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L´Ecclésiaste, un temps pour tout, traduit de l´hébreu par Ernest Renan. Je me disais en moi-même : « Me voilà grand ; j’ai accumulé plus de science qu’aucun de ceux qui ont vécu avant moi dans Jérusalem ; mon intelligence a vu le fond de toute chose ; j’ai appliqué mon esprit à connaître la sagesse et à la discerner de la folie. » J’appris bien vite que cela aussi est pâture de vent ; car Qui thésaurise la sagesse Thésaurise aussi la tristesse, Et trop de science entasser C’est mauvaise humeur amasser. III - Alors je me dis à moi-même : « Voyons, essayons de la joie ; goûtons le plaisir. » Je devais reconnaître que cela aussi est vanité ; car bientôt Au rire je dis : « Folie !» Au plaisir : « Que me veux-tu ? » Je résolus, dis-je, en mon cœur de demander au vin le bien-être de ma chair et, sans renoncer pour cela à mes projets de sagesse, d’adhérer momentanément à la folie, jusqu’à ce que j’eusse découvert ce qui vaut le mieux pour les fils d’Adam, entre tant d’occupations diverses auxquelles ils se livrent sous le soleil durant les jours de leur vie. Je fis de grandes œuvres ; je me bâtis des palais ; je me plantai des vignes ; je me construisis des jardins et des parcs ; j’y plantai des arbres fruitiers de toute sorte ; je fis creuser des réservoirs d’eau pour arroser mes bois de haute futaie ; j’achetai des esclaves des deux sexes ; si bien que le nombre des enfants de ma maison, de mes bœufs et de mes brebis surpassa celui que personne eût jamais possédé avant moi à Jérusalem. En même temps, j’entassai dans mes trésors l’argent, l’or, l’épargne des rois et des provinces ; je me procurai des troupes de chanteurs et de chanteuses et toutes les délices des fils d’Adam de quelque genre que ce fût. Ainsi je devins plus grand et j’amassai plus de bien que tous ceux qui avaient été avant moi à Jérusalem, sans que pour cela ma sagesse m’abandonnât. Et je ne refusai à mes yeux rien de ce qu’ils souhaitèrent, je n’interdis à mon cœur aucune joie. « Après tout, me disais-je, je ne fais que jouir de ce que j’ai gagné par mon travail ; ces plaisirs sont la récompense des peines que je me suis données. » Puis, m’étant mis à considérer les œuvres de mes mains et les travaux auxquels je m’étais livré, je reconnus que tout est vanité et pâture de vent, que rien n’est profit solide sous le soleil. IV - Je me pris alors à étudier quelle différence il peut y avoir entre la sagesse d’une part, la folie et la sottise de l’autre. « Car, me disais-je, quel homme venant après un roi peut refaire les expériences qu’il a faites ? » Je crus d’abord que la supériorité de la sagesse sur la sottise est comme la supériorité de la lumière sur les ténèbres. Le sage a des yeux dans sa tête, Et le fou marche dans la nuit. Or bientôt je vis qu’une même fin est réservée à tous les deux. Et je pensai en moi-même : « Si la destinée qui m’attend est la même que celle du fou, que me sert alors d’avoir travaillé sans relâche à augmenter ma sagesse ? » Et je dis en mon cœur : « Encore une vanité. » Il n’y a pas plus de souvenir éternel pour le sage que pour le fou. Dans ce qui sera le passé des jours à venir, tout sera oublié. Comment se fait-il que le sage et le fou meurent de la même manière ?...

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L ´ E c c l é s i a s t e , un temps pour tout, traduit de l´hébreu par Ernest Renan. Je me disais en moi-même : « Me voilà grand ; j’ai accumulé plus de science qu’aucun de ceux qui ont vécu avant moi dans Jérusalem ; mon intelligence a vu le fond de toute chose ; j’ai appliqué mon esprit à connaître la sagesse et à la discerner de la folie. » J’appris bien vite que cela aussi est pâture de vent ; car Qui thésaurise la sagesse Thésaurise aussi la tr istesse, Et trop de science entasser C’est mauvaise humeur amasser. III - Alors je me dis à moi-même : « Voyons, essayons de la joie ; goûtons le plaisir. » Je devais reconnaître que cela aussi est vanité ; car bientôt Au r ire je dis : « Folie !» Au plaisir : « Que me veux-tu ? » Je résolus, dis-je, en mon cœur de demander au vin le bien-être de ma chair et, sans renoncer pour cela à mes projets de sagesse, d’adhérer momentanément à la folie, jusqu’à ce que j’eusse découvert ce qui vaut le mieux pour les fils d’Adam, entre tant d’occupations diverses auxquelles ils se livrent sous le soleil durant les jours de leur vie. Je fis de grandes œuvres ; je me bâtis des palais ; je me plantai des vignes ; je me construisis des jardins et des parcs ; j’y plantai des arbres fruitiers de toute sorte ; je fis creuser des réservoirs d’eau pour arroser mes bois de haute futaie ; j’achetai des esclaves des deux sexes ; si bien que le nombre des enfants de ma maison, de mes bœufs et de mes brebis surpassa celui que personne eût jamais possédé avant moi à Jérusalem. En même temps, j’entassai dans mes trésors l’argent, l’or, l’épargne des rois et des provinces ; je me procurai des troupes de chanteurs et de chanteuses et toutes les délices des fils d’Adam de quelque genre que ce fût. Ainsi je devins plus grand et j’amassai plus de bien que tous ceux qui avaient été avant moi à Jérusalem, sans que pour cela ma sagesse m’abandonnât.

Et je ne refusai à mes yeux rien de ce qu’ils souhaitèrent, je n’interdis à mon cœur aucune joie. « Après tout, me disais-je, je ne fais que jouir de ce que j’ai gagné par mon travail ; ces plaisirs sont la récompense des peines que je me suis données. » Puis, m’étant mis à considérer les œuvres de mes mains et les travaux auxquels je m’étais livré, je reconnus que tout est vanité et pâture de vent, que rien n’est profit solide sous le soleil. IV - Je me pris alors à étudier quelle différence il peut y avoir entre la sagesse d’une part, la folie et la sottise de l’autre. « Car, me disais-je, quel homme venant après un roi peut refaire les expériences qu’il a faites ? » Je crus d’abord que la supériorité de la sagesse sur la sottise est comme la supériorité de la lumière sur les ténèbres. Le sage a des yeux dans sa tête, Et le fou marche dans la nuit . Or bientôt je vis qu’une même fin est réservée à tous les deux. Et je pensai en moi-même : « Si la destinée qui m’attend est la même que celle du fou, que me sert alors d’avoir travaillé sans relâche à augmenter ma sagesse ? » Et je dis en mon cœur : « Encore une vanité. » Il n’y a pas plus de souvenir éternel pour le sage que pour le fou. Dans ce qui sera le passé des jours à venir, tout sera oublié. Comment se fait-il que le sage et le fou meurent de la même manière ?...

M i c h e l d e M o n t a i g n e , l e s E s s a i s , L i v r e I I I /

C h a p i t r e I X .

De la Vanité. N'estant bourgeois d'aucune ville, je suis bien aise de l'estre

de la plus noble qui fut et qui sera onques. Si les autres se regardoient

attentivement, comme je fay, ils se trouveroient comme je fay, pleins

d'inanité et de fadaise : De m'en deffaire, je ne puis, sans me deffaire

moy−mesmes. Nous en sommes tous confits, tant les uns que les autres.

Mais ceux qui le sentent, en ont un peu meilleur compte : encore ne

sçay−je.

Ceste opinion et usance commune, de regarder ailleurs qu'à nous, a bien pourveu à nostre affaire. C'est un object plein de mescontentement. Nous n'y voyons que misere et vanité. Pour ne nous desconforter, nature a rejetté bien à propos, l'action de nostre veuë, au dehors : Nous allons en avant à vau l'eau, mais de rebrousser vers nous, nostre course, c'est un mouvement penible : la mer se brouïlle et s'empesche ainsi, quand elle est repoussée à soy. Regardez, dict chacun, les branles du ciel : regardez au public : à la querelle de cestuy−là :

au pouls d'un tel : au testament de cet autre : somme regardez tousjours haut ou bas, ou à costé, ou devant, ou derriere vous. C'estoit un commandement paradoxe, que nous faisoit anciennement ce Dieu à Delphes : Regardez dans vous, recognoissez vous, tenez vous à vous : Vostre esprit, et vostre volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez là en soy : vous vous escoulez, vous vous respandez : appilez vous, soustenez vous : on vous trahit, on vous dissipe, on vous desrobe à vous. Voy tu pas, que ce monde tient toutes ses veuës contraintes au dedans, et ses yeux ouverts à se contempler soy−mesme ? C'est tousjours vanité pour toy, dedans et dehors : mais elle est moins vanité, quand elle est moins estendue. Sauf toy, ô homme, disoit ce Dieu, chasque chose s'estudie la premiere, et a selon son besoin, des limites à ses travaux et desirs. Il n'en est une seule si vuide et necessiteuse que toy, qui embrasses l'univers : Tu és le scrutateur sans cognoissance : le magistrat sans jurisdiction : et apres tout, le badin de la farce.

Miguel de Cervantes Saavedra, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche /Première partie/Chapitre VIII - Traduction par Louis Viardot . J.-J. Dubochet, 1836

« Là-dessus ils découvrirent trente ou quarante moulins à vent qu'il y a en cette

plaine, et, dès que don Quichotte les vit, il dit à son écuyer : " La fortune conduit

nos affaires mieux que nous n'eussions su désirer, car voilà, ami Sancho Pança, où

se découvrent trente ou quelque peu plus de démesurés géants, avec lesquels je

pense avoir combat et leur ôter la vie à tous, et de leurs dépouilles nous

commencerons à nous enrichir : car c'est ici une bonne guerre, et c'est faire

grand service à Dieu d'ôter une si mauvaise semence de dessus la face de la terre.

- Quels géants ? dit Sancho. - Ceux que tu vois là, répondit son maître, aux longs

bras, et d'aucuns les ont quelquefois de deux lieues. - Regardez, monsieur,

répondit Sancho, que ceux qui paraissent là ne sont pas des géants, mais des

moulins à vent et ce qui semble des bras sont les ailes, lesquelles, tournées par le

vent, font mouvoir la pierre du moulin. - II paraît bien, répondit don Quichotte,

que tu n'es pas fort versé en ce qui est des aventures : ce sont des géants, et, si

tu as peur, ôte-toi de là et te mets en oraison, tandis que je vais entrer avec eux

en une furieuse et inégale bataille." Et, disant cela, il donna des éperons à son

cheval Rossinante, sans s'amuser aux cris que son écuyer Sancho faisait,

l'avertissant que sans aucun doute c'étaient des moulins à vent, et non pas des

géants, qu'il allait attaquer. Mais il était tellement aheurté à cela que c'étaient

des géants qu'il n'entendait pas les cris de son écuyer Sancho, ni ne s'apercevait

pas de ce que c'était, encore qu'il en fut bien près, au contraire, il disait à haute

voix : " Ne fuyez pas couardes et viles créatures, car c'est un seul chevalier qui

vous attaque." Sur cela il se leva un peu de vent et les grandes ailes de ces

moulins commencèrent à se mouvoir, ce que voyant don Quichotte, il dit : " Vous

pourriez mouvoir plus de bras que ceux du géant Briarée: vous allez me le payer"

Et, disant cela, il se recommanda de tout son cœur a sa dame Dulcinée, lui

demandant qu'elle le secourut en ce danger, puis, bien couvert de sa rondache,

et la lance en l'arrêt, il accourut, au grand galop de Rossinante, donner dans le

premier moulin qui était devant lui, et lui porta un coup de lance en l'aile : le vent

la fit tourner avec une telle violence qu'elle mit la lance en pièces, emmenant

après soi le cheval et le chevalier, qui s'en furent rouler un bon espace parmi la

plaine. Sancho Pança accourut à toute course de son âne pour le secourir, et,

quand il fut à lui, il trouva qu'il ne se pouvait remuer : tel avait été le cou que lui

et Rossinante avaient reçu. " Dieu me soit en aide ! dit Sancho ; ne vous ai-je pas

bien dit que vous regardiez bien ce que vous faisiez, que ce n'étaient point des

moulins à vent, et que personne ne le pouvait ignorer, sinon quelqu'un qui en eût

de semblables en la tête ? -Tais-toi, ami Sancho, répondit Don Quichotte, les

choses de la guerre sont plus que d'autres sujettes à de continuels changements,

d'autant, j'y pense, et c'est la vérité même, que ce sage Freston, qui m'a volé

mon cabinet et mes livres, a converti ces géants en moulins pour me frustrer de

la gloire de les avoir vaincus, tant est grande l'inimitié qu'il a contre moi ; mais, en

fin finale, ses mauvais artifices ne prévaudront contre la bonté de mon épée. -

Dieu en fasse comme il pourra !" répondit Sancho Pança, et, lui aidant à se lever,

iI le remonta sur Rossinante, qui était à demi épaulé. »

P e r s e , S a t i r e I V , RESPUE QU OD NON E S ; TOLLAT SU A MU NE RA CE RDO: TECUM HA BITA : ET NORIS , QU AM SIT TIBI CU RTA SUPE LLEX . Tu gouvernes l’État! (Crois entendre le sage Qui but jadis la mort, sans changer de visage.) Dis, pupille arrogant du fameux Périclès, Chez toi l’expérience, avant les poils follets, Vint précoce ? et tu sais ce qu’il faut dire ou taire? Quand une populace, émue et volontaire, Gronde.., majestueuse, aux rebelles ta main Commande le silence! Alors: « Peuple romain, C’est injuste; c’est mal; non, point de violence !...» Car ton bras, suspendant la douteuse balance, Sait peser la justice; et tu suis d’un oeil sûr Le vrai, qui dans le faux va se confondre obscur; Du noir thêta de mort tu peux marquer le vice!...

Mais soyons francs: tu n’es qu’un fat! un fat novice Qui se pavane aux yeux de la plèbe sans coeur! D’Anticyre plutôt bois pure la liqueur! On frappe, on est frappé soi-même de plus belle: Voilà, voilà le monde! Et nous savons encor Qu’un ulcère est caché sous ton baudrier d’or. Ainsi, trompe tes nerfs, et donne-nous le change. Quand tout le voisinage entonne ma louange, J’y crois. — A tort!... Pervers, si l’or te fait pâlir; Des excès les plus vils si tu peux te salir; Si, le fouet à la main, contre nous tu te rues, Ton oreille en vain s’ouvre aux éloges des rues. Rejette au portefaix son lâche compliment !... Habite en toi: connais ton pauvre ameublement!

Jedermann (Hugo von Hofmannsthal) MAMMON: Und ich alleinig dich nasführen. Du Laff, du ungebrannter Narr, Erznarr du, Jedermann sieh zu Ich bleib dahier und wo bleibst du? Was ich in dich hab eingelegt Darnach hast du dich halt geregt. Das war ein Pracht und ein Ansehen Ein Hoffart und ein Aufblähen Und ein verflucht wollüstig Rasen, War alls durch mich ihm eingeblasen, Und was ihn itzt noch aufrecht hält Daß er nit platt an' Boden fällt Und alle Viere von sich reckt Und hält ihn noch emporgestreckt Das ist allein sein Geld und Gut Da hier springt all dein Lebensmut. (Hebt eine Handvoll Geld aus der Truhe und läßt es wieder fallen.) Fällt aber in die Truhen zurück Und damit ist zu End dein Glück. Bald werden dir die Sinn vergehen Und mich wirst nimmer wiedersehen. War dir geliehen für irdische Täg Und geh nit mit auf deinen Weg, Geh nit, bleib hier, laß dich allein Ganz bloß und nackt in Not und Pein. Ist alls um nichts dein Handausrecken Und hilft kein Knirschen und Zähnebläcken, Fährst in die Gruben nackt und bloß, So wie du kamst aus Mutter Schoß. (Bückt sich, die Truhe springt zu.)

Mammon :

Et moi seul te tenais par le bout du nez.

Homme insensé et irréfléchi ! L´homme,

reconnais-le.

Je reste ici et toi , où vas-tu ? Ce que j´ai misé

sur toi, tu en as fait ta conduite. C´était une

apparence, une aide pour un jeu de rôle, une

boursouflure, une folie lubrique, c´est moi qui

ai tout insufflé.

(Se tournant vers le public)

Ce qui aujourd´hui le fait tenir debout, lui évite de tomber et de gésir à

terre les quatre membres étendus, ce sont seulement son argent et ses

biens. De là vient toute son envie de vivre. (Il prend une poignée d´argent

et le laisse tomber.) Et pourtant, regarde-le, il retombe là d´où il vient et

ta fortune prend fin.

Bientôt, tes facultés s´estomperont et puis tu ne me verras plus jamais.

Ceci t´était prêté pour ton séjour ici et ne t´accompagnera pas sur ton

chemin. Je ne pars pas, je reste ici, je te laisse seul, frappé de stupeur et

tout nu, dans le besoin et la frayeur. Il ne sert, donc à rien de tendre la

main : inutiles sont les cris et les grincements de dents.

Tu pars dans les entailles de la terre aussi nu que tu es sorti de celles de ta

mère.

Hamlet de William Shakespeare, acte V, scène 1, scène du crâne

LE PREMIER FOSSOYEUR, chantant.

Mais l'âge est v'nu, à pas d'loup,

Il m'a pris par la peau du cou,

Me v'là embarqué pour l'aut'monde,

Et déjà j'ne suis plus dans l'coup.

Il ramasse et jette un crâne.

HAMLET. ─ Ce crâne avait une langue, et pouvait chanter jadis. Et voici que ce

coquin le jette contre la terre, comme s'il était la mâchoire d'âne de Caïn, celle qui

servit au premier meurtre. C'est peut-être la caboche d'un politicien qu'il envoie

promener cet âne. D'un qui se croyait plus fin que Dieu, ne se peut-il pas ? HORATIO. ─ Il se pourrait, monseigneur. HAMLET. ─ Ou encore d'un courtisan, un qui savait dire : « Ah, mon cher

seigneur, bonjour, ah, mon bon seigneur, comment allez-vous ? » Qui sait si ce

n'est pas monseigneur Untel, qui disait tant de bien du cheval de monseigneur

Untel, avec l'idée qu'il se le ferait offrir ? Oui, pourquoi pas ?

HORATIO. ─ Oui, pourquoi pas, monseigneur.

HAMLET. ─ Eh bien, c'est donc lui, et ce crâne-là sans mâchoire, abîmé au couvercle par la bêche d'un fossoyeur, c'est Noble Dame du Ver. Un beau

retour des choses, pour qui sait voir ! La croissance de ces os n'a-t-elle coputé si

cher que pour qu'ils servent au jeu de quilles ? Les miens me font mal, rien que d'y

penser.

LE PREMIER FOSSOYEUR, chantant.

Une pioche et deux coups d'bêche,

Un drap pour le met'dedans,

Avec un trou dans la glaise,

Pour c'copain c'est suffisant... han !

Il envoie rouler un second crâne .

HAMLET. ─ En voici un autre.

Et pourquoi ne serait-ce pas

celui d'un homme de loi? Où

sont-ils, maintenant, ses

distinguos et ses arguties, ses

procès et ses baux, ses

finasseries ? Comment peut-il

supporter que ce rustre grossier

lui tape sur l'occiput avec sa

pelle fangeuse ? Pourquoi ne le

menace-t-il pas d'une action en

justice, pour voies de fait ? (Il

prend le crâne.) Hum! Ce gaillard-là a peut-être été en son temps

un grand acquéreur de terres, et tout affairé d'hypothèques, de

reçus, de levées, de doubles garanties, de recours. Mais n'est-ce

pas la fin de ses garanties, la levée de tous ses recours, que d'avoir

sa fine caboche toute pleine de fine ordure ? Et tous ses garants

simples ou doubles ne lui garantiront-ils rien de plus, de tous ses

achats, que la longueur et la largeur d'une couple de contrats ? À

peine si ses titres d'achats eussent pu tenir dans cette boîte... Faut-

il donc que leur possesseur n'ait pas plus de place, dis-moi ?

HORATIO. ─ Pas un pouce de plus, monseigneur.

……………………….. HAMLET. « Celui-ci ? Laisse-le-moi voir, je t’en prie ! Hélas ! Pauvre Yorick ! Je l’ai connu, Horatio ! — C’était un garçon d’une gaieté infinie ; il m’a porté vingt fois sur son dos. Ici pendaient ces lèvres que j’ai baisées cent fois ! Et maintenant elles me font horreur à regarder. Où sont vos plaisanteries maintenant, Yorick ? Vos éclairs de gaieté ? Allez maintenant trouver madame dans sa chambre, et dites lui qu’elle a beau se mettre un pouce de fard, il faudra qu’elle en vienne à ceci, Yorick. Horatio, je t’en prie, dis-moi une chose, crois-tu qu’Alexandre ait eu cette mine-là ?

Sebastian Brant / Das Narrenschiff (La Nef des fous)

Des richesses inutiles La plus grande folie ici-bas, c’est d’admirer l’argent plus que la sagesse et de donner la préférence à un homme riche, portant bonnet de fou garni de grelots. On l’élit conseiller pour l’argent qu’il peut perdre. Plus un homme a les poches bien pleines plus on lui accorde de crédit. Monsieur Pfennig est toujours à l’avant. ... Les riches sont invités au festin, on leur sert du gibier, des volailles et du poisson, on leur fait mille courbettes, tandis que le pauvre reste devant la porte, transpire ou meurt de froid.

Au riche on dit : « Mangez, monsieur ! » Argent, à toi l’honneur. Que ne fait-on pas pour avoir ses faveurs. Le riche a beaucoup d’amis, chacun le salue et prétend être son parent. Qu’un tel veuille se marier, aussitôt on se renseigne : « Que possède-t-il ? » Personne ne s’enquiert de son honorabilité, son instruction, sa sagesse ou son esprit. On préfère quelqu’un de la confrérie des fous qui a du pain à mettre dans son lait,peu importe qu’il soit maquereau. Science, honneur, sagesse ne comptent pas là où l’argent fait défaut. Mais celui qui se bouche les oreilles devant le pauvre ne sera pas non plus entendu par Dieu lorsqu’il l’appellera.