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Journal of Arabic and Islamic Studies • 18 (2018): 163-178
© Laurence Denooz, Université de Lorraine, Nancy / France
ISSN 0806-198X
Espaces et identités transformés / transformants:
L’entre-deux dans Fī l-Ṭufūla de ʿAbd al-Maǧīd Ben Ǧallūn
LAURENCE DENOOZ (Université de Lorraine)
Résumé
Au croisement de la sémiotique des passions de Greimas et Baroni, de la théorie de la configuration
appliquée par Paul Ricœur à la temporalité et de l’écogenèse territoriale de Claude Raffestin, l’analyse
narratologique de Fī l-ṭufūla vise à démontrer que l’espace dans lequel s’inscrivent les souvenirs du
narrateur est un acteur de la construction identitaire du petit protagoniste entre deux cultures et,
réciproquement, subit l’action de reconfiguration et de recomposition mise en œuvre par les souvenirs des
sentiments qu’ils évoquent encore en l’adulte qu’il est devenu.
Mots-clés : Sémiotique des passions, théorie de la configuration, écogenèse territorial, Fī l-ṭufūla
Abstract
Based on the semiotics of passions (Greimas and Baroni), the theory of configuration (Paul Ricœur) and
territorial ecogonenesis (Claude Raffestin), the narratological analysis of Fī l-ṭufūla strives to demonstrate
that the space of memories of narrator is an actor in the identity construction of the protagonist between two
cultures and, conversely, undergoes the action of reconfiguration and recomposition implemented by the
memory of the feelings of the protagonist.
Key words: Semiotics of passions, Configuration theory, Territorial ecogenesis, Fī l-ṭufūla
Par sa vocation représentationnelle, la fiction littéraire décrit différents espaces – entendus
dans leurs divers aspects, tantôt géographique, territorial, imaginaire, culturel, anthropo-
logique, psychologique, affectif, tantôt même multidimensionnel… Lieu d’ancrage
essentiel à toute action, l’espace suscite divers sentiments et émotions, impressions,
conceptions et représentations et nécessite la mise en œuvre de stratégies d’appropriation
ou de rejet qui participent à la perception de Soi et de l’Autre. Réciproquement, les
émotions et tensions affectives participent à la transformation de la perception qu’a de
l’espace un individu ou une société et à la reconfiguration de la représentation qu’il s’en
fait et qu’il en donne.
Intéressant à plus d’un point de vue, le roman Fī l-ṭufūla de ʿAbd al-Maǧīd Ben Ǧallūn
illustre ce double phénomène d’espace à la fois transformant l’identité et transformé par la
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composante identitaire. D’une rive à l’autre, d’un continent à l’autre, d’une culture à
l’autre, l’espace du roman est un entre-deux qui, n’ayant ni existence réelle ni a fortiori
matérialité et tangibilité, est une construction évolutive de l’esprit, fondée sur des
réminiscences d’émotions authentiques, imaginées ou transformées.
Autofiction dans laquelle un enfant d’origine marocaine fait le récit de ses propres
découvertes des milieux dans lesquels il vit, d’abord à Manchester puis à Marrakech, Fī l-
ṭufūla accorde en effet à l’espace un rôle essentiel, quasi équivalent à celui de protagoniste.
Tout à la fois transformé/déformé/informé par les sentiments qu’il inspire au jeune
narrateur et transformant/déformant/informant l’enfant, l’espace fait l’objet, tout au long du
récit, d’un processus constant de territorialisation, déterritorialisation et reterritorialisation.
Sans doute l’enfance de ʿAbd al-Maǧīd Ben Ǧallūn entre le Maroc et la Grande-Bretagne
l’a-t-elle amené, consciemment ou non, à s’interroger sur les relations entre l’identité
individuelle, la culture collective et l’espace. Comme le héros de son roman, l’auteur, né à
Casablanca (1919-1981), a quitté le Maroc avant l’âge d’un an et a vécu, jusqu’à l’âge de 8
ans, à Manchester. En Angleterre, il avait noué de forts liens d’amitié avec une fratrie
d’émigrés grecs, orphelins de mère. Lui-même souffrit, très jeune, d’un double deuil, ceux
de sa mère et, peu de temps après, de sa petite sœur Aïcha. Revenu à Fès, dans sa famille
marocaine, après le décès de sa mère, il compare les modes de vie britannique et marocain,
en portant une attention particulière à la description des espaces qui revêtent, selon les
circonstances, des significations diverses.
Au croisement de la sémiotique des passions de Greimas et Baroni, de la théorie de la
configuration appliquée par Paul Ricœur à la temporalité et de l’écogenèse territoriale de
Claude Raffestin, l’analyse narratologique de Fī l-ṭufūla vise à démontrer, d’une part, que
l’espace dans lequel s’inscrivent les souvenirs du narrateur est un acteur de la construction
identitaire du petit protagoniste entre deux cultures et, d’autre part, que, réciproquement, il
subit une double action de configuration et de reconfiguration, mise en œuvre par les
souvenirs des émotions qu’ils évoquent encore en l’adulte qu’il est devenu. Le processus de
configuration est mis en scène par le narrateur de Fī l-ṭufūla qui, faisant le récit de son
entrée à l’école à Manchester, a lui-même la prescience que l’influence réciproque des
passions et de l’espace ouvre la voie à d’infinies possibilités de reterritorialisations de
l’espace :
، وكانت ، فإن حياتي كانت ضيقة محدودة كان باب المدرسة هو نفس باب الحياة. فلما اجتزت عتبة صورها مستمدة من نفسي أكثر مما كانت مستمدة من الواقع
، . ولم يكن ذلك بفضل الدروس ، لاحت لي الحياة في صور أخرى باب المدرسة . نه كان بفضل البيئة التي أصبحت أقضي فيها جزءا غير قصير من النهارولك
(p. 30)
La porte de l’école était identique à la porte de la vie. Ma vie était étroite et
bordée de limites. Ses représentations étaient issues de moi-même, plus que
de la réalité. Mais, passé le seuil de la porte de l’école, j’ai constaté que ma
vie revêtait d’autres représentations. Cela n’était pas tant dû aux leçons qu’à
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l’atmosphère dans laquelle je passais désormais une bonne partie de la
journée. (trad. pers.)
Espace mémoriel, espace (re)configuré par les passions
Dès les premières phrases du récit, le narrateur annonce son projet autobiographique :
retourner le plus loin possible dans ses souvenirs et faire de chacune de ses réminiscences
une double description, émotionnelle et visuelle. Les émotions (al-ʿāṭifa) du narrateur non
seulement guident la sélection des récits mémoriels mais, surtout, priment sur l’exactitude
du souvenir. Le narrateur laisse entendre, dès les premiers souvenirs, que l’essentiel réside
dans les sensations ressenties par l’individu, sensations qui peuvent ainsi altérer
l’authenticité du souvenir, implicitement réduit au statut de rêve (ḥulm) flou et nébuleux
(ġāmiḍ), et sa conformité à la réalité.
إنني كلما انحدرت مع ]...[لا أستطيع أن أتذكر بالطبع كيف شرعت في الحياة الماضي أفضت بي الحوادث في النهاية إلى عالم غامض، مثل الذي استفاق من حلم
لا يمنعه هذا النسيان من تذكر العاطفة التي كانت مسيطرة ، نسيه قبل أن يستفيقعليه اثناءه، فهو يستطيع أن يقول إن الحلم كان مزعجًا أو هنيئًا، بالرغم من أنه لا
. أما العاطفة التي أكاد أشعر بأنها كانت مسيطرة على نفسي في ه شيئًايتذكر منولكن هذه ]...[. ، فهي مزيج مبهم من الاستغراب والخوف والتطلع ذلك الحين
. قيل إنني ولدت في مدينة الدار البيضاء المرحلة أيضًا لا تدخل في دائرة الذكرياتكبت البحر بين ذراعي أمي إلى ، ثم ر ثم قضيت في تلك المدينة بضعة أشهر
، ولا بد أن وقتًا ليس وقد عرفت الحياة لأول مرة في مدينة منشستر ]...[. إنكلترا. والصور الأولى القديمة التي قبل أن تبتدئ ذاكرتي في اختزان الصور بالقصير قد مر
(p. 2) . أحتفظ بها في نفسي قليلة تعد على أصابع اليد
Il m’est évidemment impossible de me souvenir comment j’ai commencé ma
vie. […] Chaque fois que je remonte dans le passé, je finis par atteindre un
monde nébuleux, comme un homme réveillé de son rêve, oublié avant même
son réveil, mais que cet oubli n’empêche pas de se rappeler l’émotion qu’il
en avait ressentie. Même sans rien s’en rappeler, il peut dire si le rêve était
agréable ou désagréable. L’émotion que je peux encore presque ressentir et
qui me dominait entièrement à l’époque est un vague mélange de surprise, de
peur et d’intuition. […] Mais cette phase non plus n’entre pas dans le cercle
de mes souvenirs. […] Il paraît que je suis né à Casablanca, que j’y ai passé
quelques mois, puis que j’ai embarqué vers l’Angleterre, encore dans les bras
de ma mère. […] J’ai alors connu pour la première fois Manchester, mais il
va de soi qu’il a fallu quelque temps avant que ma mémoire ne commence à
stocker les images. Les plus anciennes images que j’ai conservées à l’esprit
peuvent se compter sur les doigts d’une main. (trad. pers.)
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Même minutieuse à la façon d’une photographie, la description redéfinit l’espace, le
représentant non pas dans sa concrétude et dans sa réalité, mais dans une reconstruction
subjective et transformatrice, en fonction des détails choisis et mis en avant, et au gré des
sentiments qu’ils continuent de susciter dans la mémoire du narrateur.
Le premier souvenir d’Angleterre est celui de la maison familiale, décrite sur un mode
essentiellement subjectif et affectif : ce sont les souvenirs des émotions qui orientent le
choix des détails de l’espace mis en récit par le narrateur.
فتحت عيني فإذا أنا في منزل قديم يحيط به الغموض والإبهام، كانت حديقة كبيرة قع أمامه حديقة صغيرة يحدها تقع خلفه كثيرا ما أشرفت عليها من النافذة، وت
حاجز حديدي طويل يقوم بين المنزل والشارع ويخترقها ممشى قصير يفضي إلى بوابة عالية من حديد. كان البيت يتألف من ثلاثة أدوار، كبير الأبهاء والغرف ضخم النوافذ ملون الزجاج. وكانت هذه الأوصاف تجعلني لا أطمئن إليه أبدا. ولم يكن
لفية الكبيرة بستاي،، ولذلك كانت وحشية النباتات، تنتهي بأشجار للحديقة الخضخمة تبعث رعباً مبهما في النفس. وكنت أرى من آن لآخر هر ا أو كلبا يجري خلال الأعشاب، ثم يقفز فوق الحاجز ويختفي. وكثيرا ما سألت نفسي عن هذه
أزال أذكر أن هرًّا الأشياء التي تتحرك ومع ذلك فهي ليست في شكل الإنسان، وما . ومما زاد في يقيني بأن عظيم الهامة داهمني ذات يوم، فصرخت حتى كاد يغمى علي هذه المخلوقات مخلوقات شريرة أن أهل المنزل كانوا يطاردونها. وكانت النوافذ الضخمة ذات الزجاج الملون تثير في نفسي القلق لضخامتها وللأضواء الملونة الحزينة
نفذ منها، أضف إلى هذا الضباب والثلوج وشدة البرد، فقد تعاون ذلك التي كانت ت (p. 3) كله على إثارة خيالي العاجز، حتى تأصل الرعب في نفسي.
J’ai ouvert les yeux : je me trouvais dans une demeure ancienne, aux contours
imprécis et flous. Il y avait à l’arrière un grand parc, que je regardais souvent
à travers la fenêtre, et à l’avant un petit jardin, ceint d’une longue palissade
en fer séparant la maison de la rue. On y accédait par un étroit passage qui
menait un haut portique en fer. La maison était composée de trois étages, de
vastes pièces et de grandes baies vitrées. En dépit de ces descriptions, je n’y
ai jamais ressenti de sérénité. Il n’y avait pas de jardinier pour le grand jardin
à l’arrière, si bien qu’il était envahi de plantes sauvages, finissant en énormes
arbres qui emplissaient l’âme de terreur et d’effroi. De temps en temps, je
voyais un chaton ou un chien qui courait dans les herbes, puis sautait par-
dessus la barrière et disparaissait. Je me suis souvent interrogé sur ces choses
qui se mouvaient, et qui pourtant n’avaient pas forme humaine. Je me
souviens encore d’un gigantesque taureau qui m’avait poursuivi un jour :
j’avais hurlé, il s’en était fallu de peu qu’il ne tombe sur moi. Cela avait
renforcé ma certitude qu’il s’agissait de créatures maléfiques que les
habitants de la maison pourchassaient. Les grands vitraux des baies
m’angoissaient en raison de leur taille et des tristes lumières multicolores
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qu’ils créaient et qui s’ajoutaient à ce brouillard, à la neige et au froid. Tout
cela a contribué à influencer ma fragile imagination jusqu’à me terrifier
totalement. (trad. pers.)
Ce premier souvenir est convoqué comme au travers de la vision floue (yuḥīṭ bi-hi al-
ġumūḍ wa’l-ʾibhām, « entourée de mystère et de flou ») d’un nouveau-né ouvrant pour la
première fois les yeux (fataḥtu ʿaynayya, « j’ai ouvert les yeux »). La description sans réelle
chaleur, indifférente et laconique, rend les souvenirs confus et évanescents, les dépouille de
toute spécification. Mais, au fur et à mesure de l’évocation d’émotions retrouvées, le récit
se précise et s’enrichit de détails affectifs, le narrateur s’enhardissant progressivement.
Ainsi, la narration des premiers souvenirs du narrateur de Fī l-ṭufūla met en œuvre la
fonction configurante du récit, pour actualiser le sens de l’espace. Car, étant nécessairement
conçu comme indissociable de la temporalité, l’espace dans lequel s’inscrit le souvenir du
narrateur de Fī l-ṭufūla a un passé, mais pas de présence à soi. En tant que tel, l’espace,
perçu par le narrateur comme insaisissable et évanescent, ne peut exister qu’au travers
d’une représentation sémiotique, qui l’actualise, le rend au présent et le configure par la
synthèse entre les fragments de souvenirs. La fonction configurante – appliquée par Paul
Ricœur (1983-1985) à la temporalité – s’étend ici à la spatialité : parce qu’elle est liée à la
temporalité, l’expérience de l’espace du narrateur de Fī l-ṭufūla prend sens, sémiotisée et
ainsi transformée en espace humain. La « sémiotisation de l’espace », c’est-à-dire la
« réordination de l’espace dont l’ordre est à chercher dans les systèmes informationnels
dont dispose l’homme en tant qu’il appartient à une culture », que Claude Raffestin (1977,
1980, 1982, 1986) nomme aussi processus de territorialisation, transforme l’espace en
territoire, qui « peut être considéré comme de l’espace informé par la sémiosphère »
(RAFFESTIN 1986: 177). Le territoire est de ce fait un espace sémiotisé, résultat des
relations entre l’espace et l’altérité ou l’extériorité,1 que représente ici le narrateur ou la
société avec laquelle il partage cet espace raconté.
L’aveu de mal-être permanent ‒ wa-kanāt hāḏihi l-ʾawṣāf taǧʿalu-nī lā ʾaṭmaʾinn ʾilay-hi
ʾabadan
(« Ces descriptions ne m’avaient pas fait m’y sentir serein ») ‒ insère une rupture
brutale dans le déroulé du récit, jusque-là description banale et sans aspérité. Le manque de
quiétude pousse le narrateur à réviser sa description, dont la neutralité et l’indétermination
ne peuvent s’accorder au sentiment d’effroi et d’angoisse qu’il lui semble éprouver encore.
Les mêmes éléments de l’espace sont repris, mais reconfigurés par des souvenirs
d’émotions, réels ou imaginaires, mais dont l’effet agit sur le narrateur du présent. Le grand
jardin que l’enfant observait à travers la fenêtre devient une forêt sauvage et dangereuse, où
se mêlent arbres effrayants et créatures insaisissables et fantasmagoriques ; de même, le
souvenir des grandes baies vitrées se précise et se teinte de tristesse et de froideur.
L’angoisse (al-qalaq) et la terreur (al-ruʿb) ont fini par remodeler l’espace pour le rendre
conforme aux sentiments qu’il est sensé provoquer : un espace, qui ne suscitait que
1 « L’élément essentiel qu’il faut en retenir c’est la relation à l’altérité. Cette altérité étant alors, non plus
seulement l’Autre, le semblable, mais tout ce qui est extérieur à soi-même. Ceci contraint évidemment à
élargir considérablement la notion de territorialité. Elle peut être définie comme le système de relations
qu’entretient une collectivité, partant un homme, avec l’extériorité. Si nous disons extériorité c’est pour
bien montrer qu’il peut s’agir tout autant d’une ‘topie’, d’un lieu que d’une autre collectivité, d’un autre
être ou encore d’un espace abstrait tel qu’un système institutionnel, etc… » (RAFFESTIN 1977: 130).
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neutralité et indifférence, devient ainsi territoire de l’enfant, propice à susciter épouvante,
panique et mal-être. La redéfinition de l’espace procède de la « fonction intrigante » de la
passion, entendue au sens « phénomène affectif d’ordre général, une forme de pathos qui
met en lumière la ‘passivité’ du sujet, la dimension affective de son expérience » (BARONI
2008 : § 2). C’est le souvenir de l’émotion, réelle ou imaginée, que l’espace avait suscitée
en lui qui, en en orientant la construction et la perception narratives, confère un nouveau
sens à l’espace. Cette mise en intrigue de l’espace conduit à sa dé-sémiotisation, entendue
comme une déterritorialisation, puis à sa re-sémiotisation, équivalente à une reterritoria-
lisation.
Plus significative encore est la présence, dans Fī l-ṭufūla, de souvenirs sinon forgés de
toute pièce, du moins reconstruits sur des impressions tenaces. Ainsi, les événements
parfois s’effacent et leur souvenir s’altère : seule l’empreinte de l’émotion alors ressentie
reste irrévocable et inaltérable, ramenant ainsi des réminiscences parfois imprécises. La
naissance de sa petite sœur et leur première rencontre n’ont laissé au narrateur que de
vagues souvenirs, que les années écoulées ont progressivement effacés :
ولست أستطيع أن أنسى الغبطة التي شعرت بها عندما رفعوي، لأنظر إليها وهي ! لعلها أعادت إلى ذهني ذكريات كانت قريبة مني نائمة في مهدها. ومن يدري ؟
. (p. 3) يومذاك، ولكنها ضاعت مني الآن بعد أن تراكمت عليها الأيام والسنون
Je ne peux oublier la joie que j’ai ressentie lorsqu’ils m’ont soulevé pour que
je puisse la regarder, endormie dans son berceau. Et qui sait ?! Peut-être des
souvenirs, alors proches de moi, me sont-ils revenus à l’esprit, mais qu’après
tant de jours et d’années, ils sont désormais perdus. (trad. pers.)
La joie qu’il se souvient avoir ressentie a affecté le narrateur, a modifié sa personnalité de
façon suffisamment indélébile pour que le souvenir seul du sentiment éprouvé revête valeur
d’élément signifiant. Elle l’amène à construire un événement hypothétique, présenté
comme indissociable de ce sentiment intense. Ni l’un ni l’autre n’aurait de sens sans leur
coexistence et leur coprésence dans le souvenir du narrateur. Le narrateur « imagine »
l’espace dans lequel évolue le nouveau-né – un berceau indéfini –, il se le représente, non
par rappel de la réalité, mais par spatialisation, essentielle à l’actualisation – au sens de
mise en présence à soi – de la joie.
La description de la maison de ses amis s’inscrit dans la même perspective
d’actualisation de sentiments, par reconstruction d’un souvenir spatialisé, dont le narrateur
précise, avant même d’en initier le récit, qu’il est potentiellement imaginaire (wa-rubbamā)
ou à tout le moins déformé par des extrapolations enfantines. L’incertitude domine tout le
récit : l’enfant est sensé avoir construit, sur la base d’éléments extérieurs et sur lesquels il
n’a aucune maîtrise (ʾasmaʿu, qīla), des hypothèses (ḥāwaltu ʾan ʾafham wa-lākinnī lam
ʾastaṭiʿ) que le narrateur adulte réinterprète, en fonction de sentiments qu’il se rappelle ou
croit se rappeler avoir ressentis.
ين أو الثلاثة. وكان منزلهم الصغير يذهب عن نفسي ما وربما قضيت في منزلهم اليومأحس به من الوحشة في منزلنا، ولذلك كنت أحرص على أن أصحبهم إليه كثيرا،
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ثم بدأت أشعر بأنهم يتحاشون مصاحبتي معهم، وبدأت أسمع أن الأم مريضة، ثم ت بأن قيل ذات يوم إننا سنزورهم. وما كدت أقترب من البيت مع المربية حتى شعر
سحابة من الحزن تظلله. ودخلناه فإذا بجو غريب مكتئب يملأ أرجاءه، وإذا بالدموع الصامتة تنحدر من العيون، والذهول مرتسم على الوجوه، وقضينا بعض الوقت لاحظت خلاله حركة غير عادية محورها غرفة في الدور الثاي،. حاولت أن أفهم
(p. 4) ولكنني لم أستطع.
Il se pourrait que j’y aie passé deux ou trois jours. Leur petite maison libérait
mon esprit de la brutalité que je ressentais chez nous, raison pour laquelle
j’aspirais à les rencontrer souvent chez eux. Puis j’ai commencé à prendre
conscience qu’ils évitaient ma compagnie, j’ai commencé à entendre que leur
mère était malade. Et un jour, on a dit que nous allions leur rendre visite. À
peine m’étais-je approché de la maison avec ma nounou que je ressentis
qu’elle était obscurcie par un nuage de tristesse. Nous sommes entrés. Une
étrange atmosphère d’abattement emplissait tout l’espace, des larmes
silencieuses coulaient, l’égarement se lisait sur les visages et nous sommes
restés quelque temps à observer à l’intérieur de la maison un mouvement
inhabituel, concentré autour d’une chambre au deuxième étage. J’ai essayé de
comprendre. En vain. (trad. pers.)
Le souvenir de la maison est reconstruit, touche par touche, au gré des sentiments (ʾuḥissu,
ʾašʿuru, šaʿartu) inscrits dans la mémoire du narrateur. L’espace se transforme, « informé »
par les sentiments : la transfiguration prend la forme d’une rupture, instaurée par une
modification de sentiment et de perception, exprimée par des verbes inchoatifs (ṯumma
badaʾtu ʾašʿuru
[…], wa-badaʾtu ʾasmaʿ u). De chaleureux, susceptible d’éveiller des
sensations de confort et de sérénité, l’espace devient hostile, sombre (tuẓallilu-hu),
inquiétant, capable de susciter la tristesse (al-ḥuzn). Au moment de l’agonie de la maman
de ses amis, l’espace – leur maison – se confond dans le souvenir du narrateur avec son
sentiment de prostration : bi-ǧaww ġarīb muktaʾib yamlaʾu ʾarǧāʾa-hu. Ainsi, l’espace a
transformé le narrateur, qui, à son tour, transforme l’espace par une re-sémiotisation. Le
double processus, incluant la transformation émotionnelle du narrateur par l’espace et la
réinterprétation affective de l’espace par le narrateur, s’apparente à ce que Baroni nomme
« la conversion d’une tension existentielle en une tension narrative, […] la transfiguration
d’un trait passionnel de l’événement vécu en un trait passionnant de l’événement raconté »
(BARONI 2008 : § 21).
De retour chez lui avec sa nounou, l’enfant est toujours attristé par la mort de la mère de
ses amis et sa perception de l’espace de sa propre maison en est affectée. Comme les
précédentes, la description de l’espace est d’abord indéterminée, imprécise, approximative,
exception faite de l’allusion au jardin monstrueux et indompté, qui rappelle la première
description de la maison et au sentiment que cet espace inspirait au jeune héros.
وجلسنا إلى المدفأة في المساء وقد استولى على نفسي هذا الحوار منذ سمعته فلم وكانت الغرفة كبيرة ذات نوافذ عالية تظهر من أفكر في شيء غير الله والموت.
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ورائها الحديقة الموحشة، وذات أثاث ضخم عتيق. وكانت النار تلتهب في الموقد تروي -وهكذا كنت أدعوها -بألسنة لافحة حمراء، ولست أدري هل كانت ماما
لي قصصها، أو كنا في صمت. ذلك أنني كنت أرنو إلى النار وقد استولى علي ما خذت ذراته السوداء تتسرب إلى سمعته في الصباح. وبدأ الليل يسدل أستاره، وأ
الغرفة الكبيرة فتشيع فيها مسحة من الغموض، ويزيدها ضوء اللهب الأحمر رهبة وجلالًا، وكذلك الأشجار الموحشة التي كانت تبدو وكأنها أشباح شوهاء قائمة في
(p. 4)الحديقة. وانتظرت من مربيتي أن تحدثني عن الله والموت فلم تفعل.
Nous nous sommes assis devant la cheminée le soir. Je n’avais cessé de
tourner et retourner dans ma tête notre conversation, incapable de penser à
autre chose qu’à Dieu et à la mort. C’était une grande pièce, avec de hautes
fenêtres qui donnaient dans le jardin monstrueux, et avec d’imposants
meubles anciens. Dans l’âtre, un feu brûlait, flammes incandescentes et
rougeoyantes. Je ne sais pas si maman, comme je l’appelais, me racontait des
histoires ou si elle était silencieuse. En fait, je fixais le feu, quand j’ai saisi ce
que j’avais entendu le matin. La nuit commença à tomber, ses rayons noirs à
s’infiltrer dans la grande pièce, lui conférant une touche d’obscurité. À cela
s’ajoutaient l’effet terrifiant et oppressant que créait la lumière de la flamme
rouge, de même que les arbres monstrueux semblables à des fantômes dans le
jardin. J’ai attendu que ma nourrice me parle de Dieu et de la mort, mais elle
ne l’a pas fait. (trad. pers.)
La quasi-absence de caractéristique distinctive rend la description transférable à n’importe
quel autre souvenir de maison britannique. Là aussi, l’élément déterminant et signifiant est
le surgissement inopiné d’une émotion intense dans les souvenirs, surgissement une fois
encore exprimé par des verbes inchoatifs (wa-badaʾa […], wa-ʾaḫaḏat) marquant la
rupture. La pièce est réexaminée sous un autre jour, réinterprétée à la lumière de l’angoisse
suscitée par les questions existentielles autour de la mort et de l’au-delà. L’obscurité de la
nuit se confond avec la noirceur qui empreint désormais l’âme de l’enfant confronté, pour
la première fois, à la mort d’un être cher. L’espace devient le reflet du sentiment qu’il a
contribué à faire naître.
À la mort de la propre mère de l’enfant, alors que les autres adultes, par peur du
traumatisme que cela provoquera, décident de ne pas laisser voir le cadavre, la jeune Milly
estime de son devoir de le conduire auprès de la défunte, pour l’aider à comprendre son
absence :
وبدأت ،حينما أخذنا طريقنا إلى السلَّم المظلم ،ما أزال أذكر هذا الموقف الرهيبوكانت عيناي ،وهذه الفتاة الإنكليزية النبيلة آخذة بيدي ،أصعده بخطوات مضطربةكما لو كان شبح الموت يطالعني منه. لم أكن أدرك تماما ،مركزتين في أعلى السلم
،ولكنني كنت حزينا مغموما يخيل إلي أن المنزل يكاد يطبق علي ،جلال الموقففإذا بي ،ثم فتحتها ميللي ،ثم وقفنا أمامها وهي مقفلة ،فةودلفنا قليلًا إلى باب الغر
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،أرى من خلال فتُحة الباب غرفة ساكنة كما لو كان كل شيء فيها قد مات أيضاوإنما ،ولم أر أمي جالسة في السرير تستقبلني على عادتها بوجهها البشوش المستبشر
انبه أغطيته الساكنة وتدلت إلى ج ،رأيت أمامي سريرها وقد ظللته سحابة رهيبةحتى الصدر كان هادئا كما ،ولم تكن حركة تبدو منه ،حتى كادت تلمس الأرض
ثم تقدمت ميللي وأخذتني من يدي، وبدأت تسعى بي . لو كان قطعة من السريرإلى داخل الغرفة. كان كل شيء يغرق في الصمت ويغرق مع مرور الوقت، حتى
. (p. 8)حت أطلالًا صامتة لا حراك بها ولا ركِْزخيل إلي أن الحياة قد انهارت وأصب
Je me souviens encore de cette horrible situation, lorsque nous nous sommes
mis à avancer vers l’escalier sombre, et que nous avons commencé à le
monter à pas lourds, cette noble fille anglaise me tenant par la main. Mes
yeux étaient fixés sur le haut de l’escalier, comme si le fantôme de la mort
m’observait de là. Je n’avais pas vraiment conscience de la gravité de la
situation, mais j’étais confusément triste, imaginant que la maison était sur le
point de s’effondrer sur moi. Nous nous sommes avancés un peu vers la porte
de la chambre, nous nous sommes arrêtés devant. Elle était fermée. Milly l’a
ouverte, et j’ai alors vu, par l’entrebâillement de la porte une chambre figée,
comme si tout y était mort aussi. Je n’ai pas vu ma mère assise dans le lit
m’accueillir comme à son habitude avec un sourire encourageant. Devant
moi, je n’ai vu que son lit, qu’un horrible nuage obscurcissait, avec, à côté de
lui, les couvertures figées qui touchaient presque le sol. Il n’y avait aucun
mouvement perceptible, même la poitrine était calme, comme si elle était un
morceau du lit. Ensuite Milly s’est approchée de moi et m’a pris par la main.
Elle s’est mise à m’entraîner à l’intérieur de la chambre. Tout s’enfonçait
dans le silence, s’enfonçait au fil du temps qui passait, jusqu’à ce que j’aie
l’impression que la vie s’était effondrée, devenant ruines silencieuses,
immobiles, apathiques. (trad. pers.)
L’atmosphère de peine et de douleur imprègne autant les êtres que les lieux, transforme
émotionnellement le narrateur, qui à son tour réinterprète affectivement l’espace,
personnifié, au travers d’une comparaison filée, qui donne de la consistance à son
personnage : à la fragilité de l’enfant, répond celle de la maison, représentée comme étant
sur le point de s’effondrer ; la chambre de la morte est sākina, « figée », dans une fusion
avec son occupante (kamā law kāna kull šayʾ fī-hā qad māta ʾayḍan), de même que les
couvertures du lit (ʾaġṭiyatu-hu sākina). La transformation cependant est réciproque : dans
cet espace figé, tout se confond, la morte immobile finissant par devenir à son tour qiṭʿa
min al-sarīr, « un morceau du lit », figée elle-même comme l’espace. Sensible aux émo-
tions humaines, l’espace se distingue du temps par son mimétisme, qui lui donne même une
capacité à se figer, alors que le temps est imperturbable, impassible, insensible : il continue
à s’écouler, quel que soit le ressenti des individus. Une relation s’établit entre l’espace
restitué et le présent du narrateur, permettant à l’adulte et à l’enfant qu’il était de
communier et de communiquer, au-delà du temps, à travers leur territoire commun.
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Espace (re)configuré par l’Entre-deux
Les espaces ne peuvent donc être (re)configurés en territoires par les émotions qu’au sein
de la narration d’une expérience suffisamment mémorable pour marquer l’individu d’une
empreinte indélébile, qui, convoquée par le souvenir et le récit, conférera à l’espace une
nouvelle signification. La territorialisation est de ce fait conjoncturelle et ponctuelle : une
modification de la circonstance enclenche nécessairement un processus de déterritoriali-
sation / reterritorialisation.
La configuration et la mise en intrigue étant étroitement liées à l’expérience indivi-
duelle, les « émotions intrigantes » sont, dans Fī l-ṭufūla, plus souvent altérées et falsifiées
par le souvenir que réelles et authentiques. Les sentiments passant nécessairement par le
filtre déformant de la mémoire, toutes les descriptions d’espace commencent par l’évoca-
tion d’un souvenir : ʾataḏakkaru, mā ʾazāl
u ʾaḏkur
u, lastu ʾastaṭīʿu ʾan ʾansā, lan ʾansā,
explorant la mémoire des passions, sont les nécessaires déclencheurs du processus de
territorialisation. Dès lors, seul le récit d’un nouveau souvenir est susceptible de modifier la
perception des espaces.
Avant d’y passer son premier séjour, le petit héros de Fī l-ṭufūla n’avait de Marrakech
qu’une connaissance indirecte, où l’itération du récit (taḥaddaṯu-nī, taqūl, tarwī) fait par un
tiers remplace ici le souvenir de l’expérience pour empreindre l’esprit de l’enfant (taʾṯīr
šadīd, mayl ʾilay-hi, ʾaṯārat fī nafsī) d’émotions illusoires, qui serviront de fondements à sa
construction d’un nouveau territoire totalement imaginaire (ʿālam yaʿiǧ bi’l-ʾašbāḥ wa’l-
ḥayawānāt wa’l-maḫlūqāt al-ḫayāliyya) :
وكانت المربية مثلنا من مراكش، ولم أكن أفارقها لا في الليل ولا في النهار، وكنت أستغرب لكثرة ما تعرف، فهي لا تنفك تحدثني عن بلاد بعيدة تقول إننا جئنا
ت تروي لي كذلك منها، بلاد تشبه أحداثها أحداث الخرافات والأساطير، وكانأقاصيص الصغار. وقد كان لمثل هذه الأساطير علي تأثير شديد حتى نشأ عندي بعد ذلك ميل إليها، وقد أثارت في نفسي عالما يعج بالأشباح والحيوانات
. (p. 3)والمخلوقات الخيالية
La nounou venait, comme nous, de Marrakech. Je ne la quittais jamais, ni de
la nuit ni du jour, ébahi de tout ce qu’elle savait. Elle ne cessait de me parler
d’un pays lointain, dont elle disait que nous venions, un pays qui ressemblait
aux mythes, contes et légendes qu’elle me racontait. Ces récits eurent sur moi
une influence profonde, au point de susciter en moi une sorte de fascination,
et ils suscitèrent en mon esprit un monde plein de fantômes, d’animaux et de
créatures imaginaires. (trad. pers.)
La représentation de Marrakech, issue notamment de la description, faite par la nounou,
d’un Maroc noir (al-bilād al-sawdāʾ, p. 70), qu’inconsciemment l’enfant oppose à une
Angleterre blanche (mudun bayḍāʾ, p. 70), ne pourra évoluer et être modifiée qu’au sur-
gissement d’une nouvelle circonstance, condition sine qua non d’une déterritorialisation :
Espaces et identités transformés / transformants : L’entre-deux dans Fī l-ṭufūla
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كان ذكر مراكش يثير في ذهني صورا متعددة من الخرافات التي كنت أسمعها. لقد اختلطت في فكري ببلاد الزنوج، البلاد التي تسكنها المخلوقات الشاذة في كل
. (p. 50)شيء، في حجمها ولونها والأعمال التي تأتيها
L’évocation de Marrakech suscitait en moi une image issue des légendes que
j’avais entendues. Dans mon esprit se mêlaient pays des Noirs et pays peuplé
de créatures anormales en tout point, qu’il s’agisse de leur taille, de leur
couleur, de leurs actes… (trad. pers.)
L’empreinte de ce sentiment transmis par une tierce entité émotive est telle qu’elle
n’affecte pas exclusivement l’espace concerné : les sentiments suscités par l’évocation de
cette Marrakech imaginaire reconfigurent aussi la perception de l’espace environnant
britannique, par influence passionnelle. Les plages anglaises décrites sur le ton joyeux lié
aux heureuses vacances que la famille y avait passées – al-ʾayyām al-rāʾiʿa et bahǧat al-
ḥayāt entraînant maṣāyif Inkiltirrā al-ǧamīla et ǧamāl al-ṭabīʿa – se parent du mystère (al-
ġumūḍ) de la « ville blanche » qui demeure, aux yeux du petit héros, énigmatique et
enchantée.
لن أنسى تلك الأيام الرائعة التي قضيناها في مصايف إنكلترا الجميلة، لقد استيقظت فيها على بهجة الحياة، وعلى جمال الطبيعة. فهذا هو البحر المتلاطم
ري وقد أثار هذا العالم المائي الدهشة في تتكسر أمواجه على الشاطئ الصخنفسي. ما هو البحر؟ عالم من الماء محفوف بالغموض يضيع خلف الأفق دون أن يدرك مداه البصر. وقد سمعت أن وراء هذه المياه عالما آخر، وقيل إنني سأعود مرة
. (p. 27)أخرى فأخترق هذه المياه عائدا إلى بلاد زعموا أنني جئت منها
Jamais je n’oublierai ces jours merveilleux que nous avons passés dans les
splendides stations de l’Angleterre. Je me suis éveillé aux joies de la vie et à la
beauté de la nature. C’est la mer démontée, dont les vagues se brisaient sur les
plages de cailloux, c’est ce monde d’eau qui m’a inspiré le plus d’étonnement. La
mer ? Un monde d’eau plongé dans le mystère, qui se perd au-delà de l’horizon, une
étendue à perte de vue. J’avais entendu dire qu’au-delà de cette eau, il y avait un
autre monde, et on m’avait dit que j’y reviendrais encore pour pénétrer dans ces
eaux en direction d’un pays dont on prétendait que j’étais venu. (trad. pers.)
Le brutal et choquant surgissement d’une circonstance nouvelle, sous la forme de la
confrontation directe et de la connaissance subjective permises par un voyage à Marrakech,
instaure les conditions d’une déterritorialisation/reterritorialisation, fondée désormais non
plus sur l’illusion de sentiments transmis par les récits d’un tiers, mais par le souvenir
d’émotions authentiquement ressenties, bien que potentiellement altérées par le temps. Il a
fallu un choc profond (al-ḏuhūl) pour que le monde enchanté et merveilleux des légendes
soit nuancé par les sentiments que l’expérience apporte. Le petit voyageur découvre que le
Maroc n’est pas seulement peuplé d’habitants vivant une existence de rêve, comme il
l’avait entendu dans les contes de sa nourrice ; à quelques pas de là, il voit surtout des
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habitants tristes et miséreux. Casablanca est alors décrite en fonction des sentiments que
l’enfant décrypte sur les visages de ses habitants.
وأذكر أننا ركبنا باخرة أخرى لمدة قصيرة لا تتجاوز اليوم الواحد، كانت خالية من كل المتع التي عرفتها في الباخرة الأولى، فرغبت عن الحياة فيها، وبدأت مخاوفي تعود
ولم أكن أعرف أنها - الدار البيضاء إلي مرة أخرى، خصوصا بعد أن وصلنا إلىكانت مسقط رأسي منذ بضع سنوات، ومن يدري? فقد أكون شعرت بأنها ليست غريبة عني، ولكنني بالرغم من ذلك أحسست بأنني بدأت أخترق الحدود المهمة من
لست أعرف الآن ما فعل الله بهذه المدينة، ولكنني أذكر أنني ]...[ .عالم الأساطيرفيها وجوها ارتسم عليها حزن لا يمكن أن يغيب حتى عن الأطفال. حزن رأيت
مروع يعبر أصدق التعبير عما يعانيه أصحابها بعد مجد الماضي الذاهب من بؤس وقد دخلت في عالم المفاجآت حق ا... فما ]...[ مقيم، فأصابني نوع من الذهول.
يعيشون نفس الحياة التي لي أرى قوما آخرين على بعد خطوات من هؤلاء البؤساء (p. 53) كنت أعرفها فيما مضى. ولكن أليست هذه بلاد الأساطير؟
Je me souviens que nous avons pris la mer pour une courte durée, inférieure à
une journée, mais dépourvue de tous les plaisirs que l’on connaît dans une
première traversée, si bien que j’ai éprouvé des réticences à y vivre, et ai
commencé à craindre de devoir y revenir une autre fois, surtout après notre
arrivée à Casablanca – j’ignorais alors qu’elle avait été mon lieu de
naissance, quelques années auparavant. Qui sait ? J’avais ressenti qu’elle ne
m’était pas étrangère, en dépit de quoi je sentais pourtant que j’avais
commencé à franchir les imposantes frontières du monde des légendes. […]
Je ne sais toujours pas ce que Dieu avait fait dans cette ville, mais je me
souviens de visages sur lesquels était peinte une tristesse inextinguible, même
chez les enfants. Une épouvantable tristesse exprimant, avec la plus grande
sincérité, leur souffrance qu’à la gloire du passé ait succédé une misère
enracinée. J’ai été choqué. […] J’étais vraiment entré dans un monde de
surprises… Car il m’était donné de voir, à quelques pas de ces malheureux, la
situation d’autres gens qui avaient une vie semblable à celle que j’avais
connue auparavant. Mais ce monde n’était-il pas un monde de légendes ?
(trad. pers.)
Aveu de la distinction entre le réel et l’imaginaire, la proposition ʾaḥsastu bi-ʾannanī
badaʾtu ʾaḫtariq al-ḥudūd al-muhimma min ʿālam al-ʾasāṭīr met en œuvre la fonction
intrigante du récit : la description en fait une ville mi-merveilleuse mi-misérable si bien que
le narrateur se voit contraint à « franchir les frontières du monde merveilleux » et à réviser
sa perception de la ville. Comme précédemment dans le récit, la modification affective et
perceptive est exprimée par le verbe inchoatif badaʾtu et renforcée par la présence de
ʾaḥsastu bi-ʾannanī. La question dialectique concluant le paragraphe met en évidence la
mise en œuvre du processus de déterritorialisation.
Espaces et identités transformés / transformants : L’entre-deux dans Fī l-ṭufūla
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À la déterritorialisation succède la reterritorialisation, exigeant du narrateur de
réorganiser le réseau d’émotions conflictuelles que ses diverses expériences de l’espace ont
engendré. En hiérarchisant ses sentiments, il soumet l’espace à la fonction configurante du
récit, cherchant à « relogifier le caractère insensé de l’expérience » (BARONI 2008 : § 28) :
les ṣuwar muḍḥika transmises par sa mère et sa nourrice aussi bien que les malaḏḏātu-hā et
mā fī-hā min ʾaṭyāb dont il a lui-même pu faire l’expérience sensorielles s’opposent à la
misère profonde à laquelle il ne peut soustraire son regard dans les rues de Marrakech. Ses
sentiments vont de la légère inclination au dégoût profond et à l’indignation, qui se heurtent
au sentiment de bonheur extatique qu’il finit par éprouver envers et contre tout et qui
l’amène à se représenter la ville comme le paradis. Le narrateur n’est pourtant pas dupe du
processus de reterritorialisation : il opère consciemment, et en en avertissant le narrataire
(wa-lastu ʾaʿnī […] wa-lākinnī ʾaʿnī […]), une sélection des caractéristiques principales de
Marrakech, choisissant de taire celles qui sont contradictoires avec la représentation qu’il
choisit d’en donner et avec l’émotion à laquelle il décide de donner la priorité.
كش ضربا من الحنين إلى مسقط الرأس، ولكنني كنت أحسب حنين والدتي إلى مرا لقد طالما ارتسمت في ذهني ]...[وجدته في محله، وما زلت أشعر بهذا إلى اليوم
صور مضحكة عن هذه البلاد، وذلك بسبب الجو الذي عشت فيه، ولكنني حينما حللت بها، حينما ذقت ملذاتها واستمتعت بما فيها من أطايب، حينئذ بدا لي أن
عالم الحي هو مراكش، وأن مراكش هي العالم الحي. وأنا أحذرك من أن تحسبني الأن أنكر أن الصور التي بعثت في ذهني عنها ]...[ولكنني لا أستطيع ]...[ مبالغا
هي نفس الصور التي بعثت في ذهنك عن الجنة بعد كل ما سمعت عنها. ولست هذه العقول التي تكمن وراء هذه أعني بمراكش الوجوه البائسة التي تقابلها، ولا
الوجوه، ولكنني أعني مراكش الخالدة، تربة مراكش الخصبة، وضميرها الواعي وعقلها (p. 57) المفكر.
Je pensais que la nostalgie de ma mère pour Marrakech était une forme de
nostalgie envers son lieu de naissance, mais je l’ai éprouvée sur place, et je
continue à la ressentir encore aujourd’hui. […] Je me suis longtemps
représenté ce pays en des images riantes, en raison du milieu dans lequel j’ai
vécu, mais quand je m’y suis installé, quand j’ai goûté à ses délices et
apprécié ses plaisirs, alors il m’a semblé que le monde vivant était Marrakech
et que Marrakech était le monde vivant. Je vous assure que je n’exagère pas
[…] mais je ne peux pas nier […] que l’image qu’elle renvoyait à mon esprit
était identique à celle qu’y renvoyait le paradis d’après tout ce que j’en avais
entendu dire. Mais je ne veux pas dire les visages misérables qu’on rencontre
à Marrakech, ni ces raisonnements que ces visages recèlent, je veux dire la
Marrakech éternelle, le sol fertile de Marrakech, sa conscience clairvoyante
et son intelligence sagace. (trad. pers.)
Le retour en Angleterre, après un séjour heureux et merveilleux chez ses grands-parents,
fait naître chez l’enfant un sentiment inconnu jusqu’alors : la nostalgie, décrite comme la
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souffrance suscitée par l’expropriation de son territoire. Un nouvel écart se creuse entre les
deux villes du jeune Anglo-Marocain, l’une devenant le territoire de prédilection, l’autre
réduite au statut d’espace sans possibilité de convergence affective.
في هذه البلاد الخالدة. رجعت إلى وهكذا قضيت ستة أسابيع لن أنساها ما حييتإنكلترا بعدها أحمل لها من الشوق والحنين ما لم أحمله للبلاد التي عشت فيها منذ
(p. 57) . ولدت
J’ai ainsi vécu six semaines inoubliables dans ce pays éternel, après quoi je
suis retourné en Angleterre, y emportant un peu de regret et de nostalgie,
alors que je n’en avais pas emporté du pays dans lequel j’avais vécu depuis la
naissance. (trad. pers.)
Le réseau des émotions ressenties à Marrakech et à Manchester connecte les deux villes
dans une affinité affective, qui construit une hiérarchie des territoires, que le récit traduit
par une description quasi chiasmatique des espaces. De retour à Manchester après son
séjour de six merveilleuses semaines à Marrakech, l’enfant prend conscience qu’alors que
l’espace est resté rigoureusement identique à celui qu’il avait quitté, il ne les perçoit plus
avec le même regard. Les sentiments que le lieu lui inspire sont différents, la représentation
qu’il s’en fait a été modifiée par les expériences vécues en un autre lieu :
ذلك أنني -وقد تملكني منذ دخلت المنزل -ور غريب تملكني خلال ذلك شعكنت أتأمل الشارع فإذا كل شيء فيه على سابق عهده: النوافذ والأبواب والأرصفة وأعمدة النور وكل شيء في مكانه القديم كما كان. ولكن بالرغم من أن الجزئيات
عن مكان كانت تامة فإن مظهرها قد تغير. وهذا ما لا أزال ألاحظه كلما غبتولا بد من مرور وقت كاف -ولعل الناس جميعا يشعرون بذلك -ورجعت إليه
لأجل أن يعود هذا المظهر العام إلى سالف عهده. فهل للأمكنة كما للإنسان ؟ نفوس، أم أن العيون لا تدرك الأشياء على حقيقتها إلا بعد أن يتكرر النظر إليها
(p. 58) نا. سؤال لا مجال للبحث عن الرد عليه ه
Durant cette période, j’ai été pris d’un sentiment étrange – qui m’avait pris
dès que j’étais entré dans la maison. Or j’observais la rue, tout était comme
avant : les fenêtres, les portes, les trottoirs, les lampadaires, tout était à la
place qu’il avait auparavant. Mais, bien que tout soit parfaitement identique,
leur aspect avait changé. C’est ce que je ne cesse de remarquer chaque fois
que j’ai été absent d’un lieu et que j’y reviens – sans doute tout le monde
ressent-il cela – et il est incontestable qu’un laps de temps suffit pour que les
choses reprennent leur aspect primitif. Est-ce à dire que les lieux ont une âme
comme les humains ou plutôt que les yeux ne perçoivent les choses dans leur
réalité qu’après les avoir observées à plusieurs reprises ? C’est une question à
laquelle il n’y a pas moyen de chercher une réponse ici. (trad. pers.)
Espaces et identités transformés / transformants : L’entre-deux dans Fī l-ṭufūla
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La question du narrateur adulte pressent que les lieux pourraient être dotés d’une âme et
donc éprouver des émotions : l’allégation d’une influence réciproque entre l’âme de
l’individu et l’espace qu’il investit se transmue en la prescience d’une manière de fusion
des âmes, dans laquelle la personnification de l’espace prend alors tout son sens.
Pourtant, une dernière transfiguration de l’espace, au moment de quitter définitivement
l’Angleterre – soudain redevenue poétiquement idyllique –, révèle l’importance, dans le
processus de déterritorialisation / reterritorialisation, de la fonction mémorielle, propice au
déclenchement de nouvelles passions et donc à la reconfiguration d’un espace : par la
fenêtre du train, l’enfant se fabrique des souvenirs d’émotions intenses, qu’il mêle à ceux
des sentiments qu’il a éprouvés au long des huit années vécues à Manchester. Dans Fī l-
ṭufūla, la convocation des souvenirs est la condition sine qua non à l’enclenchement du
processus d’écogenèse territoriale, et à la mise en intrigue de l’espace, pour une récon-
ciliation de son passé, de son présent et de son avenir nécessaire à sa réactualisation et donc
à la pérennité de son existence :
أيتها البلاد الجميلة ]...[وتطلعت من نافذة القطار، فرأيت حقول إنكلترا الجميلة ت بها نفسي امتزاجا لا انفكاك له أبدا، لي في كثير الرائعة! أيتها البلاد التي امتزج
من زواياك ذكريات لا تبلى مهما تقادم عليها العهد، وباعدت بي عنها الأيام. أيتها أيتها المدينة السوداء ذات المداخن العالية ]...[المصايف الراقصة الضاحكة!
-ا يا مرتع صباي إنكلتر -والشوارع الصاخبة! أيتها الحدائق المنسقة البهيجة إنكلترا، أيتها ]...[قد مست الماضي القريب فأيقظت كل ما فيه. ]...[ !الوداع
البلاد الجميلة، إنني أحس بمشاعري قد انفتحت كلها لتستوعب أكبر ما يمكن فيخيل لي أن نفسي تعاهدها على ]...[ استيعابه وأنا أنقل نظراتي في كل مكان.
(p. 76) الوفاء للذكري ما حييت.
J’ai regardé à travers la fenêtre du train, j’ai vu les beaux champs d’Angle-
terre […] Beau et merveilleux pays ! Pays auquel mon âme se confond
infiniment, j’ai, dans beaucoup de tes régions, des souvenirs inusables, quels
que soient leur époque et leur âge. Stations balnéaires dansantes et riantes !
[…] Villes noires, avec vos hautes cheminées et vos rues bruyantes !
Ravissants jardins bien agencés ! Ô Angleterre, parc de ma jeunesse ! Adieu !
[…] J’ai effleuré le passé récent et ai réveillé tout ce qui s’y trouvait. […]
Angleterre, beau pays, j’ai le sentiment que tous mes sens se sont ouverts
pour absorber tout ce que je peux, mes yeux se posant partout à la fois. […]
J’ai l’impression que mon âme s’engage à se remplir du souvenir de ce que
j’ai vécu. (trad. pers.)
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Conclusion
Le processus de territorialisation / déterritorialisation / reterritorialisation dans le roman de
ʿAbd al-Maǧīd Ben Ǧallūn repose sur l’implication essentielle de l’affect et de la cognition
dans la représentation de l’espace. Autofiction et, de ce fait à l’intersection entre fiction et
autobiographie, Fī l-ṭufūla se fonde ainsi à la fois sur la « fonction intrigante » spécifique
aux récits fictionnels, où l’action, de l’espace et du temps sont mis en intrigue,
« défigurés », réinterprétés, « re-signifiés » par un jeu de passions mémorielles, et sur la
« fonction configurante » caractéristique des récits factuels, où les événements sont
« sémiotisés », « relogifiés », actualisés et pourvus d’un sens. Réactualisant l’espace, en en
réconciliant le passé et le présent dans un territoire reconstruit, les fonctions intrigantes et
configurantes dépendent, dans ces souvenirs d’enfance, de la reconstruction mémorielle de
sentiments, conçus comme restitués à l’adulte et potentiellement éprouvés par l’enfant :
وما من شك في أنني أستعين بتجاربي في الحياة بعد ذلك لتحديد الصور على . (p. 57) الشكل الذي حددتها، ولكنني كنت أشعر بهذا كله شعورا مبهما
Il ne fait aucun doute que je me sers des expériences de la vie que j’ai vécues
après coup pour forger la représentation sous la configuration que je lui ai
donnée, mais, à l’époque, je ressentais vaguement tout cela. (trad. pers.)
Références
AURIAC, F., et R. BRUNET R. (dir.). 1986. Espaces, jeux et enjeux. Fayard & Fondation Diderot, Paris.
BAILLY, Antoine S., Claude RAFFESTIN et Henry REYMOND. 1980. « Les concepts du paysage :
problématique et représentations ». Espace géographique, 9.4: 277-285.
BARONI, Raphaël. 2008. « Approches passionnelles et dialogiques de la narrativité ». Cahiers de
Narratologie [en ligne], 14 (2008), <http://narratologie.revues.org/579>, mis en ligne le 06 mars
2008, consulté le 06 octobre 2017.
BEN ǦALLŪN, ʿAbd al-Maǧīd. Fī l-ṭufūla. [Casablanca : éd. Atlas, 1957]. Édition online,
<www.ksarforum.com>.
RAFFESTIN, Claude. 1977. « Paysage et territorialité ». Cahiers de géographie du Québec, 2153-54:
123-134.
— . 1982. « Remarques sur les notions d’espace, de territoire et de territorialité ». Espaces et
Sociétés, 41: 167-171.
— . 1986. « Écogenèse territoriale et territorialité ». Dans AURIAC & BRUNET (dir.) 1986: 175-185.
RICŒUR, Paul. 1983-1985. Temps et récit, 3 vol. Éd. du Seuil, Paris.
© Laurence Denooz, Université de Lorraine, Nancy / France