer, il seragalement vrai, qu'en ce qui me concerne je ferai essentiellement usage dansmon expos du processus du moi des analyses et des mthodes dont l'indicationest donne dans l'enseignement de Krishnamurti, mais sans pour autantm'astreindre suivre strictement la dmarche intellectuelle de l'auteur indien, nisurtout me limiter aux seuls aspects du processus du moi qu' ma connaissance ilait envisags.

    On pourra donc trouver dans mon tude des aperus et des dveloppementsqu'on rechercherait en vain dans les ouvrages de Krishnamurti, mais qui n'enfurent pas moins les fruits de ma longue mditation de ces ouvrages.

    LE PROCESSUS DU MOI

    En l'espace d'un sicle, une suite prodigieuse de dcouvertes scientifiques amatriellement confr la race blanche pendant de longues annes, lasuprmatie mondiale.

    Le dveloppement du machinisme et l'acclration conscutive des moyens detransport, mis au service de la tendance expansive propre l'conomie librale,ont dot la plante d'une organisation pratiquement uniforme. Cette organisation

    (1)Voir la note : Prcisions sur les rapports entre Krishnamurti et le Bouddhisme en ce qui concerne le

    processus du moi.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    27/176

    27

    peut tre considre comme l'expression ou l'aboutissement d'un certain type decivilisation.

    Elle forme un rseau dont les mailles, rsistantes et sensibles, emprisonnant etsoudant les uns aux autres tous les peuples, les intgre, malgr eux, dans un

    devenir commun. L'indpendance politique, culturelle ou raciale pouvait avoir unsens l'poque o la lenteur et la pnurie des changes confinait chaque peuplesur son propre territoire. Pour la plupart des nations modernes, cetteindpendance n'est plus qu'un souvenir coteux et, en juger d'aprs leshostilits dernires, une perturbation trs grave semble dsormais impossible localiser.

    Il n'est donc pas inexact de dire, en dpit d'apparences parfois trompeuses,qu'une mme structure et, simultanment, une mme civilisation se sontimposes l'ensemble des continents.

    Or, la machine a imprim cette structure, cette civilisation , sonmouvement vertigineux. Elle entrane tout dans un rythme puisant. Elle use, elle

    effrite, elle liqufie, impitoyablement, toutes les valeurs qui, nagure, passaientpour inbranlables. Elle broie, dans un galop infernal, individus et conceptions. Etles victimes sont innombrables.

    Car, dans ce monde lectromcanique, o les transformations s'accomplissent une vitesse jamais atteinte, o les coups de thtre se succdent sans rpit,l'homme ne ralise qu'avec une dangereuse lenteur les consquences de sespropres agissements. En particulier, bien que l'conomie soit devenue plantaire,la politique est reste locale. De mme, la silencieuse, l'immense rvolutionaccomplie par le machinisme n'a pas t traduite dans les moeurs, n'a pas tsuivie, au social, des corollaires qu'elle imposait.

    Il est, par suite, incontestable que, dchires, dans leur principe, pard'incurables contradictions, dvores par leurs propres oeuvres, pareilles unmoteur dont les bielles fondraient un peu plus chaque tour, la prsente structure,et la civilisation qui en est insparable, traversent une crise sans prcdent.Et, du fait de l'extension plantaire du systme tabli, ce qui tait jadis crise d'une civilisation est maintenant crise de la civilisation totale. Les problmes qui seposent sous toutes les latitudes deviennent chaque jour plus envahissants, plusirritants, plus intolrables.

    Secous en tous sens et sans trve, abtis par des propagandesomniprsentes qui les assaillent sans pudeur ni rpit, anxieux, dsempars,ulcrs, les gens attendent on ne sait quel miracle absurde.

    Certains s'efforcent, par des incantations magiques, de ressusciter un pass jamais aboli. D'autres se rpandent en prires dans tous les temples. D'autres,enfin, arcbouts sur des traditions vermoulues, voudraient endiguer le mouvementdes choses. Mais le flot montant les brise et, renverss, suffoqus, ils roulent dansles eaux troubles en poussant des clameurs pouvantes. Tous les appuis leurclaquent entre les doigts.

    Les experts pataugent mais, inconscients de leur propre ridicule, continuentd'offrir en bonimenteurs leurs vaines et solennelles panaces.

    La confusion augmente sans merci. En dpit de continuelles injections deviolence, rien de fixe, de vraiment stable, ne se dessine sur ces sables mouvants.

    Par une sorte de drision, chaque effort pour rsoudre les problmes les plus

    obsdants ne fait, long terme, que les aggraver et, dans le dsordre des espritset des initiatives, la vie semble perdre toute signification.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    28/176

    28

    Brutalis par une socit malade dont les contradictions s'exasprent, touffdans son expression par des contraintes grandissantes, guett par la misre,menac de massacres collectifs qui pourraient prendre la forme d'une apocalypsenuclaire, drout par une instabilit croissante, envahi et sollicit domicile par

    les voix et les spectacles du monde, se laissant arracher par la radio et latlvision un recueillement dont il n'a jamais eu tant besoin, chacun de nous estquotidiennement assailli, harcel par d'innombrables problmes: problmessociaux, politiques, conomiques, culturels, sentimentaux, religieux, etc. Et, la tteenfivre, bourdonnante de tous ces problmes, il essaie dsesprment, en lesprenant un un, de leur trouver des solutions qui le dlivreraient de leursmorsures. Mais, sitt qu'il a cru se dbarrasser de l'un d'eux, un autre surgit et,restant assig par une meute ardente et impitoyable, qui change de visage maisse reforme toujours, il se dbat comme un noy dans l'ocan d'une frnsieaveugle, inapaisable et incomprhensible.

    Est-il donc vrai qu'il faille s'abandonner cette furie, ce tourbillon ? N'y a-t-il

    pas d'issue cette draison barbare, cette mise en condition qui, de jour en jour,s'approfondit ? Ne peut-on s'lever au-dessus de cette mle pour en dcouvrirtout la fois le sens et le remde ?

    Le point de confusion et de dgradation, de tnbres et de violence o noussommes parvenus est l'aboutissement d'une immense volution historique et, aulieu de chercher rsoudre par des formules apprises, en reprenant des sentiersbattus, les problmes irritants ou tragiques que la socit parat multiplier sous

    nos pas, ne pourrions-nous, faisant taire un instant nos proccupationsimmdiates, et nous tablissant dans le recueillement, essayer de comprendre parnous-mmes, avec notre propre intelligence veille, ce que nous sommes etcomment tout cela est arriv ? Pour mettre un terme ce douloureux dsordre, nedevrions-nous pas rechercher comment il a surgi ?

    C'est cette recherche paisible et lucide que le lecteur est convi, et nousallons d'abord le transporter des milliards d'annes dans le pass, pour le faireassister aux origines de la plante et de la vie.

    Des centaines de millions d'annes aprs sa naissance cosmique, une normesphre, brlante et visqueuse, s'teint dans une agonie physico-chimique secouede convulsions. Elle se revt finalement d'une crote solide, et les eaux dontseront faits nos ocans se dversent dans les creux de sa face ravage. A partirde molcules gantes se formant dans les mers, des micro-organismes, humblesdbuts plantaires de la vie, vont se constituer.

    D'autres millions d'annes passent. Les continents se couvrent de vgtauxgants, dont le foisonnement s'apaise peu peu, dont les dimensionsprogressivement s'amenuisent.

    Mais voici qu'une vie animale apparat son tour. D'abord timide et marine, elledonne graduellement naissance des formes monstrueuses qui s'lancent

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    29/176

    29

    l'assaut des continents et s'aventurent mme dans les airs. Comme,antrieurement, la flore, cette faune subit, avec le temps, une sorte de recul, maisla dcroissance de la taille s'accompagne, chez certains survivants, d'unperfectionnement structural.

    Ce perfectionnement - qui affecte surtout l'organisation nerveuse et se traduitpar un accroissement relatif de la masse crbrale - devient particulirementsensible chez l'homme, sorte de primate qui se tient normalement debout et quipossde des mains dont le pouce est opposable aux autres doigts.

    Cet animal, qui s'adapte remarquablement aux changements extrieurs,invente le langage articul et manifeste une aptitude sans prcdent la crationet l'utilisation d'instruments artificiels.

    Aux animaux des espces antrieures, qui taient parfaitement mais rigidementadapts par leur structure biologique des milieux dtermins, dans lesquels ils

    taient confins, succde cet animal non spcialis, cet animal technique , quimarque un tournant de l'volution de la vie.

    Capable d'organisation sociale, il poursuit inlassablement, durant desmillnaires, son industrieux effort.

    Il accrot d'ge en ge la complexit, la puissance efficace de ses outils et,parce qu'il possde ce don invisible, l'intelligence cratrice, il va irrsistiblementconqurir, malgr sa taille modeste et l'infirmit relative de son tre physique, saplante natale.

    L'extension croissante de ses cultures, le rseau toujours plus ramifi de sesroutes, les cits qu'il construit au carrefour des valles, au bord des fleuves, ou surles rivages maritimes, transforment insensiblement l'apparence des paysagesprimitifs.

    Les espces rivales ont t par lui dtruites ou chasses, moins qu'asservies son vouloir, elles ne soient devenues les pourvoyeuses de ses besoins, lesmoyens de ses dplacements ou les puissants auxiliaires de ses travaux.

    Ne se bornant plus forger des outils d'un maniement simple et direct, ilimagine des transformateurs de mouvement ou machines qui, insres entre sesmembres et des outils spciaux qu'il s'agit d'actionner, lui permettent de mieuxutiliser encore sa puissance musculaire.

    Paralllement, il parvient raliser des structures dans lesquelles peuts'introduire son organisme entier: constructions statiques qui lui servent d'habitat ;vhicules terrestres de plus en plus perfectionns pour la traction desquels ilrecourt la puissance des animaux qu'il a domestiqus; embarcations d'abordfragiles, mais qui, graduellement consolides, agrandies, recouvertes de voiles,deviennent de lourds navires capables de traverser, avec leurs cargaisons, lesmers les plus tendues.

    Grce un progrs soudain de ses techniques, il se trouve enfin capable, enfaisant actionner ses machines par des nergies inorganiques, de leur confrer unsimulacre de vie propre. Il peut ds lors adjoindre ou substituer, soit lui-mme,soit aux espces animales qu'il avait asservies, des armes d'esclaves

    mcaniques infatigables sur lesquels il exerce un empire absolu.Les nergies inorganiques qu'il sait capter pour son usage deviennent

    rapidement dmesures au regard de sa propre nergie naturelle. En les

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    30/176

    30

    appliquant des structures mobiles, parfois immenses, dans lesquelles ils'enferme et qu'il contrle, il ne cesse de distancer dans les milieux les plusdivers, sans avoir pour autant modifier ses caractres corporels, toutes lespossibilits animales.

    Surmontant l'obstacle, qui paraissait dcisif, de sa pesanteur, il envahitaudacieusement l'espace arien, s'y installe fermement et, laissant loin derrire luiles oiseaux les plus rapides, dpassant mme la vitesse du son, il ambitionned'chapper vivant sa plante natale pour s'lancer vers les plantes voisines, moins que ce ne soit vers le soleil ou les proches toiles.

    Dj, il tourne autour de la lune et ses sondes spatiales frlent Mars,atterrissent sur Vnus ou orbitent, minuscules plantes techniques, autour dusoleil.

    Pntrant, la lueur de ses mathmatiques, dans les intimes et bouillonnantesprofondeurs de la matire, il brise ou restructure l'atome et pose, avec le laser, un

    doigt de lumire sur la lune.

    Dcouvrant le secret des fissions et des fusions contagieuses, sachant produiresur sa plante des tempratures proches de celles qui rgnent au coeur des pluslointaines toiles, il se rend matre d'une nergie si fantastique qu'il pourra bientt,s'il le dsire, chasser de sa trajectoire naturelle, faire basculer ou voler en clats leglobe qui le porte, et au regard duquel il fait figure d'imperceptible, d'invisibleparasite.

    Il en arrive un point o l'extinction mme du soleil, ou la fuite massive del'oxygne atmosphrique, ne sonneraient plus le glas de sa propre existence.

    Il semble que la puissance des rsultats accumuls de ses efforts techniquesmillnaires soit devenue capable de surmonter tous les obstacles, de faire reculerindfiniment toutes les limites, et que son espce ne soit plus menace, dans sonexistence historique que par les germes de violence qui subsistent en son propresein. Mais s'ils venaient clore, les armes dont l'espce dispose sont siterrifiantes que, par leur emploi massif, la plante, jamais rase et strile, neserait plus qu'un caillou vide poursuivant sa course vaine dans les dserts del'espace et offrant le scandale et la cendre de ses plaies aux astres tonns.

    Ces rsultats auxquels il est parvenu font de cet animal technique la plus hauteexpression de la vie terrestre que l'observation sensible dont il est capable puisse

    dcouvrir.Ainsi, d'une volution cosmique et plantaire, gologique et biologique,s'tendant sur d'effarantes dures, sur des dures qui crasent et bafouentl'imagination la plus robuste, un tre a surgi qui a manifest graduellement despouvoirs sans rapport avec ses dimensions apparentes et son nergie musculairepropre, un tre qui, devenu le matre de sa plante natale, est maintenant capablede la dvaster et de la dserter.

    C'est l'tre humain.

    Cet tre, dont la puissance rside bien plus dans sa pense que dans soncorps, n'est pas seulement conscient de son milieu naturel. Il a, de surcrot, le

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    31/176

    31

    pouvoir de se former une reprsentation distincte et globale de lui-mme, de secontempler dans une sorte de miroir intrieur et immatriel.

    Parmi toutes les images qui hantent sa conscience, se trouve sa propre image.A la faveur d'une espce de ddoublement intellectuel trs surprenant et trs

    familier, il s'observe comme s'il se tenait distance de lui-mme, comme s'ilincluait, dans sa propre intimit, un point de vue, un centre de perspective qui luift extrieur.

    En chacun de nous existe ainsi une image de nous-mme, qui chevauche ouimprgne, comme une prsence fantomale, le flot de nos impressions sensorielleset chacun de nous, en la considrant, se dit: Cela, c'est moi. Je suis cela. Jesuis moi. Or, en quoi consiste, apparemment, cette image impalpable ?

    Elle est la reprsentation de ce sujet concret, psychorganique, que nous avonsle sentiment d'tre.C'est le retracement intrieur - ou mme la vision directe - d'un corps, avec ses

    particularits propres. C'est, en mme temps, l'vocation vive - ou, parfois,purement verbale - d'une conscience, avec ses perceptions et ses souvenirs ; sespenses et ses dsirs ; avec ses aptitudes physiques, affectives et intellectuelles ;avec son savoir, ses possessions matrielles et ses pouvoirs ; avec les caractresqu'elle se confre en raison des actes qu'elle accomplit, des fonctions qu'elleassume et des attitudes qu'elle reprsente ou manifeste, dans le milieu naturel ousocial qui lui est propre.

    C'est, en un mot, la reprsentation d'un organisme conscient isol ou, si l'onprfre, d'une conscience individuelle incorpore et qui devient, du fait decette incorporation, susceptible d'une sorte de localisation spatiale, objective.

    En usant des moyens que lui offre le langage, l'individu exprime le rsultat desa contemplation de cette image intrieure par une srie de jugements d'identitqui rsument la conscience qu'il a de lui-mme et le dfinissent verbalement sonpropre regard:

    Je suis jeune et grand, j'ai les yeux bleus, je suis mari, je suis ouvrier, je suischrtien, je suis communiste, etc...

    Grammaticalement, tous ces jugements noncent les attributs ports par unsujet logique, reprsentation abstraite du sujet conscient, psychologique.

    Chacun de ces jugements est affirmatif, car il attribue au sujet une qualit, uneparticularit dtermines, mais il est en mme temps limitatif, car l'affirmationmme qu'il constitue prsente un caractre exclusif ou born.

    Exclusif, lorsqu'elle interdit au sujet la possession simultane d'un autre attribut,possible mais contradictoire. Born, lorsqu'elle vise un attribut susceptibled'acqurir au-dehors une extension suprieure celle qu'il possde effectivementchez ce mme sujet.

    Les jugements par lesquels s'exprime la conscience ou notion que le sujet a delui-mme tant - chacun dans son ordre - limitatifs, leur collection, leur somme, sion la confronte la totalit des possibles dans la totalit des ordres, va prsenterinvitablement le mme caractre.

    En consquence, ces jugements, pris ensemble, mis en paquet - ce paquetdes qualits dont parle Krishnamurti -, circonscrivent, dans l'univers des tres et

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    32/176

    32

    des choses, des qualits et des prsences, un domaine limit auquel ils assignentun contenu.

    Ds lors, si l'on tient de tels jugements pour exhaustifs, si l'on pense qu'ilsrecouvrent totalement la ralit effective de l'tre qu'ils prtendent caractriser, on

    sera conduit se former une reprsentation globale de cet tre qui en fera, tousgards, un existant clos. De cet existant clos, on affirmera, la fois, ce qu'il est(c'est--dire tout ce qui est inclus dans le domaine circonscrit par les jugements enquestion) et ce qu'il n'est pas (c'est--dire tout ce qui se trouve en dehors de cedomaine).

    Mais aucune des qualits que nous pouvons nous attribuer n'a - dans laconscience rflexive que nous pouvons en prendre - d'existence intrinsque. Nousne la saisissons que comme l'oppos d'une autre qualit, tout aussi indfinissableen soi, dont elle est logiquement insparable.

    Il s'ensuit que la conscience rflexive que nous prenons de nous-mme, et quinous dfinit notre propre regard intrieur, se fonde sur une distinction quiimplique une opposition, bien que cette opposition puisse n'tre pas toujoursressentie. Elle n'est donc pas seulement de nature distinctive, mais encore denature oppositionnelle. C'est pourquoi elle peut tre dite conscienceoppositionnelle de soi . Le sujet qu'elle saisit ne se dtache pas seulement dumonde, la manire dont une silhouette - autrement colore - se dtacherait d'unfond: il s'oppose au monde.

    Ainsi, ds lors qu'elle repose sur des jugements d'identit, notre dfinition totale

    de nous-mme - qui est celle de l'image complexe, psychologique et matrielle,que nous formons de nous-mme l'intrieur de nous-mme - est, en essence, etdonc restera, sous n'importe quelle forme qu'elle pourra prendre, de naturediscriminative, sparative, oppositionnelle. Elle prsentera toujours, au regard d'unobservateur attentif, deux aspects simultans, contradictoires et insparables : unaspect d'affirmation et un aspect de ngation.

    Dfinir quelque chose, n'est-ce pas d'ailleurs l'isoler en pense, le dtacherd'un ensemble, opposer - implicitement ou explicitement - ce qu'il est ce qu'iln'est pas, ce qu'il inclut ce qu'il exclut ? Et, quand il s'agit d'un tre vivant, cettedfinition ne saurait prsenter, au regard du vivant lui-mme, un caractrepurement intellectuel, simplement passif : elle prsente toujours un caractre

    nergtique et passionnel. Ses traits marquent les tendances d'un dynamismeexpressif.

    Dire du contenu de notre image intrieure, de notre conscience rflexive denous-mme, qu'il est nous , c'est donc, dans une sorte d'espace reprsentatifqui n'est pas toujours expressment voqu, nous affirmer comme une prsencesingulire face une totalit qui nous dborde et s'oppose nous-mme.

    Sous sa forme actuelle, notre dfinition de nous-mme, ne l'oublions pas, estconditionne -ce mot reparat souvent sur les lvres de Krishnamurti- par lastructure prsente de notre sensibilit et par le degr de pntration que nouspouvons atteindre dans l'observation de nous-mme. Elle reste, en outre,influence par les formes logiques qu'impose notre esprit la tyrannique

    suggestion d'un langage qui fut cr bien moins pour exprimer des proccupationsd'ordre contemplatif que pour rpondre des exigences utilitaires. Elle reprsentedonc ce que, dans ces conditions, nous avons pu saisir de nous-mme et non pas

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    33/176

    33

    ncessairement ce que nous sommes dans la totalit de notre tre et de nosrapports.

    Toutefois, en tant que nous faisons ntre cette dfinition, que nous la tenonspour valable et ne pensons pas la mettre en question, elle nous donne

    pleinement nous-mme, selon notre apprciation. Elle nous identifie un certaindomaine enclav dans l'immensit du monde, en mme temps qu'elle nousenferme dans ce domaine born.

    Or la notion de domaine limit prsente deux aspects dont l'un peut tre ditqualitatif et l'autre, quantitatif. L'aspect qualitatif du domaine est l'expression deson caractre clos, de l'isolement que son contour impose l'espace situ l'intrieur de ce contour. On pourrait le dfinir comme la solitude du domaine.

    Au contraire, la grandeur de l'aire enclose, le trac de son contour limitant,constituent l'aspect quantitatif du domaine, ce qui lui confre un caractreextensible ou rductible.

    Si nous passons maintenant des symboles gomtriques la ralitpsychologique, nous voyons qu'au premier aspect correspond, dans la conscienceoppositionnelle de soi, un sentiment de solitude et, au second, la notion d'unesorte de dimension personnelle.

    Du fait mme que je m'identifie un certain domaine limit, qui se situe l'intrieur d'un espace reprsentatif, je suis pris et retenu l'intrieur de cedomaine, je me trouve emmur en lui, investi par ses limites. Or, nous l'avons vu,m'identifier un certain domaine reprsentatif limit, ce n'est rien d'autre

    qu'adhrer une dfinition de moi-mme. Il s'ensuit que toute adhsion unedfinition de soi a pour revers une solitude irrmdiable, et d'autant plus profondeque l'adhsion est plus passionne.

    Plus, en effet, je m'attache la dfinition que je me suis donne de moi-mme,plus je la revendique, et plus haut j'lve une barrire, une muraille, entre cequ'elle implique et ce qu'elle exclut, c'est--dire entre moi-mme et le monde ouautrui.

    Plus je m'prouve, en quelque sorte, plus je me sens moi, dans la notionsingulire et limite que j'ai de moi-mme, et plus je m'loigne de l'autre, plus il medevient tranger, inintelligible; plus j'ai le sentiment qu'il m'chappe pour serfugier dans un univers inquitant auquel je ne puis avoir aucun accs intime.

    Il s'ensuit que, considre sous son aspect qualitatif la conscienceoppositionnelle de soi est conscience d'isolement, de sparation, de relgation.C'est la conscience d'tre, dans un ensemble, une tache diffrente, htrogne,inassimilable, unique.

    Selon la conscience commune que nous avons de nous-mme, les autrespeuvent tre comme nous, ils ne sont jamais nous. Ds qu'elle devient ntre, unequalit quelconque acquiert un caractre irrductible, intransmissible. Sa notionobjective se trouve colore, pntre par le sentiment sui generis de son rapportintime avec nous, de son appropriation nous-mme.

  • 8/3/2019 Krishnamurti_ou_la_rvolution_du_rel

    34/176

    34

    A l'obse