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LA BATAILLE NAVALE DE CASABLANCA ii (i) LA FIN DE LA S' ESCADRE LÉGÈRE Entre 8 h. 15 et 9 h. 06, la deuxième escadre légère commandée par l'amiral Gervais de Lafond sortait du port de Casablanca. Le croiseur Primauguet n'étant pas encore prêt, l'amiral avait dû se transporter sur le Milan à la fois plus proche voisin et le chef de division de la 1 I e D . C . T . I l y était arrivé vers 8 heures du matin et c'est alors qu'il donna verbalement l'ordre d'appareiller. Les uns après les autres, tous les bâtiments disponibles s'ébran- lèrent et vinrent suivant le cas, mouiller ou stopper dans l'avant- port, dans une zone battue par les obus de 203 du Tuscaloosa et du Wichita. Successivement, ils défilèrent devant l'extrémité de l'épi nord, le Père Lenner, aumônier du Primauguet venait d'arriver en plein bombardement. Insensible au danger, le prêtre bénissait au passage les marins qui allaient mourir, et la vue de cette longue forme noire dressée sur la digue était si poignante, que les plus incroyants en furent bouleversés. Gêné dans sa manœuvre, Y Albatros sortit le dernier à 9 h. 06. C'est alors seulement que les bâtiments de la 2 e E . L . reçurent leur premier signal de route, hissé aux vergues du Milan; ligne d» file, ordre naturel des divisions, route au 60, parallèle à la côte, vitesse 18 nœuds. Il était alors 9 h. 10. (1) Voir La Revue du 15 Septembre 1950.

LA BATAILLE NAVALE DE CASABLANCA · LA BATAILLE NAVALE DE CASABLANCA ii (i) LA FIN DE LA S' ESCADRE LÉGÈRE Entre 8 h. 15 et 9 h. 06, la deuxième escadre légère commandée par

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LA BATAILLE NAVALE

DE CASABLANCA

i i (i)

LA FIN DE LA S' ESCADRE LÉGÈRE

Entre 8 h . 15 et 9 h . 06, la deux ième escadre légère c o m m a n d é e par l 'amiral Gervais de Lafond sortait du port de Casablanca. L e croiseur Primauguet n ' é t an t pas encore prê t , l 'amiral avait d û se transporter sur le Milan à la fois plus proche voisin et le chef de division de la 1 I e D . C . T . I l y était arr ivé vers 8 heures du matin et c'est alors q u ' i l donna verbalement l 'ordre d'appareiller.

Les uns après les autres, tous les bâ t iments disponibles s ' éb ran­lèrent et vinrent suivant le cas, mouiller ou stopper dans l'avant-port, dans une zone battue par les obus de 203 du Tuscaloosa et du Wichita.

Successivement, ils défilèrent devant l ' ext rémité de l 'épi nord, o ù le Pè re Lenner , aumônie r du Primauguet venait d'arriver en plein bombardement. Insensible au danger, le p rê t r e bénissait au passage les marins qui allaient mourir , et la vue de cette longue forme noire dressée sur la digue était s i poignante, que les plus incroyants en furent bouleversés .

G ê n é dans sa m a n œ u v r e , Y Albatros sortit le dernier à 9 h . 06.

C'est alors seulement que les bâ t imen t s de la 2 e E . L . reçuren t leur premier signal de route, hissé aux vergues du Milan; ligne d » file, ordre naturel des divisions, route au 60, parallèle à la côte , vitesse 18 n œ u d s . I l était alors 9 h . 10.

(1) Voir La Revue du 15 Septembre 1950.

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D i x minutes plus tard on aperçu t l 'ennemi. D e u x croiseurs et des torpilleurs dans le 20. Gervais de Lafond hissa le signal de formation de combat qui plaçait la 2 e E . L . en ordre de divisions, la ligne des chefs de division orientée perpendiculairement à la direction d u but. A l ' intérieur de chaque groupe, les bâ t iments devaient t héo r iquemen t m a n œ u v r e r tout à la fois pour maintenir la formation, mais, en fait, ils ne s 'écar tèrent pratiquement pas de la ligne de file. D e la sorte, l'escadre française se présentai t au combat sur trois lignes parallèles légèrement inclinées sur la côte , avec en tê te , la 11 e D . C . T . Milan, Albatros, plus au large et u n peu sur l 'arr ière , la 5 e D . T . Brestois, Boulonnais, et enfin la 2 e D . T . Fougueux, Frondeur, VAlcyon. Cette formation fut prise sous u n mitraillage aérien d'une rare violence, principalement concen t ré sur les chefs de divisions.

E n quelques minutes les avions de chasse Wildcat remontant par l 'arr ière la ligne des torpilleurs de la 2 e escadre légère les criblent successivement de coups de canon et de rafales de mitrai l ­leuses. A u c u n n'est épargné . Sur le Brestois la D . C . A . est hors de service. L'officier en second est blessé, la T . S. F . inutilisable. Sur le Fougueux le P . C . trans. est hors de service. L e chef de timonnerie est t ué , l'officier de m a n œ u v r e et l'officier canonnier sont blessés. U n e voie d'eau se déclare dans la soute à douilles. Sur le Boulonnais, le capitaine de corvette Martinant de P réneu f mortellement blessé, doit remettre le commandement au lieute­nant de vaisseau Chazereau son second. I l va demeurer couché sur u n caillebotis pendant toute la bataille, refusant de se laisser

«évacuer . T o u t l'armement du té lépointeur a été victime de la m ê m e attaque. L e pointeur en direction est tué . L e té lémétr is te est blessé. L'officier de tir, L . V . de Lannurien, gr ièvement atteint restera jusqu'au bout à son poste, pour aider de ses conseil l ' E . V . Besançon appe lé pour le remplacer, du poste central que le ma î t r e commis Chever dirigera jusqu ' à la fin. L'officier canonnier de l'Albatros a la jambe fracassée. Sur le Milan, personne n'est indemne, sauf l'officier de transmissions et le commandant qui , j u c h é sur la passerelle supér ieure , a v u successivement tomber tout le monde autour de l u i . L e canonnier ( L . V . Hurb in ) est blessé quelques minutes après le d é b u t de l'engagement et doit céder son poste au propre chef d'Etat-major de l 'amiral Gervais de Lafond. Ce deux ième directeur de t ir va ê t re mis hors de combat presque aussitôt . U n enseigne le remplace, assisté par le

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second-maî t re té lémétr is te blessé lu i -même. L a précision ne gagnera rien à tous ces changements, et l 'amiral touché lu i aussi va se trouver dans l ' impossibil i té de transmettre ses ordres car tous les timoniers sont blessés et q u ' i l n 'y a plus de T . S. F . A deux reprises, sur la passerelle inférieure, on a d û faire monter des renforts pour la m a n œ u v r e des signaux, et plus d'une fois le commandant du Milan, cherchant à passer ses ordres à l 'abri de navigation, s'est t rouvé sans personne au bout de son porte-voix. Les blessés s'accumulent à l'infirmerie où le médec in de 2 e classe Leclère , atteint l u i -même à la tê te , suffit à peine à les panser.

Par contre, le seul dommage matér ie l sérieux de cette pre­m i è r e phase de la bataille, est la rupture du circuit d'huile de com­mande de la barre du Boulonnais. L e torpilleur a été touché alors q u ' i l venait à peine de dépasser l ' ex t rémité de la grande jetée. G ê n é pour m a n œ u v r e r par la présence de ses camarades, i l vient en grand sur la droite et doit changer ses commandes, stopper, remettre en route. Bref, i l ne ralliera le gros de la formation qu'au moment o ù celle-ci se replie pour la p remiè re fois pour se porter au-devant du Primauguet enfin p r ê t à sortir du port, et tenter d'attirer l ' en­nemi sous le feu du Jean-Ban et des batteries de côte. I l est alors 9 h. 50. Entre temps se place le premier engagement au canon entre la 2 e E . L . et les forces américaines , qui nous vaudra u n coup au but sur u n torpilleur américain sans dégâts majeurs de notre côté . M a i s les pertes vont commencer.

A la t ê te de la 2 e D . T . le Fougueux, jusqu'alors avait é té constamment pris à partie. Plusieurs gerbes l'avaient encadré à moins de cinquante mè t r e s . Brusquement, à 10 h . 40, i l disparut dans les gerbes au mil ieu d 'un fracas effroyable. U n e pleine salve venait de s'abattre sur l'avant, mettant le feu à la passerelle. Presque i m m é d i a t e m e n t le torpilleur piqua du nez, s 'enfonçant dans l 'eau ju squ ' à la plage avant. Les chaufferies furent envahies, et tout l ' équipage dut se masser sur l 'arrière tandis qu'on mettait à l'eau la vedette et la baleinière pour y transborder les blessés, et les radeaux pour les valides. L e Frondeur avait d û déboi te r pour ne pas aborder son chef de division. Lo r squ ' i l l 'élongea, p rê t à l u i porter assistance, Sticca fit signe à Begouen-Demeaux de continuer sa route. Ses canons tiraient encore et t i rèrent j u squ ' à l a fin.

A 10 h. 55, i l fallut précipi ter l 'évacuation. Quelques minutes

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plus tard, le Fougueux s'engloutissait à cinq milles et demi dans le nord de Casablanca.

C'est alors que la 2 e E . L . allait subir les plus graves dommages. Tandis que les survivants du Fougueux se débat ta ient à la

surface des flots, le Primauguet était durement engagé contre le Brooklyn et YAugusta. A 10 h . 40, le Frondeur fut m a n q u é de peu par une salve de 203 dont deux obus éclatèrent le long du bord, crevant la coque de leurs éclats, tuant sur la passerelle de tir, l'officier canonnier L . V . K r i e n et dans le poste central l ' un des servants. Toutes les transmissions d'artillerie se t rouvèren t coupées . L a barre tomba en avarie, ce qui , pour quelques instants, éloigna le Frondeur de la ligne.

Vers 11 heures le Milan fut frôlé par des gerbes de m ê m e calibre. A 11 h . 15, le Primauguet reçut son premier impact, un obus de croiseur, qu i fit peu de dégâts matér iels , mais, par contre, plusieurs blessés. Presque au m ê m e instant, le Milan disparut dans une immense gerbe verte. A u c u n choc ne fut pe r çu sur la passerelle. L e commandant Costet crut d'abord que son navire avait une fois encore échappé . Mais de l 'abri de navigation on lu i signala b ien tô t que l'incendie faisait rage dans la chambre à cartes. « Q u ' o n l 'éteigne » fut sa réact ion immédia te . I l en était bien question. E n fait, c 'était la soute à artifices qui flambait à l 'étage de dessous, a l lumée par quelque balle incendiaire. Tous les collecteurs d'incendie avaient été crevés par le mitraillage des Wildcats. Sous l 'aileron tr ibord de la passerelle, était creusée une grande b rèche causée par l 'arrivée d 'un projectile de 406 qui s'en était allé à travers le poste des seconds-maît res et la coursive équipage éclater dans le poste" I I en crevant la coque de ses éclats dont l ' un péné t ra jusqu'au compartiment de choc. O n en retira u l t é r i eu remen t les plus gros débris qui permirent d'identifier le calibre.

C'étai t le commencement de la fin. Déjà , sur le Milan, on comptait trente et un morts et soixante-

dix blessés. L ' inf irmerie était anéant ie , Leclère tué . L a moit ié des servants de pièces étaient hors de combat. L ' incendie faisait rage. I l fallut évacuer la passerelle et stopper vent arr ière pour éviter que le feu ne propageât vers le reste du bâ t iment . L e Mdan dériva lentement vers les Roches Noires. O n dut lancer toutes

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les torpilles à la mer et noyer les soutes à munitions. Comme l ' équipe de sécuri té s'essayait à atteindre les commandes à distance du noyage des soutes avant, elle fut refoulée par les explosions des munitions qui brûla ient dans les parcs. L ' ingénieur mécanic ien qu i la dirigeait fut gr ièvement brû lé . U n maî t re électricien eut l 'épaule arrachée. Tou t le bâ t imen t se couvrit de débris enf lammés et l ' équipage vint se réfugier sur la plage arr ière .

Ma i s quelques blessés se trouvaient dans une situation parti­cul iè rement critique, ceux que le docteur Leclère avait installé dans le poste d 'équipage faute de place dans son infirmerie et qui se trouvaient b loqués par l 'incendie. O n ne pouvait accéder jusqu 'à eux par la coursive, pas plus qu'ils ne pouvaient sortir par le panneau qui donne sur la plage avant, b loqué de l ' in tér ieur comme i l est normal au combat.

Deux nageurs de l ' équipe de water-polo, le quar t i e r -maî t re Querherno et le matelot Prob, s'offrirent spon tanémen t pour aller au secours de leurs camarades. Après s 'être mis à l'eau sur l 'arr ière , ils réuss i rent à remonter sur la plage avant en s'aidant d 'un débr i s de tangon qui pendait. A u mil ieu du crép i tement des munitions qui se consumaient dans les parcs, projetant leurs éclats dans toutes les directions, les sauveteurs purent mener à bien leur mission.

Vers i l h . 45, le remorqueur Lavandou put s'approcher du Milan et le transbordement des blessés commença . L 'aviso Com­mandant Delage patrouillait dans les alentours. L ' ami ra l Gervais de Lafond s'y transporta pour se faire conduire à bord du Pri-mauguet. Son chef d'Etat-major, commandant Levacher, devait mourir à l 'hôpital . Ce lu i de la 11 e D . C . T . le capitaine de corvette Poncet avait le poumon traversé d'une balle. Deux officiers, des dizaines de marins tués ou disparus. U n bien plus grand nombre encore de blessés. . . L ' incendie gagnait malgré tous les efforts. I l fallut bien se rendre compte que l 'on ne parviendrait pas à l 'é teindre. A 14 h . 46, le Milan échoua à la plage, après avoir évité de justesse une bombe dest inée au Primauguet.

*

Tandis que se réglait le sort du Milan, le croiseur n'avait cessé de faire face aux canons et aux bombardiers ennemis qui revenaient sans cesse à l'attaque. A 11 h . 45, une bombe de gros

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talibre tomba sur le té lépointeur arr ière, tuant ou blessant mor­cellement six ou sept hommes. U n quart d'heure plus tard, une deux ième bombe ravageait le bureau de la machine. D e nouveaux tués . U n e foule de blessés et de brûlés envahit l 'infirmerie et les postes de secours. L e croiseur dut faire demi-tour, sans cesser pour cela de tirer. Les derniers torpilleurs s 'essayèrent à le pro­téger de leur fumée.

I l était environ mid i lorsque le Primauguet vint mouiller à l 'extérieur de la jetée des Phosphates. Les América ins estiment qu'ils l'avaient à ce moment, t ouché cinq fois sous la flottaison. Ses avaries étaient encore loin d 'ê t re définitives, mais i l avait déjà plusieurs morts et cinquante-neuf blessés.

*

A u moment de la fin du Fougueux, soit approximativement vers i l heures, la 5 e D . T . était repartie à l'attaque sous les ordres du L . V . Chazereau.

Comme on le sait déjà, Gervais de Lafond ne pouvait plus passer ses ordres. Les chefs de divisions manœuvra ien t i n d é ­pendamment. O r , le C . F . Mar i an i commandant le Brestois et la 5 e D . T . venait d 'ê t re blessé. Son second F e r t é gisait le genou ouvert. L e canonnier, L . V . Javault, demeura à son poste de direc­tion de tir, laissant la direction du b â t i m e n t au lieutenant de Vaisseau Caubet, officier de transmissions, et celui-ci informa le Boulonnais de cette situation, en lu i signalant par projecteur à 10 h . 50 : « Vous prenez le commandement de la division. '»

A ce moment, l'escadre Giffen s 'écarte à nouveau dans l'ouest et s 'éloigne de plus en plus de la zone des transports. E l le en sera à 30 milles vers 11 h . 30. Les torpilleurs français ne vont plus avoir devant eux pendant un certain temps, que les croiseurs Augusta et Brooklyn, et les torpilleurs Wilkes et Bristol. C'est déjà plus qu ' i l n'en faut.

Les bombes continuent à tomber sur le port et ses abords. A deux milles au sud du Boulonnais, le Primauguet et le reste de la 2 e E . L . sont engagés avec les croiseurs et l 'aviation américaine. Estimant qu ' i l se trouve dans une véri table souricière, Chazereau décide de mener la 5 e D . T . à l'attaque des grands bâ t iments ennemis au canon et à la torpille, afin de leur infliger avant de

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mourir , le maximum de dommages possibles, et de dégager peut-ê t re le reste de la 2 e escadre légère.

Mettant dé l ibérément le cap sur la ligne des croiseurs a m é r i ­cains, i l fait donc hisser à mi-drisse, le pavillon du code qu i signifie : « Se p répa re r à attaquer à la torpille. »

Toutes les chaudières en pression, le Boulonnais et le Brestois filaient maintenant 26 à 28 n œ u d s . S i rapide avait été la m o n t é e en allure que la cheminée arr ière du Brestois était incandescente. L e s deux torpilleurs se faufilaient entre les gerbes qu i partout s 'élevaient devant eux. Cap au nord-est, relevant l 'ennemi par b â b o r d , 50 0 , la 5 e D . T . se rapprochait rapidement : 19.000 mètres> 18.000, 17.000. A 16.500, l 'artillerie ouvrit le feu...

A u m ê m e instant, deux projectiles américains vinrent atterir sur le Boutonnais, dont l ' u n se nicha dans le vase clos de la chau­dière 1 à laquelle i l mi t bas les feux après avoir enlevé la t ê te d 'un matelot. L 'autre explosa dans la rue de chauffe n ° 2, tuant l ' ingénieur mécanicien Teyssandier et l ' un de ses seconds-maî t res .

L e Boulonnais se couvrit de fumée et continua sa route. I l tirait tout ce qu ' i l savait. Déjà l ' on avait observé plusieurs coups encadrant. O n crut m ê m e voir exploser un projectile sur le Brooklyn. O n allait arriver à por tée de lancement. Chazereau voulut attendre ' douze mil le mè t res . L e té lémétr is te a n n o n ç a 11.800. I l donna aussi tôt l 'ordre de mettre le signal à bloc et de lancer imméd ia t emen t .

M a i s cet ordre ne put ê t re exécuté. Car , à ce m ê m e instant, ar r ivèrent tout à la fois, c inq obus

de calibre moyen, qu i t o m b è r e n t sur le Boulonnais, dans un mélange de flammes, de fumée et de trombes d'eau verte. C 'é ta i t une pleine salve du Brooklyn. I l était alors 11 h . 12.

L e premier coup traversa l 'infirmerie pour aller éclater dans la soute à munitions de la pièce I I , c réant à la fois u n incendie et une voie d'eau. Cel le-c i éteignit celui-là. For t heureusement du reste, car la vanne M o r i n qui commandait le noyage de la soute avait é té volatilisée. Deux hommes sortirent miraculeusement de ce compartiment.

Dans la machine avant, le t rois ième obus avait coupé le co l ­lecteur I et la vapeur se répandi t , chassant les mécanic iens sur le pont. D e la machine arr ière , on vit sortir le matelot mécanic ien Quivoron, le ventre ouvert, les boyaux à demi sortis, qui pourtant

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trouva la force de se t ra îner jusque sur le pont pour préveni r que le 4 e obus venait de tomber sur la face avant de la turbine, c réant une voie d'eau par laquelle la machine se remplit rapide­ment. Enf in , le c inqu ième et dernier, traversa les appartements du commandant, créant une voie d'eau à l 'arr ière.

Ces cinq impacts, — sept en comptant les deux qu i les avait p récédés de quelques minutes, — avaient dé t e rminé de telles avaries qu ' i l ne demeurait aucune chance de sauver le bâ t iment . Ce lu i -c i pri t d'ailleurs tout de suite, une gîte de 5 0 sur bâbord , et l'enseigne de vaisseau Lefebvre, envoyé inspecter les dégâts , ne put après sa ronde laisser aucun espoir. Chazereau décida d ' évacuer les blessés. Tou t le personnel valide fut rassemblé autour des pièces I I et I I I qu i pouvaient encore tirer. O n mi t à l 'eau les embarcations. L e youyou avait é t é ' r édu i t en miettes. L a baleinière fuyait. O n put Fé tancher approximativement et y embarquer les blessés légers. Dans la vedette à moteur, on avait descendu le commandant de P r é n e u f qui , bien qu'agonisant, reprit connaissance au moment qu 'on le transportait, protestant q u ' i l voulait demeurer à son poste. O n emmena de Lannur ien avec sa jambe fracassée, et bien d'autres encore, le matelot électricien Aragon, la poitrine t raversée de part en part par u n éclat, Quivoron, le ventre ouvert... Les pièces tiraient toujours.

U n hu i t i ème projectile vint alors écorner l 'arr ière de la pas­serelle, u n neuv ième atterrit sur le roof d ' o ù l'enseigne de vaisseau Besançon dirigeait l 'évacuat ion, arrachant à ce dernier une main et trois doigts de l'autre. L a gî te avait pris des proportions impor­tantes. I l était temps de faire partir tout le monde.

C'est à ce moment qu'une immense gerbe vint retourner la vedette. D e P r é n e u f coula à pic . Les autres ne furent sauvés q u ' à grand peine par le canot à moteur déjà surchargé .

O n fit la ronde du bord. L e ma î t r e mécanic ien Bodé ré termina à la nage, celle de la machine. I l ne resta b ien tô t plus sur l 'épave

; presque en t iè rement couchée sur bâbo rd , que Lefebvre, Bazin et Chazereau. Les deux premiers r e ç u r e n t l 'ordre de se jeter à la mer. L e t rois ième s 'apprê ta i t à en faire autant, lorsque son regard tomba sur u n malheureux mécanic ien qu i gisait le c râne ouvert et que tout le monde croyait mort. L e blessé reprit un instant ses esprits. Chazereau pour tenter de le sauver l u i amarra deux cein­tures de sauvetage sur le corps, puis i l le fit glisser à la mer où les embarcations le repéchèrent .

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A 12 h . 07, l 'épave du Boulonnais s 'enfonça sous les pieds du lieutenant de vaisseau Chazereau, engloutissant avec elle une douzaine de tués . L e t ir américain ne s 'arrêta que lorsque le Brestois qu i tentait d'assister ses camarades, se fut retiré de la scène.

D u poste de projecteur s i tué en bordure de la plage, les hommes de la batterie d 'A ïn Sebaa avaient assisté impuissants à l'agonie d u Boulonnais. Parmi eux, un aviateur américain qu'on venait de faire prisonnier. « War is crazy » fit-il à mi-voix.

L e Boulonnais avait coulé à 4 milles dans le nord-est de Casa­blanca. L e canot à moteur t ra îné par deux avirons, avec à son bord ou accrochés autour de lu i , une cinquantaine de rescapés se dirigea vers le cargo Vendôme moui l lé sous Oukacha. Les autres naufragés se répar t i ren t tant bien que mal sur trois rideaux et furent ramassés à 14 h . 30 par la Servanaise, venue spon tanémen t , sous les ordres du L . V . L e F loch , officier torpilleur de la Tempête au secours de ses camarades. Quelques-uns n'avaient p u trouver place sur ces radeaux et durent nager longtemps avant d ' ê t r e recueillis. L ' u n vint faire tê te au poste de projecteur d 'A ïn -Sebaa , les deux jambes traversées par des balles de mitrailleuses. Chazereau épuisé , allait s'abandonner lorsque Bazin d 'au tor i té lu i fit prendre sa place sur le radeau. U n timonier recueilli par Y Alcyon reprit le combat jusqu'au soir.

*

Plus heureux que le Boulonnais, le Brestois, était sorti intact de ce dé luge d'acier. I l se replia vers le Primauguet, à l ' intér ieur de ce cercle de feu qui se resserrait inexorablement autour des restes de la 2 e E . L . Dans cette sorte de « ratodrome », les quatre derniers bâ t imen t s valides zigzaguaient sans but défini, tentant d ' échapper aux gerbes et cherchant l 'abri des pièces du Primauguet, comme au moment de l'orage, les poussins se pressent autour de leur m è r e . Dans u n étroi t espace de trois milles sur quatre, nos bateaux tournaient en rond, cloués par le feu inexorable des croiseurs amér ica ins , ripostant encore de leur mieux, puisque le Brooklyn reçu t un obus de c inq pouces vraisemblablement t i ré par VAlbatros. Les canonniers d ' E l Hank faisaient l 'impossible pour les soulager. Ils mirent u n coup au but sur le Wichita.

M a i s les Français ne pouvaient tenter aucune m a n œ u v r e précise. Chaque fois qu'ils s 'éloignaient du port et se rapprochaient

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de l 'ennemi, la situation devenait intenable. Ils ne trouvaient u n instant de répi t que lorsqu'ils se rapprochaient de la jetée. A 25 n œ u d s , ils allaient du Primauguet au Vendôme, puis revenaient du Vendôme au Primauguet.

A u moment où le Brestois ralliait ses camarades, le commandant de Bragelongue qui se trouvait à la tê te de la 2 e D . T . depuis la disparition du Fougueux vint spon tanémen t prendre la ligne de file der r iè re l u i . L e commandant Mar i an i — qui venait de reprendre ses forces et ses esprits — se trouva pour quelques instants à la tê te d'une division reconst i tuée de trois bâ t imen t s approximative­ment intacts.

VAlcyon et le Frondeur n'avaient encore subi aucune avarie importante. Constamment engagés au canon depuis le d é b u t de l 'action, ils n'avaient suppor t é aucun impact, sans doute parce que le feu amér ica in t rès bien g roupé s'était principalement con­cen t ré sur les chefs de division. Cette chance ne devait durer que pour Y Alcyon qui , seul au soir de la bataille, se retrouvera en état de combattre.

A 11 h . 25, le Frondeur est t o uc hé à l 'arr ière. L e bâ t imen t est comme soulevé et vibre violemment. L e compartiment des machines est envahi. M a i s les turbines continuent à tourner sous l'eau pendant une demi-heure, jusqu'au moment o ù devant la gîte qu i s'aggrave, Begouen-Demeaux doit se résigner à quitter la ligne pour mettre le cap sur l 'entrée du port où i l mouillera à 12 h . 25.

Quelques instants auparavant, au moment de l'engagement avec le « Covering Group » qui devait en t ra îner la perte du Fou­gueux et les graves avaries du Milan, Y Albatros avait é té touché pour la p remiè re fois à l'avant. U n e très violente secousse. Tro is tranches inondées . L a noria de la pièce I I en flammes. E n luttant contre l ' incendie à la tê te de son équ ipe de sécuri té , le jeune ingé­nieur mécanic ien Bravais fut mortellement atteint.

I l mourut d'une façon magnifique, « conservant jusqu 'à la fin u n sourire h é r o ï q u e et galvanisant ceux qui l'entouraient par son énergie indomptable ».

C'est u n projectile de 406 qu i venait d 'ouvrir au contre-torpil­leur une b rèche de sept mè t r e s de longueur. L e bâ t imen t tressaillit, mais continua sa route, et plusieurs fois, pendant l'heure mouve­m e n t é e qui suivit, essaya de foncer vers le large à 24 n œ u d s . Perdu dans les gerbes de 203, i l fut encore t o uc h é c inq fois, jusqu'au moment où i l se trouva contraint de faire demi tour pour se joindre

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aux derniers survivants qui tournaient comme des lions en cage. G ê n é par son rayon de giration plus grand que celui des tor­

pilleurs, Y Albatros ne put se maintenir dans la formation et remit le cap sur Fedala, Vers 12 h . 45, comme i l passait devant Oukacha, les avions l u i tombèren t dessus par tribord. U n e bombe éclata sur le groupe électrogène arr ière , tuant un grand nombre de gens, dont l ' ingénieur mécanicien d'escadre, Corre, et mettant hors de service la rue de chauffe arr ière . Une autre pénét ra dans la machine avant, provoquant de fortes ren t rées d'eau de mer. D é s e m p a r é , m e n a ç a n t de couler d 'un moment à l'autre, Y Albatros vint mouiller p rès de terre pour y attendre du secours.

I l ne reste plus que Y Alcyon et le Brestois. Celu i -c i a déjà reçu c inq ou six mauvais coups. Ma i s i l est encore m a n œ u v r a n t . Pas pour longtemps. Vers 14 h . 15, une bombe éclate le long du bord, déchi ran t une soute à mazout et dé te rminan t une bande de 15 à 20 degrés , si impressionnante, que chacun à bord s'attend à le voir chavirer. Tan t bien que mal , les mécaniciens vont essayer de corriger cette gîte. L e Brestois se t ra îne jusqu 'à l 'abri de la grande jetée où i l mouille vers 13 h . 30. I l ne survivra pas à ses avaries, car après avoir espéré pendant toute la fin de la journée , étaler les ren t rées d'eau de mer, son équipage devra l 'évacuer vers neuf heures du soir, juste avant qu ' i l ne chavire.

L e combat s 'arrêtait faute de combattants. Les navires a m é r i ­cains suspendirent le feu, les avions ren t rè ren t sur leurs porte-avions...

* * *

La bataille reprendra l'après-midi, lorsque les Américains remar­queront qu'un dernier torpilleur et deux ou trois avisos viennent de sortir du port pour aller recueillir les survivants des combats de la matinée. Croyant y voir la menace d'un retour offensif de la 2 e E. L., ils déchaîneront leurs bombardiers en piqué et leurs canons sur les débris de cette escadre qui n'en finit pas de mourir. C'est dans ces circonstances que le Primauguet sera littéralement massacré...

La journée du 9 fut plus calme à Casablanca. De durs combats continuaient à Port-Lyautey, tandis que de Fedala, les généraux Patton et Anderson se préparaient à lancer leur attaque terrestre

L A B A T A I L L E N A V A L E D E C A S A B L A N C A 445

sur le grand port marocain. Leioàn heures, la batterie de 90 marine d'Aïn-Sebaa tombe entre les mains américaines... Il ne reste plus pour barrer la route de Casablanca, qu'une poignée de marins et de tirailleurs sénégalais que les avisos L a Gracieuse et Commandant Delage s'efforcent de soutenir avec leurs mitrailleuses et leur unique canon de-100.

LE DEUXIÈME BOMBARDEMENT DU t JEAN-BART »

Entre temps la bataille avait cont inué le long du rivage. Les América ins s'infiltraient à l'usine des phosphates d ' o ù ils com­mença ien t à bombarder la batterie d'Oukacha. Cel le-ci riposta à coups de mitrailleuses puis à coups de canons. Les avisos croisaient toujours le long de la côte. Après s 'être éloigné un instant, le Commandant Delage reprit le feu vers 12 h . 30 sur les fantassins américains . L e s premiers coups, courts, t ombè ren t sur la plage. L e s obus suivants explosèrent dans l'usine. L 'aviso tira une c i n ­quantaine de coups à 1.300 ou 2.000 mèt res ; à une cadence excep­tionnellement rapide.

C'est alors que l 'on vit surgir de la direction de Fedala, u n grand croiseur précédé de quatre torpilleurs. Aler té par l 'Etat-major de Patton, l 'amiral Hewit t accourait en personne avec YAugusta pour mettre à la raison ce qu ' i l prit pour fraction impor­tante de la 2 e E . L . VEdison, le Boyle, le Tillmann et le Rowan avaient bondi en m ê m e temps que le croiseur. Us ouvrirent le feu à 12 h . 25 à une distance de 16.500 mè t res .

Submergés par ce déplo iement de forces, noyés dans les gerbes, les avisos cherchèren t à se dé rober dans un nuage de fumée art i ­ficielle. L a scène n 'é ta i t pas restée inaperçue de Casablanca. El le allait avoir des conséquences dramatiques.

M o r i s o n estime que l 'intervention de Hewit t permit aux troupes du général Anderson de surmonter la p remiè re résistance sérieuse rencont rée à Aïn-Sebaa . E n fait, l'obstacle principal , c 'es t -à-dire la 5 e batterie était déjà t ombée depuis un bon moment, lorsque, passé m i d i , les bâ t imen t s américains en t rè ren t en scène, et leur action n'eut qu'une influence secondaire sur le dé rou le ­ment des combats terrestres. E l le allait, par contre, déclencher une reprise t rès grave des opérat ions aéro-navales , en provoquant la ren t rée en action de la tourelle du Jean-Bart et le bombarde­ment consécut i f du cuirassé français.

446 L A R E V U E

C e bombardement aurait-il été évité, si comme on l 'a écri t , le Jean-Ban n'avait pas repris le feu ce mardi 10 novembre ? et s ' i l avait assisté indifférent au massacre de ces petits bateaux écrasés par les neuf pièces de 203 et les seize de 127 que YAugusta et les torpilleurs alignaient contre leurs méchan tes pétoires de 100 ?

C'est possible. M a i s ce possible est lo in d 'ê t re certain. L e matin m ê m e , la batterie d ' E l Hank avait été a t t aquée

à deux reprises par les bombardiers en p iqué . L e Jean-Ban avait réagi de toute sa D . C . A . , mais ses intentions, au mil ieu de la ma t inée , é taient on ne peut plus pacifiques. Pourtant i l y aurait eu de bien belles occasions à exploiter si les marins français avaient voulu faire le maximum de mal aux forces de d é b a r q u e m e n t américaines avant de succomber.

A des distances comprises entre 25.000 et 28.000 m è t r e s , soit encore t rès au-dessous de la por t ée maximum des pièces de 380, les té lémétr is tes du Jean-Ban avaient r epé ré et soigneu­sement « placé » une dizaine de gros cargos mouil lés devant Fedala. C 'é ta ient les transports de troupe, t rès en retard sur leur pro­gramme de déchargement , et qu 'on avait rapprochés de terre après la prise de Fedala. L 'object i f était immanquable. M a i s l ' idée ne fut m ê m e pas retenue. B ien au contraire, l ' équipage du Jean-Bart s'occupe aux besognes les plus domestiques. Après les alertes aériennes du d é b u t de la mat inée , on songe à ravitailler les cuisines en charbon. A 10 heures, le commandant Barthes a fait rappeler une bo rdée aux postes de lavage. I l veut u n bateau propre, des gens rasés , qui mangeront à heure fixe, dans des postes balayés. Seuls les armements de 380 sont à leurs postes, car tout de m ê m e , la paix n'est pas encore rétablie tout à fait. Ail leurs on s'occupe à sortir la viande de la chambre froide o ù la machine frigorifique en avarie depuis la veille n'est plus en état d'entretenir la t empéra tu re convenable.

Sur ces entrefaites, la veille signale vers m i d i et demie, l 'appa­reillage d 'un croiseur américain de Fedala. C'est YAugusta qui s'approche rapidement de la côte pour mettre fin à l 'activité du Commandant Delage et de la Gracieuse, auxquels les torpilleurs s'attaquent déjà depuis u n moment. UEdison tire sur le Delage et le Tillmann sur son matelot d 'ar r ière . C 'en serait déjà bien assez pour les deux malheureux avisos qui disparaissaient au mil ieu des gerbes. Cependant les torpilleurs américains n'ont pas encore réussi à les atteindre lorsque YAugusta vient joindre à la bagarre,

L A B A T A I L L E N A V A L E D E C A S A B L A N C A 447

le tonnerre de ses 203. Tous ces bateaux tirent fort bien et l 'un des témoins attribue à leur t rès faible dispersion le fait qu'ils n'aient pas plus rapidement atteint leur objectif.

D u port de Casablanca, les spectateurs de ce drame crurent plusieurs fois les avisos perdus. L e Bernard Jean et le Cap Couronne de la 23 e section de dragueurs spéciaux, se préc ip i tè rent brave­ment vers la sortie du port pour se porter à leur secours. L e pre­mier tomba malencontreusement en panne et dut ê t re r e m o r q u é par son sectionnaire, au plus fort de l'engagement qui allait se dérouler à ce propos.

Barthes avait fait rappeler aux postes de combat à 12 h . 30. Pour mettre de son côté le maximum de chances, son officier de t ir désirai t n 'ouvrir le feu q u ' à coup sûr. Apparemment ignorant de la résurrec t ion de la tourelle du Jean-Ban, le croiseur a m é ­ricain courait sans méfiance sur les avisos dragueurs en m ê m e temps que sur la redoutable tourelle de 380 qu ' i l croyait inoffensive.

L a té lémétr ie annonçai t des distances rapidement décroissantes : 19.000, 18.000, 17.000 mèt res . Tourai l le avait p roposé d'attendre 15.000. Ma ï s Barthes avait la main forcée. O n ne pouvait assister sans rien faire au massacre qui se préparai t . A 12 h . 38, i l donna l'ordre d 'ouvrir le feu, sitôt paré , sur le croiseur américain qui se rapprochait à une vitesse est imée de 30 nœuds .

L a p remiè re salve fut t irée par la demi-tourelle de gauche à 12 h . 41. Distance 17.000 mèt res .

I l se produisit alors un incident assez curieux. Cette p remière salve tomba beaucoup trop court, avec une

dispersion extravagante. Convaincu que l 'impact d u matin avait déréglé sa conduite de tir, l'officier canonnier ordonna pour la seconde salve un bond considérable de 1.600 mè t res qui cette fois porta beaucoup trop loin. Ce n'est q u ' à la c inqu ième salve qu ' i l se trouva enfin encadrant après avoir repris ses é léments de t ir du débu t . UAugusta fit une violente embardée et s'empanacha de fumée, ce qui semblait prouver qu'elle poussait les feux pour monter en allure.

O n eut plus tard l'explication du mystère . I l y avait sur le quai, dans la trajectoire des canons du Jean-Ban, une grue girafe qui échappai t aux yeux du directeur de tir et des pointeurs. L a pre­mière salve l'avait simplement volatilisée au passage. C'étai t insuf­fisant pour faire éclater les projectiles, mais non pour en diminuer la vitesse initiale.

448 L A R E V U E

D e son poste d'amarrage à la grande jetée, le La Grandière avait ouvert le feu à l ' imitation du cuirassé sur les torpilleurs qu i accompagnaient YAugusta. L e Simoun largua son coffre et mit en avant l 'unique machine q u ' i l avait p u remonter, pour s 'éviter sur la gauche et ouvrir son champ de tir. I l put ainsi expédier une quinzaine de projectiles à l ' intention des torpilleurs qui se p r é sen ­taient dans le nord, sur la droite du croiseur américain.

*

L a ren t rée en scène de la tourelle du Jean-Bart déclencha sur les bateaux voisins un vér i table dél ire d'enthousiasme. « E l l e tire ! » criaient les matelots en jetant leurs bonnets en l 'air. Pour les Amér ica ins se fut une surprise complè te . Alors qu'ils s'avan­çaient en toute qu i é tude , ils virent tout à coup se dessiner à la sur­face de la mer, deux larges cercles jaunes au-dessus desquels se fo rmèren t b ien tô t des gerbes d'une cinquantaine de m è t r e s de hauteur. D é t o u r n a n t son tir des avisos-dragueurs, YAugusta le reporta sur le Jean-Bart qu'elle manqua. O n observa quelques impacts sur le quai à l 'arr ière du cuirassé, puis sur la digue vers l'avant.

L a tourelle continua son t ir jusqu ' à 12 h . 50. L a sixième salve * tomba à toucher l 'é trave de YAugusta et les observateurs virent

la gerbe comme divisée en deux par le but qui amorça aussi tôt des lacets à grande vitesse d'une amplitude de 40 0 . C'est sans doute cette gerbe qui , raconte M or i s on , inonda complè temen t tous les officiers p résen t s sur la passerelle et les veilleurs des plate­formes supér ieures . Hewit t et Patton se trouvaient alors l ' un à côté de l'autre sur la passerelle de YAugusta. Us reçuren t en plein corps ces cataractes salées. L ' u n et l'autre affirmèrent à plusieurs reprises à l 'amiral Miche l ie r que jusqu ' à leur dernier jour, ils conserveraient u n vivant souvenir de la douche prise dans cet engagement contre le Jean-Bart.

Bref, l 'amiral américain n'insista pas et décrocha à toute vitesse. Les sept ième et hu i t i ème salves furent t irées respective­ment à 16.200 et 16.800 mè t re s . C'est alors que le commandant Barthes donna l'ordre de suspendre le feu et de prendre comme objectif la silhouette d 'un gros cuirassé qui venait d ' appara î t re à plus de 30.000 mè t res .

Sauvés par l 'intervention du Jean-Bart d'une destruction

L A B A T A I L L E N A V A L E D E C A S A B L A N C A 449

presque fatale, le Commandant Delage et la Gracieuse essuyèrent encore quelques mauvais coups. A 13 h . 03 un projectile tombait sous la passerelle du Delage, pulvér isant le poste Radio, dont tous les occupants furent tués , blessés ou projetés à la mer. A 13 h . 04

nouvel impact à l 'arr ière sur le pavois du canon. L e L . V . L e T o n -turier officier en second est tué . L 'aviso avait neuf morts et vingt-six blessés. I l dut rompre le combat et, protégé par un écran de fumée tendu par la Gracieuse, rentra au port à 13 h . 45.

*

Sur le Jean-Bart, on avait toutes les raisons de se méfier d'une riposte américaine. Barthes l'attendait p lu tô t de la mer, car au d é b u t de l ' après-midi , le Jean-Bart avait été survolé par des avions de reconnaissance catapul tés , qu ' i l supposa destinés à diriger le tir des' bâ t iments américains .

A 14 h . 27, p remiè re alerte. Des bombardiers survolent le port, laissant tomber leurs charges dans la passe.

A 15 h . 55, apparaissent neuf autres S. B . D . contre lesquels les 90 et les mitrailleuses ouvrent aussi tôt le feu. C'est l'escadrille Embree, se p résen tan t par l 'a r r ière , dans l'axe du bâ t iment . A 15 h . 58, le b â t i m e n t fut p ro fondémen t ébranlé. Les premières bombes américaines arrivaient au but.

L ' u n e tomba le long du bord sur une citerne accostée à b â b o r d à hauteur de la tourelle 1. U n e é n o r m e gerbe noire s'éleva dans le ciel et retomba en ruisselant sur les flancs de la tour. U n e autre défonça l'avant, légèrement à t r ibord de l'axe près du guindeau. L a t rois ième tomba sur la plage arr ière à tr ibord, un peu sur l'avant de la catapulte. Les six autres bombes ne furent pas observées du Jean-Bart. Les unes t o m b è r e n t à l'eau, d'autres sur le terre-plein Delande qu i fut par endroit l i t téra lement dis loqué.

Pendant l'attaque des bombardiers, les chasseurs mitraillaient le port. Us se présen tè ren t dans le soleil, en deux groupes succes­sifs, dont le premier tira trop bas, car ses « tracers » r icochèrent sur la coque du Jean-Bart sans faire de dégâts . L e second groupe attaqua les deux pétrol iers qui se trouvaient sur l 'arr ière du cuirassé, mais, gênés pour leur ressource par la présence du silo, les pilotes américains v isèrent cette fois beaucoup trop haut, si bien qu'aucun autre bateau ne fut t ouché dans ce coin du port. I l y eut quelques blessés sur les navires amarrés dans les autres bassins.

LA EBVTJK N* 19 3

450 L A R E V U E

Toute la Mar ine à Casablanca attendait anxieusement des nouvelles du Jean-Ban dont le sort paraissait réglé après une attaque d'une telle violence. A 16 h . 15, Barthes fit passer par signaux, le message suivant : « T r è s sonné , tout bien. »

Quelques secondes plus tard l 'incendie se manifestait dans chacune des énormes brèches de l'avant et de l 'arr ière, comme pour contredire cet optimisme. E t Barthes dut faire appel aux pompiers de la ville, qui d'ailleurs accouraient spon tanémen t .

A 16 h . 47, on signala une nouvelle escadrille de 11 appareils, puis l'escadre ennemie parut se rapprocher. L e commandant fit ramasser tout le personnel sous le pont b l indé . L a menace ne s 'é tant pas précisée on fit sortir les hommes pour reprendre la lutte contre le feu. Puis i l fallut songer à la vie matériel le . L e repas du soir avait été dé t ru i t avant que d ' ê t re d is t r ibué . O n fit appel au service des Subsistances. Entre temps, u n cargo voisin pris de pi t ié avait fait porter quelques subsides aux matelots du cuirassé , détail qu 'on retrouve pittoresquement r appor t é sur le registre chronologique de l'historiographe du combat : « 17 h . 02, M a r i n e Marchande apporte u n cochon et des œufs, B

* * •

Les dégâts étaient considérables. M o i n s cependant que ne se le figurait le lieutenant C r Embree lorsqu' i l signala plein de joie : « I l n 'y a plus de Jean-Ban. » E n principe, ils n ' in téressa ient que deux secteurs du bâ t imen t , ceux qui avaient encaissé les coups directs. M a i s ils se compliquaient en réali té du fait que le Jean-Ban avait déjà reçu l'avant-veille u n certain nombre d'impacts, et que sur ce bâ t imen t inachevé, la séparat ion entre les différents compartiments n 'é ta i t pas aussi absolue qu'elle aurait dîi l ' ê t re , notamment au niveau des points où les nappes de câbles élec­triques traversent les cloisons é tanches .

L e local du guindeau était anéant i , la plage avant soulevée. L ' incendie prenait des proportions sérieuses. M a i s les œuvres vives n'avaient pas é té atteintes, pas plus qu'elles ne l 'é taient à l ' a r r ière malgré des destructions beaucoup plus spectaculaires. Sur une longueur de plus de 30 mè t re s , toutes les superstructures y avaient été arrachées au-dessus du prolongement du pont b l i n d é inférieur . Sous l'effet du souffle, le pont de la plage arr ière avait

L A B A T A I L L E N A V A L E D E C A S A B L A N C A 451

été projeté au-dessus du pivot de la catapulte complè t emen t r e tourné . L e feu, ic i aussi, vint compliquer'les choses.

P résen t s sur les lieux dès 16 h . 22, les pompiers de Casablanca a idèrent puissamment à combattre ce premier danger. Les bateaux pompes et les remorqueurs de la direction du port res tèrent en action pendant une partie de la nuit. M a i s avant que l 'on n ' e û t maî t r i sé l 'incendie, la fumée avait chassé les occupants des machines, de l'usine électr ique arr ière . . . et l'eau montait dans certains compartiments, s'introduisant par les tunnels des arbres por te-hél ices et par les passages des câbles électr iques. C'est ainsi que le Jean-Ban, passablement alourdi, finit par s 'échouer de l 'arr ière , tout en gardant l'avant à flot, non qu ' i l fut p rê t à couler, mais tout simplement parce que, dans cette partie du port le fond ne l u i permettait pas u n tirant d'eau aussi excessif.

Son artillerie était rigoureusement intacte. Lorsque vers 18 heures les S . B . D . du Ranger reparurent avec u n nouveau charge­ment de bombes de 1.000 livres des t inées cette fois à la batterie d ' E l Hank, o ù elles ne causèrent que des dégâts insignifiants, les 90 du Jean-Ban joignirent leur voix à celle de la D . C . A . du port. Quant à la tourelle 1, elle avait miraculeusement é té épa r ­gnée .

Autant pour occuper son personnel que pour ê t re p r ê t à toute éventual i té , Tourai l le n'avait cessé, pendant tout le bombarde­ment, de faire m a n œ u v r e r au ralenti ses appareils : norias, monte-charge... et de balancer les pointages. T o u t étai t en ordre de marche une fois le séisme passé , si bien que le C . V . Barthes put signaler à 16 h . 28, « Tourel le 380 intacte, je continue. »

A u cours de la nuit le courant électr ique vint à manquer sur certains circuits, soit parce que les groupes électrogènes étaient en avaries, soit parce que les câbles étaient coupés ou les disjonc­teurs noyés . M a i s ces avaries étaient faciles à répare r et s ' i l avait fallu reprendre le feu, cette indestructible tourelle était à tout moment capable de pointer à nouveau sur l 'ennemi.

M a i s D i e u merc i ! ce 11 novembre, l 'ennemi commença i t à devenir ami. I l n'avait pas fait taire le bateau peint en jaune, mais en trois jours de combat, i l l u i avait t u é 19 hommes et fait 42 blessés qu i ne reprendraient pas de si tôt la lutte contre l 'Al lemand, i l l'avait suffisamment ab îmé , pour l ' empêcher de prendre sa place dans la guerre, et de recueillir les fruits de sa magnifique échappée de Saint-Nazaire, le 19 juin 1940.

452 L A R E V U E

L'ENTREVUE DE FED AL A

C e m ê m e 10 novembre, tandis q u ' à Casablanca se déroulaient ces événements dramatiques, l 'amiral Dar lan avait signé à Alger avec le général Clark un accord mettant fin aux hostili tés pour toute l 'Afr ique du N o r d . L 'ordre de cesser le feu mit un certain temps à toucher les chefs du Maroc . N o g u è s en eut la confirmation vers la fin de l 'après-midi , et Michel ier à neuf heures du soir. Les forces françaises reçuren t aussi tôt la consigne d'observer une attitude rigoureusement défensive, et vers le mil ieu de la nuit, cette consigne fut t ransformée en un « cesser le feu » formel.

Tandis qu'on s'empressait de diffuser l 'ordre de cessation des hosti l i tés signé par Michel ier pour le secteur de Casablanca, l 'amiral Ronarch fut chargé d'envoyer un émissaire aux A m é r i ­cains pour les mettre au courant de cette décision. L a mission aboutit heureusement, et dans le courant de la mat inée , le comman­dant de la Mar ine à Casablanca était informé que le général Patton désirai t le rencontrer aussi tôt que possible et l u i proposait u n rendez-vous pour 12 heures à Fédala .

L ' a m i r a l accepta sur le champ. Les Amér ica ins avaient bien fait les choses. Compagnie d'honneur, musique, le général Patton e n t o u r é d ' un groupe d'officier, attendait sur le perron de l 'hôte l Mi ramar o ù était installé son Quartier général , l 'arr ivée de son visiteur. L ' accue i l fut chaleureux. Après u n échange de courtoisies, le général amér ica in demanda à l 'amiral s ' i l accepterait de dé jeuner avec l u i . « Avec grand plaisir », l u i fut- i l r é p o n d u .

« E n ce cas, fit Patton, je vais préveni r l 'amiral Hewi t t qu i est encore sur YAugusta, afin qu ' i l vienne nous rejoindre. » U n moment après Hewit t arrivait accompagné par son chef d'Etat-major, le contre amiral H a l l . D ' e m b l é e , l ' a tmosphère de cette r é u n i o n fut excellente. Entre ces adversaires de trois jours d'une rude bataille, la confiance, et m ê m e une solide amit ié s 'é tabl i rent rapidement. I l devait en ê t re de m ê m e sur tous les points du ter­ritoire marocain où, sensiblement au m ê m e moment, se nouaient les contacts entre les ennemis de la veille.

L a presse américaine a fait grand cas de ce déjeuner de Fedala qu i fut filmé par les opéra teurs de c inéma et dont les photo­graphies reproduites en grand nombre, représentent les chefs

L A B A T A I L L E N A V A L E D E C A S A B L A N C A 453

français et américains réunis autour d'une m ê m e table. Miche l ie r et Pat ton commencè ren t par régler un certain nombre de ques­tions urgentes, telles que le dégagement des routes d 'accès à Casa­blanca et à Rabat encore b loquées et interdites par les troupes américaines , la l ibération des prisonniers sénégalais, le maintien des autor i tés civiles à Casablanca, e tc . .

O n attendait pour quinze heures, l 'arrivée du Rés iden t Généra l . N o g u è s arriva à l'heure dite à l 'hôtel Mi ramar , accompagné des généraux Lascroux et Lahoulle qui se joignirent à l 'amiral M i c h e ­lier. D u côté américain , Patton, le général Keyes, l 'amiral Hewit t , l 'amiral H a l l , le consul Russel Brooks, le vice-consul Culbert , le colonel W i l b u r , un second colonel et un capitaine de vaisseau.

Patton prit , pour ouvrir la séance, une attitude solennelle qu i ne l u i étai t pas habituelle. A p r è s avoir, en termes élevés, rendu hommage à la vaillance de la défense française, à l'esprit de devoir qu i l'avait an imée , i l donna communication d 'un texte de con­vention dont les clauses é ta ient passablement rigoureuses, et dont, manifestement, i l n 'é ta i t n i l'auteur n i l 'inspirateur. Dans son compte rendu à Vichy , N o g u è s la qualifiera de plus dure que la convention franco-allemande d u 25 ju in 1940. Ce projet réclamait pour l 'Armée américaine la direction et l'usage de nombreux organismes militaires et interférait dangereusement dans le fonc­tionnement de l 'administration civile. Michel ie r dé tacha une feuille de bloc-notes, y inscrivit le seul mot : inacceptable et la fit passer à N o g u è s .

T r è s habilement, le Rés iden t général refusa d'aborder la question sur le fond. I l r épond i t à Patton q u ' i l n'estimait pas opportun de discuter à Fedala une convention par t icul ière au Maroc , alors qu'au m ê m e moment, le général Eisenhower et l ' ami ­ral Dar lan se préoccupa ien t d 'é tabl i r u n modus vivendi pour toute l 'Afr ique d u N o r d .

« Poursuivant le m ê m e but, la lutte contre les puissances de l ' A x e , conclut le Rés iden t général , le M a r o c mettrait sans délai tous ses moyens à la disposition des forces américaines . » L e général rentra son projet de convention dont N o g u è s , diplomate avisé, s 'était abstenu de prendre acte.

E n fait, aucune convention écri te ne fut s ignée au Maroc . D è s l 'origine, la collaboration franco-américaine y fut totale, s incère , confiante et amicale. E l l e s 'établi t sur des bases plus avantageuses pour nous qu'en Algérie ou plus tard en Tunisie.

454 L A R E V U E

A i n s i l 'amiral Michel ier , agissant en tant que Commandant d'armes, se réserva le droit de décision et de signature pour les nombreuses réquis i t ions de terrains, logements, immeubles, c inémas, e tc . . nécessaires pour l 'é tabl issement et le fonctionnement de l ' impor­tante base américaine de Casablanca. E n aucune circonstance, ses décisions, mêmes négat ives, ne furent contestées ou discutées . Partout ailleurs en Afrique du N o r d le pouvoir de réquis i t ion appartint par contre à l 'autori té américaine , en vertu de l 'article dix des accords Darlan-Clark.

A tous ceux qui les approchèren t en cette occasion, Patton et Hewi t t firent une grande impression par la distinction de leurs caractères . L a très grande vivacité du premier nous est mainte­nant bien connue par les souvenirs du général Eisenhower. E l l e devait susciter bon nombre d'incidents au cours de la fin de la campagne contre l 'Axe . M a i s au Maroc , par son esprit élevé et sa noble générosi té i l rivalisa avec Hewit t pour nous éviter tout froissement, tout heurt à notre amour-propre national, notre fierté, ou simplement notre susceptibil i té. O n lira en annexe, la lettre q u ' i l adressait le 31 janvier 1942 à l 'amiral Michel ie r , si caractér is t ique de ses sentiments à l 'égard de la Mar ine française. Jamais les expressions de reddition ou de capitulation, de vain­queurs ou de vaincus ne furent entendues ou sous-entendues, mais seulement celles de « cesser le feu » (cease firing).

E n face des dispositions franches et sincères développées par les França i s sous l ' impulsion de Noguès et de Michel ier , cette attitude amér ica ine devait rapidement contribuer à dissiper l'orage et à faire rena î t re l 'amit ié .

VAMITIÉ RETROUVÉE

L a soirée du 10 novembre avait é té l 'une des plus dures pour le moral des défenseurs de Casablanca. L ' o n savait bien q u ' i l n ' y avait plus de résistance possible. A ï n Sebaa était t o m b é e . L e s Amér ica ins tenaient les conduites d'eau qu'ils pourraient couper quand bon leur semblerait. I l ne restait plus que de petits b â t i m e n t s de faible valeur militaire qu i se feraient couler à coup s û r s i jamais ils mettaient le nez dehors. Pourtant i l y avait des gens qu i « en voulaient » encore et des équipages réagirent v io ­lemment s'imaginant q u ' i l était question de se rendre ou de se saborder.

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L a nuit passa. A u matin, l ' on apprit que les combats é ta ient t e rminés et qu ' i l fallait s'attendre à voir d 'un moment à l'autre, les América ins entrer dans le port. L a consigne était d'interdire toute manifestation quelle qu'elle soit. Certes, mais à la condition, pensaient les équipages , qu'aucun Amér ica in en armes, ne t en tâ t de monter à leurs bords.

T o u t se passa, en fait, le plus simplement du monde. E t les détails pittoresques ne t a rdè ren t pas à dé t end re l ' a tmosphère . Vers la fin de la mat inée , on vit de curieux individus, revêtus d 'un blouson kaki, ressemblant davantage à une cotte d'ouvrier q u ' à un uniforme militaire, s'approcher timidement des quais. Ils semblaient hési ter , faisant de grands gestes auxquels on finit par comprendre qu'ils appréhenda ien t de se voir tirer dessus. C 'é ta ient les premiers dé t achemen t de la « Mil i tary-Pol ice ». E n arrivant à la cale d 'Honneur , ils longèrent u n cargo, dont brusquement la soupape de sûre té se mi t à cracher tout ce qu'elle savait. Auss i tô t , on les vit se disperser pour courir se mettre à l 'abri . Lorsqu ' i ls furent remis de cette fausse alerte, la glace c o m m e n ç a à se rompre.

L e commandant de la Mar ine au Maroc estimait qu ' i l avait fait son devoir en se défendant jusqu'au bout. Maintenant i l n 'y avait plus à regarder en arr ière . Réunissan t tous les comman­dants, i l les mi t au courant d u t é l ég ramme q u ' i l avait expédié à V i c h y pour annoncer la fin de la résis tance et leur donna lecture de la réponse d 'Auphan. Puis i l leur fit savoir, q u ' i l entendait dorénavant que-tout le monde fît taire ses rancunes ou ses senti­ments personnels, pour ne plus penser q u ' à l 'avenir.

*

L e 12 novembre à 15 h . 20, YAugusta faisait son en t rée dans le port de Casablanca. Miche l ie r avait d o n n é l 'ordre de tout mettre en œuvre pour faciliter la m a n œ u v r e et l'amarrage du navire amiral américain. O n alla j u squ ' à mettre, à sa disposition les filets pare-torpilles qu i servaient jusqu'alors à la protection du Jean-Ban.

L e lendemain matin, u n aide de camp de ramira l Hewit t se présenta i t au contre-amiral Missoffe, chef d'Etat-major de la Mar ine au Maroc , pour l u i demander avec la plus grande défé­rence quelle heure l 'amiral Miche l ie r estimerait la plus conve­nable pour sa visite au commandant en chef américain.

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Avec une égale politesse, Michel ie r fit r épondre que, « suivant les usages internationaux observés par toutes les marines, c'était au nouvel arrivant qu ' i l appartenait de faire la p remiè re visite officielle, tout par t icu l iè rement dans le cas d'une différence de grade telle que celle qui existait entre le contre-amiral Hewit t et un vice-amiral d'escadre. »

L'officier s'en alla rendre compte du résul tat de sa démarche et revint peu après , demander à quelle heure l 'amiral Miche l ie r pourrait recevoir l 'amiral Hewit t . I l l u i fut r épondu que l 'amiral français serait très heureux de recevoir son chef, à 18 heures le m ê m e jour.

Quelques instants plus tard, u n officier de l ' a rmée venait poser la m ê m e question de la part du général Patton. O n l u i pro­posa 17 heures.

A u x heures dites, une superbe compagnie de fusiliers-marins en armes, impeccables et guêt res de blanc, rendait les honneurs à l ' en t rée de l 'Amirauté . L ' ami ra l Missoffe y accueillit succes­sivement les deux officiers généraux au son de l 'hymne national amér ica in . Tous deux passèrent en revue la compagnie d'honneur et furent conduits par Missoffe au bureau de l 'amiral Michel ie r . D e part et d'autre du perron se dressaient, é t incelants , deux éno rmes obus de 406, que sur l 'ordre de Michel ie r , les marins français avaient installés là dans la journée et soigneusement b r iqués à l 'huile de l i n .

Hewi t t se montra t rès impress ionné en reconnaissant deux projectiles non éclatés du Massachussetts. Patton, avec son humour habituelle, trouva la plaisanterie excellente, et d'autant plus sans doute, que c 'étaient les camarades de la Mar ine qui en faisaient les frais.

Ce n 'é ta i t pas qu'une plaisanterie. Michel ie r revint sur la question lorsque le lendemain 14 novembre à 10 heures, i l vint rendre sa visite à Hewit t à bord de YAugusta. « S i vous le rencontrez jamais, demanda-t-il, comptez-vous couler le Tirpitz avec vos obus de 406 ? » U n peu surpris de la question, l 'Américain r épond i t affir­mativement. « E n ce cas, poursuivit Michel ier , i l sera bon d ' a t t énuer leurs défauts . U n e forte proportion n 'éclate pas, d'autres perdent au choc leur rondelle de culot et s èmen t derr ière eux la mél in i te

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pulvéru lente . Us seraient insuffisants contre des cuirassés aussi solidement construits. »

Quelques jours plus tard, une mission d ' ingénieurs d'artillerie américains débarqua i t à Casablanca avec ordre de faire transporter aux U . S. A . tous les obus de 406 non éclatés pour « investigation » et modifications éventuelles. Michel ie r n 'y voyait aucun incon­vénient , mais i l spécifia que les obus conservés à l 'Amirau té et sur le Jean-Ban ne devraient pas être rapatr iés car i l désirait les garder en souvenir de ces journées mémorab les . Les ingénieurs amér ica ins , esclaves de leurs consignes, se refusaient à cette exception. Pour en finir, Michel ie r dut aller trouver l 'amiral H a l l commandant de la base américa ine du Maroc , à qui i l remit une courte lettre exposant pour quelles raisons i l entendait garder ces projectiles. L e contenu de cette lettre fut aussi tôt t é léphoné à Washington et le P rés iden t Roosevelt fit r é p o n d r e de donner satisfaction aux désirs de l 'amiral français.

E n fait, les ingénieurs amér ica ins ayant fait valoir l ' intérêt que présenta ien t pour eux l ' un de ces projectiles qu i portait une curieuse déformat ion en spirale, on tomba d'accord pour le leur abandonner mais à la condition que l ' équipe amér ica ine qui viendrait chercher ce pesant souvenir de 1.250 kilos, en laisserait en échange u n tout semblable, en parfait état , ce qui fut fait.

Deux mois plus tard Washington faisait officiellement savoir à l 'amiral Miche l ie r q u ' à la suite de son intervention, les obus de 406 avaient é té amél iorés , leurs fusées changées , et qu'ils p r é ­sentaient désormais toutes les garanties de parfait fonctionne­ment.

A u cours de la visite de Miche l ie r à bord de YAugusta. Hewi t t remit à l 'amiral français une sorte de m é m o r a n d u m élaboré depuis longtemps par Washington, en vertu duquel la marine amér ica ine prenait possession des installations de la Mar ine française, des ports, des batteries, services, ateliers e tc . . Les navires devaient ê t r e désa rmés .

A peine l 'avait-i l parcouru que l 'amiral Michel ie r rendait le document à Hewit t , l'assurant q u ' i l voulait en ignorer le contenu, que de telles conventions seraient à présenter à l 'Allemagne lorsque les a rmées américaines auraient franchi le R h i n , mais qu'en Afrique française, i l ne correspondait nullement à la situa-

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tion. I l lui appartenait à l u i , Hewit t , commandant en chef sur place, d'en réclamer l 'annulation à ses chefs, dès lors que le con­cours français lu i était acquis sans réserve, comme i l avait déjà eu de multiples preuves.

Hewit t n'insista pas, Washington pas davantage. Tous les services maritimes français sans exception res tèrent sous comman­dement français. Navires de guerre et de commerce, conservant leur pavillon et leurs équipages français par t ic ipèrent dès lors activement à la guerre contre l 'Axe . I l ne subsista aucune trace de ce projet malencontreux. Les América ins n'eurent pas lieu de regretter cette sagesse.

*

A u soir du i l novembre, le port de Casablanca se trouvait dans u n état navrant. E n contemplant les épaves des paquebots coulés par les obus du Massachussetts, l 'amiral H a l l , chargé de prendre le commandement des bases de la marine amér ica ine en Afr ique, ne put retenir cette réflexion que l 'on aurait diablement mieux fait de laisser le cuirassé de l'autre côté de l 'Atlantique. Les opérat ions de renflouement commencè ren t aussitôt .

Que l que fût l 'é tat de ce port ce jour là, les transports en cours de décha rgemen t à Fedala auraient p u aisément trouver place à l 'abri des jetées. M a i s l 'on attendait pour le 13 u n convoi rapide qu 'on désirait recevoir directement à Casablanca. Hewit t décida de maintenir les bâ t imen t s du premier convoi à l'ancre devant Fedala.

Deux heures après cette décision, le Joseph Hewes s'engloutis­sait dans les flots avec son commandant, une partie de son é q u i ­page et 90 % de sa cargaison (20 h . 38 le 11). Quelques minutes plus tard, le pétrol ier Winooki et le torpilleur Hambleton é taient torpil lés à leur tour.

C 'é ta i t la p remiè re manifestation des sous-marins allemands qui , r ameu tés depuis 72 heures par l 'amiral Doenitz, convergeaient vers la côte marocaine de tous les points de l 'Atlantique.

T o u t était remis en question par cette irruption des sous-marins ennemis. Hewit t r éun i t de nouveau ses capitaines le 12

au matin à bord de VAugusta. O n conclut de laisser les transports à Fedala, tout en redoublant de vigilance.

C e m ê m e soir, vers 17 heures, VU. 130 approchait de Fedala. Son attention fut d'abord at t i rée par les bateaux français échoués

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sous Bouznika qu ' i l vint observer de si près , qu ' i l racla sa coque sur le fond. A 18 h . 58, i l attaqua les transports amér i ­cains. L'Edward Butledge, le Tasker H. Bliss et le Hugh L. Scott prirent chacun deux torpilles et éclatèrent en flammes. Tous les trois durent être successivement abandonnés au cours de la nuit. U n mill ier de survivants furent hébergés dans un hôtel et dans l'église de Fedala, parmi lesquels de nombreux blessés ou brûlés .

C'étai t suffisant. L e C . V . Emmet fit appareiller les derniers transports du groupe central, mais les forces alliées subirent encore une perte cette m ê m e nuit, celle du H. M. S. Hecla qui fut coulé par le U. 515 au large des détroi ts . L e 15 novembre, YElectra fut torpillée à 17 milles de Fedala alors qu'elle faisait route de Port-Lyautey sur Casablanca, et le m ê m e jour, comme on le sait déjà, les Anglais perdirent un porte-avions et deux transports qui sortaient de Gibraltar. Nous perd îmes le 16, le chalutier Poitou. L ' u n des sous-marins fut re t rouvé et coulé le 16 novembre par le Woolsey. C'était le U. 173, responsable de la p remière attaque du 11.

Pour le 13, les Français avaient déjà l ibéré douze postes d'amar­rage dans le port de Casablanca. O n renvoya en A m é r i q u e c inq transports déjà déchargés . Douze autres en t rè ren t à Casablanca.

***

L e 21 novembre, dans la cathédrale de Rabat, un service était célébré à la mémoi re des soldats et marins français et amér i ­cains t ombés à l'occasion de la bataille. D ' u n c ô t é ' d e l 'église, le général N o g u è s accompagné du Grand V i z i r . D e l'autre le général Harmon. Des dé tachements des 3 e et 9 e divisions américaines , du I e r r ég iment de chasseurs d 'Afrique et des spahis rendaient les honneurs.

Près de mille França i s , dont les deux tiers de marins, lais­sèrent leur vie pour la défense du Maroc . D u côté américain, les pertes devaient atteindre au moins la moi t ié de ce chiffre. Après de tels combats, on pouvait logiquement s'attendre à une grande réserve de part et d'autre. Les sages consignes de Michel ier por­tè rent leurs fruits. Certes, i l y eut bien quelques incidents, des poignées de main refusées, des paroles sans bienveillance... T o u t ceci s'effaça promptement. Les plus durement éprouvés ne furent pas les derniers à tendre la main à l 'ennemi de la veille. D'autres

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ne demandaient simplement q u ' à se recueillir quelques jours. « Nous sommes en deuil », expliquait l 'un d'eux en s'excusant de refuser une invitation sur YAugusta. L e m ê m e officier, trois ans plus tard, devait recevoir une distinction américaine avec une citation élogieuse et le général qui la l u i remit tint à préciser q u ' i l l'avait d e m a n d é e non seulement pour l'officier qu ' i l venait d'avoir sous ses ordres pendant la campagne de France, mais surtout pour son ancien adversaire de Casablanca. Lorsque le général Truscott prit sur les côtes de Provence, le commandement des troupes de d é b a r q u e m e n t franco-américaines, c'est son adversaire le plus farouche de Port-Lyautey, le colonel Petit, ancien com­mandant du I e r R . T . M . qui se trouvait à ses côtés comme chef de la mission militaire française de liaison.

L e 31 d écembre 1942, le général Patton écrivait à l 'amiral Miche l ie r :

« M o n cher amiral Michel ier ,

« Veuil lez me permettre de vous exprimer, à vous ainsi qu'aux courageux et loyaux officiers et hommes sous vos ordres, mes souhaits les plus sincères et les meilleurs de nouvel an.

« L ' a r m é e amér ica ine éprouve un sentiment d'intense cama­raderie et de profond respect pour les officiers et les équipages de la Mar ine française. Nos efforts combinés ne peuvent avoir d'autre résul ta t que la réalisation de notre but commun : balayer les Nazis de la surface de la terre. L ' a n n é e qui vient aura ses difficultés et ses revers, mais, ensemble, nous les surmonterons et continuerons fermement notre marche vers la victoire complè te et définitive.

« Avec mes sentiments personnels les plus cordiaux. »

I l ne s'est pas t rouvé un seul marin ou soldat américain pour reprocher aux nôt res de s 'être dé fendus ; Bien plus, i l est flagrant que leur estime fut d'autant plus vive que la résistance avait é té plus complète . . .

J A C Q U E S M O R D A L .