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Applied Semiotics / Sémiotique appliquée, nº 26 (2018) LA BALLADE OP. 52 DE CHOPIN : UNE « ÉPOPÉE DRAMATIQUE ». ENTRE ANALYSE FORMELLE, NARRATIVE ET THYMIQUE Julie Walker, Université de Strasbourg [email protected] Résumé Le présent article propose une analyse musicale de la Ballade op. 52 en fa mineur de Frédéric Chopin. De nombreuses méthodologies existent pour investir l’œuvre musicale, mais l’auteure défend l’importance et la complémentarité de deux niveaux essentiels que sont la partition et son langage technique ainsi que l’expressivité de la pièce, qui peuvent s’assimiler au couple signifiant/signifié de la sémiotique générale. Par la détection des unités signifiantes (appelées topiques) et l’étude de leur concaténation, Julie Walker tente de démontrer que la pièce présente une stratégie narrative complexe qui sera également mise en avant par l’interprète musical. Introduction La musicologie s’ouvre depuis quelques dizaines d’années à une multitude d’autres disciplines 1 . Parmi elles, la sémiologie et la narratologie permettent d’investir les différentes stratégies narratives mises en place par les compositeurs au sein de leurs œuvres musicales. Dans ce but, la pièce est étudiée par le biais de ses unités expressives, appelées « topiques », qui segmentent l’œuvre selon les différentes caractéristiques musicales du discours (tempo, densité, nuance, rythme, tessiture, etc.). Développés par Ratner (1980) d’après les traités musicaux des XVII e et XVIII e siècles, les topiques se sont considérablement développés depuis les quarante dernières années. Ils fonctionnent sous forme de signe : à la fois signifiant (la partition et son résultat sonore) et signifié (ce qui est transmis, son identité sociale et culturelle). Les travaux de ce type se sont multipliés parmi des compositeurs aussi vastes que Bach (Monelle, 1997), Beethoven (Hatten, 1994), Mozart (Grabocz, 1996b), Wagner (Tarasti, 1978), ou encore Mâche et Dusapin (Grabocz, 2002). Notre article tend à réaliser une analyse narrative d’un des chefs-d’œuvre de Frédéric Chopin : la Ballade op. 52 en fa mineur. Composée en 1842, elle s’inscrit dans le corpus des œuvres tardives du compositeur 2 . 1 Littérature, biologie, psychologie, sociologie, génétique, etc. 2 Bien que la notion de « dernier style » soit encore peu connue concernant Chopin, il s’agit là d’un des buts principaux de notre thèse intitulée « Le dernier style de Chopin : contexte, analyses et stratégies narratives des œuvres tardives ».

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Applied Semiotics / Sémiotique appliquée, nº 26 (2018)

LA BALLADE OP. 52 DE CHOPIN : UNE « ÉPOPÉE DRAMATIQUE ». ENTRE

ANALYSE FORMELLE, NARRATIVE ET THYMIQUE

Julie Walker, Université de Strasbourg

[email protected]

Résumé Le présent article propose une analyse musicale de la Ballade op. 52 en fa mineur de Frédéric Chopin. De nombreuses méthodologies existent pour investir l’œuvre musicale, mais l’auteure défend l’importance et la complémentarité de deux niveaux essentiels que sont la partition et son langage technique ainsi que l’expressivité de la pièce, qui peuvent s’assimiler au couple signifiant/signifié de la sémiotique générale. Par la détection des unités signifiantes (appelées topiques) et l’étude de leur concaténation, Julie Walker tente de démontrer que la pièce présente une stratégie narrative complexe qui sera également mise en avant par l’interprète musical.

Introduction

La musicologie s’ouvre depuis quelques dizaines d’années à une multitude d’autres

disciplines1. Parmi elles, la sémiologie et la narratologie permettent d’investir les différentes stratégies narratives mises en place par les compositeurs au sein de leurs œuvres musicales. Dans ce but, la pièce est étudiée par le biais de ses unités expressives, appelées « topiques », qui segmentent l’œuvre selon les différentes caractéristiques musicales du discours (tempo, densité, nuance, rythme, tessiture, etc.). Développés par Ratner (1980) d’après les traités musicaux des XVIIe et XVIIIe siècles, les topiques se sont considérablement développés depuis les quarante dernières années. Ils fonctionnent sous forme de signe : à la fois signifiant (la partition et son résultat sonore) et signifié (ce qui est transmis, son identité sociale et culturelle). Les travaux de ce type se sont multipliés parmi des compositeurs aussi vastes que Bach (Monelle, 1997), Beethoven (Hatten, 1994), Mozart (Grabocz, 1996b), Wagner (Tarasti, 1978), ou encore Mâche et Dusapin (Grabocz, 2002).

Notre article tend à réaliser une analyse narrative d’un des chefs-d’œuvre de Frédéric Chopin : la Ballade op. 52 en fa mineur. Composée en 1842, elle s’inscrit dans le corpus des œuvres tardives du compositeur2. 1 Littérature, biologie, psychologie, sociologie, génétique, etc. 2 Bien que la notion de « dernier style » soit encore peu connue concernant Chopin, il s’agit là d’un des buts principaux de notre thèse intitulée « Le dernier style de Chopin : contexte, analyses et stratégies narratives des œuvres tardives ».

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1. Une double approche analytique

Afin de révéler la construction interne de l’œuvre, deux niveaux analytiques sont mis

en place. Le premier correspond à l’approche la plus traditionnelle de l’analyse musicale en général : l’analyse formelle. Elle étudie la pièce selon les motifs et les thèmes mis en jeu, les tonalités, l’harmonie ou encore les cadences. Pour faire un parallèle avec la linguistique et le couple signifiant/signifié, il est considéré en sémiologie musicale qu’il s’agit du niveau du signifiant, où la musique est investie par le biais de la partition et de son langage technique. Le second niveau étudie l’expressivité de la pièce, le niveau du « signifié » pour parler toujours en termes saussuriens, afin de comprendre le contenu expressif, psychologique et sémantique de l’œuvre. D’ailleurs, Grabocz rappelle à quel point ce niveau fut trop longtemps délaissé : « Les musicologues cités ci-dessus [Eero Tarasti, Kofi Agawu, Raymond Monelle, Robert Hatten, etc.] font remarquer que la musicologie traditionnelle a développé des moyens de description du “signifiant” mais a ignoré le signifié » (Grabocz, 2009 : 21).

Charles Rosen insiste également sur la complémentarité de ces deux niveaux essentiels à une bonne compréhension de l’œuvre musicale : « Beaucoup d’écrits sur la musique publiés au cours du XXe siècle ont généralement essayé d’esquiver la difficulté en fermant les yeux sur l’un ou l’autre aspect important de la musique : ou bien l’auteur propose une analyse des procédés structuraux du texte musical en ignorant le contenu affectif et social, ou bien il n’offre de ce contenu qu’une interprétation qui survole rapidement les procédés techniques. Ces deux approches laissent à désirer » (Rosen, 2009 : 2). 2. Les topiques musicaux

2.1 Définition

Au cours de l’histoire de la musique occidentale, les différents styles et genres expressifs utilisés se sont détachés de leur utilisation et fonction initiales liées à des environnements historiques et sociaux précis (cour, divertissements, musique d’église, etc.). Ces éléments forment un patrimoine non négligeable pour les compositeurs classiques, romantiques et même au-delà. C’est grâce à la transmission de ce savoir musical historique, « sauvegardé pendant des siècles par la pratique et par l’oralité (et en partie par les traités anciens) » (Grabocz, 2009 : 13), que l’on a pu aboutir aux notions de signifiés en musique, qui agissent comme des renvois pour les auditeurs de la communauté culturelle concernée. Ceci est d’ailleurs une constante dans le rapport entre signifiant et signifié : « Le rapport entre le signifié et le signifiant est non arbitraire mais nécessaire car il fonde le signe lui-même. Par contre, le rapport entre une réalité elle-même et un signe (la signification) est, lui,

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arbitraire et il est le résultat d'une convention entre les individus d'une communauté linguistique particulière » (Guilbault, 2005).

Ces signifiés sont nommés « topiques » (même si d’autres terminologies existent selon les auteurs3), terme utilisé et défini en tant que tel pour la première fois par L. Ratner : « Grâce à ses contacts avec le culte religieux, la poésie, le drame, la distraction, la danse, les cérémonies, le militaire, la chasse, et aussi avec les classes populaires et la société, la musique du début du XVIIIe siècle a développé un réservoir de figures caractéristiques lequel a fourni un héritage riche aux compositeurs classiques. Certaines de ces figures étaient associées aux différents affects et émotions ; d’autres avaient une touche pittoresque, descriptive. Elles sont désignées ici comme topiques, en tant que sujets du discours musical » (Ratner, 1980 : 9). Pour la musique classique, Ratner a énoncé une liste des topiques comme suit : « Types de danse : menuet, passe-pied, sarabande, allemande, polonaise, bourrée, contre-danse, gavotte, siciliano, gigue ; Marches ; Différents styles : alla breve, alla zoppa, amoroso, aria, style brillant (style virtuose), cadenza, Empfindsamkeit (sensibilité), fanfare, ouverture française, chasse, style savant, ombra, fusée de Mannheim, musette, opera buffa, pastoral, recitativo, motif de soupir, singing style (style mélodique), Sturm und Drang, alla turca » (Ratner, cité dans Grabocz, 2009 : 23). Ils seront considérablement développés dans les années suivantes par des auteurs comme Allanbrook (1983), Agawu (1991), Hatten (1994), ou encore Monelle (2006) en aboutissant à une soixantaine de topiques (Agawu, 2009).

Monelle considérera qu’il s’agit de « fragments de mélodie ou de rythme, des formes conventionnelles ou encore des aspects du timbre ou de l’harmonie qui désignent des éléments de la vie sociale et culturelle, et par conséquent des thèmes comme la virilité, la campagne, l’innocence, la plainte, etc. » (Monelle, 2007 : 178).

Cependant, quels sont les critères qui permettent au musicologue de détecter les différents topiques ? En réalité, c’est l’ensemble des paramètres musicaux mis en œuvre qui ont leur importance : « Les signifiés sont identifiés par leur unité relationnelle au sein des aspects de la mélodie, harmonie, mesure, rythme, etc. » (Agawu, 1991 : 49, notre traduction). 2.2 Exemple du topique du pastoral

Afin d’être plus clair, prenons l’exemple du topique du « pastoral ». À l’origine, le pastoral se définit comme un « genre précurseur de l’opéra […], divers genres instrumentaux (à partir du XVIIe siècle), des genres vocaux (idem) ou être une simple indication de caractère […] indiquant selon les cas un caractère champêtre et/ou une allusion à la Nativité » (Montalembert et Abromont, 2010 : 954). C’est justement cette idée de « caractère » musical qui nous intéresse. Robert Hatten, éminent sémioticien de la musique, le décrit musicalement selon les caractéristiques musicales suivantes :

3 Nous pouvons citer les « signifiés » et « champs de topiques » (Hatten, 1994 et 2004), les « intonations » (Ujfalussy, 1961), les « sèmes » (Tarasti, 1978, 2006) et les « sèmes », « sémantèmes », « classèmes », « isotopie sémantiques » (Grabócz, 1996b).

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1. Mesure à 6/8 2. Présence de pédales, particulièrement sur la dominante 3. Stabilité de l’harmonie suivie d’un arpège de la septième de dominante, harmonie diatonique consonante, rythme harmonique lent 4. Simplicité du dessein mélodique 5. Mouvement contraire 6. Balancement de l’accompagnement 7. Tierces parallèles 8. Appogiatures consonantes 9. Résolution de la dissonance élaborée 10. Mode majeur et faibles nuances (Hatten, 1994 : 97-99).

Il indique également que même « si les caractéristiques énumérées plus haut n’ont

pas la même exclusivité pour décrire le pastoral, elles contribuent à un thème qui est dans sa grande majorité pastoral dans son effet » (Hatten, 1994 : 99). Pour illustrer ces éléments, l’exemple de la Symphonie Pastorale de Beethoven est particulièrement parlant, cette symphonie étant sous-titrée ainsi par Beethoven lui-même, dans une lettre de mars 1809 à son éditeur Breitkopf et Härtel (voir la fig. 1).

Figure 9. Symphonie « Pastorale » n°6 en fa majeur de Beethoven, mesures 1-13

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Les éléments cités par Hatten sont tous présents, hormis la mesure ternaire : les altos et violoncelles fonctionnent sous forme de pédale (notes tenues), les harmonies sont simples (alternance I/V) et le rythme harmonique lent, des tierces parallèles sont présentes entre les deux pupitres de violons (mesure 3), l’alto présente un balancement au niveau de l’accompagnement (mesures 5-12), le discours musical est très consonant, diatonique et indiqué piano, dans la tonalité de fa majeur. De cette façon, ces caractéristiques musicales permettent de créer cette atmosphère particulière du pastoral. 3. Analyse de la Ballade op. 52 en fa mineur

3.1 Analyse détaillée

À présent, intéressons-nous à la Ballade op. 52 en fa mineur. Cette pièce fut composée en 1842 : Chopin se trouve dans une période créatrice importante où débute, selon Marie-Paule Rambeau, « une nouvelle période pour son style » (Rambeau, 2005 : 652). En raison

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du répertoire dont il est question, certains musicologues (Ganche, 1934 : 149-154) l’ont étudié selon le soi-disant texte4 qui aurait servi, sans aucune confirmation du compositeur, de « scénario » pour la composition de cette pièce. Cette idée serait issue de Robert Schumann qui « rapporte, déclarant le tenir de la bouche même de Chopin, que les Ballades furent inspirées par la lecture des poèmes de son compatriote et ami Adam Mickiewicz5 » (Cortot, 1929 : 1). Le poème en question raconte l’histoire suivante : « Les trois budrys – ou les trois frères – sont envoyés par leur père en des expéditions lointaines, à la recherche des plus riches trésors. L’automne passe, puis l’hiver. Le père pense que ses fils ont péri à la guerre… Au milieu des tourbillons de neige, chacun pourtant revient à son tour ; mais tous trois, comme unique butin, ne ramènent qu’une fiancée… » (Mickiewicz, cité dans Cortot, 1929 : 1). À l’origine, ce texte serait une ballade lituanienne (sous-titre de l’auteur Mickiewicz). Stanisław Moniuszko en composera un lied pour basse et piano en polonais, publié pour la première fois en 1840 à Berlin.

Lenz affirmera que Chopin utilise des situations de son quotidien pour les transcrire en musique : « Car Chopin écrit d’après un programme, d’après des situations éprouvées par lui dans la vie » (Lenz, 1995 : 106). Évidemment, comme Chopin restera toujours secret quant à ce genre d’anecdote, les musicologues ne peuvent que spéculer ce genre de choses. Notre analyse ne se base donc pas sur un élément extérieur qui aurait inspiré Chopin pour la composition, mais cherche, à travers la musique et sa propre construction, quelle stratégie narrative peut être mise en avant. Notre étude aboutit au tableau suivant, qui réunit les sections, thèmes, topiques, mesures et tonalités et que nous allons expliciter ci-après (voir la fig. 2).

Figure 10. Récapitulatif de l'analyse de la Ballade op. 52 en fa mineur

4 Il s’agirait du poème de Mickiewicz Les trois Budrys. 5 Adam Mickiewicz (1798-1855) est un poète et écrivain polonais ayant vécu une partie de sa vie en France.

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Nous ne pouvons que trop encourager le lecteur à écouter cette pièce afin de saisir au

mieux le propos de cet article (et particulièrement la version de Kristian Zimerman). La colonne de gauche (« Sections ») comprend les différentes parties de la pièce au niveau macro-structurel. Les thèmes correspondent aux principaux protagonistes, aux « personnages », les topiques caractérisent chacun de ses personnages par un style ou un genre auquel ils font référence, les mesures délimitent les passages en question alors que les tonalités nous informent de l’évolution harmonique de l’œuvre. Revenons sur chacun des topiques mis en jeu pour mettre en avant les caractéristiques qui ont permis de détecter le style musical en question.

Sections Thèmes Topiques Mesures Tonalités Intro. Intro. Pastoral 1-7 DoM A T1/A Valse

(chant accompagné) 8-37 fam, La-M, si-m

Trans. Texture homophonique accompagnée (Parlando)

38-45 Sol-M, Fa-M

T1/A Valse (chant accompagné) Valse (style savant)

46-57 mi-m, si-m

T1/A’ 58-71 fam, La-M, si♭m Trans. Style improvisé A 72-79 Modulant

B T2 Texture homophonique 80-99 Si-M Trans. Style improvisé B 100-107 Solm, lam

C T3 Style brillant 108-120 Solm, fam, La♭M Trans. T1/A et Intro.

Style agitato et savant 121-128 Ré-m, modulant

Intro. Intro. Pastoral Cadenza

129-133 134

LaM

A’ T1/A’’ Style savant (canon) 135-145 FaM, La-M, si-m

T1/A Valse (Chant accompagné)

146-151 si-m

T1/A’’’ Nocturne « onirique », bel canto (chant accompagné)

152-168 Fam, La-M, si-m

B’ T2’ Texture homophonique accompagnée

169-190 Ré-M

Coda / Style improvisé et agitato 191-202 fam

/ Texture homophonique 203-210 Pédale de dominante de fa

/ Cadenza 211-239 fam

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Pastoral (fig. 3) : Simplicité de la mélodie (construite sur une simple tierce sol-mi), gamme diatonique et consonante, simplicité et stabilité de l’harmonie (degrés I-IV-V-I), tonalité majeure (do majeur), mesure ternaire (à 6/8), balancement de l’accompagnement (main gauche comme une basse d’Alberti mesures 2-3), mouvement contraire, faibles nuances (piano).

Figure 11. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 1-3

DoM I IV V I

Valse (Premier thème principal) (fig. 4) : Danse caractérisée par une basse à trois temps avec un temps fort (généralement la basse) et deux temps faibles (généralement sous forme d’accords) dans une mesure à 3/4 (présente fictivement au sein de cette mesure à 6/86). Elle possède une texture de chant accompagné (entre parenthèses dans le tableau, mélodie et accompagnement étant bien séparés entre les deux mains du pianiste).

Figure 12. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 7-11

Texture homophonique accompagnée, Parlando (fig. 5) : texture homophonique

(même rythme à toutes les voix) à la main droite (sous forme d’accords), soutenue par un accompagnement (en octaves parallèles). La répétition sur une seule hauteur de la voix supérieure avec un rythme régulier nous rapproche du récitatif et du style parlando.

Figure 13. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 39-43 6 On voit que chaque temps de la mesure comprend une basse et deux accords (en croches). Elle fonctionne donc comme une mesure à 3/4 si la battue est réalisée à la croche.

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Valse et style savant (premier thème principal) (fig. 6) : Chopin garde les aspects de la danse (basse et mesure) mais complexifie le discours musical avec l’ajout de voix supplémentaires en doubles-croches (voix d’alto et de ténor) dans un style plus savant et contrapuntique.

Figure 14. Ballade op. 52 en fa mineur, mesure 56-59

Transition A (style improvisé) (fig. 7) : Caractère libre, virtuose, accelerando et harmoniquement instable (marche). Langage typiquement instrumental.

Figure 15. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 72-74

Texture homophonique, hymne (deuxième thème principal) (fig. 8) : Fonctionnement de l’ensemble des voix selon le même rythme de manière consonante. Respirations sur les cadences. Typique de l’écriture en choral ou d’un hymne, indiqué dolce.

Figure 16. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 82-86

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Transition B (style improvisé) (fig. 9) : Même chose que la Transition A, caractère libre et virtuose, instabilité harmonique (marche), langage instrumental.

Figure 17. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 102-104

Style brillant (troisième thème principal) (fig. 10) : mode majeur, ornementations (trilles, doubles appogiatures, etc.) et virtuosité. Tessiture médium-aiguë. Léger et sautillant. Indiqué dolce e leggerio.

Figure 18. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 112-114

Transition (style agitato et style savant) (fig. 11) : Écriture dense et animée, mode mineur, imitations entre les voix réutilisant des éléments du thème principal et amenant au retour de l’introduction.

Figure 19. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 122-124

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Pastoral (fig. 12) : Mêmes éléments que lors de l’introduction, mais cette fois-ci

indication poco crescendo après la nuance pianissimo de départ, le tout en la majeur.

Figure 20. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 128-130

Style savant (premier thème principal) (fig. 13) : Reprise du thème mélodique de la valse sous forme de canon imitatif (reprise de la même mélodie à intervalles réguliers).

Figure 21. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 136-139

Valse (premier thème principal) (fig. 14) : retour du thème comme lors du début de la pièce, selon la forme de la danse initiale.

Figure 22. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 144-148

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Nocturne, style du bel-canto (premier thème principal) (fig. 15) : Texture musicale du nocturne onirique avec une disposition sous forme de chant accompagné. Larges arpèges à la main gauche et une mélodie largement ornementée (bel-canto), rubato à la main droite (divisions du temps par 7, 8 et 10), le tout dans une texture lyrique.

Figure 23. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 153-155

Texture homophonique accompagnée (deuxième thème principal) (fig. 16) : La main droite garde sa texture en accords mais la main gauche est modifiée pour un motif d’accompagnement sous forme de ligne mélodique ascendante, ce qui efface l’écriture de type « choral » préalablement présente. D’abord leggerio et piano, il sera ensuite repris à l’octave et forte, dans une dimension plus énergique et intense.

Figure 24. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 169-171

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Transition (style virtuose et agitato) (fig. 17) : Écriture athématique, virtuose, agitée et très instrumentale (succession de grands arpèges et de gammes aux deux mains), parfois stretto au rythme harmonique très dense.

Figure 25. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 193-195

Texture homophonique (fig. 18) : Ce passage crée un véritable climat de suspension en stoppant le discours musical pour huit mesures en blanches pointées sur l’accord de do majeur, dominante de la tonalité principale de fa mineur retrouvée juste après. Indiqué pianissimo et sostenuto. La mélodie, tout comme la texture musicale, semble d’ailleurs être inspirée du deuxième thème principal.

Figure 26. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 203-211

Style de cadenza (fig. 19) : Pratique commune dans la musique occidentale qui intervient généralement à la fin de l’œuvre musicale, après une respiration dans le discours sous forme de point d’orgue, au caractère virtuose et improvisé. Dans ce cas, elle suit un long arrêt sur la dominante (accord de do majeur dans la Texture homophonique B). Tous les moyens sont réunis pour une complication extrême du discours musical : agitation, virtuosité, nuances forte et fortissimo, indications marcato et sforzando, rythmes divers et variés (pointé, division binaire ou ternaire de la croche, syncopes), passages entre arpèges brisés, gammes conjointes, lignes mélodiques, tierces parallèles, intervalles diminués, octaves parallèles, etc.

Figure 27. Ballade op. 52 en fa mineur, mesures 216-217

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Une fois l’analyse réalisée, nous remarquons que les topiques sont nombreux et variés. Ils sont construits autour de trois thèmes principaux, dont les deux premiers sont particulièrement importants, car ils sont eux-mêmes variés selon différents styles : le premier thème principal apparaît sous forme de valse, complété ensuite par un style plus polyphonique puis sous forme de nocturne ; le second passe d’un hymne à une texture homophonique accompagnée. Au niveau tonal, l’introduction et sa tonalité de do majeur n’est qu’une sorte d’écran de fumée annonçant la tonalité principale de fa mineur, en étant sa dominante. Par ailleurs, le discours est d’une manière générale instable et modulant, Chopin proposant des thèmes dans de nombreuses tonalités correspondant à divers degrés de la gamme initiale : sous-dominante, sous-dominante majorisée, second degré, médiante bécarrisée, tonique majorisée, sixième degré bémolisé, etc. Enfin, le matériel thématique est lui-même instable tonalement parlant, ce qui contribue à la complexité de la pièce. 3.2 Quelle stratégie narrative ?

Pour comprendre la stratégie narrative mise en place, il est important d’étudier la concaténation des topiques, c’est-à-dire leur manière d’être reliés et enchaînés dans le temps au sein de la pièce musicale. Les topiques possèdent également une dimension affective issue de notre héritage socio-culturel occidental. En 1991, Agawu fut le premier à étudier cette dimension affective en lien avec les topiques et cette vision « en tant que signes expressifs […] fut consolidée par Robert Hatten (1994, 2004) et Raymond Monelle (2000, 2006) dans leurs travaux sur la formulation des topiques au sein du champ de la sémiotique musicale » (Mirka, 2014 : 22, notre traduction). Déjà, au XVIIIe siècle, Mattheson affirmait que musique et affect étaient liés : « La première tentative pour expliquer la puissance affective de la musique fut entreprise par Mattheson. Cette explication, contenue dans la première partie de Der vollkommene Cappelmeister et souvent – et indûment – appelée la doctrine des affections (Affektenlehre), stipule que la connexion entre musique et affect est basée sur la similitude entre le mouvement musical (Bewegung) et l’émotion, ou, comme Mattheson l’appelle, le “mouvement de l’âme” (Gemüthsbewegung) » (Mirka, 2014 : 10, notre traduction).

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Par exemple, si Chopin utilise un style de « marche funèbre » (tempo lent, tessiture grave et densité importante, rythme pointé, mesure binaire, mode mineur, voir le troisième mouvement de la Sonate op. 35 en si bémol mineur de Chopin), il souhaite par le biais de celui-ci insérer une atmosphère « dramatique » se référant à la mort (voir la fig. 20).

Figure 28. Sonate op. 35 en si bémol mineur, début du troisième mouvement

Par la même occasion, lorsqu’il utilise le style « pastoral », il souhaite créer consciemment une atmosphère de plénitude, bucolique, en lien avec la beauté de la nature et donc « non dramatique ». Il s’agit d’une sorte de code utilisé par le compositeur de l’époque. Nous nous plaçons donc du point de vue du compositeur et non de l’auditeur (fonction expressive et non conative (voir Jakobson, 1960), qui demanderait bien plus d’investigations psychologiques auprès des auditeurs).

Ces aspects « thymiques » sont intéressants pour mettre en lumière la dramaturgie de la pièce. Avant d’aller plus loin, rappelons que le terme « thymie » vient du grec thumos qui signifie « passion ». Dans le dictionnaire, il est mentionné que ce terme se réfère à la psychologie et qu’il « concerne l’humeur » (CNRTL, 2012). Selon Bertrand, il s’agit d’une « disposition affective de base – déterminant la relation qu’un corps sensible entretient avec son environnement : relation positive ou négative » (Bertrand, 2000 : 225). D’après Greimas et Courtés, la thymie « sert à articuler le sémantisme directement lié à la perception qu’a l’homme de son propre corps » (Greimas et Courtés, 1986 : 396). Ils la caractérisent en tant qu’« analyse axiologique » entre deux états principaux : dysphorie et euphorie. Hébert considère que « L’analyse thymique s’intéresse aux évaluations de type euphorique/dysphorique ou, en termes moins techniques, positif/négatif ou plaisir/déplaisir » (Hébert, 2006).

Les termes « euphorie » et « dysphorie », correspondent respectivement aux atmosphères « non dramatique » et « dramatique » mises en place par les différents topiques et l’utilisation faite par le compositeur des différents paramètres musicaux.

Nous allons désormais tenter de classifier les différents topiques selon les catégories « dramatique » (en rouge) et « non dramatique » (en vert). Les aspects « dramatique » et « non-dramatique » seront respectivement symbolisés par « + » et « - » (voir la figure 21).

Le plus important n’est pas la classification de tel ou tel topique (qui n’a rien d’arrêté en soi), mais surtout le fait de rendre compte des nombreux changements et contrastes induits par les styles et genres musicaux de l’œuvre. Grâce au tableau ci-dessus, nous nous rendons

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compte que les ruptures et les contrastes sont nombreux et créent ce que nous avons appelé une « structure narrative complexe ». L’enchaînement du matériel thématique manifeste de nombreuses oppositions binaires entre états euphorique et dysphorique. A contrario, Chopin utilise parfois une structure narrative simple qui se caractérise par deux topiques contrastants seulement dans l’ensemble de l’œuvre (soumis à la forme ABA comme dans la Mazurka op. 63 n°3, par exemple). Il existe également des pièces qui restent constamment dans une atmosphère non dramatique (avec la présence de plusieurs topiques non contrastés) durant l’ensemble de l’œuvre (Impromptu op. 36, par exemple : stratégie narrative « unifiée »). Ces éléments font référence à la dimension syntagmatique (et linéaire) du « récit » musical « qui mettra l’accent sur l’enchaînement des éléments nécessaires pour qu’il y ait cet acte transformateur » (Hénault, 1979 : 143-144).

Du point de vue de la dimension paradigmatique, « qui se borne à observer le lien nécessaire qui paraît exister entre l’état de départ […] et l’état d’arrivée » (Hénault, 1979 : 143-144), Chopin débute dans une atmosphère calme, un état d’équilibre induit par ce style « pastoral » et conclut délibérément par la coda très agitée en tant que fin dramatique, état inverse à celui de départ. L’œuvre musicale s’enfonce donc dans la dramaturgie à partir d’un état que l’on peut qualifier d’« euphorique » vers un état « dysphorique ». La forme romantique par excellence procède généralement de manière inverse en partant d’un élément perturbateur qui après maintes péripéties se trouve dans un état d’équilibre final : « Au XIXe siècle, à l’époque romantique, les nouveaux genres musicaux tels que le poème symphonique, le mélodrame, les ouvertures, les fantaisies, les nocturnes créent souvent un parcours qui mène l’auditeur depuis des éléments dysphoriques jusqu’à un niveau transcendant (euphorique) à travers différentes étapes toujours exposées sous la forme d’opposition binaires » (Grabocz, 2009 : 33). Or, si on retrouve ici les oppositions binaires, notamment entre les enchaînements du thème mélancolique et dramatique de la « valse » et du thème non-dramatique de l’« hymne », la fin tend clairement vers des éléments dysphoriques très intenses à partir du thème pastoral « euphorique » de départ.

De plus, le fait de répéter les différents thèmes de manière complexifiée et variée contribue à l’augmentation croissante de la tension : le premier thème apparaît d’abord sous forme de « simple » valse, puis se trouve densifié par l’ajout de voix, revient sous forme d’un canon et enfin dans un style de nocturne qui extrapole cette atmosphère mélancolique. Le deuxième thème, d’abord comme un « hymne » ou un « choral », sera repris et accompagné par de longues lignes mélodiques amplifiant cette fois-ci l’atmosphère non dramatique, encore avantage mise en avant lors de la reprise à l’octave et forte. Le style virtuose et improvisé des transitions amène petit à petit à la cadenza finale, véritable climax dramatique de la pièce par tous les moyens qu’il met en œuvre.

La pièce présente donc une stratégie narrative complexe et une phase générale de tension de plus en plus intense jusqu’aux dernières mesures, induite par cette progression thématique et les oppositions fréquentes entre les différents états thymiques. Pour compléter ces résultats, comparons cette analyse avec une étude de l’interprétation.

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Figure 29. Tableau récapitulatif des états thymiques des topiques de la Ballade op. 52 en fa mineur

Élément thématique Topique Caractéristiques Catégorie

thymique

Introduction Pastoral Atmosphère calme, champêtre, reposée. Simplicité mélodique et harmonique, tonalité majeure, rythmes réguliers, consonances, diatonisme, stabilité, piano.

+

T1

Valse Tonalité mineure, nuance piano, rythme lent à la croche. Intervalles diminués. -

Texture homophonique accompagnée, Parlando

Stabilité de la mélodie, très calme. Tonalité majeure, consonances, molto legato, pianissimo. +

Valse Même chose que précédemment avec une marche harmonique. -

Valse et style savant Même chose, avec une complexification et une densification du discours par l’ajout des voix d’alto et de ténor. Nuances piano puis forte et fortissimo.

-

Transition Transition Instabilité, mode mineur, rythmes rapides, évolution conjointe de la basse, style plus libre, comme improvisé. -

T2 Texture homophonique/ Hymne

Texture homophonique, l’ensemble des voix fonctionne selon un même rythme. Mélodie douce et calme, consonances importantes, tonalité majeure, texture dans le genre de l’hymne ou du choral.

+

Transition Transition Écriture plus libre et instabilité harmonique (marche), mode mineur. -

T3 Style brillant Ornementations, trilles, intervalles de sixte parallèles contribuant à ce style plus « brillant ». Caractère léger et sautillant. Tessiture médium-aiguë +

Tr. Transition Minorisation soudaine, densification de l’écriture à quatre voix. Agité et style savant (imitations motif de T1). -

Introduction Pastoral Comme lors de l’introduction, pianissimo, simplicité mélodique et harmonique, consonances, stabilité, rythmes réguliers puis crescendo progressif.

+

T1

Style savant Intervalles diminués, imitation du motif mélodique de T1, tonalité mineure. -

Valse Même chose que précédemment. -

Nocturne Thème de la valse varié sous forme de nocturne mais atmosphère inchangée. Amplification avec des ornementations, de larges arpèges à la main gauche, augmentation de l’ambitus, fin de section accelerando.

-

T2 Texture homophonique accompagnée

Tonalité majeure, leggerio, piano et dolce. Consonances, grand crescendo. Reprise à l’octave et forte qui confirme encore davantage cette atmosphère. +

Coda

Transition, virtuose et agitato Langage très instrumental, forte, fortissimo, et même triple forte, rythme harmonique de plus en plus rapide (stretto), chromatismes, mode mineur, grand ambitus.

-

Texture homophonique Arrêt sur un seul accord en valeurs longues. Pianissimo et sostenuto. Très calme, apaisement important, fort contraste avec le passage précédent, suspensif.

+

Cadenza

Complication extrême des moyens aux niveaux harmonique, motivique et rythmique. Augmentation de la densité, de l’ambitus, du tempo, manifestation de virtuosité et d’agitation. Tonalités mineures, grande instabilité du discours musical. Nuances forte et fortissimo, indications marcato, sforzando.

-

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3.3 Comparaison avec l’interprétation

Intéressons-nous plus particulièrement à l’interprétation de Kristian Zimerman7. Est-ce que l’interprète rend compte de cette construction narrative ? Si oui, comment s’exprime-t-elle en fonction des paramètres empiriques de l’interprétation (dynamiques (volume sonore) et tempo (vitesse d’exécution)) ? Grâce au logiciel Sonic Visualizer8, il est possible d’extraire les données de tempo et de dynamiques depuis un fichier audio (voir la fig. 22). À partir de l’enregistrement de Zimerman, nous avons dressé ces valeurs en fonction du temps (en secondes) au sein d’un graphique : Figure 30. Évolution des valeurs de tempo (en bleu) et de dynamique (en rouge) en fonction

du temps (secondes) selon K. Zimerman

Les courbes représentent l’évolution du volume (en rouge) et du tempo (en bleu) en fonction du temps (en abscisse). Il est aisé de voir que ces valeurs suivent une progression plutôt ascendante. Plus intéressant encore serait de rendre compte de ces valeurs en tenant compte du matériel thématique et des topiques en jeu dans l’instant. C’est ce que tente de réaliser la figure 23 ci-dessous.

En effet, nous avons superposé sur le graphique précédent (voir la fig. 22) des rectangles qui délimitent le matériel thématique dans le temps afin d’observer de manière conjointe l’évolution du tempo et des dynamiques selon le matériel musical. Les couleurs 7 Disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=pe-GrRQz8pk. 8 Ce logiciel fut développé à l’Université Queen Mary de Londres et est en téléchargement libre sur internet.

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vertes et rouges reprennent les valeurs thymiques globales des acteurs musicaux comme indiquées dans le tableau de la figure 21 (rouge pour « dramatique », vert pour « non dramatique »).

Figure 31. Évolution des valeurs de tempo (bleu) et dynamique (rouge) en fonction du temps et du matériel thématique (cases vertes et rouges)

Ces graphiques permettent de mettre en lumière plusieurs éléments qui restent obscurs lorsqu’on ne s’attache qu’à étudier la partition. La première exposition du thème principal (ensemble « T1 » à gauche sur le graphique), correspond à la première phase ascendante des deux variables étudiées. Après la rupture de la première transition, qui dévoile une accélération puis une décélération très importante (pic de la courbe bleue à 120 BPM, première « transition style improvisé »), les topiques de la « texture homophonique » (T2) et du « style brillant » (T3) correspondent à la deuxième phase ascendante. Celle-ci présente une évolution des tempi marquée, alors que les nuances progressent de manière moins linéaire : T3 débute par une nuance faible, mais révèle un crescendo rapide et important.

La transition dans un « style savant et agitato » fonctionne avec le style « pastoral » qu’il introduit, sous la forme d’une troisième phase. Les valeurs de dynamiques et de tempo manifestent une progression pour la première fois descendante, de manière concomitante pour les deux variables, avec une rupture nette à cet endroit. En effet, le retour de l’introduction marque un decrescendo et un ralentissement très important, notamment dû à un passage « non mesuré » après un point d’orgue (ligne mélodique en petites notes en dehors

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Dynamique

Poly.(Dynamique)

Pastoral

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TRstyleimpro

Stylebrillant

Pastoral

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Text.homo.

Acc.

Text.Homo.

Cadenza

Parlando

TRstylesavantetagitato Coda

Temps(sec.)

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T2

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des temps de la mesure). Cette reprise est également synonyme d’un retour au tempo initial, respecté par Zimerman : le topique du « pastoral » possède donc une identité au niveau du tempo, nécessaire pour recréer la même atmosphère.

Après le style « pastoral », une quatrième phase, à nouveau ascendante, est représentée par le retour du bloc thymique dysphorique de T1, composé du « style savant », de la « valse » et du « nocturne ». Ce bloc relance la pièce de manière visible au sein des deux variables étudiées, en prenant soin de revenir dans un premier temps à des tempi similaires à ceux de la première exposition. Cependant, l’augmentation se fait de manière plus rapide, surtout au niveau des tempi. Cette quatrième phase est stoppée lors du passage de la « texture homophonique accompagnée » (retour de T2) : Zimerman retourne encore une fois à des valeurs de nuances et de tempo plus faibles, pour respecter les valeurs utilisées lors de la première exposition, avant que la complexification du discours ne s’exprime par une augmentation plus rapide, maintenue par la transition « virtuose et agitato » (cinquième phase ascendante).

Enfin, la dernière phase, toujours ascendante, est amenée par une rupture très nette, créée par la « texture homophonique » : les valeurs des dynamiques sont quasiment au plus bas lors de ces mesures, alors que le tempo marque un important ralentissement. Cependant, ces deux variables reprendront rapidement leur progression ascendante, de la manière la plus rapide qui soit, jusqu’à l’explosion dans la cadenza finale. Véritable climax de la pièce, la complication extrême des moyens mis en œuvre par Chopin est relatée par les nuances les plus fortes et les tempi les plus rapides utilisés par le pianiste, comme un aboutissement de la progression générale de l’œuvre.

D’une manière générale, les liens entre topiques et variables musicales sont importants, et nous avons vu que les différents styles et leur enchaînement sont directement liés avec les variables étudiées (par exemple, les transitions se démarquent par des variations très importantes au niveau du tempo, qui attestent du caractère libre des passages concernés, lié au « style improvisé » auquel ils font référence). Conclusion

En conclusion, la progression générale tend vers la partie supérieure (cinq phases

ascendantes, une phase descendante), ce qui signifie une accélération des tempi et une augmentation générale du volume de la pièce. Par rapport à la phase générale de tension mise en valeur par notre analyse thymique (stratégie narrative complexe et progression thymique dramatique), nous pouvons conclure que plus la pièce tend vers cet aspect dramatique, plus l’interprète accélère et densifie son discours. La phase de tension, induite par les nombreux contrastes et la progression du matériel musical de plus en plus complexe, est donc en corrélation avec l’analyse empirique, ce qui rend nos résultats légitimes quant à la stratégie narrative mise en avant.

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Cette corrélation n’est pas un hasard : la construction de l’œuvre musicale, dont la stratégie narrative fait partie intégrante, est clairement transmise par l’interprétation de Zimerman.

Évidemment, il s’agit d’une étude de cas et il serait tout à fait intéressant de comparer ces résultats dans un travail futur avec d’autres pianistes issus de générations ou d’écoles différentes. Enfin, nous avons pu mettre en avant dans notre thèse que dans les œuvres présentant des structures narratives différentes, les variables musicales restent encore une fois liées avec ces dernières.

Ainsi, nous espérons avoir pu démontrer au sein de cet article toute l’importance de la dimension narrative qui mérite, au même titre que l’analyse formelle, d’être mise en avant au sein de l’œuvre musicale.

Notice biobibliographique Julie Walker est docteure en musicolgie, membre du Labex GREAM et chargée de cours à l’Université de Strasbourg. Elle a soutenu sa thèse sur le dernier style de Chopin en novembre 2016, devant un jury international (Jeffrey Kallberg, Eero Tarasti, Kenneth Hamilton, Mathieu Schneider et Marta Grabocz, sa directrice). Elle a participé à une dizaine de colloques et séminaires en Europe pour présenter ses travaux : Narratologie et les arts (Paris-Strasbourg), Séminaire littérature et musique (ENS), Narrative Matters 2014 (Paris-Diderot), Séminaire doctoral de la signification musicale (Université d’Helsinki), ICMS 12 (Louvain-la-Neuve), EuroMac 2014 (Leuven), etc.

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