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La consommation

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La consommation

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Fabrice Nodé-Langlois Laurence Rizet

La consommation

f e _ o n d e

EDITIONS MARABOUT

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Collection dirigée par Jean-Claude Grimai et Olivier Mazel

Service de documentation du Monde :

Chantal Dunoyer

Conception et réalisation des graphiques et des cartes : Philippe Rekacewicz et Cécile Marin

Photocomposition et mise en page : Atelier Ledoux, Bruxelles

@ Le Monde-Editions, 1995

Toute reproduction d'un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est interdite sans autorisa- tion écrite de l'éditeur.

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Sommaire

Introduction 11

Chapitre 1 De la pénurie à l'opulence 15

1. Du Moyen Age aux Temps modernes 16 2. L'avènement du libéralisme 21

Extrait de La vie d'un simple, d'Emile Guillaumin 25

3. Au temps du chemin de fer et des grands magasins 27 Extrait de Au bonheur des dames, d'Emile Zola 29

4. De la Belle Epoque à la consommation de masse 34

Chapitre II Des Trente Glorieuses à la crise 39

1. L'ère de la consommation de masse 41

Le merchandising 52 Crédit : plus vite, plus cher 54

2. Les comportements du consommateur 56

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Extrait des Choses, de Georges Pérec 57 Le marketing 61 Les socio-styles 63

3. Le mouvement consommateur 65

4. Un modèle de crise ? 71

L'âge d'or du fordisme 72

Chapitre III La consommation des Français 77

1. Explosion des dépenses de santé, de culture et de loisirs 78

2. De nouveaux modes de consommation alimentaire 86

3. Le confort individuel s'améliore 90 Le lave-vaisselle, dernier îlot de résistance 94

4. Les inégalités de consommation 97 La consommation des Européens 106

Chapitre IV La consommation et la croissance économique 111

1. La consommation dans l'analyse économique 113

2. Les déterminants économiques de la consommation 119

Les lois d'Engel 120 Les élasticités de consommation 121

3. Les politiques de consommation 128 TVA : le consommateur contribuable 135 La crise des années 90 139

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Chapitre v Le consommateur entre pièges et protections 145

1. Le droit à la sécurité 146 La commission de sécurité des consommateurs

(csc) 152 La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) 154

2. Le droit à la qualité 156 L'Institut national de la consommation (INC) 159

3. Le droit à l'information 160

La loi sur le surendettement des ménages 169 1 4. Le droi t de se dé fendre 171

Les vingt a s s o c i a t i o n s a g r é é e s 174

Vers un d r o i t e u r o p é e n 176

Ins t ances et o r g a n i s a t i o n s e u r o p é e n n e s re la t ives à la c o n s o m m a t i o n 182

C h a p i t r e v i U n e n o u v e l l e soc ié t é d e c o n s o m m a t i o n ? 185

1. La conquê te de nouve l les c l ientèles 186 Les c h ô m e u r s son t aus s i des c o n s o m m a t e u r s 194

2. D e nouvel les va leurs en r ayon 196

3. La c o n s o m m a t i o n de d e m a i n 201

Le m a g a s i n i n t e r ac t i f 209

4. Le n o u v e a u c o n s o m m a t e u r , m y t h e ou réali té ? 213

En t re t i en : R o b e r t Roche fo r t 222

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Chronologie 227

Bibliographie 235

Index 237

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Introduction

D u développement du commerce et des villes au Moyen Age à l'industrialisation, en passant par la révolution agricole au XVIIIe siècle, il aura fallu une longue maturation à la civilisa- tion occidentale pour donner naissance à la société de con- sommation qui va s'épanouir au cours des Trente glorieuses. Elle a émergé lorsque les conditions économiques, sociales et politiques ont permis à l'ensemble des ménages de consacrer une part de leurs revenus à des biens et services jusque-là inaccessibles. Une spirale s'est alors enclenchée : répondant à des consommateurs avides de posséder toujours plus, l'offre s'est transformée. La publicité et le marketing ont contribué à créer de nouveaux besoins, la grande distribution à les mettre à la portée de tous et le crédit à les satisfaire plus rapidement. Tandis que psychologues et sociologues tentaient de com- prendre cette nouvelle frénésie d'achats, les mouvements de consommateurs s'organisaient pour contrebalancer la puis- sance et parfois les abus des producteurs.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les condi- tions de vie des Français - et de leurs voisins - ont connu une amélioration sans précédent. L'alimentation s'est enrichie tout en pesant moins dans les budgets. Appareils électromé- nagers et autres biens d'équipement ont apporté le confort

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dans les logements, tandis que la voiture s'imposait dans toute la société. Les dépenses de santé ont explosé ainsi que celles destinées aux loisirs. Même si elle n'a pas fait disparaî- tre les inégalités sociales, la société de consommation a homogénéisé les modes de vie.

Le niveau des dépenses des consommateurs - la demande globale, en économie - est déterminant pour la croissance. En revanche, les théoriciens sont partagés, depuis le XVIIIe siècle, sur la question de savoir si c'est la production - l'offre - qui conditionne la demande ou l'inverse. Les tenants des théories

de la demande cherchent logiquement les moyens de la stimu- ler en cas de récession. Les revenus, les impôts, les taux d'in- térêt ou le crédit constituent des armes au maniement délicat

que les gouvernements utilisent pour influencer la consom- mation des ménages.

La consommation a soulevé aussi des problèmes juridi- ques. Comment assurer la sécurité (les accidents de la con- sommation font plus de morts en France que ceux de la circu- lation), la qualité des produits, l'information et la défense des consommateurs ? Toute une législation s'est progressivement installée, sous la pression des organisations de défense des consommateurs mais aussi à l'initiative des pouvoirs publics. Vient désormais s'y superposer la réglementation européenne qui impose une harmonisation entre les Etats membres d'un marché unique de 370 millions d'habitants.

La société de consommation aborde un tournant après avoir surmonté la crise des années 90. Face à des consomma-

teurs devenus plus prudents et sensibles à de nouvelles va- leurs - écologie, solidarité -, les producteurs rivalisent d'ima- gination pour satisfaire les besoins spécifiques de clientèles de plus en plus ciblées - personnes âgées, jeunes, célibataires, chômeurs. Les services sont appelés à se développer, tandis que la technologie du multimédia fait apparaître de nouvelles formes de distribution. Toutefois, il semble que la récession

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et le chômage ont modifié en profondeur le comportement des consommateurs. Leurs dépenses ne retrouveront sans doute pas avant longtemps le même rythme de croissance qu'au cours des décennies précédentes.

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CHAPITRE 1

De la pénurie à l'opulence

Se nourrir. Jusqu 'au siècle dernier en Europe, la consom- mation s'est résumée à cela, ou presque. Certes, au Moyen Age le commerce prend son essor, transformant les rela- tions entre producteur et consommateur. La civilisation urbaine commence alors à dessiner la France d'aujour- d'hui. Mais même à l'heure du libéralisme triomphant, au XVIIIe siècle, la consommation est encore majoritairement alimentaire, basée sur les céréales, comme le souligne l'économiste Jean Fourast ié . La révolution industrielle

et, plus généralement, les innovations techniques et socia- les des deux siècles suivants permettent une diversification des dépenses des ménages et l'avènement d'une ère nou- velle : la société de consommation.

Comment nos ancêtres se nourrissaient, se logeaient, s'habillaient, se dive rtissa ien t- ils ? Les historiens appor- tent des éléments de réponse. Toutefois, l'absence de sta- tistiques au moins jusqu 'au XIXe siècle rend périlleuse une comparaison précise avec les modes de vie contempo- rains. On peut néanmoins retracer à grands traits le pas- sage de la civilisation traditionnelle à la société moderne.

1. Les Trente glorieuses ou la révolution invisible 1946-1975, Fayard, 1979.

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1. Du Moyen Age aux Temps modernes

Pendant la période que l'économiste Jean Fourastié qualifie de « traditionnelle », qui se prolonge en Europe jusqu'au XVIIIE siècle, la population consacre 75 à 80 % de son budget aux céréales. L'alimentation est alors essentiellement végé- tale. A surface égale, l'agriculture nourrit en effet dix à vingt fois plus que l'élevage. Pour autant, elle n'empêche pas la disette 2 et des jacqueries troublent le royaume de France ré- gulièrement au Moyen Age. De fait, de la fin du XIIIE siècle jusqu'à la Renaissance, l'Occident traverse une période de pénurie chronique, comme l'a montré l'historien Georges Duby 3, alors que la fin du XIIE siècle et le début du XIIIE siècle avaient été marqués par une croissance agricole « vive ». Cependant, ce sont les règnes de Louis XIII et de Louis XIV qui ont connu les révoltes de la faim les plus nombreuses. En 1709, six ans avant la mort du Roi-Soleil, la France subit sa dernière grande famine nationale.

Bien que les disparités régionales et culturelles soient con- sidérables, du Moyen Age à la révolution agricole du XVIIIE siècle, l'Europe occidentale et a fortiori la France font incon- testablement partie de la civilisation du blé. Dans certaines régions, la farine est également fabriquée à partir de sarrasin ou de châtaignes. A la fin du Moyen Age, les paysans ont accès à d'autres protéines bon marché : lentilles, fèves, pois et autres légumes secs. Dès le XVE siècle, on trouve du riz en France mais il est utilisé comme céréale de secours ou réservé aux hôpitaux.

2. Disette : période durant laquelle la sous-nutrition est passagère. Famine : période pendant laquelle cette situation s'aggrave et devient durable au point de causer la mort par inanition.

3. Georges DUBY et Robert MANDROU, Histoire de la civilisation française, Moyen Age - XVI" siècle, Armand Colin, 1968.

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Outre les végétaux, les paysans consomment également des produits laitiers. Le fromage est même la principale nour- riture des Auvergnats au xvie siècle. La noblesse dédaigne d'ailleurs cet aliment, réservé au peuple, jusqu'au XVIIIe où le Roquefort acquiert droit de cité sur les meilleures tables de France. Si la viande est rare dans la plupart des foyers, le poisson - d'eau douce surtout - est de consommation relati- vement courante. Les prescriptions religieuses qui imposent 166 jours de carême par an jusque sous Louis XIV y contri- buent.

Dès le Moyen Age, les Européens réservent une part de leur budget à l'alcool. En concédant le privilège de distiller à la corporation des vinaigriers, Louis XII consacre l'alcool, jusque là réservé à l'usage médical, comme boisson de con- sommation courante.

Nouvelle étape en 1637 pour les spiritueux lorsque François Ier étend le privilège aux limonadiers. Trente ans plus tard, les marchands s'emparent du commerce de l'eau- de-vie qui prend de l'ampleur. Le vin est, pour sa part, consommé en masse, surtout en ville. Dans les régions non viticoles, la bière est très répandue et sa consommation aug- mente dans les périodes de pénurie alimentaire.

Les grandes découvertes, celle du continent américain en particulier, vont donner un essor au commerce international et introduire de nouveaux produits. La consommation des Fran- çais se diversifie, mais très lentement. Le maïs par exemple, rapporté des Amériques, s'implante au XVIe siècle pour deve- nir la céréale dominante dans certaines régions du Sud-Ouest au XVIIIe siècle. La pomme de terre, autre trésor du Nouveau Monde, suit la même évolution et met trois cents ans avant de s'imposer comme aliment de base dans certaines régions tel- les que la Lorraine.

Egalement venus d'outre-Atlantique, le café, le chocolat ou le tabac font rapidement fureur dans les cours européen-

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nes. Mais il leur faudra deux ou trois siècles pour se démocra- tiser 4.

L'alimentation représente donc l'essentiel de la consom- mation de la grande majorité de la population. Pour le reste, jusqu'au XVIIIe siècle, la garde-robe des pauvres est des plus limitée. Quant au logement, lui aussi rudimentaire, il n'est que rarement équipé, avant le siècle des Lumières, de chaises, matelas de laine ou lits de plume. Les tables, bancs, lits et armoires ne deviennent courants qu'à partir du XVe siècle.

Durant la « période traditionnelle », la consommation se confond largement avec l'autoconsommation. Le troc domine les échanges, surtout en milieu rural. Dans les villes, c'est à partir du xvie siècle que la vitesse de circulation de la mon- naie - autrement dit le nombre de transactions - augmente significativement.

Par ailleurs, l'Eglise a longtemps tenu le commerce en suspicion. Dans l'Europe médiévale, deux règles érigées par le catholicisme entravent le développement économique. La première est la condamnation du prêt à intérêt. « Prêtez sans rien espérer en retour, et votre récompense sera grande », proclame l'Evangile selon saint Luc. Deuxième règle incon- tournable : le juste prix. « User de fraude pour vendre une chose au-dessus de son juste prix est certainement un péché, car l'on trompe son prochain à son détriment », écrit saint Thomas d'Aquin au XIIIe siècle. Et le grand théologien italien d'ajouter : « Le commerce considéré en lui-même a un cer- tain caractère honteux. » Le prix de vente doit correspondre au prix de revient du marchand plus la valeur de son travail. C'est en partie pour assurer le respect de ces préceptes d'ins- piration religieuse que les métiers se sont organisés à partir du XIIe siècle.

4. Dans la même collection, Marie DE VARNEY, Les matières premières, Le Monde Editions-Marabout, 1995.

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Le principal objectif des puissantes corporations est de protéger le commerce en respectant et en transmettant un sa- voir-faire codifié. Mais leurs statuts contiennent également des dispositions favorables à l'acheteur. Les produits doivent être de bonne qualité, la fraude est condamnée et les transac- tions doivent se dérouler « au vu du chaland ».

L'appât du gain étant plus fort que le respect des règles de saint Thomas, l'autodiscipline des marchands connaît rapide- ment ses limites. Avec l'essor des échanges commerciaux se multiplient les abus à l'égard du consommateur. Parallèle- ment, les condamnations de l'Eglise se relâchent à mesure que les marchands prennent de l'importance et traitent avec elle. Le clergé cède d'ailleurs aux sirènes du commerce.

Face à la puissance des commerçants, l'Etat est intervenu dès le XIIIe siècle pour protéger le consommateur. Sous le règne de saint Louis, le prévôt des marchands, Etienne Boileau, rappelle, dans le Livre des métiers, que les consom- mateurs, et notamment les plus faibles que sont le pauvre et l'étranger, doivent être protégés des abus. A partir du XIVe siècle, le pouvoir royal, au gré des édits, intervient de plus en plus dans les règles du commerce. La police et la justice se substituent aux corporations. L'ordonnance de Jean le Bon en 1351 marque une étape historique dans cette évolution. Elle réglemente les conditions de travail, détermine les prix et décrit les produits. Il est, par exemple, interdit de couper le vin ou de lui donner le nom « d'autres pays que celui où il sera créé ». L'appellation d'origine contrôlée est née. Sous Louis XI, on ne plaisante pas avec la fraude, comme en témoigne cet édit de 1481 : « A tout homme qui aura vendu du lait mouillé sera mis un entonnoir dedans la gorge et ledit lait mouillé sera entonné jusqu'à temps qu'un médecin ou un barbier dise qu'il n'en peut, sans danger, avaler davantage. »

La royale protection du consommateur va progressivement tomber en désuétude à partir du XVIe siècle. Tandis que la

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Réforme lève l'interdiction sur le crédit et le profit, le com- merce prend un nouvel essor. Les produits du Nouveau Monde forgent des fortunes immenses, sans pour autant se diffuser à travers toute la population. Les marchands forment une classe de plus en plus puissante. Pour le pouvoir royal, plus question d'entraver la liberté de commercer au nom de la protection du consommateur.

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2. L'avènement du libéralisme

A partir des années 1750, les progrès techniques vont pro- gressivement augmenter la productivité agricole. La jachère est abandonnée et remplacée par la culture en alternance de blé et de fourrage, qui permet d'obtenir également des ali- ments pour le bétail sans épuiser les sols. Les rendements augmentent et les prix baissent. Le régime alimentaire des Français mettra toutefois encore de longues années pour se modifier radicalement. Au début du XIXe siècle, le pain repré- sente encore plus de 50 % des dépenses de nourriture. Il accompagne la soupe, le plus souvent aux choux et au lard. Au moment où éclate la Révolution, la consommation quoti- dienne d'un Français lui apporte entre 1700 et 2500 calories selon les diverses estimations historiques, contre 3500 à 4000 aujourd'hui. Pour les pauvres qui ne disposent ni de stocks ni d'épargne, la « soudure » entre deux récoltes représente encore la période la plus difficile de l'année. Et si la famine a quasiment disparu, la disette pointe toujours à l'horizon.

Le XVIIIe siècle verra surtout l'avènement d'une doctrine

nouvelle : le libéralisme (voir chapitre IV). Sous les règnes de Louis xv et Louis xvi, intellectuels et économistes en font leur cheval de bataille. Le commerce s'internationalise et le

pouvoir cherche à protéger les producteurs afin d'augmenter le poids économique de la France. Le profit devient religion et la liberté du commerce doit être totale. Les premières mesures libérales prises sous Louis xv n'ont pas l'effet escompté de favoriser l'abondance et la baisse des prix. Au contraire, les marchands se livrent à la spéculation sur le grain, les prix montent et la pénurie se réinstalle.

Turgot, ministre des Finances de Louis XVI, ira encore plus loin. En 1774, il proclame la libre circulation des grains et, en 1776, libéralise tout le commerce. Toutes les réglementations

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sont supprimées. « Que l'acheteur se défende lui-même, et n'aille pas à tous propos attendre l'intervention du gouverne- ment et compter sur elle », estime le contrôleur des Finances. Les conséquences ne se font pas attendre : le royaume se soulève. En 1775 éclate la « guerre des farines » : le peuple applique la taxation populaire en se servant lui-même de pain chez les marchands et sur les marchés en le payant au tarif de l'ancienne réglementation, au «juste prix ». Le roi cède aux émeutiers, renvoie Turgot et abroge les édits.

Ce n'est que répit. La Déclaration des droits de l'homme de 1789 proclame la liberté du commerce. Les émeutes de consommateurs contre la spéculation reprennent en 1792. Les Girondins font voter une loi qui punit de mort quiconque s'oppose à la libre circulation des marchandises ou mène des révoltes de consommateurs. Sous la pression des émeutiers, la Montagne revient sur la liberté du commerce et taxe tous les produits afin d'en limiter les prix. Résultat : parallèlement au marché officiel, où le « tarif du maximum » est respecté mais où l'on ne trouve rien, se développe un marché noir qui permet aux acheteurs les plus riches de trouver à peu près tous les produits. La victoire des consommateurs ne survit pas aux Montagnards. En 1795, la Convention rend sa liberté au commerce.

La voie est désormais grande ouverte au libéralisme. Les codes napoléoniens vont consacrer ce triomphe des idées éco- nomiques du siècle des Lumières. Le Premier Empire a raison des corporations et des taxations. La loi du marché s'impose au détriment de la protection du consommateur. Les mar- chands peuvent à nouveau couper le vin et mouiller le lait en toute impunité. Pour les économistes, c'est le début du siècle de la fraude. A tel point qu'à partir de 1824 la monarchie restaurée réintroduit des sanctions contre la fraude dans le

code pénal. En 1832, Louis-Philippe promulgue une loi pu- nissant la mise en vente de denrées gâtées. La fraude est

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d'autant plus répandue que la liberté du commerce et la révo- lution agricole multiplient les lieux de consommation.

En ville, les épiciers, quincailliers, drapiers, apothicaires, banquiers, aubergistes développent leur commerce grâce, notamment, au crédit. Près de quatre mille ans après son invention, le paiement différé se répand en Europe dans d'autres milieux que ceux des marchands et des financiers 5.

Dans les campagnes, c'est surtout le colporteur qui diffuse les marchandises. Quant aux foires, la France en est qua- drillée jusqu'à la moitié du XIXe siècle. D'importance et de périodicité très variées, elles restent des lieux d'échanges incontournables.

Le progrès économique permet une amélioration de l'ali- mentation des Français. Toutefois, de grands écarts subsistent entre la ville et la campagne tant pour la quantité que pour la diversité. La qualité du pain s'améliore à la fin du XVIIIe siècle avec l'apparition de la farine de froment. Le pain blanc n'est plus exclusivement réservé aux riches. Les boulangeries apparaissent dans le paysage urbain. A Paris, la nourriture s'est diversifiée puisque la viande et le poisson, juste avant la Révolution, représentent le tiers des dépenses alimentaires, mais seulement à peine le dixième à l'échelon national, selon une étude de J.-C. Toutain 6. Les Parisiens consomment de

plus en plus de beurre, au point qu'ils en importent de Nor- mandie, de Bretagne et même d'Irlande. Les agriculteurs diversifient leurs semences, en plantant dans les champs des légumes jusqu'alors réservés aux jardins. Les pommes de terre, les navets, les choux ou les carottes deviennent ainsi bon marché et se répandent.

5. La première loi connue sur l'usure remonte au Code d'Hammurabi qui régna à Babylone de 1792 à 1750 avant J.-C. Voir Rosa-Maria GELPI, François JULIEN-LABRUYÈRE, Histoire du crédit à la consommation, La Découverte, 1994.

6. La consommation alimentaire en France de 1789 à 1964, Editions Droz, Genève, 1971.

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C'est aussi en cette fin de XVIIIe siècle que le sucre, produit de luxe depuis la Renaissance, pénètre chez la plupart des citadins. Le chocolat, timidement arrivé en France au début du XVIIe siècle, ne s'impose à la cour que sous la Régence au d é b u t d u X V I I I e . A l a f i n d e c e s i è c l e , i l e s t e n c o r e r é s e r v é a u x

p r i v i l é g i é s . L e c a f é c o n n a î t u n e f o r t u n e p l u s p r é c o c e . L a n c é à

P a r i s p a r l ' a m b a s s a d e u r t u r c S o l i m a n e n 1 6 6 9 , i l e s t d e c o n -

s o m m a t i o n c o u r a n t e j u s t e a v a n t l a R é v o l u t i o n . P a r m i l e s p r o -

d u i t s d é c o u v e r t s p a r C h r i s t o p h e C o l o m b e t s e s s u c c e s s e u r s , l e

t a b a c a c o n n u u n e n g o u e m e n t p l u s r a p i d e e n c o r e .

M a l g r é t o u s c e s p r o g r è s , l e « p r o l é t a r i a t » , p o u r r e p r e n d r e

u n t e r m e q u i a p p a r a î t v e r s c e t t e é p o q u e , s u b i t d e s c o n d i t i o n s

d ' e x i s t e n c e e n c o r e p r é c a i r e s . D a n s l a F r a n c e d e 1 8 4 0 , u n

q u a r t d e l a p o p u l a t i o n , s o i t h u i t m i l l i o n s d e p e r s o n n e s , s u r v i t

p l u s q u ' i l n e v i t . U n e é m e u t e d e l a f a i m , l a d e r n i è r e , a e n c o r e

l i e u d a n s l e B e r r y e n 1 8 4 6 , a l o r s q u e l ' h e u r e d e l a r é v o l u t i o n

i n d u s t r i e l l e a d é j à s o n n é .

Page 25: La consommation

La vie d'un simple

Emile Guillaumin 7

L a Catherine s'en allait dans la chambre à four atte-

nante à la maison et qui servait de réduit aux débarras ;

elle prenait dans une vieille boutasse poussiéreuse une

ou deux de ces petites pommes recroquevillées et les

offrait au pauvre Médor qui s'en allait les déchiqueter dans la cour, sur les plantes de jonc où il avait coutume

de dormir. A ce régime, il était efflanqué et de poil rude,

on peut le croire ; il eût été facile de lui compter toutes les côtes.

Notre nourriture, à nous, n'était guère plus fameuse,

à la vérité. Nous mangions du pain de seigle moulu

brut, du pain couleur de suie et graveleux comme s'il

eût contenu une bonne dose de gros sable de rivière. C'était plus nourrissant, disait-on, de laisser l'écorce mêlée à la farine.

La farine des quelques mesures de froment qu'on

faisait moudre aussi était réservée pour les beignets et

pour les pâtisseries - tourtons et galettes - qu'on cuisait avec le pain. Cependant l'habitude était de pétrir avec

cette farine-là une petite miche ou ribale d'odeur agréa-

ble - mie blanche et croûte dorée - réservée pour la soupe de ma petite sœur Marinette, la dernière venue,

et pour ma grand-mère, les jours où sa maladie d'esto-

7. Emile GUILLAUMIN, La vie d'un simple, LGF, 1977.

Page 26: La consommation

mac la faisait trop souffrir. Maman, à de certains jours, m'en taillait un petit morceau que je dévorais avec autant de plaisir que j'eusse pu faire du meilleur des gâteaux. Régal d'ailleurs bien rare, car la pauvre femme en était avare de sa bonne miche de froment !

La soupe était notre pitance principale : soupe à l'oignon le matin et le soir, et, dans le jour, soupe aux pommes de terre, aux haricots ou à la citrouille, avec gros comme rien de beurre. Le lard était réservé pour l'été et pour les jours de fête. Avec cela, des beignets indigestes et pâteux d'où les dents s'arrachaient diffici- lement, des pommes de terre sous la cendre et des haricots cuits à l'eau, à peine blanchis d'un peu de lait. On se régalait les jours de cuisson à cause du tourton et de la galette ; mais ces hors-d'oeuvre étaient vite épui- sés. Ah ! les bonnes choses n'abondaient guère !