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Lusage de la violence publique par le prince : le cas de lmir a labide
Ibrh#m II 261-289/875-902)
Annliese Nef
La question de la violence publique et de son usage est essentielle la dfinition des
rgles qui rgissent le jeu politique et dfinissent tout rgime politique car elle a partie
intimement lie avec lessence de la tyrannie et la dfinition du bien commun. loppos
des conceptions essentialistes qui portent concevoir le monde islamique comme
fondamentalement violent, en particulier ds que lon traite de la sphre politique et de
lexercice du pouvoir1, il convient de chercher crire une histoire de la violence publique,
de ses usages et de ses conceptions dans le monde islamique, pour laquelle nous manquons
aujourdhui danalyses prcises2. Cette tude se veut une contribution ponctuelle cet
indispensable effort de rflexion collectif3.
Le cas dIbr"h#m II, un des derniers mirs aghlabides (261-289/875-902) avantlavnement des Fatimides en Ifr#qiya, a toujours t considr comme extrme de ce point
de vue4. Cet exemple permet dexposer les conceptions dveloppes par les chroniqueurs
propos de la violence du prince, laquelle constitue une des facettes de la violence publique.
1 Jocelyne Dakhlia, Lempire des passions. Larbitraire politique en islam (Paris : Aubier, 2005), introduction.
Lauteur y souligne que lide intemporelle de despotisme oriental empche de penser lhistoire politiquede lislam.2Lhistoire de la violence publique (et en particulier pour les priodes contemporaines, de la guerre) a connu
des dveloppements rcents notables. Toutefois, si le comparatisme est indispensable, il est dabord ncessaire
danalyser des exemples prcis se rfrant aux pays dislam mdival afin que la comparaison soit possible.3Pour des analyses suggestives sur le sujet en raison de la dimension comparative du volume, cf. Politique et
Religion en Mditerrane Moyen ge et poque contemporaine , dir. Henri Bresc, Georges Dagher et Christiane
Veauvy, (Paris : Bouchene, 2008), en particulier lintroduction, 9-83.4 Sur la fin de la dynastie aghlabide et lavnement des Fatimides au Maghreb, on verra Mohamed Talbi,
LEmirat aghlabide. Histoire politique, (Paris : Adrien Maisonneuve, 1966) ; Michael Brett, The Rise of the Fatimids
The World of the Mediterranean and the Middle east in the tenth Century CE , (Leyde-Cologne-Boston : Brill, 2001) et
Heinz Halm, The Empire of the Mahdi The Rise of the Fatimids , trad. angl. de Das Reich des Mahdi. Der Aufstieg der
Fatimiden, Munich 1991, (Leyde-New York-Cologne: Brill, 1996).
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Paradoxalement, en tant que cas-limite (ou prsent comme tel par les sources mdivales),
la figure dIbr"h#m II permet plus quune autre de penser la violence publique dans lIfr#qiya
de la fin du IXesicle et la dfinition des limites qui ne peuvent tre transgresses dans ce
domaine. Il dmontre amplement que lusage illimit de la violence publique nest pas
intrinsque lislam et quil est volontiers critiqu par les chroniqueurs notamment 5.
Surtout, la biographie de cet mir permet desquisser une volution des conceptions
qui se dveloppent autour de la violence exerce par le pouvoir politique, loin de toute a-
temporalit. En effet, il faut immdiatement insister sur le fait que lon sappuiera sur des
rcits postrieurs aux vnements, qui couvrent un arc chronologique large (X
e
-XIV
e
sicle)6 et recoupent des positions contrastes sur Ibr"h#m II. Ces lectures a posteriori de
lusage de la violence publique dans lIfr#qiya de la fin du IXesicle sont au moins autant le
sujet de cet article que les manifestations de cette violence, sinon plus. De ce point de vue,
lhistoriographie contemporaine sur le sujet nest pas non plus sans intrt et nous verrons
que sous les strates de rcit superposes et tardives se dissimule probablement une
explication de lusage de la violence publique par cet mir qui na pas encore t envisage.
Il convient doprer, tout dabord, un retour sur la biographie dIbr"h#m II qui
prsente, de fait, plus dun trait singulier mritant dtre soulign et en particulier du point
de vue de son rapport la violence. Nous nous interrogerons ensuite sur les diffrents
courants historiographiques qui en ont propos une analyse entre le Xe et le XIVe sicle,
avant de proposer une lecture renouvele des lments quils articulent.
5Lanalyse dun pisode historique prcis tel que le rapportent les chroniqueurs nquivaut pas lexposition
de points de vue en prsence de manire thorique et argumente mais il permet de mettre en vidence
concrtement les lments qui font lobjet de critiques dans lusage de la violence un moment prcis.6Nous adoptons les abrviations suivantes pour les ouvrages les plus souvent cits : Ibn al-Ath #r, K!mil= Ibn
al-Ath#r, K!mil al-taw!rikh, d. Abd al-Wahh"b al-Naj"r, (Le Caire : Id"rat al-$ibaa al-mun#riya, 1930), 6 ; Ibn
Idh"r#, Bay!n = Ibn Idh"r#, Kit!b al-bay!n al-mu"rib, d. Georges Sraphin Colin et Evariste Levi-Provenal,
(Leyde : Brill, 1948), 1 ; al-Nuwayr#, Nih!yat : al-Nuwayr#, Nih!yat al-arab fi fun#n al-adab, (Le Caire : Al-Haya al-
mi%riya al-amma li-l-kutt"b, 1983), 24.
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Retour sur la biographie dIbrh#m II
La biographie dIbr"h#m II se dcoupe aisment en trois parties distinctes, un trait
que les chroniqueurs mdivaux soulignaient dj. Ces trois parties concident assez
exactement avec trois usages contrasts de la violence publique par lmir.
Le premier point remarquable de cette biographie rside dans lavnement, dnu
de toute violence, dIbr"h#m II, vritable exemple d mir malgr lui . Si les prises de
pouvoir violentes ne manquent pas dans lhistoire du monde islamique7, au point que lon a
pu vouloir faire de cette instabilit politique une des caractristiques de lorganisation de
lespace public en islam8, le rcit de lavnement dIbr"h#m II se situe en effet loppos de
ces descriptions sanglantes. On pourrait mme dire quil en est tellement loppos quil en
devient suspect et ne semble pouvoir se lire que dans le cadre dun rcit que lon peut
qualifier dhagiographique
9
.En effet, Ibr"h#m II ntait pas lmir prvu pour succder Ab&-l-'aran#q, son frre
cadet qui venait dexercer le pouvoir sa place. Celui-ci escomptait que son propre fils lui
succdt, mme sil tait encore trop jeune lpoque de son dcs10. Certaines versions
avancent quIbr"h#m fut dsign comme rgent provisoire11.
Toutefois, les textes qui voquent cet avnement rapportent que les choses ne
suivirent pas le cours prvu. Non pas quIbr"h#m ait profit de la faiblesse de son neveu,
mais il aurait t appel au pouvoir, contre son propre dsir. Trois groupes se seraient
7Mme sil est bien entendu quelles existent dans lensemble des aires gographiques au Moyen ge.8Dakhlia, Lempire des passions, introduction.9Je me propose de dvelopper ce point dans un article ultrieur ; cf. infra.10Sur ce point, cf. Talbi, Lmirat aghlabide, 270-73.11 Ibn al-Ath#r, K!mil, 5 : Lorsque la mort arriva [Mu(ammad b. A(mad] dsigna son fils Ab&Iqal comme son
successeur et fit jurer son frre Ibr"h#m quil ne sopposerait pas son fils, en prenant tmoin tous les
reprsentants de la dynastie aghlabide et les mash!ykh de Kairouan, puis il lui ordonna dexercer le
gouvernement jusqu ce que son fils ft majeur .
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manifests en sa faveur : les fuqah!, qui trouvrent un subterfuge pour quil nait pas
sinstaller dans un palais quil avait promis de ne pas occuper, en dclarant que la bayade
ses sujets kairounais tait un acte dallgeance sa personne qui ne requerrait donc pas
quil sinstalle dans la rsidence mirale pour tre valide12 ; les lites et la population de
Kairouan (ahl Qayraw!n)13et les membres de la dynastie des Ban&A!lab14. En bref, une sorte
de consensus gnral15 semble se dgager quant la vertu dIbr"h#m16, renforce par sa
mfiance pour lexercice du pouvoir qui ncessite que lon insiste pour quil accepte la
fonction mirale.
Son accession au gouvernement est donc caractrise par une sorte de perfectioncar la macule de lhritage dynastique, de maniement toujours complexe dans la conception
politique islamique, est efface autant que faire se peut. Les fuqah! approuvent son
avnement, alors mme quils composent le groupe le plus susceptible, dans lespace
politique islamique, de critiquer lexercice du pouvoir, suspect de ne pas suivre les lois de
Dieu. Plus gnralement, le peu dintrt du nouvel mir pour le pouvoir est une preuve
absolue de sa vertu, une vertu conue sur un mode nouveau, influence par lessor des
pratiques et des textes asctiques qui se dveloppent partir de la deuxime moiti du
IXesicle17, mme si le dgot ou lindiffrences exprims par rapport lexercice du
12Largument est avanc par les Kairouanais (Ibn Idh"r#, Bay!n, 116) mais il na pu tre labor que par des
juristes consentants comme le rappelle Talbi, Lmirat aghlabide, 273. Ibn al-Abb"r va plus loin puisquil affirme
que lesfuqah!et les qu$!t de Kairouan portrent Ibr"h#m au pouvoir ; cf. Ibn al-Abbb"r,Al-%ullat al-siyar!, d.
)usayn Munis, (Le Caire : Al-Sharika al-arabiyya li-l-
$ib"
a wa-l-nashr, 1963), 1 : 171.13Ibn al-Ath#r, K!mil, 5 ; Ibn Idh"r#, Bay!n, 116 et al-Nuwayr#, Nih!yat, 128.14Ibn Idh"r#, Bay!n, 116.15Les variations sont ngligeables dans les textes qui dcrivent lvnement partir du XII esicle.16Li-&usn s'ratihi wa-adlihi ( en raison de la perfection de sa vie et de sa justice ), al-Nuwayr#, Nih!yat, 128.17 Sur limportance du soufisme, surtout pour une priode postrieure, au Maghreb, cf. Mercedes Garcia-
Arenal, Messianism and puritanical Reform Mahd's of the Muslim West, (Leyde-Boston : Brill, 2006), chap. 5. Il
conviendrait de mener une recherche systmatique concernant cette fois les dbuts du mouvement en
Ifr#qiya. Ce nest pas lobjet de cet article. Une lecture provisoire des sources suggre une situation semblable
ce qui est dcrit pour al-Andalus au Xesicle. Cf. Manuela Marn, Zuhh!dde al-Andalus (300/912-420/1029) ,
Al-Qantara, 12/2 (1991), 439-470. Cf., pour lIfr#qiya, notamment, mais pour une priode un peu plus tardive,
Roger H. Idris, Contribution lhistoire de la vie religieuse en Ifr #qiya zir#de (Xe-XIe) , dans Mlanges Louis
Massignon, (Institut franais de Damas : Damas, 1957), 2 : 327-359.
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pouvoir sont des vertus prcoces en islam18. Elle semble en outre la meilleure garantie
contre un exercice excessif et violent du pouvoir politique.
La premire phase du rgne dIbr"h#m II ne dpare pas cet avnement idal, mme si
lmir fait immdiatement un usage de la force publique, et donc de la violence lgitime de
ltat, bien particulier. Les sept premires annes de son rgne sont celles un prince
juste et dune svrit remarquable.La premire priode, positive, du rgne dIbr"h#m II
dure, en effet, de lavis de tous les chroniqueurs sept ans19. Les instruments qui permettent
de mettre en uvre la violence lgitime exerce par ltat sont ici essentiellement aunombre de deux : la justice, exerce dans toute sa rigueur, et sa mise en scne, la violence
arme contre lennemi ou contre les rebelles. Dans tous ces cas, son usage est implicitement
justifi par le fait quil empche une violence plus grande encore de bouleverser lordre
public. Il apparat lgitime parce quil respecte des rgles considres par tous comme
justes.
Cette phase de lmirat dIbr"h#m est clbre comme un modle, par ses
laudateurs20 comme par ses critiques21. La svrit dont il fait preuve est mise en avant
comme un des traits caractristiques de sa politique22. Elle est insparable de son quit
18Notons le parallle avec le dgot de certains juristes pour la fonction de q!$'quils tentent de refuser.19
Si lon excepte Ibn al-Ath#r qui chante lensemble de son rgne. Cette ide remonte au moins Ibn al-Raq
#q.20Ibn al-Ath#r, K!mil, 5 : Wa-b!shara al-um#r wa-q!ma bih!qiy!man mar(iy!n wa-k!na !dilan &!ziman f'um#rihi,
ammana al-bil!d wa-qatala ahl al-baghy wa-l-fas!d : Il assuma le gouvernement et conduisit les affaires de
manire satisfaisante, se comportant avec justice et fermet ; il assura la scurit du pays et fit mettre mort
les gens injustes et immoraux .21Ibn Idh"r#, Bay!n, 132 : Wa-aq!ma fi awwal wal!yatihi saba aw!m al!m!k!na !layhihi asl!fuhu min &usn al-s'ra
wa &am'd al-if!l []. Wa-k!nat lahu fi bid!i amrihi s'ra &asana wa-if!l ma&m#da : Il commena son mirat en
suivant pendant sept ans ce que ses prdceseurs avaient fait en matire de vie bonne et dactions louables
[]. Au dbut de son gouvernement, il menait une vie excellente et ses actes taient louables .22 La seule exception est constitue par Ibn al-Abb"r qui prsente le gouvernement dIbr"h#m comme une
punition envoye par Dieu aux Kairouanais pour navoir pas respect lengagement pris auprs dAb& al-
'ar"n#q : Fa-ibtal!hum All!h bi-)ulmihi wa-imta&anahum bi-isr!fihi : Dieu les prouva travers sa tyrannie et il
leur infligea ses excs , Ibn al-Abb"r, %ullat, 171.
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irrprochable23, qui est mise en scne, et donne sens ce qui apparatrait autrement comme
une violence injustifiable. Ibr"h#m est donc dcrit comme incorruptible, ce qui tranche avec
les pratiques de son prdcesseur Ab& al-'aran#q qui se laissait aller aux dlices du
pouvoir24. Son exercice dun des droits rgaliens fondamentaux, la justice, est lou par les
chroniqueurs, alors mme quil sagit dun des points de friction majeurs entre pouvoir
politique et hommes de loi. Deux lments sont mis son crdit dans ce domaine : de laveu
gnral, jamais il ne nomma de mauvais q!$'s25et il veillait ce que la justice soit applique
tous, et en particulier aux lites, de manire gale26.
Le deuxime volet de cette action modle est militaire. Il est dclin l aussi en troispoints : lIfr#qiya est mise hors de porte de la violence de ses ennemis et le jih!dest men
tant lextrieur qu lintrieur du territoire gouvern par lmir. La fortification des ctes
mahgrbines est ainsi attribue Ibr"h#m II27 et le fait quil multiplie pour ce faire une
structure telle que celle du rib"$nest videmment pas un hasard. Lmir est ensuite montr
comme prenant lui-mme la tte doprations lintrieur, notamment contre les
kharijites28. La violence de ces expditions est toujours extrme. Au cours de cette premire
tape, les combats extrieurs contre les chrtiens concernent avant tout la Sicile et lItalie
mridionale et ils sont mens surtout, mais non exclusivement, par le fils de lmir qui a
hrit du gouvernement insulaire29. Les deux lments sont clairement lis dans lesprit
23Ibn al-Ath#r, K!mil, 5 : Wa-k!na yajlis li-l-adal f'j!mi al-Qayraw!n yawm al-kham's wa-l-ithnayn yasma shakw!al-
khu(#m wa-yasbi alayhim wa-yunassif baynahum : Il rendait la justice dans la grande mosque de Kairouan le
jeudi et le lundi ; il coutait les plaintes des adversaires avec patience et tranchait entre eux . Pour al-
Nuwayr#, cela avait lieu le vendredi aprs la prire, Nih!yat,139.24Talbi, Lmirat aghlabide, 265-269. Le surnom de cet mir lui vient selon les chroniqueurs de sa grande passion
pour la chasse aux grues.25Cf. Talbi, Lmirat aghlabide, 274. Cette vertu lui est attribue jusqu la fin de son rgne.26Ainsi, al-Nuwayr#, Nih!yat,139, crit-il : K!na an(af al-mul#k li-l-raiyya, l! yuraddu anhu mutakallim'n bi-&aqq :
Il fut le plus juste des rois envers ses sujets. Jamais il ne renvoya quelquun qui rclamait justice .27Pour une description de la fortification des ctes par Ibr"h#m II, cf. Ibn al-Ath#r, K!mil, 5.28Ibn Idh"r#, Bay!n,119.29Ibid.
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dIbn al-Ath#r : justice, fermet, et scurit vont de pair pour assurer un bon gouvernement
aux sujets ifr#qiyens.
Cette priode est dautant plus caractrise du point de vue de lusage de la violence
publique par Ibr"h#m II quIbn Idh"r#, peu favorable lmir, est le seul rapporter le
droulement dune meute provoque par une rforme montaire30. Le plus significatif est
la manire dont Ibr"h#m II met fin ce mouvement de protestation. Lorsque les meutiers
se dirigent de Kairouan, la capitale, vers la rsidence palatine de Raqq"da, siue au sud de
cette dernire, lmir les fait arrter et enfermer dans la mosque. Puis, il se rend
Kairouan o il reoit dans le mu(all!(oratoire en plein air) le reprsentant des manifestants,le faq'h et ascte Ab& Jafar A(mad b. Mu!#th. lissue dune longue conversation avec
Ibr"h#m II, ce dernier va avec le &!jib *am(ama rassurer les protestataires dans la ville,
pendant que lmir fait librer les prisonniers Raqq"da. On ignore les clauses qui
permirent le rglement de ce conflit, mais il demeure que la voie de la conciliation
lemporta sur celle de la rpression et lpisode est rapport afin de souligner la proximit
de lmir avec ses sujets, son accessibilit31, mais aussi ses bonnes relations avec les asctes
respects de Kairouan.
Cette description contraste dautant plus fortement avec la deuxime phase de la
biographie dIbr"h#m II, fortement critique, en particulier en raison de lusage injustifiable
de la violence publique quaurait alors dveloppe Ibr"h#m II.
30IbnIdh"r#, Bay!n, 120-121. La date de cette rvolte nest pas connue avec prcision mais elle est estime par
M. Talbi 275/888-276/889 (Lmirat aghlabide, 278), date de la rforme montaire mise en uvre par Ibr"h#m
II. Toutefois, elle est aborde sparment par Ibn Idh"r#, le seul en traiter, probablement parce quil
considre le comportement de lamir comme louable en cette occasion.31 Autre notion fondamentale pour dfinir le bon gouvernement au sein de la thorie politique islamique et
des topoiqui sy rapportent, dans la littrature des miroirs des princes notamment. Cf. par exemple, Ann K.S.
Lambton, Islamic Mirror for Princes , dans Ead., Theory and Practice in Medieval Persian Government (rd.
Londres : Variorum Reprints, 1980), text VI, 431.
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La seconde partie de la vie dIbr"h#m32a donn naissance un diagnostic de folie, ds
le Moyen ge33, un jugement repris lpoque contemporaine par un certain nombre
dhistoriens34. Dans la sphre publique, les chroniqueurs dclinent une srie dabus qui ont
tous voir avec la violence et jamais avec des vices ou une perversion morale que lon
reprochait dautres gouvernants. Cette transgression prend essentiellement quatre
formes. Trois reproches renvoient un usage dvoy des pouvoirs rgaliens. En revanche,
le quatrime relverait de la sphre du prive si elle existait pour un prince, il sagit de la
cruaut extrme quIbr"h#m II aurait manifest lgard de ses proches.
Le premier pouvoir rgalien concern est le pouvoir militaire. Lmir aghlabide estaccus par ses dtracteurs de lutiliser contre ses sujets, mauvais escient et de manire
excessive. Il rprime ainsi sans coup frir une srie de rbellions, en usant abondamment du
guet-apens, prsent comme un moyen peu digne dun bon gouvernant. En 280/893-894,
une rvolte anime par laristocratie arabe entrane lexcution des meilleurs guerriers de
la citadelle de Balazma tratreusement attirs la cour35. Une rvolte gnrale sensuit
lissue de laquelle Tunis est mate36. En 283/896, ce sont les Berbres Naf&sa kharijites qui
sont crass37. Lors de chacun de ces pisodes, Ibr"h#m II prend soin de mettre en scne de
32 IbnIdh"r#, Bay!n, 132 : Thumma taayyaat a&w!luhu wa-akhadha f' jam al-amw!l. Thumma (!ra f' kull sanna
yazd!d taayyuran wa-s#a &!lin. Thumma ashtadda nik!duhu : Ensuite, son comportement changea et il
sempara de toutes les richesses. Puis, cela en arriva au point que chaque anne ce changement et les
circonstances ngatives saccrurent. Par la suite, les difficults se renforcrent .33 IbnIdh"r#, Bay!n, 132 : Wa-k!nat lahu f'bid!i amrihi s'ra &asana wa-if!l ma&m#da. Thumma "alaba alayhi khil+
sawd!w': Au dbut de son gouvernement, il menait une vie excellente et ses actes taient louables. Ensuite labile noire prit le dessus . Pour le chroniqueur, seul un drglement des humeurs peut expliquer la
transformation qui affecte Ibr"h#m. Selon les conceptions mdicales mdivales, la bile noire provoque la
mlancolie chez celui en qui elle prdomine ; cf. M. Ullmann, Islamic Medecine, (Edinburgh : Edinburgh
University Press, 1978), 72-77. Il nest sans doute pas anecdotique quI%("q b. Imr"n, mdecin kairouanais du
Xesicle ait consacr un trait la mlancolie qui nest nous est parvenu grce Constantin lAfricain sous le
titre Maq!la f'-l-m!l'kh#liya (Constantini Africani libri duo de melancholia), d. Karl Garbers, Hambourg, 1977 ; sur
linfluence de la bile noire sur la mlancolie p. 94-95. Il est probable que cette tude a influenc le jugement
dIbn al-Raq#q.34Cf. infra.35Talbi, Lmirat aghlabide, 29236Talbi, Lmirat aghlabide, 293-295.37Talbi, Lmirat aghlabide, 297-300.
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manire spectaculaire et a-nomale sa victoire remporte sans conteste possible : aprs la
reddition de Tunis, il organise Kairouan un dfil de chariots portant les corps des morts
et fait traverser la ville par une thorie de reprsentants des lites tunisoises38. Il enferme
ensuite une partie des survivants dans des souterrains Sousse 39 et envoie des jeunes
femmes, faisant partie de la meilleure socit, comme jaw!r' la cour de Baghdad40. Lorsque
les Naf&sa sont anihils, lmir lui-mme leur arrache le cur41. En 284/897, des prisonniers
sont faits lors dune nouvelle expdition et leurs curs vont orner la porte de Tunis
Kairouan42. Enfin, Ibr"h#m est accus de stre livr au cannibalisme en se dlectant de la
tte de ses ennemis la fin de sa campagne victorieuse lanne davant par Ibn Idh"r#
43
.Les chroniqueurs, surtout Ibn Idh"r#et al-Nuwayr#, Ibn al-Ath#r ne rapportant rien
sur le sujet, se dlectent des scnes de cruaut qui sont attribues Ibr"h#m et multiplient
les anecdotes sanglantes : meurtres de serviteurs44, de proches45, de ses enfants46, en
particulier ses filles47. Ibn Idh"r#attribue explicitement ces actes au plaisir quen aurait tir
lmir48.
Il nest pas moins significatif que ces deux auteurs, au-del du dgot quils
expriment, tentent tous deux de rationnaliser lusage de la violence que fait Ibr"h#m. Ils
38Al-Nuwayr#, Nih!yat, 133.39Talbi, Lmirat aghlabide, 295-296 : al-M"lik#et le q!$'Iy"*le rapportent dans leurs ouvrages de +abaq!t.40Al-Nuwayr#, Nih!yat, 135, rapporte la lettre que les habitants de Tunis adressrent au calife ce sujet.41Al-Nuwayr#, p. 134.42
Ibn Idh"
r#,
Bay!n, 130.43 Ibn Idh"r#, Bay!n, 129 : quinze ttes auraient ainsi t prpares, provoquant le dpart dune partie des
troupes.44Ibn Idh"r#, Bay!n, 132 : Fa-akhadha f'qatl a(&!bihi wa &ujj!bihi : Il commena faire assassiner ses proches et
ses chambellans . Il fait ainsi excuter trois cents serviteurs pour un mouchoir drob, ibid. Al-Nuwayr#,
Nih!yat, 132, rapporte quIbr"h#m mit mort son chambellan Ibn +am%"ma, ses frres et ses proches.45Autres exemples p. 132.46Ibn Idh"r#, Bay!n, 132 : %att!annahu qatala ibnahu al-mukann!bi-Ab'al-A"lab wa-qatala ban!tahu : Jusqu ce
quil fasse tuer son fils, qui portait la kunyade Ab&A!lab et fasse tuer ses filles ou al-Nuwayr#, Nih!yat, 141-
142, parmi dautres. noter tout de mme que, selon les deux auteurs, le fils en question semble encore vivant
la fin de la priode ! (cf. Talbi, Lmirat aghlabide, 308).47Cf. note prcdente et 132.48Ibn Idh"r#, Bay!n, 122.
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condamnent, certes, ses abus, mais justifient sa svrit dune manire assez surprenante49,
nous y reviendrons. Lmir semble prendre sur lui la violence inadmissible mais ncessaire
au fonctionnement de la socit pour viter quelle ne le pervertisse.
Tous ces faits dbouchent sur un diagnostic de folie, qui contraste trangement avec
la dernire partie de la biographie dIbr"h#m II, marque par un retournement final. Lmir,
repentant, part en effet combattre pour le jih"d.
Un nouveau changement brutal de comportement, violent en soi, est ainsi attribu Ibr"h#m II ; il intervient lextrme fin du Xesicle. Il est dcrit par les chroniqueurs comme
la consquence dun mouvement de tawba ou repentance50. Cette description est le fruit
dune rinterprtation postrieure, la lumire de pratiques soufies qui se multiplient
partir du Xesicle51. Dans cette optique, le retour sur soi de lmir saccompagne de la
redfinition de son rapport la violence publique.
Dans un premier temps, lmir envisage daccomplir le &ajj, cest--dire un
plerinage qui, comme tous les plerinages, exclut totalement la violence52. Toutefois, et
cela nest pas le point le moins significatif, Ibr"h#m renonce ce premier projet pour viter
de devoir faire la guerre lgypte, quil doit traverser, et de faire couler le sang de ses
sujets.Mais la conversion de lmir ne sarrte pas l puisque stant converti de la violence
49 Al-Nuwayr# justifie lusage de la violence par lmir en mettant en avant le principe par lequel ce dernier
lgitimait son action : Nul na le droit de commettre linjustice, except le roi (al-malik, on pourrait
galement lire al-mulk) (al-Nuwayr#, Nih!yat, 139) et par la ncessit de rprimer les grands et de ne pas
laisser opprimer les sujets par les lites. noter, ce passage entre dans la srie des bons points que lauteur
retient en faveur dIbr"h#m.50Al-Nuwayr#est le seul mettre en cause la sincrit de la repentance de lmir en la mettant en relation avec
un pisode que ne rapportent ni Ibn al-Ath#r ni Ibn Idh"r# : lenvoi dun ambassadeur du calife abbasside en
Ifr#qiya pour lui demander dabdiquer et de se rendre la cour de Baghdad ; al-Nuwayr #, Nih!yat, 135.51Q"*#Num"n, Ris!lat iftit!& al-dawa, d. Wadad al- Q"*#(Beyrouth : D"r al-thaq"fa , 1970), 92 dcrit en effet
lmir revtant un habit de(#f.52 Sur le &ajj, cf. Francis E. Peters, The Muslim pilgrimage to Mecca ans the Holy places, (Princeton : Princeton
University Press, 1994).
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publique la paix, il se convertit pour finir au jih!d, quil part mener en Sicile et dans lItalie
pninsulaire mridionale53.
Il passe ainsi de la paix religieuse la sanctification de la guerre et de la violence
publique ; il convertit galement, ce faisant, un devoir individuel en obligation collective, en
usant de sa fonction princire et en versant une solde aux participants de lexpdition 54. Il
use de son charisme puisquil prche lui-mme le jih!det entrane les troupes avec lui. En
accomplissant ce geste, il se porte au devant de la mort et du jugement qui la suivra55. Il
mourra dailleurs lors dune expdition, de maladie il est vrai en 289/90256.
Bien entendu, la russite de cette expdition militaire mene contre les Byzantins etqui aboutit la prise de Taormine et de diffrentes localits, mais aussi une intervention
en Italie mridionale nest pas indiffrente dans le jugement port sur cette partie finale de
la vie dIbr"h#m II57.
On assiste donc ici une modification de la figure du personnage miral : de
souverain qui fait la loi, soumis Dieu et non la loi des hommes, il dlaisse le pouvoir, et
sen remet totalement Dieu. Cette biographie, toute en contrastes, explique aisment que
les interprtations quen ont donnes les chroniqueurs soient varies. Si lon veut aller au-
del de cette exposition factuelle, il convient de dbrouiller lcheveau des rcits et de
53Ibn Idh"r#, Bay!n, 131-132 ; Ibn al-Ath#r, K!mil, 5-6 (qui utilise simplement les termes de zuhdet de nusk, qui
renvoie lasctisme et au dtachement, puisque lmir na pas besoin ses yeux de se repentir) ; al-Nuwayr#,Nih!yat,135.
54Ibidet Q"*#Num"n, Ris!lat, 92, entre autres.55Mme si seul le Q"*#Num"n avance que lmir part en affirmant ne devoir jamais retourner en Sicile ; cf.
Ris!lat, p. 92 : Wa-k!na yaq#l : l!arji il! Ifr'qiya : Et il disait : je ne retournerai pas en Ifr #qiya . Ibn al-Ath#r
semble mme suggrer le contraire, K!mil, 5 : Fa-jaala +ar'qahu al!jaz'ra *iqiliyya li-yajma bayn al-&!jj wa-l-jih!d
wa-yafta&m!b!q'min &u(#nih!: Et il prit le chemin de la Sicile de manire combiner le plerinage et le jih!d
et il sempara des points fortifis encore conqurir . Par cette phrase, le chroniqueur suggre quIbr"h#m
avait dcid demprunter la voie sicilienne, puis maritime, pour viter de passer par lgypte, sans pour autant
renoncer accomplir le &ajj.56 Talbi, Lmirat aghlabide, 321-322. Les chroniqueurs ne saccordent pas sur le lieu de son enterrement :
Palerme ou Kairouan.57Al-Nuwayr#, Nih!yat, 135-138 ; Ibn al-Ath#r, K!mil, 6 et Q"*#Num"n, Ris!lat, 92.
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pratiquer une sorte darchologie textuelle en identifiant les strates mises en place par les
chroniqueurs successifs. Lobjectif dune telle dmarche est de dgager les lments
signifiants des topoi sur la cruaut58, mais aussi de contextualiser les diffrentes
interprtations proposes.
Des courants historiographiques contradictoires ?
On aura not, comme le faisait dj Mohamed Talbi, quIbr"h#m II ne laissa gureindiffrents les chroniqueurs qui abordrent la question de son gouvernement. On ne
cherchera pourtant pas ici une voie moyenne permettant de concilier les points de vue
opposs des chroniqueurs selon la mthode positiviste. Il serait ncessaire de replacer le
jugement que chacun dentre eux porte sur lmir dans le contexte de louvrage qui le
contient de manire lui donner tout son sens. Cette tude serre des chroniques et des
conceptions politiques quelles dveloppent nest toutefois pas trs avance pour les
auteurs qui nous intressent ici. Il est vrai que ltendue des uvres en question ne facilite
gure une tude exhaustive de la grille danalyse quelles appliquent aux vnements
passs. Toutefois, les positionnements tranchs et contrasts qui sexpriment au sujet
dIbr"h#m II et qui concernent essentiellement son usage de la violence ne peuvent tre
ignors. Dans lattente danalyses plus pousses des chroniques en question, nous
rsumerons les principaux traits des pages que les diffrents auteurs convoqus consacrent
lmir en tentant, dune part, de mettre en lumire les opinions varies qui sexpriment
sur le sujet et, dautre part, de reconstituer, mme partiellement, la stratification qui sest
opre autour de la biographie dIbr"h#m II. Ce processus, bien connu pour lhistoire des
premiers sicles de lislam, rend difficile le maniement de sources qui sont, pour la plupart,
58Dj souligns par Talbi (Lmirat aghlabide, 307-308 : Le rcit que nous reproduisons ne dparerait pas
coup sr les Mille et une Nuits ) , mais sans que celui-ci en tire toutes les consquences.
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tardives et rpondent des positionnements qui tiennent leur contexte de rdaction et
nont que bien peu voir avec celui des vnements relats 59. John Wansbrough a attir
lattention il y a dj longtemps sur la difficult quil y avait crire une histoire des dbuts
de lislam au Maghreb60 mais lOccident musulman, si lon exclut al-Andalus61, a peu
bnfici jusquici de la rflexion mene sur les sources qui a profit dautres rgions du
monde islamique.
Mohamed Talbi distinguait, pour sa part, deux grands courants interprtatifs au
sujet dIbr"h#m II : un courant hostile lmir, quil qualifiait de pro-shiite parce quinspirdIbn al-Raq#q62, et qui trouve un de ses meilleurs reprsentants chez Ibn Idhar # et un
courant laudateur, bien incarn par Ibn al-Ath#r, qui se serait inspir dauteurs postrieurs,
tel Ibn Shadd"d63, dont lorigine ziride aurait jou, aprs la rupture de la dynastie avec le
caire, en faveur de la rhabilitation dIbr"h#m II. Outre que cette lecture fait fi de la position
ambigu du premier qui distingue sept bonnes annes de rgne avant que la mlancolie ne
lemporte chez Ibr"h#m II ce qui ne constitue pas vritablement une condamnation du
personnage, dans la mesure o les aspects les plus terribles de lmir sont dus la maladie,
cest--dire, en dernier recours, la volont divine , la relecture, les choses paraissent
plus complexes64.
59Ces dbats sur lhistoire des dbuts de lislam sont dsormais bien connus et nous ne nous y arrtons pas.60
John Wansbrough, On recomposing the Islamic history of North Africa ,Journal of the Royal Asiatic Society
32 (1969), 161-170.61Cf, pour un point sur ces volutions, Eduardo Manzano Moreno, Conquistadores, emires y califas.Los Omeyas y la
formacin de al-Andalus , (Barcelone : Critica, 2006).62On ne reviendra pas sur la polmique qui sest lev sur ce point, luvre de cet auteur, qui travaillait pour
la chancellerie ziride, ne nous tant pas parvenue, il conviendrait doprer une tude systmatique des
citations de sa chronique. Cf. Talbi, propos dIbn al-Raq #q ,Arabica19/1 (1972), 86-96.63Talbi, Lmirat aghlabide, 308-310. Ibn Khald&n opposait dj clairement ces deux versions, ajoutant que tous
saccordent sur la fin de la vie dIbr"h#m II. Il attribue la version ngative et lhypothse dun effet de la
m!lankh#niy!sur Ibr"h#m Ibn al-Raq#q, cf. Ibn Khald&n, Kit!b al-Ibar, dansBiblioteca arabo-sicula, d. MicheleAmari ; rd. revue par Umberto Rizzitano, (Palerme : Accademia Nazionale di Scienze Lettere e Arti di
Palermo, 1988), 2 : 527.64Ce que le bilan de M. Talbi suggre sa manire : ni saint ni monstre (Lmirat aghlabide, 312).
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Une rapide prsentation des positions en prsence dans lordre chronologique
permet la fois de constater lvolution chronologique et de prendre la mesure de la varit
des opinions sur le sujet. Elle met en exergue le fait que la diversit des positions ne se
rduit pas une opposition entre shiites et sunnites . On sen tiendra ici une
premire approximation qui devra tre approfondie par la suite. De mme, les sources
voques ne prtendent pas lexhaustivit, mais sont celles qui sont le plus souvent
convoques sur le sujet65.
- Q"d#Num"n (n la fin du IIIe/IXesicle) : cet auteur pro-Fatimide, qui crit 50 ans aprs
les faits, prsente une vision positive dIbr"h#m II. Dans sa Ris!lat, il voque la tawbadIbr"h#m II en
la comparant labdication dun roi ymnite qui laissa la place aux Fatimides66. Il suggre
quIbr"h#m II avait des sympathies shiites et que son comportement sexplique ainsi67.
- Ibn al-Raq#q (m. ap. 418/1027-1028), dont le Kit!b t!r'kh Ifr'qiya wa-l-Ma"rib ne nous est
parvenu quindirectement car il a t massivement utilise par les auteurs postrieurs, est en partie
hostile Ibr"h#m II. Il est le premier voquer sa possible maladie mentale.
- Chronique de Cambridge(Ve/XIesicle ?)68: ces annales bilingues grec-arabe rdige dans un
contexte sicilien nvoque Ibr"h#m II qu travers les faits darmes de la fin de sa vie, mme si la
chronologie propose manque de clart.
- Le corpus des premiers dictionnaires biographiques (+abaq!t) sunnites qui traitent des
lites ifr#qiyennes date essentiellement des IVe/Xe-VIe/XIIesicles69. Il reflte une position
relativement partage qui nest pas dfavorable Ibr"h#m II dont les vertus sont reconnues. Il
montre galement limportance de certains asctes aux yeux de lmir.
65
La bibliographie existante sur chaque auteur ne sera pas cite, car manque des tudes exhaustives de toutes,seules mme de permettre une vraie contextualisation de la biographie dIbr"h#m II dans les ouvrages qui la
rapportent.66Qa*#Num"n, Ris!lat, 91-92 : Lorque les activits de Ab& Abd All"h se renforcrent et devirent videntes,
Ibr"h#m b. A(mad agit comme Mu(ammad b. Yufir, roi du Ymen dont nous avons parl plus haut. Il abdiqua
le pouvoir, manifesta sa repentance et se dssaisit de lessentiel de ses biens. Il distribua ses biens au peuple,
endossa la laine et fit preuve dasctisme. Il partit en guerre contre le roi de Constantinople . Le cas de Yufir
est voqu quant lui p. 42-43.67Qa*# Num"n, Ris!lat, chapitre Dhikr jaw!b Ibr!h'm b. A&mad li-M#s! b. Iy!sh maa ras#l min qablihi ilayhi wa-
irs!luhu il!Ab'Abd All!h, dont le dpart de lmir pour la Sicile est prsent comme lissue.68Il existe une version grecque et une version arabe de ce texte qui ne sont pas strictement quivalentes, nous
renvoyons ici larabe. Cf.Biblioteca arabo-sicula, 1 : 190-203.69Il sagit des auteurs suivants : Ab&-l-Arab (m. 945), al-M"lik#(m. ap. 1061), le Q"*#Iy"*(m. 1149).
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- Ab& Zakariyy" al-W"rjil"n# (m. ap. 471/1078), auteur kharijite70, rapporte la bataille de
M"n&quIbr"h#m II mena contre les Naf&sa dans des termes saisissants71mais poursuit son propos
sur lmir en vantant sa fortification des ctes et lejih!dmen contre les chrtiens son poque72!
Aprs cette premire srie de sources, un certain nombre de chroniques, plustardives et considres comme classiques, voquent lmir aghlabide, auxquelles on peut
ajouter quelques sources supplmentaires. Hormis Ibn al-Ath#r, tous ces textes se rfrent
une structure de la biographie dIbr"h#m qui a t tablie par Ibn al-Raq#q, mme sils
peuvent ensuite par des ajouts modifier ce noyau.
- Ibn al-Abb"r (595/1199-658/1260) qui est hostile Ibr"h#m II tait de tendance shiite ethostile aux Omeyyades dal-Andalus.
- Ibn al-Ath#r (555/1160-630/1233) est exclusivement positif au sujet de lmir, ce qui de
toute vidence reflte un choix. Il est probable que cette position a faire avec limportance que
revtent les thmes du bon gouvernement, de lunit arabo-musulmane et du jih!d anti-chrtien
dans luvre de lauteur.
- Ibn Idh"r# (fin VIIe/XIIIe-dbut VIIIe/XIVesicle) propose une vision contraste en accord
avec Ibn al-Raq#q.
- Al-Nuwayr# (677/1279-733/1332) nadmet pas la sincrit de la repentance dIbr"h#m II et
livre une lecture trs politique des vnements73. Au-del de la structure mise en place par Ibn al-
Raq#q, il termine son dveloppement sur lmir par un rsum des bons points ( ma&!sin), parmi
lesquels son absolutisme, et mauvais points (mas!w') de lmir74.
- Ibn al-Kh"$ib75 (713/1313-776/1375) est extrmement hostile Ibr"h#m II dont il ne
rapporte aucun des succs militaires.
70Il conviendrait de mener une recherche systmatique sur ce thme dans les sources kharijites.71Ab&Zakariyy" al-W"rjil"n#, Kit!b s'ra wa- akhb!r al-aimma, d. Al#Ayy&b, (Tunis : D"r al-tunisiyya al-nashr,
1985), 150-156. Ibr"
h#m II y est surnomm
al-f!siq( le pcheur, le dprav ).72Ibid., p. 156-157.
73Al-Nuwayr#, p. 139-140 : [Ibr"h#m II] visait les gens puissants et riches ; ils les soumettait son pouvoir. Etil avait coutume de dire : Nul na le droit de commettre linjustice except le roi. Car, disait-il, si ces gens-l
prenaient en effet conscience du pouvoir que leurs confraient leurs richesses, le Roi ne serait plus labri de
leur violence et de leur arrogance. Si donc le Roi leur laissait la paix, et quils se sentaient ainsi en scurit,
cela les inciterait lui disputer le pouvoir et conspirer contre lui. Quant la la masse des sujets ( al-raiyya),
elle constitue la matire (m!dda) du roi. Sil permet dautres de lopprimer, il cesse den profiter. Ds lors il
ne fera plus que rcolter les prjudices pendant que dautres cueilleront les fruits (trad. revue de M. Talbi).74M. Talbi, Lmirat aghlabide, 311-312.75 Le passage du Kit!b am!l al-al!m qui contient la biographie dIbr"h#m a t dit par )asan )usn# Abdul
Wahab, dans Scritti per il centenario della nascita di Michele Amari, (Parlerme : Societ siciliana per la Storia Patria,
1910 ; rd. Palerme : Societ siciliana per la Storia Patria, 1990), 2 : 439-443.
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- Ibn Khald&n (732/1332-808/1406)76 demeure trs partag en raison de la diversit des
jugements.
- Al-Shamm"kh# (m. 928/1522)77 : cet auteur kharijite semble emblmatique de la position
des chroniqueurs kharijites tardifs au sujet dIbr"h#m II, prsent comme lennemi sanguinaire des
kharijites.
On constate quau sein des sources les plus prcoces sopposent deux lectures shiites
et que lon ne peut pas ramener les divergences entre auteurs sunnites de pures questions
de sources ; mme les kharijites ne portent un jugement monolithique sur Ibr"h#m II si lon
excepte la question de son usage de la violence aux dpens des leurs. La diffrence passe
ailleurs : entre les auteurs qui acceptent la violence, dfinie alors comme a-nomale mais
non contraire aux lois de Dieu , exerce par Ibr"h#m II et les autres. Ces deux grands
courants sont ensuite motivs de manire distincte, nuance et qui volue dans le temps.
On peut tout de mme souligner que, Ibn Khald&n except, le discours autour de la
biographie dIbr"h#m II tend se durcir au fil du temps, mme si des critiques sont
exprimes de manire prcoce, elles finissent par lemporter totalement.Or, les historiens contemporains qui ont tent de faire sens de cette figure mirale et
des rcits qui sy rapportent ont fait peu de cas de ces diffrences de position et de cette
volution, quils aient abord le problme depuis lIfr#qiya aghlabide78ou fatimide79. Ils ont,
en outre, tranch dans le sens dune combinaison de folie et dabsolutisme qui
caractriserait Ibr"h#m II. Il parat toutefois difficile de baser sur les sources que nous
76Ibn Khald&n, Ibn Khald&n, Kit!b al-Ibar, dansBiblioteca arabo-sicula, 2 : 527-529.77Al-Shamm"kh#, Kit!b al-Siyar, (Constantine, 1883), 267-272 en particulier.78M. Talbi valide la fois la thse de la folie et celle de labsolutisme dIbr"h#m II inspire de la lecture dal-
Nuwayr#: Celui-ci [Ibr"h#m II] fut aussi un parfait despote. Bien mieux, il fut mme dune certaine manire
un thoricien pleinement conscient du despotisme (Lmirat aghlabide, 281). Cette position plaque une
interprtation du XIVesicle sur la fin du Xesicle en attribuant la pense de Nuwayr# lmir !79Brett, The Rise of the Fatimids commence par qualifier lmirat dIbr"h#m II de long career ressembling that
of Ivan the Terrible in Russia (93), avant de prendre position sur la nature de la violence exerce par lmir :
Against this back-ground [les tensions politiques et sociales qui agitent lIfr#qiya], the savagery of Ibr"h#m II
seems not so much insane as intentional. This reign was a determined battle for absolutism at the expense of
the nobility, the army, the cities and to a lesser extent the tribes (94) ! et dans ce cadre les oprations
siciliennes visaient dtourner ces tensions internes vers un thtre doprations non-ifr #qiyen.
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venons dnumrer une analyse aussi dfinitive et la violence excessive dIbr"h#m II ne
convainc pas tout fait les historien contemporains eux-mmes80. En revanche, il est des
lments qui ont systmatiquement t laisss dans lombre jusquici et qui permettent
peut-tre de proposer une lecture complmentaire des faits.
Au-del des lments rcurrents souligns par Mohamed Talbi et Michael Brett, il en
est dautres, qui parsment les discours des chroniqueurs les plus tardifs et les plus diserts
sur le sujet (ce qui explique quon leur donne la prsance), comme autant de vestiges dune
lecture efface par le temps mais que lon retrouve dans les premires sources voques.
Structure narrative, strates historiographiques et lments rcurrents : vers
une nouvelle analyse de la figure dIbrh#m II
lissue de ce rapide survol biographique, on distingue clairement trois moments
dans la vie dIbr"h#m II : son arrive au pouvoir imprvue qui sapparente la ralisation
dune prdestination / la chute / la rdemption. Cette structure est celle dun rcit
hagiographique, une structure que lon a attribue aussi la vie du prophte Mu(ammad81,
mais qui est propre tous les rcits de ce type, mme si en islam le modle de la vie du
prophte a certainement une prgnance pour qui rapporte ce type de parcours.
Avant danalyser les lments rcurrents de ces rcits biographiques, et au-del de la
structure narrative fort significative, il est ncessaire de sarrter au contexte historique de
la vie dIbr"h#m II qui donne une bonne partie de sa signification son mirat et cette
structure narrative. Tout dabord, un certain nombre des sources prises en examen font
explicitement le lien entre la priode la plus violente de lmirat dIbr"h#m II et le contexte
80 M. Talbi insiste plusieurs reprises sur lexagration des rcits : cf. supra et lon a vu que M. Brett ne se
rsout pas trancher dans le sens de la folie (cf. note prcdente).81 Cf, entre autres, John Wansbrough, The Sectarian milieu. Content end composition of Islamic Salvation history,
(Oxford : Oxford University Press, 1978).
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de prdication fatimide au Maghreb82. En outre, lusage de la violence publique crot
brutalement partir de 280/893, date de larrive de Ab& Abd All"h, le d"# fatimide, au
Maghreb ; il est difficile dy voir une simple concidence. Il faut donc replacer la figure
dIbr"h#m II dans un contexte qui nest pas seulement marqu par des tensions socio-
politiques, mais aussi extrmement riche en propositions politico-religieuses. Les kharijites
traversent ce que leurs savants appellent la priode du )uh#r83, les Fatimides, shiites, font
du Maghreb une terre de prdication, les individus qui revendiquent un asctisme rigoriste
se multiplient, et les reprsentants du pouvoir en place, face cette concurrence, ne
peuvent faire lconomie dune rflexion (dont le degr de thorisation est difficile dterminer partir des sources dont nous disposons) sur leurs modalits de lgitimation et
leurs relations avec les lites religieuses et juridiques. Il leur faut mettre en scne les
fondements de leur lgitimit branle. Le parcours dIbr"h#m II doit tre relu laune de
ces bouleversements profonds. De ce point de vue, on retiendra deux aspects principaux
qualimente lvocation de motifs rcurrents : la figure dIbr"h#m II comme rformateur et
le contexte eschatologique dans lequel il faut la replacer.
Le premier point est reflt par la convergence dlments qui ont t bien tudis
rcemment pour des priodes successives et qui sont dautant plus significatifs quils ne
sont pas prsents comme un tout qui ferait sens par les chroniqueurs postrieurs. Il ne
sagit donc pas dune reconstruction historiographique a posteriori mais tout se passe comme
si une premire interprtation, qui avait cess dtre porteuse de sens, avait laiss derrire
82Ibn Idh"r#, p. 131 : A)hara (!&ib Ifr'qiya Ibr!h'm b. A&mad al-tawba lamm!istiq!ma amr Ab' Abd All!h al-d!'bi-
Kut!ma : Ibr"h#m b. A(mad, le matre de lIfr#qiya manifesta de la repentance lorsque Ab#Abd All"h le d!'
instaura son commandement parmi les Kut"ma ; Q"*#Num"n, Ris!lat, 91 : Wa-lamm!quwiyat um#r Ab' Abd
All!h wa-)aharat,(anaa Ibr!h'm b. A&mad(an' Mu&ammad b. Yufir malik Yaman al-ladh'qadda minn!khabaruhu, fa-
nsil!kh! min al-im!ra wa-a)hara tawba : Lorsque les activits de Ab# Abd All"h se renforcrent et quelles
devinrent manifestes, Ibr"h#m b. A(mad fit ce que Mu(ammad b. Yufir, un roi du Ymen, avait fait, comme
nous lavons dj relat, et il abdiqua le pouvoir et fit sa repentance .83 Il sagit de la priode de lutte active qui soppose la dissimulation. On notera la rcurrence de la racine
).h.r., qui reflte une atmosphre dattente et de croyance en des changements profonds venir, en une
rvlation (ainsi Ibr"h#m II a)hara tawba).
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elle les vestiges dun discours pass. Autour de la figure dIbr"h#m II se cristallisent ainsi : la
volont de promouvoir la hisba (la promotion du bien et le combat contre le mal), do
dcoule le positionnement par rapport aux dtenteurs du savoir religieux et juridique /
lasctisme (sous une forme proto-soufie ?)84/ le jih!d, en Ifr#qiya et hors dIfr#qiya, autant
de caractristiques qui deviennent essentielles partir du XIIesicle au Maghreb au sein de
tous les mouvements mahdistes85. Dans ce cadre, lexercice dune enlightened violence 86
est galement un trait constant de la mise en uvre dune politique rformatrice.
La structure hagiographique de la biographie dIbr"h#m II prend ainsi tout son sens :
elle nest pas le fruit du hasard, mais celui dune construction, dont les tapes et les acteursles plus prcoces nous chappent, en raison des lacunes des sources. Cela explique
galement la violence des prises de position autour du personnage : douter de sa tawba,
comme al-Nuwayr#, revient proposer une lecture exclusivement politique de sa vie,
comme on la vu. Le partage sopre trs tt entre une lecture rsolument favorable, celle
du Q"*#Num"n, qui lit dans ce parcours la reconnaissance par lmir de lavnement dun
temps nouveau, celui des Fatimides, et une lecture qui prsente ce rgne comme
laboutissement paradigmatique dune dynastie honnie. Toutefois, les versions les plus
critiques ne peuvent tout fait vacuer des traits asctiques qui taient admis y compris
par les asctes contemporains dIbr"h#m II. Vivant laube dun monde nouveau, le
personnage Ibr"h#m II tait susceptible dtre interprt dune manire ou de lautre. Les
chroniqueurs les plus tardifs crivent dans un contexte rsolument diffrent et retiennent
chacun ce qui leur parat utile leur dmonstration de ces rcits antrieurs. Dans le mme
temps, un certain nombre dlments chappent leur grille danalyse et sont charris par
les textes dont ils sinspirent ou quils compilent : le rigorisme, lasctisme, lengagement
84De ce point de vue, lacharnement dIbr"h#m II contre lesjaw!r'et autres mignons qui lentourent et sont les
principales victimes de ces cruauts, est trs rvlatrice dun souci de purification.85Garcia Arenal, Messianism and Puritanical Reform, 22.86Ibid.
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pour le jih!d. Mais ils vacuent cette dimension religieuse et morale au profit dune
rflexion sur le bon gouvernement.
Il est, enfin, une tonalit clairement eschatologique dans les rcits de la vie
dIbr"h#m II, mme si encore une fois, les chroniqueurs postrieurs la transmettent malgr
eux pourrait-on dire. Le dpart de lmir pour le jih!d quil lance lui-mme, le mne au-
devant de la mort et du jugement qui la suit. Il use alors, afin de lever des troupes, dun
pouvoir charismatique certain, autre trait essentiel qui souligne sa relation non mdiatise
avec Dieu87, alors que son charisme avait t srieusement mis mal par une rputation
sulfureuse. Son entreprise est en outre valide par la srie de victoires dcisives quilremporte et qui sanctionne la justesse de sa dcision. Toutefois, les textes vont plus loin : ils
attribuent Ibr"h#m II, le plus souvent au dtour dune phrase, lambition dattaquer le roi
de Constantinople et Constantinople elle-mme88. Or, le thme de la prise de la capitale de
lempire byzantin est un thme eschatologique islamique sil en est89. Cette mention est
dautant plus importante quon ne la retrouve dans aucun autre texte se rfrant la Sicile
au sujet daucun autre personage musulman90. Un autre lment confirme cette lecture :
Ibr"h#m II, fidle sa rputation sanguinaire, refuse daccorder lam!n un certain nombre
de localits91. Ce refus ne sexplique que dans le contexte dune lutte considre comme
finale contre les chrtiens. Il est probablement mettre en relation avec limposition aux
dhimm'/s par le mme Ibr"h#m II de reprsentations de porcs ou de singes quils devaient
87Ibid., 24-25.88Ibn al-Ath#r, p. 6 ; Q"*#Num"n, Ris!lat, 92.89Cf., entre autres, Marius Canard, Les expditions des Arabes contre Constantinople dans lhistoire et dans
la lgende ,Journal Asiatique208 (1926), 61-121.90Autant les attaques contre les R#m parsment les chroniques, autant lattaque de la capitale byzantine ou de
lempereur napparat jamais comme le prolongement des oprations siciliennes. Il nest pas indiffrent quIbn
Khald&n qui ne reprend pas cette version insiste sur le fait que la chute de Taormine effraya le roi de
Constantinople (wa-wajala malik al-r#m bi-Qus+an+'niya li-fat&ih!), cf. Ibn Khald&n, Kit!b al-Ibar, dansBibliotecaarabo-sicula, 2 : 527.91Par exemple, Ibn al-Ath#r, K!mil, 6, propos de la ville de Cosenza.
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porter hauteur dpaule et afficher sur leur maison92. Dernier lment, enfin, le Q"*#
Num"n rapporte que lorsquIbr"h#m b. Ab#al-A!lab, le petit-fils dIbr"h#m II, tente de lutter
contre les Fatimides, aprs la fuite de lmir Ziy"dat All"h III, des prdictions circulent qui
annoncent quun Ibr"h#m sera le dernier mir de la dynastie, car son fondateur a port cet
ism93; on peut se demander si ces prdictions navaient pas merg une premire fois lors
du rgne de son grand-pre En somme, en ne prenant pas en compte ce contexte dattente
eschatologique, probablement oubli lpoque o ils crivent, les chroniqueurs les plus
tardifs perdent la signification dun certain nombre dactes qui paraissent ainsi dpourvus
de sens.Dans cette atmosphre eschatologique, le rapport la loi dvelopp par Ibr"h#m II et
son a-nomisme94apparent prennent, en effet, galement tout leur sens. On sait quune telle
tendance a pu tre explique par la folie dans dautres cas clbres, dont les historiens ont
rendu raison95. Lmir est au-dessus de la Loi parce quil la dit. La vie dIbr"h#m II se
distingue toutefois clairement du mahdisme tel quil a t dfini pour des priodes
postrieures, cette construction tant galement le produit de lvolution historique. Il sen
distingue par au moins deux points fondamentaux : lmir nest pas li la Famille, dune
92 Cf. Al-M"lik#, Riy!$ al-Nuf#(, d. )usayn Munis (Le Caire : Maktaba al-nah*a al-mi%riya, 1951), 1 : 476 et
svtes.93 Q"*# Num"n, Ris!lat, 211 : Wa-k!na y#thiru f' akhb!r m! yak#n anna awal umar! Ban' al-A"lab Ibr!h'm wa
akhiruhum Ibr!h'm, fa-lamma wuliya Ibr!h'm dhalik al-yawm bi-al-Qayraw!n q!la al-n!s : Hadha al-ladh'k!na yuq!l
akhiruhum Ibr!h'm , wa-k!na y#thiru f' Ban' Marw!n anna awwalahum Marw!n wa akhirahum Marw!n fa-k!na
dhalik ka-m!q'la wa-ka-dhalik y#thiru anna awwalahum bi-l-Andalus Abd al-Ra&man wa-akhirahum Abd al-Ra&man :
Le bruit stait rpandu que le premier des mirs aghlabides stait appel Ibr"h#m et que le dernier
sappellerait Ibr"h#m, et lorsque ce jour-l Ibr"h#m fut dsign w!l' Kairouan, les gens dirent : Celui-l est
celui qui tait annonc comme le dernier Ibr"h#m , de mme on avait annonc pour les Ban&Marw"n que le
premier avait eu pour nom Marw"n et que le dernier sappellerait Marw"n, et cela sest droul comme cela
avait t dit ; de mme le bruit sest rpandu que le premier [des Ban&Marw"n] en al-Andalus stait appel
Abd al-Ra(man et que le dernier sappellerait Abd al-Ra(man .94Et le cannibalisme attribu Ibr"h#m est de ce point de vue particulirement significatif.95Le cas de al-)"kim, le calife fatimide de lan Mil a ainsi t relu entirement : D. De Smet, Les interdictions
alimentaires du calife fatimide al-)"kim : marques de de folie ou annonce dun temps messianique , dans
Egypt and Syria in the Fatimid, Ayyubid and Mamluk Eras, d. U. Vermeulen et D. De Smet, (Peeters : Louvain,1995),
53-69 et Heinz Halm, Die Kalifen von Kairo : die Fatimiden 973-1074(Munich : Beck, 2003).
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part ; il nest pas la tte dun mouvement de conqute du pouvoir et ne construit pas sa
lgitimit initiale dans la critique dune autorit en place mais agit en tant qumir, dautre
part. Sa tentative de redfinition des relations entre les diffrents corps et institutions qui
structurent le champ politique de lIfr#qiya la fin du IXe sicle ne se fait pas depuis
lextrieur de ce champ mais depuis lintrieur. Il faut dire que la remise en cause de sa
lgitimit tait forte et que sa rponse fut la hauteur de la menace.
Conclusions
Que la lecture des vnements se rapportant aux premiers temps de lislam auMaghreb soit une entreprise complexe nest pas une nouveaut. Que le thme de la violence
publique et de son usage se prte des positionnements particulirement tranchs est une
vidence et que la folie soit une explication facile pour ce qui apparat, premire vue,
incomprhensible, ne surprend plus. Il convient nanmoins de ne pas projeter
dinterprtations tardives sur des vnements plus anciens car on en arrive fausser
compltement la lecture des vnements.
Un autre cueil nous semble devoir tre vit : la vie de lmir telle que rinterprte
ici semblerait aller dans le sens dun certain nombre de thories sur les relations entre la
religion et la politique, et donc lusage de la violence publique, dans lhistoire de lislam, en
particulier celle des premiers temps. La prgnance du modle prophtique, limportance du
thme dujih!det du contexte eschatologique pourraient aller dans ce sens.
Privilgier une telle lecture, essentialiste, va souvent de pair avec une analyse
structuraliste des sources. Sous prtexte que des thmes ou des structures narratives
rcurrents peuvent tre reprs, ils autoriseraient la dfinition dun islam amen se
rpter dans lhistoire. Une telle position quivaut nanmoins faire fi du
contexte historique : des motifs ou une structure de rcit identiques nont pas
ncessairement la mme signification dans des contextes diffrents, mme si toute culture
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politique reprend et dcline des lments rcurrents qui refltent et nourrissent une
interprtation du monde. Cette dernire volue avec le temps. La difficult dans le cas qui
nous occupe vient des limites des possibilits de contextualisation des vnements.
La contextualisation des sources utilises nest pas toujours beaucoup plus simple et
est largement susceptible dtre amliore. Il apparat toutefois clairement que les
conceptions de lusage de la violence publique voluent dans lanalyse du cas Ibr"h#m II
entre le Xeet le XIVesicle : lexemple est dcontextualis aprs le XIesicle. Cela explique
lexpression rpte chez les auteurs les plus tardifs, de leur incomprhension (largument
de la folie, de polmique quil tait probablement chez Ibn al-Raq#q, devient une manire derendre raison de linexplicable) et permet chaque auteur de sexprimer sur lexercice de la
violence, ses motivations, ses justifications et ses limites de manire distincte et, somme
toute, trs politique.