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CATHERINE LEFRANÇOIS LA CHANSON COUNTRY-WESTERN, 1942-1957 Un faisceau de la modernité culturelle au Québec Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l‘Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en musique pour l‘obtention du grade de Philosophiæ Doctor (Ph. D.) FACULTÉ DE MUSIQUE UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2011 © Catherine Lefrançois, 2011

LA CHANSON COUNTRY-WESTERN, 1942-1957 Un faisceau de la ... · Enfin, le country-western témoigne dune américanité certaine, assumée, et sinscrit dans le déplacement du centre

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CATHERINE LEFRANÇOIS

LA CHANSON COUNTRY-WESTERN, 1942-1957 Un faisceau de la modernité culturelle au Québec

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l‘Université Laval

dans le cadre du programme de doctorat en musique

pour l‘obtention du grade de Philosophiæ Doctor (Ph. D.)

FACULTÉ DE MUSIQUE

UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2011

© Catherine Lefrançois, 2011

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Résumé

Cette thèse explore les liens entre le country-western produit au Québec entre 1942 et 1957

et la modernité populaire. À l‘aide de l‘analyse musicale et de l‘histoire, ce travail de

recherche tente de cerner la signification culturelle du genre au moment de son émergence.

L‘histoire du country-western débute au Québec avec le soldat Roland Lebrun, qui amorce

en 1942 sa carrière sur disque. Il sera suivi de Paul Brunelle, de Marcel Martel et de Willie

Lamothe, qui enregistrent chez l‘une ou l‘autre des deux compagnies généralistes établies à

Montréal pendant les années 1940, Compo et RCA Victor. À mesure que le genre se

structure, notamment grâce à la fondation de compagnies de disques spécialisées à partir de

1958, un discours sur l‘authenticité du country-western se développe chez les artistes et

leurs observateurs. Fondée sur une valorisation a posteriori des conditions qui caractérisent

la période d‘émergence du genre, qui s‘étend de 1942 à 1957, l‘authenticité insiste sur la

continuité et la tradition. Ce discours, présent dès le milieu des années 1960, masque les

aspects les plus modernes d‘un genre qui, au moment où il émerge, n‘est pas explicitement

porteur de valeurs traditionnelles ou conservatrices. La voix country-western constitue un

premier indice de modernité. La chanson country-western québécoise des années 1940 et

1950 structure dans un cadre musical des modificateurs paralinguistiques dont les deux plus

caractéristiques, d‘un point de vue générique, sont la nasalisation et le second mode de

phonation. Véhicules de l‘expressivité vocale, ces deux modificateurs du timbre sont

coordonnés avec les paroles des chansons et avec la variation de paramètres musicaux,

technologiques et phonétiques. Ils contribuent à la construction d‘èthos spécifiques comme

la tristesse, la solitude, la plainte et l‘exubérance, et conservent dans le contexte discursif

constitué par les enregistrements la signification expressive qu‘on leur attribue dans la

parole spontanée. C‘est donc la voix parlée, quotidienne et ordinaire, qui fournit à

l‘auditeur le code culturel lui permettant d‘en interpréter la signification. En ce sens, la

chanson country-western incarne une certaine modernité populaire, redevable au code de la

langue vulgaire partagée par le plus grand nombre. La modernité du country-western est

aussi apparente dans sa popularité, qui se réalise à la fois dans son succès comme objet de

consommation et dans sa proximité avec le public qui en détermine en partie le

développement. Son recours particulier à la technologie, qui contribue à la création d‘effets

de spatialisation mais surtout à la mise en scène de l‘intimité, le rattache aussi à la

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modernité. Enfin, le country-western témoigne d‘une américanité certaine, assumée, et

s‘inscrit dans le déplacement du centre de gravité culturel, de l‘Europe vers les États-Unis,

qui marque la modernité. L‘américanité du country-western, liée à ses origines mêmes, se

renouvelle à la fin des années 1950 alors que le genre intègre le rock and roll.

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Abstract

This dissertation examines the relations between country-western music produced in

Quebec between 1942 and 1957 and the concept of popular modernity. Drawing together

musical and historical analysis, it explores the cultural significance of country-western at

the beginning of the genre. The history of country-western music in Quebec began in 1942

when Roland Lebrun recorded his first songs. Paul Brunelle, Marcel Martel and Willie

Lamothe soon followed with their own recordings in this style. These amateur singer-

songwriters started out with the Compo Company and RCA Victor, the only two record

companies who survived in Montreal during the Great Depression. With Rusticana, the first

independent label to produce country-western music in 1958, the genre began its

structuration and authenticity became a determinant value in country-western music.

Continuity is a key concept to understand what Richard Peterson (1997) has called

―fabricated authenticity‖, which is indeed exemplified in the invented tradition that

country-western created, from the 1960s onwards, on the basis of some of the conditions

that characterized the first country-western. The discourse on authenticity, however, masks

some of the more modern characteristics of the genre at the time of its birth. The country-

western singing voice is one example, as artists use a variety of paralinguistic effects like

nasalization and second mode of phonation (falsetto) in a way that can be seen as a stylized

version of speech. Presenting the same expressive functions, these variations of timbre are

coordinated with song lyrics, with musical and technological features, and with phonetic

sounds to create symbolic representations of different emotions or èthos. These aesthetics

based on everyday speech could be seen as a form of popular modernity: music for the

people made by the people, but also for commercial success. Furthermore, country-western

music used technology to create intimacy and spatialization effects. Its ―américanité‖ was

also marked and renewed when, in 1956 and 1957, country-western singers produced what

can be considered some of the first rock'n'roll records in Quebec. These very modern

features moderate the usual thesis about country-western‘s traditionalism and conservatism.

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Avant-propos et remerciements

Ce projet de recherche a vu le jour lors d‘une discussion avec Serge Lacasse sur mes

intérêts en musicologie : pratiques marginales, catégories en musique et questions relatives

aux genres musicaux, hiérarchies culturelles, analyse, etc. Le country-western est apparu

comme un objet d‘étude permettant d‘explorer toutes ces questions. C‘est Paul Cadrin qui,

lors de la présentation de mon projet de thèse qui portait à l‘origine sur la structuration du

genre country-western, a souligné l‘importance stylistique et culturelle de la voix country-

western, à laquelle tout un ensemble de connotations est rattaché. La voix est rapidement

devenue le principal objet d‘analyse de cette thèse. Ces deux professeurs exceptionnels ont

joué un rôle important dans l‘orientation de mes recherches et je les en remercie. Serge

Lacasse, mon directeur de recherche, mérite aussi toute ma reconnaissance pour m‘avoir

menée vers la musicologie, pour m‘avoir guidée avec intelligence et pour m‘avoir offert un

soutien indéfectible durant toute la durée de mes études, y compris pour mes nombreux

projets extracurriculaires. Merci infiniment à Chantal Savoie, ma codirectrice de recherche,

pour sa rigueur, pour ses encouragements et pour toutes les remises en question qui m‘ont

été des plus bénéfiques.

Merci à tous mes lecteurs et correcteurs, en particulier à Constance qui a travaillé

jusqu‘à la dernière minute et de manière minutieuse. Merci à mes frères, Alexandre et

Maxime, pour leurs conseils et leurs idées. Merci à mes chères amies et collègues, Marie-

Andrée Bergeron, Sandria P. Bouliane, Dominique Raymond et Émilie Théorêt, qui ont été

mes interlocutrices privilégiées. Mes parents Constance et Marcel ont toute ma

reconnaissance pour leur amour et leur appui inconditionnel fait de conseils, de semaines

entières de gardiennage et de bons petits plats. Enfin, cette thèse n‘aurait pu voir le jour

sans le soutien de Simon-Pierre, qui m‘a permis de rédiger dans le calme et avec

l‘assurance que tout le reste irait comme sur des roulettes. Merci, je te le revaudrai bien.

Cette thèse a été réalisée grâce au soutien financier du Conseil de recherches en sciences

humaines du Canada.

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Table des matières Résumé ..................................................................................................................................... i Abstract .................................................................................................................................... i Avant-propos et remerciements ............................................................................................. ii Table des matières ................................................................................................................ iii Liste des tableaux .................................................................................................................... v Liste des figures ..................................................................................................................... vi Liste des abréviations ........................................................................................................... vii Introduction ............................................................................................................................. 1

0.1 Présentation ................................................................................................................ 1 0.2 État de la question ...................................................................................................... 2

0.2.1 Le country et le country-western ........................................................................ 2 0.2.2 La voix chantée ................................................................................................. 11 0.2.3 La modernité culturelle ..................................................................................... 13 0.2.4 Conclusion ........................................................................................................ 16

0.3 Problématique et objectifs ....................................................................................... 17 0.3.1 Problématique ................................................................................................... 17 0.3.2 Objectifs généraux ............................................................................................ 18 0.3.3 Objectifs spécifiques ......................................................................................... 19

0.4 Cadre théorique et méthodologie ............................................................................. 20 0.4.1 Cadre théorique ................................................................................................. 20 0.4.2 Concepts et terminologie .................................................................................. 21 0.4.3 Corpus ............................................................................................................... 25 0.4.4 Analyse des œuvres .......................................................................................... 28 0.4.5 Dimension historique ........................................................................................ 32

0.5 Présentation des parties de la thèse .......................................................................... 33 Chapitre 1 L‘authenticité country-western ........................................................................ 34

1.1 Introduction .............................................................................................................. 34 1.2 L‘authenticité country selon Peterson ...................................................................... 35 1.3 La constitution du genre country-western au Québec ............................................. 40 1.4 L‘authenticité country-western ................................................................................ 50

1.4.1 Mise en scène de la vie personnelle des artistes ............................................... 51 1.4.2 Proximité entre les artistes et le public ............................................................. 52 1.4.3 Discours sur la sincérité et la simplicité ........................................................... 55 1.4.4 Traditions musicales et familiales ..................................................................... 57

1.5 Les sources ............................................................................................................... 62 1.5.1 Parcours individuels .......................................................................................... 62 1.5.2 La personnalisation ........................................................................................... 65 1.5.3 Les amateurs ..................................................................................................... 66 1.5.4 Le folklore et la tradition .................................................................................. 69

1.6 L‘authenticité : un gage de continuité ...................................................................... 71 1.7 Sommaire ................................................................................................................. 75

Chapitre 2 La nasalisation .................................................................................................. 77 2.1 Introduction .............................................................................................................. 77 2.2 Terminologie, production et traits acoustiques ........................................................ 78 2.3 Fonctions expressives et connotations ..................................................................... 82

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iv

2.4 La nasalisation dans le corpus ................................................................................. 84 2.4.1 Méthodologie .................................................................................................... 85 2.4.2 Analyses ............................................................................................................ 86

2.5 Sommaire ............................................................................................................... 101 Chapitre 3 Le second mode de phonation et la cassure vocale ........................................ 103

3.1 Introduction ............................................................................................................ 103 3.2 Terminologie et production ................................................................................... 104

3.2.1 Registres résonantiels, registres laryngés et modes de phonation .................. 104 3.2.2 Modes de phonation et passage : production et traits acoustiques ................. 111

3.3 Fonctions expressives et connotations ................................................................... 117 3.4 Le second mode de phonation et la cassure vocale dans le corpus ........................ 123

3.4.1 Le yodel .......................................................................................................... 126 3.4.2 L‘ornementation .............................................................................................. 167 3.4.3 Les mélodies en second mode de phonation ................................................... 187

3.5 Sommaire ............................................................................................................... 189 Chapitre 4 La modernité populaire du country-western .................................................. 191

4.1 Introduction ............................................................................................................ 191 4.2 La modernité : quelques notions ............................................................................ 194

4.2.1 Modernisation, modernité et modernisme ...................................................... 194 4.2.2 La modernité populaire ................................................................................... 200

4.3 Un genre populaire ................................................................................................. 202 4.3.1 Le succès du soldat Lebrun ............................................................................. 203 4.3.2 Le disque ......................................................................................................... 211 4.3.3 La scène .......................................................................................................... 218 4.3.4 La radio ........................................................................................................... 223 4.3.5 Les goûts du public ......................................................................................... 227 4.3.6 Conclusion ...................................................................................................... 232

4.4 Technologie et discours phonographique .............................................................. 233 4.4.1 Intimité ............................................................................................................ 234 4.4.2 Spatialisation ................................................................................................... 244 4.4.3 Conclusion ...................................................................................................... 247

4.5 L‘américanité du country-western ......................................................................... 249 4.5.1 Une américanité locale et adaptée .................................................................. 250 4.5.2 Le country-western et le rock and roll ............................................................ 257 4.5.3 Conclusion ...................................................................................................... 269

4.6 Sommaire ............................................................................................................... 269 Conclusion .......................................................................................................................... 272 Annexe 1 Liste des extraits sonores .................................................................................... 279

Chapitre 2 : La nasalisation ............................................................................................ 279 Chapitre 3 : Le second mode de phonation et la cassure vocale ..................................... 281 Chapitre 4 : La modernité populaire du country-western ............................................... 285

Références ........................................................................................................................... 287 Journaux et revues dépouillés ......................................................................................... 287 Bibliographie .................................................................................................................. 287 Médiagraphie .................................................................................................................. 301

Enregistrements sonores analysés ............................................................................... 301 Films ........................................................................................................................... 304

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Liste des tableaux

Tableau 1 Enregistrements du corpus comportant du yodel………………………...138

Tableau 2 Répartition des caractéristiques musico-textuelles et textuelles des chansons

comportant du yodel……………………………………………………...139

Tableau 3 Chansons exubérantes, champs sémantiques………………..…….…141-142

Tableau 4 Tempo des chansons comportant du yodel………….....………….………144

Tableau 5 Durée de la première phase de la cassure vocale, yodel rapide …………..175

Tableau 6 Durée de la première phase de la cassure vocale entre deux notes tenues..175

Tableau 7 Durée du passage ornemental au second mode de phonation…………….176

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Liste des figures

Figure 1 Publicité pour L.N. Messier, manteaux pour femme de style militaire. La

Patrie 15 février 1942 : 63. BAnQ………………………………………..209

Figure 2 Bande dessinée La vie courante : « Comment perdre ses amis ». La Patrie 15

mars 1942 : 28. BAnQ…………………………………………………….210

Figure 3 Proposition de services pour la Troupe des soirées du bon vieux temps.

Archives de Saint-Hyacinthe. Avant 1951. ………………………………222

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Liste des abréviations

BAnQ Bibliothèque et Archives nationales du Québec

CRTC Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes

LPPUL Laboratoire de phonétique et phonologie de l‘Université Laval

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Introduction

0.1 Présentation La chanson country-western occupe une place particulière dans l‘univers culturel

québécois. À la fois objet de honte et de fascination, elle suscite périodiquement un intérêt

curieux dans les médias, où elle est le plus souvent traitée comme un phénomène culturel

marginal; ses adeptes et ses artistes font alors l‘objet d‘une observation de type

anthropologique visant à percer les mystères de ce qui est le plus souvent présenté comme

un « phénomène ». Par ailleurs, il circule plusieurs mythes et idées reçues sur ce genre

musical qui sont parfois contradictoires. Le country-western serait « quétaine », à la fois à

cause de ses chansons naïves et de son code vestimentaire importé des États-Unis, souvent

clinquant et sans racines historiques québécoises; le country-western serait conservateur,

moralisateur, et représenterait une vision traditionnaliste et passéiste de la société; le

country-western serait le genre musical qui vendrait le plus de phonogrammes au Québec,

bien plus que la musique populaire de grande consommation; les chanteurs country-western

chanteraient « du nez », pour autant qu‘on puisse dire qu‘ils savent chanter. Une part

importante des critiques faites envers le country-western concerne d‘ailleurs la voix de ses

interprètes et les adjectifs servant à qualifier leurs voix ont presque toujours une

connotation péjorative : on parle de « ballades pleurnichardes » (Rioux 1992 : 73), de

« jérémiades » (Taschereau 1977 : 22), et même les chanteurs se réclamant du country

utilisent un tel vocabulaire, par exemple Stephen Faulkner qui confiait à Yves Claudé que

« [l]a voix dans le country est souvent lyreuse, plaintive, monotone, nasillarde… c‘est son

identité » (Claudé 1986b : 51). La voix semble être un lieu privilégié où se croisent toutes

les représentations associées à ce genre musical, notamment en ce qui concerne la

convergence entre sa grande popularité et son déclassement. Les artistes country-western

sont eux-mêmes conscients à la fois de la condition problématique et peu légitime du genre

musical dont ils sont les représentants et du statut particulier de la voix au sein de ce genre.

C‘est ainsi que Willie Lamothe affirmait en 1965 : « On a des voix comme des manteaux

de fourrure cheap. Quand les femmes vont magasiner, elles regardent les beaux manteaux,

mais elles ne les achètent pas, elles n‘en n‘ont pas les moyens. Elles achètent des manteaux

cheap. » (Godin 1965 : 39)

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La nasalité de la voix country-western, lieu commun qui sera confirmé par

l‘analyse, n‘est sans doute pas étrangère à ces perceptions et à ces représentations. L‘usage

de la nasalisation, un effet paralinguistique en usage dans la parole spontanée et qui

possède des fonctions expressives importantes, semble relever, tout comme les paroles des

chansons country-western, d‘une stylisation du quotidien et d‘une esthétique de l‘ordinaire,

et cet usage de codes partagés par tous et issus de la langue « vulgaire » s‘inscrit dans la

conception de la modernité populaire élaborée par Elzéar Lavoie à propos de la presse et de

la radio (1986). Il peut sembler à première vue contradictoire d‘évoquer la modernité à

propos du country-western. Toutefois, la place centrale qu‘occupe la voix dans l‘esthétique

de ce genre musical et dans le discours portant sur celui-ci, ainsi que l‘inscription de cette

esthétique dans une conception de la modernité qui est devenue centrale dans les études

portant sur la modernité culturelle québécoise, encouragent à pousser plus loin les rapports

que pourrait entretenir le country-western avec la modernité, entre autres par le biais de la

voix.

0.2 État de la question

0.2.1 Le country et le country-western

Les études portant sur la musique country états-unienne sont très nombreuses; je ne

présenterai ici que les plus importantes, en particulier celles qui ont proposé des avancées

théoriques ayant influencé la recherche au cours des dernières années. Les études sur le

country-western au Québec sont quant à elles peu abondantes; à peu près absent des

encyclopédies et des dictionnaires musicaux québécois, ce genre a très peu attiré l‘attention

des chercheurs. Il est cependant traité succinctement dans la plupart des ouvrages généraux

portant sur la musique populaire québécoise, et quelques études spécialisées lui ont été

consacrées. La plupart des sources portent sur les interprètes et offrent principalement des

données biographiques.

0.2.1.1 Les États-Unis

On retrouve la recension quasi exhaustive des études portant sur la musique country aux

États-Unis dans l‘ouvrage de l‘historien Bill C. Malone, Country Music U.S.A. (1985 pour

la première édition, 2002 pour la seconde). La seconde édition de cette histoire de la

musique country constitue le principal ouvrage de référence sur le sujet, tant à cause de son

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imposante et très critique bibliographie commentée, qui comporte plus de 100 pages, qu‘à

cause du consensus que l‘auteur a su créer autour de la genèse du genre country. En effet, la

vaste majorité des spécialistes de la musique country affirment aujourd‘hui avec Malone

que cette tradition musicale s‘est peu à peu constituée et codifiée par le biais de la

commercialisation de la musique traditionnelle du Sud-Est des États-Unis. Ce qu‘on

désignait souvent comme la « hillbilly music » résulte de la rencontre des musiques issues

des traditions orales anglo-celtiques et afro-américaines. Au cours de la fin du XIXe siècle

et du début du XXe siècle cependant, les musiciens hillbilly ont progressivement intégré

dans leur pratique de nombreuses chansons de la Tin Pan Alley ainsi que des éléments des

musiques hawaïenne, du Tyrol, d‘Italie et d‘Europe de l‘Est, diffusées par le biais de

spectacles ambulants. Charles K. Wolfe (1978) a montré l‘importance relative de chacun de

ces répertoires dans les premiers enregistrements hillbilly ainsi que l‘influence des

réalisateurs et des compagnies de disques sur les choix stylistiques des interprètes. Wolfe a

également publié deux articles insistant sur le contexte de production des premiers

enregistrements hillbilly (Wolfe 1972; 1974), qui montrent notamment l‘importance de

Ralph Peer dans la création des premières vedettes du country et la grande diffusion de

leurs enregistrements.

L‘importance des stratégies de commercialisation des premiers enregistrements

hillbilly pour la codification de la musique country a pour sa part été montrée par le

sociologue Richard A. Peterson, qui explique dans Creating Country Music : Fabricating

Authenticity (1997) comment l‘authenticité est devenue la valeur centrale de l‘axiologie de

ce genre. L‘auteur expose notamment le processus ayant mené à la fusion entre la musique

hillbilly du Sud-Est et l‘image du cow-boy des films western hollywoodiens. Par une

analyse du discours émanant à la fois des chansons country et des instances de diffusion

(émissions de radio, publicité), Peterson montre comment le contenu de l‘« authenticité »

country a évolué pour se cristalliser autour de la persona de Hank Williams (né en 1923) à

la suite de la mort tragique du chanteur en 1953. L‘authenticité demeure aujourd‘hui le

critère à l‘aune duquel la plupart des manifestations de la musique country sont évaluées

aux États-Unis, comme le démontre l‘étude d‘Aaron Fox (2004) portant sur les relations

entre oralité, authenticité, sociabilité et pratique musicale dans la classe ouvrière états-

unienne. Fox soutient que la composition de chansons originales et l‘interprétation de

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chansons faisant partie du canon du « real country » s‘inscrit dans une culture de l‘oralité

spécifique à la classe ouvrière. L‘ensemble des pratiques propres à cette culture, dont la

chanson n‘est qu‘une manifestation parmi d‘autres, seraient aussi régulées par une

authenticité qui se manifesterait notamment par l‘esthétisation de la vie quotidienne. Fox

avance d‘autre part que si le quotidien est mis en scène dans les chansons, le langage de

tous les jours mis en œuvre dans ce qu‘il appelle le « ordinary talk » est lui-même esthétisé,

notamment par l‘emploi du discours direct qui permet par exemple d‘imiter l‘individu cité.

L‘ouvrage insiste largement sur l‘importance de la voix dans la transmission de cette

authenticité, sans toutefois offrir d‘analyses rattachées à des enregistrements précis. C‘est

justement ce que fait le musicologue David Brackett dans un chapitre de son ouvrage

Interpreting Popular Music intitulé « When You‘re Lookin‘ at Hank (You‘re Lookin‘ at

Country) » (Brackett 1995), où l‘auteur démontre l‘importance de la voix dans la

construction de l‘authenticité country à partir de l‘analyse de la chanson « Hey Good

Lookin‘ » enregistrée par Hank Williams. Faisant aussi appel à l‘analyse textuelle ainsi

qu‘à celle des changements qui affectent le country au moment où Hank Williams émerge

comme la plus grande star du genre, l‘étude de David Brackett montre comment une

analyse musicale informée par le contexte de production et de réception peut mener à une

meilleure compréhension de la signification à la fois symbolique et sociale des œuvres.

La recherche sur la musique country aux États-Unis est abondante et quelques

ouvrages consacrés à la question sont publiés chaque année. L‘étude du country, comme

celle de plusieurs genres musicaux, a été influencée par de nouveaux courants comme les

gender studies, l‘histoire des technologies et les media studies, des approches qui

s‘incarnent entre autres dans l‘ouvrage collectif Reading Country Music : Steel Guitars,

Opry Stars, and Honky-Tonk Bars (Tichi 1998). Parmi cette abondante documentation,

traversée par de nombreux courants théoriques et méthodologiques, la musicologie occupe

cependant une place marginale. Par ailleurs, si les ouvrages majeurs sur la musique country

états-unienne, en particulier ceux de Malone et de Peterson, peuvent offrir un point de

départ à l‘étude du country-western au Québec en ce qui concerne la définition de l‘objet et

de ses frontières temporelles et stylistiques, on rencontre dans ces études très peu de

références à propos du Québec et du Canada. L‘article en deux parties publié par Bob

Coltman dans la revue Old Time Music à l‘hiver 1973-1974 et au printemps 1974 constitue

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une exception notable. « Habitantbilly : French-Canadian Old-Time Music » présente les

étiquettes et les artistes canadiens-français ayant enregistré de la musique traditionnelle

dans les années 1920 et 1930. Toutefois, contrairement à la situation qui a prévalu aux

États-Unis où c‘est la musique de tradition orale qui s‘est commercialisée et qui a

lentement donné naissance au country par la création d‘un répertoire original, il ne semble

pas y avoir eu de réelle continuité au Québec entre le folklore et le country-western; cet

article apparaît donc peu utile dans la recherche des origines du country-western au

Québec. On verra toutefois dans le chapitre 1 que le country-western s‘est greffé au réseau

des musiciens de folklore et que ceux-ci ont souvent fait office de musiciens

accompagnateurs pour les chanteurs country-western.

0.2.1.2 Le Québec

Dans la présentation du Dictionnaire de la musique populaire au Québec, les auteurs

proposent une définition négative de la musique populaire à l‘aide de critères stylistiques,

et soulignent qu‘« [e]nglobant une grande variété de styles musicaux, la musique

―populaire‖ est difficile à délimiter. Nous l‘avons donc définie par tout ce qui n‘était pas

musique classique, folklorique, jazz ou country » (D‘Amours et Thérien 1992 : ix). Les

auteurs du Guide de la chanson québécoise ont eux aussi décidé d‘ignorer « la chanson

western, très répandue aussi au Québec mais mal connue » (Giroux, Havard et Lapalme

1996 : 7). Compte tenu de la grande quantité de phonogrammes country-western produits

au Québec depuis plusieurs décennies, l‘exclusion de ce répertoire de ces deux ouvrages de

référence est étonnante; les explications fournies à ce propos par les auteurs témoignent de

la relation ambiguë qu‘entretient la chanson populaire québécoise avec le country-western.

Ainsi, dans le Dictionnaire de la musique populaire au Québec, « [q]uelques artistes de

musique country et folklorique de grande renommée […] ont aussi été retenus »

(D‘Amours et Thérien 1992 : ix), la popularité de ces artistes de prime abord exclus

justifiant leur inclusion dans l‘ouvrage. Du côté du Guide de la chanson québécoise, on

admet que « la chanson western sera très souvent présente chez Michel Rivard ou Richard

Desjardins, et [que] ―Dolorès‖ de Robert Charlebois en est une parodie très réussie »

(Giroux, Havard et Lapalme 1996 : 7-8), mais la chanson western demeure exclue tout

comme « la chanson folklorique traditionnelle, issue d‘une double souche, la française et

l‘anglo-saxonne » car l‘ouvrage n‘entend pas insister sur « la cohabitation de différents

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styles (musicaux) » (7). L‘absence des artistes country-western de ces importants travaux

de synthèse cause problème puisqu‘ils constituent d‘excellents ouvrages de référence qui

auraient permis de vérifier les données tant discographiques qu‘historiques sur le country-

western présentées dans des ouvrages moins rigoureux ou plus anciens.

À l‘exception du livre de Richard Baillargeon et de Christian Côté, Destination

Ragou : Une histoire de la musique populaire au Québec (1991), qui présente les sources

diverses de la musique country-western au Québec et qui tente même de la subdiviser en

sous-genres, les ouvrages généraux sur la musique populaire au Québec consacrent très peu

de pages à la musique country-western. L‘angle de la chanson adoptée par la plupart de ces

ouvrages favorise la figure de l‘auteur-compositeur-interprète et du chansonnier, au

détriment des interprètes et des artistes ayant principalement proposé des adaptations et des

reprises. De plus, la période antérieure aux années 1950 y est pratiquement ignorée. Dans

La chanson québécoise : Miroir d’un peuple (Normand 1981), 10 pages couvrent la période

1534-1930 et 9 pages sont consacrées à Mary Travers Bolduc. Le reste de l‘ouvrage porte

sur les grands auteurs de la chanson québécoise, de Félix Leclerc à Diane Tell, et aucun

artiste country-western n‘y est présent. Quant à Guy Millière, auteur de Québec : Chant des

possibles (Millière 1978), il fait preuve d‘un certain parti pris idéologique : il affirme ainsi

que « [l]es musiciens de village eux-mêmes ne comprennent pas tous les mots du texte

qu‘ils chantent » (Millière 1978 : 19) et que si Roland Lebrun eut du succès, ce fut à cause

des « textes extrêmement simplistes [qui] purent parler à l‘auditeur », textes empreints de

« pesanteur villageoise étriquée » (28). Millière nous apprend aussi que le succès de Willie

Lamothe ne sera pas ébranlé par la Révolution tranquille, qui « ne touchera que les franges

les plus conscientes de la population » qui restera « sourde au déferlement de la poésie du

pays ou à ceux des acclimatations rock » (32). Cette seule phrase dévoile toute l‘étendue de

la méconnaissance de Millière de la carrière de Willie Lamothe, qui fut un des premiers

artistes québécois à intégrer le style rock and roll1. Exception à la règle, Bruno Roy

consacre la moitié de son Panorama de la chanson au Québec (Roy 1977) à la période

précédant les années 1950. Il se réfère cependant principalement à d‘autres ouvrages

(L‘Herbier 1974; Labbé 1977) et à des articles de journaux parus peu avant la publication

1 Avec entre autres « Rock'n'roll à cheval », chanson enregistrée en 1956 don il sera question dans le

chapitre 4 à propos des liens entre le country-western et le rock and roll.

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de son livre; en ce qui concerne la musique country-western, bien peu de nouvelles données

sont ajoutées à celles que L‘Herbier avait déjà présentées, celles-ci consistant

principalement en des opinions journalistiques et des citations d‘entrevues avec des artistes

réalisées au cours des années 1970.

La musique country-western québécoise a fait l‘objet d‘un nombre très restreint

d‘études savantes. Trois de ces études ont été publiées dans l‘ouvrage dirigé par Paul

Bleton et Richard Saint-Germain, Les hauts et les bas de l’imaginaire western dans la

culture médiatique (1997). Dans « La chevauchée ―lyrique‖ de la musique western », Roger

Chamberland retrace la trajectoire de la chanson western dans l‘espace de diffusion occupé

par la musique populaire québécoise; l‘auteur s‘attarde surtout à présenter les vagues

successives de popularité et de rejet de la chanson western au Québec au cours des

décennies 1940 à 1990 et il offre quelques hypothèses quant aux causes de ces fluctuations.

Selon Chamberland, « [c]‘est la bourgeoisie qui a créé de toutes pièces des tabous à propos

de la musique country et western (antiaméricanisme, rejet de l‘art populaire, dédain pour

les sujets triviaux, mépris pour les formes simples tant musicales que textuelles, etc.),

confinant la classe prolétaire à se refermer sur ce style » (Chamberland 1997 : 217).

L‘auteur poursuit en affirmant qu‘« [a]ujourd‘hui, cette musique a trouvé une certaine

légitimation à travers quelques vedettes ([Richard] Desjardins, [Carole] Laure) dont les

produits hybrides ont fait le pont entre le grand art et l‘art populaire » (Chamberland 1997 :

217). Le texte du sociologue Yves Claudé, « Le country-western au Québec, structures

sociales et symboliques », tente lui aussi de cerner les causes de l‘exclusion du country-

western de la culture légitime, offrant l‘hypothèse que le genre ne correspondrait pas à la

conception de la culture québécoise issue de la Révolution tranquille. Il insiste sur le fait

que, depuis les années 1960, le country-western est une culture urbaine et prolétaire, ce qui

contribue aussi à son rejet par les classes dominantes. On retrouve aussi dans cet ouvrage

un texte de Michel Ratté, « Musique country : L‘air et la chanson, tradition et apparence

esthétique », qui constitue un essai sur la phénoménologie de la réception de la musique

country. Seul Claudé tente ici de cerner les sources musicales du country-western au

Québec, mentionnant l‘apport du folklore en plus de l‘influence états-unienne. On constate

dans ces trois études une forte tendance, particulièrement chez Claudé, à présenter le

country-western comme un mode d‘expression exclusivement ouvrier et dont les

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manifestations plus légitimes relèvent nécessairement de tendances postmodernistes et

bourgeoises. Robert Giroux (1993) a aussi publié une courte étude sur la chanson country-

western québécoise, « Les deux pôles de la chanson québécoise : La chanson western et la

chanson contre-culturelle ». Après avoir comparé les modes de production et les discours

de ces deux types de chanson, Giroux affirme notamment que « [l]es publics du western et

de la nouvelle culture s‘opposeront toujours entre eux » (Giroux 1993 : 127). Selon Giroux,

alors que les artistes de la contre-culture proposent une « pratique subversive du spectacle »

(123), les artistes western sont porteurs de conservatisme et d‘une certaine stabilité, celle

des réseaux et du discours idéologique; « [c]ontrairement à la contre-culture qui veut

bousculer et changer les structures sociales, le chanteur western s‘approprie son public en le

baignant dans la tristesse de son quotidien (des ―histoires vraies‖) et le conformisme moral

coulé dans le bronze des valeurs traditionnelles et familiales » (124). Giroux interprète

l‘utilisation d‘éléments de la musique western chez des artistes comme Robert Charlebois

comme relevant de la parodie et nécessitant « une écoute plutôt raffinée et avertie, soit par

la dérision, soit par l‘effet esthétique que crée par exemple l‘union d‘une poésie de

Rimbaud avec une mélodie western », procédé associé par Giroux à un « travail de sape »

(127). Dans ces quatre études, le country-western y est avant tout traité sous l‘angle du

social et son positionnement dans le champ de la musique populaire y est défini surtout en

opposition à la chanson héritée du mouvement chansonnier. À ces études savantes s‘ajoute

une brève « thèse de baccalauréat » produite par André Carrier en 1978 qui offre peu

d‘intérêt : il s‘agit surtout, sur le plan historique, d‘une redite de ce que l‘on peut lire dans

Roy (1977) et L‘Herbier (1974). Le Département d‘études canadiennes de l‘Université

Laval a également publié une courte étude collective sur Roland Lebrun dans le premier

volume de Chanson d’hier et d’aujourd’hui : Dossier de travail (Bernier et al. 1968). On y

retrouve une biographie sommaire du chanteur sous forme de chronologie, une analyse

thématique des paroles de ses chansons et une discographie partielle.

En ce qui concerne les interprètes, les données se retrouvent le plus souvent dans

des ouvrages non spécialisés. Marcel Martel a publié son autobiographie, écrite en

collaboration avec le journaliste André Boulanger (Boulanger et Martel 1983). L‘ouvrage

comporte de nombreuses informations quant aux types de relations qu‘entretenaient les

artistes avec les compagnies de disques et quant aux réseaux de spectacles amateurs des

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années 1930 et 1940. Willie Lamothe (Bernier, Leduc et Ménard 1971) et Oscar Thiffault

(Giguère 1987) ont chacun fait l‘objet d‘un film documentaire présentant leur carrière et

leurs souvenirs, et Diane Le Serge a publié en 1975 Willie Lamothe : Trente ans de show-

business, basé sur les souvenirs du chanteur qui prend la parole à plusieurs reprises dans

l‘ouvrage; Jeannette Lamothe, qui fut l‘épouse de Willie Lamothe, a par ailleurs fait

paraître en 1991 les souvenirs de sa vie avec le chanteur dans un livre qui comporte

plusieurs informations inédites sur sa carrière. Quelques sites Internet contiennent aussi des

biographies de musiciens country québécois dont le plus important est Québec Info

Musique (www.qim.com), créé et édité par Richard Baillargeon avec Roger T. Drolet et

Michel Fournier. Le site des Disques Mérite (www.disquesmerite.com), qui se consacrent à

la réédition d‘enregistrements de musique populaire québécoise des années 1960, présente

aussi de nombreuses notices biographiques de musiciens country préparées par Richard

Baillargeon et Robert Thérien. De plus, de nombreux sites Internet créés par des

mélomanes et des collectionneurs contiennent des données discographiques difficiles à

trouver ailleurs. C‘est notamment le cas du site Biographies d’artistes québécois

(www.biographiesartistesquébécois.com), qui contient des informations inédites sur

plusieurs enregistrements country-western et qui comprend plusieurs enregistrements

numérisés ainsi que les images des pochettes de plusieurs albums originaux.

Des données sur la musique country-western au Québec se retrouvent aussi dans des

sources dispersées, de valeur inégale. Le Conseil de la radiodiffusion et des

télécommunications canadiennes a produit une très courte étude statistique sur la diffusion

de la musique country au Canada (CRTC 1986); les données concernent surtout les années

1970 et 1980, mais elles sont accompagnées d‘une introduction historique. Les

anthropologues Bernard Arcand et Serge Bouchard sont les auteurs du catalogue de

l‘exposition « Cow-boy dans l‘âme », présentée au Musée de la civilisation de Québec en

2002 (Arcand et Bouchard 2002), qui aborde surtout les représentations du cow-boy en

Amérique du Nord et ses manifestations dans la culture populaire au Québec. Le

sociologue Yves Claudé, sous le pseudonyme d‘Yves Alix, est aussi l‘auteur de deux

articles de revues non spécialisées (Claudé 1986a; 1986b) qui contiennent des citations

intéressantes recueillies chez des artistes et des producteurs country-western. Une

publication sommaire de Marie-Ève Mainville (Petite histoire de la musique country / A

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Short History of Country Music, 2005), ouvrage bilingue très court (77 pages), présente de

manière laconique les sources états-uniennes de cette musique et tente de cerner sa

présence au Québec et au Canada. L‘ouvrage comporte malheureusement de nombreuses

lacunes terminologiques ainsi que des erreurs historiques et d‘interprétation des faits. Il ne

saurait en aucun cas constituer un ouvrage de référence sur le sujet. Quelques articles

publiés dans des journaux, dans des revues non spécialisées (Godin 1965; Taschereau 1977;

Bédard 1988; Rioux 1992) et dans des revues professionnelles (Filion 1993; Houle 2003)

sont aussi à signaler.

En résumé, les dictionnaires, les encyclopédies et les ouvrages généraux consacrés à

la musique populaire au Québec font peu de place à la chanson country-western et

manifestent ouvertement leur incertitude face à la place qu‘occupe le genre au sein de la

culture québécoise. Depuis la fin des années 1970, la chanson country-western canadienne

et québécoise est d‘ailleurs produite et diffusée dans un réseau complètement indépendant

de l‘industrie de la musique populaire, réseau où l‘autoproduction et l‘autopromotion sont

prédominantes, comme le montre bien le rapport du CRTC publié en 1986; cette situation

rend très difficile la cueillette de données statistiques rigoureuses sur les artistes et leurs

productions. Aucune monographie sérieuse n‘a encore été consacrée à ce sujet, et les

informations de nature biographique sur les artistes les plus connus demeurent les données

les plus abondantes. Les quelques articles savants se penchant sur la question adoptent la

perspective de la sociologie, des études culturelles et de la philosophie, et envisagent le

country-western de manière presque exclusivement synchronique et à l‘aide de paradigmes

mis en place après les années 1960, ce qui ne permet pas d‘interpréter la signification

culturelle que pouvait avoir le country-western au moment de son émergence. Les

interprétations historiques proposées par les ouvrages cités font en général intervenir des

grands événements de l‘histoire du Québec et ne présentent aucune donnée fine sur la

musique country-western et le contexte de production des œuvres présentées. À ce jour, il

n‘existe donc aucune étude musicologique ou historique d‘importance sur la chanson

country-western québécoise, et la très grande majorité des publications insistent sur des

phénomènes postérieurs à 1960, ce qui s‘inscrit dans une lacune généralisée d‘études

portant sur la musique populaire au Québec avant les années 1950.

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0.2.2 La voix chantée

La voix est un phénomène complexe dont les diverses dimensions en font un sujet d‘étude

pour plusieurs disciplines. La voix chantée a fait l‘objet d‘approches qui s‘inscrivent tant

dans les sciences humaines sociales que dans les sciences pures, et la musicologie peut faire

appel à ces deux approches. Du côté des sciences humaines, l‘ethnomusicologue Alan

Lomax a proposé un grand modèle d‘analyse de la voix chantée appelé cantometrics et

présenté dans Folk Song Style and Culture (Lomax 1968), où il élabore une nouvelle

science du phénomène vocal ainsi qu‘une méthode de classification permettant au

chercheur de décrire avec précision toute manifestation chantée. Lomax présente un tableau

élaboré qui offre une liste de caractéristiques permettant à un chercheur de noter en détails

plusieurs aspects d‘une performance vocale donnée, que ce soit à propos de l‘exécutant

(classe sociale, genre, statut), de l‘organisation du contenu musical (mélodie accompagnée

ou non, polyphonie versus homophonie, chant individuel ou collectif, types de mélodies et

de rythmes, rôle de l‘ornementation), du contenu verbal ou des sonorités privilégiées

(registres, timbres), pour n‘en nommer que quelques-unes. Cette méthode s‘inscrit dans une

approche structuraliste et Lomax espérait, par l‘analyse de tous ces paramètres, pouvoir

établir des relations entre les esthétiques vocales et l‘organisation des sociétés qui les

produisent :

[S]ong style symbolizes and reinforces certain important aspects of social

structure in all culture. For the first time, predictable and universal

relationships have been established between the expressive and

communication processes, on the one hand, and social structures and culture

pattern, on the other. A science of social aesthetics which looks at all social

process in terms of stylistic continuity and change may now be envisaged.

(Lomax 1968 : vii)

Malgré la volonté d‘exhaustivité du système de Lomax et sa portée transculturelle, celui-ci

a eu peu d‘influence sur la musicologie. L‘usage d‘outils tirés de l‘anthropologie a

cependant inspiré d‘autres travaux portant sur la voix et souvent rattachés de près à la

linguistique, notamment ceux de Greg Urban (1988). Dans « Music and Language »

(1994), Steven Feld et Aaron Fox passent d‘ailleurs en revue les approches où convergent

anthropologie et linguistique dans l‘étude de la musique et du chant. Ils observent entre

autres que la recherche s‘est détachée d‘une perspective où la musique était considérée

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avant tout en tant qu‘objet social pour l‘envisager de plus en plus comme un objet sonore

(38), où la microanalyse et l‘acoustique prennent de plus en plus de place (42). La

contribution de la phonétique, de l‘acoustique, de la phonologie et de la phoniatrie s‘avère

en effet de plus en plus importante dans les recherches portant sur la voix, tant pour les

sciences sociales que pour la musicologie, et ce, sur trois plans. Premièrement, la phoniatrie

et la phonologie, et la recherche fondamentale qui en découle, raffinent de plus en plus les

connaissances portant sur les mécanismes de production de la voix et sur ses propriétés

acoustiques. Bien que ces approches traitent souvent les écarts par rapport à la voix modale

en termes de pathologie, certains chercheurs travaillent sur la voix chantée et se penchent

sur des paramètres utilisés dans un cadre musical. Les sujets étudiés sont le plus souvent

des chanteurs classiques et professionnels, ce qui limite, par exemple, les variations reliées

au timbre qui peuvent être prises en compte. Ces études couvrent cependant tous les types

de paramètres vocaux, notamment ceux reliés à la hauteur, à l‘intensité et à la pression, et

certaines s‘attardent à des phénomènes reliés au timbre. C‘est le cas de plusieurs études

portant sur le second mode de phonation (Lindestad et Södersten 1988; Švec et Pešak 1994;

Miller, Švec et Schutte 2002). En 1987, Johan Sundberg offrait une synthèse des

connaissances scientifiques sur la voix chantée dans The Science of the Singing Voice. Bien

que plusieurs données présentées dans cet ouvrage fassent désormais l‘objet d‘une

recherche plus poussée, il renferme plusieurs données qui n‘ont jamais été invalidées.

Deuxièmement, les études sur la voix dérivées des sciences peuvent fournir des cadres

conceptuels nouveaux qui permettent d‘aborder plusieurs styles et techniques s‘écartant des

normes relatives à la voix bien formée et au répertoire savant. C‘est le cas entre autres des

travaux de l‘acousticienne Michèle Castellengo (1991) et de ceux de l‘orthophoniste et

chanteur Bernard Roubeau (1993; 2002), qui ont notamment collaboré à une redéfinition de

la notion de registre (Roubeau, Castellengo et Henrich 2009) dont il sera amplement

question dans le chapitre 3. Les travaux de Michèle Castellengo s‘inscrivent dans une

perspective plus transculturelle et introduisent des concepts qui peuvent permettre de

contourner les jugements de valeur souvent rattachés à l‘évaluation d‘une performance

vocale. La distinction qu‘elle établit entre des pratiques vocales relevant de la continuité, de

la rupture et de l‘ornementation (1991) est particulièrement utile dans l‘étude du chant

populaire, et il en sera question dans le chapitre 3. Troisièmement, les outils de la

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phonétique et de la linguistique offrent au musicologue toute une terminologie permettant

de décrire des phénomènes reliés au timbre. La thèse de Jonathan Ross Greenberg (2008)

témoigne de cette mouvance, et le chercheur a notamment recours aux travaux du

phonéticien John Laver (1980) dans son analyse de la voix chantée pour la musique

populaire américaine. C‘est cependant l‘étude des effets paralinguistiques qui semble offrir

les perspectives les plus riches pour une musicologie de la voix, comme en témoignent les

travaux de Serge Lacasse (2006; 2009). Le chercheur montre comment les travaux de

Fernando Poyatos sur le paralangage (1993) peuvent fournir à la fois une classification et

un vocabulaire pertinents pour l‘analyse des phénomènes vocaux, et qui permettent de

désigner avec précision des variations de timbre rarement décrites avec justesse en ce qui

concerne la voix chantée. Plus important encore, le vocabulaire développé par Poyatos et

traduit par Serge Lacasse, une fois mis en relation avec la microanalyse des phénomènes

reliés au timbre, permet de mettre en évidence la richesse de ce paramètre dans la

construction des styles vocaux et de l‘expressivité populaire. Cet intérêt pour l‘expressivité

et la performance en chant touche aussi la musicologie classique comme en témoignent les

travaux de Daniel Leech-Wilkinson sur le portamento (2006) et sur l‘interprétation des

lieder de Schubert (2007).

Quelques études portant sur la voix country ou country-western relèvent de ce

nouvel intérêt pour la microanalyse et le timbre. Le chapitre de David Brackett dont il a été

question précédemment, un article publié par Timothy Wise, « Yodel Species: A Typology

of Falsetto Effects in Popular Music Vocal Styles » (2007) et une contribution à un ouvrage

collectif de John Napier, qui porte sur le second mode de phonation et qui aborde entre

autres le style vocal de Hank Williams (2004), peuvent être rattachés à cette tendance. En

dehors de la musicologie cependant, le timbre est perçu comme insaisissable, et malgré que

son importance soit reconnue dans le style et la symbolique du country (Fox 2004; Mann

2008), il ne fait l‘objet que de descriptions verbales et imprécises.

0.2.3 La modernité culturelle

Les études portant sur la modernité culturelle sont en plein essor au Québec. La publication

du collectif L’avènement de la modernité culturelle en 1986, ouvrage dirigé par Yvan

Lamonde et Esther Trépanier (1986a), a marqué un tournant dans la recherche sur la

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modernité au Québec, dont la perspective est de plus en plus nuancée. Le portrait de la

société québécoise qui prédominait jusqu‘alors, celui d‘une collectivité conservatrice et

dominée par les idéologies traditionnelles jusqu‘à la Révolution tranquille, tient de moins

en moins la route, et Kenneth McRoberts (1996) a depuis tenté de préciser les origines de

cette représentation d‘une modernité à la fois rapide et tardive au Québec, qu‘il qualifie de

mythe et que plusieurs contributions à L’avènement de la modernité culturelle ont ébranlé.

Esther Trépanier y montre notamment comment une première modernité picturale,

québécoise et canadienne, s‘est consacrée à une quête identitaire nationale se réclamant des

cultures paysannes et des territoires, ruraux et sauvages, ce qui la prédisposait peu aux

représentations du monde urbain et industriel. Au Canada, les peintres du Groupe des Sept

sont représentatifs de ce courant. Attachés à la représentation du paysage boréal, ils n‘en

mettent pas moins de l‘avant des positions esthétiques modernes telles une expressivité

subjective et le refus de l‘imitation de la nature (Trépanier 1986). La contribution d‘Elzéar

Lavoie, à laquelle la présentation de la présente thèse faisait référence, constitue quant à

elle une réflexion des plus pertinentes sur la nature d‘une modernité spécifiquement

populaire, qui s‘exprimerait à travers la langue du peuple. Lavoie aborde dans un premier

temps le rôle moderne joué par les journaux et les revues et la récupération de leurs formats

par les institutions traditionnelles, en particulier l‘Église. L‘historien aborde ensuite la place

de la modernité populaire à la radio, où l‘oralité inhérente à ce média rend la question de la

langue populaire encore plus manifeste. Lavoie montre que les forces traditionnelles

finissent par se réclamer des organes de la modernité et que ces tensions se résolvent dans

un amalgame qui offre un compromis entre les deux et qui sert notamment les intérêts du

nationalisme, à cheval entre modernité et tradition (Lavoie 1986).

En conclusion à cet ouvrage collectif, Yvan Lamonde suggère d‘explorer d‘autres

brèches par lesquelles la modernité aurait pu s‘infiltrer avant les premiers grands

mouvements intellectuels et artistiques qui en sont habituellement considérés comme les

déclencheurs. Il propose à cet égard de commencer à parler de la modernisation d‘une

société plutôt que de sa modernité, une proposition qui met avantageusement en valeur le

caractère progressif et graduel d‘un phénomène qui n‘affecte pas nécessairement tous les

champs du social simultanément (Lamonde 1986 : 299). La recherche récente tente de

réaliser ce projet. Yvan Lamonde lui-même a publié le premier tome de La modernité au

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Québec (2011) qui, pour les années 1930, expose les tensions constantes entre modernité et

tradition au sein des organisations politiques et religieuses et dans la vie intellectuelle et

artistique. Son analyse montre entre autres comment des courants modernes traversent tous

les domaines de la pensée au cours des années 1930, sans toujours dominer cependant.

C‘est un travail semblable, axé sur le régionalisme, que propose le collectif L’artiste et ses

lieux : Les régionalismes de l’entre-deux-guerres face à la modernité dirigé par Denis

Saint-Jacques (2007). Si les contributions touchent surtout à la culture légitime dans les

domaines de la littérature (Chartier; Savoie), de la peinture (Karel; Trépanier) et de la

musique (Lefebvre) entre autres, certaines s‘attardent à la relation entre régionalisme et

culture populaire. C‘est le cas du travail présenté par Anne-Marie Thiesse, qui explique

comment ce sont la modernité et l‘industrialisation, en particulier en France, qui ont créé la

« nécessité de préserver la culture populaire traditionnelle » (19). Hans-Jürgen Lüsebrink

analyse le contenu d‘almanachs canadiens-français, un type de publication populaire

souvent perçu comme opposé à la modernité. Les almanachs proposent cependant souvent,

en se portant à la défense des régions et de la « petite patrie », l‘adaptation aux pratiques

culturelles américaines et la valorisation de l‘industrialisation et de la modernité

technologique et artistique, perçues comme essentielles à la vitalité des régions. Serge

Lacasse présente un tour d‘horizon de la phonographie populaire québécoise de l‘entre-

deux-guerres. Il y trouve notamment des indices d‘appropriation de pratiques musicales

états-uniennes, notamment dans le « crooning à la québécoise » (225-227) qui « participe à

la médiatisation pour un public populaire d‘un objet culturel représentatif de la modernité

nord-américaine » (226).

Les régionalismes de l’entre-deux-guerres… est issu des travaux menés au sein de

deux équipes de recherche, soit « La vie littéraire au Québec » et « Penser l‘histoire de la

vie culturelle » (PHVC). Ce dernier, interdisciplinaire et interuniversitaire, est tout

particulièrement préoccupé par les questions reliées à la modernité touchant l‘histoire

culturelle des années 1930 et 1940. En 2009, à la suite du colloque du même nom, PHVC a

fait paraître, sous la direction d‘Yvan Lamonde et de Denis Saint-Jacques, l‘ouvrage

1937 : Un tournant culturel. Une grande variété de pratiques culturelles y sont traitées,

notamment le cinéma (Germain Lacasse), la peinture populaire (Lacroix), la caricature

(Hardy), le théâtre (Robert), la musique savante (Lefebvre) et la chanson populaire

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(Lacasse et Savoie). Certaines questions idéologiques et sociales y sont également abordées

pour l‘année 1937, dont le nationalisme (Lamonde), la langue (Larose) et la culture

ouvrière (Lévesque). Plusieurs contributions se situent à la croisée de deux champs,

notamment celle de Denis Saint-Jacques et de Marie-Josée des Rivières qui, par un travail

effectué sur la publication de Notre Américanisation, une enquête culturelle préparée par la

Revue dominicaine, présente le regard que pouvaient poser les intellectuels sur la culture

populaire. Par l‘échantillonnage d‘une seule année, cet ouvrage permet d‘aborder de

nombreux domaines culturels et trace un portrait à la fois riche et nuancé de l‘affrontement

entre modernité et tradition qui se jouait dans le Québec des années 1930, mais aussi celui

de compromis et d‘attitudes plus neutres face à ce débat dans lequel les positions les plus

tranchées apparaissent avoir été le fait de l‘élite intellectuelle.

En dehors des études québécoises, deux ouvrages méritent d‘être mentionnés pour

leur contribution à la définition d‘une modernité appartenant spécifiquement au champ

populaire. Michael T. Carroll propose, dans Popular Modernity in America : Experience,

Technology, Mythohistory (2000), une analyse de phénomènes reliés à l‘espace, aux

idéologies et aux médias dans la culture états-unienne. La notion d‘hypermédiation lui

permet notamment de dépasser la simple description de la manière dont un sujet entre en

contact avec les nouvelles technologies issues de la modernisation et de prendre en compte

la manière dont les médias, en partie à travers les idéologies qu‘ils véhiculent,

prédéterminent l‘expérience des technologies et de la modernité. Dans The Inaudible

Music : Jazz, Gender and Australian Modernity (2000), Bruce Johnson aborde lui aussi la

relation entre la technologie et la modernité, en insistant sur la manière dont le microphone

et le disque ont permis à de nouvelles voix de s‘exprimer en Australie, notamment celle des

femmes, et sur la manière dont le jazz fut un véhicule pour la construction d‘une nouvelle

identité.

0.2.4 Conclusion

Au terme de cet état de la question, trois espaces apparaissent vacants. D‘une part, le

country-western produit au Québec n‘a jamais été traité par la musicologie et n‘a d‘ailleurs

jamais fait l‘objet d‘une monographie sérieuse. Même pour le country états-unien, au sujet

duquel la recherche est abondante, la musicologie semble quasi muette. La contribution de

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David Brackett, l‘article récent de Timothy Wise cité plus haut sur le second mode de

phonation en musique populaire, qui aborde brièvement la question des styles vocaux

country, et le chapitre de John Napier qui compare les fonctions rattachées à cet effet

paralinguistique chez Hank Williams avec son usage dans d‘autres traditions musicales

constituent des exceptions éparses. Aucune étude musicologique d‘envergure n‘a été

proposée pour ce genre musical. D‘autre part, les perspectives les plus récentes sur

l‘analyse de la voix chantée, inspirées de l‘acoustique et de la phonologie, ont rarement

traité du country ou du country-western. Il faut cependant préciser que, dans son analyse de

la voix de Hank Williams, David Brackett fait appel à quelques reprises à des

spectrogrammes. Cependant, et ceci malgré que l‘importance de la voix ait été maintes fois

soulignée au sein du country et du country-western pour leur identité générique et pour leur

axiologie, une analyse de la voix country et country-western reste à faire. Enfin, la culture

populaire a été peu traitée en ce qui concerne sa contribution à l‘émergence de la modernité

culturelle au Québec. De plus, c‘est surtout de la période de grandes mutations culturelles

que constituent les années 1930 dont on a surtout esquissé le portrait et les années 1940 et

1950 ont été laissées de côté, sans doute à cause des ruptures plus connues qui y sont

advenues dans la culture savante, comme la publication du Refus global par exemple. Pour

la culture populaire et en particulier pour la musique populaire, ces décennies sont

cependant marquées par de grandes transformations qui méritent qu‘on s‘y attarde : la

guerre, la professionnalisation d‘artistes amateurs puis l‘émergence de compagnies de

disques indépendantes à la fin de la période viendront bouleverser de manière durable le

paysage musical québécois. Le country-western se situe au cœur de ces transformations.

0.3 Problématique et objectifs

0.3.1 Problématique

Au cours des années 1920, 1930 et 1940, de nombreux styles vocaux émergent, coexistent

et se succèdent au Québec dans la chanson enregistrée, phénomène qui s‘accompagne d‘un

abandon progressif des normes esthétiques propres au chant lyrique chez les interprètes

populaires. Si l‘usage des techniques vocales issues de la tradition classique perdure un

certain temps, il est concurrencé par l‘apparition d‘une version québécoise du crooning, par

la présence croissante de comédiens et d‘artistes de la radio sur disque ainsi que par

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l‘émergence de chanteurs amateurs et autodidactes dans la sphère professionnelle qui

introduisent de nouvelles manière de dire et de chanter. L‘effervescence que connaît

l‘industrie du disque dans les années 1920 est freinée par la Crise, mais la fin des années

1930, avec le début de la guerre, voit renaître une prospérité économique qui se traduit par

un retour en force du divertissement populaire, maintenant porté par la radio, les variétés et

une industrie du disque qui recommence à miser sur la nouveauté. C‘est dans ce contexte

que survient l‘émergence du genre country-western au Québec au cours des années 1940.

La voix des chanteurs country-western de cette période se distingue par l‘usage de

nombreux effets paralinguistiques affectant le timbre, dont les plus idiomatiques sont

assurément la nasalisation et le recours au second mode de phonation. Bien qu‘ils soient

stylisés et utilisés dans un cadre musical, ces effets paralinguistiques n‘en sont pas moins

issus de la parole quotidienne, qui fournit à l‘auditeur un code culturel connu permettant

d‘interpréter leur signification.

Cet usage de codes propres à la parole spontanée et communs à tous les locuteurs

d‘une langue s‘inscrit bien dans la conception de la modernité populaire développée par

Elzéar Lavoie (1986), pour qui cette modernité est redevable au code de la langue vulgaire

partagée par le plus grand nombre. Les études récentes sur la modernité culturelle suggèrent

par ailleurs que la modernité opère par brèches, qui surviennent dans le champ culturel

québécois bien avant les années 1960, et que certaines de ces ruptures proviennent des

pratiques populaires. Dans quelle mesure la chanson country-western pourrait-elle

constituer un faisceau de la modernité culturelle au moment de son émergence? La

formulation d‘une telle hypothèse exige d‘abord de poser les questions suivantes : comment

opèrent, de manière précise, les effets paralinguistiques dans la voix country-western et

quelles significations peut-on leur accorder? Quels seraient les autres aspects du genre

country-western qui pourraient être rattachés à l‘expression de la modernité?

0.3.2 Objectifs généraux

Cette thèse vise la description des conditions d‘émergence de la chanson country-western et

celle de la voix de ses interprètes. Elle s‘inscrit dans une démarche musicologique qui

combine des approches analytiques et historiques. Elle est construite autour de deux axes

de recherche et formulée autour d‘objectifs faisant toujours appel à ces deux approches

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dont le poids relatif sera variable. Un premier axe de recherche a pour objectif de démontrer

la contribution des effets paralinguistiques issus de la voix parlée à la structuration

musicale et à l‘expressivité dans le chant country-western. Bien que les performances

étudiées seront mises en contexte, les outils analytiques seront d‘une plus grande

importance dans la poursuite de cet objectif. Un second axe de recherche a pour but

d‘explorer la relation du genre country-western avec des phénomènes relevant de la

modernité. Bien que l‘analyse sera mise à contribution puisque certains traits internes aux

œuvres seront pris en compte, cet axe de recherche sera de nature avant tout historique et

relèvera en partie d‘une présentation diachronique du country-western.

0.3.3 Objectifs spécifiques

À chacun des axes de recherche correspondent des objectifs spécifiques. Afin de

comprendre précisément comment opèrent les effets paralinguistiques dans la voix country-

western, les analyses présentées dans les deux chapitres centraux de la thèse tenteront de

montrer :

1. De quelle manière et à quels moments, par rapport aux paroles et aux sections

formelles des chansons, les effets paralinguistiques ciblés sont utilisés;

2. Comment ces effets paralinguistiques sont coordonnés avec d‘autres paramètres

musicaux (hauteur, intensité), paralinguistiques et phonétiques;

3. Quelles émotions et quelles attitudes sont véhiculées par l‘usage de ces effets

paralinguistiques, en fonction à la fois de la signification qu‘ils portent dans la

parole spontanée et dans le contexte où ils sont utilisés.

Le second axe de recherche visera à explorer :

1. Quelles sont les ruptures qu‘introduit le country-western au moment de son

émergence;

2. Quels aspects du genre, relevant tant de sa production que de sa diffusion,

relèvent de phénomènes reliés à la modernité populaire;

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3. Comment le genre country-western se structure au fil du temps, et quels

éléments de continuité ou reliés à la tradition émergent parallèlement à sa

structuration.

0.4 Cadre théorique et méthodologie

0.4.1 Cadre théorique

Chacune des approches utilisées dans cette thèse relèvera de cadres théoriques spécifiques

mais opératoires, mis ensemble, dans la recherche d‘une réponse à la problématique posée.

L‘approche analytique utilisée ici s‘inscrit dans les travaux récents menés par Serge

Lacasse sur la voix chantée, et en particulier sur la phonostylistique appliquée à la musique.

Issue entre autres des travaux de Pierre Léon (2005), la notion de phonostyle fournit un

cadre théorique qui permet, selon le niveau analytique privilégié, d‘identifier des traits

vocaux rattachés à l‘expressivité (niveau microanalytique), au contenu narratif des œuvres

prises individuellement (niveau protagonistique ou opéral), au style personnel d‘un

interprète (niveau individuel) ou encore à un genre musical (niveau générique). Les

analyses présentées ici relèveront surtout du niveau microanalytique, mais tous les autres

niveaux phonostylistiques seront aussi pris en compte. Les traits phonostylistiques analysés

concerneront avant tout des variations de timbre induites par l‘usage d‘effets

paralinguistiques mais des traits relevant aussi de la gestion de la hauteur et de l‘intensité

ou de l‘articulation, par exemple, pourront aussi être considérés.

La notion de genre en musique telle que définie par le sémioticien Franco Fabbri

servira de cadre théorique pour l‘ensemble de la thèse. La réflexion menée par Fabbri sur

les catégories en musique (1982a, 1982b et 1999) l‘a mené à proposer du genre musical une

définition particulièrement opératoire dans le cadre de recherches portant à la fois sur les

aspects analytiques, sociaux et historiques de la musique, et que je souhaite reprendre ici à

mon compte. Pour Fabbri, un genre est un ensemble d‘événements musicaux dont le cours

est régi par des règles socialement établies, et qui possède une « fonction référentielle »,

c‘est-à-dire un système de valeurs hiérarchisé permettant d‘interpréter le contenu des

œuvres (Fabbri 1982b : 136). Un genre est défini par un ensemble de règles que Fabbri

regroupe en cinq catégories (1982a). Les règles formelles et techniques (1) concernent les

formes musicales et les techniques instrumentales privilégiées dans un genre, mais aussi le

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langage musical en général et ses codes ainsi que les relations texte-musique. Les règles

sémiotiques (2) sont constituées notamment des stratégies narratives et des fonctions du

discours présent dans le genre. Les règles comportementales (3) sont surtout visibles sur

scène; Fabbri étend cependant cette catégorie à toute attitude valorisée dans un genre et qui

pourrait donc se manifester dans les œuvres elles-mêmes mais aussi dans leur réception,

dans les stratégies de mise en marché et dans les discours sur les œuvres et les artistes. Les

règles sociales et idéologiques (4) comprennent entre autres la division du travail dans une

branche de l‘industrie de la musique et l‘appropriation d‘un genre par un groupe social,

ainsi que la hiérarchie des valeurs et des règles du genre entre elles. C‘est la hiérarchie

entre les règles et les codes qui définit l‘axiologie du genre (Fabbri 1999 : s.p.). Enfin, les

règles économiques et juridiques (5) sont définies par le mode de fonctionnement de

l‘industrie et par les réglementations qui permettent son existence.

La notion de genre a pour avantage de permettre l‘intégration naturelle des

approches analytiques et historiques qui seront toutes deux mises de l‘avant dans la thèse.

La phonostylistique s‘inscrit évidemment dans la définition des aspects formels d‘un genre

musical, mais peut aussi, à travers sa composante microanalytique reliée plus intimement à

l‘expressivité, venir éclairer la manière dont la voix peut servir, par exemple, à la

construction d‘attitudes et de postures relevant des règles sémiotiques d‘un genre musical.

À l‘inverse, le fait de prendre en compte l‘axiologie d‘un genre musical et les valeurs qu‘il

véhicule permet de limiter l‘interprétation des analyses au cadre dans lequel les œuvres ont

été conçues et leur signification, imaginée.

0.4.2 Concepts et terminologie

Ce double cadre théorique étant maintenant établi, des concepts importants permettront de

préciser dans quelles perspectives les analyses musicales et historiques ont été menées. Une

première précision conceptuelle concerne la signification des effets paralinguistiques dans

la voix chantée. Fernando Poyatos rattache ces effets à des émotions, à des attitudes, à des

sentiments ou encore à des sensations physiques et à des phénomènes physiologiques. Il

s‘agit d‘un vocabulaire qui va de soi lorsqu‘on étudie la production vocale spontanée. La

performance vocale chantée relève cependant d‘un contexte esthétique et, dans le cadre

d‘une analyse musicale, il est impossible, voire peu pertinent, de savoir si un interprète

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ressent ou pas telle émotion ou encore si, par sa performance, il produit cette émotion chez

un auditeur. Dans la signification accordée aux effets paralinguistiques et à la variation de

tous les autres paramètres vocaux, il m‘apparaît moins subjectif et plus fonctionnel

d‘envisager ces variations non pas comme relevant d‘une émotion mais comme concourant

à l‘élaboration d‘un ou de plusieurs èthos, ce qui place l‘analyse sur le plan de la médiation

entre l‘émetteur et le récepteur. La notion d‘èthos présente deux définitions qui permettent

de l‘utiliser dans ce contexte sans dénaturer le sens usuel de ce terme. D‘une part, en

rhétorique classique, l‘èthos est rattaché à la représentation du caractère du locuteur, se

rapprochant en cela des fonctions attribuées aux effets paralinguistiques pour la parole.

D‘autre part, dans la conception proposée par Maingueneau pour l‘analyse du discours,

l‘èthos se traduit dans un « ton » particulier, (Maingueneau 1984 : 100, cité dans Woerther

2007 : 13). Si Maingueneau donne surtout des précisions quand aux èthos incarnés dans des

représentations du corps et dans la manière de se « mouvoir dans l‘espace social », des

« modes de présence au monde » (Maingueneau 1993 : 139-140, cité dans Woerther 2007 :

12-13), on pourrait envisager des èthos construits grâce aux « tons » de la voix et à d‘autres

éléments que composent la rhétorique d‘une chanson ou d‘une performance vocale. L‘èthos

selon Maingueneau relève de la posture, ce qui situe ce concept à la croisée de la

production et de la réception, sans privilégier l‘une au détriment de l‘autre. De plus,

Frédérique Woerther souligne que l‘èthos est lié à la notion de style (Woerther 2007 : 8);

son usage dans une analyse qui relève de la phonostylistique pourrait s‘avérer pertinent.

Les effets paralinguistiques seront donc envisagés non pas comme relevant de l‘expression

d‘émotions mais comme participant à la construction d‘èthos comme la tristesse, la

solitude, l‘exubérance par exemple, qui constituent dans cette perspective non pas des

sentiments mais la représentation codifiée de ceux-ci.

Fernando Poyatos classe les effets paralinguistiques en quatre grandes familles, soit

les primary qualities, les caractéristiques de la voix d‘un locuteur qui sont toujours

présentes et qui permettent de l‘identifier; les qualifiers, qui modifient le timbre de la voix

(la nasalisation par exemple); les alternants, productions vocales autonomes par rapport à

la parole (grognements, hésitation, toux), et enfin les differenciators, qui peuvent agir soit

comme qualifiers soit comme alternants, selon qu‘ils se superposent ou non à la parole (le

rire, les pleurs, les bâillements par exemple). Serge Lacasse a proposé une terminologie

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française, et parle de qualités premières, de modificateurs (puisqu‘ils modifient le timbre de

la voix), de suppléants (puisqu‘ils suppléent au langage) et de différenciateurs. Ce sera la

terminologie adoptée ici. Plusieurs des qualités premières identifiées par Poyatos (hauteur

et intonation, rythme et débit de la parole) correspondent à des paramètres musicaux

traditionnels, ce qui peut poser un problème dans l‘étude de la voix chantée. Afin de

contourner cette difficulté, Serge Lacasse propose d‘envisager les qualités premières de

manière différente selon qu‘elles apparaissent comme prédéterminées, soit par la

physiologie de l‘interprète ou par des traits compositionnels, ou comme modulées par le

chanteur ou la chanteuse dans le cadre d‘une performance en particulier. Il donne l‘exemple

de la hauteur; si la mélodie pouvant être dégagée de manière abstraite d‘une performance

vocale offre peu d‘intérêt dans le cadre d‘une analyse paralinguistique, les microvariations

de hauteur (portamentos, glissandos, vibrato) pourraient au contraire revêtir une certaine

importance quant au style ou à l‘expressivité (Lacasse 2009) J‘aimerais ajouter que certains

effets paralinguistiques ne s‘envisagent pas en termes binaire et discontinus (présence vs

absence) mais comme un continuum. Une voix peut être non nasalisée, peu nasalisée ou

très nasalisée, et ce, avec une variété infinie de nuances. La variation des effets

paralinguistiques continus peut relever d‘un phonostyle individuel sans toutefois être

prédéterminée; c‘est ce qu‘on verra dans le corpus avec Roland Lebrun qui, bien qu‘il

puisse à l‘occasion avoir recours à des microvariations relatives à la nasalisation, utilise

d‘un enregistrement à l‘autre une voix dont le timbre global est plus ou moins nasalisé, et le

contraste entre certains de ces enregistrements est à cet égard très frappant. Je suggère donc

d‘introduire la notion de voix première, qui correspondra à la voix modale chantée d‘un

interprète, celle-ci pouvant varier d‘un enregistrement à l‘autre ou encore d‘une période

créatrice à l‘autre, et qui pourra servir d‘étalon afin de mesurer les microvariations relatives

à un paramètre continu.

Le timbre sera souvent analysé sur le plan du contenu formantique de la voix. Un

formant désigne une zone du spectre harmonique qui est amplifiée à cause de la

configuration particulière du canal vocal (ouverture ou non de la cavité nasale, longueur du

canal, position de la langue). Le spectre harmonique de la voix comporte habituellement

cinq formants qui sont pertinents dans l‘analyse du timbre et les deux premiers jouent un

rôle particulièrement important dans la définition des voyelles. Les formants peuvent aussi

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nous renseigner sur certaines techniques vocales utilisées par les interprètes. On pourra

ainsi parfois parler du formant du chanteur, qui consiste en l‘agglutination des formants 3,

4 et 5 et qui est surtout produit par des chanteurs de formation classique. Le formant du

chanteur est produit en ajustant les cavités de résonance et sert à produire un son dont le

timbre offre un maximum de définition et de projection, surtout lorsque la voix est

accompagnée d‘un orchestre (Sundberg 1987 : 118-124). On verra dans le chapitre 2 que la

nasalité s‘accompagne de formants et d‘antiformants spécifiques.

Enfin, une dernière précision terminologique majeure concerne l‘emploi du terme

country-western pour désigner le genre musical faisant l‘objet de cette thèse. Aux États-

Unis, alors que sont commercialisés les premiers enregistrements de ce qui deviendra la

« country music », chaque compagnie de disques propose son étiquette : hillbilly, old-time,

country, old and familiar tunes, les formules évoquant le mode rural et le bon vieux temps

et changeant au fil du temps. Lorsque le country passe à l‘Ouest à la faveur de

l‘industrialisation lancée par le boom pétrolier des années 1930, le terme western fait son

apparition. Dans les états de l‘Ouest, le country entre en contact avec le swing et

s‘électrifie, et ce qui est devenu le western est joué de plus en plus dans un contexte urbain

et public et de moins en moins traditionnel et privé. Pour un temps, et sous l‘influence

conjuguée de ce déplacement de population et du cinéma western, c‘est sous ce terme que

sera désignée l‘ensemble de la musique country, qui offrait l‘avantage d‘une connotation

beaucoup plus positive que celui de « hillbilly »2 (Malone 2002 : 145). Plusieurs styles et

sous-genres vont émerger par la suite et à mesure que l‘industrie du country se structure, on

cherche un terme qui pourrait unir sous une même bannière toutes les manifestations de ce

genre musical. L‘étiquette folk semble favorisée pendant un temps, ce qui est visible par

l‘usage intensif qu‘en fait le magazine Billboard au début des années 1950. Toutefois, le

maccarthysme réussit à associer dans l‘imagination populaire le folk revival de la gauche

urbaine avec le communisme, et les journalistes musicaux abandonnent rapidement le terme

pour le remplacer par celui de country (Peterson 1997 : 199). Aux États-Unis, le mot

country avait une connotation rurale forte tandis que « western » a d‘abord été utilisé pour

désigner des formes plus urbaines. Au Québec, les termes ont été inversés. Dès l‘apparition

2 Le mot pourrait se traduire en français par péquenot, billy désignant en argot états-unien une personne

rustre, sans éducation et idiote (Peterson 1997 : 7).

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des premiers enregistrements inspirés par le country états-unien, on parle de « western »,

terme en vogue rattaché à la fois à la production musicale country et au film western. Le

mot western s‘entoure cependant progressivement, au Québec, d‘une connotation péjorative

liée à son rejet, et dans les années 1980 le mot country a alors été utilisé dans une tentative

de légitimer cette musique (Claudé 1997 : 168-169). Selon Yves Claudé, à l‘époque :

la même chanson […] peut sonner western ou country dépendamment des

ressources qui y sont investies. Si la production et la distribution se font dans

des conditions quelque peu artisanales, on parlera de chanson western. Si par

contre l‘artiste peut se permettre une musique qui fait plus sophistiquée (une

bonne compagnie de disques, des subventions, les meilleurs musiciens, la

diffusion à la TV et à la radio, etc.), ce sera alors du country (Bédard 1988 :

29).

Afin d‘évacuer les connotations respectives attribuées à l‘un ou l‘autre de ces termes au

Québec, et à la suite d‘Yves Claudé, de Roger Chamberland et de Richard Baillargeon et

Christian Côté, j‘utiliserai le terme country-western pour désigner les manifestations

québécoises de la musique country.

D‘autres concepts seront invoqués dans le cadre de la thèse. Les notions de

modernité et de modernisme ainsi que celui de modernité populaire permettront notamment

de mieux cerner de quel type de modernité il sera question à propos du country-western.

Ces concepts seront définis dans le chapitre 4, qui abordera ces questions. Celui

d‘authenticité, qui sera rattaché à des questions relevant davantage de la continuité, sera

quant à lui présenté dans le chapitre 1.

0.4.3 Corpus

Cette thèse se penche sur l‘impact de l‘émergence du country-western dans le champ

culturel québécois, qui survient au cours des années 1940. Bien que la radio ait été sans

contredit un médium de première importance à cette époque, les performances country-

western qui nous sont aujourd‘hui accessibles sont issues de la production phonographique

de cette période; les analyses relatives à la voix porteront donc sur des performances ayant

fait l‘objet d‘enregistrements sonores commercialisés.

Quelques adaptations de chansons tirées de films westerns circulaient au Québec

dès les années 1930. Toutefois, ces enregistrements ont été réalisés par des artistes qui se

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consacraient à des styles musicaux variés, comme Ludovic Huot (1897-1968) ou Lionel

Parent (1905-1980), et ils ne présentent aucune des caractéristiques qui contribueront à la

structuration du genre country-western. Ce n‘est qu‘en 1942, avec les débuts sur disque de

Roland Lebrun (1919-1980), que commence véritablement l‘histoire phonographique du

country-western. À la suite de celui qu‘on surnommait le soldat Lebrun, d‘autres artistes

présentant le même profil feront leurs débuts sur disque : Paul Brunelle (1923-1994), Willie

Lamothe (1920-1992), puis Marcel Martel (1925-1999), pour ne nommer que les plus

connus, reprennent la formule proposée par Roland Lebrun, soit celle de l‘auteur-

compositeur-interprète amateur s‘accompagnant à la guitare et présentant un mélange de

chansons originales et d‘adaptations de chansons country états-uniennes et canadiennes.

Ces chanteurs évoluent au sein de compagnies de disques généralistes, soit chez Compo

sous étiquette Starr (Roland Lebrun, Marcel Martel, Georges Caouette, Paul-Émile Piché)

puis l‘étiquette Apex, chez RCA Victor (Willie Lamothe, Paul Brunelle) et chez Alouette

dès 1952 (Maurice Bienvenue sous le pseudonyme Jimmy Debate3). À partir de 1958 et

avec la fondation de Rusticana par le chanteur Roger Miron (né en 1929) débute l‘ère des

compagnies se spécialisant dans le country-western; le genre quitte alors sa phase

d‘émergence pour se diriger vers une structuration complète. Cette thèse visant à évaluer

l‘impact de l‘arrivée du country-western dans le champ culturel québécois, les

enregistrements analysés auront été produits dans la phase d‘émergence du genre, soit entre

1942 et 1957.

Ce corpus se présente sous la forme d‘enregistrements sur disques 78 tours et 45

tours. Les analyses portant sur le timbre seront cependant effectuées à partir de versions

déjà numérisées et commercialisées sur disques compacts de ces enregistrements originaux.

L‘avantage de ces rééditions réside dans le traitement dont ils ont fait l‘objet afin d‘éliminer

les bruits issus de la détérioration des enregistrements originaux. Bien que ce traitement

affecte sans aucun doute la sonorité des enregistrements, il touche avant tout les hautes

fréquences; les zones du spectre sonore les plus modifiées sont plus élevées que celles qui

3 Paul-Émile Piché est né en 1923 à Trois-Rivières et est mort en 1997 au Cap-de-la-Madeleine; les dates de

naissance et de mort de Georges Caouette et de Maurice Bienvenue sont inconnues (Thérien 2000). Les dates

de naissance et de mort seront données uniquement pour les acteurs (chanteurs, musiciens, imprésarios,

producteurs) actifs au cours de la période visée par la thèse; dans certains cas, ces dates n‘ont pu être trouvées

dans la documentation consultée.

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sont le plus concernées par les variations de timbre dont il sera question dans les analyses.

Les enregistrements analysés proviennent essentiellement de compilations ayant des visées

historiques et de préservation du patrimoine sonore et qui présentent une facture soignée

tant sur le plan de la reproduction sonore que des données discographiques fournies. Les

enregistrements de Roland Lebrun sont tirés de la compilation Le soldat Lebrun : Les

années Starr, 1942-1953 (Disques XXI), et celles des autres chanteurs du corpus

proviennent pour la plupart de la compilation Country Québec : Les pionniers et les

origines, 1925-1955, éditée chez Frémeaux et associés; 20 chansons tirées de cet album

feront l‘objet d‘une analyse vocale poussée, ce qui représente la quasi totalité des

enregistrements dont il sera question dans les chapitres consacrés à l‘analyse de la voix. Le

recours intensif à cette compilation introduit certainement des distorsions dans le corpus

étudié. Robert Thérien, qui dirige cette compilation, ne précise pas quels ont été les critères

qui l‘ont guidé dans le choix des pistes choisies. On peut présumer que la notoriété des

chansons a été un critère important, puisque plusieurs chansons présentées sur cet album

sont devenues des classiques du genre. D‘autre part, les pionniers du country-western les

plus connus (Roland Lebrun, Marcel Martel, Paul Brunelle et Willie Lamothe) sont ceux

qui sont les mieux représentés sur cet album; des chanteurs aujourd‘hui oubliés sont

cependant présents sur cette compilation. Les titres des chansons indiquent qu‘une

préférence a été accordée à des chansons comportant des paroles associées à des thèmes

westerns, qui semblent surreprésentés. Ces caractéristiques ne présentent pas d‘obstacle

majeur à l‘analyse. D‘une part, l‘album présente assez de figures marginales pour offrir un

panorama nuancé de la chanson country-western des années 1940 et 1950. De plus, malgré

la prédominance des chansons de cow-boy, les enregistrements présentent tout de même

des chansons au caractère varié et, pour chacun des principaux chanteurs country-western

de l‘époque, les chansons sélectionnées présentent des ambiances et des èthos divers. De

plus, étant donné que la sélection semble avoir été basée sur des critères historiques et

thématiques et non musicaux, on peut présumer que sur le plan vocal, l‘album présente un

échantillon de performances relativement neutre. La qualité de la numérisation des

enregistrements présentés dans cette compilation, inégalée dans d‘autres compilations

country-western, et qui permet d‘en tirer des données acoustiques d‘une clarté maximale,

compense amplement pour les distorsions qu‘elle introduit. Les titres des chansons seront

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transcrits, dans la thèse et dans les annexes, tel qu‘ils apparaissaient sur les étiquettes des

disques originaux; c‘est de cette manière qu‘ils sont donnés dans le catalogue de

Bibliothèque et Archives nationales du Québec et dans les livrets des compilations utilisées.

0.4.4 Analyse des œuvres

0.4.4.1 Perspective d’analyse

La typologie relative à la paralinguistique et l‘application de la phonostylistique à la voix

chantée ont déjà permis de définir les assises théoriques des analyses qui seront présentées

ici. La notion d‘èthos permettra de contourner le problème que pose le vocabulaire rattaché

aux émotions quant à leur attribution sous-entendue à l‘artiste ou à son auditeur. De

manière concrète, cet appareil théorique sera mis à profit dans une perspective d‘analyse

qui vise à montrer comment les effets paralinguistiques, envisagés principalement sur le

plan phonostylistique opéral, contribuent à l‘élaboration d‘èthos spécifiques. Ces analyses,

qui chercheront à dégager des processus rattachés à l‘expressivité, seront menées dans une

perspective esthétique qui découle de la philosophie analytique et qui est plus

particulièrement inspirée par les travaux de Nelson Goodman. Les analyses préciseront la

manière dont la variation de divers paramètres, en particulier ceux rattachés au timbre,

contribue à la construction de représentations symboliques, les èthos, et dans cette

conception de l‘expressivité et à la suite de Goodman, « la propriété appartient au symbole

lui-même, sans considération de la cause ou de l‘effet, de l‘intensité ou du contenu »

(Goodman 1990 : 116). Comme le précise Marc Jimenez, dans cette conception, « les

émotions sont des instruments de connaissances » et « fonctionnent de façon cognitive »

(Jimenez 1997 : 405). C‘est ainsi qu‘opère le paralangage dans l‘expressivité musicale,

c‘est-à-dire comme une manière de codifier la représentation symbolique de certaines

émotions à l‘aide de la signification usuelle de certains effets paralinguistiques dans la

parole quotidienne, signification dont la connaissance est partagée par l‘interprète et

l‘auditeur. Jimenez souligne à propos de l‘héritage de la philosophie analytique :

« L‘expérience esthétique n‘est plus fondée sur les idées, les fantasmes ou les passions

exprimées par une œuvre d‘art. Plus sobrement, elle repose sur notre capacité à voir en quoi

l‘œuvre d‘art est un système symbolique et à comprendre comment fonctionne ce système

de symboles. » (Jimenez 1997 : 405)

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29

Ce système qui sous-tend la représentation symbolique, les analyses chercheront aussi à le

mettre à jour, notamment en recherchant la structuration que les effets paralinguistiques

introduisent dans la performance vocale en organisant le discours musical, structuration qui

s‘ajoute et qui est souvent plus pertinente à l‘analyse, pour la voix populaire, que celle

qu‘introduit l‘harmonie et la mélodie. Ces structures musicales, d‘abord recherchées dans le

traitement du timbre, opèrent évidemment en relation avec les paroles des chansons mais

aussi en coordination avec d‘autres paramètres (hauteur, intensité, sonorités phonétiques). Il

faut préciser que les enregistrements du corpus n‘ont pas tous été analysés

systématiquement pour chacun des paramètres dont il sera question. Ils ont cependant fait

l‘objet d‘une écoute attentive qui visait à déterminer quelles variations et quels effets

étaient utilisés de la manière la plus significative sur le plan de l‘expressivité. Un critère

générique a également été pris en compte; les enregistrements qui semblaient s‘éloigner

d‘une manière trop importante de ce qui m‘est apparu, au fil des analyses, comme la norme

vocale country-western, ont été écartés ou seront présentés comme des contre-exemples.

0.4.4.2 Précisions techniques

Les analyses vocales porteront essentiellement sur des phénomènes reliés au timbre.

Phénomène complexe, le timbre est constitué de plusieurs traits acoustiques; les analyses

présentées ici porteront principalement sur le spectre harmonique de la partie soutenue du

son et sur l‘attaque. Les variations de timbre seront surtout exemplifiées grâce à des

spectrogrammes tirés des enregistrements du corpus et générés à l‘aide du logiciel Sonic

Visualiser, développé par le Centre for Digital Music du collège Queen Mary de

l‘Université de Londres. L‘extraction des formants et de données rattachées à la hauteur, à

l‘intensité et à la périodicité a été effectuée à l‘aide du logiciel Praat, élaboré par Paul

Boersma et David Weenink de l‘Université d‘Amsterdam.

Quelques précisions s‘imposent quant à l‘usage de ces logiciels. Premièrement,

comme on ignore à peu près tout des conditions originales d‘enregistrement et de celles

relatives à leur numérisation récente, les données tirées de leur analyse par ces logiciels ne

sauraient en aucun cas être considérées comme absolues. Par exemple, la vitesse exacte

d‘enregistrement étant inconnue, les hauteurs, données en hertz ou en notes

conventionnelles, n‘indiqueront qu‘un ordre de grandeur et non une hauteur qu‘on pourrait

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considérer comme correspondant exactement à la hauteur émise lors de la performance

captée originalement. Il en va de même pour les mesures d‘intensité, pour lesquelles on

tiendra compte de la valeur relative sans qu‘on puisse les tenir pour exactes quant à, par

exemple, l‘intensité d‘exécution de l‘interprète. Ces données ont souvent une portée

comparative, et plusieurs précautions ont été prises afin d‘assurer au moins une certaine

uniformité. Par exemple, pour la comparaison d‘un même paramètre dans deux ou plusieurs

enregistrements, les mêmes réglages ont toujours été utilisés pour le logiciel concerné.

Deuxièmement, il faut préciser que le minutage ne sera pas toujours le même pour un

extrait sonore donné et l‘exemple visuel lui correspondant. Les extraits sonores utilisés

pour réaliser l‘extraction des formants, par exemple, seront très courts et excluront les

consonnes; les extraits sonores joints à la thèse seront plus longs, ce qui permettra de faire

entendre chaque voyelle analysée dans son contexte immédiat. Troisièmement, la nature

même des enregistrements introduit des artefacts dans les données dont il faut tenir compte.

Les courbes d‘intensité, par exemple, représentent la somme de la voix et de

l‘accompagnement instrumental, les extraits analysés n‘ayant pas été démixés; ceux-ci

comportent également toujours une certaine part de bruits n‘ayant pas été éliminés lors de

la numérisation. La voix étant cependant toujours plus intense que l‘accompagnement

instrumental dans les enregistrements du corpus, la plupart des variations dans la courbe

d‘intensité lui sont attribuables. L‘importance de la voix dans le comportement de la courbe

d‘intensité, dont c‘est encore les variations et les valeurs relatives qui seront prises en

compte, a été vérifiée en superposition avec le spectrogramme, où le fondamental et les

partiels de la voix ainsi que leur évolution apparaissent clairement.

Certains exemples visuels présentant une courbe de fréquence fondamentale

présenteront la mention « corrigée ». Le logiciel Praat étant destiné à l‘analyse de la parole,

il détecte parfois la fréquence fondamentale de manière erronée pour une partie des extraits

sonores analysés. Le logiciel offre cependant une fenêtre d‘édition qui permet de corriger la

courbe mélodique détectée. Il opère par échantillonnage et pour chaque échantillon présenté

sur un axe horizontal représentant la durée de l‘extrait analysé, il sélectionne un point dans

le spectre harmonique, sur l‘axe vertical, comme étant celui apparaissant de la manière la

plus probable comme correspondant au fondamental. Le logiciel garde cependant en

mémoire tous les points détectés sur le spectre harmonique pour chaque échantillon; il

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suffit alors de tracer manuellement la courbe mélodique en sélectionnant les points

adéquats, pour lesquels la hauteur en hertz est donnée.

Concrètement, les exemples se présenteront sous la forme de spectrogrammes

montrant le spectre harmonique d‘un extrait sonore, de courbes correspondant aux

variations de l‘intensité, de la hauteur ou de la périodicité, de formes d‘ondes et de

graphiques présentant les formants tirés d‘un extrait sonore. Ces éléments pourront être

superposés afin de montrer la relation entre deux ou plusieurs paramètres. L‘apparence des

spectrogrammes pourra varier selon qu‘ils viseront à montrer soit une région plus ou moins

étendue du spectre harmonique ou encore des caractéristiques reliées à la fréquence

fondamentale.

Lorsqu‘il sera question de hauteur, j‘aurai recours à la notion de note cible qui

permet de rendre compte avec justesse du traitement de la hauteur dans la voix country-

western. La notation musicale présente dans sa forme traditionnelle un ensemble de valeurs

discrètes déjà déterminées et constituant un ensemble fermé; la voix humaine permet

cependant des variations de hauteur minimes et continues et peut passer par toutes les

fréquences situées entre deux hauteurs appartenant à la gamme chromatique, et les

expérimentations des compositeurs d‘avant-garde sur l‘extension du langage vocal ont bien

montré la nécessité d‘étendre le domaine recouvert par la notation. En ce qui concerne le

chemin inverse, celui que je tente de retracer de la performance vers sa description, le

recours à la notation ou même aux noms de notes nous informe souvent peu. Dans la

pratique et la pédagogie, instrumentales et vocales, une grande variété de termes servent

justement à désigner des techniques qui, issues de la tradition et rattachées au style,

échappent en général à la transcription, et plusieurs de ces techniques visent à l‘émission et

au contrôle de microvariations mélodiques, comme par exemple le vibrato ou le

portamento. Le vocabulaire existant demeure cependant limité lorsqu‘on cherche à décrire

les microvariations mélodiques en chant populaire, comme d‘ailleurs pour les musiques de

traditions orales et pour la musique d‘avant-garde ou l‘improvisation, plusieurs de ces

variations échappant aux catégories déjà existantes. Je tenterai donc de décrire à chaque

fois de la manière la plus précise possible le traitement de la hauteur offert par les

interprètes. Évidemment, leurs performances pourraient se traduire par une série de valeurs

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discrètes; c‘est ce qui permet, par exemple, à n‘importe qui de réinterpréter la même

chanson. Pour ce faire, il faudrait en extraire une série de ce que j‘appellerai des notes

cibles, qui recréent une mélodie reconnaissable, assez proche d‘une version qu‘on pourrait

qualifier de simplifiée de l‘exécution originale. Les notes cibles d‘une mélodie chantée

constitueront donc les références par rapport auxquelles les microvariations mélodiques

pourront être décrites.

0.4.5 Dimension historique

Si l‘analyse musicale fournira la plupart des outils permettant d‘interpréter les structures

musicales et l‘expressivité propres à la voix country-western, la signification culturelle de

la chanson country-western sera appréhendée à l‘aide de données historiques. Après une

première partie plus analytique, la deuxième partie de la thèse s‘attardera plus

spécifiquement aux questions entourant le contexte de production et de diffusion des

enregistrements country-western ainsi qu‘au discours entourant ce genre musical, qui

permettra d‘en dégager l‘axiologie. Pour ce faire, j‘aurai recours à des sources diverses. Les

travaux portant sur le country-western étant rares, les sources secondaires utilisées sont peu

nombreuses et consistent en général en des travaux abordant le country-western d‘une

manière marginale. Les sources primaires ont fourni des données peu abondantes mais qui,

mises en contexte et prises ensemble, donnent des indices solides sur certains aspect de la

musique populaire telle que représentée à l‘époque dans les médias écrits. Le journal La

Patrie a été dépouillé pour trois années de la période (1942, 1948 et 1957) qui ont été

ciblées pour leur importance, et Le Passe-Temps l‘a été pour les années 1945 à 1949, soit

toutes les années de la période visée par la thèse pour lesquelles cette revue a été active; il

sera plus amplement question du dépouillement dans le chapitre 4. La plus grande partie

des données ont cependant été tirées d‘un type de sources qui se situe à mi-chemin entre les

sources primaires et secondaires. Les biographies et autobiographies d‘artistes ont en effet

fourni de précieuses données, introuvables ailleurs, sur les carrières des pionniers du

country-western. Émanant principalement des chanteurs eux-mêmes, elles consistent

cependant en un regard porté à posteriori sur la période qui m‘intéresse ici. Elles

contiennent des données qu‘il faut considérer avec précaution. Ces ouvrages relèvent du

souvenir et citent rarement leurs sources, et on peut penser qu‘ils tentent de présenter les

artistes sous leur meilleur jour. À chaque fois que cela a été possible, les informations

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contenues dans ces publications ont été croisées entre elles ou encore vérifiées dans des

sources plus neutres, ce qui a permis de valider plusieurs données. Elles ont aussi révélé, en

plus des données factuelles, certaines attitudes reliées au country-western ainsi que des

indices du type de relation que ses artistes entretiennent avec le public, les compagnies de

disques et les médias, relations dont il sera question dans les chapitres 1 et 4. Ce projet peut

encore apparaître imprécis; des méthodologies propres à chaque chapitre seront présentées

de manière plus détaillée en temps et lieu.

0.5 Présentation des parties de la thèse Le chapitre 1 sera consacré à une présentation diachronique du country-western tournant

autour de la notion d‘authenticité. Identifié par Richard Peterson (1997) comme la valeur

centrale autour de laquelle le country se développe aux États-Unis, l‘authenticité se situe

également au cœur du discours sur le country-western. On verra comment le country-

western s‘est structuré en tant que genre musical au fil du temps, quelles conditions,

présentes au moment où il émerge, ont pu servir de fondements à son authenticité, et

comment cette authenticité a contribué à rattacher le country-western à la tradition. En

présentant des informations historiques sur les débuts du country-western, ce premier

chapitre fournira aussi des indices sur le contexte dans lequel les enregistrements analysés

plus loin ont été produits. Les deux chapitres suivants seront consacrés à l‘analyse des

enregistrements du corpus en ce qui concerne l‘usage de deux modificateurs

paralinguistiques, soit la nasalisation (chapitre 2) et le second mode de phonation (chapitre

3). Ces effets paralinguistiques ont été choisis en fonction de leur importance centrale dans

le phonostyle générique country-western. De plus, il semblait évident, à la simple écoute

des phonogrammes, que leur usage était intimement rattaché à l‘expressivité. Pour chacun

de ces effets paralinguistiques, je présenterai leur mode de production et leurs traits

acoustiques ainsi que les connotations qui leur sont habituellement associées. Les analyses

des enregistrements du corpus feront intervenir autant l‘analyse acoustique de ces

variations de timbre que leur coordination avec d‘autres paramètres vocaux, musicaux et

textuels, ce qui permettra de montrer comment ils structurent et organisent le discours

musical. Enfin, le chapitre 4 portera sur la modernité du country-western. Certaines de ses

caractéristiques permettent de le rattacher à l‘expression d‘une certaine modernité populaire

soit sa popularité, son usage particulier de la technologie et son américanité.

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Chapitre 1 L’authenticité country-western

1.1 Introduction Les idées les plus répandues sur le country-western, selon lesquelles ce genre musical serait

avant tout conservateur et traditionnel, entrent en contradiction avec l‘hypothèse de sa

modernité. Ce discours sur la tradition est généré tant par les observateurs de la scène

musicale country-western que par les artistes eux-mêmes et il est alimenté, comme on le

verra, par les stratégies de mise en marché des enregistrements au moins depuis les années

1970. Il apparaît dès le milieu des années 1960 et devient de plus en plus abondant et

explicite au cours des années 1970 alors que le genre achève sa structuration et se dote

notamment enfin de compagnies de disques spécialisées et d‘une association

professionnelle.

Ce discours s‘organise autour de l‘authenticité, qui apparaît comme la valeur

fondamentale du genre. L‘authenticité country-western, qui mise sur la continuité, tire ses

sources de plusieurs conditions qui prévalaient dès l‘émergence du genre au cours des

années 1940 et 1950 et qui seront souvent mentionnées a posteriori par les artistes au cours

des décennies suivantes. Pourtant, la mise en valeur de l‘authenticité semble appartenir

avant tout à la période de structuration du genre, qui se déroule entre 1958 et la fin des

années 1970; c‘est ce que la documentation réunie pour cette thèse, en particulier les

sources primaires, permet de constater. Étant donné la quasi-absence de discours sur le

country-western produit pendant la période visée par cette recherche, soit entre 1942 et

1957, il peut sembler peu étonnant qu‘aucune trace de cette authenticité n‘ait pu être

découverte dans le dépouillement des journaux et des revues publiés au cours de ces

années. Il m‘apparaît cependant significatif que, dans les stratégies de mise en marché, dans

les thèmes abordés par les chansons ainsi que, pour autant que nous puissions avoir accès à

ces informations, dans l‘attitude des artistes face à leur public, pratiquement aucune

référence explicite à un des aspects de l‘authenticité qui prédomine quelques décennies plus

tard n‘ait pu être trouvée. Il semble donc que, malgré la continuité mise de l‘avant dans

l‘authenticité country-western, il y ait une discordance entre les valeurs associées au genre

à partir des années 1960 et les éléments qui semblent le rattacher à la modernité au cours

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des années 1940 et 1950, éléments qui seront analysés dans le chapitre 4. Mieux cerner les

termes de cette inadéquation me semble essentiel avant d‘amorcer l‘analyse du corpus qui

prendra place dans les chapitres suivants.

Ce premier chapitre s‘attardera donc à déterminer les caractéristiques de

l‘authenticité country-western telle qu‘elle se déploie à partir du milieu des années 1960, ce

qui permettra du même coup de cerner l‘origine de son association avec des valeurs

traditionnelles. Je commencerai par présenter la notion d‘authenticité telle qu‘elle a été

développée par le sociologue Richard Peterson dans son analyse de la constitution du

country aux États-Unis (1.2); celle-ci servira à identifier quels aspects du discours produit

par et sur le country-western contribuent le mieux à la construction de son authenticité. La

description des principaux jalons de la structuration du genre country-western au Québec

(1.3) me permettra ensuite d‘esquisser un portrait des aspects historiques du corpus. Elle

montrera aussi pourquoi il faut attendre le milieu des années 1960 pour voir émerger un

discours sur l‘authenticité. Je décrirai ensuite les marqueurs d‘authenticité country-western,

qui seront dégagés de l‘analyse du discours et de quelques enregistrements produits depuis

le milieu des années 1960 jusqu‘à nos jours (1.4). L‘authenticité country-western étant

définie, je pourrai alors montrer quelles conditions, qui prévalaient déjà dans les années

1940 et 1950, ont pu lui servir de fondements deux décennies plus tard (1.5). Enfin, je

proposerai une interprétation du rôle qu‘a pu jouer l‘authenticité dans l‘occultation des

aspects plus modernes du country-western (1.6). Partageant plusieurs traits avec

l‘authenticité country définie par Peterson, elle est tout aussi construite que cette dernière et

redevable, dans une certaine mesure, de la modernité. Pour le Québec, les données

indiquent que l‘authenticité country-western a pu se développer sous des conditions

semblables à celles décrites par Peterson pour les États-Unis. L‘authenticité insiste sur des

éléments structurants du genre qui, au moment où celui-ci émerge, sont issus non pas d‘une

tradition préexistante mais serviront de fondements à une tradition construite et propre au

genre.

1.2 L’authenticité country selon Peterson Dans son ouvrage Creating Country Music : Fabricating Authenticity (1997), Richard

Peterson montre comment l‘authenticité a pu se positionner au cœur de l‘axiologie de la

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musique country. Selon le sociologue, l‘authenticité country s‘est construite autour de

codes de représentations qui se sont lentement élaborés dès l‘apparition du genre au milieu

des années 1920, pour se fixer définitivement en 1953 à la mort de Hank Williams, qui est

alors devenu l‘icône du country authentique. Elle est notamment attribuable, selon

Peterson, à une longue recherche de la part des compagnies de disques et des promoteurs,

qui ont cherché à proposer une image positive pour les artistes country et prendre leurs

distances de l‘étiquette hillbilly aux connotations trop péjoratives. Paradoxalement, c‘est le

personnage du cow-boy, popularisé par le film western, qui offrira une solution de rechange

aux artistes country (Peterson 1997 : 81-94).

L‘authenticité country est le résultat d‘une négociation constante entre les artistes et

leur public, ses règles faisant l‘objet d‘un consensus (Peterson 1997 : 5), et elle repose sur

deux piliers, soit la crédibilité et l‘originalité. La crédibilité exige des artistes qu‘ils

exhibent des traces de leur appartenance à une culture rurale ou ouvrière, idéalement

rattachée au Sud des États-Unis, ainsi que leur filiation au sein de la tradition country. Les

artistes country doivent aussi se montrer originaux, c‘est-à-dire uniques, distincts. Ils

doivent se présenter comme des personnes vraies et sincères; il est donc impératif pour

chaque chanteur et chaque chanteuse country, tout en s‘inscrivant dans la tradition country

d‘une manière quelconque, de présenter un style original, personnel : « Prospective

performers had to have the marks of tradition to make them credible, and the songs that

would make them successful had to be original enough to show that their singers were not

inauthentic copies of what had gone before, that is, that they were real. » (Peterson 1997 :

209)

Ces deux éléments sont au cœur de ce que Peterson nomme le country « hard

core », par opposition au country « soft shell », plus commercial, où l‘authenticité ne joue

pas un rôle de premier plan (Peterson 1997 : 150). Dans le country hard core, les artistes

exhibent plusieurs marqueurs qui leur permettent de mettre de l‘avant leur authenticité.

Certains de ces marqueurs sont verbaux; les chanteurs peuvent par exemple exagérer

l‘accent et la syntaxe de l‘anglais du Sud ou encore exercer une rhétorique d‘auto-

dénigrement qui consiste soit à rappeler les origines humbles des artistes, leur manque

d‘éducation ou de formation musicale, soit à minimiser la qualité de leur performance et

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leur statut d‘artiste. Les marqueurs vocaux concernent bien sûr la nasalisation et les

sonorités typiques des voix non formées ainsi qu‘une tendance à véhiculer un contenu

hautement émotif, les émotions étant présentées comme vécues et véridiques. Les paroles

des chansons peuvent constituer un autre marqueur d‘authenticité et décrivent le plus

souvent des situations concrètes, présentent un vocabulaire simple et font référence à des

expériences personnelles. La vie personnelle des artistes, ou du moins certains de ses

aspects, sont d‘ailleurs connus par leur public.

Les marqueurs d‘authenticité peuvent aussi être instrumentaux, et les instruments à

cordes comme le violon, le banjo et le dobro évoquent une filiation directe avec le « vrai »

country. Les origines des artistes, idéalement rurales, humbles, sudistes, sont mises de

l‘avant, et l‘appartenance à une famille de musiciens est parfois revendiquée. La scène est

le lieu d‘une forte mise en scène de cette authenticité, et les artistes ont tendance à adopter

une attitude informelle, amicale, à raconter des anecdotes personnelles et à s‘adresser

directement au public. Les chanteurs, bien qu‘ils évoquent souvent les icônes du country

dans le but de s‘affilier avec l‘héritage de celles-ci, laissent entendre que, malgré leur statut

d‘artiste, ils ne sont pas différents de leur public et que, s‘ils n‘étaient pas chanteurs, ils

seraient fermiers, camionneurs, femmes au foyer ou encore coiffeuses. (Peterson 1997 :

150-153). La plupart de ces marqueurs ainsi que le double pôle crédibilité / originalité

trouvent leur écho dans l‘authenticité country-western et certaines interactions analysées

par Peterson se rapprochent beaucoup des descriptions faites par les observateurs de la

scène country-western depuis le milieu des années 1960, notamment quant à la proximité

entre les chanteurs country et le public. Peterson cite notamment un texte de Johnny Sippel

du magazine Billboard qui décrivait en 1953 le lien étroit existant entre les artistes et leurs

fans qui considéreraient les premiers comme des membres de la famille (Sippel 1953, cité

dans Peterson 1997 : 210).

Ces marqueurs identifiés par Peterson couvrent également les cinq types de règles

du genre énumérées par Fabbri. C‘est à une règle comportementale que répond de la

manière la plus évidente l‘authenticité, et cette dernière est surtout énoncée dans les œuvres

et explicitée dans les discours sur celles-ci. L‘authenticité dicte aussi des aspects formels et

sémiotiques de la musique country, par exemple l‘usage de certains thèmes et instruments,

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qui permettent de faire référence aux canons du genre. L‘authenticité conditionne la mise

en valeur de certaines caractéristiques sociales, idéologiques, par exemple en exigeant des

artistes qu‘ils mettent en évidence leurs origines rurales et leur appartenance au milieu

ouvrier ou agricole. L‘authenticité impose enfin le masquage des aspects industriels,

notamment le fait que certains artistes soient millionnaires ou qu‘ils aient débuté leur

carrière dans un autre genre musical. L‘ouvrage de Peterson, en montrant comment les

différents marqueurs de l‘authenticité country se sont fixés, s‘avère aussi un excellent

exemple des processus qui président à la structuration d‘un genre musical au fil du temps.

L‘analyse présentée par le sociologue démontre que la fabrication de l‘authenticité a

dépendu du degré de structuration du genre; que ce processus, dans le cas de la musique

country, s‘est déroulé sur trois décennies; et que le discours sur l‘authenticité s‘est stabilisé

justement au moment où le genre a achevé sa structuration, marquée par la stabilisation de

ses pratiques industrielles et par l‘adoption définitive de l‘étiquette country. Il apparaît

maintenant moins étonnant qu‘aucune trace d‘un discours sur l‘authenticité rattaché à la

chanson country-western n‘ait pu être mise à jour pour les années 1940 et 1950, alors que le

genre amorçait à peine sa structuration4.

Les conditions d‘émergence de l‘authenticité country permettent également de

commencer à mieux mesurer selon quels termes le country-western a pu négocier son

inscription dans la continuité et dans la modernité. On constate d‘une part que pour le

l‘authenticité country a peu à voir avec celle visée par une certaine conception de la

4 Il ne faudrait cependant pas exclure la possibilité que des traces de discours écrit sur le country-western

existent en dehors des périodiques dépouillés. Il semble par ailleurs y avoir à partir des années 1930 une nette

diminution de la place accordée à la chanson enregistrée dans les revues et les journaux québécois. Dans les

années 1920, les publicités et les articles sur le disque abondent dans les médias écrits, comme le montre

notamment Sandria P. Bouliane dans son mémoire de maîtrise (2006), qui présente plusieurs publicités tirées

de La Patrie et de La Presse qui fournissent de précieuses données sur les artistes du disque et sur les

stratégies de mise en marché de leurs enregistrements. J‘ai pu constater lors du dépouillement des revues La

Lyre et Le Passe-Temps des années 1910 aux années 1930, effectué dans le cadre de travaux pour le groupe

PHVC, une perte d‘influence du disque au profit de la radio (Lefrançois 2006b). Les artistes de la radio étant

souvent des comédiens et des animateurs, la place occupée par la musique et la chanson décroît en

conséquence. Dans le dépouillement effectué dans le cadre de cette thèse, qui commence en 1942, très peu de

données sur le disque et ses artistes, tous genres confondus, ont pu être tirées des médias écrits. On peut

penser que le discours sur la musique enregistrée et que la publicité provenant des compagnies de disques se

sont déplacés vers ce médium qui prend de plus en plus d‘importance. Il est malheureusement impossible

d‘avoir accès à ce contenu, à l‘exception d‘une infime proportion qui a fait l‘objet de conservation sur support

enregistré.

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musique folklorique ou encore celle de la performance practice, qui exige une reproduction

fidèle de pratiques musicales appartenant au passé et informée par la recherche historique.

L‘authenticité country et country-western s‘est au contraire construite au sein même de

chaque genre par des discours et des attitudes relevant d‘un consensus entre les artistes et le

public. Certains acteurs de l‘industrie de la musique populaire ont d‘abord interprété

l‘attrait des auditeurs pour ces artistes jouant ce qu‘on appelait à l‘époque la old time music

comme un intérêt pour la performance authentique offerte par des musiciens campagnards

jouant un répertoire perçu comme traditionnel. Le public, toutefois, n‘y voyait

apparemment qu‘un divertissement curieux et intéressant pour sa nouveauté (Peterson

1997 : 5). De plus, le répertoire enregistré de cette première musique country était loin

d‘être traditionnel. Dans une recension des enregistrements de musique hillbilly effectués

par la compagnie Columbia dans sa série 15000-D entre 1925 et 1931, Charles Wolfe note

que le répertoire qu‘on y trouve est composé de musique traditionnelle dans une proportion

de 33.4 % (1978 : 121). Les autres pièces enregistrées sont des chansons populaires, des

gospels et des chansons originales. D‘autre part, alors que l‘authenticité se place

véritablement au cœur de l‘axiologie country, celle-ci est devenue principalement urbaine,

s‘est entièrement commercialisée et se compose en majeure partie d‘un répertoire original.

L‘émergence de cette authenticité est en partie attribuable, selon Peterson, à une

urbanisation croissante qui a touché à la fois les musiciens et les chanteurs country et leur

public, une urbanisation qui a incité les chanteurs et leurs fans à vouloir se distinguer, dans

le marché de la musique populaire, par leurs origines rurales :

« [A]uthenticity and originality » became institutionalized as its core

aesthetics, and […] the field finally came to be widely called « country

music » in 1953 just when the largest number of the genre‘s fans no longer

lived in rural areas. Urban migrants core fans needed assurance that they

were still « country ». (Peterson 1997 : 185)

Au Québec, le country-western apparaît aussi dans un contexte urbain; les pionniers

habitent des villes régionales importantes et travaillent dans le secteur ouvrier. Le genre se

raccorde rapidement à l‘industrie de la musique, et si les premiers interprètes sont des

amateurs et des autodidactes, leur pratique ne semble pas émerger de la tradition orale mais

se compose de chansons originales et de reprises de chansons états-uniennes diffusées par

la radio, le disque et le cinéma. Ces éléments tendent à rattacher le country-western à la

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modernité, et si un discours sur la tradition finit par émerger, c‘est en grande partie en

conjonction avec la fabrication de son authenticité.

1.3 La constitution du genre country-western au Québec Dès les débuts de sa commercialisation, la chanson country était diffusée au Québec et au

Canada par le biais de la radio. Dans les années 1920, la diffusion radio n‘étant pas

réglementée, la programmation de plusieurs stations basées aux États-Unis était parfois

diffusée jusqu‘au nord de la frontière. La programmation de WBAP, à Fort Worth, pouvait

être captée à New York, au Canada, à Hawaï et même en Haïti (Malone 2002 : 34). Avant

la création du CRTC en 1968, les Québécois des zones limitrophes, incluant Montréal,

avaient accès à la radio américaine et à la musique country diffusée sur ses ondes

(Chamberland 1997 : 209). On sait aussi que le Grand Ole Opry, une des émissions

radiophoniques consacrées à la musique hillbilly ayant eu la plus grande longévité et

achetée en 1941 par NBC, pouvait aussi être captée au Canada dans les années 1940

(Herzhaft 1984 : 24). Aux côtés de la radio, le film western est un autre véhicule important

pour la musique country au Québec (Baillargeon et Côté 1991 : 41; CRTC 1986 : 19). La

musique des films westerns, destinée à un marché de masse et souvent écrite par des

auteurs et des compositeurs professionnels, se distingue par ses sonorités adoucies de la

musique hillbilly, plus rustique. Au Québec, les premiers enregistrements qu‘on peut

associer au western sont d‘ailleurs des adaptations de chansons tirées des films de cow-

boys chantants les plus populaires de l‘époque, qui mettaient en vedette des interprètes

comme Gene Autry (1907-1998) et Roy Rogers (1911-1998). Chantées au Québec par des

interprètes comme Ludovic Huot et Lionel Parent, ces versions de chansons

hollywoodiennes présentent peu de parenté avec la première chanson country-western

produite au Québec, qui s‘apparente plus à la musique hillbilly et country qu‘à celle des

films westerns.

Au Canada, c‘est dans les années 1930 que RCA Victor commence à enregistrer à

Montréal des artistes country canadiens. Encouragée par le succès commercial de Jimmie

Rodgers (1897-1933) aux États-Unis, la compagnie enregistre le chanteur Wilf Carter

(1904-1996) dès 1932, puis Hank Snow (1914-1999) à la fin de la décennie (Malone 2002 :

90), qui s‘était d‘abord fait connaître en jouant sur les ondes de CHNS, à Halifax (CRTC

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1986 : 11). Il faut cependant attendre les débuts sur disque de Roland Lebrun en 1942 chez

Compo, sous étiquette Starr, pour qu‘on puisse parler véritablement d‘une première

chanson country-western en français. À la suite du succès rencontré par celui qu‘on

surnommait « le soldat Lebrun », RCA Victor emboîte le pas avec Paul Brunelle, dont la

compagnie lance le premier disque en 1945, puis avec Willie Lamothe qui commence à

enregistrer en 1946. En 1947, Marcel Martel commence à endisquer chez Starr. En plus de

ces quatre artistes dont les carrières seront longues et la production abondante, de

nombreux autres interprètes country-western font leurs débuts à la même époque. Pour la

première fois, un groupe de chanteurs proposent des enregistrements qu‘on associe au

country et au western et présentant des traits stylistiques communs; ces premiers chanteurs

country-western ont recours à une voix chantée proche de leur voix parlée, ils font un usage

abondant de la nasalisation et du second mode de phonation, et ils s‘accompagnent à la

guitare.

Lorsque les pionniers du country-western amorcent au Québec leurs carrières

respectives, et bien que leurs styles et leurs carrières présentent une certaine unité, le genre

country-western tel qu‘il s‘incarnera au Québec est encore à inventer. Jusqu‘à la fin des

années 1950, le country-western ne possède aucune institution autonome par rapport au

reste de la musique populaire. Les chanteurs country-western n‘ont ni compagnies de

disques spécifiques, ni réseaux établis pour les tournées, sinon peut-être ceux maintenus par

les troupes de variétés dont ils font partie mais où ils ne sont que des numéros parmi

d‘autres. Bref, pendant les années 1940 et les années 1950, le genre country-western est en

émergence et il est loin d‘être complètement structuré. Cependant, la division du travail

apparaît déjà comme un premier élément structurant; elle y est déjà différente de ce qui

prédomine dans la musique populaire des années 1940 et distingue le country-western des

autres styles populaires. À cette époque, le travail de création dans l‘industrie de la musique

populaire est la plupart du temps divisé entre d‘une part les auteurs et les compositeurs, et

d‘autre part les interprètes. Pour les années 1930 et 1940, des artistes comme Mary Travers

Bolduc (1894-1941), une des premières interprètes à chanter principalement ses propres

chansons, et Lionel Parent, qui écrit une partie de son répertoire et s‘accompagne à la

guitare, constituent des exceptions. Les chanteurs country-western composent le premier

groupe d‘artistes du disque qui se distinguent par leur statut d‘auteurs-compositeurs-

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interprètes. De plus, ces artistes sont des amateurs et des autodidactes. Bien que l‘industrie

du divertissement de l‘époque fasse une place de plus en plus grande aux autodidactes, et

ce, depuis la fin des années 1920, ces derniers occupent des professions en voie de

professionnalisation, notamment au théâtre et à la radio; des artistes autodidactes de la

scène et de la radio comme Ovila Légaré et Rose Ouellet amorcent des carrières

professionnelles qui les amèneront à travailler au sein d‘institutions reconnues et touchant

un grand public (la station CKAC pour Ovila Légaré, le Théâtre National pour Rose

Ouellet). En ce qui concerne le country-western, on verra que ce mouvement demeurera

incomplet; après une professionnalisation accrue dans les années 1970, où certains artistes

semblent faire exclusivement carrière dans le milieu de la musique et où des compagnies de

disques spécialisées produisent leurs disques tout en assurant leur promotion,

l‘autoproduction, l‘autopromotion et l‘exercice d‘un métier en dehors de l‘industrie de la

musique vont prédominer à partir de la fin de cette décennie jusqu‘à aujourd‘hui, ce qui

alimentera une partie du discours sur l‘authenticité.

Sur le plan phonographique, la structuration du country-western se réalise très

lentement. Après la grande diversité qu‘ont connue les années 1920, le Québec des années

1940 ne compte plus que deux compagnies de disques qui ont survécu à la Crise, soit RCA

Victor et Compo, qui produit les disques Starr. Columbia ne produit que six disques

québécois pour toute la décennie, tous en 1946, et Decca ne produit pas non plus, sauf à

partir de 1949 avec London (Thérien 2003 : 200). RCA Victor et Compo, des compagnies

généralistes, produisent des enregistrements de tous types, et les chansons country-western

côtoient dans leurs catalogues la musique classique, les chants religieux, le folklore, les

monologues comiques, les adaptations de succès américains, les reprises de chansons

françaises et des chansons populaires originales. Les compagnies commercialisent

cependant différents types de musique sous diverses séries et étiquettes. RCA Victor offre

des disques économiques sous l‘étiquette Bluebird, sur laquelle on retrouve des artistes

folkloriques et country-western, des artistes de la Bonne Chanson et quelques chanteurs de

variétés. Chez RCA Victor, la série 56-5200 est consacrée à la chanson de variété, la série

10 à la musique classique et religieuse, et la série 150000 propose surtout des artistes

français. Au cours des années 1940, l‘étiquette Starr de la compagnie Compo produit plus

de disques au Québec que toutes les autres compagnies réunies, mais RCA Victor domine

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tout de même le marché, distribuant au Québec beaucoup de produits anglophones en plus

de sa production francophone locale (Thérien 2003 : 199). Bien que les séries regroupent

des styles musicaux selon une certaine logique, les disques ne semblent pas bénéficier

d‘une mise en marché spécifique qui varierait en fonction du type de musique enregistrée.

Les étiquettes apposées sur les disques ne fournissent qu‘indirectement des informations

sur le style de musique qu‘on y retrouvera. L‘usage veut que l‘instrumentation soit

précisée, chez Compo comme chez RCA Victor; sur les disques de Marcel Martel et de

Willie Lamothe, par exemple, on peut lire la mention « chant avec guitare », ce qui les

distingue tout de même des autres enregistrements de musique populaire où on retrouve

généralement un orchestre plus ou moins étoffé. Les disques de chant classique et religieux

précisent la tessiture du chanteur ou de la chanteuse, alors qu‘elle qui n‘est pas mentionnée

sur les disques de musique populaire, sauf si l‘interprète est également connu pour des

enregistrements de musique lyrique. En 1949, RCA Victor innove avec ses disques de

couleur; la revue Le Passe-Temps annonce ce « nouveau modèle » et présente les

différentes catégories de musique ainsi établies par la compagnie.

Une grande marque de disques « nouveau modèle » offrira bientôt ses

disques aux couleurs variées pour chaque catégorie de musique : musique

classique, rubis; semi-classique, bleu nuit; populaire, noire; enfantine, jaune

clair; folklore, cerise; musique internationale, bleu ciel, et celle dite

« western », vert gazon. Commode et joli, paraît-il. (Le Passe-Temps 1949

no 921 : 10)

Il s‘agit ici de la première trace, au Québec, d‘une volonté de distinguer la musique « dite

western » de la musique populaire. L‘initiative ne dure cependant pas plus de deux ans,

cette utilisation du vinyle de couleur ayant apparemment visé avant tout à attirer l‘attention

des acheteurs sur le nouveau format 45 tours proposé par RCA Victor (Thérien 2003 : 188).

Dans la réception, c‘est surtout une opposition entre musique classique et musique

populaire qui semble prédominer. La revue Le Passe-Temps introduit en 1947 une nouvelle

chronique intitulée « Les beaux disques » (no 910 : 28). La chronique présente séparément

les disques classiques et les disques populaires. Dans la catégorie populaire, on retrouve des

disques de Lucille Dumont, d‘Alys Robi, d‘Omer Dumas et ses ménestrels et de Paul

Brunelle, une exception dans cette série de chroniques, sans qu‘aucune précision ne soit

apportée quant au style musical de ces enregistrements. Le disque de Paul Brunelle est

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présenté comme un disque de « chant avec guitare », à l‘instar de ce que l‘on retrouve sur

les étiquettes des disques country-western produits à l‘époque. Plus bas sur la même page,

une photo d‘Omer Dumas accompagne un entrefilet sur la tournée annuelle du violoniste,

présenté comme un folkloriste; la critique de son disque se retrouvait tout de même dans la

catégorie des disques populaires. Dès le numéro 912 du Passe-Temps, la chronique « La

musique populaire » est remplacée par la chronique « Les disques français », qui présente

encore une fois un disque de folklore par Omer Dumas. Il semble donc que dans les années

1940, la locution « musique populaire » n‘était pas encore fixée pour désigner les disques

autres que classiques; aucun terme ne semble avoir prédominé pour désigner la chanson

country-western.

La structuration s‘amorce doucement avec l‘arrivée, au cours des années 1950, de

nouvelles compagnies de disques qui s‘intéressent au country-western et qui produisent

exclusivement de la musique populaire. En 1952, le disquaire Rosaire Archambault fonde

la compagnie Alouette, qui offre des microsillons à prix compétitifs et de styles musicaux

variés (Huot 2011 : s.p.). La compagnie fait paraître des enregistrements de Maurice

Bienvenue. Pour la première fois, un chanteur country-western est présenté comme tel par

une compagnie de disques, et Maurice Bienvenue enregistre sous le nom de Jimmy « Le

cowboy » Debate5. Dès la fin des années 1950, Carnaval, puis MCA Coral à partir des

années 1960, offrent des réimpressions de certains enregistrements originaux de l‘étiquette

Starr sur 33 tours (Claudé 1986a : 21), notamment ceux de Roland Lebrun chez Carnaval,

et la compagnie London, filiale canadienne de la maison mère britannique Decca (Moogk

2011 : s.p.), fait paraître pendant les années 1960 des albums de Marcel Martel, de Willie

Lamothe et de Paul Brunelle. Pour London, ces trois pionniers du country-western

semblent très rentables. En 1965, un représentant de la compagnie confie : « On ne les

échangerait pas pour n‘importe qui dans la chanson à l‘heure actuelle. Ils sont des valeurs

sûres. Lamothe vend 30 000 copies de chaque microsillon qu‘il sort. Brunelle en vend entre

40 000 et 45 000. Martel entre 15 000 et 16 000. » (Godin 1965 : 25). Ces « valeurs sûres »

évoluent cependant toujours chez une compagnie généraliste offrant des enregistrements de

5 L‘orthographe de ce pseudonyme varie d‘un enregistrement à l‘autre ainsi que d‘une source à l‘autre

(Dabate, D‘Abate, Debate). J‘aurai recours à l‘orthographe Debate utilisée par Robert Thérien, qui semble

aussi être la plus répandue.

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styles variés. Les compagnies qui se consacrent à la musique populaire et qui font une plus

large place au folklore et au country-western, comme Carnaval, ne produisent pas de

nouveaux enregistrements avec les plus grands noms, et leurs artistes country-western sont

moins connus.

En 1958, la compagnie Rusticana, fondée par Roger Miron (Musée du rock'n'roll

2011 : s.p.), chanteur country-western qui avait connu un grand succès en 1956 avec la

chanson « À qui l‘ptit cœur après neuf heures »6, fait paraître son premier disque. Il s‘agit

d‘une première compagnie à s‘intéresser essentiellement au country-western. Parmi les

premiers disques produits par Rusticana, on compte les enregistrements de Léo Benoît, qui

allie country et rock and roll; Rusticana et sa subsidiaire Click feront paraître de nombreux

disques rock and roll et yé-yé. À la fin des années 1950, Roger Vallée fonde la compagnie

Fleur de lys, qui enregistre ce que Richard Baillargeon et Christian Côté nomment sans

aucune connotation péjorative de la « musique kétaine ». Les artistes de la compagnie Fleur

de lys enregistrent une chanson influencée à la fois par le folklore, le country-western, la

chansonnette française et américaine, le rock and roll et la musique latine. Certains

chanteurs country western comme Jean Boucher vont mêler à ce style les rythmes du

mérengué et de la biguine. (Baillargeon et Côté 1991 : 36-37). Il faut cependant attendre le

début des années 1970 pour qu‘apparaisse une compagnie s‘intéressant exclusivement à ce

qu‘on désignait alors sous le nom de « musique campagnarde ». Fondée en 1971 ou en

19727 par Jean Chaput, Bonanza présente en 1986 un catalogue d‘environ 600 microsillons

(Claudé 1986a : 21) de country-western et de musique folklorique. Les années 1970 voient

naître une véritable industrie spécialisée de la musique country-western, qui connaît une

6 Des indices du succès de cette chanson se retrouvent dans l‘autobiographie de Marcel Martel. Roger Miron

enregistrait pour RCA Victor, et Marcel Martel reprend pour Starr « À qui l‘ptit cœur après neuf heures », une

pratique qui était alors courante. Marcel Martel, qui semble s‘approprier la paternité de cette chanson dans ses

souvenirs, raconte : « Côté disque, j‘ai fait un genre de malheur à la fin de mars — début avril en sortant ―À

qui l‘petit cœur après neuf heures‖ [sic]. Ce disque a tourné un peu partout au Québec. Certains annonceurs

de radio le présentaient pour rire de moi, d‘autres y trouvaient du plaisir, mais la chanson ne laissait personne

indifférent. La compagnie Apex avait du mal à satisfaire la demande. » [….] « Dans les boîtes à musique, le

disque tournait des dizaines et des dizaines de fois par jour. Même dans les villages les plus éloignés, on a dû

changer quelquefois la copie dans les ―guiboux‖ [juke-box], tellement elle était usée. » (Martel et Boulanger

1983 : 146) 7 En 1986, Jean Chaput raconte avoir fondé 17 ans plus tôt la compagnie Budget, puis trois ans plus tard,

Bonanza, ce qui ferait remonter les débuts de cette compagnie à 1972; le plus ancien disque produit par

Bonanza conservé à BAnQ est cependant daté, selon l‘institution, de 1971 (On s’en vient vite, de Lorraine

Arseneault Diotte).

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période florissante avec la création de nombreuses étiquettes. Au cours de la décennie, le

chanteur Gaétan Richard crée les étiquettes Ouesteurne, Guitare et Paysanne (Claudé

1986a : 21). Les disques Amical, créés à la même époque, produisent eux aussi du folklore

et du country-western. C‘est cependant Bonanza qui semble dominer le marché avec son

imposant catalogue et des activités s‘étendant à la radio et à la scène, ce qu‘indiquent trois

sources, et Bonanza semble en particulier avoir entretenu des liens étroits avec la station de

radio CKVL. Un article d‘Yves Claudé montre une photo dont la légende précise qu‘elle a

été prise lors du « Festival western à la salle du Plateau (Bonanza-CKVL) » à Montréal en

1979 (Claudé 1986b : 50). Une publication de la compagnie Bonanza, intitulée Super

festival western 19768, semble être un programme souvenir pour une des éditions de ce

festival, qui a au moins été présenté jusqu‘en 1979, année où Marcel Martel raconte avoir

participé au festival, qui présentait cette année-là une série de six spectacles (Martel et

Boulanger 1983 : 353). Les notices biographiques présentées dans ce programme, qui met

en vedette des artistes connus (Marcel Martel, Noëlla Therrien, Paul Brunelle) et moins

connus de nos jours (Gérard Roussel, Claude et Muriel Dubé) ont été rédigées par Roger

Charlebois, alors président de l‘Association de musique folklorique et campagnarde du

Québec, qui décerne des prix lors du festival de Saint-Pie-de-Bagot (Martel et Boulanger

1983 : 336), dont il est aussi l‘organisateur (Taschereau 1977 : 24). Roger Charlebois est

également, à cette époque, le rédacteur de la chronique « Le ranch des vedettes » qui paraît

dans le Journal des Vedettes. Bonanza, en plus de s‘associer à une station de radio connue

pour son appui au country-western (Willie Lamothe et Paul Brunelle y ont notamment été

animateurs dans les années 1950), contribue encore d‘une autre manière à la structuration

du genre par la création d‘un autre type d‘institution qui présente le country-western

comme un genre à part entière, le festival9. Elle collabore de plus avec une association

spécifique au genre, qui constitue un autre élément structurant. Malgré ces indices de

structuration, il faut noter qu‘en 1977, Roger Charlebois était également à l‘emploi du

journal Le Devoir, où il était correcteur d‘épreuves (Taschereau 1977 : 24). Si le country-

western s‘est doté de compagnies de disques et d‘une association, cette dernière est

8 Un exemplaire de cette publication, dépourvue de numéro ISSN et non déposée à BAnQ, m‘a été transmis

par Marie-Thérèse Lefebvre, que je remercie. 9 Dans une analyse des caractéristiques de la chanson italienne traditionnelle, Franco Fabbri mentionne qu‘un

festival, ici celui de San Remo, peut devenir un événement culte au sein d‘un genre (Fabbri 1982a : 66); les

festivals peuvent donc composer aussi un élément de structuration pour un genre musical.

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cependant dirigée par quelqu‘un exerçant un métier à l‘extérieur du domaine musical; le

genre ne semble donc pas assez rentable pour offrir des opportunités professionnelles à

temps complet à d‘autres acteurs que les interprètes et les artisans des compagnies de

disques10

.

Au cours de cette décennie, le country-western semble donc prospère. Par ailleurs, il

réussit, en tant que genre structuré et autonome, à percer la musique populaire de grande

consommation. De 1970 à 1975, Télé-Métropole présente l‘émission Le Ranch à Willie, qui

attire plus de 1 400 000 téléspectateurs par semaine (Chamberland 1997 : 211). Signe de la

popularité du country-western, Fernand Lapierre, organiste des Expos de Montréal lors de

leurs débuts au Parc Jarry, enregistre au cours des années 1970 un disque d‘orgue western

(Arcand et Bouchard 2002 : 201). Le disque country-western semble vendre plus que

jamais et Daniel Beaudry, relationniste de la maison de disques Bonanza, avoue en 1977 au

journaliste Yves Taschereau, qui publie en 1977 dans L’Actualité un article sur les

chanteurs country-western, que son commerce est « excessivement rentable ». Les disques,

qui vendent mieux lors des spectacles que chez les disquaires, auraient représenté un chiffre

d‘affaire d‘un million de dollars pour la compagnie en 1975 (Taschereau 1977 : 24-25).

Taschereau s‘étonne de la popularité du genre, qui vend autant que la chanson populaire, et

avance des chiffres de vente :

La compagnie London, grande productrice de chansons commerciales, vend

autant de 33 tours westerns que de 45 tours des grands de la chansonnette.

[…] Willie Lamothe a vendu plus d‘un quart de millions d‘exemplaires

d‘Allô! Allô! petit Michel et de Je chante à cheval. C‘est connu. Mais

d‘autres chanteurs atteignent, dans l‘incognito, des chiffres de vente

stupéfiants. Connaissez-vous André Hébert? Il a vendu 16 000 exemplaires

de Des Roses rouges pour toi maman. […] Et Aldéi Duguay? 70 000 copies

de ses 7 microsillons! (Taschereau 1977 : 22)

Taschereau soutient qu‘à la même époque, les ventes des artistes québécois atteignent

rarement les 25 000 disques. Il compare ces ventes avec celles des artistes les plus

populaires du temps, dont Beau Dommage qui aurait vendu 200 000 exemplaires de son

premier album, Jean-Pierre Ferland, dont l‘album Jaune se serait écoulé à 80 000

10

Il serait par ailleurs pertinent de chercher à savoir si ces compagnies ont développé une expertise technique

et de réalisation exclusive au country-western et si elles possédaient leurs propres studios d‘enregistrement.

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exemplaires (Taschereau 1977 : 22). Roger Chamberland soutien quant à lui que Renée

Martel aurait vendu, en 1972, 400 000 exemplaires de « Un amour qui ne veut pas

mourir ». (Chamberland 1997 : 211) Il est difficile d‘évaluer l‘exactitude de ces chiffres; il

apparaît cependant certain que, pendant les années 1970, le country-western a réussi à

devenir un genre de grande consommation et à toucher un public plus vaste que jamais à la

fois par le biais de la télévision avec Willie Lamothe et par des succès country pop comme

ceux de Renée Martel. Pourtant, dès la fin de la décennie, on envisage le country-western

comme évoluant dans une industrie extérieure à celle de la musique populaire, ce qui ne

sera véritablement le cas qu‘une dizaine d‘années plus tard. Yves Taschereau, tout en

s‘étonnant des revenus générés par les chanteurs country-western, qualifie le monde dans

lequel ils évoluent de « monde parallèle du show-business », qu‘ils reproduisent, « parfois

même en plus gros : Julie et Bernard Duguay gagnent 1 000 dollars ―clairs‖ par fin de

semaine! Lévis Bouliane avoue gagner ―50 000 dollars et plus‖ par année! » (Taschereau

1977 : 24).

Après cette décennie, les difficultés rencontrées par toute l‘industrie de la musique

affectent le country-western. Avec la crise économique du début des années 1980, plusieurs

compagnies de disques indépendantes ferment leurs portes, et le country-western retourne

au circuit des bars et des festivals (Chamberland 1997 : 211). La production de disques est

en baisse dans tout le pays, et d‘après Statistiques Canada, le nombre d‘albums canadiens

contenant au moins une pièce classée « country et folk » a chuté de 150 en 1977 à 44 en

1983 (CRTC 1986 : 20). Des petites étiquettes personnelles voient le jour, et les artistes se

tournent résolument vers l‘autoproduction et l‘autopromotion (Claudé 1986a : 21), une

situation qui perdure jusqu‘à nos jours (Lefrançois : 2006a11

). Les artistes vendent de plus

en plus leurs disques et leurs cassettes eux-mêmes lors des spectacles, qui, 1986,

constituent la principale source de revenu des artistes country canadiens, le disque étant

devenu avant tout un outil de promotion permettant d‘obtenir des engagements (CRTC

1986 : 16). Une douzaine de circuits régionaux canadiens fournissent aux musiciens du

travail plus ou moins permanent, dans les Maritimes, l‘Outaouais et le Nord de l‘Ontario

notamment (CRTC 1986 : 17). Alors que dans les années 1940 le country-western

11

Cette information m‘a été communiquée par Jan Cody en 2006 alors qu‘elle était présidente de la Canadian

Country Music Association.

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bénéficiait de la promotion du 45 tours, une innovation technologique majeure qui

permettait d‘améliorer la qualité sonore des enregistrements tout en maintenant un format

idéal pour la promotion individuelle des chansons, les années 1980 semblent marquées,

pour le country-western, par une résistance à l‘adoption des nouvelles technologies. Les

auditeurs du country-western auraient mis plus de temps que le reste du Québec à passer au

disque compact (CRTC 1986 : 24) et, en 1993, plusieurs artistes ne produisaient toujours

que des cassettes. Sylvain-Claude Filion explique ce phénomène par le coût de production

élevé du disque compact, tout en mentionnant que certains acteurs de la scène country-

western y voient plutôt une adaptation trop lente des auditeurs à la nouvelle technologie

(Filion 1993 : 14)12

. Malgré la stagnation du marché et la disparition des compagnies de

disques spécialisées Bonanza et Amical à la fin de la décennie, quelques artistes réussissent

tout de même à réaliser des ventes importantes. En 1981, l‘album J’suis ton amie de

Chantal Pary se vend à plus de 100 000 exemplaires, alors qu‘à la même époque, les grands

artistes country américains vendent au Canada entre 20 000 et 50 000 exemplaires en

moyenne (CRTC 1986 : 13-14). De nouveaux artistes, comme Denis Champoux et Jerry et

Jo‘Ann, obtiennent une certaine forme de reconnaissance grâce à des prix remis par

l‘ADISQ13

. Les artistes qui réussissent à se tailler une place dans les institutions de grande

diffusion semblent donc conserver la faveur du public, ce qui pourrait tendre à accréditer la

thèse, invérifiable mais souvent énoncée, du country-western comme étant le genre vendant

le plus de phonogrammes au Québec depuis plusieurs décennies.

Au terme de sa structuration, dans les années 1970, le genre country-western se

distingue toujours par la prédominance des auteurs-compositeurs-interprètes. Ceux-ci

évoluent au sein de compagnies de disques spécialisées (Rusticana, Bonanza) ou

généralistes (London) qui prennent en charge la réalisation et la production. Après la crise

du disque, la division du travail se restreint encore, et la plupart des artistes font à la fois de

l‘autoproduction et de l‘autopromotion. Robert Giroux observe encore en 1993 une quasi

absence de division du travail dans la musique country-western, où « [l]es chanteurs

12

Par ailleurs, l‘autoproduction témoigne d‘une appropriation, par les artistes country-western, de la

technologie de l‘enregistrement, qui vient nuancer cette vision de résistance à la technologie. 13

Fondée en 1978, l‘ADISQ (Association québécoise de l‘industrie du disque, du spectacle et de la vidéo) est

une association professionnelle qui assure la promotion et la défense de ces secteurs au Québec et qui remet à

chaque année des prix lors d‘un gala télévisé depuis 1979.

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western voient de très près à la production de leurs disques à tous les niveaux : leur

équipement est rudimentaire, facile à déplacer; la qualité de leur enregistrement est souvent

médiocre, les pochettes de disque sont toutes semblables, nom, photographie, titres de

chansons, etc. » (Giroux 1993 : 123). Le statut socio-économique de la plupart de ces

artistes est précaire; la majorité d‘entre eux occupe une double profession et ne peut vivre

de son art. En 1986, le CRTC évalue à 57 % la proportion d‘artistes country-western

occupant un autre emploi que celui d‘interprète (CRTC 1986 : 17).

1.4 L’authenticité country-western Au cours de la structuration du country-western, l‘authenticité prend une place importante

dans le discours et ce dès 1965 dans un article signé par Gérald Godin, qui rencontre

Marcel Martel, Paul Brunelle et Willie Lamothe pour la revue Maclean. Après les années

1970, cette authenticité est entièrement intégrée au genre et à sa représentation, tant chez

les défenseurs du country-western que chez ses détracteurs, en passant par les simples

observateurs, journalistes curieux de ce qu‘ils considèrent comme un « phénomène ». Les

artistes, tout comme les commentateurs, placent l‘idée d‘authenticité au cœur des valeurs

du genre. On peut aisément identifier plusieurs marqueurs d‘authenticité dans les discours

et les œuvres produits depuis cette période, marqueurs qui rappellent tous des éléments de

l‘authenticité country décrite par Peterson. Je les ai regroupés en quatre catégories, ce qui,

d‘une part, permet de rassembler des phénomènes et des éléments du discours très proches

les uns des autres, et qui met d‘autre part en évidence les sources sur lesquelles a pu se

construire cette authenticité, sources qui correspondent à des conditions présentes dès la

période d‘émergence du country-western. À chaque élément de la section 1.4 (mise en

scène de la vie personnelle de l‘artiste; proximité entre les artistes et le public; discours sur

la sincérité et la simplicité; tradition country-western) correspondra donc un élément de la

section 1.5 portant sur le country-western des années 1940 et 1950 (parcours individuels

des artistes; personnalisation du métier de chanteur; montée des amateurs; affiliations

familiales et folkloriques). On verra que ce sont des traits structurants du genre, dont

certains feront d‘ailleurs l‘objet d‘analyses dans le chapitre 4, qui ont servi de fondement à

l‘authenticité country-western qui s‘est établie ultérieurement.

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1.4.1 Mise en scène de la vie personnelle des artistes

À partir des années 1970, on constate chez les chanteurs country-western une tendance à

l‘adoption d‘une persona dont plusieurs caractéristiques sont tirées de leur vie personnelle.

Si l‘attirail du cow-boy est toujours en usage, les chanteurs sont désormais moins des

« cow-boys canadiens » que des gens présentés comme ordinaires et s‘adonnant au métier

de chanteur. Julie et les frères Duguay, par exemple, vont mettre en valeur leurs origines

gaspésiennes. Le groupe est né de la rencontre entre Julie Daraîche avec Bernard et

Fernand Duguay au bar-salon Au Rocher Percé à Montréal. En 1970, Julie et les frères

Duguay enregistrent leur premier disque chez Bonanza et fondent sur la rue Rachel un

établissement appelé Au pied du quai. Ils se produisent aussi au Casino gaspésien de la rue

Sainte-Catherine (Charlebois 1976 : s.p.). Plusieurs chanteurs adoptent une persona

rattachée à un métier, le plus souvent issu du milieu ouvrier. Ainsi, Terry A. Gallant se

présente comme le « camionneur chantant ». Jos Desrochers, mineur pendant 20 ans

devient à la radio de CFCL Jos Meloche le « roi du Nord », personnage de foreman et de

bûcheron qui raconte des épisodes de la vie au chantier tout en répondant aux demandes

spéciales des auditeurs (Bouchard 2005 : s.p.); il conservera le pseudonyme de Jos Meloche

sur disque, enregistrera un album intitulé Le roi du Nord sous étiquette Amical dans les

années 1970. L‘incarnation de ces personas ne va cependant pas de soi pour tous les artistes

country-western. Réal V. Benoît, qui commence sa carrière en 1971, se présente, malgré lui

et sous la pression exercée par son producteur de l‘époque, comme le « mineur chantant »,

un métier qu‘il a véritablement exercé; il se produit d‘abord, sur scène et à la télévision,

habillé en mineur et portant son casque sur la tête.

Cette mise en scène de soi s‘incarne aussi dans les chansons des artistes country-

western, dont les œuvres, selon Yves Claudé, relèvent d‘un type narratif différent de la

chanson populaire, et où les proches sont souvent nommés et où les anecdotes sont

présentées comme étant réelles et vécues (Claudé 1997). Lévis Bouliane disait en 1977 :

« Des fois j‘ai des problèmes avec mon épouse, alors je peux écrire : ―Ne m‘en veux pas si

une autre veut m‘aimer…‖ » (Taschereau 1977 : 24). La carrière de Jeanne-Mance

Cormier, qui souffre d‘une forme grave de nanisme et qu‘on surnomme « la plus petite

chanteuse du monde », montre que le phénomène est encore bien présent, et elle met son

handicap en scène dans sa chanson la plus connue, « La chanson de l‘handicapé » [sic]. La

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prééminence de la profession d‘auteur-compositeur-inteprète favorise évidemment le

recours à des faits tirés de la vie des artistes comme matériau pour leurs chansons. On

retrouve cependant une volonté semblable de coller à la vie de l‘interprète chez des auteurs

qui écrivent pour d‘autres. Yves Claudé relate à ce sujet la collaboration entre Hélène

Sansregret et Lynn Beauchamp :

Même lorsqu‘il y a division du travail entre auteur-compositeur et interprète,

les chansons sont écrites par le parolier en fonction du vécu de l‘interprète à

qui la chanson est destinée : ainsi, Hélène Sansregret composait il y a

quelques années la chanson « Je suis la femme d‘un mineur » pour Lynn

Beauchamp, dont le mari est à la fois mineur (à Val-d‘Or, en Abitibi)… et

producteur des disques de sa femme. (Claudé 1997 : 170).

Bien que la persona de ces chanteurs soit souvent basée sur des aspects véridiques de leur

vie personnelle ou professionnelle, il ne faut pas oublier que celle-ci demeure construite et

qu‘elle constitue assurément une représentation leur permettant de revendiquer leur

authenticité, et l‘image de ces chanteurs est tout aussi construite que celle des autres artistes

populaires. L‘adoption d‘une persona de camionneur, de bûcheron ou de mineur, ou encore

la revendication de ses origines géographiques comme dans le cas de Julie et les frères

Duguay, sont des stratégies qui permettent aux artistes de se conformer à des valeurs

spécifiques au genre, notamment l‘importance de se montrer sur scène et sur disque de la

même manière que dans la vie quotidienne et de revendiquer un statut, comme le dit

Taschereau, de « non-vedette ». Ces stratégies reliées à l‘affirmation de l‘authenticité

exigent aussi, comme l‘indiquait Peterson pour le country, que les artistes se présentent

comme appartenant au même milieu que leur public, comme si leur profession de chanteur

et de chanteuse ne leur conférait aucun statut particulier. Il est assez révélateur, par

exemple, que la chanson écrite par Hélène Sansregret pour Lynn Beauchamp s‘intitule « Je

suis la femme d‘un mineur » et non pas « Je suis la femme d‘un producteur de disque ».

1.4.2 Proximité entre les artistes et le public

Pour Yves Claudé, la revendication d‘une appartenance au milieu ouvrier par les artistes, à

travers leur persona, leurs chansons et leur discours sur scène, découle en partie du statut

socio-économique des artistes country-western qui, « [à] cause des faibles revenus qu‘ils

tirent de cette musique, […] doivent avoir un double emploi, travaillant en usine durant la

semaine, et se produisant dans les cabarets durant la fin de semaine » (Claudé 1986b : 51).

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Selon le sociologue, cette situation renforce d‘ailleurs l‘identification du public à

l‘interprète, et l‘intégration sociale de l‘artiste à son public est une des spécificités de la

culture counry-western (Claudé 1997 : 169). Si un statut socio-économique précaire

apparaît être le lot de plusieurs chanteurs country-western depuis les années 1980,

nécessitant en effet souvent un double emploi (CRTC 1986), les chanteurs country-western

des décennies précédentes ont été plusieurs à avoir connu un succès commercial important

et à avoir exercé le métier d‘artiste de manière exclusive. Paul Brunelle et Willie Lamothe

par exemple, pendant les années 1960, tirent assez de revenus de la chanson pour pouvoir

investir dans des entreprises; Willie Lamothe achète puis revend un bar, Paul Brunelle fait

l‘élevage de chevaux de course, et Marcel Martel est propriétaire d‘un immeuble

d‘appartements (Godin 1965). Quelle que soit leur situation, les artistes font le choix de

mettre de l‘avant leur appartenance à ce milieu socio-économique, ce qui s‘inscrit dans un

ensemble d‘attitudes qui favorisent l‘identification du public aux artistes. Sur scène, les

chanteurs country-western s‘adressent directement au public et l‘encouragent à se

manifester. Yves Taschereau décrit ainsi l‘ambiance d‘un spectacle de la chanteuse Marie

Lord dans les années 1970 :

Tout le long du spectacle, le public se sentait en famille. Comme si Marie

Lord avait été n‘importe qui de la salle, comme si n‘importe qui de la salle

eût pu être Marie Lord. Le public western ne veut pas de distance entre lui et

ses vedettes : le western vit de la ressemblance et non de la différence : tout

le monde peut chanter western et les chanteurs western chantent tout le

monde! (Taschereau 1977 : 24)

Jean Chaput, le fondateur de la compagnie Bonanza, note quant à lui l‘importance de la

participation du public : « Dans les clubs, il y a des gens qui participent, ils connaissent les

chansons des artistes et les chantent avec eux, c‘est impressionnant à voir. » (Claudé

1986a : 21) Cette implication du public peut même aller jusqu‘à l‘écriture de chansons,

comme le notait Christian Rioux en 1992 :

La chanson country n‘est pas toujours affaire de professionnels. Julie

Daraîche, qui chante ses ballades sentimentales depuis 25 ans dans tous les

cabarets de province, reçoit régulièrement des chansons par la poste. « Des

ménagères nous racontent leurs peines d‘amour que nous mettons en

chanson. Parfois, il n‘y a qu‘à faire les arrangements. » La chanson titre de

son dernier microsillon, La Voix de ton cœur, est de Georgette Denis, une

Gaspésienne. (Rioux 1992 : 74)

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L‘exécution des demandes spéciales, qui a été une pratique importante chez les pionniers

du country-western dans le cadre d‘émissions radiophoniques, comme on le verra dans le

chapitre 4, semble s‘être transposée sur scène, ce qui offre au public une occasion encore

plus directe de manifester ses préférences. Gérald Godin décrit ainsi le spectacle improvisé

offert par Marcel Martel, Paul Brunelle et Willie Lamothe lors de l‘entrevue qui les réunit à

la Taverne Willie Lamothe :

Le nouveau trio en chante une deuxième pour la photo. Elle est de Paul

Brunelle : « Le train qui siffle ». Quand il termine, c‘est le délire. Le public

est conquis. Mieux que ça, il va même jusqu‘à faire ce qu‘on appelle à la

radio des « demandes spéciales ». – Chante nous « Allo, allo petit Michel »

[sic], Wellie! [sic]. Et Wellie chantera. Et il paiera une tournée, sur

« demande spéciale » aussi. (Godin 1965 : 24)

La description de Gérald Godin tente de restituer une certaine spontanéité et la camaraderie

qui est de mise entre les chanteurs country-western et leur public, même si la performance

impromptue décrite ici a cependant été rendue nécessaire, comme l‘indique lui-même le

journaliste, par la séance de photos qui accompagne l‘entrevue.

L‘importance du public dans le discours des artistes country-western est telle que la

plupart des chanteurs et des chanteuses à qui on demande comment ils sont arrivés dans le

métier mentionnent spontanément la demande de leur entourage et l‘appréciation du public.

S‘il est vrai, comme on le verra dans le chapitre 4, que les goûts du public ont eu une

importance déterminante dans l‘émergence du country-western, celui-ci a principalement

atteint son public à travers les médias après avoir investi l‘industrie de la musique. Entre les

performances d‘amateurs devant un public restreint et relevant en bonne partie de la sphère

privée, et les carrières professionnelles et médiatiques qu‘ont connues les artistes country-

western, des instances de légitimation et de professionnalisation ont agi. Ainsi, Paul

Brunelle a d‘abord remporté à deux reprises le concours de la Living Room Furniture, en

interprétant des chansons populaires en vogue, ce qui lui a permis d‘être recruté par RCA

Victor. Pourtant, lorsque Gérald Godin lui demande pourquoi il est devenu un chanteur

country-western, le chanteur ne parle que du public : « Les gens venaient me voir; viens

chanter, chez nous, viens chanter ici, viens chanter là. C‘est la demande qui m‘a amené là-

dedans. » (Godin 1965 : 40) Willie Lamothe propose la même justification à sa carrière :

« C‘est simple : je voulais amuser, faire rire les gens. Devant leur reconnaissance je n‘ai pu

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que continuer dans cette voie. » (Le Serge 1975 : 43). Cette proximité apparaît à la fois

réelle, car elle est faite d‘interactions véritables entre les artistes et le public, et construite

dans sa représentation du public comme étant la source des carrières des artistes country-

western.

1.4.3 Discours sur la sincérité et la simplicité

Dans sa biographie de Willie Lamothe, Diane Le Serge trace du chanteur un portrait

sympathique. Elle insiste notamment sur sa simplicité, qu‘elle met en parallèle avec la

fierté de ses origines ouvrières :

Malgré le succès dont il jouit, résultat à la fois de son travail acharné et de

son talent, il a su garder cette grande simplicité et cet esprit farceur qui le

rendent si sympathique à tous ceux qui le connaissent. C‘est parmi les gens

simples qu‘il se sent à l‘aise et, loin de renier le milieu d‘où il vient, il en

garde au contraire une certaine fierté. (Le Serge 1975 : 16)

Willie Lamothe lui-même alimentait ce discours sur la simplicité, en valorisant

l‘accessibilité de la musique country-western :

Vois-tu, nous autres, c‘est deux ou trois accords, tu les entends une fois, tu

les sais par cœur. Tu t‘achètes une guitare, tu peux les chanter. Une bonne

chanson, c‘est une chanson que n‘importe qui peut chanter aux noces. À part

de ça, j‘ai remarqué une chose, ceux qu‘on snobbe, c‘est eux-autres [sic] qui

réussissent. Parce que le public, lui, il n‘est pas snob. (Godin 1965 : 39)

Marcel Martel exprime essentiellement la même idée, disant des chansons country-western

qu‘elles « ne sont pas compliquées, elles parlent de la vie ordinaire, de l‘amour et de la

beauté des grandes prairies » (Martel et Boulanger 1983 : 308). Roger Charlebois est du

même avis et étend cette simplicité aux amateurs de country-western : « Le public western

est composé de gens simples, ordinaires et très sensibles. Ils ne veulent pas changer le

monde mais veulent entendre parler des problèmes ordinaires, les leurs… » (Taschereau

1977 : 24).

Dans le discours country-western, la simplicité implique nécessairement la sincérité.

Pour Bertrand Drouin des disques Amical, « [l]a plupart du temps, les chansons westerns,

c‘est des chansons simples, sincères, qui racontent la vie de tous les jours, et les gens se

reconnaissent là-dedans. » (Claudé 1986b : 51) Avec un peu d‘ironie Yves Taschereau

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confirme : « C‘est la sincérité qui compte, pas la beauté. » (Taschereau 1977 : 24) La

sincérité country-western se manifeste de deux manières qui peuvent sembler

contradictoires. D‘une part, les chanteurs et les chanteuses aiment à dire qu‘ils chantent le

monde tel qu‘il est, parfois dur et cruel, et qu‘ils racontent les vraies joies et les vraies

misères du monde ordinaire. C‘est à partir de ce réalisme que Marie Lord fait l‘éloge du

country-western : « C‘est des histoires vraies que nous autres, les westerns, on vous

chante » (Taschereau 1977 : 24), et c‘est ainsi que Luce Bédard peut écrire dans Vie

ouvrière en 1988, chansons à l‘appui, que le country-western raconte « l‘isolement des

personnes âgées […], la vie chère et l‘injustice » (Bédard 1988 : 28). D‘autre part, cette

peinture de la société qui se veut véridique n‘écarte pas un certain sentimentalisme. Julie

Daraîche confie : « J‘haïs pas ça faire pleurer le monde. Voyez-vous, le monde est cruel

aujourd‘hui, alors il faut les faire pleurer un peu. » (Claudé 1986b : 51). Quant à Lévis

Bouliane, il affirme que « [l]a musique sort comme ça de [son] cœur » (Taschereau 1977 :

24).

La sincérité exige aussi des artistes qu‘ils soient eux-mêmes, originaux et uniques.

Willie Lamothe explique à Gérald Godin : « Moi j‘ai horreur des imitations, ça ne peut pas

durer. […] Il faut que quelqu‘un ait du style. Il ne faut pas arriver sur la scène comme

Trenet ou comme Gene Autry. » (Godin 1965 : 40) On présume par ailleurs que le public

country-western sait instantanément distinguer le vrai du faux, la performance sincère de la

mise en scène. À propos de la réaction du public de la Taverne Willie Lamothe lors de la

performance improvisée évoquée plus haut des trois pionniers du country-western pour les

besoins du photographe du Maclean, Gérald Godin décrit ainsi la réaction du public

présent, qui s‘amuse de voir ainsi les artistes donner un « faux » spectacle : « Le public est

goguenard. Il est par excellence celui à qui on ne la fait pas. » (Godin 1965 : 24) La

sincérité et la simplicité des artistes country-western, essentielles à leur authenticité, sont

d‘ailleurs les raisons qui sont le plus souvent avancées pour expliquer l‘engouement du

public pour ce genre musical. Gérald Godin raconte avoir interrogé des amateurs lors du

Festival du disque14

, à l‘aréna Maurice-Richard, qui lui ont affirmé aimer les chanteurs

14

Le Festival du disque a été créé en 1965 à Montréal par Jacqueline Vézina. Donnant lieu à une semaine

d‘exposition et à un gala au cours duquel des prix étaient remis, le Festival du disque visait à promouvoir

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country-western « [p]arce qu‘ils sont sincères. Parce qu‘ils sont simples. Parce qu‘ils ne

sont pas gênants. Parce qu‘on comprend ce qu‘ils chantent » (Godin 1965 : 41). Ces valeurs

peuvent s‘appliquer autant aux personnes qu‘à la musique, et un certain discours oppose le

country-western, plus naturel, au reste de la musique populaire qui serait devenue

artificielle. En 1992, Gildor Roy avance que « [l]es gens sont tannés de la musique

synthétique, ils veulent entendre des instruments acoustiques et avoir du plaisir » (Rioux

1992 : 73).

Si les propos tenus par les artistes masquent le plus souvent les mécanismes de

création, de production et de promotion, ceux recueillis chez les producteurs de disques

font au contraire la lumière sur leur perception de la fabrication du country-western en

fonction de ses destinataires, et à force d‘insister sur la simplicité des chansons et de leur

public, une certaine condescendance émerge. Bertrand Drouin, des disques Amical, offre

son interprétation de cette simplicité, perçue comme nécessaire, et qui s‘accompagne du

« quétaine » : « C‘est un genre de musique qui s‘adresse aux ouvriers, c‘est peut-être ça le

problème, de parler leur langage, je ne veux pas dire par là parler quétaine et puis

mâchonner les mots… Il faut bien dire, bien articuler, faire une belle musique, mais avec

une petite touche quétaine… » (Claudé 1986b : 51).

1.4.4 Traditions musicales et familiales

La dernière grande caractéristique de l‘authenticité country-western qui sera présentée ici

concerne la tradition country-western, faite à la fois de traditions musicales et de références

aux traditions familiales. Sur le plan du répertoire, les artistes country-western contribuent

fortement à la création et au maintien des classiques du genre. Ainsi, certaines chansons

qu‘on pourrait qualifier de canoniques font l‘objet de nombreuses reprises sur disque et sur

la scène. C‘est le cas notamment de « Quand le soleil dit bonjour aux montagnes », dont on

connaît plusieurs versions. Enregistrée pour la première fois au Québec par le groupe Les

Rigolos en 1945 sous le titre « Bonjour mon soleil » et chantée par Annette et Carmen

Richer, cette chanson a par la suite été reprise par Lévis Bouliane, Marie King, Lucille Starr

(sous le titre « The French Song »), Willie Lamothe et Marcel Martel (en solo et en duo

l'industrie québécoise du disque (McGregor et al. : 2011). En 1966, le festival offre pour la première fois un

prix pour la musique country-western, qui est remporté par Marcel Martel (Martel et Boulanger 1983 : 250).

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avec sa fille Renée). Plus récemment, « Quand le soleil dit bonjour aux montagnes » a été

reprise par Georges Hamel et par Patrick Norman. Il ne s‘agit ici que des versions

enregistrées par les artistes les plus connus et à l‘intérieur du genre : la chanson a également

été reprise, entre autres, par Alain Morisod et par l‘organiste Lucien Hétu, qui interprète la

pièce sur son disque instrumental du même titre consacré au country-western.

Les pionniers du country-western vont quant à eux proposer des nouvelles versions

de leurs chansons les plus populaires. À partir du milieu des années 1950, les compagnies

de disques commencent à offrir des microsillons country-western, un format qui devient la

norme à partir du milieu des années 1960 et qui supplante le 45 tours et le 78 tours qui avait

perduré, pour le country-western, jusqu‘en 1959. Si certains albums présentent une

collection d‘enregistrements déjà parus, ces produits se distinguent de plus en plus par des

arrangements orchestraux qui tranchent avec l‘instrumentation minimale des disques mis en

marché avant le milieu des années 195015

. Tout en offrant de nouvelles chansons, ces

albums comportent aussi des reprises, par les artistes originaux, des plus grands succès de

l‘époque du 78 tours. Ces chansons étaient parfois réenregistrées à la demande des

compagnies. Marcel Martel raconte que ce sont les gens d‘Apex16

qui lui ont demandé

d‘entrer en studio pour produire une nouvelle version de la chanson « Un coin du ciel » afin

de l‘intégrer à un album où le chanteur était accompagné d‘un orchestre (Martel et

Boulanger 1983 : 375)17

. Quant à Willie Lamothe, il enregistre en 1954 « Je chante à

cheval » pour une deuxième fois, avec les Cavaliers des plaines, et Paul Brunelle

réenregistre « Le train qui siffle » et « Sur ce vieux rocher blanc » avec les Troubadours du

Far-West en 1960. En réactualisant un répertoire ancien qui appartenait à une époque du

disque country-western dont la technologie et le style étaient en voie de disparition, les

15

Bien que les premiers enregistrements country-western étaient le plus souvent accompagnés uniquement de

guitare, les orchestres avaient commencé à faire leur apparition au milieu de cette décennie, comportant

habituellement une contrebasse, un accordéon et un violon. À partir des années 1960 toutefois,

l‘enregistrement multipiste se répand sur les enregistrements country-western et propose un son tout à fait

différent. 16

En 1950, Herbert Berliner (1882-1966), se croyant atteint d‘un cancer, vend la compagnie Compo à Decca,

qui remplace l‘étiquette Starr par l‘étiquette Apex (Thérien 2003 : 220), nom d‘une subsidiaire de Compo

basée à Toronto (Billboard, 30 décembre 1950 : 8). C‘est sous cette étiquette que Marcel Martel continuera à

enregistrer à partir de cette année, avant de passer chez London et chez Bonanza. 17

Il s‘agit sans doute de la version de « Un coin du ciel » qui se trouve sur l‘album « Le tango des

fauvettes », enregistré probablement en 1967 sur l‘éphémère étiquette Lero de Compo. Il s‘agit du microsillon

le plus ancien enregistré par Marcel Martel chez Compo que j‘ai pu retracer.

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pionniers du country-western en ont assuré la pérennité et ils ont contribué à faire de ces

chansons des classiques du genre. Celles-ci feront par la suite l‘objet de reprises par

d‘autres artistes. Julie et les frères Duguay enregistrent « Sur ce vieux rocher blanc » (vers

1973), tout comme Georges Hamel sur un album intitulé Chansons du patrimoine (2002);

Bobby Hachey (1932-2006) reprend « Je chante à cheval » sur son album Hommage à mes

amis (2000); Renée Martel reprend « Un coin du ciel » sur son album Un coin du ciel

(1981), puis sur À mon père : Ses plus belles chansons (1999). Les titres de ces albums eux-

mêmes, en évoquant l‘« hommage » et le « patrimoine », témoignent du statut de ces

chansons au sein du genre, et cette canonisation de certaines chansons country-western

contribue à la construction d‘un héritage qui, s‘il ne fait pas l‘objet d‘un discours abondant,

permet néanmoins aux chanteurs de s‘inscrire dans une tradition préexistante et durable et

ainsi de se positionner comme des « vrais » chanteurs country-western. Paradoxalement,

Marcel Martel affirmait dans son autobiographie que l‘album comprenant sa nouvelle

version de « Un coin du ciel » témoignait d‘une volonté d‘Apex de le transformer en

chanteur populaire et de transformer son style (Martel et Boulanger 1983 : 191). Si les

arrangements de cette version de « Un coin du ciel » sont en effet plus léchés et plus pop

que ceux des enregistrements précédents de Marcel Martel, le disque constitue tout de

même pour lui un retour au source sur le plan du répertoire, incluant notamment une

chanson associée à Tino Rossi (« Le tango des fauvettes ») et une chanson de Roland

Lebrun (« Au bord de la mer argentée », ici reprise sous le titre « La mer argentée »), deux

chanteurs dont il interprétait le répertoire au début de sa carrière.

L‘élaboration de cette tradition locale n‘exclut pas la présence d‘un processus de

légitimation rattaché au country états-unien, qui apparaît comme une référence. Marcel

Martel, par exemple, se réclame dans son autobiographie de l‘influence, présumée, de

Jimmie Rodgers :

Il arrivait quelquefois, le soir quand les conditions de la météo le

permettaient, que j‘écoute la radio en anglais. C‘était l‘époque où CKAC se

joignait au réseau CBS américain pour des programmes de musique de danse

et de chansons. Il me semble que c‘est au cours d‘une de ces émissions que

j‘ai entendu pour la première fois de la guitare à la radio. Il est fort possible

que ce soit Jimmy Rodgers [sic]. (Martel et Boulanger 1983 : 30).

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Les adaptations de succès états-uniens, nombreuses parmi les premiers enregistrements

country-western, continuent à être produites au cours des décennies suivantes, et les

chanteurs country-western adaptent autant des classiques du country que des succès country

contemporain majeurs suscitant par ailleurs des reprises par des interprètes rattachés à

d‘autres genres musicaux. Une vingtaine d‘années après « En prison maintenant », une

adaptation de Marcel Martel de « In the Jailhouse Now » de Jimmie Rodgers dont il sera

question dans le chapitre 4, Jos Meloche propose dans les années 1970 une nouvelle

version de ce classique du country avec un texte aux consonances encore plus québécoises,

« Chu‘t‘en prison astheur » [sic]. Renée Martel enregistre en 1972 « Un amour qui ne veut

pas mourir », une adaptation de « Never Ending Song of Love », un succès de Delaney &

Bonnie & Friends, chanson également reprise par Earl Scruggs, Bobbie Darin et Stevie

Wonder entre autres. Elle enregistre aussi en 1971 « Prends ma main », une adaptation de

« Put Your Hand in the Hand », un gospel enregistré en 1970 par Ann Murray, repris en

1971 par Loretta Lynn et par le groupe canadien Ocean dont la version atteindra la

deuxième position sur le palmarès « Billboard Hot 100 », ainsi que par Elvis Presley en

1972.

Si cette affiliation avec le country passe en partie par une phonographie qui continue

de puiser dans la chanson country produite aux États-Unis, les grands représentants de cette

tradition sont souvent cités par les chanteurs country-western, qui retirent une certaine

fierté de les avoir rencontrés. Willie Lamothe, qui a assuré à deux reprises la première

partie de Gene Autry à Montréal, parle à Gérald Godin d‘un Stetson que lui a offert la star,

et souligne cette rencontre à grands traits. « Regarde la photo sur le mur, c‘est moi avec

Gene Autry » (Godin 1965 : 39). Marcel Martel a inclus dans son autobiographie des

photos de lui-même posant en compagnie des grands noms du country états-unien et

canadien où on le voit aux côtés de Gene Autry, de Hank Snow, de Wilf Carter et de Webb

Pierce, l‘auteur de nombreux succès country et de la version de « In the Jailhouse Now »

dont Marcel Martel s‘est inspiré pour sa propre adaptation de la chanson. À propos de

Pierce et de Carter, le chanteur insiste d‘ailleurs sur leur authenticité : « Dans l‘intimité, ces

personnalités demeurent identiques au portrait qu‘elles projettent d‘elles-mêmes,

contrairement à ces fausses vedettes qui se prennent pour d‘autres. » (Martel et Boulanger

1983 : 136) En plus de mettre en valeur leurs rencontres avec ces grands de la chanson

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country, les chanteurs country-western peuvent aussi se servir du statut de ces chanteurs

pour légitimer leur propre pratique. À Gérald Godin qui lui disait que ses chansons

constituaient une imitation du western américain, Willie Lamothe a répondu : « Non, c‘est

en français. Et le style est différent. Il y a beaucoup de gros chanteurs américains qui me

l‘ont dit. » (Godin 1965 : 40) Quant à Marcel Martel, il qualifie Webb Pierce de

« confrère » (Martel et Boulanger 1983 : 136).

Les traditions familiales sont quant à elles valorisées et mises en scène dans les

activités scéniques et phonographiques des artistes country-western. Les groupes composés

de familles et de couples sont nombreux, et les noms de ces ensembles (Julie et les frères

Duguay, la famille Daraîche) mettent ces liens familiaux en évidence. Renée Martel, avec

son album À mon père : Ses plus belles chansons (1999), se réclame de sa filiation avec un

des pionniers du country-western. Pour Renée Martel, qui a débuté sa carrière comme

chanteuse populaire, qui a longtemps oscillé entre pop et country-western et qui ne

« réintègre pleinement la grande famille country » qu‘à la fin des années 1990 (Québec Info

Musique 2011 : s.p.), cet album hommage lui permet également de s‘inscrire dans le genre

country-western. Le chanteur Pierre Tailly reprend lui aussi les chansons de son père Julien

Tailly, qui enregistrait chez Compo dans les années 1940 et 1950, et lance dans les années

1970 l‘album Tel père tel fils : Pierre Tailly chante les succès de son père Julien Tailly. De

plus, les artistes sont nombreux à relater des souvenirs d‘enfance rattachés à la musique,

qui est présentée comme primordiale dans leur vie familiale. En 1977, Julie Daraîche

raconte les raisons qui l‘ont menée à faire une carrière de chanteuse country-western :

C‘est venu tout seul […] parce que chez nous on a été élevés dans la

musique western. Ma mère chante le western, mon père aussi. On a ça dans

le sang. C‘est nous autres! Quand il y avait de l‘argent à la maison, mon père

nous envoyait, tous les enfants, voir les tournées de Jean Grimaldi, avec

Marcel Martel et Paul Brunelle… C‘est un esprit de famille qui reste.

(Taschereau 1977 : 22)

Le journaliste Christian Rioux interprète de la même manière l‘intérêt de Gildor Roy pour

le country-western, faisant allusion aux soirées musicales de son enfance que le chanteur

tenterait, selon lui, de transposer sur scène :

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Le dimanche, les musiciens de la famille faisaient swinger jusqu‘à 250

personnes dans la grange aménagée en salle de danse. […] Sur scène, Gildor

Roy ne fait pas autre chose que dans la grange de ses parents. Son spectacle,

qui fera le tour de la province au printemps, réunit son père, ses deux frères

et sa sœur. À La Licorne l‘an dernier, sa grand-mère est montée sur scène.

(Rioux 1992 : 74).

1.5 Les sources Pour la période d‘émergence du country-western, il a été impossible de trouver des sources

écrites comparables à celles présentées jusqu‘ici. On ignore donc si, entre 1942 et la fin des

années 1950, un discours sur l‘authenticité tel que celui recueilli pour les décennies

suivantes avait commencé à prendre place. Certaines données reliées aux types de carrières

et aux enregistrements issus de cette période montrent toutefois que certains phénomènes

ayant mené à la structuration du genre et à l‘élaboration de son authenticité sont mis en

place dès l‘émergence du country-western. Avec le temps, les parcours individuels des

artistes, la personnalisation de leur relation avec le public, l‘importance des amateurs dans

l‘émergence du country-western ainsi que les liens du genre avec le folklore constitueront

des traits durables qui, même en faisant l‘objet d‘une certaine transformation, certains allant

en s‘accentuant (la personnalisation notamment) et d‘autres en s‘effaçant (les liens avec le

folklore), contribueront à alimenter l‘authenticité country-western.

1.5.1 Parcours individuels

Dans des textes produits au cours des années 1980 et 1990, des auteurs comme Yves

Claudé et Luce Bédard insistent sur l‘ancrage du country-western dans le milieu ouvrier, et

les parcours individuels des pionniers du country-western confirment qu‘il s‘agit d‘un

élément de continuité au sein du genre. Si les familles de ces chanteurs sont d‘origine rurale

parfois récente, aucun de ces artistes pour lesquels certains éléments biographiques sont

connus n‘a occupé le métier d‘agriculteur, à l‘exception peut-être de Paul Brunelle18

. Les

pionniers du country-western ainsi que leurs parents sont le plus souvent des travailleurs

18

Dans son article, Gérald Godin qualifie Paul Brunelle de « paysan »; le chanteur y affirme que son père

était cultivateur et qu‘il est donc « le seul vrai habitant des trois » (Godin 1965 : 40). Le dossier sur la chanson

en Montérégie préparé par Mario Gendron à partir d‘archives précise au contraire que Paul Brunelle est né

dans une famille ouvrière (2011a : s.p.). Peut-être le père de Paul Brunelle a-t-il occupé les deux types métiers

ou encore un métier agricole non spécialisé, ce qui était courant à l‘époque; le père de Marcel Martel a occupé

plusieurs emplois dans le secteur ouvrier et a tenté sa chance comme agriculteur en faisant l‘acquisition d‘une

terre (Martel et Boulanger 1983 : 19-23) et celui de Willie Lamothe a été aide-cultivateur sur plusieurs fermes

(Le Serge 1975 : 15).

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d‘usine non qualifiés dont le parcours s‘inscrit dans le mouvement d‘urbanisation que

connaissent plusieurs régions du Québec après la Crise. Ils résident dans des villes

régionales importantes (Drummondville, Saint-Hyacinthe, Granby) qui leur permettent, en

début de carrière, d‘exercer à la fois une profession industrielle et le métier de chanteur

dans des cabarets. Roland Lebrun était le fils d‘un ouvrier du moulin à scie de Saint-Léon-

le-Grand, dans la vallée de la Matapédia. Il a lui-même quitté la Gaspésie pour s‘engager à

Shawinigan dans une usine de pâte à papier. Démobilisé, il reprend son travail, qu‘il devra

conserver toute sa vie (Claudé 1997 : 171). Quant à Willie Lamothe, il a été ouvrier dans

une « cannerie » (Chamberland 1997 : 209) puis à la manufacture Goodyear, deux

entreprises situées à Saint-Hyacinthe, jusqu‘à ce qu‘il puisse vivre des tournées et des

redevances (Le Serge 1975). Son père, Eugène Lamothe, était journalier et travailleur de

chemin de fer (Le Serge 1975 : 15) et a également exercé le métier de tanneur (Godin

1965 : 39). Paul Brunelle aurait travaillé à l‘usine Minner Rubber (Martel et Boulanger

1983 : 73). Quant à Marcel Martel, il a occupé de nombreux emplois comme manœuvre et

comme ouvrier. À 15 ans, il travaille, à Drummondville, à l‘usine Dominion Silk (Martel et

Boulanger 1983 : 34), monte dans les chantiers à l‘hiver 1945-1946 (60), devient livreur de

lait à Granby pour la laiterie Lelerc (71-72), puis, de retour à Drummondville, travaille dans

une cour à bois. En 1960, il déménage avec sa famille aux États-Unis pour tenter de guérir

définitivement de la tuberculose; il est engagé en Californie chez Home Pool Equipment

comme pressier sur une ligne de production d‘arbres de Noël en aluminium. (Martel et

Boulanger 1983 : 194-195). Il occupe d‘autres emplois en usine en Californie puis dans

l‘État de New York avant que le succès lui permette de quitter définitivement les

professions industrielles.

Si les misères des travailleurs deviennent un thème important du genre au cours des

années 1980, les chansons produites pendant la phase d‘émergence du country-western sont

en général fort éloignées de ce réalisme. Dans les années 1940 et 1950, on retrouve plutôt

une abondante production de chansons traitant d‘amour romantique, heureux ou

malheureux, des chansons de cow-boy et des chansons où la nostalgie de l‘enfance ou du

village d‘origine construisent un discours parfois intime, parfois fantaisiste. Les thèmes

sociaux et réalistes occupent une place minime, et seules, par exemple, quelques chansons

de Georges Caouette (« Souffrance d‘un cowboy », « Complainte d‘un cowboy »,

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« L‘enfant du chômeur ») parlent de maladie, de chômage ou encore d‘accidents de travail.

Bien qu‘il soit impossible d‘évaluer la faveur qu‘a connu ce chanteur aujourd‘hui oublié, sa

production peu abondante (14 disques 78 tours seulement sont conservés à BAnQ) et

concentrée sur quelques années, entre 1945 et 1952, indiquent qu‘il a connu une carrière

moins fructueuse ou à tout le moins peu médiatisée, contrairement à Marcel Martel, à Paul

Brunelle et à Willie Lamothe, qui offraient au public un répertoire moins pessimiste. Si

plusieurs chansons peuvent traiter de situations malheureuses, voire dramatiques

(« Souvenir de mon enfance » ou « Infâme destin » de Marcel Martel, par exemple, dont il

sera question dans les chapitres 2 et 3), elles les exploitent sous un angle personnel et

intime, les présentant comme des peines individuelles et non comme des problèmes

collectifs ou dont il faudrait chercher et combattre les causes. Même les chansons de guerre

de Roland Lebrun adoptent un ton personnel, décrivant les adieux et les retours des soldats

d‘un point de vue sentimental. D‘autre part, on ne retrouve pas dans ce corpus de chansons

aux sujets présentés comme autobiographiques. Marcel Martel, qui souffrait de tuberculose

et qui jouait à la radio pour les malades des hôpitaux de la région de Trois-Rivières, n‘a pas

composé une seule chanson sur sa maladie. En 1949, alors qu‘il est très malade et qu‘il

s‘apprête à entrer au sanatorium pour une seconde fois et, le croit-il, pour y mourir, il

enregistre « Romance », « Je ne suis qu‘un vagabond », « Pour un baiser », « Fleurs de mon

jardin », « Charmes hawaïens », « Près du feu je chante » (Martel et Boulanger 1983 : 92),

des chansons aux titres bien éloignés des événements qu‘il vivait alors. Sa maladie n‘a pas

été utilisée dans la promotion de ses disques, ce qui, plus de 20 ans plus tard et à une

époque où la vie personnelle des artistes est mise de l‘avant dans le country-western,

apparaît étonnant pour le chanteur : « Aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd‘hui,

à l‘époque aucune publicité n‘était faite là-dessus, ma carrière se poursuivait depuis mon lit

de malade. » (Martel et Boulanger 1983 : 95) De plus, alors qu‘il enregistrait des duos avec

son épouse Noëlla Therrien et qu‘il l‘accompagnait à la guitare sur disque, rien n‘indique

que la promotion de ces enregistrements ait mis de l‘avant leur relation de couple, comme

cela sera courant pour les couples de musiciens country-western à partir des années 1970.

Même si un auditeur averti pouvait aisément s‘imaginer le « cavalier » de Noëlla Therrien

sous les traits de Marcel Martel, rien dans cette chanson n‘indique qu‘elle décrive une

personne réelle plutôt qu‘un personnage fictif. Georges Caouette pourrait encore une fois

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constituer une exception. Ses chansons « Une guitare deux doigts » et « Complainte d‘un

cowboy », dans laquelle le narrateur raconte avoir laissé à l‘usine « deux doigts et une main

écrasée », pourraient indiquer qu‘il avait lui-même perdu des doigts, ce qu‘aucune donnée

ne confirme. « La chanson d‘un aveugle », enregistrée par le musicien aveugle Ludger

Foucault (1943), et « Allo! Allo! petit Michel » (1950), chanson écrite par Willie Lamothe

pour son fils, s‘inscrivent aussi dans cette veine de chansons pouvant être perçues comme

autobiographiques et qui seront plus courantes quelques décennies plus tard.

1.5.2 La personnalisation

Malgré la faible présence d‘éléments autobiographiques dans la persona et les chansons des

pionniers du country-western et la quasi absence de références à une quelconque condition

sociale et économique, un des traits du country-western qui favorisera plus tard une

intégration intime des artistes et du public, la phase d‘émergence du genre est cependant

marquée par une personnalisation croissante de la relation entre l‘artiste et son public. Les

demandes spéciales, dont l‘importance dans le genre country-western sera montrée dans le

chapitre 4 et qui transitent en bonne partie par la radio, constituent un indice certain de cette

personnalisation. Marcel Martel, qui dédie ses chansons aux malades à la radio de CHLN,

participe de manière encore plus directe à ce phénomène, tout comme, on le verra, la

création de plages horaires au sein de la programmation des stations régionales pour les

localités qui sont encore dépourvues de stations émettrices. Chaque public, sinon chaque

auditeur, doit trouver son compte, et les chanteurs country-western, dès l‘émergence du

genre, s‘investissent dans cette relation particulière avec le public. Ce dernier est parfois

mis en scène dans les chansons. Dans « Mon passage en Gaspésie », Willie Lamothe relate

une tournée dans cette région. Il y parle de son « auditoire gaspésien », raconte avoir

rencontré « du monde gentil » et nomme les villes qu‘il a visitées (Matane, Amqui).

L‘histoire est celle d‘un amour mutuel : « Notre public enthousiasmé / Qui est venu nous

acclamer / À la maison s‘en est r‘tourné / Tout enchanté de leur soirée ». Willie Lamothe

offre aux Gaspésiens de leur rendre la pareille : « si vous passez dans ma région / arrêtez-

vous dans ma maison », et les appelle ses « amis ».

Si la relation entre les artistes et leur public se personnalise, ce phénomène a aussi

son pendant stylistique, et le country-western, comme on le verra également de manière

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plus détaillée dans le chapitre 4, se caractérise par des styles individuels distinctifs. Les

pionniers du country-western interprètent chacun un répertoire typique, et leurs styles

vocaux ainsi que leurs performances scéniques sont tout aussi personnels. Willie Lamothe

chante surtout des chansons fantaisistes inspirées par ses idoles Maurice Chevalier et

Charles Trenet, et ses tournées incluent de la comédie et même des artistes forains comme

Michel Messier (Le Serge 1975 : 69). Paul Brunelle adopte lui aussi le modèle de la variété,

mais dans une formule qui se veut de bon goût, récupère l‘évocation du « bon vieux

temps » et lui permet de jouer dans les salles paroissiales. Marcel Martel, un émule de

Roland Lebrun et de Tino Rossi, est quant lui le spécialiste de la chanson sentimentale, une

marque de commerce qui perdure : en 1965, d‘après Gérald Godin, il est « celui qui plaît le

plus aux femmes » (Godin 1965 : 41). On verra aussi que les chansons d‘amour du premier

country-western québécois sont portées par des voix inspirées du crooning et qui exploitent

toutes les possibilités du microphone permettant l‘expression de sentiments intimes, et que

cette intimité préfigure les chansons à sujets personnels et autobiographiques de la

génération suivante de chanteurs country-western.

1.5.3 Les amateurs

L‘intégration de l‘artiste country-western à son public et le discours voulant que les

chanteurs et les chanteuses soient des gens ordinaires tire peut-être aussi son origine des

sources amatrices du country-western. Aux États-Unis, les chercheurs s‘entendent pour dire

que le country est né de la commercialisation d‘enregistrements de musiciens non

seulement ruraux mais aussi amateurs19

. Si les chansons western et country en provenance

des États-Unis étaient relayées par des adaptations québécoises dès les années 1930, elles

l‘étaient par des chanteurs professionnels établis qui mettaient à leur répertoire, d‘origine

variée, quelques-uns des grands succès western de leur époque, succès qui étaient parfois

déjà passés dans la musique de grande diffusion par le biais de versions interprétées par des

chanteurs comme Bing Crosby ou Perry Como. C‘est le cas notamment des chansons de

cow-boy adaptées pour ou par Ludovic Huot et Lionel Parent. Les cow-boys chantants

Gene Autry et Roy Rogers, eux-mêmes des figures importantes de la culture de masse, sont

19

Pour Malone (2002) et Peterson (1997) par exemple, les origines du country correspondent aux premiers

enregistrements commerciaux, donc non ethnographiques, de musique populaire jouée par des amateurs ou

des semi-professionnels issus d‘une tradition transmise oralement.

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beaucoup plus connus, à l‘époque, que les vedettes country ne faisant pas carrière au

cinéma. Au Québec, le country-western est né de l‘appropriation de ce genre musical, en

voie de structuration mais déjà un produit de grande consommation, par des amateurs ayant

une pratique musicale semblable à celle des premiers musiciens country états-uniens.

Marcel Martel, Paul Brunelle et Willie Lamothe ont tous fait leurs débuts en interprétant les

succès populaires de leur époque et, on le verra en 1.5.4, évoluaient dans des réseaux

recoupant ceux des musiciens traditionnels. Au moins deux des pionniers du country-

western, Roland Lebrun et Paul Brunelle, ont amorcé leur carrière médiatique grâce à des

concours d‘amateurs qui constituaient, on le verra dans le chapitre 4, une formule répandue

et appréciée des programmations radiophoniques des années 1940.

On pourrait sans doute expliquer en partie cet intérêt du public des années 1940

pour les performances d‘amateurs par le rêve que ces concours suscitent, soit la possibilité,

pour chaque auditeur et chaque auditrice, de se retrouver un jour à la place de ces

concurrents et de devenir une vedette de la radio. La presse tente d‘ailleurs de répondre aux

goûts de ses lecteurs pour les leçons de musique et de chant. À compter de 1933, Le Passe-

Temps fait paraître une chronique intitulée « L‘art du chant » qui propose des leçons pour

les « belles voix incultes chez nos Canadiens » (Le Passe-Temps no 865 : 50). Ce type de

propos touchera de plus en plus un répertoire populaire et, le 26 août 1948, l‘hebdomadaire

Photo-Journal publie un article intitulé « Voulez-vous devenir vedettes de la chansonnette?

Jeunes filles, jeunes femmes douées, lisez ceci » (57), qui propose à ses lectrices « quelques

conseils et quelques ―ficelles‖ ». Le discours des artistes country-western depuis les années

1970, qui se présentent comme égaux et semblables à leur public, pourrait relever du même

phénomène.

Dans une interprétation complète du rôle de ce discours intégrateur dans

l‘authenticité country-western, il ne faut cependant pas minimiser la professionnalisation

des amateurs comme élément structurant du champ populaire en général et la distinction

que présente le country-western à cet égard. À compter des années 1930, les amateurs et les

autodidactes prennent une place grandissante dans l‘industrie de la musique populaire. On

pense évidemment à Mary Travers Bolduc, puis à Ovila Légaré, Rose Ouellette, Lionel

Parent, et à des dizaines d‘autres chanteurs, compositeurs, comédiens et auteurs qui

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investissent la scène, la radio et le disque au cours des années 1930 et 1940. Le même

phénomène se produit, quelques années plus tard avec les chansonniers, qui se révèlent par

des concours tels ceux organisés par Fernand Robidoux (1920-1998) et Robert L‘Herbier

(1921-2008) : le Grand prix de la chansonnette canadienne en 1949, le concours La feuille

d‘érable, le Concours de la chanson canadienne en 1956. Avec le temps toutefois, la

chanson québécoise s‘est dotée à la fois d‘instances de légitimation et de formation qui ont

mené à une professionnalisation croissante de ses acteurs. Dans le cas du country-western,

comme on l‘a vu, cette professionnalisation semble incomplète et aboutit finalement à une

prédominance de l‘autoproduction et de l‘autopromotion. De plus, la Révolution tranquille

laisse de côté de grands pans de la culture populaire québécoise dans son élaboration d‘une

culture nationale. Selon Yves Claudé, c‘est en partie parce que les normes idéologiques qui

relevaient auparavant du clergé deviennent le fait d‘une nouvelle petite bourgeoisie aux

aspirations modernistes, qui rejette les cultures populaires en général. Le country-western

aurait dès lors été perçu par ce groupe comme une aberration culturelle ou une aliénation

relevant de l‘influence américaine (Claudé 1997 : 177). Face à ce rejet, face à une exclusion

de l‘industrie professionnelle à compter de la fin des années 1970, ou peut-être simplement

pour se distinguer du reste de la musique populaire, le country-western a pu développer son

authenticité en misant sur sa différence des genres musicaux dominants sur le plan des

conditions de production, où la division du travail est plus fragmentée et où la distinction

entre les producteurs et les auditeurs est plus nette. La valorisation de conditions socio-

économiques spécifiques tout comme la constante affluence de nouveaux artistes amateurs

ont contribué à établir l‘authenticité country-western autour d‘une représentation

particulière des artistes, des non-vedettes et des gens ordinaires chantant pour leur plaisir,

ainsi qu‘une représentation du public country-western, qui pourrait prendre à tout moment

la place de ses artistes. Cette posture peut tirer sa légitimité des origines même du country-

western, d‘abord porté par des amateurs ayant taillé leur place au sein d‘une industrie en

pleine mutation. Il est cependant important de préciser que ces amateurs n‘étaient pas les

purs dilettantes qu‘ils affirment souvent être. Chez les chanteurs pour lesquels les données

biographiques sont les plus abondantes, il est évident que des visées professionnelles

sérieuses ont orienté leur parcours et que c‘est à force d‘obtenir des petits engagements

qu‘ils finissent par se faire remarquer par des acteurs importants de l‘industrie. Bien avant

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d‘enregistrer son premier disque, Marcel Martel se produisait dans le circuit régional de

Drummondville, ce qui lui a permis d‘une part de se faire remarquer par Ovila Légaré, et

d‘autre part de rencontrer Georges Caouette, qui l‘a encouragé à se présenter chez Compo

(Martel et Boulanger 1983 : 34-41, 73). Quant à Willie Lamothe, il affirme avoir toujours

voulu faire carrière dans le monde du spectacle, tâtant du théâtre et de la danse avant de

devenir chanteur. Ce sont ses performances données dans les army shows qui lui ont permis

de se faire remarquer par Ferdinand Biondi (1909-1998), et ses liens professionnels avec

Victor Martin (1910-1973) qui ont lancé sa collaboration avec RCA Victor (Le Serge

1975).

1.5.4 Le folklore et la tradition

Dès 1965, les chanteurs country-western se réclament explicitement de la tradition

country, à la fois états-unienne, canadienne et québécoise, y compris les pionniers qui sont

encore actifs; aucun discours à ce sujet n‘a cependant pu être recueilli pour les années 1940

et 1950. Bien que Marcel Martel raconte avoir entendu de la guitare à la radio américaine, il

est difficile de savoir, à l‘époque, à quel point les artistes misaient sur leur filiation avec le

country états-unien afin de légitimer leur pratique. Il est cependant évident que le répertoire

enregistré par Marcel Martel et ses contemporains au cours de cette période s‘inspire

largement de la jeune tradition country et country-western. Les adaptations de succès états-

uniens enregistrés par Jimmie Rodgers, Webb Pierce, Hank Williams et la famille Carter

sont courantes. Outre les adaptations mentionnées jusqu‘ici, citons Paul Brunelle qui

enregistre « Quand je pense à nos soldats » sur une musique de A. P. Carter, et Paul-Émile

Piché, dont la chanson « Souvenir d‘un cowboy » est une adaptation qui colle de près à la

chanson « The Texas Cowboy » enregistrée par Hank Snow. Au Québec, Roland Lebrun

inspire Marcel Martel et Willie Lamothe, qui interprètent ses chansons au début de leurs

carrières respectives. On note cependant l‘absence, dans le corpus issu des années 1940 et

1950, de pièces provenant du répertoire folklorique. Les musiciens country-western des

années 1940 et 1950 côtoient pourtant de près les musiciens de folklore, qui font parfois

office d‘accompagnateurs pour ces chanteurs. Marcel Martel, par exemple, se produit avec

les frères Laurent et Gérard « Ti-Noir » Joyal. Laurent Joyal accompagne d‘ailleurs Marcel

Martel sur son premier disque (« Souvenir de mon enfance » / « La chaîne de nos cœurs »).

Les frères Joyal ont enregistré de nombreux disques de musique instrumentale folklorique,

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et Gérard Joyal est l‘auteur d‘une centaine de mélodies originales de style traditionnel

(Chartrand 2010 : s.p.). Marcel Martel fonde également, avant 1942, un orchestre avec

Ludger Foucault, musicien et chanteur dont la discographie se compose à la fois de

musique instrumentale et folklorique et de chansons country-western. Willie Lamothe a

quant à lui joué avec le violoniste de folklore Fernand Thibault et a joué avec Victor Martin

avant ses débuts sur disque (Le Serge 1975 : 49)

Willie Lamothe a commencé à écrire des chansons en mettant de nouvelles paroles

sur des airs traditionnels lors de son passage dans l‘armée (Le Serge 1975 : 40-41). À ma

connaissance, il ne subsiste cependant plus de traces de cette pratique dans ses

enregistrements. Pourtant, comme bien d‘autres musiciens country-western, il est né dans

une famille où le folklore était présent, à la fois comme musique d‘agrément et comme

pratique professionnelle occasionnelle. Son père était violoneux et jouait dans des maisons

privées le soir, occupation qui fournissait parfois le seul revenu familial (Le Serge 1975 :

18). D‘autres artistes country-western sont issus de familles de musiciens traditionnels.

C‘est le cas de Bobby Hachey et de Gisèle LaMadeleine, fille d‘Albert LaMadeleine (1905-

1986), violoniste de folklore, dont le père Joseph Ovila (1879-1973), lui aussi violoniste

folklorique, enregistrait de la musique traditionnelle sous étiquette Starr principalement

(une centaine d‘enregistrements sous cette étiquette; Labbé 1995 : 154-159). Chanteuse et

accordéoniste, Gisèle LaMadeleine enregistre du country-western et du folklore sous

étiquette Bonanza (Claudé 1986b : 51). Les dynasties de musiciens sont courantes tant dans

le milieu country-western que folklorique et la tradition musicale folklorique du Québec, ni

fixe ni rigide, a sans doute favorisé ce passage du folklore au country-western. (Baillargeon

et Côté 1991 : 21).

Les enregistrements country-western des années 1940 et 1950 ne portent pas les

traces de cette proximité avec le folklore, si ce n‘est par l‘instrumentation, laquelle,

lorsqu‘elle fait entendre d‘autres instruments que la guitare, fait une grande place au violon

mais surtout à l‘accordéon. Dans les enregistrements country-western, ces instruments se

voient cependant confier un rôle d‘improvisation libre et proposent un contrepoint à la

mélodie vocale, suivant le modèle qui prédomine dans plusieurs sous-genres country

comme le western swing et le bluegrass. Les enregistrements de folklore produits à

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l‘époque au Québec font au contraire entendre des mélodies accompagnées, les instruments

exécutant alternativement le thème et son accompagnement, composé de formules

rythmiques et harmoniques répétitives. Malgré l‘apparente étanchéité stylistique semblant

s‘être établie entre ces deux genres, les liens entre les réseaux de musiciens folkloriques et

country-western perdurent. Les frères Joyal animent en 1955 à Drummondville, sur les

ondes de CHRD, l‘émission « La sauterie du samedi soir », qui présente des musiciens

invités; Marcel Martel, par exemple, se joint occasionnellement à l‘émission (Martel et

Boulanger 1983 : 133). De plus, dans certains contextes, on sait que les chanteurs country-

western récupèrent à leur avantage la formule des soirées du bon vieux temps, notamment

Paul Brunelle, qui achète en 1951 une troupe du même nom à Antoine Grimaldi (Gendron

2011a. : s.p.); Marcel Martel désigne aussi ses spectacles comme des « soirées

canadiennes » (Martel et Boulanger 1983 : 152).

1.6 L’authenticité : un gage de continuité Bien qu‘il soit encore peu structuré pendant les années 1940 et 1950, le genre country-

western émergeant présente déjà plusieurs caractéristiques qui deviendront des agents de

structuration et qui offriront en même temps des bases crédibles à l‘authenticité telle qu‘elle

sera énoncée deux décennies plus tard. Premièrement, les pionniers du country-western

appartiennent au milieu ouvrier, et leurs parcours individuels montrent bien que les milieux

urbains ont été nécessaires à leur pratique musicale. Deuxièmement, le country-western

s‘inscrit dès ses débuts dans un mouvement de personnalisation qui touche au répertoire et

au style de chacun de ses interprètes mais aussi à la relation de proximité qui s‘établit entre

les artistes et le public, notamment par le biais de la radio et des demandes spéciales.

Troisièmement, les premiers chanteurs country-western sont des amateurs qui émergent à

une époque où ces derniers, dans toutes les pratiques artistiques, font l‘objet d‘un grand

engouement de la part du public, ce qui permet à ces derniers d‘investir plusieurs sphères

artistiques. Quatrièmement, les premiers chanteurs country-western évoluent dans les

mêmes réseaux que les musiciens de folklore, avec qui ils partagent souvent la scène,

malgré une forte étanchéité stylistique entre les enregistrements relevant de chacun de ces

deux genres. Peut-être les pratiques scéniques intégraient-elles mieux les styles musicaux

propres à ces deux genres; nous en savons pour l‘instant peu de choses.

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Ce sont ces quatre conditions présentes dès les années 1940 qui permettent au

country-western d‘inventer sa propre tradition. Tout d‘abord, on l‘a vu, les métiers

pratiqués en dehors du milieu musical vont jouer un rôle fondamental à la fois dans

l‘élaboration de personas authentiques et dans la proximité qu‘entretiennent les artistes

avec leur public. Bien que le discours sur ce statut socio-économique soit absent pour les

années 1940 et 1950 et que celui-ci soit peu représenté dans les chansons, on constate dans

le discours ultérieur une valorisation directe des origines ouvrières des pionniers. Par

exemple, en 1965, Willie Lamothe affirme son attachement à la vie difficile qu‘il a connue

dans son enfance : « [mon père] gagnait 15 piastres par semaine […] Mais j‘ai aimé ça

avoir de la misère. Aujourd‘hui, j‘apprécie mieux ce que j‘ai » (Godin 1965 : 40). Si

l‘apport de la culture ouvrière à l‘authenticité country-western transite en partie, surtout à

partir des années 1980, par des chansons réalistes et rattachées au métier, l‘inclusion

d‘éléments de la vie personnelle des artistes touchera à tous les aspects du quotidien, en

particulier aux relations familiales. Bien que peu de chansons produites dans la période

d‘émergence du genre contiennent de telles références autobiographiques, on a vu que

certaines exceptions préfiguraient l‘importance de cet élément pour l‘authenticité country-

western. À ces quelques enregistrements s‘ajoutent, en 1955, un disque que Marcel Martel

enregistre avec son épouse Noëlla Therrien et sa fille Renée, Noël sous mon toit, sous le

nom de « La famille Marcel Martel et ses Amis de l‘ouest » [sic]. Si Noël apparaît comme

une opportunité naturelle de mettre en valeur les liens familiaux, il s‘agit d‘un autre

enregistrement, tout comme le « Allo! Allo! petit Michel » de Willie Lamothe, qui annonce

une tendance à venir, celle de la mise en valeur des liens familiaux. De plus, la transition

entre les thèmes romantiques et fantaisistes des années 1940 et ceux plus réalistes des

décennies suivantes a sans doute été favorisée par l‘importance de l‘autoréférentialité qui

caractérise le country-western dès ses débuts, à travers laquelle narrateur et persona se

confondent dans les chansons de cow-boy qui abondent dans la discographie country-

western des années 1940 et 1950. Cette autoréférentialité étant une pratique admise dans le

country-western, le passage au réalisme et l‘apparition de personas présentées comme

rattachées à la vie réelle des artistes étaient préparés par une pratique déjà en place.

Les pionniers du country-western étaient des musiciens amateurs et des autodidactes

et, à l‘époque où ils intègrent le milieu professionnel, d‘autres amateurs empruntent le

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même parcours dans d‘autres domaines artistiques. Cette arrivée d‘amateurs dans la sphère

professionnelle et dans les médias crée une rupture dans les pratiques culturelles de

l‘époque. Ce phénomène va de pair avec une valorisation croissante de la guitare et de

l‘accompagnement non écrit, la perte d‘influence de la partition et du piano dans

l‘accompagnement de la musique populaire comme on peut l‘entendre à la radio avec des

émissions comme celle de Montagnards Laurentiens, mais aussi dans la pratique des

amateurs, à qui la publicité offre des leçons pour de nouveaux instruments et des méthodes

d‘accompagnement « par accords » comme on le verra dans le chapitre 4. Cette pratique

amatrice, si elle crée une rupture dans l‘industrie musicale, s‘inscrit au contraire en

continuité avec l‘oralité de la musique folklorique. Elle alimentera le discours sur la

simplicité du country-western, où les artistes se représentent justement comme des

amateurs jouant pour leur plaisir et celui du public, et dont les carrières seraient

accidentelles. Ce discours est évidemment moins présent chez les artistes rattachés à des

dynasties de musiciens dont la professionnalisation remonte aux origines du genre, et pour

qui ce type de propos serait inconvenant. Ce discours est encore très présent; pour s‘en

convaincre, il suffit de visionner n‘importe quel documentaire de la série intitulée Au cœur

du country, qui, en huit épisodes réalisés par François Savoie et Carmel Dumas et présentés

sur les ondes d‘Artv, trace une série de portraits thématiques du country-western québécois

des années 2000.

Par ailleurs, malgré une influence stylistique faible voire inexistante de la musique

folklorique sur le country-western, les deux genres continuent de partager des réseaux, puis

des institutions dans les années 1970, notamment l‘Association de musique folklorique et

campagnarde et la compagnie de disques Bonanza, consacrée à la fois au country-western

et au folklore. Cette proximité qui perdure peut sans doute, en plus d‘être favorisée par des

réseaux partagés, être rattachée à l‘expression d‘une certaine nostalgie, un autre élément de

continuité au sein du country-western. Dès l‘émergence du genre, la nostalgie est en effet

un thème privilégié. Les chansons contenant le mot « souvenir » abondent : « Souvenir de

mon enfance », « Souvenir d‘un amour », « Lettre et souvenir » (Marcel Martel) « Souvenir

d‘un cowboy », « Souvenir d‘une amie » (Paul-Émile Piché), « Triste souvenir » (Georges

Caouette), « Souvenir d‘une maman » (Julien Tailly), « Souvenir du passé » (Yvan

Trempe), pour n‘en nommer que quelques-unes. Au-delà de la sémantique, plusieurs

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chansons consistent sur le plan narratif en des souvenirs racontés ou en la description d‘un

moment appartenant au passé, parmi lesquelles on compte « Sur ce vieux rocher blanc » de

Paul Brunelle et « Mon passage en Gaspésie » de Willie Lamothe. Plusieurs autres

chansons témoignent simplement d‘un èthos nostalgique, comme « Mon enfant je te

pardonne » qui présente l‘enfance comme un paradis perdu, sans compter les chansons de

guerre du soldat Lebrun qui relèvent presque toutes de l‘expression de la nostalgie du pays

et des proches. Plus tard, on fait paraître des albums de « chansons souvenirs », et certaines

chansons country-western exprimeront une nostalgie moins personnelle, et plus

traditionnelle, avec des références au « bon vieux temps » dont on note cependant l‘absence

dans les chansons country-western enregistrées au cours des années 1940 et 1950.

Ce portrait de l‘authenticité country-western permet de revisiter l‘affiliation de ce

genre musical avec la tradition, qui est souvent mise de l‘avant afin de justifier l‘étiquette

conservatrice qui lui est attribuée. Même Yves Claudé, qui envisage le country-western

comme faisant partie d‘une culture ouvrière et avant tout urbaine, parle de l‘importance de

la musique traditionnelle dans les débuts québécois du genre :

Cette musique d‘origine rurale, déjà industrialisée et empruntant les canaux

de la culture urbaine, trouvera un écho important dans les régions du Québec

de l‘après-guerre, fortement touchées par l‘industrialisation. La musique

country va se greffer sur la tradition folklorique québécoise : on assiste en

fait à la fois à une coexistence, une interpénétration et une fusion de ces deux

courants. (Claudé 1986b : 50)

Il faudrait apporter deux nuances à cette affirmation. La première, c‘est que cette greffe

n‘attend pas l‘après-guerre pour prendre. Ce que la guerre va favoriser, comme on le verra

dans le chapitre 4, c‘est l‘entrée des pionniers du country-western dans les studios

d‘enregistrement et l‘émergence des vedettes country-western; Marcel Martel, bien avant la

fin de la guerre et avant l‘enregistrement de son premier disque chez Compo, faisait déjà

carrière sur scène, interprétant des chansons du soldat Lebrun et des chansons populaires,

parfois accompagné de musiciens de folklore. La seconde, c‘est que sur le plan stylistique,

les deux genres musicaux semblent évoluer en parallèle plutôt que de fusionner. Si on peut

occasionnellement retracer un groupe de musiciens folkloriques qui enregistrent un disque

country-western, par exemple, les frères Joyal qui enregistrent « L‘écho des montagnes » et

« Le train en marche » en 1949, et vice versa, aucun enregistrement ne semble mélanger

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intimement les deux genres, du moins au cours de la période d‘émergence du genre. Si le

country-western se « greffe » sur la musique traditionnelle, c‘est avant tout sur ses réseaux

de musiciens et de scènes et sur les relations que les musiciens de folklore entretiennent

avec les compagnies de disques, dont il semble profiter dans une large mesure.

Sur le plan musical, le lien entre country-western et tradition se joue donc sur le

plan interne, et pour les années 1940 et 1950, la tradition country états-unienne qui remonte

au milieu des années 1920 joue un rôle de premier plan. En même temps s‘élabore

lentement une véritable tradition country-western locale, avec son répertoire canonique et

ses figures d‘autorité, qui contribuera à l‘authenticité du country-western des décennies

suivantes. L‘insistance sur la proximité entre les artistes et leur public et relevant de

relations de face à face, donc traditionnelles (Lavoie 1986) contribue aussi à masquer les

procédés de médiation qui prennent place entre la production et la réception du country-

western (disques, diffusion radiophonique puis télévisuelle, chroniques dans le Journal des

Vedettes) et met exagérément en valeur des aspects traditionnels au détriment de

phénomènes relevant de la modernité. L‘authenticité country-western apparaît donc à la

fois comme la clé permettant d‘interpréter le discours sur le traditionalisme et le

conservatisme de ce genre musical et comme un obstacle épistémologique qui a empêché

jusqu‘ici l‘évaluation des véritables tensions entre tradition et modernité qu‘il introduit

alors qu‘il apparaît dans le champ de la musique populaire.

1.7 Sommaire L‘authenticité est au cœur de l‘axiologie country-western. Au terme de la structuration du

genre, celle-ci est complètement construite et se fonde sur quatre grandes caractéristiques,

soit sur la mise en scène de la vie personnelle des artistes, dans les chansons et dans leurs

personas, sur la proximité entre les artistes et le public, sur la valorisation de la sincérité et

de la simplicité et sur des traditions musicales internes et externes où les grands noms du

country-western et du country états-unien font figure d‘icônes. Ces quatre caractéristiques

s‘apparentent toutes d‘une manière ou d‘une autre à des marqueurs de l‘authenticité country

tels que décrits par Richard Peterson. Plus qu‘une simple récupération d‘un discours

présent aux États-Unis, on peut percevoir la récupération de traits structurants déjà présents

lors de l‘émergence du country-western; les parcours individuels des pionniers, la

personnalisation de leur relation avec leur auditoire, leur statut d‘amateurs et d‘autodidactes

et leur intégration aux réseaux de la musique folklorique offrent une continuité au sein du

genre en constitution et bâtissent une tradition dont l‘authenticité country-western peut se

réclamer.

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David Shumway souligne que le vedettariat induit une authenticité qui réside dans

la persona plutôt que dans l‘adéquation entre l‘image de l‘artiste et sa personnalité réelle, et

où les données biographiques sur l‘artiste importent peu (2007 : 527-528). Pour le country-

western, au moment où certains chanteurs atteignent et maintiennent un véritable statut de

vedette, comme Willie Lamothe par exemple, qui entreprend une carrière d‘acteur au début

des années 1970 et dont l‘émission Le Ranch à Willie atteint de fortes cotes d‘écoute, les

valeurs mises de l‘avant dans une authenticité spécifique au genre maintiennent au contraire

l‘illusion que les artistes n‘ont en quelque sorte pas de persona, et que leur incarnation

publique correspond en tous points à leur incarnation réelle et quotidienne. Ce faisant,

l‘authenticité country-western insiste non seulement sur sa tradition mais aussi sur la

famille, la simplicité et la nostalgie, et ce au détriment des traits les plus modernes qui

caractérisent l‘œuvre et le parcours des pionniers. Il s‘agit bien d‘une authenticité

fabriquée, qui s‘appuie sur un passé dont la reconstruction relève dans une certaine mesure

d‘une amnésie structurelle et qui masque à la fois le succès et la modernité. C‘est peut-être

la récupération et la mise en valeur au sein même du genre country-western de ces éléments

de continuité qui a donné lieu à son étiquette conservatrice et traditionnelle.

Si l‘appartenance du country-western à la tradition apparaît en partie construite, et si

l‘authenticité émerge de l‘urbanisation et d‘un contexte moderne, de quelle manière le

country-western témoigne-t-il de la modernité? La voix et le rôle des effets

paralinguistiques dans l‘expressivité country-western, apporteront une première réponse à

cette question. Les chapitres 2 et 3, qui portent respectivement sur l‘usage de la nasalisation

et du second mode de phonation dans le corpus, montreront de quelle manière les chanteurs

country-western utilisent des éléments de la voix parlée et du langage quotidien.

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Chapitre 2 La nasalisation

2.1 Introduction À l‘écoute du corpus que composent les enregistrements country-western produits au

Québec entre 1942 et 1957, on constate que tous les chanteurs ont recours à la nasalisation

à des degrés divers. Jori Johnson Jennings et David Kuehn ont montré que la nasalité était

plus souvent présente chez les chanteurs amateurs que chez les chanteurs professionnels de

formation classique (Jennings et Kuehn 2008 : 85-88). On peut donc s‘attendre à retrouver

de la nasalisation dans plusieurs genres de musique issus de pratiques amatrices et

populaires. Dans le cas des chanteurs country-western, la nasalisation fait l‘objet de

variations qui en font un procédé expressif important; celle-ci est utilisée d‘une manière

structurée et participe de manière certaine à l‘esthétique vocale du genre.

En français parlé, la nasalisation est un mécanisme essentiel à la production des

voyelles et des consonnes nasales. Dans l‘analyse du corpus country-western, la

nasalisation sera cependant envisagée en tant que modificateur paralinguistique, c‘est-à-dire

en tant que trait suprasegmental superposé à la chaîne phonologique. Dans cette

perspective, même une voyelle déjà nasale comme le [B] peut faire l‘objet d‘une

nasalisation supplémentaire, qui crée un timbre nasal perceptible et davantage marqué que

celui qui est nécessaire à la production de la voyelle. Comme les connaissances sur la

nasalisation découlent en grande partie d‘études sur les phonèmes nasalisés présents dans

une langue et que la production de la nasalisation semble découler des mêmes mécanismes

dans les deux cas (sur le plan phonatoire et segmental, et sur le plan de la qualité de la voix

et suprasegmental), la présentation des principales caractéristiques phonatoires et

acoustiques de la nasalisation présentées en 2.2 découlera autant de données issues de la

phonétique que d‘études portant sur la qualité de la voix. Plusieurs connotations sont

associées à la nasalisation envisagée en tant que modificateur paralinguistique; elles seront

énumérées dans la section 2.3. Les analyses d‘enregistrements tirés du corpus présentées en

2.4 montreront comment les chanteurs coordonnent la variation du degré de nasalisation

avec d‘autres paramètres musicaux et paralinguistiques d‘une manière qui transpose, dans

un contexte musical, certaines fonctions expressives de cet effet issues de la voix parlée.

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2.2 Terminologie, production et traits acoustiques La nasalité peut constituer un trait vocal individuel distinctif et être présente de manière

permanente chez un locuteur; elle fait alors partie de ce que Poyatos appelle les qualités

premières (Poyatos 1993 : 175). En effet, la voix d‘un individu présente des résonances à

prédominance soit orale, soit nasale, ou plus rarement pharyngale qui dépendent des

résonateurs les plus efficaces dans la transmission du signal vocal, ce qui varie en fonction

de la morphologie de chacun (Poyatos 1993 : 178). La nasalisation peut par ailleurs faire

l‘objet d‘une production contrôlée. Elle est nécessaire à l‘énonciation des voyelles nasales

([B] [C] [D] [I]) et des consonnes nasales ([m] [n]), mais toutes les voyelles semblent

pouvoir être nasalisées à des degrés divers, comme c‘est le cas dans plusieurs accents

régionaux de la langue anglaise qui ne comporte pourtant que des voyelles orales (par

exemple [a] [e] [i] [u] et [U]). On parlera donc de voyelles nasales dans le cas des

voyelles linguistiques nécessitant la nasalisation pour leur production, et de voyelles

nasalisées lorsqu‘une voyelle orale fera l‘objet d‘une nasalisation perceptible mais non

nécessaire à la phonation, ou encore lorsqu‘une voyelle nasale sera exagérément nasalisée.

Le terme nasalisation désignera la mise en action des processus physiologiques, volontaire

ou non, dont résulte la production de la nasalité.

La nasalité résulte de la présence de résonances nasales dans le transfert du signal

vocal, résonances induites par l‘abaissement du voile du palais, aussi appelé velum, soit la

partie molle et postérieure du palais qui se termine par la luette. Au cours de la phonation,

le voile du palais est naturellement relevé et bloque le passage entre le pharynx et les fosses

nasales (Le Huche et Allali 2001 : 18), constituées de deux cavités s‘étendant du nez au

pharynx; le voile du palais relevé empêche ainsi l‘air qui circule dans le canal vocal de se

rendre jusqu‘aux fosses nasales. Pour la phonation des consonnes et des voyelles nasales, le

voile du palais s‘abaisse, permettant alors aux fosses nasales de communiquer avec le

pharynx par sa partie supérieure, le rhinopharynx (l‘arrière-nez), créant ainsi ce qu‘on

appelle une ouverture vélaire : les fosses nasales peuvent alors agir comme résonateur. Il

faut noter que l‘abaissement du voile du palais n‘est pas le seul mécanisme en jeu dans la

phonation des voyelles nasales : la position de langue joue aussi un rôle dans l‘identité et

l‘articulation de ces voyelles (Demolin et al. 2003 : 461). Bien qu‘en phonétique on

considère habituellement que les voyelles nasales françaises s‘accompagnent d‘un débit

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d‘air nasal, Poyatos souligne que l‘expulsion de l‘air par le nez n‘est pas nécessaire à la

nasalisation (Poyatos 1993 : 105). Pour les voyelles orales nasalisées, l‘étude de Birch et al.

(2002), dont il sera question plus loin, tend en effet à montrer qu‘il n‘y a pas de corrélation

entre la perception de la nasalité et le débit d‘air nasal. Dans le cas des consonnes nasales

cependant, la constriction de la cavité orale nécessaire à leur articulation fait évidemment

du nez la seule sortie d‘air possible.

À chaque voyelle nasale correspond une voyelle orale. Tous les autres paramètres

articulatoires étant semblables par ailleurs, on peut dire grossièrement que l‘abaissement du

voile du palais convertit la voyelle orale [è] en la voyelle nasale [C]. Par le même procédé,

[F] devient [D], [A] devient [B], et [O] devient [I]. La nasalité peut cependant être

présente sans pour autant être commandée par les besoins de la phonation, et toutes les

voyelles peuvent être plus ou moins nasalisées sans pour autant perdre leur identité.

Prenons par exemple le cas de la voyelle orale postérieure [A] (comme dans le mot pâte).

Elle possède son pendant nasal, la voyelle nasale postérieure [B] (comme dans le mot

quand). Pour passer du son [A] au son [B], Demolin et al. ont observé chez plusieurs sujets

un abaissement du velum si important que la luette entrait en contact avec la racine de la

langue (Demolin et al. 2003 : 456-457). On peut s‘imaginer qu‘entre un aussi grand

abaissement et une position parfaitement relevée du voile du palais, une articulation

intermédiaire serait possible et permettrait de nasaliser la voyelle [A] sans pour autant lui

faire perdre son identité et la transformer en [B]; la nasalisation d‘une voyelle orale à

potentiel nasal ne la transforme pas forcément en voyelle nasale à proprement parler. Dans

les exemples tirés du corpus, on verra que la voyelle orale [è] se présente souvent sous une

forme nasalisée sans pour autant être perçue comme la nasale [C].

Plusieurs études tendent à montrer que la nasalisation n‘affecte pas toutes les

voyelles orales de la même manière. Birch et al. ont effectué des tests de perception du

degré de nasalité de la voyelle [a] à partir de segments chantés par des chanteurs d‘opéra

professionnels et pour lesquels avaient été mesurés le débit d‘air nasal et l‘ouverture

vélaire. Ils ont notamment conclu que pour cette voyelle, il était difficile d‘établir une

corrélation exacte entre le degré d‘ouverture et la nasalité perçue; certains chanteurs

produisaient cette voyelle avec le voile du palais passablement abaissé et laissant une large

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ouverture qui n‘était pas accompagnée d‘une nasalité perceptible. D‘autres chanteurs

avaient au contraire un timbre perçu comme nasal qui s‘accompagnait d‘une ouverture

vélaire minime (Birch et al. 2002 : 68-69). Aucune corrélation n‘a ainsi pu être établie entre

la nasalité perçue et l‘ouverture vélaire, ni non plus pour la relation entre la nasalité et le

débit d‘air nasal. Ces résultats tendent à corroborer l‘hypothèse que la nasalité ne serait pas

exclusivement redevable à l‘abaissement du voile du palais mais qu‘elle serait aussi

déterminée par des caractéristiques morphologiques individuelles (Poyatos 1993 : 68).

L‘étude de Birch et al. a aussi montré que si les chanteurs d‘opéra utilisent très

souvent l‘abaissement du voile du palais sur la voyelle [a], ils le font plus rarement pour les

voyelles [i] et [U]. L‘étude de Sundberg et al. (2007) suggère que l‘ouverture vélaire, pour

la voyelle [a], offrirait l‘avantage d‘atténuer le premier formant de cette voyelle sans

affecter le niveau sonore des formants 3, 4 et 5, ce qui aurait ainsi pour effet d‘augmenter

l‘intensité relative de ces formants, qui s‘étaient de plus agrégés. Les auteurs en concluent

que, pour la voyelle [a], une ouverture vélaire contribue à la création du formant du

chanteur et participe ainsi à une bonne projection de la voix. Pour les voyelles [i] et [U]

cependant, l‘ouverture vélaire combinée à la résonance des sinus étend le premier formant

sur une bande de fréquence plus large, ce qui contribue à donner un timbre nasal bien

perceptible à la voyelle ainsi produite : les chanteurs d‘opéra professionnels ont donc

tendance à éviter cette technique pour les voyelles [i] et [U] (Sundberg et al. 2007 : 134).

Cette étude soutient également le point de vue selon lequel les sinus jouent un rôle dans la

résonance nasale comme le prétend Poyatos (1993 : 103); Le Huche et Allali soutiennent au

contraire que les sinus ne semblent jouer aucun rôle dans la phonation (2001 : 18).

Sur le plan acoustique, la nasalisation est un phénomène complexe auquel, selon

Raymond Kent, trois principaux effets peuvent être rattachés (1993 : 104). Premièrement,

l‘abaissement du voile du palais introduisant une bifurcation dans le conduit vocal, il crée

des antiformants ou antirésonances, c‘est-à-dire des régions du spectre harmonique qui sont

considérablement moins intenses. Selon Laver (1980), les antiformants caractéristiques de

la nasalisation se situent entre 500 Hz et 1 800 Hz (91). Le Laboratoire de phonétique et

phonologie de l‘Université Laval parle plutôt de valeurs situées entre 800 Hz et 2 000 Hz,

des valeurs proches du deuxième formant pour la voix parlée (LPPUL 2004a : s.p.).

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Deuxièmement, l‘ouverture vélaire cause un allongement du « tube » par lequel circule le

signal vocal, qui voyage dès lors du larynx aux narines, ce qui amplifie les fréquences de

résonance les plus basses; pour les hommes, un formant nasal est ainsi créé autour de

300 Hz, formant auquel John Laver fait aussi référence (1980 : 91). Troisièmement, les

cavités nasales, par leur morphologie, absorbent une part de l‘énergie acoustique, ce qui

cause à la fois une réduction de l‘énergie globale de la voix et un élargissement de la bande

de fréquence des formants. Laver observe d‘ailleurs une intensité forte des formants autour

de 2 500 Hz sur une large bande d‘environ 1 000 Hz (Laver 1980 : 91). Ces propriétés

acoustiques de la nasalisation s‘accordent bien avec les observations de Birch et al. (2002)

et de Sundberg et al. (2007). En effet, si la nasalisation augmente l‘intensité des formants

situés autour de 300 Hz, le timbre de la voyelle [a] sera peu affecté par la nasalisation,

puisque son premier formant, pour les voix masculines, se situe beaucoup plus haut que

300 Hz, soit autour de 760 Hz pour le français20

. Les voyelles [i] et [U] en revanche, ont un

premier formant (F1) dont la valeur typique est de 250 Hz et de 290 Hz respectivement, des

valeurs situées beaucoup plus près de 300 Hz; F1 sera conséquemment beaucoup plus

affecté par les résonances nasales, ce qui modifiera considérablement le timbre de la

voyelle nasalisée.

En résumé, la production des voyelles nasales nécessite l‘abaissement du voile du

palais; l‘ouverture vélaire permet alors à l‘air de circuler dans les fosses nasales et la

phonation de ces voyelles peut s‘accompagner d‘une sortie d‘air par le nez. En ce qui

concerne la nasalisation des voyelles orales cependant, il semble impossible d‘établir une

corrélation entre l‘ouverture vélaire, le débit d‘air nasal sortant et la perception de la

nasalité, ce qui suggère d‘une part que l‘ouverture vélaire peut s‘accompagner de

résonances spécifiques qui ne sont pas forcément perçues comme nasales, et d‘autre part

que la production d‘un timbre perçu comme nasal est peut-être déterminé par la

morphologie individuelle autant que par le degré d‘aperture du velum. Le mécanisme

d‘abaissement du voile du palais ne suffirait donc pas à déterminer la nasalité et sa présence

serait souvent attribuable à la morphologie des cavités nasales et buccales. Cependant,

20

Les valeurs typiques des formants pour les voyelles françaises sont tirées du répertoire Identification des

sons du français mis en ligne par le Laboratoire de phonétique et phonologie de l‘Université Laval au

http://www.phonetique.ulaval.ca (LPPUL 2004b : s.p.).

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comme on le verra dans l‘analyse du corpus, tout chanteur, même celui présentant une voix

perçue comme généralement nasale, peut varier le degré de nasalité, ce qui suggère qu‘il

s‘agit d‘une qualité qui peut généralement être contrôlée, mais également que sur le plan

suprasegmental, il serait judicieux d‘envisager le degré de nasalité comme un continuum et

non pas en termes de présence ou d‘absence. Les traits acoustiques de la nasalité consistent

en la présence de deux formants intenses autour de 300 Hz et de 2 500 Hz, ce dernier ayant

de plus la caractéristique d‘être particulièrement large, ainsi que d‘antiformants pouvant se

créer entre 500 Hz et 2 000 Hz.

J‘ajoute enfin que lorsque le rhinopharynx est obstrué par l‘inflammation et le mucus,

comme dans le cas d‘un rhume, le voile du palais peut difficilement s‘abaisser et le passage

de l‘air du pharynx aux fosses nasales est bloqué; la nasalité est alors fortement atténuée,

parfois jusqu‘à la dénasalisation complète. Dire de quelqu‘un d‘enrhumé qu‘il parle du nez

est donc incorrect; la voix enrhumée est dénasalisée, et non pas nasalisée.

2.3 Fonctions expressives et connotations On possède peu de données sur les fonctions linguistiques et les connotations rattachées à

la nasalisation. En ce qui concerne la signification symbolique des consonnes nasales, une

des thèses les plus célèbres est l‘explication avancée par Roman Jakobson (1962) à

l‘occurrence élevée des consonnes nasales dans les mots rattachés à la mère. Suite à

l‘analyse des données recueillies par George Murdock, qui a relevé les termes utilisés dans

plusieurs langues pour désigner les parents (1959), Jakobson a constaté que 55 % des

termes recueillis désignant la mère présentaient des consonnes nasales contre 15 % pour les

termes désignant le père. Jakobson a posé comme hypothèse que les consonnes nasales sont

associées à la mère parce que le murmure nasal (« mmmmmmmm ») est le seul son que les

bébés peuvent produire lorsqu‘ils tètent, et que ce phonème en est ainsi venu représenter

celle-ci (Nuckolls 1999 : 236-237). Dans une étude très poussée portant sur l‘usage des

sons non lexicaux en anglais, Nigel Ward a montré grâce à un corpus de conversations

spontanées que ces éléments du langage avaient des fonctions conversationnelles très

précises (2006). C‘est le cas du « m-hm », qui consiste en une version plus polie du « uh-

huh »; si les deux sons signalent que l‘on suit bien son interlocuteur, Ward a montré que

« m-hm » survient lorsque la conversation devient plus sérieuse sur le plan intellectuel ou

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sur le plan émotif et que les suppléants contenant un [m] indiquent souvent que l‘on

accorde de l‘importance et de l‘attention à ce qui vient d‘être dit (Ward 2006 : 142-143).

Toujours selon Ward, les sons non lexicaux fondés sur la consonne [n] indiqueraient plutôt

que l‘on est déjà au courant de ce que notre interlocuteur énonce, ou que l‘on veut clore le

sujet (Ward 2006 : 147-148). Ces données sont d‘une utilité limitée pour l‘analyse d‘un

corpus où la nasalité correspond à un trait suprasegmental. En ce qui concerne la

nasalisation envisagée en tant que qualité vocale et modificateur paralinguistique, la plainte

et la séduction sont les deux principales connotations citées dans la recherche. John Laver

et Fernando Poyatos associent la nasalisation à la plainte (whining, Laver 1980 : 92;

Poyatos 1993 : 223). William Austin a identifié la nasalisation, superposée à une fréquence

de phonation basse, comme étant utilisée tant par les hommes que par les femmes dans la

séduction (1965 : 34-37), ce que Poyatos a aussi observé pour la voix féminine, sans

précision sur la fréquence de phonation (Poyatos 1993 : 223).

Poyatos observe également que la nasalisation est présente dans les pleurs (Poyatos

1993 : 289). Dans son étude des fonctions sociales et culturelle de la chanson country aux

États-Unis, Aaron Fox observe que les variations de timbre dans la voix des chanteurs sont

coordonnées avec le sens des paroles chantées. L’ethnomusicologue avance que la

nasalisation, comme de nombreux autres effets vocaux, peut souvent être interprétée en tant

qu’icône du pleur qu’il désigne comme des cry breaks21

:

Crying […] can be iconically represented with specific inflections known

categorically as « cry breaks » – sharp deformations of the melodic line

effected through intermittent falsetto or nasalization, glottal or diaphragmatic

pulsing of the airstream and thus the melodic line, or the addition of

articulatory « noise » to an otherwise timbrally « smooth » vocal tone.

(Fox 2004 : 276)

Pour Fox, ces effets incarnent des affects précis, et leur usage découle à la fois des

traditions stylistiques et des visées expressives de l‘interprète :

« Crying » effects […] are both generalized aspects of a subgeneric style

(« hillbilly » style for example, permits as many cry breaks as possible

subject to phonological constraints) and specifically coordinated with « sad »

songs, verbs of crying, and affectively potent moments. (Fox 2004 : 280)

21

La traduction de cry break par icône du pleur sera justifiée dans le chapitre 3.

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Le country-western du Québec s‘inspirant largement du country états-unien, on peut

supposer que plusieurs éléments stylistiques et expressifs du chant country tels que ceux

mentionnés par Fox seront présents dans le corpus analysé ici. Il est donc raisonnable de

penser que la nasalisation, dans certaines circonstances du moins, peut être interprétée

comme une stylisation du pleur ou de la plainte. L‘usage de la nasalisation dans les

chansons tristes et comme icône du pleur s‘accorde également avec l‘association entre la

nasalisation et la plainte que proposent Laver et Poyatos pour la voix parlée, association qui

découle d‘observations effectuées dans un cadre culturel proche du nôtre et, dans le cas de

l‘ouvrage de Poyatos, de l‘analyse de plusieurs langues dont le français. Si l‘usage de la

nasalisation dans le corpus peut être perçu comme un emprunt stylistique à un genre

musical étranger, il peut également être envisagé comme l‘esthétisation d‘un effet

paralinguistique déjà présent dans la culture vocale commune des interprètes et de leurs

auditeurs.

Plusieurs sources évoquent la nasalisation à propos de la voix country. À

l‘exception d‘Aaron Fox cependant, aucun auteur, à ma connaissance, n‘y attribue une

fonction expressive spécifique. Bien que la voix country soit également souvent qualifiée

de plaintive, personne ne s‘est encore penché sur la manière dont la nasalisation pouvait

opérer afin de suggérer la plainte, les pleurs ou la tristesse. Les analyses qui suivent

tenteront de montrer comment la nasalisation est structurée dans les œuvres du corpus

country-western et comment sa coordination avec les paroles des chansons, avec des

éléments prosodiques et avec des paramètres musicaux et d‘autres effets paralinguistiques

peut évoquer ces èthos.

2.4 La nasalisation dans le corpus Très répandue dans le corpus, la nasalisation semble jouer un rôle expressif important. Elle

doit être envisagée comme un continuum et son analyse requiert une méthodologie

particulière présentée dans la section 2.4.1. Suivront les analyses proprement dites (2.4.2),

qui porteront d‘abord sur les variations interindividuelles (2.4.2.1). Suivra ensuite une

brève présentation de certains cas de variations intra-individuelles de la nasalité (2.4.2.2),

qui fourniront un premier indice de l‘importance de ce paramètre dans l‘expressivité

country-western. Les microvariations de la nasalité au niveau opéral seront ensuite

analysées (2.4.2.3); les exemples présenteront des cas où la nasalisation est

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occasionnellement plus marquée (2.4.2.3.1) et d‘autres où elle est occasionnellement

supprimée (2.4.2.3.2). Cette dernière partie du chapitre permettra également d‘aborder la

nasalisation sous l‘angle de sa fonction générique.

2.4.1 Méthodologie

Un premier problème posé par la nasalité est sa complexité acoustique. En effet, il est très

difficile de l‘identifier par la simple observation du spectrogramme réalisé à partir d‘un

enregistrement. Ce n‘est pas le cas d‘autres traits vocaux : le second mode de phonation

possède des traits acoustiques nets; les microvariations mélodiques comme le vibrato et le

portamento sont généralement bien mises en évidence dans le déploiement des

harmoniques; les effets de diphtongue, caractérisés par une modification continue et

progressive des formants au cours d‘un même segment voyellique, créent une image

spectrale immédiatement reconnaissable, comme on le verra dans certains exemples

présentés dans le chapitre 3. De plus, les analyses effectuées à partir du corpus suggèrent

que la présence de nasalité s‘exprimerait de manière légèrement différente d‘un chanteur à

l‘autre sur le plan acoustique, ce qui constitue un second défi dans l‘identification de cette

variation de timbre. Un troisième obstacle méthodologique à l‘identification visuelle rapide

des passages nasalisés de manière significative est la présence presque constante de cette

qualité dans la voix chantée de plusieurs interprètes. Afin de contourner ces difficultés, les

analyses seront fondées d‘abord sur une écoute attentive visant à déterminer le degré de

nasalité de chaque voyelle dans son contexte immédiat. Ainsi, en fonction du degré de

nasalité dans ce qu‘on considérera comme la voix première d‘un chanteur, et en fonction du

degré de nasalité moyen auquel il aura recours dans une chanson en particulier, les voyelles

notées comme significativement nasalisées seront celles qui seront nettement plus nasales

que les voyelles environnantes ou que d‘autres occurrences de la même voyelle dans le

même phonogramme. L‘analyse spectrale ou l‘extraction des formants confirmera en

général clairement la perception auditive; ailleurs, l‘exemple sonore sera plus éloquent.

La perception du degré de nasalité diffère selon l‘auditeur et le contexte de l‘écoute.

Ainsi, un auditeur habitué à un style vocal ne comportant pratiquement aucune nasalité

trouvera sans doute la voix de Roland Lebrun très nasale, alors qu‘elle l‘est beaucoup

moins que celle de Marcel Martel. L‘analyse des fonctions expressive de la nasalisation

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doit évidemment se faire en fonction du contexte interne de chaque enregistrement et de

chaque performance, mais aussi en fonction de la production globale d‘un interprète pour la

période visée par la thèse; il faudra donc d‘abord tenter de déterminer dans quelle mesure le

degré de nasalité d‘une voyelle s‘écarte du degré moyen de nasalité pour chaque interprète.

Une première étape consistera donc à présenter les variations interindividuelles de la

nasalité chez les chanteurs du corpus, ce qui permettra par la suite de mieux identifier les

variations intra-individuelles. Je présenterai donc d‘abord des extraits sonores établissant,

pour chacun des chanteurs dont les enregistrements seront analysés, un exemple typique,

sur le plan de la nasalité, de leur voix première. En plus de calibrer l‘écoute pour chaque

chanteur, ces échantillons sonores constitueront également des étalons qui permettront de

vérifier comment la nasalité s‘exprime acoustiquement dans la voix de chacun. J‘ai choisi

ces extraits sonores typiques en fonction de trois critères : ils sont représentatifs du degré de

nasalité moyen pour chaque chanteur, ils présentent un degré de nasalité relativement stable

pour toutes les voyelles chantées, et ils contiennent la voyelle [i]. Cette voyelle a été

choisie parce que, comme on l‘a vu plus haut, ses propriétés acoustiques en font une

voyelle pour laquelle le seuil de perception de la nasalité est assez bas; elle est ainsi un bon

outil de comparaison sonore pour le degré de nasalité chez chaque chanteur et c‘est cette

voyelle qui a été extraite de chaque exemple sonore afin de créer les exemples visuels.

Suivront ensuite les analyses portant sur les fonctions expressives de la nasalisation dans le

corpus.

2.4.2 Analyses

2.4.2.1 Variations interindividuelles

En français parlé, la voyelle [i] présente des formants dont les valeurs, pour les locuteurs

masculins, s‘approchent typiquement de 250 Hz, 2 250Hz, 2 980 Hz et 3 280 Hz pour F1,

F2, F3 et F4 respectivement. Chez un chanteur qui présente une voix première très peu

nasalisée comme Roland Lebrun, les trois premiers formants, soit ceux qui déterminent

l‘identité de la voyelle, sont bien définis; c‘est ce qu‘on peut voir sur le graphique montrant

les formants du [i] du mot « amis », tiré d‘un enregistrement de Roland Lebrun, « La mort

d‘un cowboy des prairies » (exemple 2.1a, extrait sonore 2.1). On peut également noter

l‘absence d‘antiformants dans le spectre harmonique de la voyelle et bien que certains

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harmoniques soient moins intenses, ils sont tous visibles sur le spectrogramme (exemple

2.1b). Lorsque Roland Lebrun a recours à la nasalisation, des antiformants beaucoup plus

accusés apparaissent. L‘exemple 2.2 montre la voyelle [i] nasalisée, tirée de « La vie d‘un

cowboy », que l‘on peut entendre dans l‘extrait sonore 2.2 à la fin du mot « partis ». Son

spectre harmonique montre une large bande d‘antiformants située entre 600 Hz et 1 800 Hz.

Roland Lebrun est, mis à part une exception dont il sera question dans la section 2.4.3.2, le

chanteur du corpus qui utilise la voix première comportant le moins de nasalité. La voix

première de Willie Lamothe, celle qu‘il utilise dans la plupart de ses chansons joyeuses et

légères, présente un peu plus de nasalité que celle de Roland Lebrun; on perçoit cette légère

nasalité dans « Giddy-Up Sam », dont on peut entendre le début dans l‘extrait sonore 2.3.

Dans sa voix première, le troisième formant a tendance à s‘élargir, à se disperser et à

s‘agréger avec le quatrième formant, comme on peut le voir sur l‘exemple 2.3a, qui montre

les formants du [i] du mot « prairie » entendu dans l‘extrait sonore 2.3. Sa voix présente

des antiformants autour de 950 Hz ainsi qu‘une bande de forte intensité autour de 2 460 Hz

(exemple 2.3b), ce qui correspond à certains des marqueurs acoustiques de la nasalité

énumérés en 2.2.

Paul Brunelle et Marcel Martel ont les voix qui semblent les plus nasales et chez

eux, la nasalité semble s‘exprimer dans la dispersion du deuxième formant. La voix

première de Paul Brunelle possède un degré de nasalité variable d‘un enregistrement à

l‘autre et elle est la plupart du temps plus nasale que celle de Willie Lamothe. Le [i] du mot

« vite » (à sa première occurrence) tiré du premier refrain de « Mon enfant je te pardonne »

(extrait sonore 2.4), qui est représentatif du degré moyen de nasalité pour cette chanson,

montre un deuxième formant dispersé (exemple 2.4). Marcel Martel présente quant à lui

une voix première toujours très nasale. La bande d‘antiformants qui est presque

constamment visible dans le spectre harmonique dans sa voix est très large, comme on le

voit bien sur le spectrogramme de l‘exemple 2.5a qui montre le [i] du mot « chérie »;

l‘extrait sonore 2.5 fait entendre le deuxième couplet de « La chaîne de nos cœurs », d‘où

cet exemple a été tiré. En ce qui concerne la distribution des formants, la nasalité moyenne

chez Marcel Martel semble s‘exprimer surtout par une dispersion du deuxième formant

(exemple 2.5b), un trait acoustique aussi identifié chez Paul Brunelle. Ce trait se confirme à

l‘analyse d‘une autre occurrence de [i] moyennement nasalisé (exemple 2.6a), un [i] qui

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possède un spectre harmonique et une prononciation semblable à celui de l‘exemple 2.5),

tiré du mot « brises » du troisième refrain de « La chaîne de nos cœurs » (exemple 2.6b,

extrait sonore 2.6).

Afin de vérifier que ce trait acoustique est bien rattaché à la nasalisation et non pas à

la voyelle [i] qui serait articulée d‘une manière particulière chez Marcel Martel et Paul

Brunelle, j‘ai choisi une autre voyelle, le [E] du mot « malheureux » qui a été tiré du

premier refrain de « La chaîne de nos cœurs ». Cette voyelle subit une nasalisation

progressive et passant d‘un degré de nasalité moyen pour Marcel Martel à une nasalité de

plus en plus marquée (extrait sonore 2.7). Comme on le voit bien sur l‘exemple 2.7, le

début de la voyelle est caractérisé par une agrégation de F3, F4 et F5 telle qu‘observée par

Sundberg et al. (2007); à mesure que la voyelle se nasalise, le deuxième formant se disperse

de plus en plus. Ces résultats me portent à avancer que la dispersion de F2 est bel et bien un

trait acoustique associé à la nasalisation chez certains chanteurs. Chez Marcel Martel, on

note aussi la présence d‘autres traits plus couramment associés à la nasalisation, tels la

création d‘antiformants et l‘agrégation de F3, F4 et F5. Comme le montraient aussi les

exemples 2.5b et 2.6b, la nasalisation chez Martel s‘exprime également par une intensité

plus forte des harmoniques autour de 2 300 Hz à 2 400 Hz.

Les chanteurs principaux du corpus à l‘étude ne présentent pas tous le même degré

de nasalité dans leur voix première; la voix de Roland Lebrun est celle présentant le moins

de nasalité et celle de Marcel Martel se situe à l‘autre bout du spectre. Chez Roland Lebrun,

les voyelles nasalisées présentent les caractéristiques acoustiques habituelles de la nasalité.

Chez Willie Lamothe, cette qualité est caractérisée sur le plan acoustique par la présence

d‘antiformants mais sa voix première n‘est pas assez nasalisée pour agréger complètement

F3, F4 et F5. Chez Marcel Martel, dont la voix très nasale présente les caractéristiques

habituelles de la nasalité, le deuxième formant peut également s‘élargir lors d‘une

nasalisation encore plus marquée de certaines voyelles; il s‘agit du principal indice d‘une

nasalisation plus appuyée et de la nasalisation progressive chez lui, ce que montreront

également les exemples présentés dans la section suivante. Dans le corpus choisi, il y a

donc des variations interindividuelles importantes, tant sur le plan du degré de nasalité

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moyen dans la voix première de chaque interprète que sur celui de l‘expression acoustique

de la nasalité d‘un chanteur à l‘autre.

2.4.2.2 Variations intra-individuelles

Le corpus montre aussi des variations intra-individuelles. Chez certains chanteurs, on

observe en effet une tendance à la variation du degré moyen de nasalité dans la voix

première selon le type de chanson enregistrée. Chez Willie Lamothe, par exemple, les

chansons joyeuses et fantaisistes sont prédominantes, et le degré de nasalité de sa voix

première a été identifi, dans la section 2.4.2.1 à partir de l‘une de ces chansons. Il enregistre

cependant au cours des années 1940 et 1950 quelques ballades sentimentales comme « Ne

me délaissez pas », dans laquelle le narrateur supplie une femme qu‘il a trompée de lui

accorder son pardon. Dans cette chanson qui prend des allures de supplication, Willie

Lamothe utilise une voix première beaucoup plus nasalisée que celle utilisée dans « Giddy-

Up Sam » et d‘où avaient été tirés les exemples présentés en 2.4.2.1. L‘extrait sonore 2.8

fait entendre un extrait de chacune de ces chansons. La différence de nasalité entre les deux

est évidente, et elle est bien visible si on compare les spectrogrammes de « Giddy-Up

Sam » (exemple 2.8a) et de « Ne me délaissez pas » (exemple 2.8b). Dans le premier, qui

correspond à l‘enregistrement où la voix première est la moins nasalisée, le fondamental,

qui oscille entre environ 200 Hz et 430 Hz (pour les notes les plus aiguës et chantées en

second mode de phonation), est moins intense que son premier harmonique. Dans « Ne me

délaissez pas », le fondamental est souvent aussi fort que son premier harmonique, ce qui

s‘explique par l‘intensité du formant nasal se créant autour de 300 Hz. On peut aussi voir

sur ce spectrogramme plusieurs notes où des antiformants sont présents. Si la comparaison

entre ces deux enregistrements montre un contraste facilement décelable sur le plan de la

nasalité, on pourrait être tenté de l‘attribuer à une évolution dans la voix de Willie

Lamothe : « Giddy-Up Sam » est parue en 1948, « Ne me délaissez pas », un an plus tard. Il

m‘apparaît cependant plus plausible que cette variation de la nasalité de la voix première de

Willie Lamothe soit attribuable aux différents èthos sur lesquels sont fondées les chansons.

En 1948, par exemple, paraissent sur le même disque « L‘amour d‘une cowgirl » en face A

et « Quand je reverrai ma province » en face B. Cette dernière chanson met en scène un

cow-boy éloigné de « son paradis », c‘est-à-dire sa bien-aimée et son lieu d‘origine. D‘un

tempo rapide, la chanson exprime une certaine exubérance, notamment par le recours au

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second mode de phonation d‘une manière apparentée au yodel, comme on le verra dans les

analyses présentées dans le chapitre 3. « L‘amour d‘une cowgirl » raconte la solitude d‘une

femme qui a perdu son « chéri » qui l‘a quittée. Cette chanson au tempo beaucoup plus lent

a recours au mode mineur dans les couplets, et la voix de Willie Lamothe y est beaucoup

plus nasalisée; l‘extrait sonore 2.9 fait entendre un extrait de chacune de ces chansons. Une

nasalité globalement plus marquée apparaît donc ici, avec d‘autres marqueurs

paralinguistiques et musicaux, comme un procédé permettant d‘exprimer des sentiments

tels que la solitude et la tristesse.

Des variations semblables se retrouvent aussi dans le répertoire enregistré de Paul

Brunelle. Dans « Mon enfant je te pardonne », par exemple, la voix première de Paul

Brunelle semble plus nasale que dans « Sur ce vieux rocher blanc », qui relate des

souvenirs amoureux idylliques (extrait sonore 2.10). Ces variations intra-individuelles du

degré moyen de nasalité constitue un premier indice que la nasalisation pourrait servir à

exprimer des sentiments négatifs dans la voix chantée du corpus country-western, une

fonction qu‘elle possède dans la voix parlée en accompagnant la plainte. Afin de montrer

avec plus de précision comment la nasalisation opère dans la représentation de ces èthos,

l‘analyse des microvariations induites par le contrôle de ce modificateur paralinguistique

s‘impose. Dans une même chanson, les interprètes ont recours à la nasalisation d‘une

manière plus ou moins variée : si certaines exécutions sont plutôt uniformes sur ce plan,

d‘autres présentent des contrastes évidents, soit par la présence de voyelles

significativement plus nasalisées que les autres (2.4.2.3.1), soit, au contraire, par la

suppression passagère de la nasalisation dans une exécution où la nasalité moyenne est très

marquée (2.4.2.3.2). Ce sont ces variations opérales qui serviront de point de départ aux

analyses présentées ici, variations qui seront mises en relation avec les paroles des

chansons et avec d‘autres paramètres musicaux et vocaux.

2.4.2.3 Variations opérales

2.4.2.3.1 Nasalisation occasionnellement plus marquée

Les enregistrements de Marcel Martel composent un répertoire abondant de chansons

utilisant la nasalisation à des fins expressives. Comme on l‘a vu précédemment, la voix

première de Marcel Martel est la plus nasale des quatre principaux chanteurs dont les voix

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sont analysées ici. À l‘écoute de ses chansons, on constate que certaines voyelles sont

considérablement plus nasalisées que d‘autres. À titre de comparaison, l‘extrait sonore 2.11

fait d‘abord entendre un [i] typique de la voix première de Marcel Martel, en l‘occurrence,

le [i] tiré de l‘exemple 2.5 présenté plus haut, puis un second [i] tiré du même

enregistrement, et qui est beaucoup plus nasalisé. L‘extraction des formants confirme la

perception auditive : dans l‘exemple 2.9b, le deuxième formant de ce second [i] est

clairement plus dispersé que celui de l‘exemple 2.5 (reproduit dans l‘exemple 2.9a); on se

rappellera que la dispersion du second formant est un des traits acoustiques de la

nasalisation chez Marcel Martel. La chanson « La chaîne de nos cœurs », d‘où sont tirés ces

deux exemples, contient d‘ailleurs plusieurs occurrences de voyelles significativement plus

nasalisées que les autres; elle semble à première vue constituer un bon exemple de

performance vocale où la nasalisation est associée à l‘expression de sentiments tristes.

Enregistrée en 1947, « La chaîne de nos cœurs » est une adaptation de la chanson de Hank

Snow « You Broke the Chain That Held Our Hearts » parue en 1945. Dans la version de

Marcel Martel, la voix est beaucoup plus plaintive et plus proche de la lamentation et se

démarque ainsi de la voix de Hank Snow dans la version originale, beaucoup plus légère et

moins nasalisée; l‘extrait sonore 2.12 fait entendre un extrait de la version originale puis de

celle de Marcel Martel. Dans les deux chansons, le narrateur s‘adresse à une femme qui l‘a

quitté. Tandis que la chanson de Hank Snow met l‘accent sur le retour possible de la femme

et sur son amour qui demeure malgré leur séparation (exemple 2.10, lignes 12, 27-28), la

version de Marcel Martel a évacué toute référence à une éventuelle fin heureuse et ne parle

que de la souffrance du narrateur (exemple 2.11). La modification du style vocal dans

l‘adaptation française semble s‘accorder avec le glissement de sens qu‘ont subi les paroles

et elle constitue un indice de l‘association de la nasalisation à des sentiments négatifs dans

le cadre de cette chanson. Son analyse détaillée servira maintenant à montrer de quelle

manière une nasalisation occasionnellement plus marquée de certaines voyelles opère dans

l‘évocation de la plainte et du pleur. Le point de départ de cette analyse est l‘identification,

à l‘écoute, des voyelles qui étaient nasalisées de manière significative. Il s‘agit évidemment

de résultats subjectifs découlant de ma propre perception auditive, mais le degré élevé de

nasalité perçu a presque toujours été confirmé par l‘extraction des formants ou l‘analyse du

spectre harmonique, qui montraient des traits acoustiques propres à la nasalité plus accusés

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que dans les exemples présentés en 2.4.2.1 pour la voix première de Marcel Martel. Suite à

l‘étude des caractéristiques acoustiques des voyelles marquées comme significativement

nasalisées, deux phénomènes sont apparus : la présence fréquente d‘un mouvement de

nasalisation progressive et l‘existence de deux types de voyelles nasalisées, qui présentent

un contraste significatif sur le plan dynamique.

Dans « La chaîne de nos cœurs », la nasalisation progressive a pu être observée à

trois échelons structurels : celui de la voyelle, celui de la phrase et celui de la section

formelle. Plusieurs voyelles subissent une nasalisation progressive dans cet enregistrement.

C‘est le cas du [F] de « cœur » et du [E] de « malheureux » dans plusieurs de leurs

occurrences. Les exemples 2.12 et 2.13 montrent la nasalisation progressive de chacune de

ces deux voyelles, pour lesquelles le deuxième formant se disperse de plus en plus où F3, F4

et F5 convergent graduellement. Les extraits sonores 2.13 et 2.14 font entendre les syllabes

représentées visuellement dans ces exemples. Chacune a été montée en boucle afin de

faciliter la perception auditive du phénomène de nasalisation progressive, qui n‘est pas

facilement détectable sans une écoute répétée étant donnée sa brièveté. Dans « La chaîne de

nos cœurs », sur les 27 syllabes qui ont été marquées comme significativement plus

nasalisées que leurs voisines, ce qui inclut les syllabes qui sont nasalisées de manière

progressives, 15 sont des syllabes situées en fin de phrase, soit un peu plus de la moitié. De

plus, lorsque, dans une phrase, il n‘y a qu‘une seule syllabe nasalisée, elle est

systématiquement la dernière de la phrase. Il semble donc y avoir dans cet enregistrement

un deuxième phénomène d‘intensification de la nasalisation, cette fois-ci à l‘échelle de la

phrase. L‘exemple 2.14 présente la disposition de syllabes nasalisées, qui apparaissent en

rouge; les syllabes progressivement nasalisées ont été soulignées. À l‘échelle des sections

formelles, c‘est plutôt une augmentation du degré de nasalité moyen qui peut être perçue,

un peu comme si la voix première était de plus en plus nasalisée. Ce phénomène est

particulièrement perceptible dans les refrains, comme on peut l‘entendre dans les extraits

sonores 2.15, 2.16 et 2.17. Présentant successivement la première puis la dernière phrase de

chacun des trois refrains de la chanson, ils mettent en évidence la nette augmentation du

degré de nasalité moyen dans la voix de Marcel Martel au cours d‘une même section

formelle. On constate la même chose à l‘écoute de la première phrase du premier, puis du

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dernier refrain (extrait sonore 2.18), et la voix de Marcel Martel semble aussi être de plus

en plus nasalisée du début à la fin de la performance vocale.

Le second phénomène observé concerne les profils dynamiques contrastants

appliqués aux voyelles les plus nasalisées. Bien que toutes les voyelles marquées comme

particulièrement nasalisées (exemple 2.14) correspondent à des accents toniques, à

l‘exception du [è] initial de « aimés » et « aimer », et qu‘elles soient soutenues par des

valeurs longues, elles ne sont pas toutes accentuées sur le plan dynamique. Tandis que les

voyelles situées en début ou en milieu de phrase se caractérisent souvent par une intensité

forte, les voyelles progressivement nasalisées et celles situées en fin de phrase

s‘accompagnent en général d‘une baisse d‘intensité marquée. Ces baisses d‘intensité sont

naturelles, puisque, situées en toute fin de phrase, elles correspondent à la fin de la phase

d‘expiration et précèdent le plus souvent une nouvelle inspiration : dans « La chaîne de nos

cœurs », la voyelle précédant immédiatement une respiration subit d‘ailleurs toujours une

baisse d‘intensité d‘exécution perceptible, qu‘elle soit nasalisée ou non. Cependant, dans

cet enregistrement, il semble aussi exister une corrélation entre nasalisation en fin de

souffle et stabilité de la hauteur. On constate en effet que les voyelles terminales

significativement plus nasalisées sont beaucoup plus stables que celles qui ne le sont pas.

Avant de présenter les résultats de la mise en relation de ces paramètres pour l‘ensemble de

la chanson, j‘aimerais apporter une précision importante. Pour l‘exemple 2.15 ainsi que

pour les exemples 2.10, 2.11 et 2.14 présentés précédemment, j‘ai effectué la transcription

des paroles et la numérotation des vers en fonction de la construction des phrases

mélodiques, qui sont constituées de deux mesures de quatre pulsations. Chaque vers

correspond à une phrase musicale complète, et la disposition des phrases correspond ainsi

parfaitement à la disposition des rimes enchaînées du premier couplet. Cependant, la

troisième phrase de chaque section formelle comporte toujours un plus grand nombre de

syllabes que les autres phrases d‘une même section; dans les refrains par exemple, les

phrases 1, 2 et 4 comportent 8 pieds, et la troisième 11. C‘est ce qui explique que la

troisième et la quatrième phrase sont en général enchaînées; on note ainsi l‘absence

d‘inspiration entre la troisième et quatrième phrase de chaque section et la dernière voyelle

de la troisième phrase de chaque section, nasalisée ou non, ne subit pas de baisse

d‘intensité. Pour chaque couplet et chaque refrain, la terminaison des première, deuxième et

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quatrième phrases sont sujettes à une baisse d‘intensité accompagnant la fin du souffle, et

cette diminution est presque toujours perceptible. Les voyelles considérées comme des

voyelles de terminaison, soit les dernières voyelles de chaque phrase (à l‘exception du cas

où ce sont des [e] muets, la voyelle de terminaison devenant alors la voyelle qui précède)

excluront donc les voyelles finales de la troisième phrase de chaque section. Suivant cette

règle, on retrouve dans « La chaîne de nos cœurs » 15 voyelles de terminaison, dont 11 sont

nasalisées; toutes subissent une baisse d‘intensité. L‘exemple 2.15 indique le comportement

des voyelles de terminaison sur le plan de la hauteur. On remarque que les voyelles de

terminaison qui sont nasalisées sont toutes stables; sur les quatre voyelles de terminaison

qui ne sont pas nasalisées, trois ont une hauteur instable. Il s‘agit ici bien sûr d‘une manière

schématisée et peu nuancée de présenter le comportement des notes chantées en fin de

phrase et comme la nasalisation, la notion de hauteur devrait être envisagée comme un

continuum. Une analyse plus détaillée de quelques voyelles terminales montrera de manière

plus convaincante le lien entre nasalisation et stabilité de la hauteur dans « La chaîne de nos

cœurs ». La voyelle terminale de chacun des trois refrains, soit le [F] de « bonheur », offre

une bonne base de comparaison. Sur les trois occurrences de cette voyelle de terminaison

(exemples 2.16a, 2.16b et 2.16c; extrait sonore 2.19), seule la dernière (1.16c) est très

nasalisée et ce de manière progressive. Dans les trois occurrences, la note visée est

approchée par un mouvement mélodique ascendant qu‘on peut observer sur les

spectrogrammes des exemples 2.16a, 2.16b et 2.16c : ce mouvement se résout par l‘atteinte

d‘une note cible tenue qui est plus ou moins stable d‘une occurrence à l‘autre. Le [F] de

l‘exemple 2.16a pourrait être perçu comme légèrement plus nasalisé que celui de l‘exemple

2.16b, ce qui se traduit par un deuxième formant légèrement plus dispersé, pas assez

cependant pour qu‘il ait été marqué comme significativement plus nasalisé. La fréquence

fondamentale dans la partie tenue de la voyelle apparaît cependant légèrement plus stable

dans le premier refrain (2.16a) que dans le second (2.16b). Dans le troisième refrain, la

voyelle terminale est cette fois clairement nasalisée, et la nasalisation s‘amplifie de manière

progressive comme le montre bien l‘évolution du deuxième formant dans l‘exemple 2.16c.

Ici, la voyelle apparaît comme clairement plus stable, à l‘écoute comme sur le

spectrogramme. Pour la terminaison de chaque refrain, il semble donc y avoir une

corrélation entre le degré de nasalisation et la stabilité de la hauteur du fondamental : plus

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la voyelle chantée est nasalisée, plus la hauteur est stable. Dans le premier refrain, le [E] de

« malheureux » constitue un autre exemple significatif de cette corrélation : à mesure que la

voyelle se nasalise, l‘intensité diminue progressivement, et la hauteur demeure stable, à

l‘exception d‘une ondulation créée par un léger vibrato (exemple 2.17 et extrait sonore

2.20).

Il semble donc exister, du moins chez Marcel Martel et dans le contexte de cette

chanson, un lien entre nasalisation, intensité et stabilité de la hauteur. En général, lorsque

l‘intensité d‘exécution doit être réduite, c‘est la pression sous-glottique qui est réduite. Si

elle n‘est pas compensée par le larynx, une diminution de la pression peut cependant

affecter la fréquence de vibration des bandes vocales, ce qui modifie la hauteur (Sundberg

1987 : 40). J‘aimerais poser comme hypothèse que la nasalisation serait peut-être, dans

certains cas, une stratégie permettant de diminuer l‘intensité d‘exécution sans affecter la

hauteur de note chantée. En effet, à cause de la perte d‘énergie acoustique induite par

l‘abaissement du vélum et la création d‘un second canal par où circule le souffle

phonatoire, la nasalisation peut causer une baisse d‘intensité du son. Kent souligne

d‘ailleurs que les sons nasalisés sont en général les sons les moins intenses d‘une chaîne

phonologique (Kent 1993 : 105) Dans « La chaîne de nos cœurs », comme l‘analyse l‘a

montré, les voyelles terminales nasalisées sont souvent plus stables sur le plan de la

hauteur. Ce possible usage fonctionnel de la nasalisation n‘entre cependant pas en

contradiction avec son rôle expressif. Je crois en effet que ce positionnement particulier de

nombreuses syllabes nasalisées en fin de phrases et accompagnées d‘une baisse d‘intensité,

coordonné avec le mouvement généralisé du moins nasalisé au plus nasalisé identifié plus

haut, présent à tous les niveaux analytiques, contribue justement à créer l‘effet plaintif

associé au chant country-western et dont cette chanson de Marcel Martel constitue un

exemple particulièrement représentatif.

Si les voyelles nasalisées accompagnées d‘une baisse d‘intensité évoquent la plainte

et conviennent bien aux chansons tristes, elles pourraient difficilement être incluses dans la

catégorie des icônes du pleur décrits par Aaron Fox, des effets vocaux devant présenter une

rupture dans la voix et dans la ligne mélodique; un effet paralinguistique placé en fin de

phrase pourrait difficilement être considéré comme créant un effet de rupture. De plus, la

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description que fait Fox de ces effets montre bien qu‘ils visent à mettre en évidence certains

mots, ce qui devrait s‘accompagner par une forme d‘accentuation. Dans « La chaîne de nos

cœurs », les voyelles nasalisées situées en début et en milieu de phrase, plus souvent

accentuées sur le plan dynamique, auraient plus de chance de s‘inscrire dans la catégorie

des cry breaks. Dans « La chaîne de nos cœurs », les voyelles nasalisées et chantées avec

une intensité particulièrement forte sont présentées dans l‘exemple 2.18. Les mots

contenant des voyelles nasalisées et d‘intensité forte sont les mots du titre (« brises » et

« chaîne », lignes 1, 4, 9, 12 et 20), ainsi que les mots véhiculant le mieux le sens de la

chanson, qu‘on pourrait considérer comme des mots-clés (« quittes », « chérie », « aimés »,

« promis », « aimer », lignes 8, 11, 13, 15, 19). De plus, seules des voyelles correspondant

à la fois à des accents toniques (à l‘exception du [è] de « aimés » et « aimer ») et à des

valeurs longues sont nasalisées. « Abandonnes » (ligne 5) est un mot qui résume bien le

sens de la chanson. Sa prosodie est cependant imparfaite : c‘est la première voyelle, le [a],

qui est chantée sur une valeur longue, alors que l‘accent tonique est sur le [O]. D‘autres

mots présentent une prosodie adéquate mais sont peu significatifs (« me », lignes 2, 10, 14,

18, « pourtant », lignes 3, 11, 19, entre autres). Ces mots ne contiennent aucune voyelle

significativement nasalisée. Les voyelles nasalisées et accentuées correspondent donc non

seulement à des valeurs longues, comme on aurait pu s‘y attendre, mais elles sont aussi

généralement coordonnées avec des accents toniques dont la prosodie est correcte.

Ces voyelles s‘inscrivent parfaitement dans la catégorie des cry breaks décrits par

Fox et par leur caractère accentué, à la fois sur le plan de la durée et de l‘intensité, elles

créent bel et bien des ruptures dans la ligne mélodique et vocale. Dès le premier refrain de

« La chaîne de nos cœurs », une voyelle, le [i] de « brises », se démarque des autres par son

intensité, attirant l‘attention à la fois sur le titre et sur la nature du récit qui sera raconté.

L‘exemple 2.19 montre le sommet dynamique correspondant à cette voyelle (extrait sonore

2.21). Dans le deuxième couplet, la troisième phrase comporte deux voyelles nasalisées et

accentuées, le [i] de « promis » et le [è] de « aimer ». Sans constituer les plus importants

sommets dynamiques de la phrase, ils sont cependant accentués dans leur contexte

immédiat; le [i] de « promis » est plus intense que le [o], et le [è] de « aimer » est aussi

fort et plus aigu que le [é], qui porte pourtant l‘accent tonique du mot (exemple 2.20;

extrait sonore 2.22). Ces syllabes ne sont sans aucun doute pas nasalisées de manière

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accidentelle. Comme on l‘a vu, la nasalisation atténue en général l‘intensité. Nasaliser une

voyelle et lui donner une intensité égale ou supérieure aux voyelles environnantes exige de

compenser par le signal vocal ce qui est perdu dans la résonance. Les voyelles ainsi

nasalisées, en plus d‘évoquer les cry breaks typiques du style vocal country états-unien, ont

pour avantage de faciliter l‘intelligibilité des paroles en signalant les mots les plus

importants du texte chanté ainsi que les accents toniques. De plus, ces voyelles nasalisées

sont souvent mises en évidence grâce à d‘autres effets vocaux, et des microvariations

mélodiques sont notamment utilisées à cette fin. Dans la première phrase de la chanson par

exemple, le [i] de « brises » est attaqué environ un ton plus bas que la note cible, qui est

ensuite rejointe par un glissement mélodique, comme le montre le fondamental sur le

spectrogramme de l‘exemple 2.21.

D‘autres chanteurs utilisent la nasalisation de ces deux manières, soit en fin de

phrase d‘une façon qui évoque la plainte et pour accentuer certaines syllabes. C‘est ce que

fait Paul Brunelle dans « Mon enfant je te pardonne », une chanson plaintive qui raconte les

regrets d‘un personnage féminin ayant abandonné sa mère pour un garçon. L‘exemple 2.22

montre une transcription des paroles de la chanson où les voyelles nasalisées apparaissent

en rouge, la plupart de ces voyelles étant situées en fin de phrase. Dans les couplets comme

dans les refrains, les vers pairs comportent une terminaison correspondant à un accent

tonique, tandis que les vers impairs ont habituellement une terminaison non accentuée qui

correspond parfois à un [e] muet chanté; c‘est alors la voyelle qui précède qui est nasalisée

et qui est plus intense. Les voyelles nasalisées situées en fin de phrases sont donc en

général accentuées sur le plan dynamique pour les vers impairs puisqu‘elles correspondent

à l‘accent tonique qui doit être différencié de la voyelle terminale. Les voyelles terminales

nasalisées dans les vers pairs présentent un profil dynamique différent; elles se composent

d‘un sommet dynamique qui signale l‘accent tonique suivi d‘une baisse d‘intensité qui

signale la fin de la phrase et évoque la plainte. Par exemple, le [B] de « ans », dans le

premier couplet (ligne 10), est progressivement nasalisé; après un sommet dans la courbe

d‘intensité, les formants s‘agrègent de plus en plus et l‘intensité diminue (exemple 2.23;

extrait sonore 2.23). Bien que les baisses d‘intensité soient moins marquées dans « Mon

enfant je te pardonne » que dans « La chaîne de nos cœurs », les voyelles terminales

nasalisées, comme celle de l‘exemple 2.23, ont tout de même un profil dynamique bien

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différent des voyelles nasalisées et accentuées, comme par exemple le [O] de « donnes »,

nasalisé et accentué par rapport au [e] qui le suit dans la troisième phrase du premier

refrain (exemple 2.24, extrait sonore 2.24). Paul Brunelle a donc recours à la nasalisation, à

la fois d‘une manière qui évoque la plainte en fin de phrase et à la manière des icônes du

pleur décrits par Fox. Dans « Mon enfant je te pardonne », la nasalisation occupe aussi une

fonction structurante rattachée au récit. Le mot « maman », dont la voyelle terminale,

nasale, est facile à nasaliser davantage, ne fait pas l‘objet de nasalisation significative dans

les refrains. Ceux-ci, qui rapportent des paroles attribuées à la mère, parlent en effet de

pardon et de réconciliation. Lorsque le même mot fait partie du discours de la fille, dans le

premier couplet, qui parle de l‘abandon de la mère, sa voyelle terminale est au contraire

nasalisée; l‘extrait sonore 2.25 fait entendre deux fois le mot « maman », dans le premier

refrain et dans le premier couplet, et met en évidence la différence dans le degré de nasalité

de leurs terminaisons. Sans qu‘on puisse dire que les paroles attribuées au personnage de la

mère soient chantées entièrement avec une voix moins nasale que les paroles chantées par

le personnage de la fille, la différence de nasalisation sur ce mot-clé entre son occurrence

dans les refrains et dans les couplets, plus plaintifs, m‘apparaît significative.

Bien que la nasalisation occasionnellement plus marquée soit surtout typique des

chansons tristes et plaintives, on peut trouver dans le corpus certains exemples de

nasalisation en fin de phrase dans des chansons joyeuses ou fantaisistes. Dans ce cas

cependant, le profil dynamique de la voyelle nasalisée est bien différent de celui des

voyelles terminales dans les chansons tristes. Dans « Le boogie woogie des prairies », Paul

Brunelle a parfois recours à la nasalisation progressive en fin de phrase. Dans la ritournelle

qui clôt la première strophe de la chanson, le dernier [i] du mot « prairie » fait l‘objet d‘une

nasalisation de plus en plus appuyée, comme le montre la dispersion progressive des

formants sur l‘exemple 2.25 (extrait sonore 2.26). À l‘audition, le début de la voyelle

semble déjà nasalisé; le changement de timbre entendu correspond probablement à

l‘ouverture progressive de la bouche, qui permet du même coup l‘augmentation de

l‘intensité de la note chantée. La courbe d‘intensité montre une variation périodique

correspondant au vibrato appliqué à ce passage et la courbe présente une amplitude de plus

en plus grande. L‘effet créé se situe à l‘opposé de la plainte qu‘évoquaient « La chaîne de

nos cœurs » et « Mon enfant je te pardonne ». « Le boogie woogie des prairies », comme on

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le verra dans le chapitre 3, fait d‘ailleurs partie d‘un sous-corpus de chansons où le yodel,

avec d‘autres variations de timbre, évoque surtout l‘exubérance. Ce type de recours à la

nasalisation est rare dans le corpus et une nasalité appuyée et variée est en général associée

à des chansons tristes et plaintives. De plus, même si, comme on l‘a vu, certaines voyelles

nasalisées sont parfois accentuées sur le plan dynamique, les chansons où l‘on retrouve des

microvariations de nasalité sont en général des chansons où l‘intensité d‘exécution est, dans

l‘ensemble, douce, comme le montrent les extraits sonores présentés jusqu‘ici. Les

sonorités nasales et perçantes comme on les entend dans les enregistrements de Jimmie

Rodgers et de Hank Williams, par exemple, sont pratiquement absentes du corpus country-

western. L‘extrait sonore 2.27 fait entendre un extrait de « Hey Good Lookin‘ », enregistré

par Hank Williams en 1951. Le [a] de « what », qui correspond à un sommet mélodique et

dynamique, et le [i] de « me », entre autres, sont fortement nasalisés. La nasalité dans un

registre aigu et combinée à une intensité d‘exécution forte, en début ou en fin de phrase,

n‘est pas utilisée dans le country-western produit au Québec pendant les années 1940 et

1950. Le chapitre 4 abordera plus en profondeur cette distanciation de la voix country-

western québécoise du modèle états-unien.

2.4.2.3.2 Suppression occasionnelle de la nasalisation

Si certaines exécutions font entendre des voyelles significativement plus nasalisées, le

phénomène inverse a pu être observé dans le cas d‘un enregistrement au statut particulier.

Le 11 janvier 1946, Roland Lebrun enregistre « La vie d‘un cowboy », une chanson

racontant la solitude d‘un cow-boy éloigné de son village et de sa bien-aimée et dont les

paroles sont reproduites dans l‘exemple 2.26. Dans cet enregistrement, la voix première de

Roland Lebrun est beaucoup plus nasale que sa voix première habituelle. L‘extrait sonore

2.28 fait entendre successivement le début de « La vie d‘un cowboy » et de « Mes rêves se

réalisent », enregistrées lors de la même séance (Duchesne 2004 : 3). L‘écart entre les

degrés de nasalité est flagrant et se manifeste par des images spectrales distinctives. Sur le

spectrogramme de l‘exemple 2.27a, qui correspond à deux phrases tirées de « Mes rêves se

réalisent » où les résonances sont particulièrement orales, on note l‘absence complète

d‘antiformants, qui apparaissent dans le spectrogramme d‘un extrait de « La vie d‘un

cowboy », d‘une durée semblable et réalisé avec les mêmes réglages (exemple 2.27b). Les

antiformants sont particulièrement visibles lorsqu‘on compare les [i] tenus qui se trouvent

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dans ces extraits. La voix de Roland Lebrun dans « La vie d‘un cowboy » semble aussi

beaucoup plus plaintive, effet auquel semblent contribuer les nombreux glissements

mélodiques et les portamentos, qu‘on peut voir sur le spectrogramme de l‘exemple 2.27b.

Les glissements mélodiques sont abondants dans le corpus country-western et sont

également présent dans des chansons présentant des èthos plus joyeux; on le verra dans

l‘analyse de la chanson « Mon chevalier » enregistrée par Noëlla Therrien, qui sera

présentée dans le chapitre 4. Comment rattacher alors ces variations de hauteur avec la

plainte? Daniel Leech-Wilkinson avance comme hypothèse que le portamento aurait pour

effet principal d‘amplifier le contenu émotif véhiculé par une œuvre (2006 : 248), ce qui

semble être précisément le cas pour « La vie d‘un cowboy ». En plus de variations

rattachées à l‘intensité qui ont été identifiées dans « La chaîne de nos cœurs » et dans

« Mon enfant je te pardonne », des variations de hauteur pourraient donc contribuer à

exagérer le caractère plaintif des performances country-western. Le chapitre 3, qui portera

sur le second mode de phonation, présentera une analyse plus détaillée de « La vie d‘un

cow-boy » et sur sa stylisation de la plainte et du pleur.

Dans le dernier pré-refrain de la chanson, qui correspond aux lignes 25 et 26 de

l‘exemple 2.26, les résonances nasales disparaissent, et la plainte semble s‘arrêter alors que

le narrateur évoque ses retrouvailles avec sa bien aimée (« Auprès de celle qui m‘attend / Je

goûterai l‘amour ardent »), pour reprendre lors du dernier refrain qui fait de nouveau

entendre une voix nasalisée (extrait sonore 2.29). La transformation du timbre de la voix de

Roland Lebrun pour ce passage apparaît clairement lorsqu‘on compare le spectrogramme

de la première phrase de la chanson (lignes 1 et 2) avec celui de la phrase correspondant

aux lignes 25 et 26. Sur le spectrogramme de l‘exemple 2.28, on voit clairement, à gauche

les antiformants présents sur le [e] de « depuis », le premier mot du premier couplet; à

droite, sur le [e] du mot « de », tiré du troisième pré-refrain (ligne 25), les antiformants

sont disparus, et même si ce second [e] est manifestement moins intense que le premier,

tous les harmoniques y sont clairement visibles entre 600 Hz et 1200 Hz, ce qui n‘était pas

le cas pour le premier.

Dans cet enregistrement, la nasalisation occupe donc une fonction expressive en

évoquant la plainte; elle est utilisée dans toutes les sections formelles de la chanson

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décrivant la tristesse et la solitude du narrateur, et disparaît à l‘évocation d‘un avenir

heureux, celui des retrouvailles, ce qui contribue à structurer le récit de la même manière

que dans « Mon enfant je te pardonne ». La nasalisation occupe cependant ici une fonction

générique manifeste. Roland Lebrun, qui débute sa carrière sur disque en 1942, se fait

appeler « le soldat Lebrun » et bâtit sa popularité grâce à un répertoire sentimental où la

figure du soldat éloigné de sa famille domine. Avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale

en 1945, les thèmes exploités par le soldat Lebrun sont de moins en moins d‘actualité, et sa

popularité décline, comme on le verra dans le chapitre 4. Avec « La vie d‘un cowboy », il

enregistre 1946 sa première chanson de cow-boy à la thématique explicitement western. Il

semble plausible que l‘utilisation d‘éléments stylistiques génériques propres au country-

western comme la nasalisation et le recours au second mode de phonation, dont il sera

question pour cette chanson dans le chapitre suivant, permette ici à Roland Lebrun de

s‘inscrire dans le genre country-western.

2.5 Sommaire La nasalité est un phénomène timbral et physiologique complexe dont la description n‘a pas

encore suscité de consensus. Elle présente tout de même certains marqueurs acoustiques

clairs qui permettent, grâce à l‘observation du spectre sonore et à l‘extraction des formants,

de confirmer sa présence; la perception auditive de la nasalité dans un extrait sonore peut

donc le plus souvent être confirmée par l‘analyse, du moins pour le corpus étudié ici.

Présente à divers degrés dans la voix première des chanteurs country-western les plus

importants de la période étudiée soit Roland Lebrun, Paul Brunelle, Marcel Martel et Willie

Lamothe, la nasalisation semble jouer un rôle expressif majeur dans les enregistrements de

ces derniers. La nasalisation fait surtout l‘objet de variations dans les chansons tristes

évoquant l‘abandon ou la solitude où elle contribue à l‘expression de la plainte ainsi qu‘à la

construction d‘icônes du pleur. La variation de la nasalisation est utilisée dans l‘élaboration

de versions stylisées de certaines de ses fonctions paralinguistiques, présentes dans la voix

parlée, notamment à travers sa coordination avec des variations dynamiques et mélodiques.

Les analyses présentées dans le chapitre 3 montreront que le second mode de phonation est

lui aussi utilisé comme icône du pleur par les chanteurs country-western et plusieurs

exemples seront tirés des enregistrements analysés plus haut dont « La chaîne de nos

cœurs » et « La vie d‘un cowboy ». En dehors de ces considérations touchant à

l‘expressivité, la nasalisation joue un rôle structurant quant au texte chanté. Contribuant à

l‘intelligibilité des paroles par la mise en évidence des accents toniques, elle peut aussi

servir à caractériser divers lieux, temps et aspects du récit. De plus, la présence de la

nasalité dans les voix premières des chanteurs country-western ainsi que son usage

ponctuellement plus marqué chez Roland Lebrun dans une de ses rares chansons à

thématique western sont des indices de sa fonction générique. Le second mode de

phonation, qui fera l‘objet du prochain chapitre, joue aussi ce triple rôle. Marqueur du

genre country-western et utilisé dans de nombreux enregistrements du corpus, il joue aussi

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un rôle expressif important et peut servir à structurer les récits. Également associé à des

représentations spatiales, le second mode de phonation se présente sous plusieurs formes :

dans le yodel, dans des ornements qui mettent en évidence la cassure vocale et dans des

mélodies chantées principalement dans ce mode.

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Chapitre 3 Le second mode de phonation et la cassure

vocale

3.1 Introduction Avec la nasalisation, le recours au second mode de phonation constitue un marqueur

générique important de la voix country. Dans le corpus, le second mode de phonation est

principalement utilisé en position ornementale et dans le yodel. Le passage d‘un mode de

phonation à l‘autre s‘accompagne d‘un phénomène transitoire qui peut être perçu comme

une rupture dans la voix, rupture qui est mise en valeur et amplifiée dans plusieurs styles de

chant populaire dont le country et le country-western. Je définirai provisoirement le second

mode de phonation comme le registre situé immédiatement au-dessus de celui utilisé

habituellement pour la parole, que l‘on appelle registre modal ou premier mode de

phonation22

. Bien que la notion de registre soit liée de manière évidente au paramètre de la

hauteur, on verra qu‘elle est aussi, et peut-être avant tout, étroitement liée au timbre. Le

passage du premier au second mode de phonation peut d‘ailleurs être effectué sans qu‘il

soit nécessaire d‘élever la fréquence fondamentale de la note chantée. La première partie de

ce chapitre sera consacrée à la terminologie et à la description de la production et des traits

acoustiques du second mode de phonation (3.2). Les termes mode de phonation et registre

pouvant porter à confusion, je ferai d‘abord le point sur leurs différents usages dans la

recherche (3.2.1), ce qui me permettra par la même occasion de justifier la préférence

accordée à la terminologie des modes de phonation plutôt qu‘à celle des registres, pourtant

plus connue et plus usitée. Je décrirai ensuite la production physiologique et les traits

acoustiques du premier et du second mode de phonation ainsi que du phénomène de rupture

marquant la transition de l‘un à l‘autre, que j‘appellerai pour l‘instant passage mais qui,

dans le cadre des analyses, sera désigné comme une cassure vocale (3.2.2). Suivra une

revue des différentes fonctions expressives qui sont généralement rattachées à ces deux

effets paralinguistiques, dans la parole spontanée et dans un contexte musical (3.3).

L‘essentiel de ce chapitre (3.4) concernera l‘étude du recours au second mode de phonation

22

Bien qu‘on fasse souvent référence au second mode de phonation par le vocable falsetto dans les études

acoustiques, paralinguistiques et phoniatriques ainsi que dans le champ de la musicologie populaire,

l‘expression second mode de phonation est favorisée par certains spécialistes du falsetto en musicologie

traditionnelle. Je privilégierai cette locution entre autres parce qu‘elle met en évidence l‘aspect physiologique

de ce phénomène; d‘autres arguments en faveur de cette terminologie seront avancés plus loin.

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et de la cassure vocale dans le corpus où on les retrouve sous trois formes, soit dans le

yodel (3.4.1), dans certaines figures ornementales (3.4.2) et, plus rarement, dans des

mélodies entièrement ou principalement chantées en second mode de phonation (3.4.3).

3.2 Terminologie et production Dans le Grove Music Online, Willam Drabkin définit le registre comme une partie de

l‘étendue d‘un instrument, d‘une voix ou d‘une composition, définition faisant appel avant

tout à la hauteur des sons (Drabkin 2011 : s.p.)23

. Ce qui distingue et ce qui nous permet de

reconnaître de manière auditive les différents registres d‘une voix ou d‘un instrument est

cependant également tributaire du timbre, qui peut varier considérablement d‘un registre à

l‘autre. Tout en soulignant la diversité des conceptions rattachées à la notion de registre,

Johan Sundberg résume de la façon suivante, dans The Science of the Singing Voice, la

définition la plus répandue du registre pour la voix chantée : « The most common

description is that a register is a phonation frequency range in which all tones are perceived

as being produced in a similar way and which possess a similar voice timbre. » (Sundberg

1987 : 49) On constatera d‘ailleurs dans l‘analyse du corpus que les changements de

registres s‘effectuent souvent sur des petits intervalles, ce qui met en valeur le changement

de timbre bien davantage que le saut mélodique. La rupture qui peut survenir au moment du

passage entre deux registres introduit également un changement brusque dans la sonorité de

la voix. Ce sont souvent ces variations de timbre plutôt que celles reliées à la hauteur qui

jouent un rôle expressif lors de l‘emploi du second mode de phonation et il importe de

définir les concepts, les mécanismes physiologiques et les propriétés acoustiques propres à

ces phénomènes.

3.2.1 Registres résonantiels, registres laryngés et modes de phonation

En musicologie traditionnelle et en pédagogie du chant, on considère que les voix

masculines et féminines ont à leur disposition au moins deux registres, soit la voix de

poitrine et la voix de tête (Jander, Harris et Potter 2011 : s.p.). La voix de tête et le falsetto

sont considérés tantôt comme deux registres distincts, tantôt comme un seul et même

registre. Voix de poitrine, voix de tête et falsetto constituent bien des registres au sens de

Sundberg, c‘est-à-dire qu‘ils désignent des parties de l‘étendue de la voix d‘un chanteur ou

23

« A part of the range of an instrument, singing voice or composition. » (Drabkin 2011 : s.p.)

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d‘une chanteuse possédant une qualité timbrale uniforme. L‘égalité du timbre étant un des

fondements esthétiques du chant classique, il existe une technique appelée voix mixte qui

vise à faciliter le passage d‘un registre à l‘autre en évitant une variation de timbre trop

brutale. On définit parfois la voix mixte comme un mélange des voix de tête et de poitrine

(Harris 2011b : s.p). Chez les spécialistes de la phoniatrie et de l‘acoustique de la voix, on

identifie de deux à quatre registres vocaux, selon les méthodes d‘observation, les sujets

étudiés et les tâches vocales prescrites par les chercheurs au cours des expérimentations. Le

vocabulaire employé pour nommer les registres varie d‘un auteur à l‘autre. Pour la voix

parlée, on appelle le registre normal ou modal celui employé le plus fréquemment pour la

parole; le terme modal fait souvent référence à une voix qui présente une vibration régulière

des plis vocaux, et qui n‘est donc ni soufflée, ni craquée, ni murmurée. Toujours pour la

voix parlée, le terme falsetto désigne le registre situé au-dessus de la voix modale.

Fernando Poyatos le définit comme le mode situé à l‘extrême aigu de la voix (Poyatos

1993 : 210). Dans les études phoniatriques portant sur la voix chantée, les chercheurs

emploient le plus souvent la terminologie du chant classique. Par exemple, Donald Miller,

Jan Švec, et H.K. Schutte (2002) se penchent sur les registres chest (poitrine) et falsetto,

qu‘ils désignent cependant comme des modes plutôt que comme des registres. L‘adjectif

modal est parfois appliqué à la fois aux registres chantés de poitrine et de tête, considérés

comme des registres naturels par opposition au falsetto; c‘est le cas chez Welch, Sergeant et

MacCurtain (1988) ainsi que chez le phonéticien John Laver (1980 : 109-111). Les

chercheurs n‘attribuent pas toujours le même nombre de registres aux hommes et aux

femmes. On ajoute parfois aux registres de poitrine, de tête et de falsetto le Strohbass pour

les hommes (registre très grave atteint par certaines basses), le sifflet pour les femmes (situé

à l‘extrême aigu de l‘étendue de la voix) et le pulse, registre de l‘extrême grave présent

chez les hommes et les femmes et qui est parfois employé en fin de phonation (Sundberg

1987 : 50). Si la terminologie et le terrain que recouvrent les vocables varie manifestement

d‘un auteur à l‘autre, on note une tendance générale à faire usage de la typologie de la

pédagogie du chant classique, en particulier lorsque les études phoniatriques et acoustiques

prennent comme sujets des chanteurs professionnels ou se penchent sur la voix chantée

plutôt que sur la voix parlée.

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Deux problèmes majeurs surviennent lorsqu‘on tente d‘effectuer une synthèse des

travaux portant sur les registres vocaux, qui sont bien mis en évidence par le bref inventaire

présenté précédemment. On constate premièrement que la récupération du vocabulaire

musical dans le cadre de la phoniatrie, de la phonétique et de l‘acoustique ne se fait pas

sans un glissement du sens des mots et des locutions lorsqu‘ils sont transférés d‘une

discipline à l‘autre. Ainsi, le falsetto, qui désigne un registre au sens de Sundberg dans le

champ musical et qui se définit dans ce contexte par opposition avec d‘autres éléments de

la catégorie des registres chantés comme la voix de poitrine et la voix de tête, devient un

type de phonation (phonation type) chez des auteurs comme John Laver (1994); le falsetto

est dans ce cas défini par rapport à d‘autres types de phonation comme la voix soufflée et la

voix craquée. Ce qui distingue le falsetto de la voix soufflée n‘a absolument rien à voir

avec ce qui distingue le falsetto de la voix de poitrine, par exemple. Je reviendrai sur cet

écueil conceptuel lorsqu‘il sera question des modes de phonation. Deuxièmement, et d‘une

manière peut-être encore plus problématique, on constate une dissension à propos du

nombre de registres de la voix humaine. Bernard Roubeau, Nathalie Henrich et Michèle

Castellengo (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009) avancent deux sources possibles à

cette confusion qui caractérise la notion de registre. D‘abord, les études sur les registres

vocaux croisent rarement plusieurs méthodes d‘observation; à l‘inverse, pour une même

méthode d‘observation, les mesures prises comparent rarement tous les groupes de sujets

potentiels (hommes et femmes, chanteurs et non chanteurs). J‘ajouterai, à la suite du

dépouillement de plus d‘une trentaine d‘études phoniatriques et acoustiques, que les tâches

vocales commandées aux sujets déterminent évidemment en partie le type de données

recueillies. Les limites que présentent les conclusions empêchent souvent la généralisation

des résultats; par exemple les exercices vocaux prescrits couvrent rarement toute l‘étendue

de la voix, ce qui ne permet pas de résoudre la question du nombre de registres de la voix

humaine. De plus, les sujets sont le plus souvent des chanteurs professionnels de formation

classique, ce qui nous apprend peu de choses sur les registres de la voix parlée ou ceux

utilisés dans d‘autres traditions vocales. Ensuite, toujours selon Roubeau, Henrich et

Castellengo, la qualité multiforme de la notion de registre elle-même pose un problème;

sans une explicitation de ce que recouvre la notion de registre, les débats sur leur nature et

leur nombre ne peuvent mener nulle part. La définition du registre proposée par Sundberg

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jette ici un éclairage utile sur ce problème de nature épistémologique. Cette définition

combine à la fois le mode de production des sons et leur perception (« perceived as being

produced in a similar way »). La disjonction ou la conjonction de ces deux aspects est

source d‘une variété de typologies qui découlent de conceptions divergentes du registre,

certains chercheurs envisageant le registre sur un plan perceptuel, d‘autres sur le plan

vibratoire et donc sur le plan de la production, d‘autres encore combinant ces deux

approches en plus de tenir compte des phénomènes de résonance en jeu (Roubeau, Henrich

et Castellengo 2009 : 434). L‘introduction des notions de registre laryngé et de registre

résonantiel définies par Bernard Roubeau (1993 et 2002) permet de distinguer deux

conceptions du registre, et j‘utiliserai ces notions afin de justifier la terminologie que j‘ai

choisi d‘adopter dans le cadre de cette thèse.

La distinction entre registre laryngé et registre résonantiel sera mise en évidence par

un résumé de l‘article publié par Bernard Roubeau, Nathalie Henrich et Michèle

Castellengo en 2009. Dans cette étude, les auteurs montrent que le larynx humain, chez les

hommes comme chez les femmes, dispose de quatre mécanismes vibratoires distincts qui

permettent la phonation sur toute l‘étendue de la voix. Le mécanisme 0 est le mécanisme

permettant la phonation pour les fréquences les plus graves. Le mécanisme 1 correspond en

général à la voix de poitrine et à la voix modale, et le mécanisme 2 correspond au second

mode de phonation. Le mécanisme 3 sert quant à lui à la production des sons plus aigus et

correspond à ce qu‘on appelle parfois le sifflet, et il est présent chez les hommes comme

chez les femmes. Ces mécanismes constituent des registres laryngés, c‘est-à-dire des parties

de l‘étendue de la voix où la phonation est produite à l‘aide de mécanismes vibratoires

différents et ne pouvant être utilisés simultanément, et qui possèdent des traits acoustiques

les distinguant les uns des autres. En croisant leurs données sur les mécanismes vibratoires

avec l‘analyse d‘émissions vocales réalisées dans plusieurs registres, au sens musical et

usuel du terme, par un chanteur et pédagogue professionnel de formation classique,

Roubeau, Henrich et Castellengo ont pu établir des corrélations entre les registres laryngés

et les registres du chant classique en comparant les propriétés acoustiques de ces derniers

avec celles des mécanismes qu‘ils avaient préalablement identifiés. Ils ont ainsi établi les

correspondances suivantes. Chez les hommes, la voix de poitrine et la voix de tête sont

toutes deux produites avec le mécanisme 1, ce qui concorde avec le regroupement de ces

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deux registres, par certains phonéticiens, dans la même catégorie, celle de voix modale. Le

registre de falsetto est produit avec le mécanisme 2 soit le second mode de phonation. La

voix mixte est produite avec le mécanisme 1 et sa forme d‘onde présente quelques

différences avec celle de la voix de poitrine. Le mécanisme 1, qui est employé pour

produire la voix de poitrine et la voix de tête chez les hommes, ne serait employé chez les

femmes que pour la production de la voix de poitrine, le mécanisme 2 étant celui utilisé par

les chanteuses pour la production de la voix de tête24

. Roubeau, Henrich et Castellengo en

concluent que la notion de registre, employée par les chanteurs pour parler de la voix dans

leur pratique, est basée avant tout sur les qualités acoustiques du son produit. Les catégories

qui en découlent ne recoupent pas parfaitement celles des mécanismes vibratoires,

puisqu‘un même mécanisme vibratoire peut être utilisé pour la production de plusieurs

registres chez les chanteurs. Ces registres au sens musical que sont la voix de poitrine, la

voix de tête et le falsetto sont des registres résonantiels, c‘est-à-dire qu‘ils sont déterminés

à la fois par le recours à un mécanisme vibratoire laryngé particulier et par un contrôle

spécifique des résonances appliqué par le chanteur. C‘est le timbre vocal résultant de la

combinaison de toutes les actions physiologiques mises en action qui détermine le registre

résonantiel.

Pour des analyses portant sur le second mode de phonation en tant que modificateur

paralinguistique et dans le contexte de la voix populaire, le recours à la terminologie des

registres résonantiels poserait des problèmes majeurs. Premièrement, le recours à cette

terminologie nécessiterait, pour nommer le recours au second mode de phonation,

l‘utilisation de deux termes distincts pour les hommes et pour les femmes, soit falsetto pour

les premiers et voix de tête pour les secondes. Ce double standard est problématique pour la

description de techniques vocales comme le yodel, qui est pratiqué autant par les hommes

que par les femmes et qui met en jeu chez les hommes comme chez les femmes une

alternance entre les mêmes mécanismes vibratoires, comme on le verra dans la section

3.4.1. Deuxièmement, et il s‘agit là du principal obstacle conceptuel rattaché à l‘utilisation

de la terminologie des registres résonantiels dans des études portant sur une tradition vocale

extérieure à la tradition savante, cette typologie fait référence à des techniques de

24

Les auteurs ne précisent pas comment ils ont établi cette correspondance.

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placement de la voix et à un usage des résonances qui s‘inscrivent dans une esthétique

spécifique, qui n‘est évidemment pas celle du corpus visé par cette thèse. La voix d‘un

chanteur country-western qui utilise le second mode de phonation n‘a rien à voir avec celle

d‘un chanteur qui interprète une œuvre du répertoire baroque pour haute-contre. En

utilisant le mot falsetto pour parler d‘un extrait d‘une chanson de Willie Lamothe, soit on le

dénature dans toute sa complexité timbrale et dans sa signification historique, soit on

attribue à la voix de Willie Lamothe des caractéristiques acoustiques qu‘elle n‘a pas.

Troisièmement, de l‘usage de la nomenclature classique des registres résonantiels

découlerait un problème épistémologique sérieux pour une étude de la voix qui vise à

déterminer comment les divers paramètres sonores contribuent à l‘expressivité. Bien que

chaque registre laryngé s‘accompagne de traits acoustiques inhérents aux principes

vibratoires qui le sous-tendent, les sons produits par un mécanisme en particulier peuvent

être soumis par l‘interprète à un traitement résonantiel pouvant varier de manière

importante leur timbre et leur intensité (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 437). Les

registres résonantiels sont pourvus de qualités acoustiques qui, bien que rarement décrites

en détail, n‘en ont pas moins une existence réelle et une cartographie que l‘on pourrait

établir avec précision. Ils articulent donc trop de paramètres pour permettre de discriminer

l‘apport de chacun sur le plan expressif. Par exemple, la voix de falsetto présente, pour le

répertoire pour lequel elle est habituellement utilisée, des caractéristiques de résonance qui

excluent entre autres la nasalisation excessive, qui pourrait pourtant très bien être

appliquée, dans notre corpus, à un passage chanté en second mode de phonation. On ne

pourrait plus alors parler de falsetto au sens strict. À l‘inverse, si un chanteur country-

western accompagnait le second mode de phonation des résonances et du vibrato qui

caractérisent habituellement le falsetto rattaché au répertoire baroque, il en résulterait un

contraste et un effet expressif marqué qui ne seraient pas mis en valeur par le simple

recours indifférencié au terme falsetto pour toutes les occurrences du second mode de

phonation. Dans le cadre de cette thèse, étant donné la perspective principalement

microanalytique des analyses effectuées, j‘aurai donc recours à la notion de registre laryngé

et non pas à la notion de registre résonantiel, et lorsque le mot registre sera employé, il le

sera au sens de mécanisme vibratoire, qui sera également ici l‘équivalent de mode de

phonation. J‘ajouterais cependant qu‘il serait peut-être fructueux d‘appliquer la notion de

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registre résonantiel au chant populaire, et que ce concept pourrait peut-être mettre à jour,

par exemple, l‘évolution des tendances à l‘intérieur d‘un style, d‘un genre ou d‘un espace

géographique. Le fait qu‘une tradition ne possède pas de terminologie rattachée aux

registres ne signifie pas que la pratique soit exempte d‘une variété de registres résonantiels

distincts auxquels sont peut-être associés des phonostyles individuels ou régionaux ou

encore des connotations différentes.

À la suite des musicologues Owen Jander et Peter Giles et de Victor E. Negus

(Negus, Jander et Giles 2011), j‘utiliserai donc, plutôt que falsetto, la locution second mode

de phonation pour désigner le registre laryngé correspondant au mécanisme 2 de Roubeau,

Henrich et Castellengo. L‘expression mode de phonation présente cependant des

ambiguïtés qu‘il faut éclaircir. En phoniatrie et en phonétique, son sens varie d‘un auteur et

d‘une étude à l‘autre et ces variations présentent des distinctions conceptuelles importantes.

John Ellery Clark, Colin Yallop et Janet Fletcher identifient cinq modes de phonation :

voicelessness (chuchotement), whisper (murmure), breathy voice (voix soufflée), voice

(voix modale) et creak (voix craquée) (Clark, Yallop et Fletcher 2007 : 19). Marasek

(1997 : s.p.) parle plutôt de « types de phonation », et les divise de la manière suivante :

whisper (qui est sans voisement, et correspondrait donc plutôt au chuchotement qu‘au

murmure), modal, creak, breathy, harsh, falsetto. Ces classifications, tout comme les

registres résonantiels, présentent deux caractéristiques qui les rendent difficilement

opératoire dans le contexte de la microanalyse. Premièrement, ces classifications découlent

du croisement de plusieurs critères. Par exemple, la différence entre modes voisés ou non

voisés s‘effectue en fonction de vibration des cordes vocales ou de son absence; la

distinction entre voix modale et soufflée se situe dans le degré de fermeture de la glotte lors

de la phonation et donc de la quantité d‘air accompagnant le voisement; la distinction entre

voix modale et falsetto concerne le mécanisme vibratoire. Il résulte que ces différents

modes ne sont pas forcément exclusifs les uns par rapport aux autres et que certains

peuvent donc être combinés. Par exemple, la phonation peut être à la fois falsetto et

soufflée, ou encore murmurée et craquée. Deuxièmement, cette classification des modes

phonatoires est susceptible d‘être différente d‘un auteur à l‘autre; Marasek observe par

exemple que la voix soufflée est souvent considérée comme la combinaison de la voix

modale et du chuchotement. Dans le cadre d‘un travail tel que celui-ci, qui vise justement à

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déterminer quelles fonctions expressives sont associées à quels paramètres vocaux, une

telle catégorisation des modes de phonation ne permet pas une séparation fine des

paramètres phonatoires. Dans le cadre de cette thèse, les modes de phonation

correspondront strictement à des modes laryngés coïncidant avec les mécanismes

vibratoires identifiés par Roubeau, Henrich et Castellengo25

.

En résumé, le mode de phonation sera ici l‘équivalent d‘un registre laryngé

particulier, défini en fonction du mécanisme de vibration activé par le larynx, et appelé

mécanisme 2 chez Roubeau, Henrich et Castellengo; l‘abréviation M2 sera d‘ailleurs

utilisée pour le désigner dans les exemples visuels accompagnant ce chapitre. Le premier

mode de phonation correspond au registre modal employé le plus souvent pour la parole;

c‘est ce mode qui est employé dans la production de la voix de poitrine pour les hommes et

les femmes et de la voix de tête chez les hommes; il est appelé mécanisme 1 par Roubeau,

Henrich et Castellengo, et il sera désigné par l‘abréviation M1 dans les exemples visuels.

Le second mode de phonation est employé pour la production du falsetto et de la voix de

tête pour les femmes. Bien qu‘ils ne correspondent pas à des registres résonantiels, les

modes de phonation présentent des qualités acoustiques distinctes, ce qui permet de les

identifier de manière perceptuelle.

3.2.2 Modes de phonation et passage : production et traits acoustiques

On retrouve dans les études sur la voix des explications diverses et parfois contradictoires

concernant la production du premier et du second mode de phonation. La section suivante

tentera d‘en faire un résumé clair dans le cadre duquel ont été privilégiées les sources

récentes et les données confirmées par plusieurs études. Depuis quelques années, la

description de la production du premier et du second mode de phonation qui semble faire

l‘objet du meilleur consensus concerne la profondeur de contact des plis vocaux et les

caractéristiques du cycle vibratoire ou glottal. Les plis vocaux, qu‘on appelle couramment

les cordes vocales, forment deux lèvres disposées horizontalement à l‘extrémité de la

trachée (Le Huche et Allali 2001 : 14). Lorsqu‘ils sont rapprochés, ils peuvent alors vibrer

25

Par ailleurs, l‘expression mode de phonation peut être utilisée en fonction d‘un seul paramètre phonatoire

mais autre que vibratoire. Par exemple, dans une étude sur la relation entre pression sous-glottique et contrôle

de l‘intensité d‘exécution dans la voix chantée, Sundberg, Titze et Scherer (1993) se penchent sur trois modes

de phonation établis en fonction de la pression sous-glottique, flow, normal et pressed.

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sous l‘influence de la pression de l‘air en provenance des poumons, qu‘on appelle la

pression sous-glottique, et ainsi émettre le signal vocal nécessaire à la parole ou au chant.

Les phases d‘accolement et d‘éloignement des plis vocaux composent un cycle glottal. La

portion des plis vocaux entrant en vibration ainsi que le déroulement du cycle glottal sont

différents pour le premier et le second mode de phonation, ce qui entraîne des émissions

vocales aux timbres distincts pour ces deux registres26

.

3.2.2.1 Différences physiologiques : vibration des plis vocaux et cycle glottal

La profondeur de contact entre les plis vocaux distingue le premier et le second mode de

phonation (Titze 1994, cité dans Miller, Švec et Schutte 2002 : 8-9; Roubeau, Henrich et

Castellengo 2009). Les plis vocaux sont composés de plusieurs couches de tissus muqueux

ainsi que de la couche externe de deux muscles, les thyro-aryténoïdes (Le Huche et Allali

2001 : 71), qu‘on appelle parfois les vocalis. Les vocalis permettent de contrôler la tension

de certaines couches des plis vocaux et influencent ainsi le timbre du signal vocal à sa

source. Par cette fonction de tenseurs, ils pourraient également jouer un rôle dans les

ajustements minimes de la hauteur, notamment dans le vibrato. En premier mode de

phonation, les muscles thyro-arythénoïdiens soutiennent la vibration des plis vocaux et leur

permettent, lors de la phase d‘accolement du cycle glottal, d‘entrer en contact en

profondeur (Negus, Jander et Giles 2011 : s.p.). En second mode de phonation cependant,

seuls les bords des plis vocaux, qu‘on appelle les ligaments vocaux, semblent entrer en

vibration; le vocalis peut demeurer tendu mais il reste immobile et ne participe plus à la

vibration (Negus, Jander et Giles 2011 : s.p.; Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 431).

Lors de la phonation en premier mode, le contact entre les deux plis vocaux s‘effectue donc

sur une plus grande surface, et la masse vibrante des plis vocaux est plus importante. En

second mode de phonation, le contact s‘effectue sur les bords externes des plis, et une plus

petite portion des plis entre donc en vibration.

Roubeau, Henrich et Castellengo ont montré par glottographie électrique que des

différences importantes dans les différentes phases du cycle glottal distinguent le premier et

le second mode de phonation. Un cycle glottal se compose de quatre phases. La phase de

26

Le lecteur intéressé par les traits vibratoires et acoustiques des deux autres mécanismes, situés à l‘extrême

grave et l‘extrême aigu de l‘étendue de la voix, pourra consulter l‘article de Roubeau, Henrich et Castellengo

(2009).

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fermeture, pendant laquelle les bords des plis vocaux se rapprochent, est suivie de la phase

d‘accolement, pendant laquelle les plis vocaux sont en principe complètement accolés et la

glotte fermée. Le mouvement inverse se produit ensuite : une phase d‘ouverture, pendant

laquelle les plis vocaux s‘éloignent, précède une phase de décollement complet pendant

laquelle la glotte est ouverte. En premier mode de phonation, la phase d‘accolement des plis

vocaux est plus courte qu‘en second mode de phonation, et le rapprochement des plis

s‘effectue plus rapidement (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 431). En général, le

quotient d‘ouverture glottique, c‘est à dire le rapport entre la durée de la phase du cycle

pendant laquelle la glotte est ouverte et la durée d‘un cycle glottal complet, est moins élevé

en premier mode qu‘en second (432). Certains chercheurs avancent par ailleurs que le

second mode de phonation se caractériserait par une fermeture incomplète de la glotte lors

de la phase d‘accolement (Sundberg 1987 : 63; Laver 1994 :197). Welch, Sergeant et

MacCurtain (1988 : 153) citent l‘étude de Lindestad et Söedersten (1987, publiée en 1988)

qui observent cependant chez des falsettistes professionnels une fermeture complète de la

glotte en second mode de phonation (Welch, Sergeant et MacCurtain 1988 : 153). Les

auteurs suggèrent que la pratique permettrait une modification de l‘accolement des tissus

des plis vocaux en second mode de phonation (Welch, Sergeant et MacCurtain 1988 : 162);

la fermeture incomplète de la glotte en second mode de phonation serait selon eux

caractéristique des sujets sans formation vocale.

3.2.2.2 Différences de timbre

Les caractéristiques physiologiques propres à la production du premier et du second mode

de phonation, qui concernent l‘épaisseur des plis, la fermeté de leur accolement et la vitesse

des différentes phases du cycle glottal, influencent le timbre de la voix et jouent un rôle

dans la différenciation des registres. Le Huche et Allali précisent que « [l]orsque [la]

fermeté d‘accolement augmente, le timbre vocal s‘enrichit et l‘on dit que la voix acquiert

du mordant. Sur le plan physique, les ouvertures glottiques sont plus brusques et plus

brèves […]. Cela se traduit sur le plan acoustique par un ―enrichissement en aigus‖ du

spectre sonore » (2001 : 99). Le timbre de la voix qui émet en second mode de phonation

peut être perçu comme moins large, moins dispersé. Cet effet est sans doute produit,

comme on peut le déduire de l‘explication de La Huche, par une réduction globale de

l‘intensité des harmoniques supérieurs. C‘est surtout le rapport d‘intensité entre la

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fréquence fondamentale et ses harmoniques qui semble participer à la différenciation

timbrale des deux modes. Sunberg observe en effet qu‘en second mode de phonation, le

fondamental tend à être plus fort d‘environ 5 dB (Sundberg 1987 : 69). En premier mode de

phonation, comme on le verra dans plusieurs exemples analysés dans ce chapitre, on

retrouve le plus souvent dans le spectre sonore un harmonique plus intense que le

fondamental. En second mode de phonation, au contraire, c‘est toujours la fréquence

fondamentale qui constitue le partiel le plus intense du spectre, du moins dans les extraits

analysés et tirés du corpus. L‘exemple 3.1 montre l‘intensité relative de la fréquence

fondamentale et des harmoniques pour la même note chantée, à environ 316 Hz, sur la

même voyelle ([i]) par le même interprète (Willie Lamothe) et dans le même

enregistrement (« Quand je reverrai ma province »). Le spectrogramme de gauche

correspond à une émission vocale en premier mode de phonation et montre des

harmoniques aigus intenses, dont l‘un en particulier, autour de 2 200 Hz, est plus intense

que le fondamental; à droite, le spectrogramme correspondant à la même note chantée en

second mode de phonation, révèle un fondamental plus intense que tous les autres

harmoniques. Dans le cas de la voyelle [i] l‘harmonique le plus intense en premier mode de

phonation est situé dans la bande du spectre correspondant au deuxième formant de cette

voyelle, situé autour de 2 250 Hz pour la voix parlée masculine27

. L‘extrait sonore 3.1 fait

entendre successivement les deux voyelles dont a été tiré l‘exemple 3.1; le timbre de la

voyelle émise en second mode de phonation pourrait être décrit comme plus mince, plus

concentré, que celui de la voyelle chantée en premier mode. L‘effet produit n‘est pas

forcément celui d‘une voix plus ténue : on verra dans certains exemples analysés que des

passages chantés en second mode de phonation peuvent acquérir un caractère perçant. La

perception dépendra évidemment de l‘intensité d‘exécution et des zones de résonances

privilégiées par le chanteur; la voix aura cependant toujours un aspect moins large qu‘en

premier mode de phonation.

Laver a avancé que, sur le plan du spectre sonore, le second mode de phonation se

caractérisait par un plus petit nombre d‘harmoniques, qui seraient plus éloignés les uns des

27

Dans cet exemple, la fréquence fondamentale de la note chantée est plus élevée que la zone définie pour le

premier formant. Dans les cas des voyelles postérieures, pour lesquelles le premier formant est plus haut et a

donc plus de chance de se situer au-dessus du fondamental, l‘harmonique le plus intense en premier mode de

phonation pourra être situé dans une région moins aigue du spectre sonore.

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autres que pour la voix modale (Laver 1980 : 120). Étant donné que les harmoniques sont

des multiples entiers de la fréquence fondamentale, la proposition de Laver paraît

improbable. Les harmoniques s‘espacent proportionnellement à la hausse de la fréquence

fondamentale, et s‘ils semblent plus éloignés les uns des autres en second mode de

phonation, c‘est que les échantillons vocaux comparés présentent une fréquence

fondamentale plus élevée pour le second mode de phonation que pour le premier mode de

phonation. Pour une même fréquence fondamentale, les deux modes présenteront le même

nombre d‘harmoniques, harmoniques qui seront placés à la même distance les uns des

autres. Seule leur intensité relative variera, comme on le voit clairement sur ce graphique

tiré de l‘article de Roubeau, Henrich et Castellengo (exemple 3.2). En passant du premier

au second mode de phonation, aucun harmonique ne disparaît. On remarque cependant une

plus faible intensité des harmoniques en second mode de phonation, en particulier pour les

fréquences les plus aiguës, ce qui correspond à la description de Le Huche et Allali.

Enfin, certains auteurs avancent que le second mode de phonation s‘accompagnerait

souvent d‘un léger murmure causé par un échappement d‘air continuel à travers la glotte

(Laver 1994 :197); Sundberg souligne lui aussi la fermeture incomplète de la glotte en

second mode de phonation (1987 : 63), qui pourrait donc présenter une qualité soufflée

chez certains chanteurs, mais qui semble absente chez les falsettistes professionnels comme

l‘ont montré Lindestad et Söedersten (1987, cité dans Welch, Sergeant et MacCurtain

1988 : 153).

3.2.2.3 Le passage

Au moment du passage entre le premier et le second mode de phonation survient une

rupture spontanée dans la voix. Cette rupture, appelée break dans les travaux en anglais,

marque la transition d‘un mécanisme vibratoire à l‘autre. Sundberg la décrit comme un

changement soudain dans la fréquence de phonation et le timbre (Sundberg 1987 : 50).

Dans un contexte expérimental où on demande aux sujets d‘effectuer des tâches causant un

passage spontané et non contrôlé d‘un mode à l‘autre, comme c‘est le cas dans les études de

Miller, Švec et Schutte (2002 : 10) et de Roubeau, Henrich et Castellengo (2009 : 427), le

break ou le passage est causé par la diminution rapide de la masse vibrante des plis vocaux,

qui survient lorsque l‘abduction est à son maximum et que la partie profonde des plis

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vocaux cesse de participer à la vibration; les bords des plis vocaux constituant la seule

partie en vibration, la masse se voit ainsi brusquement réduite ce qui cause la hausse

soudaine de la fréquence fondamentale. Le quotient d‘ouverture du cycle glottal augmente

au même moment. Miller, Švec et Schutte (2002 : 10) ont observé, pour le passage du

premier au second mode de phonation, la présence d‘un bref délai avant l‘établissement

ferme du nouveau fondamental, qui pourrait s‘accompagner selon eux de l‘apparition de

fréquences sous-harmoniques. Les auteurs suggèrent également que le contact entre les plis

vocaux serait trop faible, au moment précis du passage, pour la production d‘un son au

fondamental clair et que celui-ci mettrait un certain temps à se stabiliser. Il semblerait

cependant qu‘un chanteur expérimenté puisse masquer la transition entre deux modes de

phonation et ainsi obtenir un passage duquel tout saut de fréquence est absent (Roubeau,

Henrich et Castellengo 2009 : 433). La hausse soudaine du quotient d‘ouverture demeure

cependant détectable par glottographie électrique, ce qui confirme le recours au second

mode de phonation dans ces cas (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 433). Il semble

que ce serait notamment une réduction importante de l‘intensité d‘exécution qui rende ce

masquage possible, puisque le saut de fréquence accompagnant le passage apparaît comme

proportionnel à l‘intensité de la phonation (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 429). À

l‘inverse, c‘est peut-être une augmentation contrôlée de l‘intensité d‘exécution qui permet

d‘atteindre avec justesse les notes émises en second mode de phonation dans un contexte

musical où le passage d‘un mode à l‘autre est délibéré et volontairement mis en valeur,

comme dans la pratique du yodel par exemple, la rupture servant alors en quelque sorte de

tremplin vers la note à atteindre. Il est clair qu‘en chant populaire, cette rupture est

rarement masquée et qu‘elle est au contraire le plus souvent accentuée. Pour Graeme Smith,

le break est assimilé au coup de glotte (Smith 2003 : 176-177). Cette rupture qui marque le

passage d‘un mode de phonation à un autre découle toutefois d‘un phénomène

physiologique à priori bien différent du coup de glotte (que l‘on désigne aujourd‘hui par le

terme plus approprié d‘occlusion glottale) tel que défini par Manuel García, qui consisterait

en une amorce douce et claire des sons chantés plutôt qu‘en une attaque mettant en jeu une

accentuation (Harris 2011a : s.p.). Le mot break semble cependant sous-entendre la

présence d‘une certaine accentuation dynamique : les cry breaks décrits par Greg Urban

(1988), et dont il sera question dans la section 3.3, présentent notamment comme trait

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caractéristique une impulsion forte, avec une participation importante du diaphragme. On

verra ce phénomène accompagner parfois le passage d‘un mode de phonation à un autre

dans l‘analyse du corpus.

Enfin, il faut souligner que les premier et second modes de phonation se

chevauchent sur une étendue plus ou moins grande selon les individus. Roubeau, Henrich et

Castellengo ont évalué que cette zone de chevauchement s‘étendait sur un peu plus de deux

octaves, soit entre sol dièse3 et sol dièse

5 en moyenne pour les femmes, et entre fa

3 et fa

dièse5 en moyenne pour les hommes (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 428).

L‘existence d‘une zone de chevauchement si importante indique que les interprètes

disposent, sur une étendue significative, de la possibilité d‘utiliser un registre ou l‘autre sur

une même note ou sur de petits intervalles. Le passage d‘un mode de phonation à un autre

peut conséquemment produire un changement de timbre marqué sans pour autant impliquer

un grand saut mélodique et le recours à un mode ou à l‘autre peut découler d‘un choix

volontaire sur une partie importante de l‘étendue de la voix.

3.3 Fonctions expressives et connotations Le premier mode de phonation étant le registre privilégié de la voix première de tous les

interprètes masculins du corpus, le second mode de phonation y apparaît toujours comme

une variation de registre passagère, contrastant avec le registre modal28

. On attribue

plusieurs connotations à l‘usage du second mode de phonation, pour la voix parlée et pour

la voix chantée, et bien qu‘il soit un marqueur générique du style country, sa modulation

par les interprètes lui permet de jouer un rôle expressif important. Avant de passer à

l‘analyse du corpus, il s‘avère essentiel de passer en revue les différentes fonctions

linguistiques et expressives rattachées à ce registre tant en linguistique qu‘en musicologie.

Je souligne que les auteurs cités ici n‘utilisent pas la locution second mode de phonation

mais le mot falsetto. Il est cependant peu probable que je travestisse le sens de leurs écrits

en me tenant à la terminologie choisie, soit celle des modes de phonation, puisque que chez

28

Comme pour la nasalisation, les analyses seront effectuées sur des enregistrements réalisés par des

interprètes masculins, le corpus ne comportant pas assez d‘enregistrements réalisés par des interprètes

féminines. Quelques analyses de voix féminines du corpus ont cependant été effectuées et semblent indiquer

que ces dernières n‘ont pas recours de la même manière que les hommes au second mode de phonation, du

moins sur le plan expressif. Les conclusions de ce chapitre sont limitées aux voix masculines et ne devraient

pas être généralisées.

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les auteurs cités, le contexte ou les exemples musicaux d‘origines variées qui sont donnés

montrent bien que l‘objet des descriptions n‘est pas le falsetto d‘un chanteur classique,

mais le registre laryngé qui lui correspond. Il y a d‘ailleurs un recoupement remarquable

autour de l‘usage du mot falsetto pour désigner le second mode de phonation dans la

littérature, et il s‘agit d‘un consensus rare dans les champs sémantiques du paralangage et

du timbre de la voix. Son utilisation est cohérente tant en paralinguistique qu‘en

musicologie, en pédagogie du chant et en phoniatrie, en dehors du fait que le mot falsetto

désigne, à l‘extérieur du domaine du chant classique, un registre laryngé et non pas le

falsetto en tant que registre résonantiel. Je m‘en tiendrai cependant à l‘expression second

mode de phonation pour les raisons formulées dans la section 3.1.

Fernando Poyatos attribue au second mode de phonation un rôle important en tant

que modificateur de la voix parlée, mais aussi en tant que modificateur du paralangage lui-

même29

, et il le classe notamment parmi les indicateurs de la surprise et de l‘indignation; il

ajoute que le second mode de phonation accompagne souvent le rire (Poyatos 1993 : 210).

Poyatos associe également le second mode de phonation avec l‘innocence ou l‘innocence

feinte exprimée par les jeunes filles (Poyatos 1993 : 210), et le second mode de phonation

est spontanément employé par les hommes imitant une femme. John Napier avance que

cette association entre second mode de phonation et féminité est fréquente et qu‘elle

alimente souvent une interprétation sémiotique de l‘usage de ce registre en musicologie,

interprétation basée sur une relation présumée directe entre la féminité et un registre de

phonation perçu comme plus aigu (Napier 2004 : 125). Ces interprétations tiennent

cependant plus ou moins compte de la filiation stylistique des œuvres et du contexte dans

lequel le second mode de phonation y est utilisé. Une analyse tenant compte de ces deux

aspects de la performance vocale permet souvent de présenter des interprétations plus

justes. Par exemple, Catherine Rudent a montré que, pour le hard rock et en particulier chez

le chanteur de Deep Purple, Ian Gillan, l‘usage du second mode de phonation, par son

association avec la virtuosité, sa connotation sexuelle issue du R‘n‘B et le contexte de

compétition improvisée avec d‘autres instruments dans lequel il survient, peut être

interprété comme un marqueur de virilité (Rudent 2005). À propos de l‘hypothèse de David

29

Le second mode de phonation peut être superposé à d‘autres effets paralinguistiques et ainsi devenir un

modificateur de ces effets.

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Brackett (1995) sur l‘éruption du féminin dans le style de Hank Williams, qui utilise

abondamment le second mode de phonation, Napier objecte qu‘il faudrait davantage tenir

compte des traditions vocales desquelles le style de Williams est issu, ainsi que de

l‘importance des sujets de ses chansons, qui traitent souvent d‘abandon, de rejet et de

tristesse (Napier 2004 : 127-128). Étant donné l‘importance de cet èthos dans la chanson

country états-unienne et québécoise et la présence marquée du second mode de phonation

dans ces deux corpus, la relation entre second mode de phonation et tristesse apparaît

intuitivement plausible. Elle semble d‘ailleurs confirmée par au moins une étude psycho-

acoustique, une étude de perception réalisée par Felix Burkhardt et Walter F. Sendlmeier

(2000), qui révèle que le second mode de phonation serait effectivement, pour la voix

parlée, un indicateur de la tristesse.

Cette association entre second mode de phonation et tristesse trouve peut-être sa

source dans une de ses manifestations physiologiques, le pleur. L‘anthropologue Greg

Urban soutient que le second mode de phonation constitue un des icônes interculturels du

pleur. Présent dans les pleurs authentiques, il est également utilisé, dans la culture nord-

américaine, par les personnes imitant quelqu‘un qui pleure ainsi que dans plusieurs types de

pleurs rituels chez les Amérindiens du Brésil (Urban 1988 : 389). Dans les imitations et les

pleurs rituels, le second mode de phonation est employé sur des voyelles prolongées, et il

s‘accompagne habituellement d‘une intonation descendante ainsi que d‘un léger

craquement de la voix30

(Urban 1988 : 391). Urban pose l‘hypothèse que l‘emploi du

second mode de phonation dans des formes stylisées d‘expression de la tristesse pourrait

avoir comme origine son irruption incontrôlée dans la voix, causée par la surprise : « In

particular, falsetto may be associated with shrieks or cries produced through startling,

which can occur as reflex acts. If so, the falsetto vowel is probably a signal of heightened

emotional response. » (Urban 1988 : 391) Parmi les icônes du pleur identifiés par Urban, on

compte également ce qu‘il nomme le cry break, qui consiste en une accumulation d‘air sous

la glotte fermée suivie par une expulsion d‘air voisée et souvent accompagnée de bruits, sur

une intonation descendante. Chaque cry break ne dure qu‘une fraction de seconde, et

30

Je n‘ai trouvé qu‘une seule occurrence de voix craquée dans le corpus, et il ne s‘agit pas, pour le country-

western, d‘un effet paralinguistique dont l‘usage semble codifié; il n‘en sera donc pas question dans cette

thèse.

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plusieurs cry breaks peuvent être enchaînés à la manière des sanglots (Urban 1988 : 389-

390). Selon Urban, les cry breaks, par le contraste qu‘ils offrent avec la phonation modale,

signalent une forte émotion :

The pulsing of the air flow in each case provides a signal that stands out in

sharp relief against the relative calm of the airflow during normal speech and

even during much of singing. The agitation of the sound and body may be an

important part of the signal communicating the presence of strong emotion.

(Urban 1988 : 390)

Ce second icône du pleur s‘apparente à la technique employée par les interprètes afin

d‘accentuer le passage du premier au second mode de phonation. Une augmentation

marquée de la pression sous-glottique étant principalement associée à l‘intensité de la

phonation (Sundberg 1987 : 41), il sera facile de vérifier dans les analyses si cet effet, et

l‘augmentation de l‘intensité d‘exécution qui l‘accompagne, seront présents lorsqu‘un

interprète passe d‘un mode de phonation à l‘autre. Ces deux icônes du pleur décrits par

Greg Urban, le second mode de phonation et le cry break, sont cités par Aaron Fox comme

faisant partie du style vocal country états-unien, et il les associe lui aussi à la stylisation des

pleurs et de la tristesse. Ils font partie de ce que Fox nomme également les cry breaks,

expression dans laquelle il faut entendre le mot break au sens plus large de rupture, de

variation dans la ligne vocale. Comme on l‘a vu dans le chapitre précédent, cette catégorie

comprend de nombreux effets paralinguistiques dont la nasalisation et l‘expulsion d‘air

accumulé sous la glotte (Fox 2004 : 276) et pour Fox, ces effets incarnent des affects

précis, leur usage découlant à la fois des traditions stylistiques et des visées expressives de

l‘interprète (Fox 2004 : 280). En plus de l‘expression de la tristesse, la vulnérabilité et la

fragilité sont également associées au second mode de phonation. Au sujet de ce qu‘il

appelle des yodel effects utilisés par des interprètes féminines, Patrick Dailly associe le

passage du premier au second mode de phonation à un passage entre la voix du contrôle et

celle de la vulnérabilité (Dailly s.d. : s.p.). Aaron Fox interprète lui aussi les cry breaks en

général, incluant le second mode de phonation, comme visant à mettre en scène la perte de

contrôle de l‘interprète sur ses émotions : « Such ―breaks‖ express ―feelingful‖ poetic

intensification, especially at moments where the singer wishes to appear overwhelmed with

emotion to the point of encroaching inarticulateness. » (Fox 2004 : 281)

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Timothy Wise (2007) s‘est intéressé aux usages du second mode de phonation dans

la chanson country, plus particulièrement dans le corpus que compose la musique hillbilly

d‘avant la Deuxième Guerre mondiale. Sa conception de cet effet paralinguistique est

centrée autour de l‘importance de l‘influence du yodel tyrolien sur le répertoire country, et

dont l‘élément caractéristique est selon lui le break accentué accompagnant le passage d‘un

mode de phonation à l‘autre. Il envisage donc chaque occurrence du second mode de

phonation accompagnée d‘un break comme une espèce de yodel particulier, et il suggère

que chacune de ces espèces peut être associée à des affects différents, qu‘il appelle des

« mood categories » (Wise 2007 : par. 1). Le yodel de première espèce consiste en une

alternance entre les deux registres effectuée sur des syllabes dépourvues de signification

verbale, à la manière du yodel alpin traditionnel. Wise ne lui associe pas d‘affect

particulier, mais rappelle que ce type de yodel est très courant dans la musique hillbilly et

les chansons de cow-boy des années 1930 et 1940 (Wise 2007 : par. 38). La seconde espèce

de yodel correspond à une technique que Wise nomme le word-breaking : l‘interprète

« brise » une voyelle d‘un mot la chantant d‘abord en premier mode de phonation pour

ensuite lui ajouter une seconde note, plus haute, chantée en second mode de phonation.

Habituellement, cette technique s‘effectue sur un patron rythmique bref–long, la note

chantée en second mode étant plus longue que celle chantée en premier mode. Wise associe

cette espèce de yodel à la plainte et à l‘abattement, mais souligne que le word-breaking

peut aussi indiquer l‘extase. Ce type de yodel est parfois qualifié de black falsetto, en

référence à son utilisation dans la musique traditionnelle afro-américaine (Wise 2007 : par.

42-43). Enfin, la troisième espèce de yodel correspond à l‘utilisation du second mode de

phonation de manière ornementale, soit au début ou, le plus souvent, à la fin d‘un mot. Le

patron rythmique des yodels de troisième espèce est l‘inverse de celui de la deuxième

espèce, la note chantée en second mode de phonation étant plus brève que celle chantée en

premier mode; dans ce type de yodel, l‘ornement en second mode de phonation se

manifeste le plus souvent à la fin d‘une note chantée en premier mode de phonation, une

figure que l‘on nomme le feathering (Wise 2007 : par. 45). Ce type de yodel est, selon

Wise, un indicateur stylistique important de la musique country, et il est souvent utilisé

dans les chansons de cow-boy aux thèmes romantiques des années 1930, dans lesquelles ils

sont souvent un signe d‘exubérance (Wise 2007 : par. 46). Bien qu‘il constate la présence

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de longs mélismes en second mode de phonation dans le corpus qu‘il étudie, Wise refuse de

l‘associer à une quatrième espèce de yodel, puisque ces passages ne s‘accompagnent pas

nécessairement d‘un break (Wise 2007 : par. 49). Pour Wise, c‘est surtout le break qui

porte la charge expressive dans le yodel :

[W]hat matters is that the break should be recognised as intentional – in

other words, not made accidentally for any reason. It has to be assumed that

the break in the voice is made for some kind of expression of emotion or

significance. The point in the overall musical stream at which this break

happens is crucial to the passage‘s affect: it is a point where something

different happens (Wise 2007 : par. 32).

Wise soutient que le second mode de phonation et le break peuvent correspondre, selon

leur usage, à l‘expression de la tristesse ou encore de l‘exaltation, comme Catherine Rudent

le soulignait à propose de la relation entre voix de fausset et ferveur religieuse ou

amoureuse (Rudent 2005). L‘association d‘un modificateur paralinguistique à des èthos

aussi contrastés montre bien l‘intérêt d‘analyser en détail la manière dont il opère dans les

performances vocales.

Avant de conclure cette revue des fonctions expressives associées au second mode

de phonation, une mise au point s‘impose. Dans les études présentées jusqu‘ici, le mot

break est abondamment utilisé, et il présente au moins quatre sens différents. Il désigne

d‘abord le moment du passage d‘un mode de phonation à un autre, caractérisé ou non par

un saut mélodique, pendant lequel le cycle glottal se modifie et le fondamental est instable,

et qui crée soit la présence de sous-harmoniques, soit tout simplement un son apériodique.

Le cry break de Greg Urban consiste en une expulsion d‘air accompagnée de phonation, à

la manière d‘un sanglot. Le break défini par Graeme Smith semble être une combinaison

des deux premiers phénomènes ou plutôt une accentuation volontaire du premier par le

second. C‘est également dans ce sens que Wise utilise le mot break pour désigner le

moment du passage entre deux modes de phonation. Enfin le cry break d‘Aaron Fox

désigne toute rupture dans la voix qui en écarte le timbre de ses caractéristiques modales. À

cause de cette polysémie et dans le but de clarifier les analyses mais aussi de proposer une

terminologie française, j‘utiliserai dorénavant les termes suivants. Le mot passage

désignera toute transition, accentuée ou non, et envisagée comme un phénomène

physiologique, entre deux modes de phonation. Je ferai référence au cry break décrit par

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Urban grâce à l‘expression impulsion glottale voisée31

. Dans le contexte musical d‘une

exécution vocale, le passage délibéré et volontairement mis en valeur entre deux modes de

phonation sera désigné à la suite de Serge Lacasse comme une cassure vocale, la cassure

vocale correspondant donc aux breaks décrits par Smith et Wise. Dans le cadre des

analyses qui suivent, c‘est donc ce terme qui sera privilégié pour désigner le passage entre

deux modes de phonation. Enfin, la catégorie d‘effets paralinguistiques nommée cry breaks

par Aaron Fox sera traduite par icônes du pleur, inspiré de la locution proposée par Greg

Urban (icons of crying) pour désigner les marqueurs interculturels du pleur identifiés suite à

ses travaux.

Afin d‘éviter les interprétations simplistes et désincarnées et d‘attribuer à l‘usage du

second mode de phonation des significations qu‘il n‘a pas, John Napier propose d‘allier une

analyse interne des œuvres et de leur sens à la prise en compte du cadre historique mettant

l‘œuvre en contexte. Je suivrai sa suggestion de deux manières. D‘abord, j‘envisagerai le

recours au second mode de phonation et à la cassure vocale comme s‘inscrivant dans la

filiation stylistique évidente du country-western québécois à la tradition country des États-

Unis. Dans cette perspective, je tiendrai compte des fonctions génériques que peuvent jouer

ces variations de timbre dans le corpus, comme je l‘ai fait pour la nasalisation. D‘autre part,

et malgré que ma perspective soit ici avant tout microanalytique, les occurrences du second

mode de phonation et de la cassure vocale seront interprétées en fonction de leur contexte

immédiat, soit le cadre de la chanson enregistrée dans laquelle elles surviennent et constitué

notamment par les paroles ainsi que les paramètres musicaux et technologiques, et parfois

en fonction d‘un contexte élargi pouvant être constitué, par exemple, par une plus grande

partie de la production d‘un interprète.

3.4 Le second mode de phonation et la cassure vocale dans le

corpus Comme Roubeau, Henrich et Castellengo l‘ont montré, le premier et le second modes de

phonation se chevauchent sur une zone importante s‘étendant sur un peu plus de deux

31

Plusieurs auteurs, dont Graeme Smith, avancent que le break comprendrait une occlusion glottale (glottal

stop). En phonétique, ce terme désigne l‘action d‘obstruer le canal vocal au niveau de la glotte, que cette

occlusion soit suivie ou non d‘une émission d‘air, et l‘occlusion glottale peut clore une émission d‘air ou

encore l‘initier. Le phénomène décrit par Urban se définit par une expulsion d‘air; j‘ai préféré utiliser le terme

impulsion, qui évoque une autre catégorie de sons phonétiques, les consonnes impulsionnelles.

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octaves, soit entre sol dièse3 et sol dièse

5 en moyenne pour les femmes et entre fa

3 et fa

dièse5 en moyenne pour les hommes. Chaque locuteur a donc à sa disposition ces deux

modes sur une étendue considérable. Le recours privilégié à l‘un ou l‘autre de ces modes

varie selon le sexe et le contexte culturel (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 437)

mais aussi, comme pour tout autre modificateur paralinguistique, en fonction de l‘état

psychologique et émotionnel du locuteur, dans un contexte de parole spontanée (Poyatos

1993 : 199). Dans un contexte musical, comme le font valoir Roubeau, Henrich et

Castellengo, des facteurs stylistiques sont aussi en jeu : « As for the sung voice, it is mainly

the esthetic context that directs the choice of one or other mechanisms used, developing

homogeneity or on the contrary contrasts of vocal timbre when several mechanisms are

involved. » (Roubeau, Henrich et Castellengo 2009 : 437) Le contexte esthétique dans

lequel sont déployées ces variations de timbre, avec les règles stylistiques qui les encadrent,

détermine les significations expressives que l‘on peut attribuer à ces variations. Dans le

corpus, pour les voix masculines, le premier mode de phonation est privilégié comme voix

première, et c‘est le second mode de phonation qui doit être envisagé comme introduisant

une variation du timbre, sauf dans le cas du yodel de type tyrolien, où c‘est plutôt

l‘alternance entre les deux modes ainsi que la répétition fréquente de la cassure vocale qui

introduisent un effet devant être pris en considération.

Dans la catégorisation des différentes formes prises par le second mode de

phonation dans le corpus country-western québécois, j‘ai choisi de ne pas recourir à la

terminologie de Wise présentée plus haut puisqu‘elle offre peu de concordance avec le

corpus visé par les analyses. Tout d‘abord, le yodel de seconde espèce n‘est pas présent

dans le corpus, à une exception près. Des recherches permettraient sans doute de déterminer

si le word-breaking a été introduit plus tard dans le répertoire country-western québécois ou

si cet effet demeure marginal dans toute la production. Ensuite, en ce qui concerne le yodel

de troisième espèce, soit l‘utilisation du second mode de phonation en position

ornementale, il n‘est présent dans le corpus que sous une seule forme, soit avant la note

ornée, et jamais après. Le feathering est donc également absent du corpus, alors que Wise

le présente comme un indicateur de style du country (Wise 2007 : par. 45). De plus, tandis

que Wise identifie la présence du yodel de troisième espèce comme étant représentative des

chansons de cow-boy romantiques et parfois marqueur d‘une certaine exubérance, cette

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association est à peu près absente du corpus : le second mode de phonation utilisé en

position ornementale est au contraire le plus souvent associé à des thèmes rattachés à la

tristesse et à la solitude. Enfin, Wise considère les mélodies en falsetto sans la présence de

passage ou de cassure vocale comme étant une variante de troisième espèce et non pas un

type distinct d‘utilisation du second mode de phonation. Bien que les mélodies en second

mode de phonation soient moins courantes que les autres occurrences du mode dans le

corpus, on verra qu‘elles méritent, dans l‘analyse du corpus de la thèse, de faire l‘objet

d‘une catégorie à part. Bien que la catégorisation proposée par Wise semble opératoire pour

le corpus visé par son étude, elle me semble inadéquate pour le répertoire québécois. Par

ailleurs, pour des raisons historiques, Wise désigne comme du yodel toute utilisation du

second mode de phonation, accompagné d‘un passage marqué entre les deux modes,

puisque la présence du second mode de phonation dans le corpus country états-unien serait

surtout attribuable à l‘influence du yodel tyrolien. Wise justifie l‘usage du terme yodel pour

tout type de passage d‘un mode à l‘autre en affirmant que c‘est justement le moment du

passage, qu‘il nomme yodeleme, qui fait le yodel. Cette terminologie uniforme ne permet

pas de bien mettre en lumière les divers effets expressifs créés par la présence du second

mode de phonation et des cassures vocales, qui varient beaucoup, dans le corpus, d‘un type

d‘utilisation à l‘autre. Dans les analyses qui suivent, je tenterai de montrer que l‘importance

du passage entre les deux modes varie justement d‘une catégorie à l‘autre, et que le second

mode de phonation et la cassure vocale sont deux éléments distincts, qui peuvent être mis

en valeur de manière différente.

Dans le corpus, les occurrences du second mode de phonation peuvent être

regroupées en trois catégories, qui ont été définies à la fois selon des critères formels et

phonostylistiques : les analyses montreront que chacun de trois types d‘usage du second

mode de phonation et de la cassure vocale permettra, à un même niveau phonostylistique,

de caractériser un type de chanson ou un èthos particulier. La première de ces catégories

qui sera présentée sera le yodel (3.4.1). Le terme yodel sera ici réservé aux manifestations

de yodel de type tyrolien tel que véhiculé dans la chanson populaire nord-américaine, et qui

consiste en une alternance répétée, parfois rapide, entre le premier et le second mode de

phonation. Cette technique est généralement utilisée sur de longs passages qui constituent

des sections formelles autonomes, le plus souvent dans des chansons à caractère joyeux.

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126

Suivra la présentation des occurrences ornementales du second mode de phonation (3.4.2);

durant moins d‘une seconde, elles mettent particulièrement en valeur la cassure vocale et

sont avant tout caractéristiques des chansons tristes. Une courte section sera enfin

consacrée aux mélodies entièrement chantées en second mode de phonation (3.4.3).

Comme on le verra, chacune de ces catégories présente des caractéristiques formelles

précises et cohérentes, et à chacun de ces types d‘usage sont rattachées des fonctions

expressives distinctes.

Comme pour la nasalisation, les changements de modes de phonation ont d‘abord

été identifiés à l‘oreille puisqu‘ils sont facilement perceptibles, comme l‘attestent Švec et

Pešák : « [b]oth registers are differentiated by their acoustic spectra, so that they can be

identified perceptually » (Švec and Pešák 1994 :98, cité dans Wise 2007 : par. 27). Les

cassures vocales ont été repérées de la même manière. Chaque extrait sonore cité a fait

l‘objet d‘une analyse de ses propriétés acoustiques afin de vérifier que le phénomène avait

été correctement identifié. Une des manifestations les plus évidentes sur le plan perceptuel

du passage d‘un mode de phonation à l‘autre se trouve dans le yodel. C‘est donc d‘abord à

partir d‘extraits où était utilisée cette technique qu‘a été vérifiée la présence, dans le corpus

enregistré, des traits acoustiques attribués aux premier et second modes de phonation par

les différents chercheurs cités dans la section 3.2 de ce chapitre. Les résultats de ces

vérifications sont présentés dans la section 3.4.1.1.

3.4.1 Le yodel

Le yodel est présent dans la musique populaire américaine depuis le milieu du 19e siècle.

La technique a été adoptée par les chanteurs black-face dès 1847, probablement sous

l‘influence des groupes de chanteurs tyroliens ambulants qui parcouraient alors les États-

Unis. Le yodel a fait son entrée sur support enregistré dès 1890 et avant la Première Guerre

mondiale, on le retrouvait fréquemment dans les spectacles de vaudeville (Malone 2002 :

87). On doit le premier enregistrement de musique country contenant du yodel à Riley

Puckett qui, en 1924, grave « Rock All Our Babies to Sleep », disque paru le 20 mai 1924

dans la série « populaire » de Columbia (Columbia 107-D)32

(Malone 2002 : 87; Green

32

On peut entendre cet enregistrement à l‘adresse suivante : <http://www.archive.org/details/RileyPuckett-

RockAllOurBabiesToSleep>

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1965 : 215). C‘est toutefois Jimmie Rodgers qui a popularisé le yodel dans la voix country

par ses blue yodels, une série de 13 chansons enregistrées entre 1927 et 1933, mais aussi

par d‘autres succès dans lesquels Rodgers yodelait, notamment « In the Jailhouse Now »

(Victor 2124, 1928) et « Yodeling Cowboy » (Victor 22271, 1929). L‘influence de Rodgers

sur la chanson country des États-Unis, et même du Canada, fut considérable et plusieurs

grandes vedettes ont débuté leur carrière en imitant son style vocal. Le yodel est rapidement

devenu un élément typique du genre : « For much of the decade of the thirties Jimmie

Rodgers‘ influence could be heard everywhere […]. Not every yodel, of course, sounded

like Rodgers‘; some were very primitive, and some were in the sophisticated, Swiss style

favored by Montana Slim (Wilf Carter) and Patsy Montana » (Malone 2002 : 103).

Dans le corpus, le yodel occupe toujours une section formelle entière. Il remplace

souvent le refrain (Roland Lebrun, « La destinée »; Paul Brunelle, « La tyrolienne de mon

pays »; Willie Lamothe, « Je chante à cheval ») ou encore s‘ajoute à la suite de couplets et

de refrains en prenant plutôt la forme d‘un pont ou d‘un interlude (Paul Brunelle,

« Troubadours du Far-West »; Willie Lamothe, « Je suis un cowboy canadien » et « Quand

je reverrai ma province »; Gilles Besner, « Allons au rodéo »). Il peut également être utilisé

sous forme d‘introduction ou de coda (Paul Brunelle, « Le cowboy des montagnes »). Il n‘y

a habituellement jamais d‘alternance, dans une même section formelle, entre des paroles et

des passages yodelés sauf dans le refrain de la chanson « Giddy-Up Sam » de Willie

Lamothe (extrait sonore 3.2). Partout ailleurs dans le corpus, le yodel est construit

exclusivement sur une suite de syllabes sans significations, et il est détaché des autres

sections formelles avec paroles. Les passages en yodel peuvent être plutôt brefs, comme

dans « Giddy-Up Sam », ou encore s‘étirer sur plusieurs phrases musicales. Dans certains

cas, le yodel est très sophistiqué et montre beaucoup d‘inventivité et de virtuosité. Dans

« Le boogie woogie des prairies » de Paul Brunelle par exemple, le yodel occupe plus de la

moitié de l‘enregistrement, soit 01 :39 minutes sur 02 :51 minutes, et se développe sur

quatre sections différentes et de longueur inégale. La première section du yodel opère

comme une coda d‘une seule phrase rattachée à la strophe qui la précède. La seconde

section, composée de deux phrases contrastantes, fait d‘abord entendre un long mélisme en

second mode de phonation, puis une alternance entre les deux modes. La troisième section,

plus virtuose, présente deux phrases parallèles faisant alterner très rapidement les deux

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modes. Enfin, une dernière section clôt le yodel avec une coda constituée d‘une seule

phrase (extrait sonore 3.3). Entre les deux extrêmes que représentent les yodels de « Giddy-

Up Sam » et du « Boogie woogie des prairies », les sections de yodel entendues dans le

corpus prennent des formes variées et peuvent être plus ou moins longues et complexes.

3.4.1.1 Exécution

Avant de présenter en détail les caractéristiques de l‘exécution du yodel dans le corpus, un

exemple permettra de montrer comment les caractéristiques acoustiques des deux modes de

phonation sont mises en évidence grâce à leur analyse par les logiciels qui ont été utilisés

pour produire les exemples visuels. Les exemples 3.3a et 3.3b présentent le même court

passage de yodel tiré de la chanson « Souvenir d‘un cow-boy », enregistrée par Paul-Émile

Piché en 1946. L‘extrait sonore 3.4 qui correspond à ce passage fait d‘abord entendre une

note tenue en premier mode de phonation, suivie d‘une alternance rapide entre les deux

modes et se termine par une note tenue en second mode de phonation. L‘image spectrale

des premiers harmoniques de l‘extrait sonore (exemple 3.3a) confirme que les traits

acoustiques des premier et second modes de phonation sont visibles malgré la présence,

dans l‘enregistrement, de l‘accompagnement instrumental en plus de la voix. La courbe

blanche correspond à la courbe mélodique dessinée par la fréquence fondamentale de la

voix : les notes chantées en premier mode de phonation (M1) présentent une fréquence

fondamentale moins intense que celles chantées en second mode de phonation (M2). Le

second harmonique (H2) est plus fort que le fondamental en premier mode de phonation,

tandis que tous les harmoniques visibles sur le spectrogramme sont beaucoup plus faibles

que le fondamental en second mode de phonation33

.

L‘exemple 3.3b, qui correspond aussi à l‘extrait sonore 3.4, révèle un phénomène

qui peut être observé dans plusieurs extraits de yodel tirés du corpus. Sur le spectrogramme

de cet exemple, auquel a été superposée la courbe d‘intensité tirée du même extrait sonore,

on constate que lorsque l‘alternance entre les deux modes de phonation se fait rapidement,

les notes chantées en second mode de phonation ont une intensité moins forte que celles qui

sont chantées en premier mode de phonation; il s‘agit d‘une caractéristique de ce type de

33

Dans la terminologie adoptée ici, le premier harmonique correspond à la fréquence fondamentale; le

deuxième harmonique est donc l‘harmonique situé immédiatement au-dessus de celle-ci.

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passage d‘alternance rapide que l‘on retrouvera dans d‘autres exemples présentés plus loin.

Cette différence dans l‘intensité est également perceptible lorsqu‘on compare les deux

notes tenues situées au début et à la fin de l‘exemple. Le spectrogramme de l‘exemple 3.3b

montre une plus grande portion de la série d‘harmoniques que celui de l‘exemple 3.3a, et il

semble qu‘il y ait une corrélation entre l‘intensité des harmoniques supérieurs, plus

importante pour les notes chantées en premier mode, et l‘intensité de la note chantée. Bien

qu‘une intensité moindre caractérise souvent, dans le corpus, le second mode de phonation,

il est évidemment possible d‘accentuer les notes tenues dans ce mode et d‘atteindre ainsi

une intensité supérieure aux notes chantées en premier mode. Dans l‘exemple 3.4,

l‘interprète, Paul Brunelle, accentue la note terminale de l‘extrait, qui atteint une intensité

supérieure à celle des notes chantées en premier mode de phonation qui la précèdent

(extrait sonore 3.5).

Le yodel se définit entre autres par l‘alternance entre le premier et le second mode

de phonation, qui présentent des timbres contrastants. Selon Timothy Wise, la cassure

vocale serait tout aussi essentielle à la définition du yodel; il est cependant possible, dans la

pratique du yodel, de passer d‘un mode de phonation à l‘autre sans recourir à la cassure

vocale, en réattaquant tout simplement la note émise dans un nouveau mode par la

fermeture puis l‘ouverture de la glotte ou encore en effectuant la transition avec une

consonne. À l‘extérieur du corpus, on retrouve des exemples de tels passages dans le yodel.

Dans la chanson « Dans l‘Ouest canadien », enregistrée par Suzanne Gadbois et parue en

1938, la chanteuse remplace parfois la cassure vocale par la consonne [r] (en l‘extrait

sonore 3.6). Malgré l‘absence de cassure vocale, la présence de deux modes de phonation

distincts est manifeste lorsqu‘on compare l‘intensité relative des harmoniques de toutes les

notes chantées sur le spectrogramme de l‘exemple 3.5. Avant le premier saut mélodique, la

fréquence fondamentale chantée, indiquée par la courbe mélodique qui apparaît en blanc,

est moins intense que le deuxième harmonique; pour les trois notes suivantes, le deuxième

harmonique, qui se déplace suivant le mouvement mélodique de la fréquence fondamentale

entre 1 300 Hz et 1 000 Hz environ, apparaît beaucoup plus faible que le fondamental. Ces

observations s‘accordent avec les caractéristiques spectrales des premier et second modes

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de phonation34

. Dans le corpus visé par ces analyses, ce sont toutefois le plus souvent des

cassures vocales qui marquent le passage d‘un mode de phonation à l‘autre. On verra

qu‘elles pourront être plus ou moins mises en valeur et ce, de diverses manières. Le fait

qu‘elles ne soient pas nécessaires à la transition entre deux modes de phonation renforce le

point de vue adopté ici, qui envisage les cassures vocales accompagnant la transition d‘un

mode de phonation à l‘autre comme un geste délibéré régi par des normes esthétiques.

Deux phénomènes acoustiques accompagnant les cassures vocales trouvées dans le

corpus laissent des traces détectables par le logiciel Praat, ce qui permet de confirmer de

manière visuelle la présence des cassures identifiées d‘abord de manière auditive. Dans

« La destinée », chanson enregistrée par Roland Lebrun en 1950, les cassures vocales qu‘on

peut entendre dans l‘extrait sonore 3.7, tiré d‘une section du premier yodel où l‘alternance

entre les deux modes s‘effectue très rapidement, s‘accompagnent à la fois de baisses

marquées dans le degré d‘harmonicité, comme le montre l‘exemple 3.6a. Les cassures

vocales s‘accompagnent également d‘une modification de la forme d‘onde, qui devient

momentanément plus irrégulière, moins périodique, et présente temporairement une moins

grande amplitude, phénomène encadré par les lignes pointillées verticales de l‘exemple

3.6b qui montre la forme d‘onde de la deuxième cassure vocale de l‘extrait sonore 3.7. On

pourrait croire que les minimums de la courbe d‘harmonicité qui semblent coïncider, sur

l‘exemple 3.6a, avec les cassures vocales, correspondraient au moment où la forme d‘onde

apparaît comme la moins périodique, qui correspond ici au moment où son amplitude est la

plus faible. La superposition des deux données révèle cependant que les deux phénomènes

ne sont pas simultanés mais qu‘ils surviennent successivement. Les courbes d‘harmonicité

ne sont pas significatives sur des extraits aussi courts que celui de l‘exemple 3.6b (81 ms),

et la lecture de la forme d‘onde s‘avère difficile sur des extraits aussi longs que celui de

l‘exemple 3.6a (629 ms). C‘est donc un extrait de longueur intermédiaire (209 ms), autour

de la même cassure vocale que celle de l‘exemple 3.6b, qui a été utilisé pour produire

l‘exemple 3.6c; on voit alors que le minimum de la courbe d‘harmonicité survient après que

la forme d‘onde ait retrouvé une plus grande amplitude.

34

Cet exemple montre également que les femmes peuvent elles aussi faire du yodel en faisant alterner des

émissions vocales en premier et en second mode de phonation.

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Ces résultats indiquent peut-être que la cassure vocale s‘effectue en deux temps.

Comme on le sait, le passage d‘un mode de phonation à un autre nécessite une

réorganisation du cycle glottal puisque ce sont des portions différentes des bandes vocales

qui entrent en vibration pour chacun des modes de phonation. Il est probable que le premier

phénomène à survenir soit cette réorganisation de la masse vibrante et du cycle de

vibration, et il est logique de penser que cette phase soit peu compatible avec une intensité

d‘exécution élevée. Si cette variation dans l‘amplitude de la forme d‘onde n‘est pas abordée

directement dans l‘article de Roubeau, Henrich et Castellengo, quelques figures tirées de la

publication permettent cependant de constater la présence d‘une baisse d‘amplitude dans la

forme d‘onde concordant avec la baisse d‘amplitude du signal glottographique, qui

indiquerait justement cette période de transition (exemple 3.7). L‘exemple 3.6c montre

également que cette première phase, sans correspondre tout à fait au point minimum de la

courbe, s‘accompagne déjà d‘une baisse d‘harmonicité, ce qui concorde avec l‘apparence

irrégulière et moins périodique de la forme d‘onde au moment où elle atteint son amplitude

minimale. Le minimum de la courbe d‘harmonicité est cependant atteint lors de ce qui

apparaît comme une seconde phase de la cassure vocale, qui semble correspondre à

l‘attaque de la note émise dans le nouveau mode de phonation. Cette attaque est rendue

particulièrement audible lorsque l‘interprète augmente au même moment l‘intensité

d‘exécution comme le fait Paul Brunelle dans l‘extrait sonore 3.5. Comme le montrait la

courbe d‘intensité de l‘exemple 3.4, la note d‘arrivée d‘une cassure vocale marquant un

passage du premier au second mode de phonation était accentuée. L‘exemple 3.8a montre

de plus près cette cassure vocale. L‘intensité d‘exécution, d‘abord faible au début de la

première phase de la cassure vocale, augmente pendant cette phase. L‘augmentation de

l‘intensité d‘exécution s‘amorce donc pendant la cassure vocale, ce qui la rend

particulièrement audible. Comme dans l‘exemple 3.6c, le minimum de la courbe

d‘harmonicité survient après la première phase de la cassure vocale. Le sommet de la

courbe d‘intensité est atteint avant que l‘harmonicité, et donc la périodicité, se soit

entièrement rétablie : c‘est donc un passage peu périodique qui est accentué. C‘est

seulement après l‘attaque de la note émise dans le nouveau mode que la courbe

d‘harmonicité connaît un nouveau maximum, et ce sommet indique la fin d‘une deuxième

phase de la cassure vocale, qui correspond à l‘attaque de la note émise dans le mode

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d‘arrivée et qui se termine lorsque la nouvelle fréquence fondamentale est établie et

périodique. Cette seconde phase de la cassure vocale consiste donc en un son encore en

partie bruité, qui peut être rendu plus audible par une accentuation dynamique comme le

fait Paul Brunelle. Une vue rapprochée de la cassure vocale de l‘exemple 3.8a, dont on voit

la fin de la première phase à l‘extrême gauche de l‘image et la seconde phase encadrée par

des lignes pointillées, montre que la voix, après avoir retrouvé une plus grande amplitude,

met effectivement encore quelques cycles avant de redevenir périodique (exemple 3.8b).

L‘exemple 3.9, tiré d‘un enregistrement de Willie Lamothe, montre un autre

exemple de cassure vocale où l‘attaque de la note d‘arrivée est accentuée; l‘exemple

correspond à la dernière cassure vocale entendue dans l‘extrait sonore 3.8. Bien que la

cassure vocale s‘effectue ici sur un passage entre le second et le premier mode de

phonation, les courbes d‘intensité et d‘harmonicité se comportent de la même manière que

dans l‘exemple 3.8a, qui montrait pourtant une cassure vocale effectuant une transition

entre le premier et le second mode de phonation. La courbe d‘intensité atteint un premier

sommet pendant la deuxième phase de la cassure vocale, pour redescendre avant que

l‘harmonicité atteigne un nouveau maximum. Dans les exemples 3.8a et 3.9, l‘intensité est

donc particulièrement élevée juste avant que le maximum de la courbe d‘harmonicité ait été

atteint, c‘est-à-dire avant que la périodicité de la note d‘arrivée ait été complètement

rétablie. Reprenons maintenant la cassure vocale de l‘exemple 3.6c, qui consistait en un

passage du second mode au premier mode de phonation tiré d‘un enregistrement de Roland

Lebrun (deuxième cassure vocale de l‘extrait sonore 3.7), et ce, dans un yodel où

l‘alternance entre les deux modes s‘effectue très rapidement. Si on lui ajoute une courbe

d‘intensité (exemple 3.10), il apparaît que celle-ci atteint son maximum après

l‘établissement ferme de la note d‘arrivée, en même temps qu‘un sommet de la courbe

d‘harmonicité, c‘est-à-dire lorsque la réorganisation de la vibration est complétée et que le

son atteint de nouveau une périodicité supérieure. La seconde phase de la cassure vocale

n‘est pas accentuée, comme on peut effectivement s‘y attendre dans le cas d‘une alternance

rapide entre les deux modes, et l‘attaque de la note d‘arrivée de la cassure vocale est faible

comparativement à sa phase soutenue. La courbe d‘intensité se comporte donc ici, par

rapport à la courbe d‘harmonicité, d‘une manière différente que dans les cassures vocales

accentuées : l‘intensité maximale de la note émise dans le nouveau mode est atteinte non

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plus pendant la cassure vocale mais une fois que celle-ci est achevée. De plus, dans ce type

de passage, on constate que la courbe d‘intensité peut se comporter de manière différente

selon que la cassure vocale sert de transition entre le premier et le second mode de

phonation, ou entre le second et le premier mode de phonation. Poursuivons avec d‘autres

exemples tirés de l‘extrait sonore 3.7; l‘exemple 3.11a reprend l‘exemple 3.6a, auquel a été

ajoutée la courbe d‘intensité. La progression des courbes d‘harmonicité et d‘intensité

montre que pour les cassures vocales menant du second au premier mode de phonation,

c‘est le minimum de la courbe d‘intensité qui survient en premier, comme dans les cas de

cassures vocales accentuées des exemples 3.8a et 3.9. Au contraire, pour les cassures

vocales menant du premier au second mode de phonation, le minimum de la courbe

d‘harmonicité précède le minimum de la courbe d‘intensité. Une vue rapprochée de la

première cassure vocale de l‘exemple 3.11a, qui marque une transition du premier au

second mode de phonation (exemple 3.11b) montre bien que si le minimum d‘harmonicité

survient toujours après la première phase de la cassure vocale, elle est cette fois

accompagnée d‘une baisse d‘intensité qui se poursuit pendant toute la première phase de la

cassure vocale. L‘intensité est donc faible pendant la première phase de la cassure vocale.

Le minimum de la courbe d‘intensité survient après le minimum d‘harmonicité ait été

atteint, et non avant comme dans l‘exemple 3.10. La courbe d‘harmonicité se comporte

donc toujours de la même manière lors d‘une cassure vocale non accentuée, peu importe la

direction de cette cassure. C‘est l‘évolution de la courbe d‘intensité qui varie d‘un type de

cassure vocale à l‘autre, avec pour constante que son minimum survient toujours lors d‘une

note émise en second mode de phonation. L‘intensité d‘exécution demeure d‘ailleurs plus

faible en second mode de phonation qu‘en premier mode de phonation pour la partie

soutenue de la note chantée.

En résumé, dans le cas de cassures vocales entendues comme accentuées, c‘est donc

ce qui semble correspondre à une deuxième phase qui apparaît comme accentuée, soit le

moment de l‘attaque de la note émise dans le mode d‘arrivée, et ce peu importe la direction

du mouvement, qu‘il s‘effectue du premier au second ou du second au premier mode de

phonation. Dans le cas des cassures vocales non accentuées et enchaînées rapidement,

l‘intensité d‘exécution connaît une hausse lors du passage du second au premier mode de

phonation, et une baisse continue lors d‘un passage du premier au second mode de

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phonation, ce qui correspond à l‘observation faite à partir de l‘exemple 3.3b, qui indiquait

une intensité d‘exécution plus faible pour les notes émises en second mode de phonation

pour les passages entre les modes où l‘alternance s‘effectue rapidement.

Il semble cependant possible d‘accentuer dans une certaine mesure la seconde phase

de la cassure vocale dans des passages où l‘alternance entre les deux modes se fait de

manière un peu moins rapide mais tout de même répétée. Dans l‘exemple 3.12a, extrait du

« Boogie woogie des prairies » de Paul Brunelle, les cassures vocales menant du premier au

second mode de phonation sont accentuées. On peut entendre ce passage en entier dans

l‘extrait sonore 3.9, duquel l‘extrait analysé en 3.12a ne constitue qu‘une partie. La courbe

d‘intensité présente un patron récurrent qui montre que les notes chantées en premier mode

de phonation commencent par un établissement ferme, puisque leur intensité diminue à

mesure que la cassure vocale approche. La courbe d‘intensité présente un aspect très

différent pour les notes chantées en second mode de phonation : après une sommet qui

semble correspondre à une accentuation de la seconde phase de la cassure vocale, la courbe

montre que l‘intensité diminue au moment où la cassure vocale est terminée pour ensuite

augmenter. La courbe d‘intensité se comporte sensiblement de la même manière pour tout

le passage. L‘exemple 3.12b montre de plus près la seconde cassure vocale de l‘exemple

3.12a, qui marque une transition du second au premier mode de phonation. Les deux

courbes présentent le même aspect que celles de l‘exemple 3.10, qui montrait lui aussi une

transition non accentuée du second au premier mode de phonation. Dans les deux cas, la

courbe d‘harmonicité et la courbe d‘intensité atteignent leur maximum à peu près

simultanément, après le rétablissement de la périodicité de la note d‘arrivée. La septième

cassure vocale de l‘exemple 3.12a, qui est une cassure accentuée menant du premier au

second mode de phonation, présente des caractéristiques bien différentes, comme le montre

l‘exemple 3.12c. Dans la seconde phase de la cassure vocale, le minimum de la courbe

d‘harmonicité correspond à une augmentation d‘intensité, comme dans le cas des cassures

vocales accentuées des exemples 3.8a et 3.9. Puis, pour la phase soutenue de la note

chantée en second mode, la courbe d‘intensité connaît une baisse immédiate, suivie d‘une

augmentation.

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Je tire deux conclusions des exemples 3.12a et 3.12c. La première est qu‘il semble

possible, même dans les passages où l‘alternance entre les deux modes de phonation est

rapide, d‘accentuer certaines cassures vocales. La seconde est qu‘il semble également

possible, toujours dans les passages d‘alternance rapide, de faire en sorte que les notes

chantées en second mode de phonation atteignent une intensité comparable à celles

chantées en premier mode, comme l‘indique la courbe d‘intensité de l‘exemple 3.12a. Dans

deux autres extraits d‘alternance rapide entre les modes de phonation présentés plus haut,

soit les exemples 3.3b et 3.11a, les notes chantées en second mode de phonation se

caractérisaient par une intensité plus faible que celles émises en premier mode de

phonation. En supposant la pression sous-glottique relativement stable pendant ces

passages, la faiblesse relative du second mode de phonation est peut-être attribuable, sur le

plan physiologique, à la réduction de la masse vibrante des plis vocaux ainsi qu‘à la

présence d‘air causée par une fermeture incomplète de la glotte, deux phénomènes reliés à

la production du second mode de phonation. Les exemples tirés du « Boogie woogie des

prairies » se démarquent à cet égard, et les notes émises en second mode de phonation

atteignent des maximums équivalents à ceux atteints par les notes émises en premier mode

de phonation. Cependant, ces maximums sont atteints après une chute soudaine de

l‘intensité, qui suit immédiatement l‘attaque accentuée de la note, chute bien visible dans

l‘exemple 3.12c mais aussi à toutes les occurrences du second mode de phonation dans

l‘exemple 3.12a. Cela pourrait indiquer qu‘un certain mécanisme de compensation visant à

égaliser l‘intensité du passage est mis en branle, mais qu‘un bref moment est nécessaire

pour que la perte d‘énergie associée au second mode de phonation puisse être efficacement

compensée. L‘absence d‘un tel mécanisme de compensation dans les exemples 3.3b et

3.11a est peut-être attribuable à la plus grande vitesse d‘exécution de ces passages; dans ces

circonstances, la compensation n‘aurait peut-être pas le temps de s‘installer. On pourrait

aussi penser qu‘il existe des degrés divers de virtuosité et de contrôle chez les divers

interprètes du corpus. Quoi qu‘il en soit, ces deux types d‘alternance rapide entre les modes

mettent en valeur la cassure vocale, soit par son accentuation dynamique, soit tout

simplement par sa répétition insistante et rapide sur de longs passages.

En résumé, pour le yodel, les extraits tirés du corpus montrent clairement les

qualités spectrales respectives des premier et second modes de phonation. La cassure

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vocale est observable à la fois dans la forme d‘onde et dans la courbe d‘harmonicité, et elle

semble s‘effectuer en deux phases : une première pendant laquelle l‘amplitude est

fortement réduite, et une seconde marquée par un minimum dans la courbe d‘harmonicité

correspondant à l‘attaque bruitée de la note d‘arrivée. Lorsque l‘alternance entre les deux

modes s‘effectue entre deux notes tenues assez longtemps et que la seconde phase de la

cassure vocale est accentuée, les courbes d‘harmonicité et d‘intensité se comportent de la

même manière, peu importe la direction du changement de mode de phonation. Lorsque

l‘alternance s‘effectue de manière rapide, l‘attaque de la note d‘arrivée est souvent plus

faible et donc moins audible. Dans ces passages rapides, et lorsque la cassure vocale n‘est

pas accentuée, le passage du premier au second mode de phonation est caractérisé par un

minimum dans la courbe d‘intensité situé au début de la nouvelle note émise. Les cassures

vocales peuvent toutefois être accentuées même dans des passages rapides. Le second mode

de phonation semble présenter une intensité moins forte, du moins dans des passages

rapides où la pression sous-glottique est supposée constante. Il est cependant possible de

compenser la faiblesse relative du second mode de phonation en augmentant l‘intensité

d‘exécution et ce, même lorsque le passage d‘un mode à l‘autre se fait de manière rapide,

comme l‘ont montré les exemples tirés du « Boogie woogie des prairies ».

Miller, Švec et Schutte ainsi que Roubeau, Henrich et Castellengo ont observé que

lors du passage d‘un mode de phonation à un autre, le larynx devait réorganiser le cycle

glottal, ce qui nécessitait, dans tous les cas observés, un bref délai. Miller, Švec et Schutte

ont aussi suggéré qu‘un contact trop faible entre les plis vocaux au moment précis du

passage d‘un mécanisme vibratoire à l‘autre retardait l‘établissement clair d‘une nouvelle

fréquence fondamentale (Miller, Švec et Schutte 2002 : 10). On sait que l‘intensité du

signal vocal est principalement déterminée par la pression sous-glottique, tandis que la

hauteur est principalement déterminée par la mise en tension plus ou moins importante des

divers muscles qui composent le larynx; on sait par ailleurs qu‘une modification de la

pression sous-glottique peut à elle seule faire augmenter légèrement la fréquence de

phonation (Sundberg 1987 : 41, 40). Dans le yodel, d‘une part, le passage d‘un mode à

l‘autre est souvent accentué, et les cassures vocales s‘accompagnent donc fréquemment

d‘une variation de la pression sous-glottique; d‘autre part, les cassures peuvent survenir à

un rythme rapide, et selon que la perte d‘intensité accompagnant le second mode de

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137

phonation soit compensée ou non, la pression sous-glottique peut être appelée à varier

rapidement et fréquemment. Considérant le contrôle de pression et donc d‘intensité

qu‘exige le yodel, et considérant aussi que le passage d‘un mode à l‘autre exige un délai

dans l‘établissement de la nouvelle hauteur chaque fois qu‘il survient, la justesse

d‘exécution des extraits sonores présentés jusqu‘ici apparaît étonnante. Le yodel exige des

microajustements constants de la pression sous-glottique, de la tension des plis vocaux et

de leur mode vibratoire. Cette virtuosité, parfois associée à l‘élaboration de sections

yodelées longues et variées, devra être prise en compte dans la signification de cet usage

particulier du second mode de phonation et de la cassure vocale. On verra notamment que

l‘impression de contrôle qui se dégage de certains yodels vient appuyer l‘expression d‘une

grande exubérance.

3.4.1.2 Analyses

Lorsque le second mode de phonation est employé de manière ornementale et lors

d‘émissions vocales très brèves, il semble naturel de l‘envisager comme un modificateur

paralinguistique venant moduler la ligne vocale. Cette conception du second mode de

phonation n‘apparaît cependant pas la plus appropriée pour l‘étude du yodel. En effet, le

yodel compose dans le corpus des sections formelles complètes, répond à certaines règles

compositionnelles et constitue un phénomène qu‘on pourrait qualifier d‘autonome.

L‘alternance entre deux modes de phonation est un élément nécessaire à la définition du

yodel et s‘apparente à un procédé compositionnel; chaque note émise dans un passage

yodelé, qu‘elle soit chantée en premier ou en second mode de phonation, peut être

envisagée comme une note cible qui serait forcément transcrite sur partition si on voulait

extraire la mélodie dans sa forme abstraite. Il me semble donc plus productif d‘envisager le

recours au second mode de phonation dans le yodel comme un paramètre prédéterminé

(Lacasse 2009 : 228-229), lequel peut lui-même être modifié et modulé par l‘interprète. Les

différentes significations expressives du yodel ont donc d‘abord été recherchées dans un

cadre macroanalytique. J‘ai ainsi tenté d‘identifier dans quel contexte surviennent les

occurrences de yodel dans le corpus, en tenant compte du sens général des paroles des

chansons où il est présent ainsi que de la prédominance de certains éléments musicaux dans

les enregistrements concernés. Quatre traits textuels ou musico-textuels dominants ont ainsi

été identifiés. Sur le plan microanalytique, j‘ai également pris en compte la manière dont

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les divers paramètres musicaux des enregistrements comportant du yodel étaient modulés,

et comment ces microvariations contribuaient à renforcer ou à modifier les significations et

les èthos rattachés à l‘utilisation du yodel. Je présenterai d‘abord les quatre caractéristiques

musico-textuelles et textuelles identifiées dans les enregistrements comportant du yodel, et,

le cas échéant, les microvariations qui leurs sont rattachées. Je présenterai ensuite quelques

cas de variations dans les paramètres prédéterminés du yodel ainsi que dans son exécution.

3.4.1.2.1 Caractéristiques musico-textuelles et textuelles des chansons avec yodel

Quatorze enregistrements faisant partie du corpus contiennent au moins une occurrence de

yodel correspondant à la définition donnée en 3.4, c‘est-à-dire une alternance répétée,

parfois rapide, entre le premier et le second mode de phonation, constituant une section

formelle entière. Ces enregistrements, classés en ordre chronologique, sont présentés dans

le tableau 1.

Tableau 1 — Enregistrements du corpus comportant du yodel35

Interprète Titre Année Étiquette Numéro de

catalogue

Willie Lamothe « Je suis un cowboy canadien » 1946 [e] Bluebird 55-5254

Willie Lamothe « Je chante à cheval » 1946 [e] Bluebird 55-5269

Paul-Émile Piché « Souvenir d‘un cowboy » 1946 [e] Starr 16696

Willie Lamothe « Quand je reverrai ma province » 1948 [p] Bluebird 55-5307

Willie Lamothe « Giddy-Up Sam » 1948 Bluebird 55-5300

Paul Brunelle « Le boogie woogie des prairies » [1949] Bluebird 55-5347

Paul Brunelle « Troubadours du Far-West » 1950 Bluebird 55-5382

Roland Lebrun « La destinée » 1950 [e] Starr 16893

Roger Turgeon « Cowboy Boogie » 1950 London 25007

Paul Brunelle « La tyrolienne de mon pays » [1951] RCA Victor LCP 3005

Gilles Besner « Allons au rodéo » 1952 Bluebird 55-5427

Gilles Caouette « Complainte d‘un cow-boy » 1952 Starr 17010

Paul Brunelle « Le cowboy des montagnes » [1953] Bluebird 55-5486

Tony Villemure « Allo allo mes amis » 1953 Bluebird 55-5477

35

Comme pour la liste complète des enregistrements mentionnés dans la thèse qui sera présentée dans la

médiagraphie, les années données entre crochets indiquent une date incertaine lorsque précisé dans les sources

consultées. La lettre e donnée entre crochets indique que l‘année correspond à l‘année d‘enregistrement du

disque; les autres dates données correspondent à sa parution. Ces précisions se retrouvent dans les pochettes

des compilations dont il a été question dans l‘introduction (Country Québec et Le soldat Lebrun : Les années

Starr) mais sont absentes du catalogue de BAnQ, d‘où ont été tirées les dates des enregistrements tirés de

compilations moins rigoureuses.

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139

À l‘écoute de ces enregistrements, quatre traits dominants sont apparus. Ces traits,

avant tout textuels, relèvent des thèmes principaux abordés dans les chansons, des divers

éléments narratifs contenus dans les paroles ainsi que du recours à certains champs

sémantiques spécifiques. Chacune de ces quatre caractéristiques est présente dans la

majorité des enregistrements de ce sous-corpus composé des chansons avec yodel, et sept

des 14 enregistrements présentent les quatre caractéristiques. Les deux premières

caractéristiques dont il sera question, soit l‘expression de l‘exubérance (3.4.1.2.1.1) et le

recours à des références géographiques et spatiales (3.4.1.2.1.2) sont des caractéristiques

musico-textuelles; si c‘est sur le plan textuel qu‘elles sont le plus explicites, elles

s‘accompagnent de traits musicaux spécifiques. Les deux autres caractéristiques qui seront

présentées, soit la représentation du cow-boy (3.4.1.2.1.3) et la présence d‘autoréférentialité

(3.4.1.2.1.4), sont par nature avant tout textuelles. On verra cependant qu‘elles peuvent être

interprétées comme étroitement reliées à la fois entre elles et à l‘usage du yodel. Le

tableau 2 présente la répartition de ces quatre caractéristiques dans le sous-corpus; les

lignes du tableau avec une trame grise indiquent que l‘enregistrement présente les quatre

caractéristiques.

Tableau 2 — Répartition des caractéristiques musico-textuelles et textuelles des chansons

comportant du yodel

Interprète Titre E G C-B A

W.L. « Je suis un cowboy canadien » X X X

W.L. « Je chante à cheval » X X X X

P.-É.P. « Souvenir d‘un cowboy » X X X X

W.L. « Quand je reverrai ma province » X X X X

W.L. « Giddy-Up Sam » X X X X

P.B. « Le boogie woogie des prairies » X X X

P.B. « Troubadours du Far-West » X X X X

R.L. « La destinée » X

R.T. « Cowboy Boogie » X X X

P.B. « La tyrolienne de mon pays » X X X X

G.B. « Allons au rodéo » X X X

G.C. « Complainte d‘un cowboy » X X

P.B. « Le cowboy des montagnes » X X X

T.V. « Allo allo mes amis » X X X X

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140

3.4.1.2.1.1 Exubérance

Sur les 14 chansons comportant du yodel, 11 présentent un caractère exubérant qui se

manifeste à la fois dans les paroles des chansons et dans plusieurs traits musicaux et

sonores. Ces chansons traitent de sujets joyeux, légers et toujours positifs : certaines

racontent l‘amour romantique (« Je chante à cheval », « Quand je reverrai ma province »,

« La destinée », « Allo allo mes amis »), d‘autres les joies associées au métier de cow-boy

(« Souvenir d‘un cowboy », « Giddy-Up Sam », « Allons au rodéo », « Allo allo mes

amis »). « La tyrolienne de mon pays » exprime l‘admiration du narrateur pour son pays, le

« beau Canada », et son amour de la tyrolienne, c‘est-à-dire le yodel36

. Toutes ces chansons

ont recours à des champs sémantiques rattachés à la joie, à l‘amour ou, dans le cas des

chansons mettant en scène des cow-boys, à une activité physique intense exercée par ceux-

ci dans le cadre de leur travail ou de leurs loisirs, comme chevaucher, danser ou manipuler

le lasso. Le tableau 3 présente le vocabulaire utilisé dans les paroles des chansons

exubérantes.

36

L‘action de chanter est par ailleurs souvent mentionnée dans ces chansons. Le plus souvent associé à la

joie, le chant est également rattaché à la complainte dans certains enregistrements; il en sera donc question

dans la section portant sur l‘autoréférentialité des chansons avec yodel.

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Tableau 3 — Chansons exubérantes, champs sémantiques

Interprète Titre Joie Amour Activité physique Amour du métier

G.B. « Allons au rodéo » – [la foule] acclame

tout haut

– rodéo

– grand galop

– [cow-boys] pleins

d‘ardeur

– debout sur leurs

chevaux

P.B. « Le boogie woogie des prairies » – danser

– boogie woogie

P.B. « Troubadours du Far-West » – très contents – monter sur un Pinto

– chevaucher

W.L. « Je chante à cheval » – jolie femme aux

yeux doux

– c‘est là qu‘j‘ai connu

l‘amour

– à cheval dans les

chemins

W.L. « Quand je reverrai ma province » – heureux

– mon paradis

– hâte

– mon amour qui

m‘attend là-bas

– fiancée chérie

– je t‘adore toujours

W.L. « Giddy-Up Sam » – giddy up

– je joue du lasso

– ce que les cow-boys

aiment

– j‘adore cette vie

R.L. « La destinée » – de bonheur mon

cœur est tout rempli

– désir

– fleurir

– espoir

– dans vos charmes

mon avenir trouvé

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P.-É.P. « Souvenir d‘un cow-boy » – le cœur tout

enchanté

– lancer mon lasso

– mon Pinto

– j‘aimais à lancer

mon lasso, c‘était mon

grand plaisir

– jamais d‘ennui ou de

tracas

– cette vie qui me

rendait heureux

R.T. « Cowboy Boogie » – ils sont tous joyeux – boogie

– sautant et trottinant

– grand galop

T.V. « Allo allo mes amis » – allô allô vous tous

mes amis

– woopie ai oh !

– les cow-boys sont en

fête

– on rit, on dans et l‘on

est heureux

– tout le monde a le

cœur joyeux

– mon cœur est en fête

– tout le monde est en

fête

– les cow-girls avec

leurs doux regards

– tous nous danserons

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143

Le tempo des chansons exubérantes est plutôt rapide, en général au-dessus de 120

pulsations par minute37

. « La destinée » constitue une exception, avec un tempo fluctuant

entre 112 et 124 pulsations par minute, mais un tempo toujours supérieur à 120 dans les

sections yodelées. Certaines chansons exubérantes atteignent un tempo très rapide,

notamment « Le boogie woogie des prairies », dont le tempo oscille entre 173 et 196

pulsations par minute, et « Cowboy Boogie », dont le tempo varie entre 188 et 246

pulsations par minute. Le tableau 4 présente le tempo de toutes les chansons avec yodel; les

chansons qui ont été classées parmi les chansons exubérantes sont indiquées par une trame

grise. Des 14 enregistrements comportant du yodel, seules 3 chansons (« Complainte d‘un

cowboy », « Le cowboy des montagnes », « Je suis un cowboy canadien ») ne présentent

pas un caractère exubérant et leur tempo tend d‘ailleurs à les distinguer des autres chansons

du sous-corpus. « Complainte d‘un cowboy » exprime un èthos qui se situe clairement à

l‘opposé de l‘exubérance, et son tempo beaucoup plus lent que celui des autres chansons

comportant du yodel (entre 92 et 99 pulsations par minute) semble à cet égard significatif.

Dans « Le cowboy des montagnes », l‘interprétation de Paul Brunelle varie entre 53 et 65

pulsations par minute.38

37

Le tempo des chansons a été mesuré manuellement grâce à l‘application bpmWidget de Apple; les valeurs

minimum et maximum ont été écartées, sauf lorsqu‘elles étaient mesurées plus d‘une fois. Il aurait sans doute

été plus précis d‘utiliser un calculateur de tempo automatique. Ces applications fondent leurs calculs sur la

présence des basses fréquences émises par les instruments de la section rythmique comme la batterie et la

basse, sur l‘intensité de ces basses fréquences et sur la récurrence de sons transitoires. Étant donné la forte

prédominance d‘une instrumentation guitare–voix dans le corpus et du niveau de bruit élevé des

enregistrements, les applications testées avaient tendance à identifier la pulsation aux temps faibles, souvent

accentués à la guitare. Cette donnée aurait à la rigueur pu être utilisée comme indicateur de tempo si la

détection s‘était effectuée de manière systématique, ce qui n‘était pas le cas : les applications avaient tendance

à rejeter l‘enregistrement en entier comme un candidat analysable ou encore à détecter certains temps faible et

à en ignorer d‘autres, ce qui n‘a pas permis de recueillir des données pour la totalité d‘un enregistrement. La

solution manuelle a donc été préférée; les données des tableaux 3.4 et 3.5 ne devraient cependant pas être

considérées comme des valeurs absolues mais comme indicatrices d‘une tendance. 38

La chanson « Le cowboy des montagnes » est construite sur une rythmique ternaire, et j‘ai choisi de

l‘envisager comme soumis à une métrique de 6/8 étant donné le caractère de l‘accompagnement instrumental.

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144

Tableau 4 — Tempo de toutes les chansons avec yodel Interprète Titre Tempo

W.L. « Je suis un cowboy canadien » 112-122

W.L. « Je chante à cheval » 122-127

P.-É.P. « Souvenir d‘un cowboy » 132-138

W.L. « Quand je reverrai ma province » 137-146

W.L. « Giddy-Up Sam » 138-145

P.B. « Le boogie woogie des prairies » 173-196

P.B. « Troubadours du Far-West » 122-132

R.L. « La destinée » 112-124

R.T. « Cowboy Boogie » 188-246

P.B. « La tyrolienne de mon pays » 122-128

G.B. « Allons au rodéo » 137-152

G.C. « Complainte d‘un cowboy » 92-99

P.B. « Le cowboy des montagnes » 53-65

T.V. « Allo allo mes amis » 116-122

En plus d‘un tempo relativement rapide, les chansons identifiées comme

exubérantes présentent le plus souvent des formules rythmiques actives. Les mélodies

vocales et les accompagnements instrumentaux comprennent souvent des doubles croches,

qui sont systématiquement présentes dans les passages en yodel, comme on peut l‘entendre

par exemple dans « Souvenir d‘un cowboy » (extrait sonore 3.10). Plusieurs chansons

exubérantes présentent une abondance de temps faibles accentués et certaines mélodies sont

construites à partir de longs enchaînements de syncopes; c‘est le cas des couplets dans « Le

boogie woogie des prairies » (extrait sonore 3.11). Certaines chansons présentent une

métrique swing où les croches sont ternaires (« Cowboy Boogie », « Le boogie woogie des

prairies »), et « Allo allo mes amis » fait alterner les modes binaire, lors des strophes et des

passages en yodel, et ternaire lors des sections formelles instrumentales39

.

Sur le plan microanalytique, les chansons exubérantes présentent de nombreux

éléments introduisant de la variété, parfois de manière ludique. Sur le plan de la

prononciation, une grande différenciation des phonèmes est cultivée et une accentuation

phonétique met en valeur les variations de timbre associées aux différentes voyelles et à

certaines consonnes sonantes présentant un contenu formantique. Dans « La tyrolienne de

mon pays » par exemple, Paul Brunelle articule de manière appuyée les trois dernières

voyelles de « tyrolienne » ([O], [i] et [è]) ainsi que les consonnes sonantes marquant la

39

Ces chansons s‘inscrivent dans le courant country boogie qui était notamment représenté, aux États-Unis,

par les artistes de la compagnie King Records fondée en 1944 par Syd Nathan, et qui alliait country et boogie

woogie. Il en sera de nouveau question dans le chapitre 4 à propos des liens entre le country-western et le rock

and roll.

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145

transition de l‘une à l‘autre ([l] et [J]), lors de la première apparition du mot au début du

premier couplet. Le spectrogramme de l‘exemple 3.13 montre bien comment l‘interprète

étire chacun de ces sons; les consonnes [l] et [J] étant continues, périodiques et sonantes,

elles permettent une transformation continue des formants, perceptible dans la variation

d‘intensité relative des harmoniques supérieurs. Comme on peut l‘entendre dans l‘extrait

sonore 3.12, qui fait entendre les deux premières phrases du premier refrain, la

prononciation coulante du mot tyrolienne où consonnes et voyelles sont prolongées,

contraste avec la première partie de la phrase (« la plus belle »), où la durée plus courte de

chaque syllabe s‘accompagne d‘une prononciation plus hachée.

D‘autres interprétations mettent surtout en jeu des variations dynamiques, comme le

fait Gilles Besner dans les sections de yodel de la chanson « Allons au rodéo ». L‘extrait

sonore 3.13 fait entendre la première section de yodel de l‘enregistrement, où les variations

dans l‘intensité d‘exécution sont bien audibles. L‘exemple 3.14, qui montre le

spectrogramme et la courbe d‘intensité d‘une portion plus courte de cet extrait (extrait

sonore 3.14) montre comment l‘interprète varie l‘intensité d‘exécution. La plupart des notes

qui composent ce passage de yodel s‘accompagnent d‘une rapide diminution d‘intensité

suivant leur attaque, et plusieurs se caractérisent par une augmentation d‘intensité en fin

d‘émission, augmentation qui sert en quelque sorte de tremplin vers la note suivante. Pour

chaque émission vocale, l‘intensité peut donc varier dans les deux directions, en diminuant

ou en augmentant. À titre de comparaison, l‘exemple 3.15 montre un extrait, de longueur

comparable à celui de l‘exemple 3.14, du premier yodel de « Je suis un cowboy canadien »

de Willie Lamothe, qui n‘a pas été classée parmi les chansons exubérantes. Chaque note

émise par Willie Lamothe dans ce yodel présente une courbe d‘intensité beaucoup plus

stable que chez Gilles Besner; les petites variations affectant la dernière note de l‘extrait de

l‘exemple 3.15 semblent correspondre à un léger vibrato, visible dans la variation de

hauteur des harmoniques. L‘exemple 3.14 indique aussi les phonèmes sur lesquels est

chanté ce passage de yodel. On y voit notamment qu‘un [h] expiré, placé à la fin de la

syllabe [dih], est coordonné avec une augmentation rapide de l‘intensité, et la courbe

d‘intensité connaît deux maximums très marqués pour une seule note émise, au début et à

la fin de celle-ci. Le court passage qui fait l‘objet de l‘exemple 3.14 montre donc une

grande variation, contrôlée, de la dynamique. On retrouve également dans cet extrait un

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146

bref passage ornemental au second mode de phonation sur le dernier [ho] de l‘exemple.

Cet ornement est visible sur le spectrogramme et s‘accompagne d‘un petit mouvement

mélodique en début d‘émission vocale; il est rendu mieux audible dans l‘extrait sonore

3.15, qui fait la seconde moitié de l‘extrait sonore 3.14 en boucle. À l‘aide de variations

rapides dans l‘intensité d‘exécution, de la présence de plusieurs impulsions d‘air initiés par

des [h] expirés et par un usage ornemental du second mode de phonation, le yodel de

« Allons au rodéo » présente donc beaucoup de variation d‘intensité et de timbre et crée une

impression de sautillement et de légèreté qu‘on ne retrouve pas dans « Je suis un cowboy

canadien » qui, je le rappelle, avait été exclue des chansons exprimant l‘exubérance.

Dans l‘exemple 2.14, trois des maximums de la courbe d‘intensité coïncident avec

des [h] expirés; Besner insère aussi cette sonorité à plusieurs reprises dans les couplets de

« Allons au rodéo ». L‘extrait sonore 3.16 fait entendre le premier couplet de la chanson,

qui comporte un exemple de chacun des types d‘utilisation que Besner fait du [h] expiré,

qui est employé afin de séparer deux voyelles adjacentes dans un même mot (« rodé[h]o »,

ligne 1) et pour initier un mot qui débute par une voyelle (« [h]et », ligne 4), même lorsque

le mot précédent (« airs ») se terminait par une consonne. L‘exemple 3.16 recense tous les

[h] expirés utilisés dans les couplets de cet enregistrement. Dans le troisième couplet,

Besner insère même un [h] avant le [B] de « brillantes » (ligne 9), comme si la consonne

[J] qui, on l‘a dit plus haut, est sonore et périodique, n‘avait pas un caractère bruité

suffisant et comptait en quelque sorte pour une voyelle. Ces expulsions d‘air donnent un

caractère sautillant à la ligne vocale, tant dans les couplets que dans les passages yodelés.

Je signale que le [h] expiré ne fait pas partie des phonèmes linguistiques du français, où il

n‘est présent que dans les onomatopées et les interjections. Il est cependant présent dans la

langue anglaise, et on pourrait peut-être interpréter son usage par Besner comme une

volonté d‘imiter cette langue. Il m‘apparaît cependant manifeste qu‘il contribue surtout,

comme ajout paralinguistique introduisant de nombreuses expulsions d‘air, à l‘expression

d‘une certaine exubérance dans le contexte constitué par cet enregistrement, exubérance

manifestée par ailleurs dans les paroles de la chanson et par le jeu dynamique décrit plus

haut. Paul-Émile Piché utilise le même procédé dans le premier couplet de « Souvenir d‘un

cowboy », et sépare les mots « ennui » et « ou » à l‘aide d‘un [h] expiré. Il ajoute

également d‘autres expirations impulsionnelles qui contrairement aux [h], sont précédées

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147

par une occlusion. À l‘écoute, l‘occlusion utilisée par Piché semble se situer au niveau de

l‘épiglotte plutôt qu‘à celui de la glotte; j‘ai choisi de représenter ce son, dans l‘exemple

3.17, qui recense son usage dans « Souvenir d‘un cowboy », par le symbole [ʡ]

correspondant à une consonne impulsionnelle épiglottale. Piché utilise cette sonorité en fin

de phrase et à la fois par sa nature et sa position, elle crée un effet d‘essoufflement. On

pourrait l‘interpréter comme une illustration sonore de l‘image de la chevauchée qui est

mise en scène dans cette chanson. L‘extrait sonore 3.17 fait entendre le premier couplet de

la chanson.

Dans les chansons exubérantes, les interprètes mettent donc en œuvre un usage

structuré de diverses sonorités, linguistiques ou non, en accentuant notamment les

différences formantiques, et donc de timbre, de certains sons phonétiques. Selon Michèle

Castellengo, le yodel consiste lui-même en un jeu de sonorités mettant en valeur les

différences de timbre entre les deux mécanismes vibratoires distincts qui sous-tendent le

premier et le second mode de phonation, et ce par le recours à deux types de voyelles aux

propriétés timbrales contrastantes. Ainsi, en premier mode de phonation, les chanteurs

utiliseraient le plus souvent des voyelles postérieures comme le [o], et ils privilégieraient

des voyelles antérieures comme le [i] pour les notes chantées en second mode de phonation

(Castellengo 1991 : 162). Dans le yodel, les notes émises en second mode de phonation ont

une fréquence fondamentale plus élevée que celle des notes émises en premier mode de

phonation. Or, cette discontinuité serait accentuée par les propriétés formantiques

respectives des voyelles postérieures et antérieures : « le premier formant des voyelles

antérieures [utilisées pour le second mode de phonation] étant plus grave que celui des

voyelles postérieures, il se produit au moment du changement de voyelle un mouvement

spectral en sens contraire du mouvement mélodique » (Castellengo 1991 : 162). J‘ajouterais

que ce mouvement spectral semble inhérent aux deux modes de phonation, puisque les

notes émises en premier mode de phonation présentent en général des harmoniques plus

intenses que la fréquence fondamentale, et que ce rapport est inversé pour les notes émises

en second mode de phonation; ce phénomène peut s‘observer pour la même note chantée

sur la même voyelle dans les deux modes, comme l‘a montré l‘exemple 3.1. Et même

lorsque les chanteurs ont recours à deux voyelles du même type pour les deux modes de

phonation, ce contraste peut s‘établir.

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Dans le corpus, on retrouve plusieurs passages rapides faisant alterner deux voyelles

antérieures, le [é] et le [i]. Or, la voyelle [é], utilisée dans ce contexte en premier mode de

phonation, a un premier formant élevé pour une voyelle antérieure (420 Hz en moyenne),

plus élevé, par exemple que celui de la voyelle postérieure [o] (360 Hz). Entre deux

voyelles antérieures comme le [é] et le [i], dont le premier formant se situe à environ

250 Hz chez les hommes, on peut donc retrouver ce même mouvement spectral se réalisant

à l‘inverse du mouvement mélodique du yodel. À cette modulation des premiers

harmoniques qui est nécessaire à la prononciation et à la différentiation des voyelles,

l‘interprète peut ajouter une altération des harmoniques supérieurs. C‘est ce que fait Paul

Brunelle dans « Le boogie woogie des prairies ». Dans les sections yodelées de cet

enregistrement, il effectue à deux reprises des passages d‘alternance rapide entre le premier

et le second mode de phonation, passages qui se composent de deux phrases musicales

parallèles. Sur la première phrase, l‘alternance se fait entre les voyelles [é] et [i], et sur les

voyelles [o] et [U] pour la deuxième phrase. Sur la seconde phrase, Paul Brunelle modifie

progressivement les résonances pendant le premier quart du passage, ce qu‘on voit

clairement dans l‘intensité relative des harmoniques supérieurs du passage surligné en

blanc de l‘exemple 3.18, harmoniques dont la région la plus intensifiée s‘abaisse

progressivement dans le spectre sonore. Le changement de timbre ainsi généré est bien

audible (extrait sonore 3.18). « Le boogie woogie des prairies » est une chanson fantaisiste

sans véritable récit dans laquelle le narrateur explique qu‘il fait danser son cheval en lui

chantant le « boogie woogie des prairies ». Dans ce contexte, ce jeu de sonorités auquel se

livre Paul Brunelle présente un aspect ludique qui est amplifié par l‘importance que prend

le yodel dans cet enregistrement, importance qui renverse les proportions habituelles entre

la longueur des sections de yodel (01 :39 minutes) par rapport à celle des strophes avec

paroles (01 :12 minutes). On retrouve aussi un passage manifestement ludique dans « Je

chante à cheval », où Willie Lamothe ajoute au dernier yodel une coda incluant cri qui

pourrait être interprété comme un cri de joie ou encore une commande à son cheval, et qui

est suivi par une imitation du trot du cheval (extrait sonore 3.19).

On peut aussi associer la sophistication et la virtuosité de certains yodels à

l‘expression de l‘exubérance. Comme on l‘a vu dans la section 3.4.1.1 portant sur

l‘exécution, certains yodels présentent des passages très rapides et répétés entre deux

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modes de phonation, ce qui exige un grand contrôle vocal. On retrouve notamment ce type

de passages dans « Le boogie woogie des prairies » et « La destinée », qui ont déjà fait

l‘objet d‘exemples dans cette section. Willie Lamothe montre un autre genre de virtuosité.

En général, le yodel comporte des notes répétées, en premier mode de phonation, qui sont

réitérées sur une suite de syllabes diverses. Dans ce type de passages, les consonnes [J] et

[l] sont souvent utilisées, comme c‘est le cas dans l‘extrait sonore 3.20 tiré de « La

destinée », et dans l‘extrait sonore 3.21 tiré de « Souvenir d‘un cowboy ». Ces consonnes

possèdent des propriétés acoustiques communes dont il a été question plus haut : elles sont

à la fois sonantes et périodiques, c‘est-à-dire que comme les voyelles, elles comportent des

formants, et elles sont continues, leur production ne nécessitant pas une obstruction

complète du canal vocal. À cause de leur nature continue, il est probablement plus facile de

les produire de manière rapide et répétée que des consonnes exigeant une obstruction

complète, et c‘est peut-être pour cette raison qu‘on les retrouve abondamment dans le

yodel. Willie Lamothe quant à lui, utilise souvent, pour les notes répétées, des consonnes

impulsionnelles, c‘est-à-dire qui nécessitent l‘obstruction du canal vocal. C‘est le cas dans

« Je chante à cheval » (extrait sonore 3.22) et « Giddy-Up Sam » (extrait sonore 3.23), où la

consonne [d] est répétée de manière très rapide, ce qui exige beaucoup d‘agilité. La

démonstration de virtuosité qui accompagne plusieurs yodels dans les chansons

exubérantes évoque des personnages en plein contrôle et contribue au caractère joyeux et

vigoureux de ces enregistrements.

En résumé, sur les 14 chansons du corpus comportant du yodel, 11 présentent un

caractère exubérant qui se manifeste à la fois dans les paroles des chansons et dans divers

paramètres musicaux, phonétiques et paralinguistiques. Ces chansons sont caractérisées par

un tempo parfois très rapide et une rythmique active. La variété et la variation jouent un

grand rôle dans le type d‘interprétation privilégié par les interprètes pour ces chansons, à la

fois sur le plan de la prononciation, de l‘intensité et du timbre. L‘accentuation semble

particulièrement importante, et elle se manifeste dans la présence de syncopes ou l‘ajout

d‘effets vocaux fondés sur une émission sonore impulsionnelle. Par ailleurs, les phonèmes

sans valeur linguistiques françaises comme les [h] expirés et les impulsions épiglottales qui

sont présents dans les sections avec paroles peuvent être envisagés comme des effets

paralinguistiques supplémentaires qui contribuent à l‘expression de la joie. La variété

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150

introduite dans la modulation de tous ces paramètres, tant dans les strophes et les couplets

avec paroles que dans les sections de yodel, ainsi que la virtuosité que plusieurs variations

et répétitions particulières exigent, concourent à l‘expression de l‘exubérance et à

l‘illustration d‘une activité physique intense, parfois dans un mode ludique.

3.4.1.2.1.2 Références géographiques

Le ton ludique de ces chansons comportant du yodel s‘accorde bien avec la représentation

du cow-boy qui, pour le Québec, apparaît comme relevant de la fantaisie et de l‘exotisme.

Les cow-boys de ces chansons, dont il sera plus spécifiquement question dans la section

suivante, évoluent souvent dans des lieux définis et décrits dans les paroles des chansons, et

10 des 14 enregistrements comportant du yodel contiennent des références géographiques

et spatiales40

(tableau 2). Certaines de ces chansons font référence à des lieux spécifiques

du Québec, du Canada ou des États-Unis. Ainsi, le narrateur de « Souvenir d‘un cowboy »

raconte les aventures qu‘il a vécues « dans l‘cœur du vieux Texas », et celui de « Je chante

à cheval » a connu l‘amour à Gravelbourg. L‘imaginaire de l‘Ouest est évidemment présent

dans plusieurs chansons. Les narrateurs des chansons chantent des « refrains de l‘Ouest

canadien » (Willie Lamothe, « Je chante à cheval »), ou évoquent l‘Ouest comme leur lieu

d‘origine : on est ainsi « né dans le Far West » (Paul Brunelle, « Troubadours du Far-

West ») ou encore « dans les grandes plaines » (« Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un

cowboy »). Les plaines et les prairies font d‘ailleurs partie des espaces naturels qui sont

souvent nommés et décrits (« Troubadours du Far-West », « Giddy-Up Sam », « Souvenir

d‘un cowboy », « Cowboy Boogie », « Allo allo mes amis », « La tyrolienne de mon

pays », « Je suis un cowboy canadien »), et les références aux paysages et au territoire sont

abondantes. Les chansons expriment souvent de l‘amour et de l‘admiration pour la nature :

on « adore les grandes plaines et les belles prairies », où « pâturent les troupeaux » (Willie

Lamothe, « Giddy-Up Sam », et les troubadours du Far-West invitent « petits et grands » à

aller voir leurs montagnes, leurs vallées et leurs champs (« Troubadours du Far-West »).

Ces récits ancrés dans le territoire expriment parfois une certaine harmonie avec la nature;

le narrateur de la chanson « Cowboy des montagnes », interprétée par Paul Brunelle,

40

Je n‘ai pas tenu compte de la chanson de Paul Brunelle « Le boogie woogie des prairies » : seul le titre fait

référence aux prairies et les paroles de la chanson n‘en font jamais mention.

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s‘exprime ainsi : « le vent et la brise lointaine sont pour moi les plus beaux trésors / car je

chante ma tyrolienne au rythme de leurs doux accords ».

Ces chansons géographiques véhiculent parfois l‘image du voyageur parcourant un

vaste territoire. Ainsi, Willie Lamothe incarne un « cowboy canadien qui parcourt les

prairies » (« Je suis un cowboy canadien »), et Paul-Émile Piché personnifie dans

« Souvenir d‘un cowboy » son équivalent texan (« j‘ai parcouru ces plaines combien de fois

je ne sais pas »), tandis que le « Cowboy des montagnes » de Paul Brunelle chante « en

chevauchant dans la campagne ». Même dans « Je chante à cheval », qui raconte davantage

une rencontre amoureuse qu‘elle ne décrit la vie d‘un cow-boy, les protagonistes vivent leur

amour en prenant la route ensemble (« nous suivrons ce beau chemin »; « elle me suit dans

les grandes plaines / tous les deux on se promène »). Si le voyage est le plus souvent

envisagé positivement, l‘image de la maison et du lieu d‘attache est également valorisée.

Ainsi, dans « Quand je reverrai ma province », le narrateur est parti « en tournée à travers le

pays » et il s‘ennuie de sa province d‘origine, son « paradis », où l‘attend sa bien-aimée.

Dans « Je chante à cheval », le narrateur voyageur a connu l‘amour en « passant par

Gravelbourg »; à la fin de la chanson, il affirme sa nouvelle identification à cet endroit :

« ma ville est Gravelbourg / c‘est là qu‘j‘ai connu l‘amour ».

Musicalement, ce sont principalement des effets de spatialisation liés au contrôle

des paramètres technologiques qu‘on peut associer à la présence de ces références

géographiques dans les paroles des chansons. Bien que la question de la technologie dans la

chanson country-western sera abordée plus en profondeur dans le chapitre 4, je présenterai

tout de même ici quelques exemples de la manière dont celle-ci peut participer à la mise en

scène phonographique de ces chansons (Lacasse 2006). Bien que ces éléments de mise en

scène sonore n‘aient pas directement un lien avec l‘objet particulier de ce chapitre, soit les

fonctions expressives des variations de timbre rattachées au second mode de phonation et à

la cassure vocale, je discuterai plus loin, en conclusion de cette section sur le yodel

(3.4.1.3), de la manière dont on peut interpréter la présence abondante des références

géographiques et de leur mise en scène sonore dans les différents èthos exprimés par le

yodel.

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Dans Echo and Reverb: Fabricating Space in Popular Music Recording, 1900-1960

(2005) Peter Doyle montre de quelle façon le microphone et la réverbération ont été utilisés

en studio en vue d‘élaborer des effets de spatialisation sonore avant la généralisation de la

stéréophonie. Ces effets ont défini de véritables conventions servant à situer de manière

spatiale les récits présentés dans les enregistrements. C‘est par la codification de certaines

pratiques sonores utilisées tant dans les films western que dans les enregistrements des

cow-boys chantants que s‘est développée une représentation aurale de l‘Ouest, fixée dès la

fin des années 1940. Imaginé et montré au cinéma comme un espace vaste, peu habité et

sauvage, l‘Ouest est représenté dans les enregistrements de musique populaire de cette

époque par le biais d‘une imitation de phénomènes acoustiques naturels censés caractériser

ce territoire. Le contraste entre la réverbération, le plus souvent appliquée à la steel guitar

et à des voix d‘accompagnement qui font l‘objet d‘une captation sonore éloignée, et la voix

soliste captée de beaucoup plus près et mate41

, sans réverbération, est ainsi devenu une

convention évoquant les grands espaces de l‘Ouest (Doyle 2005 : 113). Si on peut entendre

de la réverbération dans plusieurs enregistrements du corpus, le contraste entre voix

réverbérée et voix mate décrit par Doyle semble cependant réservé aux enregistrements

comportant du yodel. Comme on ne retrouve pas de voix d‘accompagnement dans les

enregistrements comportant du yodel, le contraste entre voix réverbérée et voix mate

concerne la voix du soliste et l‘usage de la réverbération tend à délimiter des sections

formelles dans les chansons; la réverbération est appliquée aux sections de yodel ou encore,

si elle était déjà présente, la réverbération devient plus longue dans ces sections. Ces

variations dans la réverbération ont pour effet de situer la voix dans des espaces physiques

distincts et représentés comme possédant des caractéristiques acoustiques différentes. Dans

« Troubadours du Far-West » par exemple, une légère réverbération est appliquée à la voix

de Paul Brunelle dans les refrains et les couplets. Dans les sections de yodel, la

réverbération appliquée sur la voix est prolongée de manière considérable et crée ainsi une

impression d‘éloignement de la voix (extrait sonore 3.24). La même manipulation est

utilisée dans « Allo allo mes amis » et la réverbération, présente sur la voix pendant la

totalité de l‘enregistrement, devient plus longue dans les sections de yodel. Dans cet

41

En anglais, on qualifie de dry une voix à laquelle aucun effet sonore. En français, le terme voix mate a été

suggéré par Michel Chion dans La voix au cinéma (1982).

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enregistrement, on a de plus l‘impression que la prise de son a été effectuée à une plus

grande distance de la source pour les passages en yodel (extrait sonore 3.25). La

combinaison de ces deux procédés semble situer la voix qui yodèle dans un espace

extérieur et vaste, ce qui correspond à l‘effet décrit par Doyle, et ces procédés sont aussi

associés à la description des prairies, de l‘Ouest ou de grands espaces.

Dans « Le cowboy des montagnes », la réverbération contribue aussi à dépeindre

deux lieux différents, cette fois-ci par l‘établissement d‘un contraste encore plus marqué

entre voix complètement mate et voix réverbérée, chacune circonscrite à des sections

formelles distinctes. L‘enregistrement contient trois sections de yodel : une première au

tout début de l‘enregistrement, en introduction de la chanson, une seconde qui s‘insère

entre la deuxième et la troisième strophe, environ au milieu de l‘enregistrement, puis une

troisième faisant office de coda et qui clôt l‘enregistrement. Pendant l‘introduction et la

coda yodelées, une réverbération longue est appliquée à la fois à la voix et aux instruments

d‘accompagnement. Dès la fin de l‘introduction, la réverbération est coupée et pendant les

quatre strophes chantées, ainsi que pendant la section de yodel centrale et les solos

instrumentaux, aucune réverbération n‘a été ajoutée. La voix entendue dans l‘introduction

(extrait sonore 3.26), qui fait l‘objet du même traitement que dans la coda, semble être

située dans un tout autre lieu que la voix entendue pendant le yodel central et le reste de

l‘enregistrement, qui est mate et pour laquelle la captation a été effectuée de plus près

(extrait sonore 3.27). De plus, la voix entendue dans l‘introduction et la coda est perçue

comme beaucoup plus distante que la voix entendue dans le reste de l‘enregistrement. Cet

effet de distanciation est encore plus marqué que dans « Allo allo mes amis ». La variation

de la réverbération et de la distance perçue crée un effet de spatialisation différenciée qui

est accentué par le caractère très contrastant entre ces yodels, qui diffèrent à la fois sur le

plan compositionnel et sur le plan phonétique. Dans l‘introduction et la coda, le tempo est

lent (entre 53 et 55 pulsations par minute) et la mélodie est construite en bonne partie sur de

longues notes tenues. Dans ces deux yodels, l‘interprète n‘a recours qu‘à un nombre limité

de phonèmes, soit un [d] fortement atténué, et les voyelles [o], [U] et [i]. Dans le yodel

central, le tempo augmente subitement pour atteindre 66 pulsations par minute, et la

mélodie contient beaucoup plus de valeurs brèves allant jusqu‘aux triolets de doubles

croches, et le yodel central est composé d‘une plus grande variété de phonèmes ([d], [l],

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[o], [U], [i], [é], [a]). De plus, le yodel central comporte des passages ornementaux au

second mode de phonation (extrait sonore 3.28). Il présente un tout autre caractère que les

yodels de l‘introduction et de la coda, et cette différenciation contribue à appuyer l‘effet de

spatialisation créé par le traitement technologique contrastant de ces sections formelles.

Dans « Je chante à cheval », c‘est un fondu au silence, à la toute fin de

l‘enregistrement, qui crée un effet de distanciation; coordonné avec une imitation du trot du

cheval, il semble dépeindre l‘éloignement du narrateur et de sa bien-aimée qui partent

ensemble « sur les chemins » (extrait sonore 3.29). Dans les chansons de Willie Lamothe,

c‘est surtout le thème de la distance qui est exploité, plus que la description d‘un lieu

précis. C‘est le cas entre autres de « Je chante à cheval » et de « Je suis un cowboy

canadien ». Dans le répertoire de Lamothe cependant, c‘est sans doute la chanson « Quand

je reverrai ma province » qui exploite ce thème de la manière la plus explicite. Le narrateur,

un cow-boy et un chanteur, y parle de la distance qui le sépare de sa « fiancée chérie »

lorsqu‘il part en tournée « à travers le pays ». Bien qu‘elle présente plusieurs

caractéristiques des chansons exubérantes du sous-corpus, « Quand je reverrai ma

province » exprime aussi la nostalgie d‘un amoureux éloigné de celle qu‘il aime, nostalgie

qui s‘incarne dans un yodel présentant des caractéristiques compositionnelles différentes

des autres chansons de Lamothe; cet enregistrement sera analysé dans la section 3.4.1.2.2,

qui portera sur les variations du yodel. En ce qui concerne le recours à la variation des

paramètres technologiques, « Je chante à cheval » est la seule chanson de Willie Lamothe à

mettre en scène le thème de l‘éloignement par ce procédé.

3.4.1.2.1.3 Représentation du cow-boy

Parmi les quatre caractéristiques identifiées dans les chansons contenant du yodel, la plus

fréquente est la représentation du cow-boy, que j‘ai pu identifier dans 13 des 14 chansons

de ce sous-corpus (tableau 2). Dans la plupart de ces chansons, le narrateur se présente

explicitement comme un cow-boy, sauf dans « La tyrolienne de mon pays » et dans

« Cowboy Boogie ». Les chansons de cow-boy abordent différents aspects de ce métier.

Dans « Giddy-Up Sam », « Je suis un cowboy canadien » et « Souvenir d‘un cowboy », le

cow-boy garde les troupeaux avec son lasso et « Allons au rodéo » vante, dans le cadre de

la description d‘un rodéo, l‘habileté des cow-boys avec le lasso et avec leur cheval. Le

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155

cheval constitue d‘ailleurs un élément d‘identification important dans cet univers

imaginaire et il est parfois le seul attribut du cow-boy qui est nommé, notamment dans

« Troubadours du Far-West » (« Lorsque vous viendrez au Far West / vous verrez des gars

de 10 ans / monter sur un pinto de l‘Ouest »), dans « Je chante à cheval » et dans « Le

boogie woogie des prairies ». Plusieurs chansons insistent sur la nécessité de parcourir un

vaste territoire qui est inhérente à ce métier; c‘est le cas de « Je chante à cheval », « Quand

je reverrai ma province » et de « Allo allo mes amis », qui raconte les retrouvailles d‘un

cow-boy avec ses amis. Le cow-boy est souvent un personnage rempli d‘assurance et en

plein contrôle, comme dans « Le boogie woogie des prairies » où, comme on l‘a déjà vu, le

narrateur contrôle son cheval par le chant : « lorsque je veux le faire danser, je n‘ai qu‘à lui

chanter / le boogie woogie, boogie woogie, boogie woogie, boogie woogie, boogie

woogie ». « Le cowboy des montagnes » vante quant à elle le sentiment de liberté rattaché à

ce mode de vie. « Complainte d‘un cowboy » est la seule chanson où le mot cow-boy

semble désigner tout type de travailleur ouvrier plutôt que le cow-boy à cheval qui garde

les troupeaux.

La représentation du cow-boy est la caractéristique textuelle la plus répandue dans

le sous-corpus, et les chansons qui présentent cette caractéristique sont de caractères variés.

Il serait difficile de leur trouver une caractéristique musicale commune, à part évidemment

la présence de yodel. J‘avancerais que le yodel est, justement, étroitement rattaché à ce

thème que, je le rappelle, on retrouve dans toutes les chansons avec yodel à l‘exception

d‘une seule. Selon Timothy Wise, le yodel de type tyrolien serait commun dans les

chansons de cow-boy des années 1930 et 1940 (Wise 2007 : par.38) : on retrouve donc

aussi dans le corpus états-unien cette affiliation entre yodel et cow-boys. « La tyrolienne de

mon pays » rend d‘ailleurs cette affiliation particulièrement explicite. Ayant pour sujet le

yodel lui-même, que Paul Brunelle appelle « la tyrolienne », cette chanson présente cette

pratique vocale comme « l‘hymne des vrais cow-boys ». Elle touche en cela à une

quatrième et dernière caractéristique des chansons contenant du yodel, caractéristique qui

délimite de manière particulièrement significative un sous-ensemble des chansons de cow-

boy, soit la présence d‘autoréférentialité.

3.4.1.2.1.4 Autoréférentialité

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156

Parmi les 13 chansons comportant du yodel, 12 présentent le chant comme un aspect

important de la vie du cow-boy. Elles mettent en scène un narrateur qui est également le

personnage central du récit et qui s‘exprime à la première personne du singulier, ce qui

correspond chez Gérard Genette à un narrateur autodiégétique (Genette 2007 : 256). La

combinaison de ces deux traits textuels, soit la narration autodiégétique et la mise en récit

chantée du chant lui-même, font de ces enregistrements des œuvres autoréférentielles.

L‘autoréférentialité est la deuxième caractéristique la plus répandue du sous-corpus

(tableau 2)42

. Dans ces chansons, le chant est parfois présenté comme un simple

divertissement qui permet aux cow-boys de se délasser après ou pendant le travail. Les

« Troubadours du Far-West » « chevauche[nt] tout en chantant », et chantent aussi « des

chants de l‘Ouest le soir près du grand feu de camp »; cet aspect de leur vie de cow-boy est

cependant assez important pour qu‘ils se désignent comme des « troubadours ». Dans le

« Boogie woogie des prairies », comme on l‘a vu le chant est un outil de travail servant à

contrôler le cheval. Dans « Allo allo mes amis », les retrouvailles des cow-boys entre eux

s‘accompagnent de musique et de chant (« toute la nuit nous chanterons »; « les cow-boys

aux accords de guitare chantent leurs plus belles mélodies »). Le chant comme

divertissement privilégié des cow-boys est également mis en scène dans « Giddy-Up Sam »

(« ce que les cow-boys aiment c‘est de chanter la nuit » et dans « Souvenir d‘un cowboy »

(« ma guitare, mon pinto c‘était là mon seul désennui »). D‘autres chansons présentent les

cow-boys comme exerçant le métier de chanteur; c‘est notamment le cas des chansons avec

yodel enregistrées par Willie Lamothe. Ainsi, le narrateur de « Je suis un cowboy

canadien » est cow-boy le jour et chanteur dans ses temps libres : « Quand mes journées

sont terminées dans les bars je vais chanter/ Et je joue avec mon lasso ce qui fait le

42

Les deux seules chansons comportant du yodel qui ne s‘inscrivent pas dans cette catégorie sont « La

destinée » de Roland Lebrun et « Cowboy Boogie » de Roger Turgeon. Comme on l‘a vu dans le chapitre 2,

Roland Lebrun a produit des enregistrements qui peuvent être interprétés comme une tentative de s‘inscrire

dans le genre country-western par l‘usage de traits vocaux habituellement absents de sa voix première. « La

vie d‘un cowboy », par exemple, montrait un usage d‘une voix très nasalisée et inhabituelle pour Roland

Lebrun. De la même manière, « La destinée » est sa seule chanson contenant du yodel. Elle est par ailleurs la

seule chanson de ce sous-corpus à ne pas mettre en scène un personnage de cow-boy. Quant à « Cowboy

Boogie », ses paroles parlent bien de cow-boys qui chantent mais elle consiste en une description

hétérodiégétique; elle ne peut donc pas être considérée comme véritablement autoréférentielle. Ces deux

chansons révèlent peut-être d‘une mauvaise intégration des codes country-western; Roland Lebrun n‘a produit

que trois enregistrements qui tentaient explicitement de s‘inscrire dans ce genre, et Roger Turgeon a une

production peu abondante, faite surtout de chansons grivoises et de chansons à répondre qui tranchent avec le

reste de la production country-western.

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numéro / Quand je vais dans les rodéos ma guitare et mon chapeau / Je leur chante ce qu‘i‘

y a d‘plus beau afin de donner un beau show ». Dans « Quand je reverrai ma province », le

cow-boy est parti « un beau dimanche en tournée à travers le pays ». Quant à « Je chante à

cheval », son sujet principal est la chanson, qui a permis au narrateur de séduire une femme

(« Je chante pour la p‘tite femme aux yeux doux ») et semble être son occupation principale

(« Je chante à cheval m‘accordant [sic] sur ma guitare / Je chante des refrains de l‘Ouest

canadien »), occupation à laquelle la femme l‘identifie plutôt qu‘à celle de cow-boy

(« J‘aime entendre chanter vos refrains / J‘écoute les chansons des plaines / ce sont ceux-là

qu‘mon cœur aime / Et j‘entends de très loin vos mélodies / Chanter pour chasser mes

ennuis »). Dans la « Complainte d‘un cowboy », le narrateur est devenu chanteur parce

qu‘il a perdu son emploi, comme le raconte la ritournelle qui clôt chaque strophe

(« maintenant pour gagner ma vie / Je dois chanter l‘jour et la nuit). Il s‘agit de la seule

chanson du sous-corpus des chansons avec yodel à présenter un èthos clairement plaintif.

Véritable complainte, comme le titre l‘indique, la chanson insiste sur les aspects négatifs du

travail de chanteur, notamment la pauvreté (« contre la faim pour me défendre, seulement

guitare et mes chansons ») et sur les risques reliés au métier d‘ouvrier (« À cette usine

j‘avais laissé / Deux doigts et une main écrasée). Dans ce contexte, le yodel ne peut pas être

interprété comme exprimant la joie et l‘exubérance, mais il est explicitement rattaché à

l‘identité de cow-boy réclamé par le narrateur ainsi qu‘au métier de chanteur.

Cette identité de cow-boy chantant, en plus de correspondre à des personnages mis

en scène dans les paroles des chansons, s‘incarne dans la persona de ces interprètes, qui

apparaissent sur scène et sur photo en costume de cow-boy. Le recours à la technique

virtuose qu‘est le yodel, dans des chansons qui permettent justement le croisement de ces

deux niveaux d‘identité, peut apparaître comme une stratégie visant à revendiquer une

légitime identité de chanteur pour les interprètes eux-mêmes. La voix narrative adoptée

achève de brouiller la distinction entre les personnages incarnés par les interprètes, leur

persona de cow-boy chantant et leur métier véritable, celui de chanteur country-western, et

contribue sans doute aussi à la validation de la persona de cow-boy, évidemment

fantaisiste, adoptée par ces interprètes.

3.4.1.2.2 Variations sur le yodel

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Parmi les quatre caractéristiques musico-textuelles dominantes rattachées aux chansons

avec yodel, une seule, soit l‘expression de l‘exubérance, peut être rattachée à l‘expression

d‘un èthos. Cependant, certaines variations dans les paramètres compositionnels du yodel

ou dans les paramètres d‘exécution peuvent soit nuancer cet èthos dans les chansons

exubérantes, soit contribuer à l‘expression d‘un èthos différent. Ce sont ces variations qui

sont visées par les analyses présentées dans cette section.

3.4.1.2.2.1 Paramètres compositionnels

Le yodel entendu dans le corpus présente certains traits compositionnels récurrents. Le plus

souvent, une section de yodel débute et se termine en premier mode de phonation, présente

une proportion à peu près égale de notes chantées en premier et en second mode de

phonation ou encore on y retrouve une légère prédominance du premier mode de phonation,

et le yodel comprend le plus souvent des notes qui sont répétées sur des phonèmes

différents. Le yodel de « Troubadours du Far-West » est représentatif de ces traits

compositionnels typiques (extrait sonore 3.30). Ces traits compositionnels constituent des

traits génériques qui ne semblent pas avoir de significations expressives particulières. La

variation et l‘écart par rapport à ces normes compositionnelles semblent toutefois être

rattachés à des contenus expressifs qui peuvent nuancer l‘èthos d‘exubérance souvent

rattaché au yodel. C‘est donc la variation de ces traits compositionnels qui possède un

potentiel expressif. À cet égard, la chanson « Quand je reverrai ma province », enregistrée

par Willie Lamothe et parue en 1948, constitue un exemple particulièrement significatif.

Cet enregistrement, classé parmi les chansons exubérantes, présente plusieurs

caractéristiques rattachées à l‘expression de cet èthos. Cette chanson d‘amour est exécutée

à un tempo rapide variant entre 137 et 146 pulsations par minute, et les mélodies des

couplets et refrains, très semblables, contiennent des syncopes qui sont de surcroît

composées de doubles croches, ce qui leur donne un caractère sautillant et joyeux (extrait

sonore 3.31). Les sections de yodel chantées par Willie Lamothe dans cet enregistrement

s‘écartent cependant des traits compositionnels typiques des yodels du sous-corpus. Les

yodels de « Quand je reverrai ma province » sont construits principalement sur des notes

tenues valant une, deux ou quatre pulsations et ils s‘accompagnent d‘un ralentissement du

rythme harmonique. Ils sont chantés principalement en second mode de phonation, chaque

phrase comportant un tremplin initial en premier mode d‘une durée maximale d‘un temps;

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toutes ces caractéristiques peuvent être entendues dans l‘extrait sonore 3.32. Le yodel de

Willie Lamothe, dans cet enregistrement, s‘accompagne également de glissements

descendants entre plusieurs notes du yodel, une microvariation mélodique qui, on l‘a vu

dans le chapitre 2, accompagne parfois l‘expression de la plainte (exemple 3.19). Dans

d‘autres enregistrements comportant du yodel, dans « Je chante à cheval » ou « Giddy-Up

Sam » par exemple, Willie Lamothe a tendance à respecter les règles compositionnelles

énumérées plus haut et n‘utilise pas de glissements dans son exécution. On pourrait voir

dans les caractéristiques des yodels de « Quand je reverrai ma province » l‘expression

d‘une certaine nostalgie, qui est en effet décrite par le narrateur qui « [s‘]ennuie de son

paradis »; on verra d‘ailleurs dans la section 3.4.3 que les mélodies chantées entièrement en

second mode de phonation peuvent être associées à des chansons exprimant la tristesse et la

plainte. « Quand je reverrai ma province » s‘achève sur une section de yodel prenant la

forme d‘une coda, qui est plus conforme aux traits compositionnels des autres chansons

exubérantes. Cette section, constituée de deux phrases alors que les autres sections de yodel

de l‘enregistrement en comprennent quatre, présente deux segments de phrase débutant et

se terminant en premier mode de phonation (extrait sonore 3.33). Par sa forme qui apparaît

comme une version raccourcie des autres sections de yodel et par une présence plus

marquée du premier mode de phonation, à la manière du yodel typique de ce sous-corpus,

la coda semble exprimer un état plus joyeux que les autres yodels de l‘enregistrement, et

illustre ainsi musicalement la hâte exprimée par le narrateur dans cette chanson (« Et je

pense aussi à mon amour / Et j‘ai bien hâte à mon retour »), comme si la fin de la chanson

correspondait aussi à la fin du voyage du narrateur.

Ce type de variations compositionnelles se retrouve également dans les

enregistrements qui n‘ont pas été classés parmi ceux qui exprimaient l‘exubérance. « Le

cowboy des montagnes », par exemple, constitue un autre exemple de l‘effet expressif de la

variation des paramètres compositionnels du yodel. Dans la section 3.4.1.2.1.2 portant sur

les références géographiques, j‘ai montré comment, dans « Le cowboy des montagnes », la

variation de la réverbération, combinée à certains paramètres compositionnels et

phonétiques, contribuait à situer la voix dans des espaces distincts. J‘ajouterai que dans les

yodels de l‘introduction et de la coda de cet enregistrement, c‘est le second mode de

phonation qui domine et que les cassures vocales y sont peu nombreuses et adoucies. Ces

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160

deux sections formelles ont un caractère fluide, marqué par l‘usage d‘un nombre limité de

consonnes qui sont de plus atténuées et par la présence majoritaire de notes tenues. Le

yodel central de cet enregistrement ressemble plus aux yodels typiques du sous-corpus,

avec une amorce en premier mode de phonation et des cassures vocales qui apparaissent

comme accentuées par rapport à celles entendues dans l‘introduction et la coda. Il

comprend des notes répétées réattaquées par une consonne, comme dans les yodels

virtuoses de « Giddy-Up Sam » et de « La destinée », et il s‘accompagne d‘une accélération

importante. Les paramètres compositionnels, phonétiques et rythmiques de ces deux yodels

semblent à la fois contribuer à la différenciation des lieux mais également à l‘expression de

deux èthos différents. Le yodel central possède des caractéristiques compositionnelles qui

contribuent à le rapprocher des yodels contenus dans les chansons exubérantes, avec un

recours en proportions équilibrées au premier et au second mode de phonation et des

cassures vocales plus fréquentes. Certaines caractéristiques dans l‘exécution tendent aussi à

le rapprocher des yodels des chansons exubérantes, notamment son tempo plus rapide que

celui de toute autre section formelle de la chanson et la présence d‘une certaine variété

phonétique et paralinguistique générée par l‘usage de phonèmes plus nombreux et par le

recours au passage ornemental au second mode de phonation au moment de la transition

entre les deux moitiés de la section, qu‘on peut voir dans le spectrogramme de l‘exemple

3.21 et qu‘on pouvait entendre dans l‘extrait sonore 3.27. Plusieurs caractéristiques du

« Cowboy des montagnes » empêchent pourtant de classer cet enregistrement parmi ceux

qui expriment l‘exubérance. La voix de Paul Brunelle y est particulièrement plaintive, en

raison d‘une part d‘une nasalité marquée, plus forte que dans d‘autres enregistrements de

l‘interprète, et d‘autre part du recours à des glissements descendants abondants. Sans être

particulièrement rattachées à l‘expression de la tristesse, qui est souvent, dans le corpus,

coordonnée avec ces deux traits vocaux, les paroles chantées par le « cowboy des

montagnes » décrivent la contemplation de la nature et expriment l‘attachement du

narrateur à ses montagnes. Le tempo lent et le rythme de valse, qui créent un effet de

balancement, pourraient dépeindre les mouvements du cheval sur lequel le narrateur

« parcour[t] la campagne » et contribuent à donner à l‘enregistrement un caractère méditatif

qui s‘accorde bien avec les paroles de la chanson. Toutefois, le yodel central suit

immédiatement la seconde strophe de la chanson, dans laquelle le narrateur chante les

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paroles suivantes : « Le vent et la brise lointaine / Sont pour moi les plus beaux trésors / Et

je chante ma tyrolienne / Au rythme de leurs doux accords ». Dès la fin de cette strophe, le

caractère de l‘accompagnement instrumental se transforme subitement. En plus de

l‘accélération déjà mentionnée, on peut entendre un changement bien perceptible dans le

jeu d‘accordéon. Alors qu‘il était auparavant libre et constituait une sorte de commentaire

mélodique improvisé répondant à la mélodie vocale, il devient harmonique et rythmé de

manière régulière, accentuant les deux derniers temps de chaque mesure. La deuxième

strophe, suivie de la section centrale de yodel, peuvent être entendues dans l‘extrait sonore

3.34. Ce changement d‘atmosphère met justement en valeur les traits compositionnels du

yodel central qu‘il accompagne ainsi que ses traits d‘exécution, qui le rapprochent du yodel

entendu dans les chansons exprimant l‘exubérance. Cette section unique de yodel survient

justement après une référence, dans les paroles, à « la tyrolienne », et pour cette fois-ci,

contrairement à l‘introduction et à la coda, l‘interprète tente de se rapprocher du yodel

typique. Cette association a de manière évidente un lien avec l‘autoréférentialité dont il a

été question plus haut : puisque le narrateur raconte qu‘il chante la tyrolienne, il faut

chanter la tyrolienne, et le faire de la « bonne » façon, même si cette exécution ne s‘accorde

pas de manière parfaite avec les sentiments exprimés dans la chanson.

3.4.1.2.2.2 Paramètres reliés à l‘exécution

Les écarts des paramètres compositionnels de « Quand je reverrai ma province » et du

« Cowboy des montagnes » par rapport à la norme du corpus sont significatifs. On a

cependant vu que ces écarts s‘accompagnaient aussi de variations dans les paramètres

d‘exécution, qui contribuaient autant sinon plus à construire une représentation symbolique

qui nuançait ou s‘éloignait de l‘expression de l‘exubérance rattachée au yodel dans les

autres enregistrements du sous-corpus. D‘ailleurs, un yodel peut très bien répondre dans ses

paramètres compositionnels à tous les traits typiques identifiés plus haut et exprimer un

èthos à l‘exact opposé à l‘exubérance, et ce, uniquement par l‘application de modalités

d‘exécution inhabituels pour les chansons comportant du yodel. La « Complainte d‘un

cowboy » de Georges Caouette en constitue un très bon exemple. D‘un tempo résolument

plus lent que les chansons exubérantes, qui varie entre 92 et 99 pulsations par minute, la

chanson, comme son titre l‘indique, est une complainte racontant le licenciement et les

misères d‘un travailleur au chômage qui doit chanter « le jour et la nuit » pour gagner sa

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vie. L‘interprétation de Georges Caouette s‘éloigne sur plusieurs plans des paramètres

d‘exécution associés aux chansons exubérantes présentées dans la section 3.4.1.2.1.1. La

mélodie de la « Complainte d‘un cowboy » est presque exclusivement construite sur des

noires et des croches, comporte très peu de variété rythmique et ne présente aucune

syncope, ni aucun temps faible accentué. La voix de Georges Caouette présente très peu de

variation sur le plan dynamique, comme le montre la courbe d‘intensité superposée au

spectrogramme de l‘exemple 3.22, auquel correspond l‘extrait sonore 3.35. La courbe

d‘intensité de l‘exemple 3.23 a été extraite de « Quand je reverrai ma province » (extrait

sonore 3.36), une chanson classée parmi celles exprimant l‘exubérance, mais dont la

variation dynamique n‘est pas exceptionnellement marquée, contrairement à « Allons au

rodéo » de Gilles Besner par exemple, qui a été analysée plus haut. Les deux extraits ont

une durée comparable, soit environ 20 secondes. On constate que la marge dynamique est

sensiblement supérieure dans l‘extrait tiré de l‘enregistrement de Willie Lamothe, soit de

22.07 dB (le niveau sonore variant entre 62.07 dB et 84.77 dB), pour 20.35 dB chez

Georges Caouette (de 63.00 dB à 85.35 dB). C‘est la partie supérieure de la courbe

d‘intensité qui semble correspondre le mieux à l‘impression d‘une plus grande variation

dans la dynamique perçue chez Willie Lamothe; si on fait abstraction des minimums les

plus accusés des deux courbes, qui correspondent aux occlusions accompagnant la

prononciation des consonnes et que l‘on compare la partie supérieure de la courbe

d‘intensité des deux exemples, la voix de Willie Lamothe apparaît comme présentant

beaucoup plus de variation que celle de Georges Caouette, notamment par la présence de

maximums locaux qui correspondent à des sommets dynamiques d‘amplitudes diverses.

Évidemment, la courbe d‘intensité correspond à la mesure du niveau sonore de

l‘enregistrement et non à la mesure réelle de l‘intensité d‘exécution. De plus, la marge

dynamique a pu être affectée par la compression. Cependant, il me semble raisonnable de

supposer que c‘est avant tout la voix des interprètes qui détermine le niveau sonore mesuré

ici. D‘une part, les grands minimums des courbes d‘intensité tirées de ces deux exemples

correspondent tous à l‘occlusion précédant l‘émission de consonnes. D‘autre part, dans des

exemples présentés précédemment dans ce chapitre et qui contiennent des notes tenues, les

maximums de la courbe correspondent à la fois à l‘attaque et aux notes perçues comme

chantées plus fort. C‘est le cas de la dernière note chantée de l‘exemple 3.4, pour lequel la

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note terminale chantée en second mode de phonation présente un fondamental plus intense

que les notes précédentes chantées dans le même mode, ce qui correspond à la perception

auditive pour l‘extrait sonore correspondant à cet exemple (extrait sonore 3.5). Étant donné

que cette corrélation entre la mesure et la perception se confirmait même dans les passages

rapides, il serait étonnant que l‘augmentation du niveau sonore soit attribuable surtout à la

variation de la distance entre la source sonore et le microphone. On peut donc penser que la

variation du niveau sonore telle que mesurée et représentée sur les courbes d‘intensité des

exemples précédents peut être reliée à l‘intensité d‘exécution.

On observe le même contraste dans la variation de la dynamique pour les yodels

tirés de « Complainte d‘un cowboy » et de « Je chante à cheval », et la comparaison est

encore plus convaincante avec le recours à des courbes d‘intensité proportionnelles. J‘ai

sélectionné dans ces deux enregistrements des extraits ayant exactement la même durée,

dans une section de yodel. La courbe d‘intensité est présentée dans une fenêtre ajustée en

fonction du minimum le plus bas et du maximum le plus élevé des deux extraits, ce qui

rend les courbes proportionnelles; la courbe d‘intensité de « Je chante à cheval » apparaît

en rose, et celle de « Complainte d‘un cowboy » en rouge. L‘enregistrement de Willie

Lamothe est moins fort que celui de Georges Caouette, ce qu‘indique le décalage entre les

deux courbes dans l‘exemple 3.24a et rend difficile la lecture comparée des courbes; j‘ai

donc aligné les maximums des deux courbes. L‘exemple 3.24b découle de cette

manipulation, et on y voit plus clairement ce que les exemples précédents montraient pour

les strophes chantées. Entre les minimums et les maximums les plus accusés de la courbe,

la voix de Willie Lamothe dans « Je chante à cheval » présente plus de variation dans son

amplitude que celle de George Caouette dans « Complainte d‘un cowboy ». En plus de

présenter une variation d‘intensité limitée, le yodel de Caouette est lent et exécuté sans

aucune virtuosité. On y retrouve une forte présence de la consonne douce [l] qui liée les

syllabes entre elles (extrait sonore 3.37). Dans l‘ensemble de l‘exécution, les consonnes

semblent être atténuées, comme on peut l‘entendre dans l‘extrait sonore 3.35.

La caractéristique de la voix de Georges Caouette qui offre ici le contraste le plus

frappant avec les autres enregistrements du sous-corpus est sans doute sa nasalité très

marquée. Si la présence constante de cette nasalité permet de l‘envisager comme une

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qualité première de la voix chantée de Caouette, la variation de la nasalité en fait aussi à

l‘évidence un paramètre fortement expressif. En effet, certaines voyelles tenues sont

progressivement nasalisées, et cette nasalisation progressive s‘accompagne parfois d‘une

baisse d‘intensité marquée comme le montrent la courbe d‘intensité et la dispersion

progressive des formants de l‘exemple 3.25, sur le mot « vie » de l‘extrait sonore 3.38.

Marqueur de tristesse, comme l‘ont montré les analyses présentées dans le chapitre 2, la

nasalisation progressive contribue au caractère plaintif de la voix de Georges Caouette, qui

s‘accorde ici parfaitement avec le sujet de la chanson et son titre de « complainte ». La

nasalisation progressive et le peu de variété dynamique et phonétique concourent dans cet

enregistrement à l‘expression de la plainte, un èthos unique dans le sous-corpus composé

des chansons contenant du yodel. La variation de certains paramètres d‘exécution peut donc

donner au yodel, même lorsqu‘il respecte les traits compositionnels typiques des chansons

exubérantes, une toute autre signification que celle des autres enregistrements analysés. Je

crois qu‘il est significatif que dans la « Complainte d‘un cowboy », exactement comme

dans « Le cowboy des montagnes », le yodel soit associé à l‘autoréférentialité. Ici, le

narrateur doit chanter pour « gagner sa vie », et le titre de la chanson lui-même fait

référence à l‘acte de chanter. Si ces chansons s‘éloignent de l‘èthos dominant des chansons

comportant du yodel, elles incarnent par ailleurs un des traits les plus dominants de ce sous-

corpus, soit l‘autoréférentialité.

3.4.1.3 Conclusion

Le yodel se range parmi les « techniques vocales souvent très virtuoses de contrôle du saut

et d‘opposition des deux modes vibratoires » qui sont présentes dans plusieurs cultures

musicales (Castellengo 1991 : 160). C‘est une pratique qui exige une grande maîtrise de

plusieurs mécanismes physiologiques : le mécanisme vibratoire, la fréquence de vibration

et la tension des bandes vocales ainsi que la pression sous-glottique doivent être ajustés

rapidement et avec précision. Dans le corpus country-western québécois, tous les chanteurs

ne montrent pas la même maîtrise du yodel. Comme l‘ont montré plusieurs exemples et

extraits sonores, les yodels de Paul Brunelle sont parmi les plus sophistiqués du corpus par

leur forme, leur jeu de timbre mais aussi par sa capacité, même dans les passages très

rapides, à accentuer la cassure vocale. À l‘opposé, le yodel de Roger Turgeon dans

« Cowboy Boogie » comprend plusieurs notes tenues et bien qu‘il y insère des passages en

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doubles croches, ceux-ci sont exécutés dans un seul mode de phonation, comme on peut

l‘entendre à la fin de l‘extrait sonore 3.39. Entre le yodel de Paul Brunelle et celui de Roger

Turgeon, les exécutions du corpus témoignent de divers degrés de virtuosité, toujours dans

les limites d‘une maîtrise certaine de la technique du yodel. Le yodel est souvent associé à

d‘autres démonstrations de contrôle vocal rattachées à l‘intensité d‘exécution, au timbre et

à des jeux phonétiques. Tous ces procédés contribuent à créer une impression de maîtrise et

c‘est sans doute cette relation à la virtuosité qui a favorisé l‘association de cette technique

vocale à l‘expression de sentiments exubérants et joyeux. Contrairement aux protagonistes

des chansons tristes qui racontent des histoires d‘abandon et de solitude, les narrateurs des

chansons comportant du yodel apparaissent en plein contrôle, comme le cow-boy de

« Souvenir d‘un cowboy » qui, dans les grandes plaines, n‘a « jamais d‘ennui ou de

tracas »; ils exercent aussi un contrôle sur la nature, comme le cow-boy du « Boogie

woogie des prairies » qui chante pour diriger son cheval ou celui de « Giddy-Up Sam » qui

adore sa vie de gardien de troupeau et qui « joue du lasso ». Il m‘apparaît significatif qu‘un

chanteur à la production abondante comme Marcel Martel, qui se consacre au cours de cette

période à un répertoire de chansons tristes et plaintives, n‘utilise jamais cette technique; le

yodel semble bel et bien évoquer avant tout des sentiments positifs. On a vu que des

variations dans la composition du yodel et dans son exécution permettaient toutefois de

s‘éloigner de cet èthos, comme le font Georges Caouette dans « Complainte d‘un cow-

boy » et Willie Lamothe dans « Quand je reverrai ma province », dont le yodel a des

accents nostalgiques.

Le yodel semble aussi pouvoir porter des connotations géographiques, et plusieurs

des chansons avec yodel présentent des descriptions de l‘Ouest américain. Même lorsque

les lieux représentés sont québécois et canadiens, les personnages qui y sont mis en scène

sont des cow-boys, et ce, dans 13 des 14 chansons du sous-corpus. On peut apparemment

faire remonter cette association entre le yodel et le cow-boy jusqu‘au 19e siècle, qui a vu

naître un répertoire de chansons de cow-boy traditionnelles, dont plusieurs se terminent

avec un refrain yodelé (Baumann 2011). Le répertoire de la tradition orale des cow-boys a

cependant eu une bien faible influence sur la chanson country états-unienne comme le

soutiennent tant John Lomax (1910, cité dans Peterson 1997 : 83) que Bill Malone : « In

reality, except for the fabric of usable symbols which surrounded him, the cowboy

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contributed nothing to American music. » (Malone 2002 : 152) La popularité du yodel

auprès des cow-boys chantants des années 1940 et 1950, tant au Québec qu‘aux États-Unis,

tient de l‘influence de Jimmie Rodgers et probablement aussi de l‘imaginaire rattaché au

yodel tyrolien pour un Nord-Américain : les montagnes, les grands espaces, le rôle du

yodel dans la communication à longue distance et le rassemblement du troupeau qu‘on

associe spontanément à l‘image d‘un chanteur tyrolien des Alpes s‘inscrit tout

naturellement dans l‘univers du cow-boy qui occupe un métier aux exigences similaires.

Dans le corpus québécois, cette association entre yodel et territoire semble servir de

marqueur pour un certain nationalisme ou du moins un attachement marqué au pays comme

dans « La tyrolienne de mon pays » ou dans « Je suis un cowboy canadien ». Le yodel

semble donc servir à établir l‘identité de cow-boy canadien et de la persona incarnée par

plusieurs interprètes du corpus mais aussi, à travers la virtuosité de cette pratique et le

recours à l‘autoréférentialité, à assoir leur identité de chanteur. Il m‘apparaît important de

souligner encore une fois que les seules chansons du sous-corpus à exprimer un èthos

s‘éloignant à divers degrés de l‘exubérance mettent en scène le métier de chanteur (« Je

suis un cowboy canadien » et « Complainte d‘un cowboy ») ou encore le chant comme

moyen d‘expression privilégié du cow-boy (« Le cowboy des montagnes »).

On a vu dans la section 3.4.1.1 consacrée à l‘exécution que le yodel pouvait mettre

en valeur la cassure vocale soit par une réitération rapide, soit par une accentuation

dynamique importante. Cependant, même lorsqu‘elle fait l‘objet d‘une accentuation bien

perceptible qui pourrait s‘apparenter à l‘impulsion glottale voisée décrite par Greg Urban

comme une stylisation du sanglot, et bien que certains auteurs parlent d‘occlusion glottale

dans leur description de la cassure vocale, on ne retrouve pas, dans le yodel, de connotation

reliée au sanglot, du moins pas de manière généralisée. On pourrait objecter que

« Complainte d‘un cowboy » contredit cette affirmation; dans le corpus, cet enregistrement

serait plutôt l‘exception qui confirme la règle. Si le yodel s‘inscrit bien dans cette

esthétique de la rupture décrite par Michèle Castellengo à propos des diverses formes de

yodel, rupture qu‘on retrouve évidemment au moment des cassures vocales mais aussi,

dans le corpus, sur le plan formel, où le yodel vient rompre le flot des paroles chantées,

cette rupture n‘a rien à voir avec les interruptions de la ligne vocale évoquées par Aaron

Fox dans sa description des icônes du pleur. Cet usage du second mode de phonation et de

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la cassure vocale, qu‘on pourrait notamment associer à la stylisation du pleur, se retrouve

plutôt dans son emploi sous forme ornementale, qui fera l‘objet de la prochaine partie de ce

chapitre.

3.4.2 L’ornementation

Dans le yodel, les notes chantées en second mode de phonation pouvaient être envisagées

comme des notes cibles qu‘on aurait transcrites dans une partition devant renvoyer à

l‘exécution. Chaque note cible, qu‘elle soit émise en premier ou en second mode de

phonation, pouvait faire l‘objet d‘une modulation, que ce soit par un autre modificateur

paralinguistique comme la nasalisation ou par la modulation d‘un paramètre musical

comme l‘intensité et la hauteur. Le second mode de phonation et la cassure vocale peuvent

aussi se présenter sous une forme ornementale. Les émissions vocales en second mode de

phonation sont alors très brèves, bien qu‘elles demeurent parfois facilement audibles. Dans

le corpus, le second mode de phonation et la cassure vocale en position ornementale se

présentent immédiatement avant une note cible chantée en premier mode de phonation à

laquelle elles sont rattachées, un peu à la manière d‘une appoggiature, et avec laquelle elles

partagent toujours le même phonème. La hauteur précise de cet ornement ne semble pas

importante et la partie périodique du son chanté est souvent trop brève pour que sa

fréquence fondamentale soit perceptible; la cassure devient alors plus audible que la note

émise en second mode de phonation. Michèle Castellengo a observé cet usage du second

mode de phonation dans plusieurs traditions vocales et elle le qualifie de très répandu. Elle

a aussi remarqué que, dans plusieurs cas, la brièveté de ce passage au second mode de

phonation, qui dure en moyenne entre 40 et 60 ms, l‘empêche souvent d‘être perçu comme

une note précise (Castellengo 1991 : 162). Cet usage du second mode de phonation

s‘apparente à ce que Timothy Wise nomme le yodel de troisième espèce mais présente dans

le corpus un ensemble de caractéristiques plus restrictif : toujours situé au début ou au

milieu d‘un mot, il précède toujours la note ornée et crée un mouvement mélodique

descendant vers la note cible qu‘il accompagne. On ne retrouve dans le corpus aucun

exemple de ce que Wise décrit comme le cas le plus fréquent de yodel ornemental soit un

glissement ascendant ou un passage direct à une note supérieure émise en second mode de

phonation et placé à la fin d‘un mot, qui est pourtant présenté par Wise comme un

marqueur stylistique important de la voix country (Wise 2007 : par. 45).

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On verra qu‘en plus de présenter une émission vocale en second mode de phonation

très brève, les ornements qui seront analysés se composent souvent d‘une cassure vocale

prolongée. Dans ces ornements, qui présentent souvent une phase transitoire plus audible

ou plus longue que leur phase périodique, il est parfois impossible de faire la distinction

entre l‘émission en second mode de phonation et la cassure vocale qui apparaissent alors

comme superposés. Bien qu‘il puisse être difficile d‘en détecter les traces sur les logiciels

d‘analyse utilisés, le passage ornemental au second mode de phonation est souvent précédé

d‘une longue occlusion qui le met en évidence. Je présenterai d‘abord quelques exemples

de second mode de phonation et de cassure vocale en position ornementale pour en montrer

les traits acoustiques et les différents types présents dans le corpus (3.4.2.1) et je présenterai

ensuite les différents usages qu‘en font les interprètes dans le corpus (3.4.2.2).

3.4.2.1 Exécution

Le passage du second mode de phonation, en position ornementale, au premier mode de

phonation, s‘accompagne d‘une cassure vocale qui est souvent mieux perceptible que la

note chantée en second mode de phonation et, à l‘écoute de ces ornements dans les

enregistrements du corpus, on a l‘impression d‘être en présence d‘une figure qui prolonge

souvent la cassure vocale. Afin de vérifier si la perception auditive concorde avec un

phénomène vocal réel, j‘ai voulu comparer les durées de la cassure vocale dans trois de ses

principaux usages, soit dans le yodel, d‘une part pour les passages d‘alternance rapide et,

d‘autre part, pour les cassures, accentuées ou non, entre deux notes tenues, et enfin dans les

figures ornementales. Les mesures des durées ont été prises selon les caractéristiques

acoustiques des cassures vocales identifiées dans la partie 3.4.1.1 de ce chapitre. Dans

certains ornements, la cassure vocale se manifeste par une réduction de la périodicité de

l‘onde sonore, qui ne s‘accompagne cependant pas toujours de la réduction d‘amplitude qui

caractérisait les cassures vocales présentes dans le yodel. Les mesures ont été prises dans le

logiciel Praat à partir de la forme d‘onde de chaque passage mesuré. Pour les formes

d‘onde plus complexes, une représentation de la courbe mélodique ainsi qu‘un

spectrogramme, également générés dans Praat, ont contribué à délimiter avec plus de

précision la cassure vocale mesurée. Les extraits sonores comparés ont tous la même durée.

Ils ont été créés dans Sonic Visualiser et mesurés à 600 ms, ce qui correspond dans ce

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logiciel à 26 496 cadres d‘images. Comme Praat présente une plus grande précision que

Sonic Visualiser, les extraits sonores qui y ont été importés ont une durée indiquée de

600,816 ms. La durée des cassures vocales a été mesurée en millisecondes plus une

décimale, ce qui fournit une précision suffisante, dans le contexte de ces analyses, pour

montrer l‘échelle de grandeur qui caractérise les différents types de cassures vocales

mesurées. Comme ces cassures vocales sont souvent trop courtes pour qu‘une délimitation

de la cassure sur la forme d‘onde, même grossière, soit d‘abord déterminée à l‘oreille, les

mesures ont été prises selon des repères visuels. Étant donné le haut niveau de sons non

harmoniques issus du support original de ces enregistrements et la complexité des formes

d‘onde analysées, qui découle à la fois de ce niveau de bruit et de la présence simultanée de

la voix et de l‘accompagnement instrumental, l‘ajout de décimales supplémentaires dans les

mesures données ici donnerait une impression parfaitement illusoire de précision

supérieure. Les durées des cassures vocales indiquent donc un ordre de grandeur et ne

fournissent pas des mesures qui peuvent être considérées comme exactes. Les variations

dans la durée mesurée des cassures vocales dans ses différentes manifestations m‘ont

cependant paru assez significatives pour que ces mesures soient présentées. Il a été

nécessaire d‘effectuer un zoom dans la fenêtre du logiciel Praat afin de rendre les

variations dans la forme d‘onde mieux visibles. Dans la mesure du possible, les mesures

ont été prises dans des fenêtres montrant des passages de même durée, soit 75,102 ms, sauf

dans le cas de phénomènes plus longs que cette durée; les mesures de phénomènes plus

longs que 75,102 ms et prises dans une fenêtre permettant une moins grande précision

seront données en millisecondes, sans décimale. Enfin, les mesures correspondent à la

première phase de la cassure vocale et ne tiennent pas compte de sa seconde phase : il

aurait été trop difficile de distinguer visuellement, dans le retour au premier mode de

phonation qui accompagne la seconde phase des cassures vocales, quelle partie de la forme

d‘onde était encore d‘une périodicité inférieure. L‘exemple 3.25 montre une cassure vocale

dont la circonscription est relativement aisée; la réduction de périodicité et d‘amplitude de

la forme d‘onde délimitent de manière évidente la première phase de la cassure vocale, et la

cassure est assez brève pour effectuer un zoom rendant le phénomène encore plus facile à

identifier. La cassure vocale présentée dans cet exemple est la première d‘une série de

quatre extraites d‘un passage d‘alternance rapide entre les deux modes de phonation, dans

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un yodel de Roland Lebrun. Le fait que la cassure vocale ne soit pas accentuée et

l‘établissement évident des émissions vocales en second comme en premier mode de

phonation facilitent la mesure de sa durée, ici de 8,2 ms, ce qui n‘est pas toujours le cas

dans les passages ornementaux au second mode de phonation.

Avant de présenter les tableaux compilant les durées des différentes cassures

vocales mesurées dans le corpus, j‘aimerais d‘abord montrer les caractéristiques qui sont

spécifiques à ces ornements. Dans le passage ornemental au second mode de phonation, le

poids relatif de l‘émission vocale périodique et de la cassure vocale, par nature transitoire,

peut varier beaucoup d‘une occurrence à l‘autre. Dans certains cas, le passage au second

mode de phonation est suffisamment long pour que l‘établissement de la fréquence

fondamentale chantée dans ce mode soit à la fois audible et visible sur un spectrogramme.

Il est parfois nettement distinct de la cassure vocale, à la fois à l‘écoute et sur l‘image de la

forme d‘onde. La combinaison de ces deux caractéristiques (allongement relatif de

l‘émission en second mode suivi d‘une cassure vocale clair et distincte) n‘est pas le cas le

plus fréquent dans le corpus : je le présente toutefois en premier puisqu‘il permet

d‘identifier avec clarté les trois étapes permettant la production vocale de cet ornement, soit

l‘occlusion, le passage au second mode de phonation et la cassure vocale, qui sont en

général toujours présents, mais dont le découpage peut être moins évident que dans

l‘exemple qui suit. L‘exemple 3.26a est tiré de « La vie d‘un cow-boy » de Roland Lebrun,

et les trois étapes d‘un passage ornemental au second mode de phonation sur le mot

« peine » y sont surlignées en rouge. Le passage au second mode de phonation est précédé

d‘une longue occlusion maquant le début de la consonne [p]. Cette phase d‘occlusion est

caractérisée par une forte réduction d‘amplitude de la forme d‘onde causée par

l‘interruption de l‘émission vocale, qui constitue l‘élément de l‘enregistrement dont le

niveau sonore est le plus élevé. En plus de cette baisse d‘amplitude, l‘occlusion crée aussi,

dans Praat, une interruption dans la courbe mélodique, dessinée en bleu, puisque le logiciel

ne détecte plus de fréquence fondamentale dominante. Le retour de l‘émission vocale, en

second mode de phonation, correspond à une seconde phase pendant laquelle l‘amplitude

augmente sans atteindre les niveaux des notes émises en premier mode de phonation au

début et à la fin de l‘extrait. L‘émission en second mode de phonation est suivie d‘une

cassure vocale marquant la transition entre le second mode de phonation et un retour au

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premier mode de phonation. Pendant cette cassure vocale, la forme d‘onde devient

beaucoup moins périodique, et une seconde interruption survient dans le tracé de la courbe

mélodique. Ici, la cassure vocale, qui survient dans un contexte ornemental, affiche au

moins un trait acoustique qui diffère significativement des cassures vocales présentes dans

le yodel, comme celle de l‘exemple 3.25. Si la baisse de périodicité est caractéristique de

ces deux cassures vocales, ou pour être plus précis, de la première phase de ces deux

cassures vocales, l‘exemple 3.26a ne montre pas de réduction d‘amplitude pendant la

cassure vocale, qui semble presque aussi intense que le fondamental chanté en second mode

de phonation. La courbe d‘intensité de l‘exemple 3.26b, qui apparaît en jaune et qui a été

ajoutée à l‘exemple 3.26a, montre que l‘intensité de la première phase de la cassure vocale

est en hausse pendant ce phénomène de transition et que l‘amplitude du son émis pendant la

cassure vocale dépasse même celle de l‘émission vocale en second mode de phonation. Il

semble donc y avoir ici une accentuation de la première phase de la cassure vocale, du

moins par rapport à son exécution dans le contexte d‘un passage rapide entre les deux

modes tel qu‘on le retrouve dans le yodel. L‘intensité d‘exécution pendant l‘ornement

demeure cependant inférieure à celle de la note cible qui le précède et de celle qui le suit.

Le spectrogramme de l‘exemple 3.26c confirme enfin que l‘ornement entendu et observé

sur la forme d‘onde constitue bel et bien un passage au second mode de phonation. Sur ce

spectrogramme, les caractéristiques spectrales des deux modes de phonation sont bien

visibles : tandis que pour la note cible plusieurs harmoniques sont plus intenses que le

fondamental, la note ornementale chantée en second mode de phonation présente un

fondamental plus intense que ses harmoniques. L‘ornement s‘accompagne d‘un

mouvement mélodique ascendant puis descendant. La hauteur de l‘émission vocale en

second mode de phonation est difficilement perceptible à cause de sa durée brève; les

mesures prises sur le spectrogramme indiquent un intervalle correspondant environ à une

quinte entre le point le plus élevé de la courbe mélodique de l‘ornement et la note cible

d‘arrivée.

Dans cet ornement, la cassure vocale semble donc être accentuée sur le plan

dynamique, accentuation qui correspondrait à une augmentation de l‘intensité d‘exécution

pendant sa première phase. Elle apparaît également prolongée par rapport à la cassure

vocale de l‘exemple 3.25 : les mesures prises dans Praat pour l‘ornement de l‘exemple

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3.26 indiquent que la durée de la première phase de cette cassure vocale est de 16,9 ms et

que celle de l‘émission en second mode de phonation est de 59,3 ms. L‘ornement est

précédé d‘une occlusion d‘une durée d‘environ 130 ms. La cassure vocale de l‘exemple

3.26 est donc deux fois plus longue que celle de l‘exemple 3.25, et la durée de l‘émission

en second mode de phonation est comparable à celle des exemples cités par Michèle

Castellengo. À l‘écoute de l‘extrait sonore 3.40, qui fait entendre l‘ornement analysé dans

les exemples 3.26 a à c, on constate que le passage au second mode de phonation est bien

perceptible, bien que sa hauteur exacte soit difficile à déterminer. La longue occlusion qui

le précède contribue à mettre l‘ornement en évidence, et les trois étapes du phénomène

s‘étendent sur une durée totale d‘environ 206,2 ms.

Dans le corpus, peu de passages ornementaux au second mode de phonation

présentent une distinction aussi nette entre les trois étapes de l‘ornement. L‘exemple 3.27

montrera comment il peut être difficile de délimiter l‘émission vocale en second mode et la

cassure vocale. L‘exemple 3.27 est aussi tiré de « La vie d‘un cowboy » et montre un autre

passage ornemental au second mode de phonation, sur le mot « or », qu‘on peut entendre

dans le troisième couplet de la chanson (extrait sonore 3.41). Ici, Roland Lebrun réattaque

la voyelle [O] à l‘aide d‘une occlusion glottale très brève, et l‘oreille perçoit surtout la

cassure vocale. L‘absence d‘une longue occlusion avant le passage au second mode de

phonation contribue probablement à rendre ce dernier moins audible. La présence d‘un

mouvement mélodique descendant est pourtant bien visible sur le spectrogramme de

l‘exemple 3.27; l‘image spectrale de l‘ornement est cependant trop brouillée pour que l‘on

puisse déterminer visuellement si le mouvement mélodique s‘accompagne d‘un passage au

second mode de phonation. Il faut ralentir l‘extrait sonore pour percevoir l‘émission d‘un

fondamental chanté en second mode de phonation, qui s‘accompagne d‘un mouvement

mélodique descendant, débutant plus haut que la note cible quittée et glissant jusqu‘à la

note cible d‘arrivée (extrait sonore 3.42). Cet extrait sonore ralenti met aussi en évidence un

autre phénomène : la cassure vocale semble simultanée à l‘émission en second mode de

phonation, ce qui contribue à augmenter la présence de bruit à ce moment et donc à

brouiller l‘image spectrale de l‘exemple 3.27. Tout semble indiquer que la périodicité du

fondamental en second mode de phonation n‘est jamais clairement établie, et la courbe

d‘harmonicité indique d‘ailleurs une faible périodicité pour toute la durée de l‘ornement,

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contrairement à celle de l‘exemple 3.26c, qui montrait une périodicité bien plus élevée

pendant l‘émission vocale en second mode de phonation que pendant la cassure vocale. Ici,

on ne peut donc pas mesurer indépendamment la durée de l‘émission vocale en second

mode de phonation et celle de la cassure vocale. La durée de ces deux phénomènes qui

semblent combinés, soit 59,9 ms, met en valeur la cassure vocale par une prolongation

encore plus marquée que dans l‘exemple 3.26. Un petit maximum dans la courbe

d‘intensité, au début de l‘ornement, semble aussi indiquer que la cassure vocale est

accentuée de manière dynamique, bien que, comme dans l‘exemple 3.26, l‘intensité

d‘exécution soit généralement plus faible pendant l‘ornement.

Dans certains ornements, aucun mouvement mélodique n‘est détectable, ni à

l‘oreille ni sur un spectrogramme. On retrouve un ornement de ce genre dans « Mon enfant

je te pardonne », où la voix de Paul Brunelle fait entendre ce qui semble être une cassure

vocale seule sur le [è] de « solitaire », à la fin du premier couplet de la chanson (extrait

sonore 3.43). L‘exemple 3.28 montre la forme d‘onde, la courbe d‘harmonicité et la courbe

d‘intensité de cet ornement, qui est cette fois précédé d‘une occlusion initiée par la

consonne [t]. La phase d‘occlusion (surlignée en rouge) est suivie d‘un retour de

l‘émission vocale, très peu périodique (surlignée en rose). Seul un ralenti extrême (1000 %)

permet de décomposer l‘ornement, qui fait ainsi entendre une très brève incursion en

second mode de phonation au milieu d‘une longue émission sonore bruitée d‘une durée de

77 ms (extrait sonore 3.44). Invisible sur un spectrogramme, ce très bref passage au second

mode de phonation est aussi trop court pour être détecté par les logiciels employés ici pour

les analyses. Dans la forme d‘onde, on remarque toutefois, pendant cette cassure vocale

prolongée, un bref moment où l‘amplitude augmente pour environ deux cycles et pour une

durée de 6 ms, ce qui semble correspondre à la très brève incursion en second mode de

phonation entendue dans la version ralentie de l‘ornement. Le logiciel ne semble pas

détecter d‘augmentation simultanée de la périodicité, qui se serait manifestée par un

maximum dans la courbe d‘harmonicité. Il n‘y a pas non plus de moment périodique clair

dans la forme d‘onde de ce passage. Quoi qu‘il en soit c‘est la cassure vocale, d‘une durée

de 63,9 ms et précédée d‘une longue occlusion, qui est perçue lors d‘une écoute ordinaire

de cet extrait.

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Dans les exemples d‘ornements présentés jusqu‘ici, c‘est donc la cassure vocale qui

semble être mise en valeur, de manière dynamique par une intensité ascendante, par un

prolongement, par sa préparation effectuée à l‘aide d‘une longue occlusion ou par une

combinaison de ces trois procédés. Les cassures vocales, qu‘elles soient perçues comme

employées seules ou qu‘elles suivent de manière plus évidente une émission vocale en

second mode de phonation, semblent être plus longues que celles retrouvées dans les

occurrences de yodel. Le tableau 5 compile les durées de cassures vocales prises dans des

extraits de yodel où l‘alternance entre les deux modes s‘effectue rapidement. Le tableau 6

présente les mêmes mesures pour trois cassures vocales, toujours dans le yodel, qui

marquent une transition accentuée ou non entre deux notes tenues. Enfin, le tableau 7

compile les durées de cassures vocales employées dans un contexte ornemental. Dans les

cas où le second mode de phonation et la cassure vocale étaient impossibles à distinguer, ils

ont été mesurés ensemble. Les cassures vocales du tableau 3.6a sont les plus courtes, pour

une durée moyenne de 9,06 ms. Les cassures vocales situées entre deux notes tenues

(tableau 6) ont tendance à être légèrement plus longues, soit d‘une durée moyenne de

12,57 ms. En ce qui concerne les cassures vocales exécutées lors d‘un passage ornemental

au second mode de phonation, la seule cassure qui soit vraiment distincte de l‘émission en

second mode qu‘elle accompagne, et qui avait fait l‘objet de l‘exemple 3.25, n‘a pas une

durée significativement plus longue que les cassures vocales entre deux notes tenues.

Cependant, dans tous les autres ornements mesurés, la cassure est indissociable de la note

chantée en second mode de phonation et se prolonge sur une durée variant entre 37,7 et

132 ms. On peut donc avancer que dans le passage ornemental au second mode de

phonation, la cassure vocale, bien qu‘elle puisse être appuyée par une intensité d‘exécution

plus marquée, se distingue surtout par son prolongement. Ce procédé de mise en valeur de

la cassure vocale, contrairement à son accentuation dynamique, est spécifique à ce contexte

d‘utilisation et ne se retrouve pas dans le yodel.

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Tableau 5 — Durée de la première phase de la cassure vocale, yodel rapide43

Extrait Durées (ms)

Roland Lebrun, « La destinée », 00 :52.459-00 :53.060 8,2 9,5 8,6 11,1

Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 01 :09 :378-01 :09.979 10,8 7,5 8,7

Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cow-boy », 00 :22.102-00 :23.703 7,4 9,4 9,4

Moyenne des durées 9,06

Tableau 6 — Durée de la première phase de la cassure vocale entre deux notes tenues

Extrait Durées (ms)

Gilles Besner : « Allons au rodéo », 00 :28.290-00 :28.891 13,0

Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 00 : 50.976-00.51.577 8,5

Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cow-boy », 00 :23.135-00 :23.736 16,2

Moyenne des durées 12,57

43

Chacun de ces extraits comprend trois ou quatre passages d‘un mode à l‘autre.

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Tableau 7 — Durée du passage ornemental au second mode de phonation

Extrait Durées (ms)

Occ. M2 Cassure Total

R. Lebrun, « La vie d‘un cowboy », « peine », 00 :17.290-00 :17.890 130 59,3 16,9 206,2

R. Lebrun, « La vie d‘un cowboy » « hameau », 00 :23.225-00 :23.826 — 69,0 69,0

R. Lebrun, « La vie d‘un cowboy », « solitaire », 00 :31.648-00 :32.249 108 37,7 145,7

R. Lebrun, « La vie d‘un cowboy », « or », 01 :41.990-01 :42.591 — 59,9 59,9

P. Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », « solitaire », 01 :12.768-01 :13.369 63,9 77 140,9

M. Martel, « Souvenir de mon enfance », « qui autrefois », 01 :38.548-01 :39.149 — 129

129

M. Martel, « Souvenir de mon enfance », « seul dans », 02 :12.240-02 :12.841 — 132 132

Moyenne des durées 126,1

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En résumé, le passage ornemental au second mode de phonation présente un

ensemble de caractéristiques qui le distinguent de son usage dans le yodel. Il est très bref et

la cassure vocale semble parfois prolongée, ce qui empêche alors l‘établissement clair

d‘une fréquence fondamentale périodique. La note chantée en second mode de phonation

demeure cependant parfois perceptible, que ce soit lors d‘une écoute normale ou lors de

l‘écoute d‘une version ralentie de l‘ornement. L‘ornement précède la note cible à laquelle il

est associé par un phonème commun et il tend à l‘atteindre par un mouvement mélodique

descendant. Bien qu‘il puisse être accentué par une intensité d‘exécution plus appuyée,

l‘ornement peut aussi être mis en évidence par une longue occlusion initiée par une

consonne ou par une occlusion glottale, plus brève dans ce cas.

3.4.2.2 Analyses

3.4.2.2.1 Chansons plaintives

Dans le yodel, le passage ornemental au second mode de phonation pouvait servir à

introduire de la variété dans la ligne vocale. Dans « Allons au rodéo » de Gilles Besner, cet

usage ornemental du second mode de phonation s‘inscrivait dans le cadre d‘une chanson

particulièrement exubérante. Dans « La vie d‘un cowboy » de Paul Brunelle, le second

mode de phonation en position ornementale était utilisé dans un yodel qui visait à illustrer

le sujet de la chanson, soit la description d‘un cow-boy qui, « chevauchant dans la

campagne », chante la tyrolienne. À l‘extérieur des chansons comportant du yodel, le

second mode de phonation et la cassure vocale utilisés sous une forme ornementale sont

coordonnés avec des paroles chantées. Ces ornements semblent jouer un rôle expressif

important et sont principalement utilisés par les interprètes dans des chansons plaintives

exprimant la tristesse, la solitude ou le regret. Dans ce contexte, on peut effectuer un

rapprochement entre ces ornements et les icônes du pleur identifiés par Aaron Fox dans le

style vocal country, qui consistent, je le rappelle, en des altérations de la ligne vocale qui

introduisent un effet expressif et qui peuvent être interprétées comme des représentations

stylisées du pleur. Les trois phases qu‘on peut retrouver dans l‘exécution de ces ornements,

soit l‘occlusion, l‘émission vocale en second mode de phonation et la cassure vocale, sont

d‘ailleurs nommées par Fox dans sa liste des icônes du pleur. Plusieurs des caractéristiques

des ornements trouvés dans le corpus et analysés correspondent aussi à des phénomènes

vocaux qui se retrouvent parmi les icônes universels du pleur identifiées par Greg Urban.

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Par une étude comparée de pleurs véritables, de pleurs imités et de pleurs rituels, Urban a

identifié des marqueurs phonatoires communs à toutes ces manifestations et en a tiré une

définition sonore et interculturelle du pleur. Le degré d‘écart entre l‘incarnation spécifique,

dans une culture donnée, d‘un de ces icônes avec ses occurrences spontanées dans des

pleurs véritables, est variable et selon Urban, dans un corpus constitué de pleurs rituels

recueillis chez des Amérindiens du Brésil, certains styles de pleurs rituels pouvaient être

envisagés comme plus « naturels » que d‘autres (Urban 1988 : 389). Deux de ces icônes du

pleur décrits par Urban peuvent être rapprochés des éléments constituant les ornements

décrits plus haut. Le premier est la présence de voyelles émises en second mode de

phonation qui sont prolongées et qui s‘accompagnent d‘une intonation descendante ainsi

que d‘un léger craquement de la voix (« slight creaking of the voice », 391); le second est

l‘impulsion glottale voisée (cry break), qui consiste en une expulsion d‘air accumulé

derrière la glotte, expulsion voisée, réalisée avec une intonation descendante et pouvant

s‘accompagner de bruits de friction. Le second mode de phonation en position ornementale

reprend plusieurs des éléments phonatoires de ces marqueurs soit la présence du second

mode de phonation lui-même, l‘intonation descendante, l‘occlusion suivie d‘une expulsion

d‘air et le bruit produit par la cassure vocale. On remarque quelques différences entre la

description de ces icônes par Urban et la réalisation dans le corpus de ce que j‘appellerai

des sanglots stylisés. Dans les enregistrements analysés ici, comme on l‘a vu dans les

exemples présentés plus haut, l‘occlusion peut se produire derrière la glotte, mais aussi

derrière toute autre partie de l‘appareil phonatoire obstruée en vue de la production d‘une

consonne. De plus, l‘émission vocale en second mode de phonation est rarement prolongée;

c‘est plutôt la cassure vocale qui est allongée par rapport à son usage dans d‘autres

contextes. Malgré ces différences, je crois que les passages ornementaux au second mode

de phonation retrouvés dans le corpus pourraient être envisagés, à cause du contexte dans

lequel ils surviennent, comme des variables de ces marqueurs du pleur; ils sont stylisés

puisqu‘ils s‘éloignent dans une certaine mesure des traits « naturels » des icônes du pleur

décrits par Urban, et cette stylisation est effectuée en fonction de normes non pas

culturelles mais esthétiques, celle du genre country-western.

Dans les chansons plaintives, le passage ornemental au second mode de phonation

peut être utilisé pour souligner l‘importance d‘un mot. Dans « Mon enfant je te pardonne »

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de Paul Brunelle, on retrouve une seule occurrence de ce type d‘ornement. Dans le premier

couplet, la narratrice raconte pourquoi elle a quitté son foyer et dit qu‘elle voit sa mère en

rêve, « triste et solitaire »; l‘ornement est réalisé sur le [è] de « solitaire ». « Mon enfant je

te pardonne » est une chanson plaintive et triste dans laquelle Paul Brunelle applique une

nasalisation beaucoup plus marquée que dans sa voix première habituelle, et où le vibrato,

très rapide, évoque le tremblement de la voix qui accompagne les pleurs (Poyatos 1993 :

289); ces caractéristiques sont bien audibles dans l‘extrait sonore 3.43. Dans d‘autres

enregistrements, surtout lorsqu‘il est utilisé à plusieurs reprises, le passage ornemental au

second mode de phonation semble plus structuré. C‘est le cas de « La vie d‘un cowboy »

qui a déjà fourni deux des exemples de second mode de phonation ornemental présentés

plus haut. Dans cet enregistrement, Roland Lebrun fait un usage abondant de cette figure et

une analyse de cette chanson permettra de montrer comment le passage ornemental au

second mode de phonation, qui peut être associé à un sanglot stylisé dans cette chanson

plaintive, peut être exécuté de manières diverses et comment il est coordonné avec d‘autres

paramètres paralinguistiques et musicaux dans l‘évocation de la plainte et du pleur.

Dans « La vie d‘un cowboy », le passage ornemental au second mode de phonation

est présent sous plusieurs formes, qui mettent en évidence l‘une ou l‘autre de ses

composantes. La première occurrence du second mode de phonation ornemental que l‘on

retrouve dans cet enregistrement, sur le son [è] du mot « peine » du premier couplet,

consiste en une articulation claire et distincte d‘une émission en second mode de phonation

suivie d‘une cassure vocale, comme on l‘a vu dans l‘exemple 3.26a. Dans l‘exemple 3.29,

la courbe d‘intensité superposée au spectrogramme montrant un passage un peu plus long

que dans l‘exemple 3.26a indique que le passage au second mode de phonation est chanté

avec une intensité d‘exécution moins forte que le reste de la mélodie en premier mode.

Pourtant, à l‘écoute de ce passage, on a l‘impression d‘une légère accentuation de la syllabe

[è], comme on pouvait l‘entendre dans l‘extrait sonore 3.40. Comme l‘exemple 3.26b

l‘avait montré, bien que l‘émission en second mode de phonation soit moins intense que les

deux notes cibles chantées en premier mode de phonation qui l‘encadraient, la première

phase de la cassure vocale s‘accompagnait d‘une augmentation de l‘intensité d‘exécution.

Un examen plus rapproché de cette cassure vocale montre que sa seconde phase est elle

aussi accentuée. Comme on l‘a vu dans plusieurs exemples de cassures vocales accentuées

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présentés dans la section 3.4.1.1 sur l‘exécution du yodel, l‘exemple 3.30 montre une

courbe d‘intensité qui remonte pendant que le minimum d‘harmonicité est atteint, ce qui

accentue le passage le moins périodique de la transition entre les deux modes, et la courbe

d‘intensité atteint un premier maximum avant que la périodicité de l‘émission en premier

mode de phonation soit complètement rétablie. L‘effet d‘accentuation est amplifié par

l‘occlusion prolongée, sur le début de la consonne [p] qui précède l‘ornement, ce qui met

celui-ci encore plus en évidence. Malgré cette accentuation dynamique, la longue occlusion

et l‘établissement ferme du fondamental chantée en second mode de phonation permettent

aussi de bien percevoir le mouvement mélodique descendant. La clarté de toutes les étapes

de l‘ornement et du mouvement mélodique qui l‘accompagne, ainsi que son exécution sur

le mot « peine », en font un bon exemple de sanglot stylisé. Le second ornement entendu

dans cet enregistrement est exécuté sur la première syllabe du mot « hameau », chanté dans

le premier pré-refrain de la chanson. Un extrait sonore long conservant le contexte

immédiat dans lequel survient l‘ornement permet de percevoir clairement le passage au

second mode de phonation (extrait sonore 3.45). Pour cet ornement, il est plus difficile de

délimiter visuellement le second mode de phonation et la cassure vocale, que ce soit dans la

forme d‘onde ou sur un spectrogramme. La juxtaposition de deux extraits courts faisant

entendre les deux mots (« peine » et « hameau », extrait sonore 3.46) met en évidence cette

subtile différence entre les deux ornements. Le passage au second mode de phonation sur

« hameau » est superposé à une cassure vocale prolongée, comme pour l‘ornement sur

« or » présenté dans l‘exemple 3.27, ce qui est confirmé par le niveau d‘harmonicité

généralement bas pendant tout l‘ornement (exemple 3.31). L‘ornement est aussi précédé

d‘un [h] expiré marquant le début du mot « hameau ». Une version ralentie de l‘extrait

confirme deux choses : il y a bien un passage au second mode de phonation dans la ligne

vocale, et le [h] expiré, non voisé, est prononcé avant l‘émission vocale en second mode; le

bruit superposé à l‘émission en second mode de phonation est causé par la prolongation de

la cassure vocale, et non pas par un son soufflé qui proviendrait de la prolongation du [h]

expiré (extrait sonore 3.47). On retrouve donc ici deux phénomènes qui sont juxtaposés : un

sanglot stylisé mettant en valeur la cassure vocale, et un [h] expiré qui, dans ce contexte,

peut être perçu comme un soupir stylisé.

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Dans cet enregistrement, le passage ornemental au second mode de phonation est

aussi utilisé de manière systématique sur la syllabe [tè] du « solitaire » chanté dans chaque

refrain. La cassure vocale est ici encore prolongée et difficile à distinguer de l‘émission en

second mode de phonation sur la forme d‘onde de cet ornement. À l‘audition cependant, on

entend clairement un passage en second mode de phonation, et les deux étapes se

distinguent aisément sur un spectrogramme44

. L‘exemple 3.32, qui montre le

spectrogramme correspondant à la réalisation de cet ornement dans le premier refrain

(extrait sonore 3.48) montre bien le mouvement mélodique de la fréquence fondamentale

lors du passage au second mode de phonation; la zone bruitée assez large qui correspond à

la cassure vocale, et qui est accompagnée par une baisse d‘harmonicité, est en partie

superposée au mouvement mélodique qui accompagne le passage au second mode de

phonation. Dans « La vie d‘un cowboy », le passage ornemental au second mode de

phonation se présente donc sous plusieurs formes, qui font toutes entendre assez clairement

un mouvement mélodique descendant accompagnant l‘émission en second mode de

phonation, même si celle-ci est parfois superposée à la cassure vocale. La première phase

de l‘ornement se présente également sous plusieurs formes : occlusion marquant le début

d‘une consonne plosive sur « peine » et « solitaire », nouvelle attaque glottale pour une

même voyelle sur « or » (exemple 3.27), [h] expiré sur « hameau » (exemple 3.31). Ces

effets constituent tous des versions stylisées de différents phénomènes vocaux rattachés aux

pleurs et à l‘expression de tristesse. Le mouvement mélodique descendant qui se réalise

pendant l‘ornement est un élément que l‘on retrouve dans deux des icônes du pleur

identifiés par Greg Urban et présentés plus haut. Les occlusions sont aussi rattachées aux

icônes du pleur, et le [h] expiré, dans une chanson plaintive, évoque le soupir; ces deux

effets évoquent la perte de contrôle de la respiration qui accompagne les pleurs (Poyatos

1993 : 289).

On retrouve neuf occurrences de passage ornemental au second mode de phonation

dans « La vie d‘un cowboy », dont le thème principal est la solitude du narrateur, qui est

parti travailler au loin et s‘ennuie de son village et de sa bien-aimée. Les ornements sont

parfois coordonnés avec des mots évoquant explicitement la tristesse; comme je l‘ai dit plus

44

Comme il était impossible de distinguer ces deux étapes sur la forme d‘onde, le tableau 3.6c présente une

seule mesure pour le second mode de phonation et la cassure vocale de cet ornement.

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182

haut, on les retrouve sur le mot « peine », et ils sont employés sur toutes les occurrences du

mot « solitaire », chanté dans les trois refrains. Dans cet enregistrement, la voix de Roland

Lebrun semble plaintive et deux principaux phénomènes contribuent à créer cet effet. La

voix de l‘interprète est ici fortement nasalisée, beaucoup plus que dans d‘autres

enregistrements produits à la même époque, comme on l‘a vu dans le chapitre 2. On avait

aussi noté de nombreux glissements mélodiques dans la voix de Roland Lebrun pour cet

enregistrement, et ceux-ci semblent principalement correspondre à des mouvements

descendants, qui font écho au mouvement mélodique entendu dans les ornements. Il s‘agit

d‘un modèle intonatif que Roland Lebrun n‘emploie pas dans une chanson joyeuse comme

« La destinée ». Les exemples 2.33 et 2.34 montrent deux spectrogrammes correspondant à

des extraits d‘une durée équivalente tirés de ces deux enregistrements. Le spectrogramme

correspondant au début du premier refrain de « La vie d‘un cowboy » (extrait sonore 3.49)

montre plusieurs de ces mouvements mélodiques descendants (surlignés dans la région du

spectre harmonique les mettant le mieux en évidence), tandis que celui réalisé à partir de

« La destinée » (début du premier couplet, extrait sonore 3.50) comporte surtout des

glissements ascendants. Si les portamentos et les glissements servent à amplifier

l‘expressivité, comme le soulignait Daniel Leech-Wilkinson (2006 : 248), le style de

Roland Lebrun semble associer les chansons tristes à une intonation descendante et les

chansons joyeuses à des intonations ascendantes. Il faudrait bien sûr étendre une telle

comparaison à d‘autres enregistrements et à d‘autres interprètes avant de généraliser ces

conclusions; dans « La vie d‘un cowboy », cependant, les glissements descendants

contribuent à l‘effet plaintif de la voix de Roland Lebrun.

On a vu dans le chapitre 2 que, dans « La vie d‘un cowboy », l‘emploi de la

nasalisation contribuait à différencier les différents lieux et les différents èthos exposés

dans cette chanson et à structurer le récit mis en scène dans cet enregistrement. Il en va de

même pour le passage ornemental au second mode de phonation. Par exemple, le mot

« hameau », qui correspond au lieu où se trouve le narrateur, où il est seul et loin de son

village, s‘accompagne dans le premier pré-refrain, on l‘a vu, d‘un passage ornemental au

second mode de phonation et d‘un [h] expiré évoquant un soupir. L‘exemple 3.35 présente

les paroles de « La vie d‘un cowboy »; les voyelles qui apparaissent en rouge sont celles

qui sont accompagnées d‘un passage ornemental au second mode de phonation. On

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183

remarque l‘absence de cet ornement dans le second couplet et le second pré-refrain qui le

suit, qui correspondent dans l‘exemple aux lignes 11 à 16. Ces deux sections formelles

expriment d‘ailleurs des sentiments plus positifs que le premier couplet et le premier pré-

refrain (lignes 1 à 6). Dans le troisième pré-refrain (lignes 25 et 26), le passage ornemental

au second mode de phonation est aussi absent. Il est coordonné avec une suppression

temporaire de la nasalisation dont il a déjà été question dans le chapitre 2. Ces deux

changements dans la voix accompagnent l‘évocation du retour du narrateur auprès de celle

qu‘il aime. Le cas du troisième couplet pourrait venir contredire cette hypothèse : évoquant

la beauté de son village et l‘espoir du retour, il comporte tout de même deux passages

ornementaux au second mode de phonation mais. On verra cependant dans la section

3.4.2.2.2 que cet ornement est aussi rattaché, dans le corpus, avec le thème du souvenir et

de la nostalgie, ce qui pourrait expliquer son usage à cet endroit.

Marcel Martel utilise lui aussi abondamment le passage ornemental au second mode

de phonation dans ses chansons plaintives. Chez Marcel Martel, plusieurs effets vocaux

créent un effet de fragilité qu‘on ne retrouve pas dans « La vie d‘un cowboy » ou dans

« Mon enfant je te pardonne ». Dans « La chaîne de nos cœurs », qui a été analysée en

détail dans le chapitre 2 sur le plan de la nasalisation, le narrateur s‘adresse à une femme

qui l‘a abandonné. Sur la phrase « Tu m‘abandonnes dis-moi pourquoi », qui constitue une

phrase clé de la chanson, un passage ornemental au second mode de phonation sur le mot

« dis », très bref, suit une longue note tenue sur le [n] final du mot « abandonnes » (extrait

sonore 3.51). Ici, l‘ornement n‘est pas précédé d‘une occlusion, et la consonne [d] est

atténuée; l‘émission en second mode de phonation n‘est donc pas accompagnée d‘une

expulsion d‘air et son intensité d‘exécution est très faible, la rendant presque inaudible. Sur

le spectrogramme de l‘exemple 3.36, on peut quand même voir le saut mélodique et la

faiblesse des harmoniques supérieurs accompagnant le passage au second mode de

phonation. L‘ornement est coordonné avec la variation d‘autres paramètres qui, avec

l‘intensité d‘exécution faible, évoquent aussi la fragilité. Cet extrait donne une nette

impression de perte de contrôle de la hauteur du son émis : la consonne nasale prolongée

précédant le passage au second mode de phonation s‘accompagne d‘une chute mélodique

importante et son fondamental passe de 169,4 Hz à 106,7 Hz. Cette chute qui correspond à

peu près à une sixte mineure amène la voix de Marcel Martel dans ce qui semble être la

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limite inférieure de sa voix : la note d‘arrivée de ce glissement mélodique s‘accompagne

d‘ailleurs d‘une baisse d‘intensité et d‘une baisse d‘harmonicité importantes comme le

montre le spectrogramme de l‘exemple 3.37. Tous ces éléments concourent à créer une

impression de fragilité, qui se répète à la phrase suivante lors d‘un autre passage où la voix

semble perdre le contrôle de la hauteur des notes chantées. Sur la phrase « tu as brisé tous

tes serments », la note tenue sur la voyelle [a] subit une variation de hauteur, détectée par

le logiciel et indiquée par des échantillons apparaissant en vert sur l‘exemple 3.38, qui

l‘amène presque à un demi-ton au-dessus (277,019 Hz) de la note cible (301,569 Hz)

(extrait sonore 3.52). La fragilité de la voix de Marcel Martel s‘incarne souvent dans une

prédominance de la cassure vocale. Il devient parfois presque impossible de percevoir à

l‘oreille le passage au second mode de phonation et l‘absence d‘une fréquence

fondamentale audible crée alors une rupture complète dans la ligne vocale chantée. On

retrouve ce type d‘ornement dans « Souvenir de mon enfance », chanson dans laquelle le

narrateur raconte comment il est devenu orphelin. Dans le dernier refrain, on retrouve une

cassure vocale bien audible sur le mot « seul »; le spectrogramme de l‘exemple 3.39

confirme cependant qu‘un passage au second mode de phonation est bel et bien présent,

mais son émission est sans doute trop atténuée pour qu‘elle soit perceptible à l‘oreille.

L‘extrait sonore 3.53 fait entendre le deuxième couplet et le deuxième refrain de cet

enregistrement, dans lesquels on retrouve deux de ces ornements où la cassure vocale

prédomine. Ils surviennent sur les voyelles qui apparaissent en rouge sur les paroles

transcrites dans l‘exemple 3.40.

3.4.2.2.2 Souvenirs et nostalgie

En dehors des chansons plaintives, le passage ornemental au second mode de phonation est

peu utilisé. On le retrouve cependant dans quelques enregistrements où on pourrait

difficilement l‘associer à un sanglot stylisé et où le passage ornemental au second mode de

phonation est parfois associé avec l‘idée du souvenir ou celle de la mémoire. C‘est

notamment le cas dans « Infâme destin », enregistrée par Marcel Martel en 1952. Dans

cette chanson, le narrateur raconte l‘histoire d‘un jeune homme qui, au cours d‘une soirée

dans une auberge, blasphème et affirme que Dieu n‘existe pas. Dans cette chanson morale,

il est évidemment puni pour ces paroles : un peu plus tard dans la soirée, il meurt dans un

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« terrible accident ». La dernière strophe du couplet énonce la morale à retenir (extrait

sonore 3.54) :

Amis gardons tous comme exemple

L‘histoire de ce jeune moribond

Qui n‘a pas voulu comprendre

Et perdit souvent la raison

Nous qui avons connu l‘histoire

Marchons droit et restons bons

Gardons dans notre mémoire

L‘aventure de ce pauvre garçon

Le passage ornemental au second mode de phonation, exécuté sur le [e] de

« notre », vient attirer l‘attention de l‘auditeur sur la dernière phrase de cette chanson

(« Gardons dans notre mémoire / l‘aventure de ce pauvre garçon ») comme pour rendre

plus efficace l‘avertissement qu‘elle contient. Ici, contrairement aux sanglots stylisés qu‘on

retrouve dans les chansons plaintives de Marcel Martel et qui évoquaient surtout la fragilité

grâce à la prédominance de la cassure vocale, l‘ornement présente une émission en second

mode de phonation bien distincte de la cassure vocale. Le spectrogramme de l‘exemple

3.41a montre que la note chantée en second mode de phonation comporte un fondamental

clairement établi, et plus intense que le deuxième harmonique; le retour au premier mode

de phonation est au contraire marqué par un fondamental moins intense que le deuxième

harmonique. La courbe d‘harmonicité de l‘exemple 3.41b confirme que la périodicité de

l‘émission en second mode de phonation est bien établie; celle-ci ne connaît de baisse

marquée que pendant la cassure vocale qui précède le retour au premier mode. Pour Marcel

Martel, il semble donc y avoir une différence dans l‘exécution du passage ornemental au

second mode de phonation selon le type de chanson.

On retrouve la même association entre passage ornemental au second mode de

phonation et mémoire dans « Un jour c‘était ta fête », enregistrée par Roland Lebrun en

1950. Dans cette chanson, le narrateur supplie une femme de rester près de lui et tente de

lui donner des raisons de le faire. Il lui dit entre autres : « Rappelle-toi que le jour de ta

fête / je t‘apportais un joli collier d‘or », où le mot « or » est orné d‘un passage au second

mode de phonation (extrait sonore 3.55). Comme dans « Infâme destin », le recours à cette

figure ornementale s‘inscrit également dans un contexte qui évoque la supplication,

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186

connotation qui est absente de « Sur ce vieux rocher blanc », enregistrée par Paul Brunelle

en 1946. Le narrateur de cette chanson évoque lui aussi des souvenirs d‘amour et chaque

couplet relate un épisode de l‘histoire d‘un couple. Paul Brunelle insère quelques passages

au second mode de phonation, notamment dans le second couplet sur la phrase « nous nous

disions s‘aimer » (extrait sonore 3.56). Bien que les paroles ne précisent pas si elles

décrivent un amour qui n‘est plus ou qui dure encore, elles évoquent une certaine nostalgie,

et le refrain précise que ces souvenirs associés au vieux rocher blanc étaient « les plus

beaux jours ».

3.4.2.3 Conclusion

Dans le corpus, le passage ornemental au second mode de phonation est surtout utilisé dans

des chansons plaintives exprimant la tristesse et l‘abattement. Ils agissent dans ces

chansons à la manière de sanglots stylisés et partagent d‘ailleurs plusieurs traits phonatoires

avec les icônes interculturels du pleur identifiés par Greg Urban dont l‘intonation

descendante et la présence de sons bruités. Plusieurs de ces traits sont également désignés

par Aaron Fox comme des représentations stylisées du pleur, et l‘expression de

l‘abattement est une des connotations associées à ce type d‘usage du second mode de

phonation par Timothy Wise qui, pourtant, donne surtout des exemples de ce type

d‘ornement tirés de la chanson populaire récente plutôt que du corpus country états-unien.

Selon Wise, le second mode de phonation et la cassure vocale utilisés en position

ornementale, pour la voix country, sont caractéristiques des chansons de cow-boy et

expriment souvent l‘exubérance, connotation qui n‘a pas été retrouvée dans le corpus. Bien

que j‘aie pu identifier un passage ornemental au second mode de phonation dans « Le

cowboy des montagnes », on a vu que cette chanson ne présentait pas de caractère

exubérant marqué. Dans le contexte de cet enregistrement, la présence de cet ornement,

entendu une fois dans le second couplet et une fois dans le yodel central, devrait être

interprétée comme un marqueur du phonostyle générique country ou comme une volonté,

comme on l‘a vu dans la section 3.4.1.2.2 portant sur les variations sur le yodel, d‘illustrer

un yodel typique. Les ornements analysés précédemment présentent d‘autres

caractéristiques récurrentes, notamment celle de toujours précéder les notes cibles à

laquelle ils sont rattachés. Pour la voix country états-unienne, l‘ornement en second mode

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de phonation est, au contraire, le plus souvent placé à la fin d‘une note cible. Sur ce plan,

les interprètes du corpus semblent se distancer du modèle états-unien.

Bien que l‘exécution du passage ornemental au second mode de phonation puisse

faire entendre distinctement et successivement une émission vocale au second mode de

phonation et une cassure vocale marquée, la cassure vocale peut être prolongée et

superposée à la note chantée en second mode et elle est souvent accentuée; parfois la

fréquence fondamentale est inaudible et l‘ornement introduit une véritable rupture dans la

ligne vocale. Cette insistance sur la partie la plus transitoire de l‘ornement combinée à une

intensité d‘exécution généralement plus faible pour l‘ornement que pour la mélodie chantée

en premier mode de phonation peut évoquer une certaine fragilité, surtout lorsqu‘elle est

combinée à d‘autres effets comme l‘instabilité de la hauteur, chez Marcel Martel

notamment. Patrick Dailly rattache d‘ailleurs l‘usage du second mode de phonation en

chant populaire à la représentation d‘une perte de contrôle des émotions (Dailly s.d. : s.p.).

Si cette interprétation est incompatible avec le yodel, elle semble correspondre à ce qui est

véhiculé par son usage ornemental dans les chansons tristes. On a d‘ailleurs vu que dans les

chansons plaintives, les sanglots stylisés pouvaient être coordonnés avec d‘autres effets

évoquant la perte de contrôle de la respiration et de la hauteur de la phonation, qui sont

présents dans les pleurs véritables. Ailleurs, le second mode de phonation et la cassure

vocale en position ornementale sont associés au souvenir, à la mémoire et à la nostalgie.

3.4.3 Les mélodies en second mode de phonation

On retrouve dans le corpus certains passages qui consistent en de longues mélodies sans

paroles chantées principalement en second mode de phonation. Willie Lamothe utilise ce

procédé dans trois enregistrements : « Ne me délaissez pas », « Ma destinée » et « J‘adore

toutes les femmes ». Dans « Ne me délaissez pas », le narrateur supplie une femme qu‘il a

trompée de ne pas l‘abandonner. Dans cette chanson, Willie Lamothe utilise plusieurs effets

paralinguistiques associés aux pleurs et aux chansons plaintives qui ont été analysées

jusqu‘ici. Ces effets contrastent avec la voix qu‘il utilise dans ses chansons joyeuses ou

fantaisistes, qui constituent la plus grande partie de son répertoire enregistré. Dans « Ne me

délaissez pas », Willie Lamothe utilise notamment la nasalisation progressive. On retrouve

cet effet sur la dernière syllabe du mot « aimée » à la fin du second couplet sur la phrase

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« Je t‘ai toujours aimée » (extrait sonore 3.57). L‘exemple 3.42 montre bien la dispersion

des formants qui accompagne la nasalisation progressive de la syllabe [é]. De plus, Willie

Lamothe applique un vibrato sur presque toutes les notes tenues en fin de phrase, et a

recours à de nombreux glissements mélodiques et portamentos, deux phénomènes bien

visibles sur le spectrogramme du début du premier refrain que montre l‘exemple 3.43,

auquel correspond l‘extrait sonore 3.58. Ces glissements se retrouvent aussi dans la

mélodie chantée en second mode de phonation qu‘on peut entendre à la fin de

l‘enregistrement, et qui sont aussi bien visibles sur le spectrogramme de l‘exemple 3.44 qui

montre ces glissements (extrait sonore 3.59) Sur le plan textuel, on retrouve dans le refrain

« Ne me délaissez pas » une confusion des pronoms qui semble montrer le désarroi du

narrateur, qui s‘adresse à la destinataire de la chanson à la fois par la première personne du

singulier et la première personne du pluriel (exemple 3.45, extrait sonore 3.60). Le recours,

à la fin de l‘enregistrement, à une mélodie chantée entièrement en second mode de

phonation, survient donc dans une chanson de supplication qui met en œuvre plusieurs

traits vocaux associés aux chansons plaintives et à la représentation du pleur, et où le

narrateur apparaît désemparé.

Dans « Ma destinée », on peut entendre deux sections formelles composées de

mélodies chantées principalement en second mode de phonation. La première sert de

transition entre le deuxième refrain et le deuxième couplet, et la seconde est une coda

entendue à la toute fin de l‘enregistrement. Ces deux sections comportent chacune un très

bref passage en premier mode de phonation, qui n‘est cependant pas assez important pour

que ces mélodies puissent être considérées comme des variantes du yodel. Dans « Ma

destinée », le narrateur se plaint d‘avoir été délaissé par une femme. Dans les refrains,

chantés dans une tonalité majeure, le narrateur se rappelle les beaux jours où il « pensai[t]

d‘être aimé » et imagine quel aurait été son bonheur si cette femme avait accepté son cœur.

Dans les couplets, chantés en mineur, le narrateur se plaint de son sort, affirme qu‘il a

« perdu tout espoir » et qu‘il est « seul dans la vie ». L‘extrait sonore 3.61 fait entendre le

premier couplet suivi du second refrain et de l‘interlude chanté principalement en second

mode de phonation. La mélodie en second mode de phonation est ici utilisée dans une

chanson qui exprime à la fois la tristesse et le souvenir de jours plus heureux.

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Dans « J‘adore toutes les femmes », on peut entendre une mélodie chantée

uniquement en second mode de phonation qui précède une dernière reprise du refrain. Dans

cette valse, le narrateur raconte qu‘il aime séduire les femmes, entre autres dans les

cabarets, et qu‘il réclame d‘elles « un tout petit baiser ». « J‘adore toutes les femmes » est

une valse, mais la mélodie en second mode de phonation précède un dernier refrain qui est

chanté sur un accompagnement de guitare en 4/4, dans un style qui imite le flamenco

(extrait sonore 3.62). Dans cet enregistrement, la mélodie en second mode de phonation est

rattachée à la séduction, un thème qu‘on pourrait aussi associer à ce procédé dans « Ne me

délaissez pas ».

3.5 Sommaire

Dans le corpus, le second mode de phonation est présent dans le yodel, dans des ornements

et, dans une moindre mesure, dans des mélodies chantées exclusivement ou principalement

en second mode de phonation. Ces trois usages du second mode de phonation, qui

s‘accompagnent le plus souvent d‘une cassure vocale qui peut être mise en valeur et

accentuée à des degrés divers, occupent des fonctions qu‘on peut rattacher à tous les

niveaux phonostylistiques. Sur le plan générique, le second mode de phonation et la cassure

vocale agissent assurément comme des marqueurs du style vocal country; Aaron Fox et

Timothy Wise, entre autres, associent explicitement leurs différentes formes avec ce

répertoire. On a vu cependant que les interprètes semblaient prendre une certaine distance

avec le code états-unien, notamment dans la forme que prennent les passages ornementaux

au second mode de phonation. On peut donc penser que les usages spécifiques du second

mode de phonation et de la cassure vocale, dans le corpus, définissent un phonostyle

générique propre au country-western enregistré au Québec pendant les années 1940 et

1950. Les différents emplois du second mode de phonation et de la cassure vocale relèvent

aussi du phonostyle individuel des interprètes. Marcel Martel, par exemple, ne pratique pas

le yodel; Willie Lamothe semble être le seul interprète à avoir recours à de longues

mélodies en second mode de phonation; enfin, certains interprètes tendent à exécuter un

yodel plus virtuose que d‘autres. Chez l‘ensemble des interprètes, le recours au second

mode de phonation et à la cassure vocale suit un code clairement issu de phonostyles

protagonistiques distincts. Le yodel est associé à des chansons exubérantes et, surtout, à la

mise en scène du personnage de cow-boy, tandis que les passages ornementaux au second

mode de phonation sont principalement utilisés dans des chansons plaintives et tristes,

exprimant l‘abattement. Enfin, sur le plan microanalytique, le second mode de phonation et

la cassure vocale sont coordonnés avec d‘autres effets paralinguistiques comme la

nasalisation, l‘occlusion glottale et l‘expiration non voisée, avec la variation de paramètres

musicaux comme l‘intensité et la hauteur (dans des micro-intonations et le vibrato par

exemple) ainsi qu‘avec des paramètres technologiques comme la réverbération. C‘est avec

la combinaison des variations affectant tous ces paramètres et avec leur usage sur certains

mots significatifs que le second mode de phonation et la cassure vocale créent des

représentations de différents èthos comme la tristesse, la plainte, la nostalgie, l‘exubérance

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et la séduction, et peuvent même suggérer des idées abstraites comme la mémoire et le

souvenir.

Les analyses ont également montré que le recours au second mode de phonation est

un phénomène intimement relié au timbre. On a vu que le yodel créait un jeu de timbre

induit par un déplacement des harmoniques les plus intenses s‘effectuant en sens inverse du

mouvement mélodique. Dans le passage ornemental au second mode de phonation, et bien

que le mouvement mélodique descendant qui l‘accompagne puisse contribuer à la

représentation symbolique du pleur, la hauteur de la note émise en second mode de

phonation est indifférente. Souvent imperceptible à cause de sa brièveté, le fondamental

chanté en second mode de phonation peut même être déstabilisé par une extension de la

cassure vocale, qui contribue alors davantage à la rupture timbrale introduite par

l‘ornement. Enfin, dans tous les exemples analysés, les notes chantées en second mode de

phonation présentaient des caractéristiques spectrales distinctes des notes émises en premier

mode de phonation.

Le recours au second mode de phonation, et principalement son usage dans la

construction de représentations significatives sur les plans protagonistiques et

microanalytiques, sont rattachés à leurs divers usages paralinguistiques dans la parole

spontanée. C‘est aussi le cas de la nasalisation, comme l‘ont montré les analyses du

chapitre 2. L‘usage de ces effets paralinguistiques dans un contexte esthétique et leur

stylisation ne les empêche pas de véhiculer un sens qui est immédiatement accessible à

l‘auditeur, comme le serait leur utilisation dans un contexte de parole spontanée. Les

analyses présentées jusqu‘ici ont peut-être contribué à mettre en évidence certaines données

rattachées à l‘exécution et à l‘empreinte acoustique de ces effets paralinguistiques, mais

l‘expressivité qui leur est rattachée n‘a pas besoin de ces informations pour être comprise

par un auditeur ordinaire. Les citations de Christian Rioux et de Yves Taschereau

présentées dans l‘introduction parlaient de « jérémiades » et de « ballades pleurnichardes »,

et il faut reconnaître que ces auteurs ont percé le code de la voix country-western sans

difficulté aucune. L‘analyse peut cependant éclairer comment, précisément, opère la voix

country-western dans l‘évocation de la plainte mais aussi des nombreux autres èthos dont il

a été question jusqu‘ici.

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Chapitre 4 La modernité populaire du country-

western

4.1 Introduction Les analyses présentées dans les chapitres 2 et 3 ont montré comment les interprètes

country-western exploitent la nasalisation et le second mode de phonation, deux

modificateurs paralinguistiques qui affectent le timbre de la voix. La signification qu‘on

peut accorder à l‘usage de ces effets paralinguistiques touche en partie à des questions

génériques. Ainsi, on peut interpréter le recours au yodel comme une stratégie permettant

aux interprètes de revendiquer leur appartenance au country-western, cette technique étant

présente dans un corpus de référence, soit le country produit à la même époque aux États-

Unis, et chez des chanteurs iconiques du genre comme Jimmie Rodgers. La nasalisation et

le second mode de phonation contribuent aussi à créer, sur le plan expressif, des

représentations symboliques correspondant à divers èthos qui font écho aux émotions

exprimées dans les paroles des chansons. Les variations de timbre induites par ces deux

effets paralinguistiques, structurées dans le cadre de performances musicales enregistrées,

sont exploitées selon un code issu de la parole spontanée, qui permet à l‘auditeur d‘en

interpréter la signification de manière intuitive et immédiate. Les recherches issues de la

linguistique (Poyatos 1993) et de l‘anthropologie (Urban 1988) ainsi que de la musicologie

(Fox 2004; Wise 2007; Napier 2004) tendaient à accorder à ces modificateurs la même

signification en situation spontanée que dans des contextes rituels et musicaux, ce que les

analyses présentées précédemment ont confirmé. Ce recours à une esthétique issue de la

parole quotidienne suggère que la chanson country-western pourrait constituer un mode

d‘expression moderne au sens où l‘entend Elzéar Lavoie (1986). On a aussi vu dans le

chapitre 1 que l‘authenticité country émergeait aux États-Unis au moment où l‘urbanisation

avait transformé le mode de vie de ses artistes et de son public. Au Québec, les pionniers du

country-western proviennent du milieu ouvrier et exercent le métier de chanteur dans des

centres urbains régionaux importants. Par ailleurs, l‘émergence du country-western est

attribuable à l‘appropriation d‘un genre musical, le country, qui survient au moment où ce

dernier est en plus grande partie commercial; sa diffusion au nord des États-Unis passe par

les médias de masse soit le disque, la radio et le cinéma, ce qui permet son adaptation par

des artistes québécois. Tous ces éléments tendent à inscrire le country-western dans la

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192

modernité. Ce chapitre tentera de montrer de quelle manière le country-western pourrait

s‘inscrire dans l‘expression de la modernité culturelle au Québec, en particulier celle d‘une

modernité populaire. À cet objectif principal se rattache celui, plus méthodologique, de

montrer comment la mise en contexte de l‘analyse des œuvres peut éclairer leur

signification culturelle. Il peut sembler étonnant de parler de modernité pour le Québec

d‘avant la Révolution tranquille. La première partie de ce chapitre (4.2) sera donc

consacrée à un tour d‘horizon des notions entourant les questions reliées à la modernité, en

particulier en ce qui concerne la culture populaire. Suivra l‘analyse des rapports entre le

country-western des années 1940 et 1950 et la modernité populaire autour de trois

questions, soit celles de sa popularité (4.3), de son usage de la technologie (4.4) et de son

américanité (4.5).

Au sujet des relations entre musique populaire et modernité, Bruce Johnson avance

que la modernité serait inscrite autant dans le contexte de création et de réception de la

musique populaire que dans les œuvres elles-mêmes :

The transition to modernity was not simply and mechanically inscribed in

musical style, in ways that may be deciphered through formal musicological

analysis. Indeed, a focus on stylistic innovation can distract from deeper

ideological conservatism. It is a transition of sensibility, of ways of feeling,

and how those feelings can be expressed through the social realities that

accompanied modernisation—technologies, physical spaces, morals and

manners. (Johnson 2000: xii)

Afin de mieux comprendre le contexte duquel la chanson country-western émerge, ce

chapitre fera appel à deux types de sources. Des articles de journaux et de revues publiés au

cours de la période visée par la thèse seront cités, et c‘est le journal La Patrie qui a fait

l‘objet du dépouillement le plus poussé. J‘ai choisi ce journal montréalais pour son

caractère populaire et son tirage provincial. Il m‘apparaissait également comme le quotidien

le plus susceptible de faire une place à la musique populaire et à la chanson country-

western45

. Elzéar Lavoie le décrit en effet comme un journal populaire s‘étant défini en

45

J‘ai aussi effectué le dépouillement d‘un journal régional, Le Clairon de Saint-Hyacinthe, ville de

résidence de Willie Lamothe, pour l‘année 1948. Il en est ressorti très peu de résultats, cette publication étant

peu volumineuse et faisant peu de place à la culture. Les réflexions sur la musique populaire dépassant la

simple relation de faits ont toutes été trouvées dans La Patrie. J‘ai donc décidé de ne pas entreprendre

davantage de recherches dans les publications régionales.

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193

opposition aux journaux élitistes (Lavoie 1986 : 259). Fondé en 1879 et d‘abord libéral de

tendance radicale, La Patrie est racheté et devient brièvement conservateur en 1925 avant

de passer aux mains de La Presse en 1933. Parent pauvre de La Presse au départ, La Patrie

se transforme sous la houlette d‘Oswald Mayrand et devient un tabloïd offrant à son

lectorat des bandes dessinées, des images en couleur et des rotogravures (Beaulieu et

Hamelin 1973 : 289). Le journal devient aussi politiquement neutre. Moderne et populiste,

La Patrie, qui offrait dès 1884 un « Supplément musical et littéraire », se compose à la fin

des années 1930 de deux publications indépendantes, avec d‘un côté la presse quotidienne

qui paraît la semaine et de l‘autre les éditions du samedi et du dimanche orientées vers le

divertissement (Beaulieu et Hamelin 1973 : 289-290); ce sont ces éditions du journal qui

ont été dépouillées puisque ce sont celles qui font le plus de place à la culture. J‘ai effectué

de ce journal un dépouillement sélectif, me concentrant sur des années charnières : 1942

marque les débuts du soldat Lebrun, 1948, les débuts sur disque du dernier des pionniers du

country-western, Marcel Martel, et 1957, la fin de la période. J‘ai dépouillé les éditions du

samedi et du dimanche, qui contiennent le plus grand nombre de pages culturelles et

artistiques; La Patrie du dimanche, l‘édition de la fin de semaine la plus étoffée, est

d‘ailleurs souvent considérée comme un hebdomadaire semblable au Petit journal ou à

Photo-Journal et leur tirage combiné, pour toute la province, approche le demi-million

d‘exemplaires après la guerre (Linteau et al. 1989 : 172). La revue artistique Le Passe-

Temps a également été dépouillée en entier pour la période visée46

. Quelques articles cités

auront été trouvés dans Radiomonde; quelques éditions seulement de cette publication ont

été dépouillées, puisqu‘elle semblait contenir moins d‘informations pertinentes à ce projet

de recherche. Ce chapitre fera aussi abondamment appel aux biographies des artistes

country-western, publiées évidemment après la période étudiée ici. Elles ont fourni de

nombreuses informations sur les pratiques qui avaient cours au sein du country-western sur

le plan des carrières, de la mise en marché et de la diffusion, des relations entre les artistes

et les compagnies de disques ainsi que sur le public country-western.

46

La publication du Passe-Temps, revue fondée en 1895, a été interrompue entre 1936 et 1944. Les articles

auxquels je ferai référence ont été publiés entre 1945 et 1949, année où la revue cesse ses activités.

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194

4.2 La modernité : quelques notions La modernité en musique évoque surtout les avant-gardes et les innovations formelles du

20e siècle. Il peut ainsi sembler inapproprié de parler de modernité en musique populaire, et

encore plus à propos du country et du country-western qui évoquent avant tout le monde

rural et le conservatisme. Des précisions quant à différents concepts reliés à l‘idée de

modernité s‘imposent.

4.2.1 Modernisation, modernité et modernisme

Bruce Johnson définit la modernité comme le fait de vivre dans une société moderne, c‘est-

à-dire qui a connu le phénomène à la fois économique et social de la modernisation

(Johnson 2000 : 31). Au Québec, cette modernisation s‘effectue en vagues successives et

s‘amorce dès le 19e siècle grâce à l‘industrialisation, qui touche d‘abord la construction

maritime au milieu du siècle, puis l‘exploitation des ressources primaires (Falardeau 1953,

cité dans McRoberts 1996 : 33). Dans les années 1920, le développement du secteur des

pâtes et papiers connaît une forte expansion, comme celui des mines et de

l‘hydroélectricité, un développement qui ralentit toutefois pendant la Crise (Linteau et al.

1989 : 24-26). L‘alphabétisation du Québec s‘opère elle aussi assez tôt : à la fin du 19e

siècle, la population est alphabétisée à plus de 50 %, dans les villes comme dans les

campagnes, ce qui « atténu[e] le rôle culturel de l‘oralité au profit de l‘imprimé » (Linteau

et al. 1989 : 169). Le taux croisant d‘alphabétisation permet le passage de la presse écrite au

statut de média de masse et, dès 1891, et alors que la population du Québec est encore

rurale à 80 %, on retrouve près de trois journaux par famille au Québec (Lavoie 1986 :

257). Quant à l‘urbanisation, elle s‘effectue un peu plus tardivement. Ce n‘est qu‘en 1921

que la majorité des résidents du Québec (51,8 %) habite des zones urbaines (Linteau et al.

1989 : 55). Chez les francophones, la proportion d‘urbains est moins élevée mais dès 1931,

elle passe à 59,5 %.

L‘importance croissante des villes coïncide à peu près avec la montée du secteur

manufacturier : en 1920 déjà, « le secteur manufacturier fournit près de la moitié de la

valeur nette de la production au Québec », part qui atteint les trois cinquièmes en 1945

(Linteau et al. 1989 : 21). La multiplication des manufactures s‘accompagne d‘un

changement dans la nature du travail industriel : alors que les secteurs en croissance au 19e

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195

siècle faisaient appel à des travailleurs spécialisés dont les tâches relevaient souvent d‘un

savoir-faire quasi artisanal, les industries manufacturières offrent des emplois non

spécialisés. Corollaire de cette industrialisation, les emplois reliés à l‘agriculture sont en

diminution constante : en 1931, 27,1 % seulement des travailleurs occupent un emploi relié

à l‘agriculture, contrairement à 44,7 % en 1901, et 51,3 % en 1891 (McRoberts 1996 : 35).

L‘urbanisation connaît cependant un recul au cours des années 1930 : le chômage urbain

décourage le passage de la ville à la campagne, et les programmes de colonisation des

gouvernements fédéral et provincial (le plan Gordon en 1932 et le plan Vautrin en 1935)

poussent entre 42 000 et 54 000 personnes à s‘établir dans de nouvelles paroisses (Linteau

et al. 1989 : 41), en plus des nombreux citadins qui retournent d‘eux-mêmes à la campagne.

C‘est après la guerre que l‘urbanisation retrouvera une courbe de croissance rapide (Linteau

et al. 1989 : 277).

Enfin, dans les années 1940, l‘État québécois s‘impose définitivement dans les

sphères sociale et économique et « les politiques sociales connaissent une véritable

révolution. D‘un laisser-faire presque absolu, on passe à une intervention d‘abord

ponctuelle de l‘État au moment de la crise, puis à l‘acceptation de son rôle déterminant

dans l‘économie et la société, avec la guerre » (Linteau et al. 1989 : 91). Parmi les décisions

majeures du gouvernement du Québec, il faut mentionner la loi de 1942 promulguant la

fréquentation scolaire obligatoire pour les enfants de 6 à 14 ans, l‘abolition des frais de

scolarité à l‘école publique (Linteau et al. 1989 : 102) et la nationalisation partielle de

l‘électricité en 1944 avec la création d‘Hydro-Québec. La modernisation de la société et de

l‘État québécois est donc bien avancée au milieu des années 1940 et. bien que de profondes

transformations soient encore à venir, notamment la séparation de l‘Église et de l‘État et

l‘institution de mesures sociales gérées par les institutions publiques qui marquent la

Révolution tranquille, le Québec de l‘après-guerre est en grande partie urbain et industriel.

Sa culture matérielle et ses loisirs ressemblent aussi à ceux de tous les Nord-Américains. La

vente par correspondance et par catalogue permet à tous les Québécois, même ceux des

régions rurales et éloignées, de se procurer ce que les grands magasins ont à offrir

(Lamonde 2011 : 11). Enfin, les loisirs font une large place à la culture de masse (Linteau

et al. 1989 : 167-181), du sport professionnel au cinéma en passant par la musique, et la

mode comme la vie domestique sont profondément influencées par le modèle américain.

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196

Ces quelques balises ne visent qu‘à signaler des jalons de la modernisation du

Québec. D‘une part, elles montrent bien qu‘à l‘époque où émerge le country-western, le

Québec est entré depuis longtemps dans la modernité, qui a atteint plusieurs sphères de la

vie privée, économique et sociale. La population est en majorité urbaine et les métiers liés à

l‘agriculture sont en décroissance; l‘industrialisation, l‘alphabétisation, l‘urbanisation et

l‘intervention de l‘État sont implantées assez solidement dès la fin de la Deuxième Guerre

mondiale et, la prospérité d‘après-guerre aidant, on perçoit dès lors la société québécoise

comme définitivement moderne. Comme l‘explique le sociologue Marcel Rioux, ce

sentiment de modernité s‘accompagne cependant d‘une « idéologie de rattrapage », issue de

la conviction, chez les « syndicalistes, intellectuels, journalistes, artistes, étudiants et

certains membres des professions libérales » que la culture québécoise est demeurée

conservatrice et traditionnelle (Rioux 1968, cité dans Fortin 1996 : 23). D‘autre part, ce

portrait montre une modernisation progressive, étalée sur un siècle, incompatible avec le

mythe de la modernisation rapide que Kenneth McRoberts formule ainsi :

[L]orsque le Québec fit finalement face à la modernité, non seulement le

processus de changement fut irrésistible, mais il fut aussi rapide et atteignit

toutes les parties de la société, si bien que, dans une période

remarquablement courte, le Québec se transforma, passant d‘une société

traditionnelle à une société pleinement moderne. […] Les tenants de cette

position ont tendance à ramener aux années 1960 l‘accession du Québec à la

modernité. (McRoberts 1996 : 29)

McRoberts soutient que la persistance de cette thèse serait due à des causes avant tout

idéologiques, puisque la recherche tend depuis les années 1950 au moins à démentir cette

proposition. Ainsi, on aurait avancé cet argument pour le maintien du Québec au sein de la

fédération canadienne, en alléguant que l‘indépendance libérerait des forces

« réactionnaires et intolérantes » trop récemment supplantées; la durabilité de ce mythe

servirait aussi, à l‘opposé, à valoriser le rôle de l‘État québécois, qui serait en grande partie

responsable, grâce à son interventionnisme grandissant, de cette soudaine accession à la

modernité. Quoi qu‘il en soit, et bien qu‘elle soit perçue comme dépassée par les historiens

et les sociologues du Québec, cette thèse peut compter sur son pendant culturel, qui accorde

à la production artistique et culturelle des années 1960 un rôle fondateur dans la naissance

d‘une culture nationale véritablement moderne au Québec et qui porte un regard réducteur

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sur toute la production culturelle qui a précédé la Révolution tranquille, en particulier dans

le champ du populaire. Esther Trépanier met en cause un manque de connaissances sur la

vie culturelle d‘avant la Révolution tranquille, et sur le plan artistique avant le Refus global,

allié au poids de personnages majeurs de cette période et à celui de leurs luttes contre le

conservatisme, perçues comme héroïques. Cette conjoncture aurait ainsi constitué un

obstacle épistémologique qui a pu masquer ou minimiser les nombreuses percées de la

modernité survenues au cours de la première moitié du 20e siècle (Trépanier 1986 : 103).

Ce n‘est que récemment que la recherche tend, pour la culture, à nuancer cette proposition,

et la notion de modernité culturelle est en pleine redéfinition dans les études québécoises

comme l‘a montré l‘état de la question présenté dans l‘introduction.

Au cœur de cette redéfinition se trouve l‘importante distinction entre modernisme et

modernité. La notion de modernisme, issue de la critique artistique, s‘est imposée dans la

recherche au Québec et a permis de faire avancer de manière fructueuse la réflexion sur la

modernité culturelle. Le modernisme est défini ainsi par l‘architecte et critique américain

Clement Greenberg :

J‘assimile le modernisme à l‘intensification presque à l‘exacerbation de la

tendance à l‘auto-critique dont l‘origine remonte à Kant. L‘essence du

modernisme […] c‘est d‘utiliser les méthodes spécifiques d‘une discipline

pour critiquer cette discipline […] pour l‘enchâsser plus profondément dans

un domaine de compétence propre. (Greenberg [1974], cité dans Lamonde et

Trépanier 1986b : 14).

Le modernisme artistique allie autoréférentialité et formalisme et s‘applique à des pratiques

artistiques autoréflexives.47

En est issu le couple conceptuel modernité/modernisme (et

moderne/moderniste), qui permet de conférer au modernisme le statut de « moment

second » de la modernité artistique (Lamonde et Trépanier 1986b : 14). Dans le cas des

études portant sur la modernité culturelle québécoise, cette idée permet surtout de mettre à

jour des éléments de modernité autres que ceux reliés aux pratiques artistiques modernistes

et avant-gardistes. L‘exemple de la modernité picturale est à cet égard bien documenté, et la

recherche en a bien fait ressortir le caractère progressif. En peinture, la modernité survient

47

Yvan Lamonde et Esther Trépanier soulignent d‘ailleurs que cette recherche de façons de faire propre à la

pratique s‘apparente aux réflexions épistémologiques et méthodologiques qui ont présidé à la naissance des

sciences modernes.

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198

en plusieurs étapes et sous plusieurs influences, s‘alliant parfois à l‘esthétique de la culture

de masse dans le but de s‘opposer aux forces conservatrices48

. Mettre en lumière les traits

du modernisme tel qu‘il s‘incarne dans les avant-gardes permet donc d‘envisager une autre

modernité artistique, qui se manifeste en dehors de l‘abstraction et du formalisme et cette

conception renouvelée de la modernité culturelle met de l‘avant tant des phénomènes de

continuité que des phénomènes de ruptures.

Si certains aspects du genre country-western constituent assurément des ruptures par

rapport aux pratiques musicales de l‘époque, d‘autres s‘inscrivent dans des transformations

plus générales qui touchent l‘ensemble de la musique populaire. Par exemple, l‘émergence

du country-western s‘inscrit dans la grande diversification de la voix populaire que connaît

le Québec à compter des années 1920. Après l‘apparition du crooning, la phonographie

populaire québécoise est marquée par la perte d‘influence de la voix lyrique au profit d‘une

voix plus proche du parlé dans les variétés, le folklore et à la radio. L‘arrivée d‘amateurs et

d‘autodidactes dans des secteurs autrefois dominés par les professionnels favorise cette

multiplication des voix, et ce mouvement qui s‘amorce à la fin des années 1920 et qui se

poursuit dans les années 1940.

L‘esthétisation du quotidien dont témoigne l‘usage à des fins expressives d‘effets

paralinguistiques est un premier indice qui a provoqué l‘hypothèse de la modernité du

country-western. Le second point de départ de cette réflexion est la nature en partie urbaine

de ce genre. Aux États-Unis, la musique country n‘a jamais été une musique purement

rurale. Même avant l‘avènement de la radio, les communautés rurales des États-Unis

avaient accès à la musique populaire urbaine de la Tin Pan Alley49

grâce aux spectacles

ambulants. Les cirques, les ensembles de cuivres, les spectacles de marionnettes, les

tournées de groupes hawaïens, les vaudevilles et les medicine shows fournissaient aux

habitants de la campagne un horizon musical représentatif de la culture urbaine de

l‘époque. Des chansons populaires sont ainsi entrées dans le répertoire oral, subissant des

48

Pour plus de détails, voir Trépanier 2009. 49

Nom donné à l‘ensemble des éditeurs de musique regroupés à New York dans un secteur délimité par

Broadway et la 28e rue et qui dès 1890 dominent le monde de l‘édition de la musique populaire par le biais de

la vente de musique en feuilles. Les éditeurs de la Tin Pan Alley embauchent des auteurs et des compositeurs,

des arrangeurs ainsi que des interprètes dont le rôle avant tout est de promouvoir les chansons. (Garofalo

1997 : 17-18)

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modifications plus ou moins importantes (Malone 2002 : 6). La musique populaire urbaine

atteignait aussi les campagnes par l‘entremise des partitions, du piano mécanique et des

enregistrements sur cylindre (Malone 2002 : 8). Les styles urbains étaient ainsi intégrés

dans les pratiques musicales des habitants des campagnes et dans la musique hillbilly. Dès

sa commercialisation, la musique country était enregistrée dans des centres urbains

importants, où les musiciens pouvaient à la fois obtenir un contrat de disque et des

engagements pour des spectacles. Lors du déplacement vers l‘Ouest de plusieurs habitants

du Sud-Est provoqué par le boom pétrolier des années 1930, la musique hillbilly s‘est

urbanisée dans ses thèmes et ses contextes d‘exécution, s‘est électrifiée et a intégré des

éléments de swing. Plus important encore, au moment où le genre achevait de se structurer,

dans les années 1950, il est devenu la musique des nouveaux urbains qui cherchaient à

maintenir la mémoire de leurs origines rurales (Peterson 1997 : 185). Au Québec, comme

on l‘a aussi vu dans le chapitre 1, les premiers chanteurs country-western proviennent du

milieu ouvrier et habitent dans des centres régionaux importants comme Drummondville,

Saint-Hyacinthe et Granby. S‘ils effectuent des tournées qui leur permettent de visiter des

villages ruraux, ils enregistrent dans des studios montréalais et se produisent, sur scène

comme à la radio, à Montréal et à Québec mais aussi dans des villes régionales importantes

comme Jonquière et Trois-Rivières; les données présentées dans la section 4.3 montreront

de quelle manière les artistes country-western investissent toutes les tribunes que leur offre

les milieux urbains afin de diffuser leur musique.

Dès lors qu‘on ne considère plus toute manifestation de modernité comme une

rupture et que le country-western apparaît intégré surtout au monde urbain, celui-ci peut

être envisagé comme un moment de la modernité culturelle du Québec, en continuité avec

le processus de modernisation de la province amorcé au 19e siècle et qui se poursuit la

première moitié du 20e siècle, ainsi qu‘avec des profondes transformations qui affectent la

musique populaire des années 1940. Il s‘agit cependant d‘une modernité populaire, qui

présente d‘autres caractéristiques que le modernisme et que la modernité artistique des

pratiques plus légitimes.

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4.2.2 La modernité populaire

Dans The Inaudible Music : Jazz Gender and Australian Modernity, Bruce Johnson explore

les rapports entre la modernité et la musique populaire. Reprenant à son compte la

distinction entre modernité et modernisme, il soutient que les pratiques artistiques

modernistes ne sauraient constituer un échantillon significatif de l‘expérience de la

modernité, qui, selon lui, se vit au quotidien et tient en grande partie à la manière dont la

culture est médiatisée :

Modernism conceived primarily in terms of a new and distinct, internally

coherent set of formal languages, cannot provide an account of modernity. In

an age of mass reproduction and mediation of images, meaning cannot be

finished and sealed, inviolate, in the image or object itself. The central issue

in the shift to modernity is not so much in the content of the culture in

circulation, but in how it was circulated. (Johnson 2000: 32-33)

Les trois axes choisis pour traiter de la relation du country-western à la modernité touchent

justement, en partie, à des phénomènes de médiation, et le premier de ces axes s‘attardera

sur la popularité du genre country-western. Le rôle joué par le public dans les carrières des

chanteurs country-western relève de ce que Chantal Savoie appelle la « modernité par

acclamation ». Pour la culture populaire qui, contrairement aux pratiques artistiques les

plus légitimes, produit peu de discours en dehors de ses œuvres, l‘adhésion du public à un

objet culturel peut être envisagée comme un processus d‘appropriation qui sélectionne,

parmi les choix culturels offerts, ceux qui incarne le mieux un certain éthos moderne

(Savoie 2008 : s.p.) On verra que le country-western était largement apprécié mais surtout

que les préférences du public ont en partie déterminé l‘orientation du genre. En ce sens,

loin d‘être un phénomène marginal ou une « aberration culturelle » (Claudé 1997 : 177), il

constitue le reflet d‘une certaine modernité collée sur les goûts du public, et investit tous les

médias (4.3).

Plus évident, moins insaisissable, l‘aspect matériel de la modernité est toujours

mentionné au sujet de la modernité populaire. On a vu que Bruce Johnson définissait la

modernité comme le fait de vivre dans une société moderne (Johnson 2000 : 31), soit une

société urbanisée, industrialisée, technologique. L‘effet de la technologie sur la vie

quotidienne est souvent présenté comme le principal effet de la modernité sur les masses,

qui la subiraient en quelque sorte de manière passive. Timothy D. Taylor cite à ce propos la

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notion de « technopole » élaborée par Neil Postman (1993), où la technologie est perçue

comme exerçant une domination qui s‘accompagne d‘une idéologie destinée à en faire la

promotion (Taylor 2005 : 246). À côté de ces questions, l‘importance du rôle des médias

dans la circulation de la musique populaire relève de l‘évidence; les données présentées

dans ce chapitre montreront d‘ailleurs que l‘appropriation par des chanteurs québécois de la

musique country a transité par les médias, notamment par la radio et le cinéma. Le

deuxième axe de ce chapitre, portant sur la technologie, délaissera ces questions reliées à la

circulation et s‘attardera plutôt à la manière dont la technologie affecte le contenu qu‘elle

sert à diffuser. Pour Michael Carroll, la technologie joue aussi un rôle central dans la

modernité populaire, selon une conception qui relève cependant d‘une vision un peu moins

passive du sujet que chez Postman. Dans l‘hypermédiation de Carroll, c‘est l‘interaction du

sujet avec le monde technologique qui construit l‘expérience de la modernité, et qui permet

l‘intégration des codes reliés aux technologies permettant d‘en interpréter ultérieurement le

nouveau contenu (Carroll 2000 : xii). La section 4.4 de ce chapitre montrera comment les

enregistrements country-western, à partir de techniques vocales rendues possibles par le

microphone et à l‘aide d‘effets comme la réverbération, construit un discours

phonographique (Lacasse 2005) qui montre, plus qu‘un simple usage de l‘enregistrement

sonore, une maîtrise des codes qui y sont rattachés. Ce discours phonographique contribue

notamment à créer des effets d‘intimité, un aspect fondamental de l‘éthos moderne (Taylor

2005; Lacasse et Savoie 2009; Carroll 2000)50

. On verra aussi que la chanson country-

western, loin d‘avoir adopté en bloc le country états-unien, s‘est plutôt approprié diverses

pratiques technologiques présentes dans la musique populaire de l‘époque.

L‘américanité est un trait partagé par la modernité populaire et la modernité

artistique et intellectuelle. Bruce Johnson observe que la modernité s‘accompagne d‘un

déplacement du centre de gravité culturel, qui prend ses distances avec les modèles

50

Pour Timothy Taylor, la radio est un des objets culturels qui incarne le mieux la modernité aux yeux des

Américains, notamment à cause de son introduction dans la vie quotidienne et de la transformation, par sa

mise en scène de l‘intimité, qu‘elle insuffle aux notions de vie publique et de vie privée. Dans l‘analyse de

deux chansons interprétées par Ludovic Huot, Serge Lacasse et Chantal Savoie montrent comment une

version intimiste de la modernité pouvait être véhiculée en chanson au Québec en 1937. Michael Carroll

explique comment le crooning et le microphone permettent aux interprètes de créer une illusion d‘intimité,

notamment par le biais de la radio.

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culturels élaborés en Europe au 19e siècle (Johnson 2000 : 38). L‘exemple offert par les

États-Unis devient un remplaçant naturel et au Québec, l‘américanisation touche la culture

populaire comme la vie intellectuelle. Yvan Lamonde décrit ainsi ce processus qui

s‘amorce à la fin des années 1930 : « Cette conscience d‘une différence trouve du coup sa

réalité dans le sens de l‘appartenance au continent américain. La sensibilité à une différence

française est alors proportionnelle à la sensibilité à la ressemblance américaine, souvent

états-unienne. » (Lamonde 2011 : 216) Dans la culture populaire, on adopte en masse la

musique, le cinéma et les loisirs des États-Unis, et les élites perçoivent cette

américanisation de la culture comme une menace. L‘exemple du country-western montre

cependant une américanité adaptée, qui montre certains aménagements entre modernité et

tradition. Cette américanité sera renouvelée à fin de la période étudiée ici alors qu‘en 1956

et en 1957, le country-western intègre le rock and roll pour offrir plusieurs des premiers

enregistrements du genre au Québec (4.5).

4.3 Un genre populaire Le succès qu‘a connu le country-western lors de son émergence est difficile à évaluer et à

chiffrer, et il peut être masqué par l‘absence presque complète du genre dans la presse et

dans les publications artistiques de l‘époque. Certains indices trouvés dans les sources

consultées suggèrent cependant que les chanteurs country-western ont rencontré dès leurs

débuts les faveurs d‘un public nombreux sur disque, sur scène et à la radio. Des données

sur les ventes de disque et les revenus générés par ceux-ci, sur le nombre de disques

produits, des témoignages sur la présence de ces chanteurs et sur l‘émulation entre les

compagnies de disques qu‘a suscité le succès de Roland Lebrun, tout comme des

informations sur les réactions des auditeurs permettent d‘esquisser les contours d‘un genre

populaire, apprécié et largement médiatisé. Les carrières des premiers chanteurs country-

western témoignent d‘un succès à l‘ère moderne, celle du divertissement et de la culture

diffusés par la technologie (Carroll 2000 : 61), dont ils investissent les principaux médias.

Le country-western est aussi un genre populaire, issu du peuple et de sa culture.

Pratiqué par des amateurs et des autodidactes qui se taillent une place dans une industrie

musicale professionnelle, le country-western loge dans les programmations des stations de

radio les moins élitistes. À Montréal, CKAC, qui incarne pendant les années 1930, « la

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radio du peuple » avec la place qu‘elle faisait aux « arts musicaux populaires » selon Elzéar

Lavoie, et CKVL, qui reprend ce rôle au cours des années 1940 (1986 : 288), sont la porte

d‘entrée des chanteurs country-western dans la métropole. Chez RCA Victor, les disques de

Willie Lamothe et de Paul Brunelle paraissent sous l‘étiquette Bluebird, qui offre des

disques à prix économique. Mode d‘expression populaire porté par les médias populaires,

le country-western incarne la modernité décrite par Elzéar Lavoie. Les goûts du public

contribuent à modeler le country-western, notamment par le contact privilégié avec les

interprètes que lui offre la radio.

Dans les années 1940 et 1950, le country-western est donc populaire dans ces deux

sens du terme, et sa modernité passe la médiatisation d‘une pratique populaire rencontrant

un succès important. Tout ceci s‘exprime dans l‘influence du soldat Lebrun sur

l‘émergence du genre, dont le succès rencontré auprès du public encourage les compagnies

de disques à enregistrer d‘autres chanteurs amateurs s‘accompagnant à la guitare (4.3.1).

Pour les chanteurs country-western, le succès sur disque (4.3.2) et sur scène (4.3.3) se

traduit par des revenus importants, et le genre apparaît comme une entreprise rentable pour

les compagnies qui produisent leurs enregistrements. C‘est cependant la radio (4.3.4) qui

est le médium le plus important à l‘époque et qui rejoint le plus grand nombre d‘auditeurs.

Celle-ci offre un lieu où peuvent s‘exprimer de manière particulièrement directe les goûts

du public notamment par le biais des demandes spéciales (4.3.5).

4.3.1 Le succès du soldat Lebrun

Le country-western semble avoir connu dès son émergence un certain succès commercial et

c‘est d‘abord la carrière de Roland Lebrun qui a permis à ce genre musical de se tailler une

place importante dans l‘industrie musicale des années 1940, sur disque, sur scène et à la

radio. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Roland Lebrun est un engagé volontaire basé

à Valcartier, dans la région de Québec. Une maladie l‘empêche d‘aller combattre et c‘est au

cours de sa convalescence qu‘il commence à composer des chansons sur le départ des

soldats (Thérien 2003 : 204). Roland Lebrun commence sa carrière sur scène en 1941 et il

attire un public nombreux dans les salles de la région de Québec (Du Berger, Mathieu et

Roberge 1997 : 153). Au début de l‘année 1942, Roland Lebrun remporte le concours

d‘amateurs du Palais Montcalm, victoire qui lance sa carrière sur les ondes de CHRC

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204

(Bernier et al. 1968 : 186). Il enregistre « L‘adieu du soldat » le 7 février 194251

et les

ventes de ce disque auraient été « phénoménales » (Thérien 2004 : 6). Selon l‘historien

Robert Thérien, c‘est l‘armée canadienne qui aurait « arrangé » le contrat de disque de

Roland Lebrun (Thérien 2003 : 205). Roland Lebrun devient pour le public le soldat

Lebrun, et il est assigné aux services auxiliaires de l‘armée canadienne. Il amorce alors une

série de tournées au Québec et partout au Canada pour présenter ses chansons dans les

bases militaires, à la radio et sur scène pendant trois ans (Thérien 2004 : 6), effectuant un

véritable travail de propagande pour l‘armée et pour la conscription. La station CHRC

consacre une émission à Roland Lebrun le lundi soir (Du Berger, Mathieu et Roberge

1997 : 154) et elle doit engager en 1943 une employée dont la tâche consiste exclusivement

à traiter la correspondance du chanteur (70).

Comme le souligne Robert Thérien, Roland Lebrun est avant tout un chanteur

romantique (Thérien 2004 : 8). Ses chansons racontent bien sûr la guerre, mais aussi

l‘amour, heureux ou déçu, la famille et le pays. Pourtant, dès le début de sa carrière, et

malgré une persona explicitement rattachée à l‘univers militaire, il est associé au monde du

western. Radiomonde, qui consacre le 7 février 1942 un entrefilet à la chanson « L‘adieu du

soldat », présente le soldat Lebrun comme un cow-boy chantant :

Un des artistes récemment engagés par CHRC qui aura fait le plus de

sensation, c‘est le soldat Roland Lebrun qui chante à la manière « Cow

Boy », s‘accompagnant sur une guitare. Ce jeune militaire a composé et créé

une chanson intitulée « L‘Adieu du Soldat ». Dans les quelques semaines qui

suivirent cette création, Gaston Voyer enregistra la réception d‘au-delà de

1 500 demandes spéciales d‘auditeurs et auditrices qui voulaient re-entendre

[sic] … encore, et encore… « L‘Adieu du Soldat ». (Radiomonde 7 février

1942 : 10)

Pourquoi le soldat Lebrun est-il immédiatement associé au western? La formule du

chanteur s‘accompagnant à la guitare qu‘adopte Roland Lebrun, largement véhiculée par le

cinéma western, y est sans doute pour quelque chose. Les cow-boys chantants, vedettes de

51

Cette date est présentée par Robert Thérien comme celle de l‘enregistrement du disque. Elle correspond

cependant peut-être à la sortie du disque plutôt qu‘à son enregistrement, puisque le jour même, on retrouve un

entrefilet dans Radiomonde sur cette chanson. Bien que l‘article laisse entendre que la chanson était déjà

connue du public par le biais de la radio (voir la citation dans le paragraphe suivant), la coïncidence serait

étonnante. Il serait plus plausible que la publication de l‘article corresponde à la date de parution du disque,

qui aurait alors suscité la curiosité d‘un journaliste ou encore la rédaction d‘une publicité déguisée sous forme

d‘article journalistique.

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205

plusieurs films westerns, étaient en effet très présents dans l‘univers médiatique québécois

des années 1940, époque à laquelle le cinéma occupait le plus clair des pages artistiques des

quotidiens. Roy Rogers, un de ces cow-boys troubadours, a joué dans pas moins de 62

films au cours des années 1940 seulement. En 1948, Photo-Journal le présente à ses

lecteurs québécois comme la plus grande star hollywoodienne :

Roy Rogers reçoit plus de 100 000 lettres par mois. […] Comme on peut

bien s‘y attendre, Hollywood tient compte du volume du courrier de ses

acteurs. C‘est un peu comme le baromètre de la popularité. Ordinairement

les vedettes les plus populaires se contentent d‘un courrier de 40 000 à

50 000 lettres par mois, ce qui est tout de même convenable. Il n‘en est pas

un seul qui menace la suprématie de Rogers dans ce domaine. (Photo-

Journal 12 août 1948 : 40)

Gene Autry, un autre cow-boy chantant, était bien connu des deux côtés de la frontière.

Vedette hillbilly de la radio et du disque dès la fin des années 1920, il apparaît pour la

première fois dans un film western en 1934. De 1940 à 1956, il anime une émission

hebdomadaire à la radio de CBS, Gene Autry’s Melody Ranch. Les chansons qu‘il a

popularisées et dont il était parfois l‘auteur, connaissent souvent un grand succès et font

l‘objet de reprises par des interprètes populaires de l‘époque comme Bing Crosby

(« Mexicali Rose », 1938; « Tumbling Tumbleweeds », 1940) et Glenn Miller (« Goodbye,

Little Darling, Goodbye », 1940). Plusieurs adaptations françaises de ces chansons seront

présentes au Québec. « Adieu », de Lionel Parent, est une adaptation réalisée en 1941 de

« Goodbye, Little Darling, Goodbye », et Jean Lalonde chante en 1940 « L‘amour perdu ne

revient plus », une adaptation de « Tumbling Tumbleweeds ».

Robert Thérien voit dans le succès auprès du grand public de la chanson issue des

films westerns la raison qui a poussé les compagnies de disques installées au Québec à

enregistrer des artistes locaux chantant dans le même style (Thérien 2003 : 207).

J‘apporterais deux nuances à cette hypothèse. D‘une part, les versions originales entendues

dans les films, ainsi que les adaptations québécoises de ces chansons, font entendre une

instrumentation plus étoffée que la simple formule guitare/voix qu‘ont adopté Roland

Lebrun, adoptée aussi à leurs débuts par Paul Brunelle, Marcel Martel et Willie Lamothe.

Le véritable modèle du chanteur s‘accompagnant seul à la guitare est sans doute, à

l‘époque, Jimmie Rodgers. Mort en 1933, il semble jouir d‘une popularité qui perdure, et

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206

on sait qu‘il est une figure de la chanson country connue au nord des États-Unis. Bobby

Hachey se souvient l‘avoir entendu à la radio, et Marcel Martel écoutait, au cours de sa

jeunesse, de la chanson country sur les ondes de CKAC, qui diffusait alors des émissions

du réseau américain CBS et où il aurait lui aussi entendu Jimmie Rodgers (Martel et

Boulanger 1983 : 30). Compo et RCA Victor, qui ont produit avec Jean Lalonde et Lionel

Parent des adaptations de chansons de Gene Autry, et où ces chanteurs sont accompagnés

d‘un orchestre, ont privilégié, pour les premiers chanteurs country-western, la même

formule qui avait fait le succès de Roland Lebrun. D‘autre part, la voix de Roland Lebrun,

comme celles de Paul Brunelle, de Marcel Martel et de Willie Lamothe, par l‘usage de la

nasalisation et du second mode de phonation, montre beaucoup plus l‘influence des

chanteurs country comme Jimmie Rodgers que celle des cow-boys chantants. La voix de

Roland Lebrun, bien qu‘elle soit moins nasale que celle de ses successeurs, présente tout de

même un degré de nasalité plus élevé que celle des autres chanteurs populaires québécois

de l‘époque. Une comparaison entre les voix de Roland Lebrun et de Lionel Parent est

significative. L‘extrait sonore 1 fait entendre un extrait de « L‘adieu du soldat », enregistrée

par Roland Lebrun en 1942, puis de « Adieu », enregistrée par Lionel Parent en 1941.

L‘exemple 4.1a montre un spectrogramme réalisé à partir de « L‘adieu du soldat », et on

peut y voir un formant typique d‘une légère nasalité, autour de 2 600 Hz. L‘exemple 4.1b

montre un spectrogramme, effectué avec les mêmes réglages, réalisé à partir de « Adieu ».

On y voit ici aussi une zone du spectre sonore amplifiée, cette fois-ci autour de 3 000 Hz,

plus large que celle qui correspondait au formant nasal de Roland Lebrun; elle correspond

au formant du chanteur, qui s‘accompagne aussi d‘une atténuation des premiers formants

de la voix, comme le montre bien le spectrogramme de l‘exemple 4.1b par rapport à celui

de l‘exemple 4.1a. La voix de Lionel Parent, qui a été maître de chapelle et chanteur

d‘opérette en plus de mener une carrière de chanteur populaire (Thérien 2010 : s.p.),

présente donc les caractéristiques d‘un chanteur de formation classique. Sa voix n‘est

pourtant pas la plus lyrique parmi celles qu‘on pouvait trouver chez les interprètes de

chansons des années 1940; celle de Ludovic Huot, par exemple, se rapprochait beaucoup

plus d‘une voix classique, par son vibrato et par son timbre, que celle de Lionel Parent.

L‘extrait sonore 4.1 permet aussi de percevoir une autre différence entre la manière de

chanter de Roland Lebrun et celle de Lionel Parent. On remarque chez Parent une grande

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207

différenciation des syllabes, qui est beaucoup moins accentuée chez Lebrun. Les exemples

4.2 a et b montrent les formants du mot « adieu » chanté par Lionel Parent (a) par Roland

Lebrun (b). Chez Lionel Parent, les trois sons voyelliques de « adieu » sont bien distincts,

comme le montrent les trois étapes clairement visibles de l‘énonciation du mot, étapes

marquées par trois profils formantiques différents. Chez Roland Lebrun, le comportement

de chacun des formants tend à être plus stable lors de l‘énonciation du mot. Cette analyse

confirme l‘effet perçu à l‘écoute de ces deux chansons. Ces exemples montrent bien le

contraste créé par la voix de Roland Lebrun avec les voix populaires de l‘époque, qui

étaient pour certaines plus influencées par le chant lyrique, mais aussi par une volonté

d‘articulation qui est absente du country-western, sauf pour créer des effets de variété

comme dans « La tyrolienne de mon pays » (chapitre 3, exemple 3.13). Ce contraste entre

la voix de Roland Lebrun et celle de Lionel Parent trouve son écho, de manière assez

révélatrice, dans la carrière de Gene Autry. Bill C. Malone précise que Gene Autry a

considérablement adouci sa voix en passant du métier de chanteur hillbilly, qu‘il exerça

d‘abord, à la radio et sur disque, au métier de cow-boy chantant dont les performances

étaient destinées au grand public (Malone 1997 : 143). La voix de Roland Lebrun agit

comme un autre indicateur de ses influences, qui se retrouvent davantage du côté du

country que du côté d‘Hollywood. L‘instrumentation comme la voix des premiers

enregistrements de Roland Lebrun se distinguent des adaptations québécoises du répertoire

des cow-boys chantants et ses disques comme ceux de ses successeurs se rapprochent

davantage du répertoire des chanteurs country que de celui issu des films western.

Pour Roland Lebrun, le succès semble arriver rapidement. Son premier disque paraît

au plus tard en février 1942, alors que dès le mois de janvier 1942, on retrouve des

demandes pour des chansons de Roland Lebrun dans le journal montréalais La Patrie

(dimanche 18 janvier 1942 :19). Même Radio-Canada fait une place à son antenne aux

chansons du soldat Lebrun (Lavoie 1986 : 284). C‘est pourtant à Québec que sa carrière

démarre, où son émission hebdomadaire à CHRC attire un courrier abondant d‘admirateurs

qui pouvait se composer de plusieurs centaines de lettres chaque semaine (Du Berger,

Mathieu et Roberge 1997 : 155). Roland Lebrun semble surtout plaire au public féminin et

des témoignages de l‘époque indiquent qu‘on devait même le protéger de son public :

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208

Moi je me rappelle qu‘on l‘avait amené en tournée dans la Beauce, on a été

obligé de le faire sortir par la cave parce qu‘on voulait sauter dessus. On

voulait avoir des souvenirs, on voulait lui arracher les cheveux, les boutons

de son uniforme et enfin tout. (Du Berger, Mathieu et Roberge 1997 : 154).

La vogue militaire en cours à l‘époque, encouragée par le gouvernement canadien,

explique certainement en partie le succès immédiat du soldat Lebrun. Au moment où le

chanteur amorce sa carrière, les médias sont utilisés par l‘État canadien dans une vaste

entreprise de propagande qui vise à encourager le recrutement et à valoriser l‘effort de

guerre. L‘encadrement des médias va jusqu‘à la censure : les propos défaitistes ainsi que

l‘opposition à la campagne de recrutement peuvent valoir l‘emprisonnement à leur auteur

(Linteau et al : 146). Dans les médias de l‘époque, la guerre est partout, dans l‘actualité

comme dans la publicité. Les réclames de mode féminine, d‘aliments pour bébés et même

de serviettes hygiéniques utilisent des slogans guerriers pour vanter leurs produits. La mode

vestimentaire subit d‘ailleurs l‘influence de ce militarisme ambiant. La figure 1 montre une

publicité de la maison L.N. Mercier, publiée dans l‘édition finale de La Patrie du dimanche

15 février 1942 (63). On y voit à gauche dans l‘image une femme vêtue d‘un manteau de la

« toute dernière mode en fait de magnifiques manteaux genre militaire ». La description du

vêtement insiste encore : « couleur naturelle ou bleu aviation. Devant croisé avec encolure

militaire […] Voyez comme ils sont ravissants. »

La propagande s‘infiltre jusque dans la bande dessinée. Le dimanche 15 mars 1942,

toujours dans La Patrie, la série La vie courante prend pour thème « Comment perdre ses

amis » (figure 2), probablement en référence au célèbre Comment se faire des amis de Dale

Carnegie52

. Aux côtés d‘une scène familiale et d‘une scène de rivalité féminine, les autres

cases mettent en scène des situations qui concernent le rationnement et l‘effort de guerre,

où on voit des citoyens fautifs s‘accaparer des quantités de sucre ou encore dénigrer le

travail des femmes au sein des œuvres de guerre. La rhétorique liée à la situation militaire

est même employée dans les publicités des pages artistiques. Le dimanche 4 janvier, La

Patrie (p. 57) publie une annonce pour un spectacle de vaudeveille mettant en vedette une

danseuse qui « refusa de danser pour Hitler ».

52

Publié pour la première fois en 1936, l‘ouvrage de ce conférencier américain fait une forte impression sur

la culture populaire. Dans une entrevue accordée en 1965, Willie Lamothe cite d‘ailleurs le célèbre auteur

(Godin 1965 : 40).

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209

Fig. 1 — Publicité pour L.N. Messier, manteaux pour femme de style militaire. La

Patrie 15 février 1942 : 63. BAnQ.

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Fig. 2 — Bande dessinée La vie courante : « Comment perdre ses amis ». La Patrie 15

mars 1942 : 28. BAnQ.

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211

Plusieurs sources suggèrent que le style et le répertoire de Roland Lebrun ont

influencé les premiers chanteurs country-western. Cinq ans avant d‘enregistrer son premier

disque, le jeune Marcel Martel, âgé de 17 ans en 1942, interprétait les chansons du soldat

Lebrun dans ses spectacles (Martel et Boulanger 1983 : 38, 40). Il continuera à le faire à la

radio lors de son premier engagement à CHLN (Martel et Boulanger 1983 : 52). Willie

Lamothe interprète lui aussi les chansons du soldat Lebrun dans ses spectacles (Le Serge

1975 : 43), même si son style, au contraire de Marcel Martel, est moins romantique et plus

inspiré des chanteurs fantaisistes, tels Charles Trenet et Maurice Chevalier dont il reprend

aussi les chansons. Pendant son passage dans l‘armée, il se fera d‘ailleurs brièvement

appeler « le sergent chantant », alors qu‘il amorce sa carrière sur les ondes de CKAC, et il

se présente sur scène dans son uniforme (Le Serge 1975 : 43). De plus, il semble que ce soit

le succès commercial des disques du soldat Lebrun qui ait incité RCA Victor à tenter de

répliquer à Starr en recrutant Paul Brunelle. Remarqué par Hugh Joseph au concours de la

Living Room Furniture qu‘il remporte en 1944 pour une deuxième fois à Montréal (Thérien

2003 : 207), concours dont il sera question plus loin, Paul Brunelle, qui interprète à

l‘époque les chansons de Tino Rossi et de Bing Crosby, se met à chanter dans le style

country-western à la demande de la compagnie, dans le but explicite de concurrencer

Roland Lebrun (Godin 1965 : 40). C‘est donc à la fois au style adopté par le soldat Lebrun

et au succès qu‘il a connu qu‘on peut attribuer l‘émergence d‘un groupe de chanteurs

amateurs, auteurs-composteurs-interprètes s‘accompagnant à la guitare, qui donneront

naissance au country-western. C‘est probablement à cause de la rentabilité des disques du

soldat Lebrun que ces artistes ont eu à leur tour accès aux studios d‘enregistrement, chez

RCA Victor qui veut proposer un produit concurrent et chez Starr qui poursuit le

développement de son secteur country-western. La scène et la radio ont également servi de

lieux de diffusion pour ces chanteurs qui ont pu y conquérir un public dont les goûts, on le

verra, ont eu une importance particulière dans le déroulement de leurs carrières.

4.3.2 Le disque

C‘est au cours des années 1940 que le disque réussit véritablement à atteindre un large

auditoire au Québec, alors que plus de la moitié des maisons canadiennes possèdent

désormais un tourne-disque (Thérien 2003 : 199). En même temps s‘installe pour la

première fois un contexte extrêmement favorable au développement d‘une discographie

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québécoise abondante. En effet, les artistes québécois de la chanson peuvent compter sur

les effets de deux conjonctures particulières qui se combinent pour stimuler

l‘enregistrement de chanteurs locaux. De 1941 à 1945, pendant l‘occupation allemande

d‘une partie du territoire français, les disques produits en France ne sont plus distribués sur

le marché québécois. À la pénurie de disques français s‘ajoute dans un deuxième temps de

grands bouleversements qui affectent l‘industrie américaine du disque. Afin d‘obtenir des

redevances pour ses membres, l‘American Federation of Musicians déclenche en 1942 une

grève qui ne prendra fin qu‘en 1944 et pendant laquelle les musiciens professionnels

refusent de travailler dans les grands studios d‘enregistrements. Entre 1940 et 1945, le

disque québécois rencontre donc pour la première fois une concurrence très affaiblie

(Thérien 2003 : 204). Cette situation a suscité une forte diversification dans l‘industrie

québécoise du disque au cours de cette décennie et a sans aucun doute favorisé le passage

de Roland Lebrun de la radio au disque. Auprès des amateurs de musique, en effet, le

besoin de nouveauté semble se faire sentir. Dans Le Passe-Temps, en septembre 1945

(no 890 : 12), dans un texte intitulé « Nouvelles chansons françaises », on rappelle aux

lecteurs le rôle que la revue a joué dans l‘offre sous forme de partitions de chansons

originales en français, qui se sont fait cruellement rares pendant la guerre53

:

Depuis janvier, « Le Passe-Temps » a publié chaque mois de nouvelles

chansons françaises, grâce à des accords particuliers avec d‘excellents

chansonniers. Nous avons ainsi contribué – et nous continuerons à le faire –

à renouveler le répertoire de nos chanteurs qui, pendant la guerre, ont dû

répéter à satiété tous les grands succès aujourd‘hui devenus des rengaines.

(Le Passe-Temps 1945 no 890 : 12)

Les premiers enregistrements de Roland Lebrun s‘inscrivent donc dans ce contexte, très

favorable à l‘émergence de nouveaux styles dans l‘industrie du disque. De plus, la

compagnie canadienne Compo et son étiquette Starr ne semblent pas avoir été trop

affectées par la grève des musiciens, ayant fait paraître, selon l‘état de la collection de

BAnQ pour ces années, au moins 160 disques. Chez RCA Victor cependant, selon Jean-

Jacques Schira et Robert Giroux, la grève interrompt tout enregistrement (Schira et Giroux

1987 : 58). C‘est peut-être pour cette raison que RCA Victor a mis trois ans avant de

53

Le Passe-Temps publiait des partitions musicales dans ses pages, principalement de la musique pour piano

seul ou pour voix et piano. Il agissait également à titre d‘éditeur de musique en feuille, et on retrouve des

extraits de son catalogue dans plusieurs numéros.

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213

répliquer à Starr avec son premier chanteur country-western, Paul Brunelle, dont les deux

premiers disques paraissent en 194554

. On peut aussi supposer que ces compagnies ont pu

contourner les restrictions imposées par la grève en enregistrant des chanteurs amateurs, qui

n‘étaient probablement affiliés à aucun syndicat. Comme le souligne Robert Thérien, la

grève des musiciens explique peut-être également pourquoi Lionel Parent a adopté des

pseudonymes sur disque entre 1942 et 1944 (Thérien 2010 : s.p.).

Les ventes des pionniers du country-western se sont sans doute avérées

satisfaisantes tant pour RCA Victor que pour Compo. Dès 1942, Starr enregistre aussi les

disques d‘Eddie Rancourt, dont les chansons sentimentales, qui traitent de la guerre

rappellent les thèmes abordés par Roland Lebrun. En 1946, Willie Lamothe est recruté par

RCA Victor sur la recommandation de Victor Martin, marchand de musique et violoniste

folklorique qui enregistre déjà pour RCA (Lamothe 1991 : 20). Willie Lamothe est invité à

une première séance d‘enregistrement le 13 juin 1946 (Gendron 2011b : s.p.). La même

année, Starr commence à enregistrer les chansons de Paul-Émile Piché et de Georges

Caouette. Ce dernier recommande à Marcel Martel d‘approcher la compagnie à son tour; il

sera invité à une première session d‘enregistrement en octobre 1947 (Martel et Boulanger

1983 : 73). Il est toutefois impossible de connaître avec certitude le nombre de disques

vendus à cette époque, même si quelques auteurs avancent des chiffres de vente. Roger

Chamberland affirme que le disque « Je suis un cowboy canadien » / « Tu m‘attendras ma

tendre mère » de Willie Lamothe, paru en 1946, se serait vendu à plus de 23 000

exemplaires en un seul mois (Chamberland 1997 : 209); deux ans plus tard, « Allo! Allo!

petit Michel » / « Je ne pense plus à toi »55

aurait atteint 80 000 les exemplaires vendus

(Chamberland 1997 : 209), une information qu‘on retrouve également dans un document

produit par le CRTC sur l‘industrie de la musique country au Canada (CRTC 1986 : 14).

Willie Lamothe soutient qu‘il aurait vendu 70 000 exemplaires de son premier disque en 11

mois (Le Serge 1975 : 53), et qu‘un autre disque se serait écoulé à plus 125 000

54

Mario Gendron (Gendron 2011a : s.p.) indique en effet que les quatre premières chansons enregistrées par

Paul Brunelle, parues sur ses deux premiers disques, ont été enregistrés en 1944. Selon Robert Thérien (2000 :

s.p.), ces deux disques ont paru en octobre et en novembre 1945. 55

Roger Chamberland sous-entend que ce disque aurait été mis en marché en 1948, ce qu‘avance aussi le site

<www.biographiesartistesquebecois.com>. Le catalogue de BAnQ indique toutefois la date 1950, entre

crochets et avec un point d‘interrogation.

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214

exemplaires (Le Serge 1975 : 54). Roger Charlebois affirme quant à lui que Paul Brunelle a

vendu pas moins de 150 000 exemplaires du disque « Femmes que vous êtes jolies » / « Les

filles des prairies » (Charlebois 1976 : s.p.).

Bien qu‘on puisse soupçonner que ces données aient fait l‘objet d‘une certaine

exagération, d‘autres tendent tout de même à montrer que les enregistrements des chanteurs

country-western étaient lucratifs tant pour les chanteurs eux-mêmes que pour les

compagnies de disques. Pour le disque « Je chante à cheval » / « Ma destinée », Willie

Lamothe aurait touché 400 $ de droits d‘auteur pour les trois premiers mois de mise en

marché (Lamothe 1991 : 68). Ses deux premiers disques lui rapportent rapidement 2 500 $

en droits d‘auteur, un montant plus élevé que son salaire annuel à l‘usine Goodyear (Le

Serge 1975 : 54), où il occupe pourtant un poste de contremaître (Le Serge 1975 : 44). Ces

revenus reliés au disque lui permettent de quitter son emploi, et le succès commercial

rencontré dès ses premiers enregistrements incite RCA Victor à lui offrir un contrat de trois

ans; en 1947, la compagnie lance un nouveau disque de Willie Lamothe tous les trois mois

(Le Serge 1975 : 53-54). Les revenus de Willie Lamothe reliés au disque, qui pendant

quelques temps continuent de « monter en flèche », vont constituer, en plus de quelques

spectacles, la totalité des revenus du chanteur avant l‘époque des tournées (Le Serge 1975 :

56). Pour Marcel Martel, les redevances constituent aussi le revenu principal pendant

quelques années. Elles ne lui assurent pas la richesse mais sont assez importantes et lui

permettent de « vivre au cours de ces années où les salaires hebdomadaires des employeurs

n‘entraient pas régulièrement » (Martel et Boulanger 1983 : 89). Dès la sortie de son

premier disque, sur lequel se retrouvent les chansons « La chaîne de nos cœurs » et

« Souvenirs de mon enfance », les ventes génèrent un revenu important :

Les mois qui ont suivi la sortie du disque ont été pleins de promesses. Les

premiers chèques de redevance sont entrés. Je me souviens qu‘à l‘arrivée du

premier chèque au montant de 165 $, nous avons célébré ça en changeant

tout le mobilier de la maison. […] Compo me payait aux trois mois.

Souvent, on avait hâte de voir arriver le chèque des droits d‘auteur pour

payer le loyer. (Martel et Boulanger 1983 : 82).

Les relations de Marcel Martel avec sa compagnie de disques indiquent elles aussi qu‘il

était un chanteur important chez Starr. Le chanteur estime qu‘il est l‘artiste qui eu le plus

souvent accès au studio de Compo entre 1948 et 1956 (Martel et Boulanger 1983 : 90).

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215

Qu‘on prenne au sérieux ou non cette affirmation, les passages en studio correspondaient à

une véritable demande puisque Marcel Martel n‘était pas sous contrat et que Compo

l‘invitait en studio quand la demande se faisait sentir (90). Dès la parution de son premier

disque, les demandes qui, selon Marcel Martel, « affluent chez Compo », suscitent une

seconde séance quelques mois plus tard (82). Avec Marcel Martel, Starr peut graver

plusieurs disques à la fois et les mettre en marché plus tard, ou encore faire paraître

plusieurs disques d‘un même artiste simultanément, comme la compagnie le faisait avec le

soldat Lebrun en 1943 (Thérien 2004 : 6-7).

Le nombre de disques produits par les artistes peut également agir comme un

indicateur de leur succès selon Robert Thérien : « les compagnies de disques n‘étant pas

des associations philanthropiques, on peut présumer que le nombre de disques mis en

marché témoigne assez fidèlement de l‘intérêt que portait le public à un artiste donné »

(Thérien 2003 : 160). Robert Thérien a compilé les enregistrements produits au Québec

avant 1950. Roland Lebrun se place au 11e rang des artistes ayant le plus enregistré au

cours des années 1940, avec 27 disques, ce qui correspond grosso modo à 54 chansons56

, et

Willie Lamothe atteint le 14e rang avec 17 disques pour 34 chansons. (Thérien 2003 : 215)

Marcel Martel va enregistrer 32 chansons entre 1947 et 1950, et Paul Brunelle 46 chansons

entre 1945 et 1950 (Thérien 2003 : 218). Ces chiffres peuvent sembler peu élevés en

comparaison avec le nombre d‘enregistrements produits par d‘autres artistes du disque de

l‘époque. Isidore Soucy, par exemple, a gravé 346 pièces musicales entre 1926 et 1950

(Thérien 2003 : 217). Toutefois, il ne faut pas oublier que les chanteurs country-western

amorcent leur carrière sur disque dans les années 1940 et que celle-ci s‘étend bien au-delà

de 1950. Robert Thérien a aussi évalué le nombre d‘enregistrements produits par ces

artistes après 1950, sans toutefois fournir de données par décennie. Le nombre de chansons

enregistrées par Marcel Martel après 1950 est évalué à 332; Paul Brunelle 268, Willie

Lamothe 182 (Thérien 2003 : 218).

56

Un disque 78 tours correspondait généralement à la mise en marché de deux chansons du même interprète.

Dans certains cas cependant, les deux faces d‘un même disque pouvaient présenter deux interprètes différents.

Par exemple, en 1942, Starr fait paraître un disque présentant en face A « La lettre d‘un soldat canadien »

interprétée par Roland Lebrun, et en face B « La réponse à la lettre d‘un soldat canadien » interprétée par

Luiza Lebel.

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216

Si le country-western semble bel et bien avoir fait l‘objet d‘une demande de la part

du public, on peut aussi penser que la formule, en plus, a séduit les producteurs de disques

par sa grande rentabilité. Avec les chanteurs country-western, la compagnie n‘a pas à

engager des musiciens de studio, les chanteurs s‘accompagnant eux-mêmes ou amenant un

musicien. Marcel Martel a demandé à son ami Laurent Joyal de l‘accompagner en studio

pour sa première séance, puis travaillera seul en studio pendant 10 ans (Martel et Boulanger

1983 : 82). Willie Lamothe et Paul Brunelle ont eux aussi commencé par enregistrer seuls

avant de constituer des groupes spécialement pour leurs séances d‘enregistrement. Il est en

tout cas évident que les enregistrements country-western produits chez Compo sont réalisés

avec moins de soin que d‘autres. Les séances semblent se dérouler assez rapidement, avec

le moins de reprises possible, et ne sont parfois constitués que d‘une seule piste. Marcel

Martel raconte ainsi sa première séance d‘enregistrement dans le studio de Compo :

Un gros micro 44 de RCA au milieu de la pièce et silence « On tourne »…

[…] on gravait directement le disque sur une plaque de cire ou d‘acétate.

Quand on se trompait, il fallait détruire la plaque et recommencer sur une

nouvelle… Ça coûtait cher, alors, attention messieurs! […] « La chaîne de

nos cœurs » a été gravée du premier coup tandis que « Souvenirs de mon

enfance » a exigé une reprise parce que Laurent avait fait un bruit avec le fer

de sa guitare hawaïenne. (Martel et Boulanger 1983 : 79).

Si Marcel Martel affirme qu‘il fallait recommencer lorsqu‘une erreur se produisait en cours

d‘enregistrements, on retrouve tout de même sur le marché plusieurs enregistrements où

des erreurs d‘exécution subsistent. Dans « La destinée », Roland Lebrun se trompe dans les

paroles et bafouille au milieu de la première strophe de la chanson (extrait sonore 4.2); on

entend le même type d‘erreur chez Marcel Martel dans le deuxième refrain de « Un coin du

ciel » et dans le dernier refrain de « En prison maintenant » (extrait sonore 4.3). L‘aspect

plus léché des autres enregistrements de chansons populaires de l‘époque détonne avec les

enregistrements country-western. Il est vrai que les enregistrements country-western de

l‘époque relèvent d‘une esthétique plutôt naturaliste; à ce compte, il est d‘autant plus

surprenant d‘y percevoir de manière la manipulation de certains paramètres technologiques.

Sur plusieurs enregistrements comportant deux pistes produits au cours des années 1940, on

diminue l‘intensité de la piste d‘accompagnement instrumental avant chaque entrée de la

voix. Une diminution rapide et peu subtile caractérise souvent cette manipulation, comme

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217

après l‘introduction de « La mort d‘un cow-boy des prairies » (extrait sonore 4.4).

Cependant, les compagnies semblent tenir à leur écurie de chanteurs country-western, ou du

moins aux revenus qu‘ils représentent, comme en témoignent les accommodements que la

compagnie Starr propose à Marcel Martel. Souffrant de tuberculose, Marcel Martel avait

une santé précaire et, entre des périodes où il pouvait exercer son métier de chanteur sans

trop de difficulté, il connaissait des rechutes qui pouvaient l‘amener à des hospitalisations

prolongées. À partir du 17 avril 1950, il entre pour 9 mois au sanatorium Cook. Pendant ce

séjour, il se rend à Montréal à deux reprises pour enregistrer des nouveaux titres (Martel et

Boulanger 1983 : 95). Puis, son état de santé s‘étant détérioré, le chanteur est transféré pour

18 mois à l‘hôpital de Cartierville, où il reçoit des soins plus spécialisés. Sa production,

selon ses dires, « accuse des retards », et la compagnie demande de nouvelles chansons.

Lors d‘une de ces périodes, la compagnie Compo, qui voulait absolument lui faire

enregistrer des nouvelles chansons, organise son transport de l‘hôpital au studio :

Quelle équipée s‘était [sic] quand les gens d‘Apex ont décidé que j‘allais

enregistrer. Il me semblait que ça aurait été plus facile d‘apporter le studio

dans ma chambre… que ma chambre dans le studio. Une camionnette de

déménagement de pianos est venu [sic] me chercher et les « déménageurs »

m‘ont traité comme un objet fragile qu‘il ne faut pas casser en chemin ! […]

J‘ai alors réalisé ce que je représentais pour eux. Une petite fortune… […]

Le souffle était bien court et les lignes de mes chansons… trop longues. On a

recommencé aussi souvent que j‘étouffais. Tout le monde avait une patience

d‘ange avec moi […] Durant cette mémorable session, je n‘ai enregistré que

quatre chansons. (Martel et Boulanger 1983 : 104-105)

Cinq ans plus tard, le scénario se répète, et Compo fournit le transport au chanteur pour une

double session d‘enregistrement (Martel et Boulanger 1983 : 160).

Même si la scène et la radio, selon Robert Thérien, étaient les vrais indicateurs de

succès, et qu‘un chanteur pouvait faire carrière en enregistrant très peu (Thérien 2003 :

216), le contraire semble aussi vrai. Pendant une période particulièrement difficile sur le

plan de la santé, Marcel Martel passe trois ans sans monter sur scène, mais continue

pourtant de connaître la faveur du public : « Il y a dans tout cela un phénomène que je ne

comprends pas encore aujourd‘hui et je suis quand même très reconnaissant à mon public

qui continuait de m‘encourager, d‘acheter mes disques, même si on ne m‘avait pas vu sur

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une scène depuis une éternité ou deux ! » (Martel et Boulanger 1983 : 113) Pour le

chanteur, le disque est d‘ailleurs perçu comme une véritable mesure du succès :

Le seul sondage valable auquel j‘ai toujours cru, c‘est le rapport de mes

redevances : au moins là on est certain de plusieurs choses : le disque a été

imprimé en tant de copies, il y en a une quantité qui a été livrée chez les

marchands de musique, de ce nombre il y en a qui ont été vendus… De cette

quantité les marchands de musique en ont rapporté les chiffres de vente […]

(Martel et Boulanger 1983 : 89).

Le disque a donc son importance dans le maintien des carrières des chanteurs country-

western. Il leur fournit un revenu suffisant, et leurs enregistrements semblent rentables pour

les compagnies de disques. Les pionniers du country-western connaîtront des carrières

phonographiques durables qui, comme le montrent les chiffres compilés par Robert

Thérien, composent une production abondante.

4.3.3 La scène

Les spectacles constituent une part importante des activités professionnelles des chanteurs

country-western. La scène leur permet de faire la promotion de leurs disques, qui ne semble

pas avoir été prise en charge par les compagnies de disques, et génère aussi des revenus

importants pour les artistes. Ces derniers peuvent s‘assurer d‘une présence régulière dans

certaines salles de spectacle, la prospérité de l‘après-guerre qui perdure amenant un public

nombreux dans les cabarets et les hôtels de ces villes régionales. En 1948, Marcel Martel

avait constitué un orchestre avec lequel il jouait régulièrement à l‘hôtel Windsor de

Drummondville. C‘était, selon Marcel Martel, le cabaret le plus populaire de la ville, et il

refusait des spectateurs tous les soirs (Martel et Boulanger 1983 : 84). Quant à Willie

Lamothe, sa première troupe se produit, pendant l‘année 1949, à l‘hôtel Château de Saint-

Jovite (Le Serge 1975 : 59) et il joue pendant un mois à l‘hôtel Commercial de Rouyn-

Noranda en 1949 ou en 1950 (Le Serge 1975 : 56).

Les chanteurs country-western organisent aussi des tournées qui les amènent dans

plusieurs régions du Québec. Ces déplacements ne sont pas organisés par les compagnies

de disques mais par les chanteurs eux-mêmes, qui s‘occupent de gérer tous les aspects de

ces tournées autoproduites. C‘est le cas de Willie Lamothe et de son épouse Jeannette qui,

dès 1946, commencent à louer des salles pour des spectacles, souvent des salles paroissiales

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et des sous-sols d‘église dans des petites localités (Lamothe 1991 : 25). Le succès est au

rendez-vous et, dès les premiers spectacles, le chanteur remplit souvent ses salles et peut

gagner en une fin de semaine le double du son salaire hebdomadaire que lui verse l‘usine

Goodyear (Lamothe 1991 : 24-25). Jeannette Lamothe participe activement à ces tournées

et confectionne les costumes et les décors des spectacles, réalise et pose les affiches, tient la

comptabilité et vend les billets et les programmes à la porte des salles (Lamothe 1991 : 68).

Leur première tournée les amène au Saguenay, où le chanteur se produit entre autres à

Jonquière et à Saint-Joseph-d‘Alma. Le couple organise lui-même la publicité, traînant une

imprimerie portative qui leur permet de presser les affiches et les programmes (Le Serge

1975 : 65; Lamothe 1991 : 68). Willie Lamothe distribue lui-même les affiches dans les

magasins et fait des passages à la radio pour attirer le public. Les efforts semblent porter

fruit, et le chanteur aurait attiré 800 spectateurs à Jonquière (Le Serge 1975 : 67). Willie

Lamothe répète la même formule à Matane et à Amqui où il loue deux théâtres (68). Il fait

la promotion de ses spectacles à la radio de CKBL, à Matane (69). À Matane, le grand

nombre de spectateurs incite Lamothe à offrir deux représentations la même soirée et une

matinée pour les enfants le lendemain (Le Serge 1975 : 69; Lamothe 1991 : 70-71). Lors

d‘une tournée dans le Bas-Saint-Laurent, Willie et Jeannette Lamothe reviennent avec

8 000 $ en poche (Lamothe 1991 : 68). Dès 1952, Marcel Martel organise lui aussi des

tournées qui amènent son ensemble jusqu‘en Gaspésie et en Abitibi. Il se charge aussi lui-

même de la publicité en faisant le tour des villages avec sa voiture équipée de haut-parleurs

qui annoncent le spectacle de « Marcel Martel et ses amis de l‘Ouest » qui promettent « du

chant, de la comédie, de la musique » (Martel et Boulanger 1983 : 115). À propos de sa

tournée de 1956, Marcel Martel dit être « le chef d‘orchestre, le compositeur, le chauffeur,

le gérant et le publiciste »; il traîne une roulotte qui contient les instruments et le matériel

publicitaire et les programmes (Martel et Boulanger 1983 : 149). Son épouse, Noëlla

Therrien, participe aussi aux tournées. En 1948, Paul Brunelle organise une tournée estivale

de la Gaspésie. Selon Mario Gendron, sa tournée lui rapporte 1 000 $ en une semaine. Son

salaire d‘ouvrier à la Miner Rubber n‘est alors que de 32 $ par semaine. Le succès remporté

sur scène lui permet alors de quitter son emploi (Gendron 2011a : s.p.).

Bien qu‘il soit assuré dans une large mesure par l‘autoproduction et

l‘autopromotion, le succès rencontré sur scène par les chanteurs country-western s‘inscrit

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aussi dans des réseaux bien établis de l‘industrie du spectacle de l‘époque. Marcel Martel,

Willie Lamothe et Paul Brunelle ont tous trois été recrutés au sein des grandes troupes de

variétés de leur temps, avec qui ils ont aussi entamé des tournées provinciales. En 1942,

cinq ans avant d‘enregistrer son premier disque, Marcel Martel se produit avec un de ses

premiers groupes, les Lone Rangers, à la salle paroissiale de Saint-Joseph-de-Drummond,

ce qui lui vaut d‘être engagé pour un spectacle de variétés au théâtre Drummond. Il y

partage alors la scène avec Ovila Légaré qui l‘invite en tournée avec sa troupe (Martel et

Boulanger 1983 : 38-40). En 1950, Paul Brunelle, qui est déjà bien connu, commence à se

produire en tournée avec la troupe d‘Antoine Grimaldi, la Troupe des soirées du bon vieux

temps. Il est la vedette du groupe, qui présente aussi des sketchs et de la danse, et poursuit

en parallèle sa carrière solo. C‘est cette association entre Paul Brunelle et la Troupe des

soirées du bon vieux temps qui donne l‘idée à Jean Grimaldi, le frère d‘Antoine, de recruter

Willie Lamothe en 1951 pour sa propre troupe (Gendron 2011a. : s.p.), au sein de laquelle

le chanteur se produit aux côtés d‘Olivier Guimond et de Manda Parent (Le Serge 1975 :

59-60). Il organisera plus tard les tournées de la troupe (77), et participera aussi pendant

deux ans aux tournées provinciales de la troupe de la Living Room Furniture57

(78).

Au sein de leurs propres troupes, les chanteurs country-western s‘inspirent du

modèle des variétés. Paul Brunelle achète en 1951 la troupe d‘Antoine Grimaldi. La

tournée estivale de Marcel Martel en 1956 se nomme « Variétés ‘56 » et comme la Troupe

des soirées du bon vieux temps, celle de Marcel Martel présente des sketchs et propose des

tirages pendant le spectacle (Martel et Boulanger 1986 : 149). Willie Lamothe embauchait

lui aussi des comédiens, des danseurs et des « talents » en tous genres. Il évoque avec

humour la participation de Michel Messier à une de ses tournées :

Michel Messier était un phénomène bien avant de se joindre à ma troupe et

ses exploits faisaient les délices des salons huppés. Il tirait une voiture avec

ses dents, avalait des lames de rasoir, se perçait les joues avec des aiguilles,

mangeait des disques et traversait la scène en soutenant une femme entre ses

dents. (Le Serge 1975 : 69)

57

La Living Room Furniture commanditait le concours du même nom diffusé sur les ondes de CKAC dont il

a été fait mention plus haut ainsi que dans le chapitre 1 à propos des débuts de Paul Brunelle; il en sera plus

longuement question dans la section 4.3.4 portant sur la radio et dans la section 4.3.5 portant sur les goûts du

public.

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Dans les localités dépourvues de salles de spectacle ou de cabaret, ces représentations

devaient viser un public familial, puisqu‘elles devaient se donner dans les salles

paroissiales. Marcel Martel explique l‘importance du soutien des curés, qu‘il fallait

convaincre de laisser la troupe se produire :

[L]a collaboration des bons curés nous était fort précieuse pour les spectacles

de fin de semaine. Du lundi au jeudi soir, on faisait à peine nos frais, mais

les vendredis, samedis et dimanches, ça fonctionnait fort. Les annonces du

haut de la chaire étaient gratuites. Dans toutes les paroisses, je prenais bien

soin d‘expliquer à monsieur le curé que j‘étais un homme malade et que

j‘avais besoin de gagner ma vie et celle de ma famille. (Martel et Boulanger

1983 : 116)

La Troupe des soirées du bon vieux temps préparait quant à elles sa venue par des lettres

d‘intention. La lettre reproduite ci-dessous (figure 3), envoyée par Antoine Grimaldi à un

curé, présente le spectacle offert par la troupe comme distingué, « propre et dénué de tout

double sens »; elle propose aussi une formule avantageuse à la paroisse d‘accueil du

spectacle en lui promettant la moitié des bénéfices. Bien que ces tournées provinciales aient

été importantes pour les chanteurs country-western, ceux-ci se produisent aussi sur les

scènes de la métropole. À mesure que leur popularité grandit, Paul Brunelle et Willie

Lamothe sont amenés à se produire de plus en plus à Montréal. En 1952 et 1954, Willie

Lamothe assure la première partie du spectacle de Gene Autry, qui se produit au Forum (Le

Serge 1975 : 82). En 1955, le chanteur s‘affiche pendant 15 soirs au National, et Paul

Brunelle se produit au Théâtre Canadien pendant trois semaines (Godin 1965 : 39).

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Fig. 3 — Proposition de services pour la Troupe des soirées du bon vieux temps. Archives

de Saint-Hyacinthe. Avant 1951.

Malgré les aménagements avec les pouvoirs traditionnels qui ont été nécessaires aux

artistes country-western pour pouvoir se produire en région, ceux-ci sont avant tout des

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diffuseurs de la culture urbaine sur le modèle des spectacles de variété et où les reprises de

chansons populaires de l‘époque occupent une place importante. La radio leur offre une

tribune particulièrement importante et ils y diffusent, en ville et en région, leur propre

répertoire et les demandes spéciales du public.

4.3.4 La radio

Si les années 1940 ont vu le disque pénétrer enfin dans la majorité des foyers, la radio était

toutefois, dès le début de la décennie, le média le plus répandu. Dans un article portant sur

l‘histoire de la radio au Canada français, Elzéar Lavoie s‘est penché sur le recensement

canadien de 1941, qui indique que la radio est alors présente chez 70,6 % des familles

québécoises (Lavoie 1971 : 25-26)58

. En 1947, la radio rejoint 88 % des foyers québécois

(Linteau et al. 1989 : 176). En 1944, Albert Lévesque publie une étude sur les habitudes

culturelles de l‘élite canadienne-française. Sur les 1 699 familles habitant au Québec qu‘il a

sondées, comprenant des cultivateurs, des hommes d‘affaires et de métier ainsi que des

professionnels, 90 % possédaient un récepteur de radio (Lévesque 1944 : 121); chez

certains groupes, la pénétration de la radio semble donc encore plus grande que la moyenne

québécoise.

Les chanteurs country-western profitent de cet important moyen de diffusion, et

tous les pionniers du country-western font leurs débuts à la radio avant d‘enregistrer. Suite

à sa victoire au concours du Palais Montcalm, Roland Lebrun connaît un fort succès à la

radio de CHRC à Québec. La demande d‘une lectrice dans La Patrie du dimanche 18

janvier 1942 (19) pour les paroles de la chanson « L‘adieu du soldat » paraît d‘ailleurs un

peu moins d‘un mois avant la parution du disque, ce qui laisse croire que la chanson, autant

que le chanteur, connaissait un certain succès à la radio avant son enregistrement. Le

parcours de Paul Brunelle est semblable. Il remporte à deux reprises, en 1942 et en 1944, le

concours d‘amateurs commandité par la Living Room Furniture. Un article paru dans

Radiomonde en janvier 1942 indique que ce concours était diffusé lors de l‘émission « En

chantant dans le vivoir », diffusée sur les ondes de CKAC et animée par Bernard Goulet.

Les performances étaient enregistrées en direct du théâtre Château et se déroulaient devant

58

Le recensement de 1941 indique que le Québec compte alors 25 % des ménages canadiens et 22.5 % des

postes de radios domestiques du Canada. C‘est sur ces données que l‘auteur fonde son calcul, qui révèle que

70,6 % des ménages québécois possèderaient leur poste de radio.

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public (Radiomonde 24 janvier 1942 : 13). C‘est cette présence à la radio qui vaut à Paul

Brunelle d‘être recruté par RCA Victor. Quant à Willie Lamothe, c‘est d‘abord à la radio

qu‘il prend contact avec le public. Enrôlé volontaire pendant la guerre, il divertit les troupes

lors des army shows et écrit pour les soldats de nouvelles paroles sur des airs folkloriques

dont il vend des copies aux recrues (Le Serge 1975 : 40-41). Ferdinand Biondi, présentateur

et directeur artistique à CKAC, entend Willie Lamothe lors d‘un des army shows auquel il

participe et l‘invite à la radio. Le chanteur conquiert alors de nombreuses admiratrices et

l‘un d‘elles lui confectionne son premier costume de cow-boy (Lamothe 1991 : 46; Le

Serge 1975 : 43). Marcel Martel se fait lui aussi remarquer par un homme de radio. Au

début des années 1940, le chanteur est déjà bien implanté dans le circuit musical de

Drummondville. Il a même réussi, on l‘a vu, à se faire recruter par Ovila Légaré, avec qui il

est parti en tournée en 1942. En février 1944, il reçoit sa lettre de mobilisation et c‘est lors

de l‘examen médical obligatoire qu‘on diagnostique sa tuberculose. Le 13 mars 1944,

Marcel Martel entre au sanatorium Cook, à Trois-Rivières. À l‘été 1944, lors d‘une fête où

il joue pour divertir les autres malades, le directeur des programmes de CHLN, une station

de radio de Trois-Rivières, l‘entend jouer et lui demande d‘aller interpréter quelques

chansons sur les ondes. Marcel Martel se rend tous les après-midis dans les studios de la

station et y interprète en direct les demandes spéciales des auditeurs, très souvent des

chansons du soldat Lebrun, qui sont dédiées aux malades des autres hôpitaux de Trois-

Rivières (Martel et Boulanger 1983 : 45-52). En 1947, Maurice Bienvenue, sous le

pseudonyme de Jimmy Debate, anime son émission hebdomadaire CHLP, à Montréal,

émission annoncée dans les pages de La Patrie, propriétaire de la station (La Patrie,

dimanche 5 janvier 1947 : 59).

Même après leurs débuts sur disque, les chanteurs country-western continuent d‘être

présents à la radio au cours des années 1940 et 1950, parfois comme animateurs. En 1945,

Paul Brunelle anime une émission sur les ondes de CKAC (Gendron 2011a : s.p.). De 1955

à 1957, il animera aussi une émission quotidienne d‘une heure sur les ondes de CKVL, à

Verdun, Paul Brunelle et ses troubadours du Far-West (Charlebois 1976 : s.p.). En 1946, la

station CHEF de Granby engage deux chanteurs country-western, Marcel Martel et Roland

Tétrault (né en 1917), qui chantent en direct les demandes du public à 6 h du matin, chacun

leur tour (Martel et Boulanger 1983 : 71-72). En 1947 et 1948, Willie Lamothe anime

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Willie Lamothe et ses chansons, une émissions hebdomadaire présentée sur les ondes de

CJSO à Sorel (Gendron 2011b : s.p.). Seul à la guitare, il interprète ses chansons et

« dédicace » des disques, ce qui consistait sans doute à faire jouer les demandes spéciales

du public (Le Serge 1975 : 71-72). En 1950, il fait son entrée à CKVL et y anime Willie

Lamothe et ses cavaliers des plaines, une émission hebdomadaire enregistrée au Café

Saint-Jacques, au coin de Ste-Catherine et St-Denis, qui sera diffusée pendant plusieurs

années. En 1952, il obtient avec CKAC son deuxième engagement radiophonique à

Montréal et y présente une série d‘émissions intitulée Au Far-West. Il poursuit sa

participation à la programmation de CKVL en parallèle, où il restera 10 ans, ce qui lui

assure une présence prolongée et hebdomadaire sur les ondes montréalaises (Le Serge

1975 : 75-77). La chanson country-western a donc réussi à pénétrer dans la métropole par le

biais de la radio dès le début des années 1950. CHLP, une autre station métropolitaine,

semble faire une certaine place au country-western dans ses émissions généralistes dès la

fin des années 1940. Le samedi, une case horaire est réservée à un « orchestre vedette ». Le

samedi 3 janvier 1948, on y annonce la venue de Curley Hachey (le frère de Bobby

Hachey) and His Sunset Palyboys (La Patrie, samedi 3 janvier 1948 : 34).

Le country-western est aussi présent dans des émissions qui lui sont consacrées et

auxquelles les chanteurs ne sont pas associés. CHRD, la première station de radio à diffuser

à partir de Drummondville, ouvre ses portes en décembre 1954 et consacre dès son

ouverture deux émissions quotidiennes à la musique country-western, tôt le matin et en

après-midi (Martel et Boulanger 1983 : 133). Le phénomène existe dès les années 1940;

l‘émission Ranch 550 mise en ondes à CHLN (Trois-Rivières), fait jouer des disques

country et western. La radio semble d‘ailleurs contribuer au succès des disques enregistrés

par les chanteurs country-western. C‘est à cette émission que Marcel Martel entend pour la

première fois sur les ondes sa chanson « La chaîne de nos cœurs », qu‘il a enregistrée

quelques mois plus tôt. Selon les dires du chanteur, sa chanson aurait alors été mise en

ondes trois fois en deux heures d‘émission (Martel et Boulanger 1983 : 81). La radio

contribue aussi au succès des tournées des musiciens, qui y font leur publicité. Marcel

Martel raconte que « dans les villes où il y avait un poste de radio, le succès était assuré. On

sentait bien que mes disques étaient connus et que les gens voulaient me voir » (Martel et

Boulanger 1983 : 116). Lors d‘une tournée en Abitibi, la station CKRN – Radio Nord

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prépare un accueil « triomphal » avec escorte pour la troupe de Marcel Martel, et les billets

sont déjà tous vendus (Martel et Boulanger 1983 : 126).

L‘importance accordée à ces chanteurs sur les ondes était sans doute variable d‘une

région à l‘autre. Les programmations publiées dans les journaux, où le titre des émissions

est souvent la seule information fournie, ne constituent pas indicateur fiable de la présence

des ces artistes. Maurice Bienvenue, par exemple, bien avant de mener sa propre émission

sous le nom de Jimmy Debate, a animé dès la fin des années 1930 Les Vive-la-joie à CHLP

aux côtés de Donat Lafleur et d‘Isidore Soucy. Le folklore était sans doute le répertoire

principal interprété par ces musiciens lors de cette émission dont le folkloriste Conrad

Gauthier avait auparavant tenu les commandes. Cependant, il est plausible que Maurice

Bienvenue, un chanteur, y ait apporté un répertoire en partie country-western, d‘autant plus

que les chanteurs country-westen étaient souvent accompagnés, comme on l‘a vu dans le

chapitre 1, par des musiciens de folklore, avec qui ils partageaient un réseau de salles de

spectacle et probablement un certain public. De plus, on sait que certains musiciens

accompagnateurs participaient à plusieurs émissions radiophoniques. Pendant les années

1950, Paul Brunelle et Willie Lamothe animaient tous deux une émission à CKVL,

Brunelle avec ses « Troubadours du Far-West » et Lamothe avec ses « Cavaliers des

plaines ». Bobby Hachey raconte que les deux orchestres étaient en fait le même, changeant

de nom selon le chanteur-animateur en vedette (Hachey 2001 : 137). Bobby Hachey jouait

au sein de cet orchestre maison rattaché à CKVL, qui accompagnait Willie Lamothe pour

son émission enregistrée en direct du Café Saint-Jacques. La biographie de Willie Lamothe

contient une photo de l‘orchestre, composé également d‘un des frères de Bobby Hachey, à

la guitare, de Ruth McLean à la contrebasse et de Fernand Thibault, un violoniste de

folklore (Le Serge 1975 : 71). Il est fort possible que cet orchestre se produisait aussi dans

d‘autres émissions de la programmation de CKVL en plus de celles animées par Willie

Lamothe et Paul Brunelle et que ces musiciens contribuaient à faire entendre les sonorités

country-western dans d‘autres circonstances.

Bien qu‘il soit certain que les chanteurs country-western aient été présents à la

radio, souvent comme animateurs, et que la radio ait servi à faire la promotion de leurs

disques et de leurs spectacles, il est difficile de mesurer la place occupée par le country-

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western dans la programmation des stations de radio de l‘époque. Certains témoignages

donnent au genre une place marginale à la radio; c‘est le cas de celui de Georgette Lacroix,

animatrice à CHRC dans les années 1950, qui soutient que la popularité du country-western

n‘a jamais été de grande envergure (Du Berger, Mathieu et Roberge 1997 : 154). À

l‘opposé, Willie Lamothe cite une critique publiée à son sujet au début de sa carrière :

Dès qu‘on tourne le bouton d‘un poste de radio on nous rabat les oreilles des

chansons de Willie Lamothe, cette voix de crécelle; quinze ou vingt fois par

jour les gens exigent que l‘on fasse jouer ses chansons. Mais nous sommes

persuadés que son succès ne sera que de courte durée et que très bientôt nous

n‘en entendrons plus parler… (Le Serge 1975 : 65).

Quoi qu‘il en soit, plusieurs témoignages indiquent que le country-western aurait rencontré

les faveurs d‘un public plutôt nombreux, dont les goûts, qui, à l‘époque, s‘expriment en

partie par le biais de la radio, ont contribué à modeler le genre.

4.3.5 Les goûts du public

Grâce à la radio, les chanteurs country-western rejoignent les aspirations du public par le

biais du média moderne par excellence, qui contribue à relayer le sentiment d‘appartenance

à la modernité (Taylor 2005). La proximité du public avec les artistes que permet la radio

contribue assurément à la construction de ce sentiment. Les émissions en direct et les

demandes spéciales exécutées par les chanteurs country-western permettent au public

d‘entretenir une relation presque intime avec le public, dont les goûts s‘exprimant par les

demandes spéciales, mais aussi par les concours d‘amateurs et le courrier destiné ses

vedettes semble avoir joué un rôle important dans les trajectoires des premiers chanteurs

country-western.

Les carrières de Paul Brunelle et de Roland Lebrun ont été lancées grâce à des

concours amateurs; ceux-ci se déroulent devant public, et on peut penser que les réactions

de ce dernier influençaient l‘élection des vainqueurs. Ce qui semble certain, c‘est que les

émissions radiophoniques consacrées aux amateurs étaient très populaires. Dans L’Action

nationale de février 1947 (29 no 2), Jacques Beauchamp s‘attaque à cet engouement dans

un article intitulé « Un peuple a la radio qu‘il veut » (« Chronique de la radio », 155-161).

Il collige plusieurs renseignements publiés dans Radiomonde, qui révèlent le goût du public

radiophonique des années 1940 pour les émissions mettant en vedette des amateurs. Ainsi,

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pour les années 1944 et 1946, l‘émission la plus populaire est En chantant dans le vivoir,

qui diffuse sur les ondes de CKAC le concours de la Living Room Furniture et qui est

écoutée par 35,9 % des auditeurs. Une seconde émission diffusant des performances

d‘artistes amateurs se retrouve dans le palmarès des 10 émissions les plus écoutées en 1946,

soit Les talents de chez nous. Selon Beauchamp, qui déplore la situation : « Les

programmes dits ―d‘amateurs‖ restent l‘une des formules que le public apprécie le plus.

Voilà pourquoi la radio montréalaise diffuse cinq soirées d‘amateurs. » (156) Les victoires

de Roland Lebrun et de Paul Brunelle à des concours suscitant une telle popularité

m‘apparaissent comme un indice de l‘engouement du public pour les chanteurs amateurs

s‘accompagnant à la guitare et pour leurs voix, qui détonnent dans le paysage de la musique

populaire à l‘époque. Il semble qu‘ils aient incarné une formule correspondant bien aux

aspirations d‘une partie du public.

La carrière de cow-boy chantant qu‘a embrassée Willie Lamothe semble avoir

découlé des préférences du public d‘une manière toute aussi directe. Dès son plus jeune

âge, Willie Lamothe a voulu faire carrière comme artiste. Dès l‘âge de 12 ans, il joue dans

des troupes de théâtre amateur. Il enseigne la danse et rêve de devenir danseur

professionnel, et il se produit sur scène pendant son service militaire. C‘est en quelque sorte

l‘engouement des auditrices de CKAC qui l‘amène à adopter l‘attirail de cow-boy, alors

qu‘il se produit encore sous le surnom de « sergent chantant ». Son épouse raconte les

réactions suscitées par ses apparitions sur les ondes de cette station en 1943 : « Willie se

découvrit alors des marraines de guerre qui lui faisaient parvenir des photos, des colis et

même de l‘argent quand ce n‘était pas des lettres d‘amour enflammées. […] Il avait enfin

trouvé sa voie. Jamais plus il n‘allait déroger de ce domaine qui lui avait apporté ses

premiers véritables succès. » (Lamothe 1991 : 46) Willie Lamothe relate la même anecdote

dans sa biographie (Le Serge 1975 : 43). Il s‘aperçoit également de l‘engouement pour les

chansons western après son retour à la vie civile, lors d‘un spectacle donné avec son ami

Victor Martin pour les commis-voyageurs de RCA Victor. Après avoir joué quelques reels

et des chansons connues devant un public tiède, on lui demande s‘il peut faire des chansons

western. Willie Lamothe, qui en avait composé une, « Au loin dans ma vallée », l‘interprète

alors avec succès. Il raconte que c‘est à ce moment qu‘il a eu la certitude d‘avoir enfin

trouvé un créneau qui lui convenait (Le Serge 1975 : 49).

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229

Dès les débuts de la radio, les demandes spéciales et l‘engouement pour certains

types d‘émissions contribuent à modeler le contenu radiophonique. Jean Duberger, Jacques

Mathieu et Martine Roberge affirment que « [p]ratiquement dès les débuts, la réaction des

auditeurs et des auditrices a influencé la nature de la programmation » (Du Berger, Mathieu

et Roberge 1997 : 13); grâce à la radio, « les goûts et les sensibilités de la population

s‘imposaient face au discours d‘autorité » (12). Selon les chercheurs, cette attention portée

au public a révélé non seulement les goûts de celui-ci mais aussi son fractionnement en

plusieurs groupes : « Il fallait plaire à la clientèle; très tôt, aux clientèles. » (13) Marcel

Martel affirme d‘ailleurs que la radio a permis aux chanteurs country-western de demeurer

en contact avec les réactions du public. En 1954, le chanteur se réjouit de la fondation à

Drummondville de la station CHRD : « la mise en onde prochaine d‘un poste de radio

locale m‘intéresse beaucoup. Pour moi, c‘est extrêmement important de savoir ce que le

monde ordinaire veut entendre. Je crois que les meilleurs sondages ne peuvent jamais

remplacer ce que les gens disent sur les ondes » (Martel et Boulanger 1983 : 131). Il en sait

quelque chose; l‘émission à laquelle il participe à CHLN lors de son séjour au sanatorium

Cook et qui est dédiée aux malades des hôpitaux de la région passera, après trois semaines

en ondes, de 15 à 30 minutes à cause de la forte demande (Martel et Boulanger 1983 : 52).

À la radio, les chanteurs country-western demeurent donc près des goûts du public et

Marcel Martel devient un spécialiste des demandes spéciales. C‘est ce qu‘il fait sur les

ondes de CHLN, mais aussi à CHEF à Granby, comme on l‘a vu. Les chanteurs country-

western se font ainsi les diffuseurs des grands succès de l‘époque, à la radio comme sur

scène. Marcel Martel est un interprète chevronné des chansons de Tino Rossi, qui

correspondent bien à son style sentimental, et chante aussi les succès country canadiens et

américains; il adaptera d‘ailleurs en français des chansons de Hank Snow (« La chaîne de

nos cœurs » est une adaptation de « You Broke the Chain That Held Our Hearts »), de

Jimmie Rodgers (Marcel Martel reprend « In the Jailhouse Now » en 1956 sous le titre « En

prison maintenant ») et de la famille Carter (« Hello Central »). Quant à Willie Lamothe, il

intègre entre autres à ses spectacles le répertoire de Charles Trenet, qui correspond à son

style plus fantaisiste (Lamothe 1991 : 71). La formule des variétés que ces chanteurs

adoptent lors de leurs tournées leur permet cette liberté; elle est perméable aux nouveautés,

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aux succès populaires du moment, et à leurs débuts, les chanteurs country-western

possèdent un répertoire qui dépasse largement leur discographie.

À propos des demandes spéciales, la chronique « Les ondes de la capitale »

rapportait dans Radiomonde en février 1942 (11), qu‘une « réglementation de la radio »

avait interdit temporairement les demandes spéciales et que les conséquences avaient été

une diminution du courrier des neuf dixièmes dans un « certain poste local », probablement

CHRC. Duberger, Mathieu et Roberge confirment que ce poste recevait un courrier très

abondant de demandes spéciales, notamment pendant la guerre, pour des chansons du

soldat Lebrun (Duberger, Mathieu et Roberge 1997 : 154-155). Le chroniqueur de

Radiomonde analyse le phénomène de la façon suivante :

Il en ressort en évidence que pour la plupart des correspondants ou

correspondantes, la plus douce mélodie qu‘ils demandaient à la radio, c‘était

dans la mention de leur nom qu‘elle se trouvait… le plus grand plaisir

esthétique ne tenait à rien d‘autre qu‘à l‘audition de ces quelques

syllabes… » (Radiomonde 21 février 1942 : 11).

Cet engouement du public pour sa propre présence en ondes se manifeste aussi par la

création d‘émissions régionales. À Drummondville par exemple, avant la fin de l‘année

1954 marquée par la fondation de la station CHRD, la ville ne dispose pas de station de

radio. Elle capte cependant les ondes de plusieurs stations avoisinantes, notamment celles

de CHLN, de Trois-Rivières, qui inclut dans sa programmation des émissions pour

différentes villes de la région couverte par son antenne. CHLN diffuse ainsi « L‘heure de

Drummondville », émission à laquelle participe Marcel Martel et son orchestre (Martel et

Boulanger 1983 : 83). Le même phénomène avait marqué le premier passage de Marcel

Martel à CHLN, lors de son hospitalisation dans la ville de Trois-Rivières. À la suite du

succès de son passage quotidien en ondes, un autre hôpital demande à ce que le chanteur

consacre un quart d‘heure de l‘émission à ses malades, et la formule sera reprise à Roberval

(Martel et Boulanger 1983 : 52-53).

Certains témoignages indiquent que dans certains cas, le public a décidé du succès

d‘une chanson, en dépit des prédictions des chanteurs eux-mêmes. Ainsi, Marcel Martel fait

paraître en 1952 « Un coin du ciel », qu‘il place en face B de la chanson « Bonsoir mon

amour ». C‘est en fin de compte « Un coin du ciel » qui connaîtra un grand succès (Martel

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et Boulanger 1983 : 125) et deviendra la chanson phare de son répertoire. Jeannine

Lamothe raconte de son côté les doutes qu‘entretenait Willie Lamothe face à « Je chante à

cheval », qui est restée l‘une de ses chansons les plus connues :

Un exemple est la chanson « Je chante à cheval », une chanson pourtant en

laquelle il ne croyait pas et qui est devenue, en quelques semaines

seulement, un succès de palmarès. Il l‘avait enregistrée le 10 novembre

1946. À son retour à la maison il m‘avait dit : « Cette chanson-là ne prendra

jamais avec le public ! Mais je n‘ai pu faire autrement : la compagnie voulait

absolument que j‘enregistre celle-là. Il n‘y a rien à comprendre ! Moi, j‘en

aurais enregistré une autre. » (Lamothe 1991 : 67-68).

La relation entre les artistes country-western et leur public s‘inscrit dans l‘essor du

vedettariat au Québec. À la station CJSO, où il anime son émission hebdomadaire en 1947

et en 1948, Willie Lamothe reçoit un abondant courrier composé de 500 à 600 lettres par

semaine selon ses dires (Le Serge 1975 : 72). Il en reçoit aussi à la maison. Son épouse,

devant l‘abondance des lettres reçues à leur résidence, décide de vendre des photos de son

mari par correspondance à 10 cents l‘unité. Elle affirme avoir reçu plus de 20 000

demandes en quelques mois (Lamothe 1991 : 68). Le chanteur offre sa photo en échange

d‘un billet de spectacle, et Marcel Martel met sa photo dans les programmes de spectacles

qu‘il vend lors de ses tournées, ainsi que les paroles de ses derniers succès (Martel et

Boulanger 1983 : 149). Les chanteurs, autant que leurs chansons, semblent atteindre une

certaine célébrité. Alors que les accompagnateurs sont rarement nommés sur les disques

produits à l‘époque, le nom de Marcel Martel apparaît sur l‘étiquette des disques de son

épouse Noëlla Therrien lorsqu‘il l‘accompagne à la guitare59

. La situation est nouvelle : une

décennie plus tôt, ce sont les chansons qui ont du succès, plus que les chanteurs. À ce sujet,

Robert Thérien cite le cas d‘Albert Marier, un des artistes ayant le plus endisqué de son

époque, avec plus de 180 chansons enregistrées entre 1920 et 1937, et qui est aujourd‘hui

est tombé dans l‘oubli (Thérien 2003 : 160-161). Robert Giroux et Jean-Jacques Schira

constatent la même chose pour la première moitié du 20e siècle. Des 18 artistes qui ont le

plus enregistré entre 1900 et 1950, un seul trouve sa place, par exemple, dans l‘ouvrage La

chanson québécoise écrit par Benoît L‘Herbier (Giroux et Schira 1987 : 63). Les chanteurs

country-western semblent au contraire avoir été appréciés dès le départ autant que leurs

59

Information tirée du catalogue de BAnQ.

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chansons, et leurs personas de cow-boys, parfois flamboyantes, étaient parfaitement

adaptées à ce type de popularité. Bien que leur pratique ne semble pas avoir été relayée dès

le départ par la presse malgré une présence continue à la radio, ils ont connu des carrières

durables et ont longtemps fait partie du paysage médiatique québécois.

4.3.6 Conclusion

Même en supposant que les données disponibles à propos des ventes de disques, des

revenus et du courrier reçu par les chanteurs country-western soient quelque peu exagérées,

il ne fait aucun doute que ces artistes ont connu un succès considérable et que les chansons

qu‘ils proposaient rejoignaient les attentes d‘un public nombreux. Malgré une absence

quasi totale dans les journaux et revues dépouillés dans le cadre de ce travail, les chanteurs

country-western semblent avoir pu relayer leur musique grâce au disque et à la radio. La

longévité de leurs carrières chez Compo et RCA Victor, à CKVL et à CKAC, indique

assurément que la réponse des auditeurs assurait à ces entreprises, après tout axées sur le

profit, une rentabilité sans laquelle elles n‘auraient pas poursuivi leur association avec ces

chanteurs. En ce sens, le country-western se trouve, dès son émergence, à incarner une

certaine modernité par acclamation. Il faut aussi souligner que, à la radio, le country-

western trouve sa place dans les médias les plus populaires. Le palmarès publié par

Radiomonde pour l‘année 1946 par exemple montre que 6 des 10 émissions les plus

écoutées sont diffusées par CKAC (Beauchamp 1947 : 155), station où Willie Lamothe et

Paul Brunelle deviendront animateurs chantants quelques années plus tard. Si CKAC

s‘aligne, selon Lavoie, sur la culture de la classe moyenne alors que Ferdinand Biondi y

dirige la programmation de 1948 à 1965 (Lavoie 1986 : 285), la présence des chanteurs

country-western sur ses ondes et la popularité des émissions présentant des amateurs,

notamment la grande faveur rencontrée par En chantant dans le vivoir en 1944 et 1946,

montre que CKAC continue à faire une place aux pratiques musicales du peuple.

La popularité du country-western constitue véritablement un succès moderne, qui

passe avant tout par les médias de masse. Sur le plan du contenu, la première chanson

country-western touche un public épris de chansons sentimentales qui peut trouver dans ce

répertoire un type de chanson intimiste correspondant aux valeurs d‘une certaine modernité

(Lacasse et Savoie 2009 : 169) et mettant en scène un vécu individuel plutôt que collectif et

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des récits personnels; cette intimité, comme certains effets de spatialisation, passent en

partie par un usage particulier de la technologie par lequel le country-western s‘inscrit dans

la modernité.

4.4 Technologie et discours phonographique Le disque et la radio ont assuré la diffusion du country-western et ont permis à des

amateurs de s‘intégrer à une industrie professionnelle; la technologie a donc joué un rôle

important dans la circulation des premières manifestations du country-western comme dans

son émergence en tant que genre musical. Le country-western et la technologie sont liés

d‘une manière encore plus étroite si on considère le rôle que joue cette dernière dans les

enregistrements des pionniers. D‘une part, le microphone et la réverbération y servent à la

construction de représentations de l‘intimité. On a surtout abordé la relation entre intimité,

technologie et modernité en montrant comment la radio favorisait la constitution d‘une

relation intime entre l‘auditeur, chez qui la radio est placée au centre de l‘univers

domestique, et l‘émetteur, dont le spécimen par excellence, le crooner, utilise sa voix d‘une

manière qui donne l‘impression de s‘adresser personnellement à chacun et à chacune

(Taylor 2005). Carroll prête à la radio la même importance en ce qui concerne le pouvoir

d‘attraction et l‘ascendant de certains hommes politiques comme Franklin D. Roosevelt,

dont les discours retransmis sur les ondes auraient été délivrés d‘une manière nouvelle,

efficace et adaptée à l‘accès privilégié et intime aux citoyens que ce média lui offrait

(Carroll 2000 : 43-44). On parle moins souvent des effets d‘intimité dans la phonographie.

Pourtant, le rôle du microphone à cet égard est reconnu depuis longtemps, et cet instrument,

comme le faisait remarquer Simon Frith, a permis l‘expression d‘émotions intimes dans

tous les genres populaires (Frith 1996; 270). Les enregistrements country-western

présentent un usage particulier de la technologie qui contribue, tout comme certaines

manières de chanter inspirées des crooners, à la construction de représentations de

l‘intimité. D‘autre part, la technologie y est aussi utilisée, comme le chapitre 3 en faisait

état, à des fins de représentations spatiales. Ces effets d‘intimité et de spatialisation dans le

discours phonographique démontrent une véritable intégration des nouveaux codes de

représentation associés au son, dont la nature a été profondément transformée par le cinéma

(Kahn 1990 : 73) et par l‘enregistrement électrique. Ces codes constituent un nouveau

langage qui découle de la « naturalisation » de la technologie, un autre trait de la modernité

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populaire (Carroll 2000 : 37). Pour la chanson country-western, le disque, plus qu‘un

support, est un média dont les possibilités contribuent à l‘esthétique des enregistrements.

4.4.1 Intimité

La profonde transformation qu‘a opéré l‘avènement du microphone et de l‘enregistrement

électrique sur la voix en musique populaire est abondamment documentée. Avant 1925, la

voix populaire était généralement produite avec le type de soutien et de projection

qu‘exigeaient les salles de concert dépourvues d‘amplification et l‘enregistrement

acoustique. L‘enregistrement électrique allait enfin permettre la reproduction d‘exécutions

vocales et instrumentales plus douces, la grande sensibilité des premiers microphones les

rendant par ailleurs inaptes à capter sans saturation les sons trop forts et les grands écarts

dynamiques (Greenberg 2008 : 97). Ces deux conditions technologiques président à la

naissance du crooning, une manière de chanter douce et intime, sur le ton de la

conversation (Goldstein 2011 : s.p). Désormais, on pouvait capter les plus faibles émissions

vocales, les voix révélant alors des timbres beaucoup plus individualisés et personnels.

Michael Carroll écrit à ce sujet : « Crooning represented a new direction in music in that

the personal qualities of the singer‘s voice could be emphasized just as power and

projection were de-emphasized, and ever since, popular singers have been recognized by

their particular vocal timbre or idiosyncrasies » (Carroll 2000 : 52-53). Le microphone

permet aussi de capter des variations dans les résonances de la voix, les bruits produits par

le larynx, la langue, les lèvres, et produit ainsi un effet de proximité quasi physique avec la

voix, qui apparaît ainsi plus incarnée. Taylor explique que le crooning, bien que faisant

l‘objet d‘une médiatisation nécessaire, par le biais du disque et de la radio, créait pourtant

un effet d‘intimité beaucoup plus marqué que ce que le concert de l‘époque pouvait offrir.

Les crooners donnaient l‘impression de ne s‘adresser qu‘à un seul auditeur, ou plutôt à

chaque auditeur individuellement, donnant naissance à un mode d‘expression beaucoup

plus personnel dont les interprètes étaient bien conscients (Taylor 2005 : 260-261).

Ces innovations technologiques ont eu un effet semblable, bien que moins connu,

sur la chanson country. Richard Peterson explique que le microphone a transformé, d‘abord

par le biais de la radio, la manière dont les chansons étaient exécutées par les chanteurs

country des années 1920 et 1930. Avant que l‘usage de l‘amplification ne soit répandu pour

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les performances données sur scène, les chanteurs country, comme les chanteurs de

vaudeville, devaient se faire entendre dans des salles souvent très grandes, et parfois très

bruyantes. Leur style vocal était fondé sur une intensité d‘exécution forte, une bonne

projection de la voix et une prononciation exagérée des paroles, l‘expression des émotions

étant confiée aux gestes plutôt qu‘à la voix. Avec le microphone, il devenait maintenant

possible de chanter plus doucement; à la radio et sur disque, il était nécessaire de confier

l‘expression des émotions nuancées à la voix. Le crooning a eu une influence immédiate

sur les voix des chanteurs country, et le style vocal utilisé auparavant sur scène est

rapidement devenu dépassé et même vieillot (« forced, corny, and distinctly old-

fashioned »; Peterson 1997 : 106-107). Comme les crooners, certains chanteurs country,

qui faisaient un usage délibérément intime du microphone, avaient pleinement conscience

d‘offrir à leurs auditeurs une performance qui était perçue comme toute personnelle.

Bradley Kincaid, un compositeur et un chanteur country qui a amorcé sa carrière à la radio

en 1926, adressait ces mots à son public dans un des recueils de chansons qu‘il a publiés :

When I sing for you on the air, I always visualize you, a family group, sitting

around the table of the radio, listening and commenting on my program.

Some of you have written and said that I seem to be talking right to you, and

I am. If I did not feel your presence, though you be a thousand miles away,

the radio would be cold and unresponsive to me, and I in turn would sound

the same way to you. (McCusker 1998 : 179, cité dans Taylor 2005 : 262)

Cet effet d‘intimité et cette vision d‘une relation qui serait personnelle entre le chanteur et

chacun de ses auditeurs sont fondés sur plusieurs éléments qu‘on retrouve dans la chanson

country-western produite au Québec. La voix chantée des chanteurs country-western est

proche de leur voix parlée et présente des caractéristiques individuelles marquées, mises en

valeur par le microphone (4.4.1.1). De plus, plusieurs éléments du crooning sont présents

dans les voix country-western à des degrés divers, contribuant à créer les mêmes effets

d‘intimité tout comme un usage enveloppant de la réverbération; des effets vocaux et

technologiques contribuent aussi à la mise en scène de l‘intimité (4.4.1.2).

4.4.1.1 Voix parlée et voix chantée

Le recours à une voix chantée proche de la voix parlée a été démontré, pour le country

états-unien actuel, dans deux études réalisées par Thomas Cleveland, Ed Stone et Johan

Sundberg (Stone, Cleveland et Sundberg 1999; Cleveland, Sundberg et Stone 2001). La

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première de ces études comparait les quatre premiers formants des chanteurs country pour

leur voix parlée et pour leur voix chantée; les chercheurs ont conclu que ces deux modes

d‘expression vocale étaient significativement semblables pour ces chanteurs. Pour les

auteurs de l‘étude, les résultats indiquaient clairement que les habitudes articulatoires

employées par les chanteurs country dans la parole n‘étaient pas ou étaient peu modifiées

lors du passage de la parole au chant (Stone, Cleveland et Sundberg 1999 : 167). La

deuxième étude comparait les voix chantées des mêmes chanteurs country avec celle d‘un

chanteur de formation classique. Chez les chanteurs country, l‘étude a démontré que le

formant du chanteur était absent, contrairement à la voix du chanteur de formation

classique dont la voix chantée présentait de manière évidente cette agglomération des

formants supérieurs. Les auteurs concluent que ces résultats confirment ceux de l‘étude

précédente et avancent l‘hypothèse que le recours aux résonances typiques de la voix parlée

dans le chant country aurait un lien avec l‘importance du récit dans ce type de chanson :

In country singing, an essential aspect is to tell the song‘s story line.

Understanding the singer‘s lyrics is preeminent and this goal is fostered if

the singer uses the same acoustic features as in speech. In classical singing,

on the other hand, the timbral similarity between vowels throughout the

singing range is important so that melodic lines are not disturbed by sudden

changes of voice color. (Cleveland, Sundberg et Stone 2001 : 59)

L‘égalité du timbre recherché en chant classique est en effet parfois produite au détriment

de la différenciation des voyelles; dans un contexte où c‘est le récit qui prime,

l‘intelligibilité des paroles nécessite, au contraire, une bonne différenciation des phonèmes,

qui peut se faire au détriment de l‘égalité du timbre. Ces variations de timbre peuvent

d‘ailleurs donner lieu, comme on l‘a vu dans les chapitres 2 et 3, à des variations

structurées et jouant une fonction expressive.

Bien qu‘il soit impossible de reproduire de telles analyses acoustiques à partir

d‘enregistrements mixés et dont les conditions d‘enregistrement sont inconnues, quelques

indices permettent d‘affirmer que les conclusions de Cleveland, Stone et Sundberg

pourraient être étendues au country-western produit au Québec au cours des années 1940.

D‘abord, le formant du chanteur n‘a été détecté, dans les analyses menées pour

l‘élaboration des chapitres 2 et 3, chez aucun chanteur country-western. Les

spectrogrammes des exemples 4.1a et 4.2b montraient d‘ailleurs que ce formant, présent

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237

chez Lionel Parent, était absent de la voix de Roland Lebrun. Un enregistrement de Roland

Lebrun comprenant à la fois des passages chantés et des passages parlés, « J‘ai quec‘chose

dans l‘cœur », permet de présenter un autre exemple qui vient appuyer cette hypothèse. J‘ai

isolé la même voyelle, le [A], dans un couplet chanté (le [A] de « là », premier couplet) et

dans une section parlée (le [A] de « ah », première section parlée). Ils sont prononcés de

manière presque identique; l‘extrait sonore 4.5 les fait entendre, enchaînés, comme ils le

sont dans l‘enregistrement original. L‘exemple 4.3 montre les quatre premiers formants de

cette voyelle, qui est chantée en 4.3a et parlée en 4.3b. Pour la voyelle [A], et pour la voix

parlée masculine, les quatre premiers formants sont situés en moyenne autour de 710 Hz

(F1), 1 230 Hz (F2), 2 700 Hz (F3) et 3 700 Hz (F4). Les exemples 4.3a et 4.3b montrent des

valeurs proches de ces valeurs moyennes et, surtout, semblables pour l‘occurrence chantée

et pour l‘occurrence parlée. La même voyelle chantée par Ludovic Huot présente un profil

formantique bien différent. L‘exemple 4.4 montre les formants de la voyelle [A] du mot

« bâton », tirée de l‘enregistrement « Rendez-moi mes montagnes »; l‘extrait sonore 4.6 fait

entendre successivement cette voyelle chantée par Roland Lebrun et par Ludovic Huot, et

confirme que ces deux voyelles chantées sont perçues comme semblables. Si le premier

formant de la voix de Ludovic Huot correspond approximativement à sa valeur moyenne

pour la voix parlée, les formants 2, 3 et 4 sont agglutinés, créant un formant du chanteur. La

voix de Ludovic Huot dans « Rendez-moi mes montagnes », dont l‘extrait sonore 4.7 fait

entendre un extrait plus long, est d‘ailleurs manifestement plus proche d‘une voix classique

que celle de Roland Lebrun. L‘identité de la voyelle analysée ici est toutefois préservée.

Pour Roland Lebrun, le timbre chanté est donc proche du timbre parlé, beaucoup plus que

chez un chanteur comme Ludovic Huot, dont le placement de la voix rappelle, même dans

ses enregistrements de chansons populaires, les techniques du chant lyrique qu‘il pratiquait

aussi.

Il existe donc assurément un lien entre voix parlée et différenciation des voyelles.

Un chanteur utilisant un timbre proche de celui de sa voix parlée a recours aux modes

articulatoires de la parole, qui préservent davantage l‘identité des voyelles, pour tous les

formants. Cet usage de l‘articulation de la voix parlée s‘inscrit tout à fait dans l‘esthétique

de la rupture telle que décrite par Michèle Castellengo (1991) et, j‘ajouterais, de la

variation, comme l‘ont montré les analyses du chapitre 3. L‘articulation parlée modifie

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238

également moins les résonances de la voix des chanteurs que le placement de la voix dont

résulte le formant du chanteur, ce qui donne lieu à des voix chantées beaucoup plus

différenciées. Ce type de voix, personnelle et individualisée, a pu émerger dans la musique

populaire, on l‘a vu, grâce au microphone et à l‘enregistrement électrique. Il est possible de

présumer que des comparaisons semblables à celle présentée plus haut nous indiqueraientt

la même proximité entre voix parlée et voix chantée pour Willie Lamothe, Marcel Martel et

Paul Brunelle chez qui le formant du chanteur n‘a jamais été observé. Par ailleurs, ces

chanteurs ont des voix bien distinctes et des styles vocaux individuels facilement

identifiables, et ce, bien qu‘ils fassent un usage parfois semblable de variations de timbre

correspondant à des traits génériques du country-western comme la nasalisation et le

second mode de phonation. Les voix de Roland Lebrun, Wille Lamothe, Marcel Martel et

Paul Brunelle présentent des caractéristiques individuelles marquées tant sur le plan du

timbre que sur celui des techniques et des ornementations privilégiées par chacun. Les

analyses du chapitre 2, par exemple, ont montré que les voix premières de ces chanteurs

présentaient des degrés de nasalité divers. Willie Lamothe chante avec une voix première

peu nasalisée et il utilise beaucoup moins la variation du degré de nasalisation à des fins

expressives que ne le fait Marcel Martel, qui a pourtant la voix première la plus nasalisée

des quatre. Roland Lebrun, quand à lui, possède une voix première peu nasalisée, mais peut

utiliser une voix beaucoup plus nasale dans des enregistrements où il tente de mettre en

valeur son appartenance au genre country-western, comme on l‘a vu dans le chapitre 2

(exemples 2.27a et 2.27b). Willie Lamothe et Paul Brunelle ont beaucoup plus recours au

second mode de phonation que Marcel Martel et que Roland Lebrun, et ont chacun un

vibrato très distinctif. Willie Lamothe, dont une bonne partie du répertoire est composée de

chansons fantaisistes et joyeuses, au tempo rapide, utilise ce vibrato surtout en fin de

phrase, là où les notes tenues sont les plus fréquentes (extrait sonore 4.8). Paul Brunelle,

qui chante plus de ballades et de chansons sentimentales, fait un usage plus abondant du

vibrato, qui est plus rapide que celui de Willie Lamothe (extrait sonore 4.9).

De ces quatre voix, c‘est sans doute celle de Marcel Martel qui se distingue le plus, du

moins pour les années 1940 et 1950. Le chanteur souffrait de tuberculose, et ses capacités

respiratoires ont été plus ou moins affectées à plusieurs reprises au cours de sa carrière, ce

qui ne l‘a pas empêché de poursuivre sa production phonographique, même lors de ses

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longues hospitalisations, comme on l‘a vu précédemment (section 4.3.2). De son propre

aveu, on peut entendre les conséquences de sa maladie dans les enregistrements produits au

début de sa carrière (Boulanger et Martel 1983 : 85). Ses enregistrements de la fin des

années 1940 font entendre une voix qui est manifestement soutenue par une pression sous-

glottique faible. C‘est ce qu‘on entend dans « Souvenir de mon enfance ». Une analyse

présentée dans la section 3.4.2.2 du chapitre 3 montrait comment cet enregistrement

exploitait la fragilité de la voix de Marcel Martel, faisant entendre plusieurs passages

ornementaux au second mode de phonation créant une rupture dans la ligne vocale.

L‘extrait sonore 4.10 fait entendre un passage de cette chanson où la cassure vocale sur le

mot « qui », contrairement à celle sur le mot « seul » et présentée dans l‘exemple 3.39,

semble être involontaire et découler d‘une perte de contrôle du souffle phonatoire. Les

enregistrements plus tardifs font entendre une voix plus soutenue, comme par exemple dans

« Un coin du ciel », chanson enregistrée en 1952 (entendue dans l‘extrait sonore 4.3). La

carrière de Marcel Martel, qui se poursuit sur disque pendant sa maladie, constitue un autre

indice de l‘importance de l‘individualité de la voix pour le country-western. La proximité,

chez les chanteurs country-western, de la voix parlée avec la voix chantée, permet de faire

entendre des timbres fortement différenciés et s‘inscrit naturellement dans l‘expression de

styles vocaux personnels distinctifs. Cette esthétique de la voix parlée, rendue possible par

l‘utilisation du microphone, contribue, comme pour le crooning, à donner au chant country-

western un aspect conversationnel (Goldstein 2011 : s.p.), naturel et simple (Greenberg

2008 : 39) propre à créer un rapprochement avec l‘auditeur.

4.4.1.2 Effets vocaux et effets technologiques

Outre son ton conversationnel, le crooning se caractérise par d‘autres traits vocaux qui

contribuent à la fabrication du sentiment d‘intimité qu‘il suscite et dont il partage certaines

particularités avec la voix country-western. Le crooning est en général exécuté par des

chanteurs sans formation classique (Greenberg 2008 : 98) et dont les voix sont parfois

nasalisées, du moins chez la première génération de crooners qui apparaissent dans les

années 1920 (Greenberg 2008 : 39); c‘est également le cas pour les chanteurs country-

western. Le chant country-western partage également avec le crooning deux traits

stylistiques dont il a moins été question jusqu‘à maintenant. Dans ces deux pratiques, les

interprètes ont tendance à atteindre ou relier des notes entre elles par des glissements

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mélodiques (Goldstein 2011 : s.p.; Greenberg 2008 : 105). Ils chantent aussi les notes les

plus aiguës plus doucement que celles situées dans leur registre moyen, ce qui constitue un

renversement des conventions du chant opératique et de celui des comédies musicales, où

les notes les plus aiguës correspondent généralement à des sommets dynamiques

(Greenberg 2008 : 38). C‘est à cause de cet usage particulier du registre aigu, combiné aux

abondants glissements mélodiques et à la nasalisation, que les critiques des années 1920 et

1930 reprochaient aux crooners, comme on l‘a fait ici avec les chanteurs country-western,

leur ton plaintif et leurs « lamentations » (Greenberg 2008 : 99-105). Sur le plan de la

relation entre registre et intensité, le country-western produit au Québec s‘est fortement

différencié de son modèle états-unien. Bien que le crooning ait influencé la voix country

aux États-Unis, surtout pendant les années 1920 et 1930, celle-ci associe en général les

notes chantées en second mode de phonation ainsi que les notes les plus nasalisées avec une

intensité d‘exécution forte. C‘est le cas par exemple chez Jimmie Rodgers dans « Blue

Yodel No 1 », et chez Hank Williams dans « Hey Good Lookin‘ », où les notes les plus

intenses (le dernier [i] de « me » de « Blue Yodel No 1 », le [a] de « what » dans « Hey

Good Lookin‘ ») sont, respectivement, chantées en second mode de phonation et nasalisée.

L‘extrait sonore 4.11 fait entendre des extraits de ces deux chansons dans l‘ordre. Cette

distanciation avec le modèle états-unien est particulièrement évidente dans « Cœur brisé »

de Willie Lamothe, une adaptation de la chanson « Your Cheatin‘ Heart » enregistrée par

Hank Williams en 1952 et parue après sa mort en 1953. Dans la version originale de cette

ballade, Hank Williams utilise plusieurs passages ornementaux au second mode de

phonation, utilisés ici comme icônes du pleur; le sommet mélodique du refrain, sur la note

do4, correspond au sommet dynamique des strophes, et est chanté sur le mot « cry » (extrait

sonore 4.12). La mise en valeur de ce mot correspond en effet à l‘élément principal du récit

chanté dans lequel le narrateur s‘adresse à une ancienne flamme qui lui a été infidèle et à

qui il prédit un sort malheureux.

La version enregistrée par Willie Lamothe s‘éloigne considérablement de

l‘exécution proposée par Hank Williams. Le sommet mélodique notamment, entendu à

plusieurs reprises dans chaque strophe, est souvent atténué. Dans le refrain, il correspond

deux fois au mot « cœur ». Lors de sa première occurrence, au tout début de la chanson, le

sommet mélodique constitue la note attaquée le plus doucement de tout ce passage, comme

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le montre la courbe d‘intensité de l‘exemple 4.5. L‘extrait sonore 4.13 présente le début de

la première strophe; on y entend Willie Lamothe faire un usage abondant de glissements

mélodiques lui servant à rejoindre deux notes à la manière d‘un portamento, ou encore à les

attaquer par des glissements, comme sur la deuxième occurrence du mot « cœur ». Ces

glissements sont très apparents sur le spectrogramme de l‘exemple 4.5. Bien que Hank

Williams utilise lui aussi des glissements mélodiques, ils sont sans cesse interrompus par

des cassures vocales et la modification de la pression sous-glottique nécessaire à leur

réalisation crée dans la ligne vocale des constantes variations de l‘intensité d‘exécution. La

voix de Willie Lamothe est au contraire beaucoup plus égale sur le plan de l‘intensité. Il

s‘éloigne de la voix de Hank Williams et utilise des effets vocaux que l‘on retrouve aussi

chez les crooners. Cette manière de chanter convient au nouveau récit présenté dans

l‘adaptation chantée par Willie Lamothe. Dans sa version, le « cœur brisé » n‘appartient à

personne en particulier; Willie Lamothe se sert de cette image afin de créer un contraste

avec l‘objet principal de la chanson, qui est son « bel amour » avec qui il vivra pour

toujours des « jours heureux ». Si les deux chansons s‘adressent à une destinataire fictive,

elles créent, tant par les paroles que par les effets vocaux privilégiés par leurs interprètes,

des phénomènes d‘identification opposés. Dans « Your Cheatin‘ Heart », la position de

victime adoptée par le narrateur et dramatisée par les pleurs iconiques suscite facilement

l‘identification à ce dernier. Dans « Cœur brisé » au contraire, la destinataire se confond

avec l‘auditrice, à qui le narrateur promet un amour éternel avec une voix proche de celle

des chanteurs de charme. Le spectateur empathique dans la version Hank Williams devient

donc objet d‘amour dans celle de Willie Lamothe, qui intègre l‘auditeur dans son récit

intime.

On retrouve les mêmes effets vocaux dans « Mon chevalier », chanson écrite et

interprétée par Noëlla Therrien et parue en 1952. La chanteuse utilise le même type de

glissements mélodiques que Willie Lamothe. La mélodie comporte plusieurs sommets,

préparés par des arpèges, et qui sont mis en valeur par des glissements mélodiques

ascendants qui mènent vers ceux-ci60

. Le spectrogramme de l‘exemple 4.6 montre la

première phrase du premier refrain, qu‘on peut entendre en entier dans l‘extrait sonore 4.14.

60

Ces glissements sont amorcés plus bas que la note cible quittée. Ils ne constituent pas des portamentos au

sens strict du terme.

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Un glissement ascendant précède la dernière syllabe du mot « chevalier », qui constitue une

des occurrences du sommet mélodique du refrain; on y voit bien le fondamental qui, après

avoir quitté la note cible mi bémol4, descend plus bas que celle-ci avant de glisser vers le la

bémol4. Le spectrogramme montre aussi que le sommet mélodique est moins intense que

les notes qui le précèdent et qui le suivent, créant le même type d‘anticlimax que Willie

Lamothe dans « Cœur brisé ». Cette manière de chanter, qui rappelle celle des crooners,

convient bien à « Mon chevalier », une chanson d‘amour aux scènes intimistes décrites

dans une sorte de confidence faite à l‘auditeur. La narratrice y vante dans les refrains les

mérites de son « chevalier » :

Il est fier mon chevalier

Il est toujours bien coiffé

La semaine comme le dimanche

Il est toujours bien habillé

D‘autres femmes le voient passer

Et voudraient bien l‘attirer

Mais je suis sa bien-aimée

Il est joli mon chevalier

Les couplets sont consacrés à divers épisodes de la vie amoureuse du couple. Dans le

premier couplet, la narratrice rapporte les mots tendres que lui dit son amoureux :

Chaque soir au clair de lune

Il vient me prendre dans ses bras

Il dit « Tu es ma fortune

Chérie ne me laisse pas »

Il me dit « Tu es ma brune

J‘m‘ennuie quand tu n‘es pas là

Et je ne vis que pour une

C‘est pour toi que mon cœur bat »

Dans le deuxième couplet, elle s’adresse directement à l’auditeur qui devient complice de

ses pensées intimes : son chevalier aime bien qu’elle chante pour lui, mais elle ne lui chante

pas « ce refrain-là », qu’on suppose évidemment être le refrain de la chanson. Elle refuse de

lui chanter ses louanges et suggère que nous savons bien pourquoi :

Je parcours les prairies

À ses côtés doucement

Souvent tout bas je me dis

« C‘est un chevalier charmant »

Il aime beaucoup que je chante

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Mais je n‘chante pas c‘refrain-là

Je ne veux pas qu‘il l‘entende

Et vous savez pourquoi n‘est-ce pas

Enfin, le troisième couplet révèle que le couple se connaît depuis l’enfance et que la

narratrice espère que cet amour durera longtemps :

Lorsque j‘étais petite fille

À l‘école je le voyais

Je suis restée bien gentille

Et au fond moi je l‘aimais

Maintenant que je suis grande

Je puis le voir plus souvent

La vie est belle sous cet angle

Et je veux vivre ainsi longtemps

« Mon chevalier » raconte donc une histoire vécue chaque jour (« chaque soir au clair de

lune ») et les qualités du chevalier que la narratrice détaille dans les refrains correspondent

à des gestes du quotidien (« Il est toujours bien coiffé / La semaine comme le dimanche / Il

est toujours bien habillé »). Si la chanson révèle des moments intimes de la vie du couple,

l‘auditeur est explicitement admis dans cette intimité puisque la narratrice s‘adresse

directement à lui, ou à elle, dans un esprit de connivence.

Cet effet d‘intimité est amplifié par une prise de son rapprochée et une réverbération

qui accompagnent ici l‘interprétation et le texte intimistes de Noëlla Therrien. Dans cet

enregistrement, la voix semble captée par un microphone placé très proche de la source

sonore. Bien que l‘intensité d‘exécution de la voix soit douce, la prise de son rapprochée

nous permet d‘entendre les inspirations prises par la chanteuse entre les phrases, ainsi que

et les sons produits par l‘énonciation des consonnes constrictives comme le [s], le [f], et le

[H], qui laissent échapper de l‘air lors de leur production. Les plus petites variations de la

dynamique et du vibrato dans l‘interprétation de Noëlla Therrien sont très bien

perceptibles; tous ces détails, qui donnent à l‘auditeur l‘impression d‘une voix très

rapprochée, peuvent être entendus dans l‘extrait sonore 4.15. Les techniques vocales

privilégiées par Noëlla Therrien ainsi que la prise de son créent non seulement un effet

d‘intimité mais de proximité physique, qui s‘apparente fortement à ce que Doyle décrit à

propos des enregistrements de Mary Ford effectuées avec Les Paul au début des années

1950 :

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244

The extreme close-up meant that singers had to sing at much lower

amplitudes to avoid overloading the microphone, and so Mary Ford‘s voice

suggests a relaxed, breathy intimacy. The listener and the singer are ―placed‖

now in intimate proximity. Whereas the arm‘s-length mic placement located

the listener in comradely proximity to the voice, close miking bespoke a

familial or sexual closeness. (Doyle 2004 : 149)

À cette voix captée de près, une courte réverbération est ajoutée. Sans variation au cours de

l‘enregistrement, peu perceptible et discrète, la réverbération crée ici un effet enveloppant

qui contribue encore à l‘impression d‘intimité dégagé par l‘exécution vocale, douce et

détendue. « Mon chevalier » est un des premiers disques solo de Noëlla Therrien, qui a

commencé à enregistrer ses chansons pour Starr en 1952. Les auditeurs de country-western

la connaissaient toutefois déjà depuis 1949, année où elle commence à enregistrer des duos

avec Marcel Martel, son époux. Pour un auditeur averti, le « chevalier » peut facilement

évoquer Marcel Martel, d‘autant plus que Noëlla Therrien se met en scène en tant que

chanteuse dans cet enregistrement (« il aime bien que je chante »). Ce jeu narratif peut

renforcer l‘impression chez l‘auditeur d‘être le témoin privilégié d‘un récit intime, présenté

comme véridique. Un effet de proximité semblable se dégage de « Cœur brisé », où la voix

de Willie Lamothe est également captée de près.

4.4.2 Spatialisation

La sensibilité des premiers microphones et l‘enregistrement électrique ont permis de capter

des exécutions vocales plus douces, ce qui a donné naissance à des techniques vocales plus

intimistes rattachées au crooning. Ces nouvelles manières de chanter ont marqué le chant

populaire et ont profondément influencé la manière de chanter des premiers interprètes

country-western. La combinaison de ces deux innovations a aussi permis d‘augmenter de

manière considérable le spectre de fréquences pouvant être reproduites sur disque. Alors

que l‘enregistrement acoustique pouvait faire entendre, dans le meilleur des cas, les

fréquences comprises entre 168 Hz et 2 000 Hz, l‘enregistrement électrique pouvait capter

un spectre de fréquences allant de 100 Hz à 5000 Hz. Bien que le disque était encore loin

de pouvoir graver, à l‘époque, l‘intégralité du spectre de fréquences pouvant être perçues

par l‘oreille humaine dans une salle de concert, qui s‘étend environ entre 20 Hz et

20 000 Hz, l‘enregistrement électrique permettait la captation de la réverbération naturelle

de la salle ou du studio utilisée pour l‘enregistrement (Doyle 2005 : 48-56). En éloignant un

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245

instrument ou une voix du microphone, on pouvait capter à la fois le son produit par la

source sonore et par son réfléchissement dans la pièce; il était donc possible de recréer les

caractéristiques acoustiques d‘un autre espace que celui dans lequel un enregistrement était

écouté (Doyle 2004 : 33-34). Avec l‘usage, et en partie par le biais des films western, la

réverbération est devenue un marqueur acoustique dénotant les grands espaces. Cette

utilisation de la réverbération relevait d‘une tradition pictorialiste dans laquelle les

sonorités confiées à certaines voix et certains instruments visaient à dépeindre des éléments

de la nature comme les cris des animaux des prairies ou l‘écho renvoyé par les montagnes.

La réverbération utilisée à cette fin, appliquée à des voix d‘accompagnement ou à quelques

instruments, était en général mise en opposition avec une voix mate, dont le niveau sonore

était plus élevé que la voix réverbérée. Ce contraste, selon Doyle, témoigne d‘une

dialectique opposant l‘ici et l‘ailleurs (Doyle 2004 : 38).

Les analyses du chapitre 3 ont montré comment la réverbération était effectivement

utilisée dans les enregistrements country-western afin de créer des effets de spatialisation

évoquant des espaces naturels et dans lesquels la voix mate et la voix réverbérée du soliste

étaient entendues alternativement. Les thèmes de ces chansons évoquaient effectivement

des espaces naturels comme les plaines (« Troubadours du Far-West ») ou les montagnes

(« Le cowboy des montagnes »), et l‘usage de la réverbération pouvait y être interprété

comme s‘inscrivant dans la tradition pictorialiste décrite par Doyle à propos des chansons

western. La réverbération peut cependant être utilisée dans une symbolique beaucoup plus

abstraite. Dans « Le train qui siffle », chanson enregistrée par Paul Brunelle et parue au

mois d‘octobre 1948 sous étiquette Bluebird, le narrateur raconte comment le « train qui

siffle » l‘incite à vouloir partir en voyage, sans qu‘il soit fait mention de la destination; il

fait ses adieux à son interlocuteur, ou à son interlocutrice, sur lequel les paroles de la

chanson ne nous fournissent aucun indice. Le refrain parle d‘un train qui approche, sur

lequel le narrateur veut s‘embarquer :

N‘entends-tu pas le train qui siffle

N‘entends-tu pas le train qui s‘en vient

Ne vois-tu pas ce train qui m‘invite

Allons serre-moi donc la main

Les couplets décrivent la fébrilité qui s‘empare du narrateur à l‘approche du train :

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J‘ai toujours aimé voyager

J‘ai parcouru le monde entier

Et lorsque j‘entends le sifflet siffler

Je sens que je dois m‘embarquer

Le sang dans mes veines s'agite

A l'approche du train qui s'en vient

Je dois faire mes adieux bien vite

Pour tâcher de prendre mon train

Comme dans les chansons présentées dans le chapitre 3, les couplets et les refrains font

entendre une voix mate, tandis que l‘introduction, l‘interlude et la coda, qui font entendre

une alternance entre le premier et le second mode de phonation où ce dernier domine, font

entendre une voix à laquelle on a appliqué de la réverbération très perceptible. Dans ces

sections, Paul Brunelle n‘effectue pas un yodel traditionnel mais utilise plutôt le second

mode de phonation dans le but d‘imiter le sifflet du train. Il alterne ainsi entre sons courts et

sons longs, comme le font les conducteurs de trains pour communiquer avec le personnel

des gares et des autres trains. Chaque phrase débute en premier mode de phonation puis

passe au second mode de phonation pour se terminer par un portamento descendant reliant

les deux dernières notes chantées (exemple 4.7). Ce patron mélodique, tout comme le

modèle rythmique qui le supporte, vise à imiter le sifflet d‘un train, qui fonctionnait à

l‘époque à la vapeur. Un certain temps était nécessaire pour que la pression dans le sifflet

soit maximale; de la même manière, à la fin d‘un coup de sifflet, la pression était évacuée

progressivement. Chaque coup de sifflet débutait donc par un glissement ascendant, et se

terminait par un glissement descendant. L‘extrait sonore 4.15 fait entendre un sifflet à

vapeur, suivi de son imitation par Paul Brunelle dans l‘introduction de la chanson.

Dans l‘introduction, l‘interlude et la coda, le niveau sonore de la piste de guitare est

plus bas que dans les couplets et les refrains61

. La voix semble plus lointaine, et elle est

enrobée d‘une réverbération longue. Immédiatement après l‘introduction et la coda, le

niveau sonore de la piste de guitare est progressivement augmenté, tandis que la voix, qui

est désormais mate et modale, donne l‘impression d‘être captée de beaucoup plus près que

61

Deux indices permettent d‘affirmer que cet enregistrement comporte deux pistes, l‘une pour la voix, l‘autre

pour la guitare. Le premier est l‘absence de réverbération sur le son de la guitare, le second, la différence dans

les variations de niveaux sonores entre la voix et la guitare au retour des sections avec yodel. Dans ces

passages, le niveau sonore de la voix est stable, alors que celui de la guitare fait l‘objet d‘une augmentation

progressive.

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dans les sections réverbérées. La voix, dont les fréquences les plus graves sont alors

amplifiées, donne alors l‘impression de se situer dans un espace petit, intime, proche à la

fois de l‘auditeur et de l‘interlocuteur anonyme de la chanson. L‘effet global, en ce qui

concerne le niveau sonore, est celui d‘une diminution dans les sections chantées en second

mode de phonation et réverbérées, et d‘une augmentation dans les sections avec paroles et

où la voix est mate, ce qui accentue encore le contraste entre l‘effet de distance créé par la

réverbération et celui d‘intimité créé dans les refrains et les couplets. Le procédé situe non

seulement la voix dans deux espaces physiques distincts, mais aussi dans deux espaces

émotifs différenciés, l‘un évoquant la distance et le voyage en train, l‘autre évoquant

l‘intimité des adieux, comme on peut l‘entendre dans l‘extrait sonore 4.16 qui présente

l‘introduction et le premier refrain de la chanson. On a vu dans le chapitre 3 que le second

mode de phonation pouvait être utilisé afin de symboliser le souvenir et la nostalgie. En

plus de leur fonction imitative, les sections formelles du « Train qui siffle » qui ont

principalement recours au second mode de phonation évoquent ici aussi la nostalgie

rattachée au moment des adieux mais surtout à la durée du voyage qui éloigne le narrateur

du destinataire de la chanson; la réverbération contribue ici à renforcer cette évocation, en

créant un effet d‘éloignement de la voix qui fait écho à la tristesse rattachée aux adieux

décrits dans la chanson.

4.4.3 Conclusion

« Le train qui siffle » a donc recours à la fois à des effets de spatialisation et d‘intimité,

créés par des variations des paramètres technologiques et vocaux. L‘enregistrement joue sur

une opposition entre la distance, à laquelle les paroles de la chanson font référence de

manière abstraite, sans nommer de lieu précis, distance dépeinte musicalement par la

réverbération, et la proximité du moment des adieux, qui se situe dans un espace intime

caractérisé par une voix mate et captée de près. Cet enregistrement, comme tous ceux

présentés plus haut, construisent un véritable discours phonographique dans lequel les

paroles, les effets vocaux et les paramètres technologiques sont coordonnés afin de mettre

en scène les chansons et leurs récits. Ces stratégies sont parfaitement adaptées au disque et

au microphone qui révèlent, grâce aux techniques vocales privilégiées par les chanteurs, des

timbres vocaux personnels et individuels qui se rapprochent de leur voix parlée. Si les

effets de spatialisation constituent les cas les plus évidents d‘intégration de la technologie et

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peuvent servir à la représentation de la nostalgie, qui est, selon Carroll, un thème central de

la modernité populaire (Carroll 2000 : 66-78), les effets d‘intimité peuvent être perçus

comme relevant autant, sinon plus, de la modernité. Chansons intimes, voix intimes, jeux

d‘identité qui renforcent la personnalisation de la relation entre l‘interprète et l‘auditeur,

tous ces éléments concourent à l‘élaboration d‘une chanson moderne, exprimant des valeurs

individuelles; ils sont orientés vers un auditeur perçu comme unique, à qui on s‘adresse

directement ou encore à qui, par le flou qui teinte les récits, on permet de s‘identifier au

destinataire fictif de la chanson. Cette personnalisation de la relation entre l‘artiste et le

public constitue par ailleurs un des éléments forts de l‘authenticité country-western dont il a

été question dans le chapitre 1.

Ces enregistrements montrent aussi que le country-western est à la fois influencé

par les représentants majeurs du country états-unien et par l‘héritage des crooners.

Paradoxalement, alors que c‘est chez des figures comme celle de Gene Autry que s‘incarne

le mieux le crooning dans la chanson country états-unienne, ce dernier ne semble pas avoir

eu d‘influence particulière sur les chanteurs country-western. Leurs voix, si elles rappellent

parfois celle des premiers crooners par le recours à certaines techniques, est bien différente

de celles, plus moelleuses et plus graves, de la deuxième génération de crooners dont Bing

Crosby est un des plus célèbres représentants. Ces chanteurs, dont les voix et celle de Gene

Autry sont assez semblables, avaient évacué la nasalité ainsi que l‘utilisation à des fins

expressives du registre aigu typiques des premiers crooners, donnant naissance à une

manière de chanter perçue comme moins féminine et plus acceptable (McCracken 1999,

cité dans Greenberg 2008 : 98). Bien qu‘ils renversent le rapport conventionnel entre

intensité et nasalisation présent chez des modèles comme Jimmie Rodgers et Hank

Williams et qu‘ils aient recours à certaines techniques vocales présentes chez les crooners,

les voix des chanteurs country-western n‘évoquent pas celles des crooners de la deuxième

génération et des cow-boys chantants.

Enfin, il apparaît que l‘efficacité des effets de spatialisation et d‘intimité dans les

enregistrements country-western repose sur l‘intégration, commune aux auditeurs, aux

chanteurs et aux techniciens des studios d‘enregistrement montréalais, des codes reliés à

ces paramètres technologiques et vocaux, codes développés dans l‘ensemble de la

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phonographie nord-américaine entre les années 1920 et les années 1940 tout comme par le

cinéma, qui a contribué à transformer les représentations reliées au son (Kahn 1990 : 73).

Cette intégration relève directement de l‘expérience de la modernité et de sa technologie

telle que définie par Johnson, ainsi que de l‘hypermédiation décrite par Carroll, où

l‘expérience de l‘auditeur est prédéterminée par sa connaissance du médium du disque et

des représentations symboliques qu‘il supporte.

4.5 L’américanité du country-western La modernité est marquée par un certain abandon des modèles culturels européens au profit

de ceux offerts par les États-Unis. La culture populaire du Québec, dès les années 1920, est

profondément imprégnée de la culture de masse produite aux États-Unis; cette

« américanisation » fait d‘ailleurs l‘objet de nombreuses dénonciations (Des Rivières et

Saint-Jacques 2009; Larose 2009 : 20). Le régionalisme s‘oppose résolument pendant

l‘entre-deux-guerres à une modernité en plein essor et mise sur l‘enracinement pour

défendre, au Québec, une culture française et catholique. La dichotomie entre l‘américanité

et sa modernité d‘une part et un régionalisme monolithique et exclusivement conservateur

ne résiste cependant pas à l‘analyse des œuvres littéraires et artistiques produites au cours

de cette période (Saint-Jacques 2009 : 5). Le collectif L’artiste et ses lieux, en abordant de

multiples facettes du régionalisme, un vaste mouvement qui a touché tous les domaines des

arts et de la pensée au Québec, montre que si les thèmes du régionalisme ont souvent servi

à la promotion d‘une idéologie conservatrice et traditionnaliste, ils ont aussi permis à

plusieurs pratiques d‘entrer dans la modernité grâce entre autres à des nouvelles formes de

représentations du territoire. C‘est le cas pour la peinture, où la peinture paysagère ouvre le

chemin vers la subjectivité mais aussi pour la musique comme l‘a montré Marie-Thérèse

Lefebvre à travers les idées de Rodolphe Mathieu qui propose en 1928 une conception de la

composition mettant de l‘avant un langage musical personnel fort où la nature et le

territoire, sources d‘inspiration, permettent de transcender la question du folklore au sujet

de la création d‘une musique proprement canadienne. S‘écartant de la pensée dominante,

ses idées dénouent l‘impasse qui oppose l‘avant-garde à l‘idéologie régionaliste dans le

milieu musical canadien (Lefebvre 2007 : 291-308). Qu‘en est-il de la musique populaire?

Le country-western offre sur ces questions un angle d‘approche privilégié. Porteur d‘une

américanité assumée, ne serait-ce que par ses sources, il offre une adaptation québécoise

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d‘un genre musical états-unien et présente une mise en scène du territoire en évolution. On

verra que ces deux phénomènes relèvent à la fois de la modernité et de la tradition et que le

traitement de l‘espace présenté par le country-western est particulièrement ambigu (4.5.1).

En 1956, le country-western vit un renouvellement de son américanité par

l‘adoption du rock and roll qu‘il contribue à introduire au Québec (4.5.2). Cette fois-ci, le

country-western crée véritablement une rupture dans le champ de la musique populaire

québécoise (4.5.2.1). Le rock and roll et ses dérivés sont aujourd‘hui spontanément perçus

comme modernes et le country-western comme conservateur, comme chez Robert Giroux,

par exemple qui oppose la musique de la contre-culture au western (1993). Les artistes

country-western contribuent pourtant à l‘introduction au Québec des sonorités rock and roll

qui seront plus tard partie prenante d‘une partie de la chanson québécoise légitime. Le

dépouillement de La Patrie pour l‘année 1957, qui marque la fin de la période couverte par

la thèse et l‘âge d‘or du rock and roll country-western, montre que le rock and roll est

omniprésent, tant dans les pages culturelles que dans l‘actualité. Son irruption dans le

mainstream, attribuable entre autres à l‘arrivée d‘Elvis Presley (1935-1977) au sein de la

multinationale RCA, marque les esprits et la presse québécoise n‘échappe pas à ces

questionnements sur un phénomène qui semble surprendre par son ampleur et qui

transforme les conceptions de ce que sont la musique et la chanson populaires. Les

différentes positions présentées dans La Patrie sont tantôt sensationnalistes, tantôt

nuancées. On constate notamment une certaine valorisation de la musique rock and roll qui

passe en partie par les liens qu‘il pouvait entretenir avec la tradition et la culture française.

Dans ce contexte, il est surprenant que le country-western, d‘où est alors issue une grande

partie de la production rock and roll québécoise, continue à être absent du discours sur la

musique (4.5.2.2).

4.5.1 Une américanité locale et adaptée

Affirmer que la chanson country-western constitue une expression de l‘américanité relève

de l‘évidence et il est manifeste que le genre dérive de son équivalent états-unien. Il serait

cependant difficile d‘affirmer que l‘appropriation du country est en soi un signe de

modernité. Le country et le western produit aux États-Unis ont en effet été traversés de

divers courants stylistiques et historiques, tantôt traditionnalistes et tantôt modernes, qui

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sont souvent entrés en opposition les uns avec les autres. Les cas du honky tonk et du

bluegrass sont assez représentatifs de ces tensions. Avec le boom pétrolier qui survient

dans les états du Midwest au cours des années 1930, de nombreux travailleurs du Sud-Est

des États-Unis immigrent au Texas et en Oklahoma. La musique country s‘urbanise et les

performances se transposent dans des lieux publics pouvant accueillir un public nombreux.

Le western swing émerge, un mélange de country et de swing incorporant une section

rythmique comprenant souvent un piano, parfois une batterie, mais surtout la guitare

électrique. Le honky tonk, un type particulier de western swing, est typique des salles de

danses, des clubs de nuit et des petits bars qui pullulent après l‘abrogation de la prohibition

en 1933 et qui sont indifféremment désignés sous le nom de honky tonks (Malone 2002 :

153). Les chansons honky tonk délaissent les thèmes traditionnels de la chanson old time et

parlent de pauvreté, de chômage, d‘alcoolisme, de divorce et d‘infidélité. Le bluegrass se

développe en opposition à cette modernisation du country et prend son essor en 1936 avec

des groupes comme les Monroe Brothers et les Blue Sky Boys. Présentant souvent des duos

familiaux composés de mari et femme ou de frères, le bluegrass offre un répertoire fait de

chansons originales composées dans un style folklorique, de pièces traditionnelles et de

gospels. L‘instrumentation du bluegrass est acoustique et les musiciens développeront une

virtuosité typique. Comme le font remarquer Gérard Herzhaft et Jacques Brémond (1999 :

56), le bluegrass représente « le maintien de la tradition montagnarde face à une country

music de plus en plus commerciale qui incorpore de nombreux traits du music hall, des

westerns chantants et surtout du western swing ». Sur un plan commercial, c‘est le honky

tonk qui dominera et pendant les années 1940, « [le] western swing puis surtout un de ses

dérivés, le honky tonk, s‘impose alors comme la formule moderne propre à plaire au public

de la country music » (Herzhaft et Brémond 1999 : 56). Cette victoire du honky tonk

s‘incarne bien sûr dans la consécration de Hank Willams comme icône du country

authentique (Peterson 1997) et dans la diffusion de succès honky tonk par des artistes

rattachés à la musique de grande consommation. Au Québec, le choix exercé par les

chanteurs country-western dans ces influences variées témoigne des mêmes tensions entre

modernité et tradition, tant sur le plan des thèmes abordés que de l‘origine du répertoire et

de la voix, et vont au final constituer une américanité locale et adaptée.

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Dans le corpus composé des enregistrements country-western produits entre 1942 et

1957, on ne retrouve pas une variété de styles comparable à celle qui caractérisait le

country états-unien enregistré à la même époque. On constate plutôt au Québec la présence

d‘influences diverses qui se fusionnent pour composer une phonographie relativement

homogène sur le plan stylistique. Les sources du répertoire country-western sont variées.

En plus d‘un grand nombre de chansons originales, les pionniers du country-western

produisent des adaptations de chanson country états-unienne qui sont issues tant des

courants traditionnalistes que des courants les plus modernes du country. Malgré la

présence de plusieurs chansons à sujet géographique et western, dont plusieurs exemples

ont été présentés dans le chapitre 3 et où les effets de spatialisation sont directement dérivés

des films westerns, le répertoire des cow-boys chantants d‘Hollywood est en effet peu

présent dans la discographie des pionniers country-western. La chanson « Mon enfant je te

pardonne », que Paul Brunelle fait paraître en 1945 et qui est une adaptation de « When It‘s

Springtime in the Rockies », chanson thème du film du même titre (1937) dans lequel

figure Gene Autry, est une exception. Les adaptations trouvées dans le corpus sont surtout

issues des grandes figures du country états-unien, perçues comme plus authentiques moins

rattachées à la musique de grande consommation. Comme on l‘a vu dans la section portant

sur la technologie, Willie Lamothe adapte en 1954 « Your Cheatin‘ Heart » de Hank

Williams sous le titre « Cœur brisé ». Marcel Martel adapte en 1956 « In the Jailhouse

Now », chanson de Jimmie Rodgers, sous le titre de « En prison maintenant » en 1956. Il

reprend aussi en 1949, avec Noëlla Therrien, la chanson « Hello Central Give Me

Heaven », enregistrée par la famille Carter en 1934, un groupe associé à une mouvance

beaucoup plus traditionnaliste de la chanson country que ne le sont Hank Williams et

Jimmie Rodgers. Le thème de la chanson s‘inscrit d‘ailleurs dans un discours qui porte des

valeurs familiales et religieuses; le narrateur, un jeune enfant, s‘adresse à l‘opérateur d‘une

centrale téléphonique en croyant pouvoir y joindre sa mère, qui est partie « là-haut avec les

anges ». À côté de « Hello Central », le ton intimiste de « Cœur brisé » apparaît bien

moderne.

Les versions originales de ces trois chansons font assurément partie du canon

country et, bien qu‘elles aient fait l‘objet de nombreuses reprises, elles sont étroitement

associées aux artistes qui les ont enregistrées les premiers. Leurs adaptations québécoises

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relèvent cependant de médiations parfois multiples qui ont influencé les versions proposées

par les chanteurs québécois. Lorsque Starr fait paraître la chanson « En prison maintenant »

enregistrée par Marcel Martel, une version de « In the Jailhouse Now » enregistrée par

Webb Pierce est en circulation depuis l‘année précédente et est s‘inscrite au palmarès

country pendant plus de 35 semaines, dont 21 en première position. L‘enregistrement de

Marcel Martel est manifestement fondé sur cette version; il colle en grande partie à la

forme de la version enregistrée par Webb Pierce, qui avait éliminé un des couplets chantés

par Rodgers ainsi que les passages en yodel. La version de Marcel Martel reprend de plus

les mêmes harmonies vocales, et les voix d‘accompagnement alternent dans les refrains

avec la voix soliste de la même manière que dans l‘enregistrement de Pierce, alors que la

version de Rodgers est dépourvue de voix d‘accompagnement. Cette proximité entre la

version de Marcel Martel et celle de Webb Pierce, un des chanteurs honky tonk les plus

populaires des années 1950, rapproche encore plus « En prison maintenant » de la

modernité. Quant à « Hello Central », l‘origine de la chanson permet de nuancer son

affiliation au traditionalisme. Bien que la famille Carter ait été le premier ensemble country

à l‘avoir gravée sur disque, la chanson, publiée en 1901, avait été composée par Charles K.

Harris, un compositeur professionnel associé à la Tin Pan Alley (Matteson 2009 : s.p.). Son

intégration au répertoire de la famille Carter témoigne de la forte pénétration du répertoire

urbain dans la musique hillbilly dont Charles Wolfe faisait état dans son article de 1978 cité

dans le chapitre 1.

Bien qu‘ils en reprennent certains éléments, les chanteurs country-western prennent

toujours une certaine distance avec leurs modèles et ne proposent jamais des imitations des

chansons qu‘ils adaptent. Marcel Martel, s‘il confie aux voix d‘accompagnement de « En

prison maintenant » le même rôle que ce qu‘on entend dans l‘enregistrement de Webb

Pierce, il opte, comme Willie Lamothe, pour une intensité d‘exécution moins forte que

Pierce. De plus, les analyses présentées dans la section 4.4 portant sur la technologie ont

montré que, même si les chanteurs country-western québécois reprennent à leur compte

certains traits vocaux de la voix country, ils en font un usage différent, marqué entre autres

par une intensité d‘exécution plus douce et par une manière de chanter qui s‘inspire plus

des crooners que des chanteurs country qui s‘inscrivent dans la mouvance honky tonk,

comme Hank Williams et Webb Pierce, qui sont pourtant les chanteurs country les plus

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populaires au moment où les chanteurs québécois adaptent leurs chansons. Le rôle

générique de la nasalisation et du second mode de phonation est illustré de manière

significative dans des enregistrements de Roland Lebrun comme « La vie d‘un cow-boy »,

qui a été analysé dans les chapitres 2 et 3. Le chanteur utilise ces procédés pour s‘inscrire

dans le genre country-western au moment où sa persona de soldat s‘avère de moins en

moins adéquate et où d‘autres chanteurs country-western apparaissent. La nasalisation et le

second mode de phonation peuvent servir aux chanteurs country-western à s‘affilier au

genre country, mais ceux-ci en écartent la structuration propre aux chanteurs country les

plus populaires de l‘époque.

En plus de la voix, l‘instrumentation constitue un second objet d‘adaptation ainsi

qu‘un facteur d‘unité pour le country-western. Peu importe la composition instrumentale de

la version originale adaptée et qui est parfois en partie électrifiée, les enregistrements

country-western font presque toujours entendre, avant le milieu des années 1950, une

instrumentation acoustique le plus souvent limitée à la guitare. Au cours de la phase

d‘émergence du country-western, on note une quasi absence d‘instruments iconiques du

country états-unien comme la mandoline, le banjo et la steel guitar. Ce dernier instrument

fait tranquillement son apparition dans les groupes qui accompagnent Paul Brunelle et

Willie Lamothe à partir de 1953 et selon les données disponibles, on peut

vraisemblablement attribuer son introduction à Bobby Hachey. La steel guitar conserve

longtemps un rôle plutôt discret dans les enregistrements et les versions québécoises de

chansons country états-uniennes ne tentent jamais de reproduire l‘instrumentation de la

version d‘origine. Lorsque des instruments autres que la guitare acoustique sont présents,

ce sont le violon et l‘accordéon qui occupent la place la plus importante, tant dans le mix

que dans les arrangements. Le rôle de premier plan confié à l‘accordéon tranche avec celui

qui lui est dévolu dans la musique country. Peu exploité aux États-Unis, sauf dans les

ensembles de certains chanteurs comme Al Dexter, qui intègrent parfois la polka et dans

certains enregistrements de country boogie, il est utilisé abondamment dans les

enregistrements québécois et un rôle de soliste prépondérant lui est confié, comme c‘est le

cas dans « Le cowboy des montagnes » et dans « Troubadours du Far-West ». L‘accordéon

contribuera d‘ailleurs à définir les sonorités des premiers enregistrements rock and roll

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produits au Québec par les chanteurs country-western dont il sera question dans la section

4.5.2.

Le country-western adapte donc les sonorités et les thèmes du country, puisant à la

fois dans des éléments modernes et plus traditionnels, et il propose, à partir d‘un ensemble

d‘influences qui semblent hétéroclites (répertoire honky tonk, instruments à la fois typiques

du country comme la guitare et de la musique traditionnelle québécoise comme

l‘accordéon, techniques vocales tirées tant du country que du crooning), un genre somme

toute unifié sinon homogène. Le country-western réussit ainsi à devenir un genre à part

entière, dérivé de la grande famille des musiques country mais présentant des traits

stylistiques qui lui sont propres. Sur ce genre musical d‘origine états-unienne, la nécessité

de l‘adaptation française ainsi que le type d‘ensembles instrumentaux qui accompagnaient

les premiers chanteurs country-western et où les musiciens de folklore étaient bien

représentés exercent une pression qui moule le country-western au contexte québécois, son

américanité se trouvant du même coup adaptée à la réalité culturelle locale.

Sur un plan extramusical, les représentations offertes à travers les personas adoptées

par les chanteurs country-western et les thèmes abordés dans les chansons sont un facteur

d‘unité fort. La figure du cow-boy est adoptée par la plupart des premiers chanteurs

country-western, à l‘exception notable du soldat Lebrun, et les descriptions de l‘Ouest et de

ses grandes plaines, du travail du cow-boy et de son cheval abondent lors de l‘émergence

du genre, comme les analyses de chansons comportant du yodel l‘ont montré. Le cas

d‘appropriation le plus marquant est sans doute celui de Willie Lamothe, le « cow-boy

canadien » qui, pourtant, avait peur des chevaux (Le Serge 1975 : 72-75) et n‘avait jamais

occupé un emploi relié de près ou de loin avec le métier de cow-boy, d‘éleveur ou

d‘agriculteur. Cet engouement pour l‘univers du cow-boy sera d‘abord très accusé. Roland

Lebrun, dont la popularité diminue après la fin de la guerre, tentera d‘ailleurs de se

réinscrire dans le genre country-western en enregistrant deux chansons de cow-boy, les

seules de tout son répertoire (« La vie d‘un cow-boy » en 1946 et « La mort d‘un cow-boy

des prairies » en 1947) ainsi qu‘une unique chanson contenant du yodel (« La destinée », en

1949). Cependant, dans cet univers western émergent progressivement des chansons à

sujets géographiques de moins en moins associées avec l‘Ouest et surgissent de nouvelles

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représentations du territoire québécois. Ainsi, en 1950, Willie Lamothe raconte sa tournée

dans la péninsule gaspésienne dans « Mon passage en Gaspésie » et en 1954, Tony

Villemure (1920-1961) chante les charmes de « La vallée de la Mauricie ». Dans ce dernier

enregistrement, une réverbération assez longue est appliquée à tous les instruments et à la

voix. L‘omniprésence de la réverbération donne l‘impression d‘un espace naturel

grandiose, dominant le narrateur. Les couplets évoquent la population de cette région et

nomment plusieurs lieux situés en Mauricie, dont le Saint-Maurice, la ville de Grand-Mère,

ainsi que le Rapide-Blanc, qui a inspiré à Oscar Thiffault la célèbre chanson parue la même

année que l‘enregistrement de Villemure (extrait sonore 4.17). Les effets de spatialisation

créés par la réverbération ne sont donc pas réservés aux chansons traitant de sujets westerns

mais sont aussi utilisés pour la description du territoire québécois.

On pourrait certes voir quelque chose de traditionnel dans ces descriptions du

territoire qui rappellent parfois l‘attachement à la terre cher à certains régionalistes. Cet

attachement se révèle dans certains noms d‘artistes comme celui de Roger Miron et ses

Laurentiens, qui fait à la fois écho au célèbre ensemble folklorique des Montagnards

laurentiens et à la laurentie de Lionel Groulx. Il est difficile d‘évaluer ici le poids respectif

de la tradition et de la modernité dans la relation du country-western à ces représentations

du territoire. On sait d‘une part que le genre, dès son apparition et malgré l‘importance des

milieux urbains dans son développement, a pu être associé à la ruralité. Le soldat Lebrun a

fait ses débuts à CHRC, qui était à la fin des années 1930 et au début des années 1940 un

poste traditionnel et familial. Capté dans les campagnes jusqu‘en Beauce, on s‘y intéresse

aux affaires agricoles et on y récite quotidiennement le chapelet (Du Berger, Mathieu et

Roberge 1997 : 37). Les Montagnards laurentiens y font leurs débuts en 1934 et ils y

animent une des émissions les plus populaires de la station; en 1939, l‘ensemble se

compose d‘une dizaine de musiciens qui occupe une case horaire de choix, le samedi de

21 h à 22 h (Du Berger, Mathieu et Roberge 1997 : 148). Leur importance à CHRC semble

contribuer à ce que le country-western soit associé à la musique traditionnelle, et c‘est un

de leurs membres, Bill Harris, qui anime à la fin des années 1930 une des premières

émissions country-western de la station, Le Cow-boy solitaire (Du Berger, Mathieu et

Roberge 1997 : 153). D‘autre part, les descriptions du territoire présentées par les chanteurs

country-western passent d‘un univers fantaisiste, le personnage du cow-boy et les paysages

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des plaines correspondant difficilement à la réalité locale, à un genre plus réaliste et le plus

souvent dénué de références à la tradition. On retrouve bien ici et là dans le corpus des

éléments plus conservateurs, comme chez Tony Villemure qui, dans « La vallée de la

Mauricie », y trouve « les filles les plus sages ». Certaines chansons de cow-boy comme

« Giddy-Up Sam » de Willie Lamothe font une description idyllique des métiers rattachés à

la terre, à l‘élevage et à l‘agriculture. Ailleurs cependant, la description du territoire et les

références à la nature témoignent moins d‘un dévouement aux valeurs familiales et

traditionnelles que de l‘expression des valeurs modernes. Ainsi, le « Cowboy des

montagnes » de Paul Brunelle chante sa liberté, Willie Lamothe raconte son succès en

Gaspésie et les nouvelles amitiés qu‘il y a tissées, et « Quand le soleil dit bonjour aux

montagnes » présente les éléments naturels comme faisant surgir des souvenirs de l‘être

aimé.

L‘américanité adaptée du country-western, qui réside à la fois dans l‘appropriation

d‘un genre musical états-unien selon des critères stylistiques nouveaux et dans des thèmes

géographiques qui passent des sujets westerns à une description du territoire québécois, est

donc un lieu où jouent assurément des tensions entre modernité et tradition. D‘une part,

l‘adaptation québécoise de la musique country passe par une voix modelée par les

possibilités offertes par la technologie et ses descriptions du territoire se font parfois

porteuses de valeurs plus modernes. D‘autre part, la chanson country-western peut rappeler

les préoccupations du régionalisme et l‘homogénéité sonore du genre en émergence semble

en partie redevable à une instrumentation issue de la fréquentation des réseaux des

musiciens de folklore. Sur ce plan, les processus d‘adaptation à l‘œuvre vont de pair avec

des éléments de continuité. À la fin de la période d‘émergence survient cependant un

nouveau développement dans le genre country-western qui crée une véritable rupture dans

le champ de la musique populaire au Québec.

4.5.2 Le country-western et le rock and roll

Les chanteurs country-western produisent plusieurs des premiers enregistrements de rock

and roll au Québec qui proposent, comme pour leur adaptation du country plus d‘une

décennie plus tôt, un son unique et propre à la production locale. Ils contribuent de cette

manière à l‘introduction, au Québec, d‘un important changement de paradigme dans la

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musique populaire qui sera de plus en plus fondée sur des éléments dérivés de la musique

afro-américaine et sur des pratiques relevant de l‘oralité. Tandis que le rock and roll devient

au Québec un sujet de préoccupation touchant à plusieurs aspects de la culture, surtout celle

des jeunes, La Patrie passe sous silence les premières manifestations québécoises du rock

and roll; le country-western continue donc d‘être absent du discours sur la musique dans la

presse.

4.5.2.1 Les premiers enregistrements de rock and roll au Québec : la contribution du

country-western

En 1956 paraissent les premiers enregistrements rock and roll du Québec dont plusieurs

sont produits par des chanteurs country-western. Willie Lamothe fait paraitre « Rock'n'roll

à cheval » chez London, Freddy Gagné enregistre « J‘ai perdu mes souliers en dansant le

rock'n'roll » et « Rock rock rock le rock'n'roll », probablement la même année, chez

London également. Roger Miron s‘y met lui aussi en 1957 avec « En avant le rock'n'roll »

(Musée du rock'n'roll du Québec 2011 : s.p.), et son grand succès de 1956, « À qui l‘p‘tit

cœur après neuf heures », contenait déjà des éléments stylistiques qu‘on pouvait associer au

rock and roll. Même le sentimental Marcel Martel embarque dans la vague et enregistre en

1957 « Mon amour du rock'n roll », une adaptation du « Hound Dog » d‘Elvis Presley

(Baillargeon et Côté 1991 : 43)62

. Les titres de ces enregistrements, qui contiennent tous

l‘expression rock and roll, font sourire par leur volonté évidente de faire référence de la

manière la plus explicite possible à ce genre musical. On pourrait y voir une tentative

d‘infiltrer un nouveau marché par une évocation superficielle d‘un genre en vogue. Ces

enregistrements montrent cependant une réelle intégration d‘éléments stylistiques du rock

and roll, en particulier ceux du rockabilly.

Depuis ses origines, la musique country a toujours été perméable à l‘influence de la

musique afro-américaine. Le premier country commercial tire de son contact avec le blues

rural plusieurs techniques instrumentales et vocales qui feront la renommée des artistes du

disque old time, dont les célèbres blue yodels de Jimmie Rodgers constituent un bon

exemple. Dans les années 1940 et 1950, le country intègre de nouveaux éléments musicaux

62

On peut aussi mentionner « Ce qui compte, c‘est le Rock & Roll» par Willie Lamothe en 1958, « Le rock

de ma grand-mère » par Paul Brunelle en 1957, et « Rock & Roll du Père Noël » par Marcel Martel en 1957

notamment (Baillargeon et Côté 1991 : 42-43).

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afro-américains, plus urbains. Dès 1945, des artistes comme les Delmore Brothers, qui

enregistrent chez King Records, mélangent la musique hillbilly et le boogie woogie pour

donner naissance au country boogie. On retrouve quelques exemples de cet hybride dans le

corpus québécois : « Le boogie woogie des prairies » de Paul Brunelle et « Cowboy

Boogie » de Roger Turgeon, deux chansons enregistrées en 1950, relevaient de cette

tendance. Le country boogie prépare déjà le rockabilly : le style instrumental énergique, la

technique slapped bass63

et les interventions improvisées de la guitare électrique, appelées

licks, qui créent un dialogue à la fois avec la voix et avec la contrebasse, font leur

apparition dans le country boogie et seront aussi caractéristiques du rockabilly (Malone

2002 : 248). Le boogie woogie fut par ailleurs déterminant dans la naissance du rock and

roll, et c‘est sa structure qui servira de fondement aux premiers prototypes du rock and roll,

produits autour de 1946 (Hatch et Millward 1987 :75). Le rockabilly, qui mélange de

manière intime le rock and roll et le country, émerge dans les années 1950 avec des

chanteurs comme Carl Perkins et Elvis Presley. Bien qu‘il demeure dans un premier temps

proche de la scène country (Elvis Presley fera ses premières tournées avec des chanteurs

country comme Hank Snow; Malone 2002 : 249), le rockabilly est à la fois le « [r]ésultat

d‘une longue évolution de rapprochement entre country, jazz et blues », et le « point de

départ sudiste de l‘aventure du rock and roll » (Herzhaft et Brémond 1999 : 422). Sam

Philips et l‘étiquette Sun occupent un rôle de premier plan dans la création du son

rockabilly, notamment avec l‘introduction de l‘écho, en particulier le slap-back, un écho à

court délai (entre 50 et 150 ms) et avec peu de répétitions (feedback).

On retrouve plusieurs de ces caractéristiques dans les premiers enregistrements rock

and roll québécois; « Rock'n roll dans mon lit », chanson enregistrée par Léo Benoît en

1958 pour Rusticana, la nouvelle maison de disques fondée par Roger Miron, servira à les

illustrer64

. On peut entendre sur cet enregistrement une imitation du slapped bass,

probablement produite à l‘aide de baguettes et non par la contrebasse, dont le son rond

63

Le slapped bass désigne une technique où les cordes de la contrebasse sont pincées dans un mouvement

perpendiculaire au manche de l‘instrument. La corde, beaucoup plus étirée que lorsqu‘elle est pincée à l‘aide

d‘un mouvement latéral, frappe ainsi la touche de l‘instrument en retrouvant sa position initial, ce qui crée le

son percussif typique de cette technique. 64

Cet enregistrement a été produit après la fin de la période visée par la thèse. Il réunit cependant presque

toutes les caractéristiques des disques de rock and roll produits par les chanteurs country-western; étant donné

qu‘il est très représentatif, il m‘a semblé pertinent de l‘utiliser comme exemple.

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entendu sur l‘enregistrement ne peut être produit avec cette technique. L‘accordéon occupe

une place de premier plan et occupe la même fonction que la guitare dans les

enregistrements de country boogie et de rockabilly en intervenant dans les couplets par des

licks; il prend aussi le rôle de soliste dans les sections instrumentales. L‘extrait sonore 4.19

fait entendre tous ces éléments. De plus, la chanson de Léo Benoît est clairement remplie

de références sexuelles, un des éléments du rock and roll faisant l‘objet des critiques les

plus vives (exemple 4.8). Dans le « Rock'n'roll à cheval » de Willie Lamothe, on entend un

écho appliqué à la guitare rythmique et à la caisse claire, ce qui rappelle encore une fois les

traits stylistiques du rockabilly. L‘accordéon joue aussi un rôle prédominant dans cet

enregistrement, rôle à la fois rythmique et mélodique (extrait sonore 20).

En plus du rôle important confié à l‘accordéon, ces enregistrements comportent un

autre élément typique du country-western, soit l‘inclusion du yodel. Dans « Rock'n roll

dans mon lit », Léo Benoît ajoute des brefs interludes yodelés préparés par les paroles des

refrains, que l‘on peut entendre dans l‘extrait sonore 19, tout comme Willie Lamothe dans

« Rock'n'roll à cheval », où le yodel, chanté sur une gamme pentatonique, évoque les blue

yodels de Jimmie Rodgers (extrait sonore 21). En plus de l‘accordéon, les enregistrements

font entendre l‘instrumentation typique des ensembles country-western de l‘époque,

comme celle des Cavaliers des plaines de Willie Lamothe, des Troubadours du Far-West

qui accompagnaient Paul Brunelle65

et des Laurentiens de Roger Miron. Dans d‘autres

enregistrements, le guitariste Bobby Hachey, qui joue au sein des Cavaliers des plaines, à la

radio et sur l‘album Willie Lamothe et ses Cavaliers des plaines, contribue encore

davantage à cette fusion entre rock and roll et country-western. Sa maîtrise de son

instrument, la guitare électrique, et du style rock and roll lui vaudront d‘ailleurs d‘être

approché pour une tournée européenne, en 1958, qui ne devait mettre à l‘affiche que des

chanteurs rock and roll prénommés Bobby (Hachey 2001 : 66-70). Ce premier rock and roll

issu du country-western est désigné par Richard Baillargeon et Christian Côté sous le nom

de rock laurentien (Baillargeon et Côté 1991), et il était aussi, à l‘époque, appelé

65

Bobby Hachey raconte dans ses mémoires, comme on l‘a vu plus haut, avoir accompagné avec le même

ensemble Paul Brunelle et Willie Lamothe. Selon ses souvenirs, sur les ondes de CKVL, les Troubadours du

Far West et les Cavaliers des Plaines sont donc constitués des mêmes musiciens. On ignore si les

enregistrements attribués à ces deux ensembles sont également composés des mêmes instrumentistes (Hachey

2001 : 137).

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rockawilly; l‘usage typique de l‘accordéon dans ces enregistrements par des musiciens

comme Gordie Fleming et Jean Boucher a contribué à en faire un sous-genre distinctif

(Baillargeon s.d. : s.p.). Différent des enregistrements yéyés qui seront produits au Québec

quelques années plus tard et qui feront surtout entendre des sonorités amplifiées, ce premier

rock and roll québécois conserve une instrumentation country-western, principalement

acoustique, et intègre le yodel.

Ces débuts du rock and roll québécois coïncident avec l‘accession d‘Elvis Presley

au statut de star, alors qu‘il délaisse Sun Records pour signer un contrat avec RCA. Elvis

Presley commence à enregistrer chez Sun en 1954, une petite compagnie de disques

indépendante de Memphis, et connaît d‘abord un succès considérable dans le Sud des États-

Unis. Avec la multinationale RCA, il devient alors une vedette nationale puis

internationale. En 1957, Roger Miron chante dans « En avant le rock'n'roll » : « l‘an 56 est

passé, laissant en souvenir le rock and roll et ses plaisirs […] J‘écoute Elvis et j‘pense à

l‘année 56 » (Musée du rock'n'roll du Québec 2011 : s.p.). Si les sonorités rockabilly des

enregistrements présentés plus haut n‘étaient pas suffisamment convaincantes, ces paroles

indiquent sans contredit qu‘en 1956 le rock and roll et Elvis Presley, devenu son

représentant par excellence pour le grand public, sont arrivés au Québec. Cette influence

n‘est assurément pas étrangère à la production d‘enregistrements rock and roll par des

chanteurs country-western. Ceux-ci sont, pour le Québec, à l‘avant-plan d‘une profonde

transformation dans la musique populaire dont la presse commence à prendre conscience en

1957. Jusqu‘à la pénétration du rock and roll au sein des multinationales, qui a été facilitée

par son appropriation par des artistes blancs, la musique destinée au grand public et à la

consommation de masse était dominée par les auteurs et les compositeurs professionnels

dont le travail profitait surtout aux grands éditeurs issus de l‘ère de la Tin Pan Alley. Les

éditeurs, les compagnies de disques et les diffuseurs tentaient évidemment de récupérer

certains styles musicaux qui rencontraient du succès auprès de publics plus restreints pour

les introduire auprès d‘un public plus large. Hollywood a utilisé à son avantage la musique

country comme trame musicale des films westerns, et c‘est parfois sous la forme de

chansons écrites par des auteurs professionnels et interprétées par des chanteurs aux voix

rondes comme celle de Gene Autry, devenu acteur, que le country était accessible au grand

public, aux États-Unis comme au Québec.

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Le rock and roll vient transformer un ensemble de manières de concevoir la

chanson, jusqu‘alors envisagée comme une œuvre écrite, qu‘on peut acheter sous forme de

musique en feuilles et pour laquelle un accompagnement, le plus souvent pour piano, est

noté, chanson enregistrée en plusieurs versions où des ensembles de musiciens semblent

interpréter des arrangements notés eux aussi. Le rock and roll introduit dans la musique de

grande consommation un accompagnement fondé sur le riff, cellule mélodique, rythmique

ou harmonique répétée, et sur l‘improvisation dont les licks sont une des manifestations.

Les disques rock and roll des chanteurs country-western témoignent de cette conception de

l‘accompagnement. De plus, en introduisant dès les années 1940 la guitare comme

principal instrument accompagnateur, le country-western avait déjà contribué, pour le

Québec, à la perte d‘influence du piano comme instrument populaire par excellence. Les

publicités publiées dans La Patrie et Le Passe-Temps sont à cet égard significatives : on y

voit de plus en plus d‘offres pour des cours de guitare, et les méthodes par accords, comme

la méthode Andrex qui s‘annonce dans Le Passe-Temps comme une méthode « moderne »

(1945 no 889 : 17; 1946 n

o 895 : 23) participent aussi de cette transformation. Le country-

western, par l‘introduction du rock and roll et du riff et auparavant par l‘adoption de la

guitare, s‘inscrit dans un changement de paradigme majeur pour la musique populaire, qui

passe d‘une musique fondée sur l‘écrit à une musique dont l‘accompagnement devient

improvisé et relève de plus en plus de traditions issues de la musique afro-américaines et

dont les codes se transmettent surtout par l‘oralité et par la phonographie.

4.5.2.2 Le rock and roll dans La Patrie

En 1957, la production rock and roll des chanteurs country-western est bien entamée et

Elvis Presley est déjà une star. Cette année-là, il présente à Toronto, les deux seuls

spectacles de sa carrière présentés à l‘extérieur des États-Unis. Dans La Patrie66

, le rock

and roll est très présent et Elvis Presley devient l‘archétype du chanteur populaire. Ainsi,

dans un article sur des religieux qui enregistrent des chansons d‘amour en s‘accompagnant

66

Dès 1957, le rock and roll possède son organe au Québec avec la revue Dis-Q-Ton, qui se fait la voix des

vedettes de la musique populaire, rock, western et yéyé. Bien qu‘il serait intéressant d‘analyser le discours sur

la musique offert par cette publication, j‘ai voulu cerner, à partir d‘une source plus neutre et plus généraliste,

la manière dont le rock and roll pouvait se positionner auprès de l‘opinion publique et non auprès des

amateurs du genre.

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à la guitare, le journal titre : « Elvis Presley en soutane » (17 mars 1957 : 106). En même

temps, Elvis Presley est la figure qui incarne les éléments qui sont jugés de mauvais goût

dans le rock and roll. Dans le même numéro, La Patrie présente un article sur les amours

d‘Annette Dionne, une des célèbres quintuplées (113). L‘article a pour titre « Les deux

tourtereaux préfèrent Chopin au rock n'roll » [sic] et rapporte les propos du jeune

prétendant d‘Annette Dionne : « Si vous voulez mon avis, dit-il, le rock n'roll, je trouve ça

démoniaque. Dans la danse, on doit exprimer un sentiment humain. Le rock n'roll est

l‘expression d‘une sorte d‘hystérie animale. »

En effet, dans La Patrie en1957, les critiques du rock and roll abondent. Le samedi

19 janvier, le journal titre en page 36 : « Le Rock'n'Roll banni du Carnaval d‘hiver de

Québec ». L‘entrefilet relate comment un « concours de rock'n'roll » avait été annoncé à

l‘insu de la direction du Carnaval, qui a tenu à rectifier l‘information : il n‘y aurait aucune

manifestation de rock and roll au Carnaval. On précise qu‘il y aura tout de même une

« soirée populaire » qui « se tiendra pour la population le 9 février mais que ce sont les

danses canadiennes qui seront à l‘honneur ». On comprend donc que l‘événement fera une

place à la musique populaire, mais qu‘elle sera d‘inspiration traditionnelle, avec ses

« danses canadiennes ». Ce bref texte apparaît bien anodin à côté des attaques en règles

contre le rock and roll présentées à d‘autres moments dans La Patrie. Il montre cependant

que le rock and roll est à la fois suffisamment populaire et suffisamment menaçant pour

constituer une préoccupation chez les dirigeants d‘un événement à la fois mondain, avec

son grand bal destiné à la haute société, et traditionnaliste67

.

Sur fond de sensationnalisme, d‘autres articles font du rock and roll des critiques

sévères. Le samedi 23 février, le rock and roll fait la une de La Patrie avec compte rendu

67

Le Carnaval de Québec, qui s‘est tenu pour la première fois en 1955, s‘oppose dès sa création aux

débordements qui caractérisent traditionnellement cette période qui s‘étend de la fête des Rois au Mardi gras.

Lancé par les commerçants de la ville de Québec, sa charte fondatrice, déposée le 26 octobre 1954, précise

que le Carnaval vise à distraire la population « de façon saine et agréable » (Provencher 2003 : 21). Le

Bonhomme Carnaval est dès le départ un personnage respectable, bien éloigné de l‘effigie de paille grotesque

qu‘on brûlait au bûcher ou qu‘on noyait dans la rivière en Europe (Provencher 2003 : 22). Le Bal de la

régence, aujourd‘hui le Bal de Bonhomme, est le clou du Carnaval et son principal événement mondain. Au

départ très protocolaire, avec ses invités en costumes d‘époque personnifiant les grandes figures du Régime

français, le Bal est encore aujourd‘hui réservé aux plus aisés : en 2010, il en coûtait 225 $ pour assister au Bal

de Bonhomme, qui se tient toujours au Château Frontenac.

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d‘un spectacle rock and roll donné à New-York sous la présidence d‘Alan Freed, le disc

jockey le plus célèbre de cette scène musicale. Le journal titre : « Cris d‘extase et vitres

fracassées » (1 et 18) et tente de faire peur au lecteur. Le texte insinue notamment que le

rock and roll déclenche des réactions de nature sexuelle chez les jeunes et parle de cris

d‘extase et de danse sauvage. L‘article donne à entendre que les jeunes amateurs de rock

and roll constituent un groupe uniforme, homogène, et insiste sur leur habillement, auquel

il consacre une section titrée « L‘uniforme ». L‘article dépeint les jeunes fans à la fois

comme une menace et comme un groupe embrigadé, subjugué par ses idoles. L‘article

chiffre la foule présente d‘une manière qui paraît nettement exagérée et estime à 5 000 le

nombre de jeunes qui font la queue à la porte du théâtre (18). Bien qu‘on parle de quelques

vitrines fracassées, c‘est à l‘intérieur que la scène est décrite dans les termes les plus forts :

« À l‘intérieur du théâtre, le spectacle était terrifiant. Les garçons—et les filles aussi—

s‘égosillaient à crier [sic] des paroles obscènes et montaient à califourchon sur les sièges. »

Le dimanche 10 mars, La Patrie présente un compte rendu d‘un autre spectacle, cette fois

donné à Toronto (104). Les spectateurs sont encore une fois décrits comme étant sous

l‘emprise d‘une force démoniaque : « Les rock'n'rollers ont mis une ardeur furibonde dans

leurs contorsions du Mardi Gras au Maple Leaf Gardens, de Toronto. Joignant la parole au

geste, ils ont hurlé comme des possédés avant de passer à la catalepsie du carême. » Ce

texte se retrouve sous une photo montrant quelques jeunes spectateurs, photo qui

n‘accompagne aucun article; la brève description de la photo ne nous indique même pas de

quel spectacle il s‘agit. Le sujet de cette « nouvelle », de toute évidence, n‘est pas le

spectacle lui-même, mais bien les réactions que le rock and roll provoque.

Dans les pages culturelles de La Patrie de 1957, on ne trouve pratiquement aucune

référence aux chanteurs country-western, pas plus que pour les autres années des décennies

1940 et 1950 qui ont été dépouillées. En 1957, cependant, on fait une plus grande place à la

musique qu‘au cours des années précédentes et ce sont surtout les chansonniers qui sont

représentés. Ces derniers se prononcent sur le rock and roll. Le dimanche 5 mai 1957,

Pierre Saucier signe un article sur Marc Gélinas (69), décrit comme poète et chansonnier.

« ―[J]e n‘aime pas Elvis, dit-il, car ce n‘est pas un musicien et il a une vilaine voix. Pat

Boone, un autre rock-and-roller, lui, sait chanter!‖. Marc Gélinas dit préférer le calypso au

rock and roll. ―Le vrai calypso, dit-il, c‘est l‘équivalent de la mère Bolduc!‖ ». Pat Boone

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(né en 1934), qui offrait des succès rock and roll des versions beaucoup plus grand public et

expurgées de toute connotation sexuelle, donnait une performance difficile à rattacher au

rock and roll et sa voix avait peu à voir avec celle d‘Elvis Presley ou de Little Richard (né

en 1932) par exemple, dont il a repris plusieurs chansons.

Cette valorisation d‘un genre musical par ses liens avec le folklore concerne aussi le

rock and roll dans un texte publié dans La Patrie du 28 avril. Alors qu‘on y annonce en

page 67 qu‘on empêchera probablement Elvis Presley de se produire à Montréal comme

l‘artiste et son imprésario l‘avaient initialement prévu, on consacre un quart de colonne en

page 98 au « Biggest Show of Stars for ‘57 », annoncé précédemment le 14 avril (102), et

qui réunit sur la scène du Forum, entre autres, Fats Domino (né en 1928), Clyde McPhatter

(1932-1972) et Chuck Berry (né en 1926) pour un spectacle de trois heures donné en

matinée et en soirée le jour même. Bien que ce texte non signé soit probablement un texte

publicitaire déguisé en article, sa rhétorique montre tout de même quels arguments

permettaient de ranger ces trois artistes associés au rock and roll du côté de la « bonne »

musique. Un mot d‘abord sur ces trois chanteurs. Selon Hatch et Millward, Chuck Berry est

sans doute l‘artiste qui incarne le mieux, par ses chansons comme par son attitude, les

aspirations des amateurs de rock and roll. En tant que guitariste, son influence se fait encore

sentir, et son style mélange le rockabilly et le blues électrique. Bref, d‘après les auteurs :

« Chuck Berry was almost certainly rock & roll‘s foremost lyricist and guitarist. » (78).

1957 est une année prolifique pour Chuck Berry, qui fait notamment paraître son

enregistrement le plus célèbre, « Johnny B. Goode ». Clyde McPhatter, chanteur à

l‘héritage gospel, sera d‘abord membre des Dominoes menés par Billy Ward, avec qui il

enregistre en 1951 « Sixty Minute Man », que certains considèrent comme un des premiers

enregistrements rock and roll, puis fondera les Drifters en 1953. Enfin, le louisianais Fats

Domino, pianiste et chanteur qui s‘inspire largement du boogie woogie, a eu une grande

influence sur le rock and roll naissant (Hatch et Millward 1987 : 75). C‘est d‘ailleurs sur lui

que le texte publié dans La Patrie s‘attarde. Il y est avantageusement présenté comme une

grande vedette qui aurait vendu « pas moins de 15 millions de disques… dont 10 millions

au cours des trois derniers mois! » et dont les prestations sur scènes sont des « succès

monstre »; à témoin un « spectacle géant de ―rock'n roll‖ » présenté au Théâtre Paramount

de Brooklyn et qui aurait généré « une recette record de plus de $220 000 ». Le texte mise

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donc sur la grande popularité de Fats Domino, et associe explicitement le chanteur au rock

and roll. Sa musique y est présentée comme d‘une grande valeur : « Fats Domino […] est

sûrement destiné à prendre place parmi les Grands de la musique moderne ». Il est présenté

comme un chansonnier, près du folklore et bon père de famille résidant en terre française :

Fats Domino a lui-même écrit la plupart de ses grands succès. Il se plaît à

appeler ses pièces des chansons de folklore et, en effet, comme toute pièce

de folklore, les chansons de Domino ont une histoire à raconter. […] Natif

de la Nouvelle-Orléans, Fats est âgé de 28 ans. Il est le père de six enfants et

demeure toujours dans la belle province française de la Louisiane.

Ce texte montre que même en faisant la promotion d‘un spectacle de rock and roll, il est

encore bon, au Québec et en 1957, de se revendiquer de la tradition, de la famille et de la

langue française, et c‘est grâce à ces valeurs que le rock and roll peut offrir un spectacle de

bon goût. Une tentative de légitimation semblable mais fondée sur d‘autres critères apparaît

dans un texte signé par Marcel Blouin, qui tente d‘expliquer le phénomène du rock and roll

dans un article intitulé « Les folies de la jeunesse, d‘Alcibiade à Presley » (La Patrie, 10

février 1957 : 95, 100). L‘auteur voit avant tout dans le rock and roll un « phénomène

social », soit « l‘irruption violente des forces souterraines qui poussent, périodiquement, les

adolescents à se révolter contre la société des adultes » (95). Selon lui, les réactions du

jeune public ne sont cependant en rien rattachées à la musique rock and roll elle-même :

L‘hystérie qui secoue actuellement la jeunesse est si peu liée à la musique du

rock'n roll qu‘en Europe, où cette musique est arrivée sur le tard, les jeunes

n‘ont pas attendu de connaître les chansons d‘Elvis Presley et se sont

déchaînés aux concerts donnés par Louis Armstrong, Lionel Hampton et

Sydnet Béchet, qui condamnent tous trois le style « rock'n roll » ! Et que dire

de la ferveur démoniaque qui a saisi les auditoires rassemblés pour entendre

Gilbert Bécaud! (95)

Arguant que le rock and roll n‘est pas complètement dénué de qualités musicales, Marcel

Blouin évoque ses sources jazz et blues, qui servent à la fois à légitimer ce genre et à le

discréditer (« Précisons, en premier lieu, que le rock'n roll n‘est pas une nouvelle forme de

musique populaire »; 100). Pour étayer ce point de vue, l‘auteur prend évidemment comme

exemple Elvis Presley. Lui attribuant d‘emblée une grande vulgarité (« Ses trémoussements

et ses déhanchements grivois relèvent du problème sociologique et du mal

d‘exhibitionnisme qui affectent la jeunesse »; 100), il lui reconnaît un bon potentiel comme

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chanteur de blues. S‘appuyant sur les commentaires du critique musical américain John S.

Wilson (193-2002), il vante la projection de sa voix, ses inflexions et son sens du rythme et

avance qu‘il a emprunté ses « meilleurs effets » aux plus grands interprètes du jazz. Marcel

Blouin reproche cependant deux choses à la voix de Presley. La première, qui est le

pendant de sa « vulgarité » dans la gestuelle, serait d‘avoir exagéré le style de ses modèles :

« Ce qui était valable, authentique et émouvant chez les premiers devient avec lui caricature

grotesque. » (100). La seconde, et celle qui semble la plus grave aux yeux de Marcel

Blouin, c‘est d‘avoir « mêlé au style blues le style ―hillbilly‖ ou chanteur de montagne, qui

laisse une large place au pathos du plus mauvais goût. Les chanteurs ―hillbilly‖ sont

reconnus pour leurs accents nasillards et trainards : Presley a de ces accents disgracieux,

qui ne laissent pas de choquer » (100). Tandis que le blues constitue le « bon » élément de

la voix d‘Elvis Presley et du rock and roll en général, la nasalité de sa voix et sa sonorité

country est disgracieuse. La présentation du « Biggest Show » et cet article suggèrent

ensemble que le blues, le jazz et leurs dérivés étaient en partie institutionnalisés au Québec

en 1957, constituaient une forme d‘américanité acceptable et pouvaient faire partie de la

musique de bon goût. Il restait évidemment certaines résistances aux musiques afro-

américaines dans la critique, même sous leurs formes les plus diluées. Ainsi, le 5 mai 1957,

dans la chronique « La musique sur disques » (28), M. Chevalier présente une critique

élogieuse d‘un disque de Benny Goodman consacré à Mozart. L‘auteur termine en

écrivant : « À l‘entendre jouer le concerto et le quintette, il est évident qu‘il préfère la vraie

musique, mais aurait-il atteint à la fortune et à la gloire qu‘il connaît depuis nombre

d‘années s‘il n‘avait pas fait de jazz? C‘est douteux. »

Au moment où les chanteurs country-western intègrent des éléments de rock and

roll dans leurs enregistrements, en particulier sa variante rockabilly, la musique grand

public semble avoir absorbé les dérivés du jazz et du blues, qui peuvent constituer des

musiques de bon goût, surtout si elles sont expurgées par des chanteurs comme Pat Boone,

qu‘elles semblent maîtrisées par des musiciens blancs comme Benny Goodman, ou si on

peut les affilier à des valeurs traditionnelles et familiales et avec la culture française comme

dans le cas de Fats Domino. La musique savante continue à être perçue comme une forme

de musique supérieure, du moins chez certains critiques. Pour la musique populaire en

général, le folklore sous toutes ses formes, des danses canadiennes au calypso, constitue

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encore une valeur sûre et un gage de bon goût. Les chansonniers sont très présents dans les

pages artistiques de La Patrie de 1957 et le rock and roll y est partout, même dans les

sections consacrées à l‘actualité. Du country-western point de mention, sinon pour

souligner le mauvais goût hillbilly de la voix d‘Elvis Presley, qui est devenu par ailleurs

l‘archétype du chanteur populaire. Ces critiques ne devraient pas éclipser le fait que le rock

and roll, et pas seulement le rock and roll blanc d‘Elvis Presley, semble assez populaire

pour remplir deux fois le Forum de Montréal, qui est d‘ailleurs la salle qui avait été

pressentie pour accueillir Presley.

Pourquoi une telle absence du country-western, qui produit des enregistrements

apparentés au rock and roll qui, lui, est très présent? Une seconde exception à cette absence

offre peut-être une réponse partielle. Dans La Patrie du 6 janvier 1957 (72), une publicité

fait l‘annonce des spectacles de Roger Miron qui tiendra l‘affiche au Café Saint-Jacques

tous les vendredis avec ses Laurentiens. Le texte publicitaire accompagne une photographie

du chanteur et mise sur le succès de la chanson « À qui l‘p‘tit cœur après neuf heures »

pour attirer le public. Roger Miron et ses Laurentiens sont alors un des représentants du

rockawilly et le chanteur est à la veille de fonder Rusticana, qui mettra en marché d‘autres

enregistrements du même genre, dont ceux de Léo Benoît, ainsi que du yéyé. La publicité

ne fait cependant pas référence au rock and roll. Elle insiste plutôt sur le côté familier du

spectacle que peuvent offrir Roger Miron et ses Laurentiens, qui proposent des danses

« modernes » mais aussi des « danses carrées », dans le cadre d‘une « soirée de chez

nous ». Malgré la rupture qu‘introduisent les chanteurs country-western en adoptant le rock

and roll, ils semblent donc qu‘ils continuent, comme dans le cadre de leurs tournées, de

mettre en valeur une continuité avec le type de socialisation et de divertissement associées

aux soirées du bon vieux temps et aux veillées « de chez nous ». Le rock and roll proposé

par le country-western n‘est pas menaçant. Il n‘est pas non plus la musique des jeunes, qui

s‘empareront plutôt du yéyé; en 1957, Willie Lamothe a 36 ans, Roger Miron en a 28. Les

adolescents fans de rock and roll ne se reconnaissent sans doute pas dans le rockabilly

québécois. Ni provocateur, ni rattaché au conflit générationnel que révèlent les critiques du

rock and roll, le country-western introduit peut-être une rupture stylistique et de la

nouveauté dans la phonographie québécoise mais il n‘est pas perçu comme révolutionnaire.

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Les pratiques dont le rock and roll country-western découle marquent cependant le début de

l‘ère du rock au Québec, qui finira par être intégré à la chanson nationale légitime.

4.5.3 Conclusion

L‘américanité du country-western est une américanité adaptée. La chanson country comme

le rock and roll sont chantés en français et se greffent sur des pratiques instrumentales en

partie déterminées par la présence de musiciens traditionnels dans les ensembles qui

accompagnent les chanteurs. À la fin des années 1950 comme pendant les années 1940

avec la radio, les tournées de variété et les reprises sur scène des grands succès de l‘époque,

le country-western reste proche des goûts du public, il est ouvert à la nouveauté et son

américanité se confirme à nouveau. Alors que le country-western semble de plus en plus

populaire à la fin des années 1950, qu‘il est de plus en plus présent à la radio montréalaise

et qu‘il est en bonne voie de constituer un genre musical structuré et autonome, il demeure

absent des pages artistiques de La Patrie, qui est pourtant le quotidien montréalais le moins

élitiste à cette époque, le plus populaire. Le country-western, malgré son succès, y est

absent du discours sur la musique et se situe en dehors des normes de la bonne musique,

servant même de repoussoir dans la critique de Marcel Blouin de la voix d‘Elvis Presley.

Un dépouillement plus avancé permettrait peut-être de mieux cerner la place qu‘occupait le

country-western dans la vie culturelle québécoise. Il semble à première vue qu‘il ait été

ignoré dans la presse destinée au grand public et ce, malgré sa filiation avec des

phénomènes culturels abondamment commentés. Son américanité semble le situer à mi-

chemin entre la modernité et la tradition et le place peut-être dans une catégorie à part; ne

correspondant ni aux pratiques culturelles en position hégémonique comme celle des

chansonniers qui se dessine à la fin de la période, ni aux pratiques qui se définissent en

opposition à la culture dominante et qui méritent d‘être dénoncées ou, du moins, analysées,

le country-western ne semble donc pas mériter de commentaire critique.

4.6 Sommaire La chanson country-western a émergé et évolué en milieu urbain. Paul Brunelle, Marcel

Martel et Willie Lamothe sont originaires de la Montérégie et du centre du Québec, des

régions qui comportent des villes importantes et développées et où des stations de radio se

font le relai de la culture locale. Ces villes où les pionniers country-western sont actifs

(Drummondville, Trois-Rivières, St-Hyacinthe) offrent un réseau de salles où les musiciens

peuvent se produire, dans les cabarets et les hôtels entre autres, et une population assez

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nombreuse pour assurer un public à des spectacles réguliers. La proximité de ces centres

avec Montréal facilite le déplacement des chanteurs vers les studios d‘enregistrement, qui

sont concentrés dans la métropole, et ceux des stations de CKAC et de CKVL, où Willie

Lamothe et Paul Brunelle animent des émissions pendant plusieurs années. Ces villes sont

également assez importantes pour être visitées régulièrement par les troupes montréalaises

de variété, qui y recrutent des talents locaux et contribuent ainsi à lancer leur carrière. Les

tournées provinciales auxquelles participent les chanteurs country-western contribuent en

retour à leur popularité en dehors des centres régionaux. Par le biais de ces tournées, les

chanteurs country-western se font diffuseurs de la culture urbaine et des succès populaires

partout au Québec. Ces artistes entretiennent une relation directe avec le public et ses

préférences. Si leur répertoire personnel semble être apprécié et jouir d‘un succès

commercial important, ils se font par ailleurs le relais des goûts de leurs auditeurs,

notamment en interprétant les succès du jour par le biais des demandes spéciales qu‘ils

interprètent à la radio. Ces goûts semblent avoir été déterminants dans l‘émergence du

genre, entre autres à travers l‘engouement des concours amateurs qui vont consacrer

Roland Lebrun et Paul Brunelle. En ce sens, le country-western pourrait relever d‘une

véritable modernité par acclamation.

Les voix des chanteurs country-western et leurs enregistrements portent une

chanson au discours intimiste et souvent sentimental dont la technologie contribue à

enrichir les effets. Comme pour les codes relevant de la paralinguistique, les codes

technologiques présents dans leurs enregistrements, qui concernent aussi des effets de

spatialisation, avaient assurément une signification accessible de manière immédiate aux

auditeurs; le succès n‘aurait pu être possible autrement. Cette compréhension collective, qui

s‘inscrit dans le phénomène d‘hypermédiation décrit par Michael Carroll, témoigne de la

modernité dans laquelle baignent la création et la réception du country-western, qui

s‘approprie les codes du crooning comme ceux du cinéma western. Les médias ont bien

entendu joué un rôle dans la diffusion du country états-unien et du cinéma western au

Québec, qui ont tous deux favorisé l‘émergence du country-western. L‘américanité dont

témoigne l‘adoption de ce genre devenu emblématique de la culture états-unienne se révèle

cependant sous une forme largement adaptée. Sur les plans vocal et instrumental et sur le

plan du répertoire, le corpus constitué par les enregistrements country-western produits

entre 1942 et 1957 montre une sélection de certains éléments issus du country ainsi que leur

fusion dans un genre nouveau où se côtoient des influences plus modernes comme celle du

crooning et du répertoire honky tonk, et d‘autres plus traditionnelles comme celle de

l‘instrumentation des ensembles folkloriques. Les thèmes rattachés au territoire, qui passent

de la description d‘un univers western à celle du Québec, témoignent aussi à la fois de

l‘américanité du country-western et des tensions qui s‘y jouent entre modernité et tradition.

Les chanteurs country-western ne seront pas réfractaires aux évolutions les plus

modernes qui marquent la musique country états-unienne après son adoption au Québec, et

vont notamment intégrer le country boogie et le rockabilly. Le rock and roll, dont certains

aspects seront dénoncés dans les pages de La Patrie en 1957, marque assez les esprits au

Québec pour qu‘Elvis Presley devienne l‘archétype du chanteur populaire. On trouve aussi

dans ce journal des indices d‘adhésion à certains éléments du rock and roll, notamment

ceux rattachés au blues et au folklore. Le country-western, en revanche, semble

pratiquement absent de la presse des années 1940 et 1950, ce qui constitue un indice qu‘il

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271

pourrait avoir représenté, dès son émergence, un des genres musicaux les moins légitimes

de la hiérarchie culturelle au Québec. Selon Yves Claudé, c‘est en partie son appartenance à

la culture populaire urbaine qui suscite le rejet du country-western (Claudé 1997 : 173). Pas

tout à fait traditionnel, n‘appartenant pas exactement à la culture de masse et à ses stars, le

country-western ne trouve pas sa place dans la presse quotidienne populaire.

S‘il présente plusieurs traits modernes, le country-western entretient des liens étroits

avec le folklore qui sont discrètement revendiqués, notamment dans le contexte des

tournées où Paul Brunelle se produit avec la Troupe du bon vieux temps et dans lequel

Marcel Martel parle du type de spectacle qu‘il offre comme une « soirée canadienne »

(Martel et Boulanger 1983 : 152). Les chanteurs country-western, comme on l‘a vu dans le

chapitre 1, sont souvent accompagnés par des musiciens de folklore (les frères Joyal,

Fernand Thibault, Ludger Foucault). Comme les films western qui étaient, grâce à leur

nature fantaisiste et leur décor « exotique » et appartenant au passé, un lieu d‘expression

pour des émotions et des discours ailleurs censurés (Peterson 1997 : 85), le country-western

québécois se présente sous un aspect assez inoffensif pour pénétrer le circuit des salles

paroissiales. Marcel Martel raconte même avoir joué dans une église à Moffet, dans le

Témiscamingue (Martel et Boulanger 1983 : 152). Le country-western ne s‘est cependant

jamais fait, dans les années 1940 et 1950, le chantre de la tradition et, s‘il ne semble pas s‘y

opposer, il ne la met pas non plus particulièrement en valeur. L‘association avec des

musiciens de folklore et l‘utilisation de salles paroissiales reflètent peut-être seulement une

nécessité à une époque où la plupart des musiciens professionnels, à l‘extérieur des grands

centres, sont des musiciens de folklore, et où toutes les villes ne possèdent pas de cabaret

ou de salle de spectacle. Le côté familier du spectacle country-western continue à être

invoqué même par ses artistes les plus rattachés au rock and roll comme Roger Miron; cela

témoigne d‘une ambiguïté face à la modernité que peu de données, cependant,

permettraient de mieux décoder.

D‘autres aspects rattachant le country-western à la modernité auraient pu être

abordés. Le jeu sur les niveaux d‘identité dont il a été question dans le chapitre 3 et à

propos de la chanson de Noëlla Therrien « Mon chevalier » relève d‘une subjectivité qui est

souvent citée comme caractéristique de la modernité artistique, tout comme

l‘autoréférentialité qui caractérise plusieurs chansons country-western.

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Conclusion La chanson country-western introduit plusieurs nouveautés dans la musique populaire au

moment où le soldat Lebrun entame sa carrière sur disque en 1942. La voix country-

western s‘organise autour d‘un code expressif faisant intervenir des effets paralinguistiques

comme la nasalisation et le second mode de phonation, qui l‘inscrivent dans la lignée de la

musique country états-unienne; elle exerce aussi un traitement particulier de l‘intensité et

de la hauteur qui rappelle en partie le crooning et qui la distingue de son homologue états-

uniennne. La structuration de ces techniques vocales, qui sont étroitement coordonnées

avec les paroles des chansons, concourt à la construction de représentations parfois

rattachées à la joie et à l‘exubérance, mais surtout à des èthos associés à la tristesse et à la

solitude, le pleur et la plainte étant deux icônes privilégiés des chanteurs country-western.

À côté de ces codes qui en ordonnent l‘expressivité, la voix country-western et sa mise en

scène phonographique, qui est appuyée par certains effets technologiques comme la

réverbération, élaborent aussi des représentations plus abstraites reliées à l‘espace et à

l‘intimité. Le country-western contribue de toutes ces manières à l‘enrichissement du

vocabulaire sonore de la musique populaire québécoise.

Bien que l‘on puisse rattacher l‘émergence du country-western à un mouvement

plus ample, celui de la diversification que connaît la voix populaire au Québec depuis les

années 1920, la chanson country-western introduit assurément de nouvelles conventions

quant à l‘esthétisation des effets paralinguistiques et à l‘usage de la réverbération. Avec le

choix de la guitare comme instrument d‘accompagnement privilégié, les chanteurs country-

western popularisent cet instrument. Leur statut d‘auteur-compositeur-interprète contribue

aussi à généraliser ce type de carrière, à la radio comme sur disque. Ces deux

caractéristiques, communes à presque tous les artistes country-western entre 1942, qui

marque les débuts de Roland Lebrun, et 1957, la dernière année avant l‘autonomisation du

genre, pavent d‘une certaine manière la voie au mouvement chansonnier. De plus,

l‘adoption du rock and roll par les chanteurs country-western à la fin de la période

contribue à accroître la variété stylistique de la phonographie québécoise. De plusieurs

façons, le country-western participe à l‘instauration de nouvelles pratiques professionnelles

qui seront plus tard perçues comme essentielles à une chanson québécoise légitime et

portant l‘identité nationale.

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273

Bien qu‘elle témoigne des mutations profondes qui transforment la musique

populaire d‘alors et qu‘elle introduise certaines ruptures avec les pratiques musicales qui

ont cours au Québec au moment où elle émerge, la chanson country-western se greffe sur

des réseaux bien établis. Celui des troupes de variétés permet à plusieurs artistes d‘entrer

définitivement dans le milieu professionnel; celui des stations de radio offre un lien

privilégié avec l‘auditoire et un tremplin vers les studios d‘enregistrement montréalais;

celui des musiciens de folklore fournit à la fois une banque de musiciens accompagnateurs

et un circuit de tournée déjà constitué. Le country-western se développe donc en bonne

partie en continuité avec les grands pôles de la vie culturelle des années 1940, dont les

institutions, les modes de fonctionnement et les organes de diffusion lui permettent de se

structurer non pas en marge mais au sein même de l‘industrie musicale. La marginalité

souvent citée du country-western, provoquée par la crise du disque des années 1980 ayant

mené plusieurs artistes à se tourner vers l‘autoproduction, correspond à un troisième temps

de son histoire. Elle fait suite à une période d‘autonomie et de grande rentabilité

commerciale qui s‘étend de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, où les

compagnies de disques indépendantes consacrées à la « musique campagnarde » assurent la

production et la promotion d‘un grand nombre d‘enregistrements country-western.

L‘émergence du country-western, entre 1942 et 1957, s‘effectue grâce à des nouvelles

conditions industrielles et économiques. La pénurie de disques français et états-uniens qui

touche les deux compagnies de disques établies à Montréal, les généralistes Compo et RCA

Victor, ouvre une brèche favorable à l‘arrivée de nouveaux styles et de nouveaux artistes. À

cette époque, le country-western est pleinement intégré aux médias de masse et à une

industrie musicale tournée vers le grand public, et il génère des produits de grande

consommation dont la mise en marché s‘apparente à celle des autres disques de musique

populaire.

Dès le départ, cependant, le country-western présente des traits distinctifs. Parmi

ceux-ci, les origines ouvrières des artistes et leur statut d‘amateurs d‘autodidactes

contribueront à la construction de l‘authenticité country-western. Celle-ci semble

s‘organiser dès le milieu des années 1960 autour de la mise en scène de la vie personnelle

des artistes, de leur proximité avec le public, de la valorisation de la sincérité et de la

simplicité ainsi que d‘un discours sur la tradition. Elle insiste sur des éléments de continuité

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274

et de stabilité parfois en rapport avec des valeurs religieuses ou familiales, et a assurément

contribué à ranger le country-western parmi les manifestations conservatrices et

traditionnelles d‘une culture encore rattachée à la ruralité. Il serait ici judicieux de se

rappeler les réflexions d‘Elzéar Lavoie à propos de la tradition, qui est le produit de la

conscience de continuité, et non la continuité en soi; en ce sens, la tradition ne peut être que

provoquée, créée par la modernité (Lavoie 1986 : 253). Une société traditionnelle ne se

définit pas comme traditionnelle, et l‘idée même de tradition présuppose une conception

linéaire du temps, qui est elle-même éminemment moderne. De la même manière que la

notion de tradition, celle d‘authenticité est une préoccupation moderne issue d‘un sentiment

de perte provoqué par l‘effacement des structures traditionnelles. C‘est ce que Peterson a

montré à propos de l‘urbanisation des artistes et du public de la musique country. La

chanson country-western intègre d‘ailleurs pleinement cette nostalgie du passé à compter

du milieu des années 1960, une nostalgie qui se manifeste dans les thèmes des chansons

mais aussi dans la forme que prennent certains microsillons qui présentent des collections

de chansons souvenirs ou de chansons du patrimoine. Pour le country-western comme pour

d‘autres pratiques culturelles, la construction d‘une tradition est l‘indice d‘une

modernisation consommée.

La nostalgie marque aussi la première chanson country-western. C‘est alors la

nostalgie d‘une famille dont la guerre nous tient à distance chez le soldat Lebrun, mais

aussi celle du foyer dont le cow-boy est temporairement éloigné ou encore celle d‘un amour

perdu ou naissant, appartenant au passé. Il s‘agit d‘une nostalgie personnelle, touchant à

l‘univers domestique et émergeant dans un corpus de chansons intimes, une nostalgie

inscrite dans la modernité. La modernité transparaît aussi dans l‘américanité du country-

western, celle de ses sources, mais aussi de son intérêt pour le territoire, qui préfigure des

préoccupations nationales d‘un Québec déjà en bonne partie modernisé et sur le point de

prendre conscience de sa modernité. Les trajectoires individuelles des chanteurs country-

western renvoient d‘ailleurs à celles de milliers de leurs concitoyens. Issus d‘un milieu

ouvrier et parfois d‘origine rurale récente, ils vivent à la fois en région et en ville, où ils

exercent des métiers industriels non spécialisés. Baignant dans la musique de tradition orale

dont ils côtoient de près des représentants, leur pratique musicale s‘avère néanmoins

influencée par la musique de grande diffusion avec laquelle ils sont en contact par le biais

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275

de la radio et du cinéma et où ils puisent des influences diverses. Tino Rossi, Maurice

Chevalier, le cow-boy chantant Gene Autry, les grandes vedettes de la chanson française et

états-unienne sont les premiers modèles des chanteurs country-western, qui s‘en font

d‘abord les imitateurs dans leurs débuts comme amateurs.

L‘influence de ces artistes se fait cependant peu sentir dans la voix country-western.

Parfois proche du crooning, elle se distingue avant tout par son usage de la nasalisation et

du second mode de phonation, dont la charge expressive témoigne d‘une véritable

esthétisation de la parole; le country-western montre ici aussi sa modernité. Cette dernière

n‘est ni fracassante, ni revendiquée ni ouvertement en opposition avec la tradition dont les

institutions ont encore au cours des années 1940 et 1950 la mainmise sur plusieurs aspects

du social et avec qui les chanteurs country-western pouvaient collaborer dans le cadre des

tournées provinciales. Le premier country-western semble cependant adhérer à des traits de

la modernité populaire suffisamment nombreux pour que l‘on remette en question son

appartenance à la tradition et au conservatisme. Son inscription dans la culture de masse,

son usage de la technologie, son esthétique de l‘ordinaire et du quotidien, son américanité,

ses représentations de l‘intime et même son autoréférentialité sont tous des indices de sa

modernité.

La présente recherche laisse assurément plusieurs questions en suspens. La

nasalisation et le second mode de phonation ne sont que deux des nombreux effets

paralinguistiques qui ont été relevés lors des analyses, et d‘autres variations de timbre

auraient pu être prises en compte. C‘est entre autres le cas des effets de diphtongues, qui

m‘apparaissent reliés au twang présent dans la voix country états-unienne et qui jouent sans

doute un rôle générique important dans le phonostyle country-western. L‘objectif étant

cependant de montrer les fonctions expressives des effets paralinguistiques dans la voix

country-western, le choix de la nasalisation et du second mode de phonation s‘est

finalement avéré pertinent. Il a permis d‘étudier des effets présents chez tous les chanteurs

du corpus, abondamment utilisés et en fin de compte structurés et codifiés de manière

homogène, en plus d‘être reliés à des èthos très répandus dans les enregistrements produits

au cours de la période étudiée. De plus, le recours à ces deux modificateurs

paralinguistiques était étroitement lié à des variations appliquées à d‘autres paramètres et

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276

qui se sont révélées tout aussi importantes sur le plan expressif. Les variations d‘intensité

ont entre autres permis d‘identifier la manière dont était stylisée la plainte ainsi que de

mettre à jour une association imprévue entre la voix country-western et le crooning.

Par ailleurs, certains aspects du corpus ont été insuffisamment mis en valeur. C‘est

le cas de l‘accompagnement instrumental présent sur les enregistrements country-western.

Bien qu‘il en ait été question à quelques reprises, l‘instrumentation à elle seule aurait mérité

plus d‘attention. L‘usage de la guitare semble contribuer à fixer de nouveaux standards

pour la chanson populaire, et le dépouillement a montré l‘importance croissante de cet

instrument notamment dans les publicités offrant des cours par correspondance.

L‘accordéon, dont on a perçu l‘importance au sein des ensembles country-western, joue un

rôle central, même en dehors des enregistrements rock and roll, qui aurait pu être mieux

analysé. Les fonctions mélodiques, rythmiques et harmoniques occupées par chaque

instrument accompagnateur soulèvent aussi la double question de l‘organisation de la

pratique instrumentale et de l‘oralité. Apparemment fondés sur le riff et sur l‘improvisation,

les arrangements entendus sur les enregistrements country-western semblent relever d‘un

changement de paradigme où la partition et le métier traditionnel d‘arrangeur apparaissent

en perte d‘influence et où la musique afro-américaine prend de plus en plus d‘importance.

Une recherche et des analyses plus poussées auraient sans doute révélé, ici aussi, une

influence moderne. C‘est toutefois la voix qui avait été choisie comme objet d‘analyse

principal à cause de son statut singulier. Cible de la critique du country-western, porteuse

de ses traits génériques les plus forts et véhicule expressif par excellence dans la forme

chanson, elle a finalement permis de répondre à la question principale posée ici en révélant

la modernité du country-western.

Le traditionalisme et le conservatisme associés au country-western sont fondés sur

des aspects bien réels du genre et sur le discours que celui-ci produit. Ce discours, dont

l‘axiologie repose sur l‘authenticité, fait appel à des éléments de continuité qui

correspondent à des traits structurants du genre, présents dès son émergence. Si ceux-ci

sont mis en valeur de manière disproportionnée dans l‘authenticité country-western, ils

n‘en demeurent pas moins des caractéristiques véritables du genre au moment où il

apparaît. Il aurait sans doute été pertinent, par exemple, de creuser la question des relations

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277

entre les premiers chanteurs country-western et les musiciens de folklore qu‘ils côtoient au

cours de la période visée par la thèse. Aux États-Unis, une des premières étiquettes servant

à désigner la musique country, old time music, met en évidence les sources traditionnelles

de ce nouveau genre commercial; de plus, certains pionniers du country comme Fiddlin‘

John Carson sont des musiciens de folklore semi-professionnels. Au Québec, bien que les

musiciens de folklore présents sur les enregistrements qui composent le corpus soient le

plus souvent des accompagnateurs dont le nom n‘est pas spécifié et qui ne sont pas mis en

vedette, certains d‘entre eux, par exemple Ludger Foucault, ont produit sous leur nom,

comme on l‘a vu dans le chapitre 1, des enregistrements rattachés aux deux genres. Il

m‘apparaissait cependant préférable d‘insister sur la manière dont le country-western

pouvait constituer une expression de la modernité dans son incarnation populaire. Sans nier

la pression exercée par la tradition et l‘importance de la continuité dans l‘émergence du

country-western, celui-ci s‘est avéré, par plusieurs aspects, une manifestation artistique

bien de son temps et ouverte aux nouvelles sonorités de la musique populaire de son

époque, à la technologie et à l‘américanité, composant ainsi bel et bien un faisceau de la

modernité culturelle.

La combinaison d‘approches historiques et analytiques visait à montrer la

pertinence d‘allier la microanalyse à l‘étude du contexte de production des œuvres afin

d‘interpréter leur signification d‘une manière à la fois nuancée et pragmatique. Bien sûr,

comme tout travail de recherche, cette thèse ne peut prétendre à appréhender complètement

et parfaitement le réel; elle n‘a sans doute pas non plus su éviter de construire en partie ce

qui y a été décrit et exposé. Cependant, tout comme ce que propose la recherche récente

autour des questions reliées à la modernité culturelle et aux défis que pose la description

des langages de la voix populaire, cette thèse s‘est attaquée à des idées largement répandues

pour tenter d‘en montrer les origines mais surtout les limites et ainsi redessiner les

contours, d‘une manière que j‘espère plus juste, d‘une pratique culturelle peu étudiée

jusqu‘ici. La tâche est loin d‘être achevée, et les conclusions débouchent sur un programme

considérable. Les biographies des chanteurs country-western fournissent plusieurs données

factuelles et parfois chiffrées sur les débuts des artistes; la recherche d‘archives

personnelles chez leurs descendants, dont certains ont aussi intégré le monde du spectacle

(Renée Martel, Michel Lamothe) et qui auraient donc pu voir un intérêt particulier à la

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conservation de celles-ci, pourrait s‘avérer essentielle afin de confirmer certaines

informations et d‘en mettre à jour des nouvelles. Il faudrait également poursuivre le

dépouillement des périodiques québécois pour les années 1940 et 1950 : celui de Photo-

Journal par exemple qui, semblable à La Patrie du dimanche, offrait plusieurs pages

consacrées à la vie artistique, celui de Radiomonde aussi, qui présente les vedettes de la

musique populaire du Québec pour une période peu étudiée. Les analyses se sont butées sur

des lacunes terminologiques en ce qui concerne les microvariations mélodiques. Y pallier

pourrait s‘avérer important, surtout en considérant le rôle expressif de ce paramètre mais

aussi sa fonction stylistique qui n‘a été qu‘effleurée ici. Des modèles intonatifs propres à

certains phonostyles génériques et individuels pourraient sans doute être identifiés, ce qui

contribuerait à une meilleure cartographie de la musique populaire d‘avant les années 1950.

Enfin, l‘efficacité du modèle phonostylistique appelle à une application plus étendue pour

la musique populaire produite au Québec. Des années 1920 aux années 1950, la voix

populaire se diversifie, et une étude de celle-ci et de ses phonostyles reste encore à réaliser.

Ce sont des terrains de recherche qui pourraient non seulement mieux situer le country-

western dans l‘histoire culturelle du Québec mais aussi enrichir l‘histoire de la musique

populaire québécoise.

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Annexe 1 Liste des extraits sonores

Chapitre 2 : La nasalisation

Extrait sonore 2.1 Roland Lebrun, « La mort d‘un cowboy des prairies », extrait de la 2e

strophe; nasalité moyenne (01:39.439-01:48.265)

Extrait sonore 2.2 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », début du 1er couplet;

nasalité appuyée (00:00.000-00:22.537)

Extrait sonore 2.3 Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », 1er

couplet (00:00.000-

00:20.471)

Extrait sonore 2.4 Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », début du 1er

refrain

(00:00.000-00:25.591)

Extrait sonore 2.5 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 2e couplet (01:43.003-

02:03.045)

Extrait sonore 2.6 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », début du 3e refrain

(02:02.589-02:12.449)

Extrait sonore 2.7 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », début du 1er

refrain

(00:00.00-00:16.764)

Extrait sonore 2.8 Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », 1er

couplet (00:00.000-

00:20.471) et « Ne me délaissez pas », 1er

couplet (00:04.945-

00:39.746).

Extrait sonore 2.9 Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province », 1er

refrain,

(00:00.000-00:31.701) et « L‘amour d‘une cowgirl », début du 1er

refrain (00:00.000-00:21.281)

Extrait sonore 2.10 Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », début du 1er

refrain,

(00:00.000-00:25.591) et « Sur ce vieux rocher blanc », début du 2e

couplet (01:37.837-01:56.494)

Extrait sonore 2.11 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 2e couplet, [i] de

« chérie » (01:51.502-01:52.965) et 1er

couplet, [i] de « quittes »

(01:00.929-01:01.637)

Extrait sonore 2.12 Hank Snow, « You Broke The Chain That Held Our Hearts », 1er

refrain (00:023.196-00:40.462) et Marcel Martel, « La chaîne de nos

cœurs », 1er

refrain (00:06.698-00:26.621)

Extrait sonore 2.13 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er

refrain, [F] de

« cœur » (00:09.766-00:11.412); entendu 4 fois

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280

Extrait sonore 2.14 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er

refrain, [E] de

« malheureux » (00:14.733-00:16.341); entendu 4 fois

Extrait sonore 2.15 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er

refrain, 1re

et 4e phrase

(00:06.768-00:11.633 et 00:21.699-00:26.250)

Extrait sonore 2.16 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 2e refrain, 1

re et 4

e phrase

(01:05.306-01:09.903 et 01:19.853-01:24.265)

Extrait sonore 2.17 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 3e refrain, 1

re et 4

e phrase

(02:03.007-02:07.767 et 02-17.462-02:23.812)

Extrait sonore 2.18 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1re

phrase du 1er

et du 3e

refrain (00:06.768-00:11.633 et 02:03.007-02:07.767).

Extrait sonore 2.19 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 4e phrase de chacun des

trois refrains (00:21.699-00:26.250; 01:19.853-01:24.265; 17.462-

02:23.812)

Extrait sonore 2.20 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er

refrain, 2e phrase;

nasalisation progressive du [E] de « malheureux » (00:11.795-

00:16.695)

Extrait sonore 2.21 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 1er

refrain, 1re

phrase

(00:06.768-00:11.633)

Extrait sonore 2.22 Marcel Martel, « La chaine de nos cœurs », 2e couplet, 3

e phrase

(00:06.768-00:11.633)

Extrait sonore 2.23 Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », début du 1er

couplet

(00:43.630-00:52.848)

Extrait sonore 2.24 Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », début du 1er

refrain

(00:00.000-00:25.591)

Extrait sonore 2.25 Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », 1er

refrain, « maman »

(00:40.727-00:43.540) et 1er

couplet, « maman » (00:59.652-

01:01.280)

Extrait sonore 2.26 Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 1re

ritournelle

(00:38.521-00:43.699)

Extrait sonore 2.27 Hank Williams, « Hey Good Lookin‘ », début de la 1re

strophe

(00:00.000-00:33.910)

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281

Extrait sonore 2.28 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », 1er

couplet; résonances

nasales (00:00.000-00:22.436) et « Mes rêves se réalisent », 1er

couplet; résonances orales (00:00.000-00:28.339)

Extrait sonore 2.29 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », 3e pré-refrain et début du 3

e

refrain (01:50.669-02:06.891)

Chapitre 3 : Le second mode de phonation et la cassure vocale

Extrait sonore 3.1 Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province »; voyelle [i]

chantée en premier puis en second mode de phonation, montage

entendu deux fois (00:45.496-00:45.958 et 00:36.986-00:38.208)

Extrait sonore 3.2 Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », 1er

refrain (00:17.734-

00:32.078)

Extrait sonore 3.3 Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 1er

yodel

(00:43.160-01:33.785)

Extrait sonore 3.4 Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cow-boy », extrait du 1er

yodel

(00:20.259-00:21-861)

Extrait sonore 3.5 Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », extrait du 1er

yodel;

passage accentué au second mode de phonation (00:50.329-

00:53.928)

Extrait sonore 3.6 Suzanne Gadbois, « Dans l‘Ouest canadien », extrait du 1er

yodel; 1er

passage du premier au second mode de phonation (00:17.989-

00:20.787)

Extrait sonore 3.7 Roland Lebrun, « La destinée », 1er

yodel; alternance rapide entre les

deux modes (00:51.953-00:52.584)

Extrait sonore 3.8 Willie Lamothe, « Je chante à cheval », extrait du 1er

yodel; cassure

vocale accentuée (00:46.236-00:50.253).

Extrait sonore 3.9 Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 1er

yodel;

alternance rapide entre les deux modes (01:18.053-01:26.680)

Extrait sonore 3.10 Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cowboy », 1er

yodel (00:18.355-

00:32.078)

Extrait sonore 3.11 Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », 1er

couplet

(00:14.628-00:43.386)

Extrait sonore 3.12 Paul Brunelle, « La tyrolienne de mon pays », début du 1er

couplet

(00:07.999-00:16.532)

Extrait sonore 3.13 Gilles Besner, « Allons au rodéo », 1er

yodel (00:27.469-00:40.251).

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282

Extrait sonore 3.14 Gilles Besner, « Allons au rodéo ». Début du premier yodel

(00:27.631-00:29.355)

Extrait sonore 3.15 Gilles Besner, « Allons au rodéo », extrait du 1er

yodel; passage

ornemental au second mode de phonation (00:28.525-00:29.350)

Extrait sonore 3.16 « Gilles Besner, « Allons au rodéo », 1er

couplet (00:12.823-

00:28.514)

Extrait sonore 3.17 Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cowboy », 1er

couplet (00:02.792-

00:20.050)

Extrait sonore 3.18 Paul Brunelle, « Le boogie woogie des prairies », extrait du 1er

yodel;

alternance rapide sur [o] et [U] (01:18.274-01:26.552)

Extrait sonore 3.19 Willie Lamothe, « Je chante à cheval », 3e yodel et coda (02:19.453-

02:51.891)

Extrait sonore 3.20 Roland Lebrun, « La destinée », début du 1er

yodel (00:35.822-

00:44.280)

Extrait sonore 3.21 Paul-Émile Piché, « Souvenir d‘un cowboy », 1er

yodel (00:18.355-

00:32.078)

Extrait sonore 3.22 Willie Lamothe, « Je chante à cheval », début du 1er

yodel

(00:38.788-00:46.161)

Extrait sonore 3.23 Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », 1er

yodel (00:17.606-00:34.470)

Extrait sonore 3.24 Paul Brunelle, « Troubadours du Far-West », 1er

refrain suivi du 1er

yodel (00:29.373-01:18.698)

Extrait sonore 3.25 Tony Villemure, « Allo allo mes amis », fin de la 1re

strophe et 1er

yodel (00:19.760-00:55.002)

Extrait sonore 3.26 Paul Brunelle, « Le cowboy des montagnes », introduction

(00:00.000-00:22.871)

Extrait sonore 3.27 Paul Brunelle, « Le cowboy des montagnes », yodel central

(00:56.749-01:22.355)

Extrait sonore 3.28 Paul Brunelle, « Le cowboy des montagnes », yodel central; passage

ornemental au second mode de phonation (01:06.507-01:14.518)

Extrait sonore 3.29 Willie Lamothe, « Je chante à cheval », 3e yodel et coda (02:19.453-

02:51.891)

Extrait sonore 3.30 Paul Brunelle, « Troubadours du Far West », 1er

yodel (01:00.011-

01:19.139)

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283

Extrait sonore 3.31 Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province », 1er

refrain

(00:00.000-00:31.701)

Extrait sonore 3.32 Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province », 1er

yodel

(00:30.104-00:45.197)

Extrait sonore 3.33 Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province », coda (02:46.841-

02:56.564)

Extrait sonore 3.34 Paul Brunelle, « Le cowboy des montagnes », 2e strophe et yodel

central (00:40.617-01:21.664)

Extrait sonore 3.35 Georges Caouette, « Complainte d‘un cowboy », début de la 1re

strophe (00:04.818-00:25.141)

Extrait sonore 3.36 Willie Lamothe, « Quand je reverrai ma province », début du 1er

couplet (00:04.295-00:24.549)

Extrait sonore 3.37 Georges Caouette, « Complainte d‘un cowboy », 1er

yodel

(00:44.785-00:69.303)

Extrait sonore 3.38 George Caouette, « Complainte d‘un cowboy », 1re

strophe, « vie »;

nasalisation (00:35.329-00:40.663)

Extrait sonore 3.39 Roger Turgeon, « Cowboy boogie », 1er

yodel (00:31.399-00:47.862)

Extrait sonore 3.40 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », extrait du 1er

couplet;

passage ornemental au second mode de phonation sur le mot

« peine » (00:12.521-00:22.732)

Extrait sonore 3.41 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », début du 3e couplet; passage

ornemental au second mode de phonation sur le mot « or »

(01:33.831-01:43.891)

Extrait sonore 3.42 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », 3e couplet; passage

ornemental au second mode de phonation sur le mot « or », extrait

ralenti à 500 % (01:41.935-01:42.852)

Extrait sonore 3.43 Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », extrait du 1er

couplet;

passage ornemental au second mode de phonation sur le mot

« solitaire » (01:10.112-01:19.522)

Extrait sonore 3.44 Paul Brunelle, « Mon enfant je te pardonne », extrait du 1er

couplet;

passage ornemental au second mode de phonation sur le mot

« solitaire », extrait ralenti à 1000 % (01:12.910-01: 13.467)

Extrait sonore 3.45 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », extrait du 1er

pré-refrain;

passage ornemental au second mode de phonation sur le mot

« hameau » (00:20.741-00:31.265)

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284

Extrait sonore 3.46 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy »; comparaison entre deux

ornements en second mode de phonation, sur « peine » (00:17.136-

00:18.326) et « hameau » (00:23.022-00:25.153)

Extrait sonore 3.47 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », 1er

pré-refrain; passage

ornemental au second mode de phonation sur le mot « hameau »,

extrait ralenti à 350 % (00:23.150-00:24.160)

Extrait sonore 3.48 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », début du 1er

refrain; passage

ornemental au second mode de phonation sur le mot « solitaire »

(00:29.344-00:36.995)

Extrait sonore 3.49 Roland Lebrun, « La vie d‘un cowboy », début du 1er

refrain

(00:29.524-00:36.803)

Extrait sonore 3.50 Roland Lebrun, « La destinée », début du 1er

couplet (00:04.481-

00:12.492)

Extrait sonore 3.51 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 2e couplet, 1

re phrase

(00:45.278-00:50.909)

Extrait sonore 3.52 Marcel Martel, « La chaîne de nos cœurs », 2e couplet, 1

re et 2

e

phrases (00:45.278-00:55.698)

Extrait sonore 3.53 Marcel Martel, « Souvenir de mon enfance », 2e couplet et 2

e refrain

(01:26.935-02:23.923)

Extrait sonore 3.54 Marcel Martel, « Infâme destin », 4e strophe (02:03.559-02:43.131)

Extrait sonore 3.55 Roland Lebrun, « Un jour c‘était ta fête », début du 2e couplet

(00:55.971-01:07.401)

Extrait sonore 3.56 Paul Brunelle, « Sur ce vieux rocher blanc », début du 2e couplet

(01:37.837-01:56.494)

Extrait sonore 3.57 Willie Lamothe, « Ne me délaissez pas », 2e couplet (01:28.729-

01:45.244)

Extrait sonore 3.58 Willie Lamothe, « Ne me délaissez pas », début du 1er

refrain

(00:04.945-00:23.219)

Extrait sonore 3.59 Willie Lamothe, « Ne me délaissez pas », coda en second mode de

phonation (02:17.613-02:28.224)

Extrait sonore 3.60 Willie Lamothe, « Ne me délaissez pas », 1er

refrain (00:04.945-

00:39.746)

Extrait sonore 3.61 Willie Lamothe, « Ma destinée », 1er

couplet, 2e refrain et interlude

en second mode de phonation (00:41.569-01:51.600)

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285

Extrait sonore 3.62 Willie Lamothe, « J‘adore toutes les femmes », 3e refrain, interlude

en second mode de phonation et 4e refrain (01:30.052-02:42.382)

Chapitre 4 : La modernité populaire du country-western

Extrait sonore 4.1 Roland Lebrun, « L‘adieu du soldat », début de la 1re

strophe

(00:00.000-00:23.161) et Lionel Parent, « Adieu », début de la 1re

strophe (00:00.000-00:29.640)

Extrait sonore 4.2 Lebrun, « La destinée », 1re

strophe (00:00.000-00:25.511)

Extrait sonore 4.3 Marcel Martel, « Un coin du ciel », 2e refrain (00:59.884-01:15.987)

et « En prison maintenant », 4e refrain (02:12.121-02:35.195)

Extrait sonore 4.4 Roland Lebrun, « La mort d‘un cowboy des prairies », introduction

(00:00.00-00:10.901)

Extrait sonore 4.5 Roland Lebrun, « J‘ai quec‘chose dans l‘cœur », fin de la 1re

strophe

et début du 1er

interlude parlé (00:22.918-00:37.836)

Extrait sonore 4.6 Roland Lebrun, « J‘ai quec‘chose dans l‘cœur », 1re

strophe, [lA] de

« là » (00:28.630-00:29.965) et Ludovic Huot, « Rendez-moi mes

montagnes », 1re

strophe, [bA] de « bâton » (00:28.351-00:28.781)

Extrait sonore 4.7 Ludovic Huot, « Rendez-moi mes montagnes », début de la 1re

strophe (00:00.000-00:37.906)

Extrait sonore 4.8 Willie Lamothe, « Giddy-Up Sam », 1er

couplet et 1er

refrain

(00:00.000-00:20.863)

Extrait sonore 4.9 Paul Brunelle, « Sur ce vieux rocher blanc », 1er

refrain (00:00.000-

00:49.365)

Extrait sonore 4.10 Marcel Martel, « Souvenir de mon enfance », 2e couplet. 01:26.819-

01:51.908

Extrait sonore 4.11 Jimmie Rodgers, « Blue Yodel No 1 (T for Texas) », 1

re strophe

(00:00.000-00:28.189) et Hank Williams, « Hey Good Lookin‘ »,

début de la 1re

strophe (00:00.000-00:20.805)

Extrait sonore 4.12 Hank Williams, « Your Cheatin‘ Heart », début de la 1re

strophe

(00:00.000-00:37.604)

Extrait sonore 4.13 Willie Lamothe, « Cœur brisé », début de la 1re

strophe (00:00.000-

00:41.563)

Extrait sonore 4.14 Noëlla Therrien, « Mon chevalier », 1er

refrain (00:00.000-00:30.406)

Page 296: LA CHANSON COUNTRY-WESTERN, 1942-1957 Un faisceau de la ... · Enfin, le country-western témoigne dune américanité certaine, assumée, et sinscrit dans le déplacement du centre

286

Extrait sonore 4.15 Sifflet à vapeur et Paul Brunelle, « Le train qui siffle », introduction,

(00:00.000-00:21.257)

Extrait sonore 4.16 Paul Brunelle, « Le train qui siffle », introduction et 1er

refrain

(00:00.000-00:43.177)

Extrait sonore 4.17 Tony Villemure, « La vallée de la Mauricie », introduction, 1er

couplet et 1er

refrain (00:00.000-00:51.583)

Extrait sonore 4.18 Roland Lebrun, « La destinée », 1re

strophe (00:00.000-00:25.511) et

« La vie d‘un cowboy », 1er

couplet (00:00.000-00:22.709)

Extrait sonore 4.19 Léo Benoît, « Rock'n roll mon lit », 1er

refrain, 1er

couplet, 2e refrain

et 1er

yodel (00:00.000-00:54.176)

Extrait sonore 4.20 Willie Lamothe, « Rock'n'roll à cheval », 1re

strophe (00:00.000-

00:34.748)

Extrait sonore 4.21 Jimmie Rodgers, « Blue Yodel No 1 (T for Texas) », fin de la 1

re

strophe (00:16.880-00:34.957)

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Médiagraphie

Enregistrements sonores analysés

Les enregistrements sont présentés par ordre alphabétique d‘interprète avec les dates

originales de parution. Lorsque la date donnée dans la source consultée correspondait à

l‘année d‘enregistrement plutôt qu‘à l‘année de parution, la lettre [e] placée ente crochets

suit la date. Lorsque l‘information est disponible, la face est indiquée. À la fin de chaque

référence, une lettre indique de quelle compilation numérique la version utilisée pour les

analyses a été tirée. Les compilations dépourvues de numéro de catalogue ne sont

disponibles qu‘en format numérique.

A Country Québec : Les pionniers et les origines, 1925-1955. Frémeaux et associés

FA 5058, 2000.

B Le Soldat Lebrun : Les années Starr, 1942-1953. Disques XXI XXI-CD 2 1501,

2004.

C 20 succès country originaux des années 1940. Unidisc Music (numérique), s.d.

D 22 succès country originaux des années 1950. Unidisc Music (numérique), s.d.

E Les stars du country. Unidisc Music (numérique), 2009.

F Marcel Martel. Infâme destin. Disques Mérite 22-3414, 2005.

G Marcel Martel. La chaîne de nos cœurs. Disques Mérite 22-3418, 2005.

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H Willie Lamothe. Un fer à cheval. Disques Mérite 22-3423, 2005.

I American Yodeling. Goldenlane Records (numérique), 2009.

J Hank Williams. Hank Williams : 40 Greatest Hits. Polydor 821 233-2, 1978.

K Hillbilly Blues, 1928-1946. Frémeaux et associés FA 065, 1997.

L 100 No 1 Country Hits : 1944 to 1955. Membran Music 222684-354, 2005.

M Hank Snow. The Yodeling Ranger (1936-1947). Bear Family Records BCD 15587

EI, s.d.

Benoît, Léo

1958. « Rock'n roll dans mon lit ». 45 tours. Rusticana 45-104 RM-A.

Besner, Gilles (Gilles Besner et son Ensemble des Prairies)

1952. « Allons au rodéo ». Bluebird 55-5427, face A. (A).

Brunelle, Paul

1945. « Mon enfant je te pardonne ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5231. (A)

[1946?]. « Sur ce vieux rocher blanc ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5264-A. (C)

1948. « Le train qui siffle ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5324, face A. (A)

[1949]. « Le boogie woogie de prairies ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5347-B. (I)

1950. « Troubadours du Far-West ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5382-A. (A)

[1951]. « La tyrolienne de mon pays ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5411-A. (D)

[1953]. « Le cowboy des montagnes». 78 tours. RCA Bluebird 55-5486-A. (E)

Caouette, Georges

1945 [e]. « Souffrance d‘un cowboy ». 78 tours. Starr 16674-B. (A)

1952. « Complainte d‘un cowboy ». 78 tours. Starr 17010-A (A)

Gadbois, Suzanne

1938. « Dans l‘Ouest canadien ». 78 tours. Starr 16193-B (A)

Huot, Ludovic

1937 [e]. « Rendez-moi mes montagnes ». 78 tours. Starr 16057-A. (A)

Lamothe, Willie

1946 [e]. « Je chante à cheval ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5269-A. (A)

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303

[1946]. « Ma destinée ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5269-B. (C)

1946 [e]. « Je suis un cowboy canadien ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5254-A. (A)

1948. « L‘amour d‘une cowgirl ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5307-A. (A)

1948. « Quand je reverrai ma province ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5307-B. (A)

1948. « Giddy-Up Sam ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5300-A. (A)

1948. « J‘adore toutes les femmes ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5300-B. (A)

1949. « Ne me délaissez pas ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5316-B. (A)

1950. « Mon passage en Gaspésie ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5367-A. (A)

[1953]. « Cœur brisé ». 78 tours. RCA Bluebird 55-5497-A. (D)

[1956]. « Rock'n'roll à cheval ». 45 tours. London 45-FC.388. (H)

Lebrun, Roland

1942 [e]. « L‘adieu du soldat ». 78 tours. Starr 16457-A. (B)

1943 [e]. « J‘ai quec‘chose dans l‘cœur ». 78 tours. Starr 16548-A. (B)

1946 [e]. « La vie d‘un cowboy ». 78 tours. Starr 16681-A. (B)

1946 [e]. « Mes rêves se réalisent ». 78 tours. Starr 16680-A. (B)

1947 [e]. « La mort d‘un cowboy des prairies ». 78 tours. Starr 16775-B. (B)

1950 [e]. « La destinée ». 78 tours. Starr 16893-B. (B)

1950 [e]. « Un jour, c‘était ta fête ». 78 tours. Starr 16922-B. (B)

Martel, Marcel

1947 [e]. « Souvenir de mon enfance ». 78 tours. Starr 16755-A. (A)

1947 [e]. « La chaîne de nos cœurs ». 78 tours. Starr 16755-B. (A)

1952. « Un coin du ciel ». 78 tours. Apex 17026-B. (A)

[1952?]. « Infâme destin ». 78 tours. Apex français 17023-A. (F)

[1956?]. « En prison maintenant ». 78 tours. Apex français 17193. (G)

Martel, Marcel, et Noëlla Therrien

1949 [e]. « Hello Central ». 78 tours. Starr 16781-B. (A)

Parent, Lionel

1941 [e]. « Adieu ». 78 tours. Starr 16421-A. (A)

Piché, Paul-Émile

1946 [e]. « Souvenir d‘un cowboy ». 78 tours. Starr 16696-B. (A)

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Therrien, Noëlla

1952. « Mon chevalier ». 78 tours. Starr 17028-B. (A)

Turgeon, Roger

1950. « Cowboy Boogie ». Format inconnu. London 25007. (A)

Villemure, Tony

1953. « Allo allo mes amis ». [78 tours]. RCA Bluebird 55-5477. (A)

1954. « La vallée de la Mauricie ». [78 tours]. RCA Bluebird 55-5515. (A)

Williams, Hank

1951 [e]. « Hey Good Lookin‘ ». 78 tours. MGM 11000 .(J)

1952 [e]. « Your Cheatin‘ Heart ». 78 tours. MGM 11416. (J)

Rodgers, Jimmie

1927 [e]. « Blue Yodel No 1 (T for Texas) ». 78 tours. Victor 21142-A. (K)

Pierce, Webb

1955. « In the Jailhouse Now ». 45 tours. Decca 29391. (L)

Snow, Hank

[1947]. « You Broke the Chain that Held Our Hearts ». 78 tours. RCA Bluebird 55-

3214-B. (M)

Films

Bernier, Pierre, Jacques Leduc, et Lucien Ménard. 1971. Je chante à cheval avec Willie

Lamothe. 1 cassette VHS. Montréal : O.N.F.

Giguère, Serge. 1987. Oscar Thiffault, ah! ouigne in hin! 1 cassette VHS. S.l. : S.n.