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Patrick Boistier LÀ CONTROVERSE DES ORIGINES I Critique du Nouveau Testament

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Patrick Boistier

LÀ CONTROVERSE DES ORIGINES

I

Critique du Nouveau Testament

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Critique du Nouveau Testament

Sommaire

Préambule ....................................................................................... p. 3

Chapitre Un – Quelles preuves matérielles ? ................................ p. 5

Chapitre Deux – Les Évangiles sont-ils fiables ? .......................... p. 31

Chapitre Trois – De quand datent les Évangiles ? .......................... p. 61

Chapitre Quatre – Quel ordre de parution ? .................................. p. 84

Chapitre Cinq – L’Hérésie a-t-elle précédé l’orthodoxie ? ............ p. 89

Chapitre Six – Les Actes des Apôtres ............................................ p. 112

Chapitre Sept – Les Épîtres pauliniennes ....................................... p. 136

Chapitre Huit – L’Apocalypse de Jean ........................................... p. 160

Chapitre Neuf – Justin Faussaire .................................................... p. 176

Conclusion………………… .......................................................... p. 190

Annexe I ......................................................................................... p. 192

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Préambule

Le jésus-christianisme est une religion qui se fonde sur une condition

sine qua non : la réalité historique d’un dieu fait homme, connu sous le

vocable de Jésus Christ. D’après la théologie jésus-christienne, ce dieu

qui vécut un temps parmi les hommes serait le « Fils », l’une des trois

personnes formant avec le « Père » et le « Saint-Esprit » une seule et

unique entité appelée « Sainte Trinité ».

L’enseignement jésus-christien affirme que le Fils – obéissant au Père,

et avec l’aide du Saint-Esprit, se serait manifesté jadis sur la Terre en se

matérialisant dans un corps humain. Cette opération miraculeuse aurait

eu pour but de sauver les hommes d’un péché prétendu « originel », et

de leur enseigner la voie du Paradis céleste, lieu de béatitude sans fin

pour les humains dont l’âme aura été méritante.

Cette manifestation du Fils, sous le nom de Jésus, se situerait au début

de notre ère, entre l’an 1 (an 754 de l’ère romaine) et l’an 30. Elle aurait

eu pour théâtre la Palestine, au temps de l’occupation romaine.

Parcourant le pays, ce Jésus aurait attiré l’attention de ses contemporains

en accomplissant de nombreux miracles. Il enseignait l’imminence du

« royaume de Dieu » et le moyen d’y être admis. Suspecté d’ourdir un

complot, il aurait été livré aux autorités romaines par les Juifs du

Sanhédrin. Ponce Pilate, gouverneur romain de la Judée, aurait

condamné Jésus à la crucifixion. Mort sur la croix, le dieu-fait-homme

aurait recouvré la vie en trois jours, et se serait élevé jusqu’au Ciel sous

le regard crédule de ses disciples.

Telle serait l’histoire de Jésus dit « le Christ »… Telle est du moins,

l’histoire que nous rapportent les Quatre Évangiles reconnus

authentiques – à la virgule près – par les hiérarques du jésus-

christianisme. Ces évangiles canoniques auraient été écrits par les

disciples de Jésus, dans les décennies qui ont suivi la date supposée de

son « ascension » vers le Père.

Indépendamment du fait que l’existence d’un dieu (de quelque religion

que ce soit) n’ait jamais été rationnellement démontrée, on est en droit

de se demander si le récit des Évangiles concernant Jésus Christ, relève

de la réalité ou de la fiction. Car, enfin, le passage sur Terre d’un tel

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personnage devrait avoir laissé quelques traces repérables dans

l’Histoire !

Qu’en est-il vraiment ? L’existence historique de Jésus Christ est-elle

démontrable ?

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Chapitre Un

Quelles preuves matérielles ? Faux et usage de faux

Pour qui cherche à répondre sérieusement à la question de l’existence

de Jésus Christ, en tant qu’homme, une démarche logique s’impose :

1° rechercher les éventuels témoignages d’époque.

2° s’assurer de la validité de ces témoignages.

Quand nous parlons de l’époque de Jésus Christ, c’est évidemment du

Ier siècle de notre ère qu’il s’agit, puisque ce personnage – d’après

l’Église qui s’en réclame – serait né le 25 décembre de l’an 1. Par

précaution, l’historien se doit de pousser ses investigations jusque dans

le IIème siècle.

Peu après l’an 150 de notre ère (c’est la date donnée par la tradition

ecclésiastique), saint Justin publiait sa Première Apologie du jésus-

christianisme. Celle-ci était destinée à prouver aux autorités romaines –

en particulier à l’empereur Antonin le Pieux – la véracité des dogmes de

la nouvelle religion. À cette fin, Justin raconte que Jésus Christ fut

crucifié par les soldats romains de la garnison de Jérusalem… « Après

l’avoir crucifié, précise-t-il, ils tirèrent sa robe au sort, et ses bourreaux

se la partagèrent ». Pour convaincre l’Empereur de sa bonne foi Justin

ajoute : « Vous pouvez lire tout ce récit [de la Passion de Jésus] dans les

actes de Ponce Pilate » (I Apologie, 35).

À propos des actes de Ponce Pilate (en tant que gouverneur de la Judée

à l’époque supposée de Jésus), on peut se demander comment des

documents officiels, immanquablement tenus hors de portée du public –

et, selon la tournure de la phrase justinienne, toujours entreposés dans

les archives impériales – ont pu parvenir à la connaissance d’un simple

citoyen comme Justin ? Si Justin connaissait leur existence et leur

contenu, a fortiori l’Empereur ! Le conseil de Justin paraît déplacé….

Mais Justin l’a-t-il vraiment donné ? Cette phrase insolite figurait-elle

primitivement dans le texte de l’Apologie ? N’est-elle pas un ajout

maladroit ?

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On sait que de faux Actes de Pilate furent publiés au début du IVe

siècle par l’empereur Maximin Daia : ils faisaient mourir Jésus en l’an

21. C’était trop tôt ! Car Pilate ne devint gouverneur de Judée qu’en

26… Par ailleurs, nous est parvenu un autre Rapport de Pilate à

l’empereur Claude. C’était trop tard ! Car Claude régna de 41 à 54, et

Pilate n’était plus gouverneur de Judée depuis l’an 36.

Ajoutons à cette forgerie de propagande la Lettre de Lenculus au Sénat

romain ainsi que les Lettres de Paul à Sénèque. Tous ces documents

n’ont aucune valeur historique.

Hormis ces faux témoignages, reconnus comme tels par la quasi-

totalité des critiques, que trouve-t-on d’édifiant sur Jésus dans la

littérature gréco-romaine du Ier siècle ?

Rien !

Rien dans l’Histoire romaine de Velleius Paterculus, ce proche de

l’empereur Tibère, qui relatait les faits survenus dans l’Empire jusqu’à

l’an 30.

Rien chez Juvénal (65-128) qui, poursuivant de sa satire les

superstitions de son temps, parle des Juifs mais ignore Jésus ainsi que

l’existence et le nom même des chrétiens.

Rien chez Plutarque de Chéronée (45-125) qui, en historien minutieux,

n’aurait pas laissé sous silence les faits et gestes de Jésus Christ si la

réputation de celui-ci lui était parvenue.

Aucune relation, chez aucun écrivain gréco-romain du Ier siècle, d’une

quelconque vie de Jésus Christ.

Le plus bruyant silence est sans doute celui de Pline l’Ancien.

Georges Las Vergnas1 – un prêtre ayant perdu la foi – nous fait

remarquer que Pline l’ancien était « un esprit curieux, féru d’histoire

naturelle et de phénomènes cosmiques : on sait qu’il mourra en 79, lors

de l’éruption du Vésuve observée de trop près. Or cet homme de science

1 G. Las Vergnas, Jésus a-t-il existé ? (Paris, 1958)

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est en Palestine vers 68, avec les armées romaines1. C’est encore trop

tôt, par hypothèse, pour que Jésus et ses prouesses soient oubliés. Pline

va sûrement rencontrer des témoins ou des obligés du Christ : l’aveugle-

né ou la fille de Jaïre, un garde du tombeau, un berger de la nuit

miraculeuse. Amateur d’éclipses, il va se passionner aux ténèbres du

Vendredi-saint, comparer l’étoile des mages à celle de César

[l’apparition de cette dernière étant relatée dans son Histoire Naturelle,

livre XI, chapitre 24]. À ses 150 volumes de notes, Pline l’Ancien peut

en ajouter dix d’un seul coup. Las ! Il ignore tout de Jésus et de ses

prodiges ».

Les plus anciens textes d’auteurs gréco-romains faisant état du Christ

et des chrétiens ne datent que du début du IIème siècle de notre ère.

Il s’agit :

- d’une Lettre de Pline le Jeune à l’empereur Trajan (écrite vers

111/112),

- d’un paragraphe des Annales de Tacite (écrites vers 115/116),

dans lequel l’empereur Néron est dénoncé comme l’incendiaire

de Rome, en l’an 64, et le persécuteur des chrétiens,

- de deux paragraphes de la Vie des douze Césars, consacrés l’un à

Claude, l’autre à Néron, que Suétone aurait écrit en l’an 120 de

notre ère.

Examinons ces trois pièces par ordre d’ancienneté, en commençant par

Pline le Jeune.

Pline le Jeune Le premier texte antique faisant état, non de Jésus mais du Christ et des chrétiens, daterait de l’an 112 de notre ère ; il nous viendrait de Pline le Jeune, politicien et écrivain romain né en 62 et mort peu après 113. Ayant, de 111 à 113, exercé la propréture en Bithynie (Asie mineure), il correspondait régulièrement avec l’empereur Trajan (98-117).

1 La participation de Pline l’Ancien à la campagne militaire de 68-70 n’est pas attestée.

Il n’en demeure pas moins que son silence sur celui qui chassait les démons, guérissait

les malades et ressuscitait les morts, avant de se ressusciter lui-même, ne s’explique

pas dans le cadre de l’hypothèse de l’existence de Jésus

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Dans l’une de ses lettres, Pline demande à l’Empereur quelle conduite

il doit tenir à l’égard de « chrétiens [chrestoï] qui s’assemblent à jour

marqué avant le lever du soleil, pour chanter tour à tour des hymnes au

Christ comme à un dieu [carmen Christe quasi deo] » … Pline

s’inquiète ensuite de savoir « si c’est le nom seul (de chrétien), fût-il pur

de crimes, ou les crimes attachés à ce nom, que l’on punit »… À cette

question, Trajan répond qu’ « Il ne faut pas faire de recherches contre

eux ; mais s’ils sont accusés et convaincus, il faut les punir »

Chose étrange, il semble bien que Pline n’ait pas attendu la réponse de

l’Empereur pour adopter une attitude répressive, car sa missive relate

qu’il a d’abord essayé de convaincre les prévenus de leur erreur avant de

les envoyer au supplice, « Car, écrit-il, de quelque nature que fût l’aveu

qu’ils faisaient, j’ai pensé qu’on devait punir au moins leur opiniâtreté et

leur inflexible obstination »

On dit souvent qu’aucun doute n ‘est possible quant à l’authenticité de

cette Lettre de "Pline le jeune à Trajan", parce que le chrétien Tertullien

(vers l’an 197), en donne un résumé dans son Apologétique (11/6) :

« Pline le jeune, gouvernant une province, après avoir condamné

quelques chrétiens, après en avoir fait apostasier quelques-uns,

effrayé toutefois de leur grand nombre, consulta l’empereur Trajan

sur ce qu’il devait faire dans la suite. Il lui exposait que, sauf

l’obstination des chrétiens à ne pas sacrifier, il n’avait pu découvrir,

au sujet de leurs mystères, que des réunions tenues avant le jour

pour chanter des cantiques en l’honneur du Christ comme en

l’honneur d’un dieu [ad canendum Christe ut deo], et pour

s’astreindre, tous ensemble, à une discipline qui défend l’homicide,

l’adultère, la fraude, la perfidie et tous les autre crimes ».

Malgré le témoignage de Tertullien1, l’authenticité de La Lettre de

Pline ne peut être accueillie sans réserve, et ce pour deux raisons :

1) le résultat de la critique interne du texte,

2) le niveau de validité du témoignage de Tertullien.

1 Editions G. Budé (traduction Waltzing)

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1) En soi, l’existence de la Lettre de Pline pose problème. En quoi

était-elle nécessaire ? Georges Ory1 a touché du doigt l’inanité d’une

telle démarche : « Pline était un jurisconsulte de talent, un grand avocat

à qui les provinces confiaient leurs revendications devant le Sénat, à qui

s’adressaient les proconsuls mis en cause par les provinces, aussi bien

que les préteurs pour la préparation de leurs arrêts ; il avait été nommé

par Trajan quaestor principis, conseiller personnel du prince ».

Le conseiller du prince avait-il besoin de demander conseil au

prince ? Peut-on imaginer sans trouble que Pline se soit cru obligé de

consulter l’Empereur sous prétexte qu’il ne possédait pas de précédent

sur le problème chrétien, ni de dossier au point, non plus de

renseignement sur place ? Or, la Bithynie n’était pas une inconnue pour

Pline ; il avait déjà défendu devant le Sénat les Romains Bassus et

Varenus, accusés par les Bithyniens d’abus de pouvoir et de

prévarication ; il avait procédé à des contre-enquêtes dans cette

province. Avant son départ de l’an 111, il avait bénéficié des

informations de son ami Maxime qui avait été questeur en Bithynie, et il

disposait certainement de collaborateurs rompus aux affaires locales, de

dossiers de police. Penser qu’il était parti gouverner une province sans

savoir qu’il y trouverait des chrétiens et que la question de leur statut se

posait ou se poserait, penser qu’il demanderait (au risque de se faire mal

juger) des conseils à l’Empereur qu’il était précisément chargé de

conseiller et de représenter – et qui était moins bien informé que lui -

c’est difficilement concevable… Que lui répond alors l’Empereur ? –

« Mon cher Pline, la marche à suivre était bien celle que tu as suivie ».

Car, et ceci mérite considération, Pline demande des instructions quand

tout est réglé… Attribuée à Pline, la lettre est inutile !

2) En son temps (fin du IIe siècle de notre ère), l’apologiste

Tertullien avait intérêt à faire valoir le pacifisme et l’innocence des

premiers fidèles du Christ, car la martyrologie était en train de se

constituer. Les règnes de Néron et de Trajan, perturbés par des révoltes

juives, formaient un décor idéal pour une mise en scène dramatique.

Dans le cas qui nous préoccupe, on peut se demander si le recours aux

« chrétiens » [chrestoï] de Bithynie n’a pas pour but de prouver

indûment l’existence de jésus-christiens hors de la Palestine et déjà

répandus dans les coins les plus reculés de l’Empire ?

2 G.Ory, Le Christ et Jésus (Éd. du Pavillon, Paris, 1968)

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D’ores et déjà, il faut remarquer qu’un passage de la Lettre de Pline en

rappelle un autre de Flavius Josèphe (historien juif du Ier siècle de notre

ère). Quand l’auteur parle de l’ « opiniâtreté » et de l’ « inflexible

obstination » des chrétiens, n’a-t-il pas en mémoire (ou sous les yeux) le

graphe des Antiquités Judaïques (18/II), où l’historien vante les vertus

des partisans de la quatrième secte juive ? Ceux-ci « ont un si ardent

amour pour la liberté qu’il n’y a point de tourments qu’ils ne

souffrent » ; ils font preuve d’une « incroyable patience », d’un « mépris

des douleurs » et d’une « invincible fermeté de courage »… Un autre

passage de la Lettre nous interpelle ; celui où Pline interroge l’Empereur

pour savoir « si c’est le nom seul [de chrétien], fût-il pur de crimes, ou

les crimes attachés à ce nom que l’on punit ? ».

La question est bien singulière. Ce n’est pas là le langage d’un

magistrat ; c’est une ironie pour faire entendre qu’en effet on ne punit

dans les chrétiens que le nom du Christ. Pline n’était pas assez naïf pour

écrire à son maître : « M’ordonnez-vous de punir un nom ? ». Chose

étrange, cette naïveté se retrouve chez Justin, au début de sa Première

Apologie (4). Il y fait remarquer à l’Empereur Antonin que les chrétiens

sont accusés sur leur seul nom, et que « le nom seul ne peut

raisonnablement être un titre à louange ou à blâme ».

Tout aussi insolite apparaît le fait que, dans la Guerre des Juifs (2/XII)

de Flavius Josèphe, une description relative aux « Esséniens » rapproche

la troisième secte juive1 de la secte des chrestiens de Bithynie : « Ils sont

très religieux envers Dieu, ne parlent que de choses saintes avant le lever

du soleil, et font alors des prières qu’ils ont reçues par tradition, pour

demander à Dieu qu’il lui plaise de le faire luire sur la Terre ».

En outre, remarquons que la morale chrétienne, succinctement

rappelée par Pline, est celle du décalogue de Moïse, non celle des

Evangiles (« Aimez-vous les uns les autres… »).

Notre opinion rejoint celle de Georges Ory : « Devant les obstacles qui

s’accumulent contre la thèse de l’authenticité de la Lettre de Pline, on se

1

Pour des raisons qui nous amènent à douter de l’existence historique des

« Esséniens » (la prétendue troisième secte juive), nous osons prétendre que ce

passage – comme bien d’autres – n’est pas de Flavius Josèphe, mais d’un scribe

anonyme du début de l’histoire ecclésiastique, au service de quelque falsificateur

patenté.

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demande si Tertullien, notre principal témoin, n’éprouvait pas pour les

documents frelatés une tendresse abusive. Déjà Bruno Bauer a fait

allusion aux « archives officielles où Tertullien a découvert une note

relatant qu’au moment de la mort de Jésus, le Soleil s’était obscurci en

plein midi ». On peut également rappeler la déclaration suivante du

grand polémiste chrétien (Apologétique, 5) : « Nous avons eu, au

contraire, un protecteur dans le sage Marc-Aurèle, on en aura la preuve

si on recherche la lettre par laquelle cet empereur […] atteste que la soif

de l’armée de Germanie fut apaisée par la pluie qu’obtinrent les prières

de chrétiens qui étaient par hasard au nombre de ses soldats ». Or, cette

lettre apocryphe ne nous est parvenue qu’en grec, et son auteur s’est

trahi ; en écrivant « par hasard », il prouve qu’il savait que les chrétiens

de l’époque refusaient le service militaire ; mais, pour leur attribuer le

bénéfice du miracle, il en glissa exceptionnellement quelques-uns dans

l’armée de Germanie. Dans ces perspectives, le moins que l’on puisse

assurer, c’est que la Lettre de Pline ne constitue pas un témoignage sûr à

propos des chrétiens et du Christ.

Ce témoignage est d’autant moins sûr que, dans son abrégé de

l’histoire romaine de Dion Cassius (155-235), le moine Xiphyllin parle

de la Bithynie sans mentionner Pline. De même, l’évêque Eusèbe de

Césarée (265-340) appelle Pline le plus illustre des gouverneurs de

province sans nommer les pays où il fut envoyé. Les historiens profanes,

quant à eux, omettent de signaler ce proconsulat de Pline. Enfin, cette

Lettre attribuée à Pline est la seule qui, dans la vaste correspondance de

l’écrivain, fasse mention des « chrétiens ».

Ajoutons que – cette Lettre de Pline mise à part – les deux premiers

siècles de notre ère ne révèlent aucune trace de martyrs chrétiens en

Bithynie. Sous Trajan, les seuls noms de martyrs rapportés par les Pères

de l’Église sont ceux de Siméon (premier évêque de Jérusalem) et

d’Ignace d’Antioche ; or, le premier est imaginaire et le second antidaté

de cinquante ans1.

1 L’abbé Turmel (dans une étude de 1927, Ed. Rieder) a démontré que les Lettres d’Ignace

d’Antioche, que l’on plaçait vers 110, étaient l’œuvre d’un évêque marcionite appelé

Théophore, qui écrivait vers l’an 170… Les lettres de Théophore auraient été catholiquement

interpolées vers l’an 200. Pour les recommander, l’Epître de Polycarpe aux Philippiens, écrite

vers 150/160 (selon Turmel), a été également interpolée.

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Remarquons également que, dans sa Lettre, Pline présente les

« chrétiens » comme les adorateurs du « christ ». Cette utilisation du

nom de « chrétiens » (chrestoï), en l’an 112 n’a rien d’étonnant ; car en

ce début de IIe siècle, le terme était déjà largement répandu au sein des

multiples religions de salut que l’Empire tolérait. Le nom de Chrestos,

en grec, désignait tout dieu bienfaisant1. Les fidèles étaient appelés

« chrétiens » (cf. la Lettre d’Hadrien à Servianus2).

Tacite

Dans ses Annales, écrites vers 115/116, Tacite précise que l’empereur

Néron, soupçonné d’être l’instigateur de l’incendie de Rome (en 64 de

notre ère), trouva un échappatoire en se déchargeant de ce crime sur les

chrétiens. Selon les vues des paloégraphes, le texte original de Tacite

devait être ainsi établi :

« … Mais ni efforts humains, ni largesses du prince, ni cérémonies

religieuses expiatoires, ne faisaient taire l’opinion infamante d’après

laquelle l’incendie avait été ordonné. Néron supposa des coupables et

fit souffrir les tortures les plus raffinées à ces hommes détestés pour

leurs abominations et que le vulgaire appelait chrétiens [vulgus

chrestianos appellabat]. Ce nom leur vient du Christ [Christus] qui,

sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Ponce Pilate.

Réprimée sur le moment, cette exécrable superstition perçait de

nouveau, non seulement dans la Judée, berceau du mal, mais à Rome

même, où tout ce qu’il y a partout d’infamie et d’horreurs afflue et

trouve des partisans. On commença donc à saisir ceux qui avouaient,

puis, suite à leurs aveux, beaucoup d’autres qui furent bien moins

convaincus d’incendie que de haine pour le genre humain. On fit de

leurs supplices un divertissement : les uns, couverts de peaux de

bêtes, périssaient, dévorés par des chiens ; beaucoup, mis en croix,

étaient, lorsque le jour avait disparu, brûlés pour éclaircir la nuit.

Néron avait offert ses jardins pour ce spectacle et donnait des jeux au

1 Par exemple Osiris, dont la manifestation visible était le Soleil.

2 Voir Vopiscus, Vie de Saturnin (8/2), dans Scriptores Historiae Augustae, 2/22 ; citée par

Charles Hainchelin, dans Les origines de la religion (3è édition, 1955, pp. 203-204).

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cirque, se mêlant au peuple, en habit de cocher, ou conduisant un

char. Aussi, quoique ces hommes fussent coupables et eussent mérité

les dernières rigueurs, les cœurs s’ouvraient-ils à la compassion, en

pensant que ce n’était pas pour le bien public, mais à la cruauté d’un

seul qu’ils étaient immolés ».

À l’évidence, ce texte attribué à Tacite comporte un certain nombre

d’anomalies qui ne peuvent qu’éveiller nos soupçons.

Tout d’abord, le texte précise que Christus « fut livré au supplice par

le procurateur Ponce Pilate ». Or, si nous ne savons que peu de choses

du Ponce Pilate historique, nous avons au moins une certitude : il n’était

pas « procurateur ». Il ne pouvait l’être, car sous Auguste et Tibère, les

procurateurs – fonctionnaires de moyenne importance - étaient chargés

de tâches essentiellement, voire exclusivement, administratives ou

financières. Sous Tibère, un gouverneur de Judée ne pouvait être que

« préfet », exerçant par délégation impériale des pouvoirs de nature

militaire et juridique, ce qui était bien le cas de Pilate.

Ce raisonnement est confirmé par les faits. En 1961, on a découvert

une ancienne marche d’escalier provenant de l’amphithéâtre de Césarée.

Cette pierre, déposée au Musée national de Jérusalem, porte une

inscription partiellement effacée :

S TIBERIUM

TIUS PILATUS

ECTUS JUDAE

E

La restitution, opérée par A. Degrassi, et universellement acceptée,

donne :

[DIS AUGU]S[TI] TIBERIUM

[-PON]TIUS PILATUS

[PRAEF]ECTUS JUDA[EA] E

[FECIT D] E [DICAVIT]

Cette découverte épigraphique de Césarée nous offre la garantie

absolue que Pilate n’était pas procurateur, mais préfet ; et donc, que le

texte attribué à Tacite qui nous est parvenu, présente une erreur que

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Tacite ne pouvait faire. Il convient ici de révoquer en doute le passage

sus cité.

La critique de ce passage ne s’arrête pas là !

En effet, même en acceptant per procuratorem à la place du per

praefectum légitime, il paraît douteux que Tacite ait omis de préciser de

quelle province Ponce Pilate était le gouverneur.

Quant à, per procuratorem Pontum supplicis adfectus erat, c’est

presque mot pour mot, la formule consacrée dans l’Église : « Il a

souffert sous Ponce Pilate ».

Tout ceci ne nous incite guère à la confiance. D’autant qu’un autre

passage pose question… La description des crucifiés qui, enflammés,

éclairaient les jardins de Néron nous paraît invraisemblable. C’est

l’opinion de Pierre Soisson1 : « … le corps humain, qui est en majeure

partie composé d’eau, ne brûle pas comme un morceau de bois sec. Il

faut, dans un crématorium moderne où les corps sont incinérés par arc

électrique à plus de 3000 degrés, 55 à 60 minutes pour réduire en

cendres un corps humain de 70 kg. L’auteur de ce passage attribué à

Tacite aurait la prétention de faire admettre que des corps humains

crucifiés puissent brûler comme de vulgaires torches… Absurde ! »

Pline l’Ancien et Dion Cassius rapportent bien, eux aussi, l’accusation

d’incendiaire portée contre Néron, mais sans rien dire d’une persécution

massive des chrétiens… Pouvaient-ils ne pas en avoir eu connaissance ?

De ce récit, nous ne trouvons rien chez Flavius Josèphe, que le sort

lamentable d’une secte de provenance juive eût dû intéresser. En

revanche – nous allons le voir –, un passage attribué à Suétone signale la

persécution de « chrétiens » sous Néron, mais ne mentionne absolument

pas l’incendie de Rome comme justificatif de cette persécution.

En outre, il faut bien constater que jusqu’en l’an 1000, aucun auteur

chrétien – à l’exception de Sulpice Sévère (360 – 425) – ne fait référence

à ce passage de Tacite sur la persécution des chrétiens consécutive à

l’incendie de Rome. Comment expliquer cela ? Écoutons Georges Ory2 :

« Cette suite impressionnante de silences aurait été troublée un instant

1 Cahier du Cercle Ernest Renan n° 186/1994

2 G. Oury, op. cit.

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par Sulpice Sévère qui, vers 400, écrivit une histoire sacrée de l’Église.

Il est, en effet (si son texte est authentique), le premier des auteurs jésus-

chrétiens à accuser Néron d’avoir considéré comme chrétiens les

incendiaires de Rome et de les avoir transformés en torches vivantes. On

a prétendu qu’il avait emprunté à Tacite le fameux passage qui, à son

époque et plus tard, ne fut utilisé par personne. Comment ne pas penser

que Tacite et Sulpice Sévère ont été complétés ultérieurement ? Ce

silence de mille ans sur un sujet aussi grave ne peut pas s’expliquer

autrement » …En renfort de cette position, il faut préciser que le texte

original de Tacite ne nous est pas parvenu. Le plus ancien manuscrit des

Annales est le Mediceus, qui date précisément du XIème siècle.

Enfin, il n’est pas inutile de préciser que sur le Mediceus, il semble

que la lettre e d’un Chrestus primitif ait été grattée puis remplacée par la

lettre i, comme dans le mot Chrestianos.

Suétone

En falsifiant Tacite, l’interpolateur du XIe siècle cherchait-il à faire

œuvre d’harmonisation avec les textes de Suétone se rapportant au

Christ et aux Chrétiens ? On ne saurait le dire ! Ce qui est sûr, c’est que

l’œuvre de Suétone fut amputée entre le VIe et le IXe siècle de notre

ère. En effet, selon le De magistratibus reipublicae romanae (II, 6) du

compilateur Joannès Lydus (490-578), Suétone dédia la Vie des douze

Césars à son protecteur C. Septicius Clavus, alors que celui-ci était

encore à la tête des cohortes prétoriennes. Or, cette préface – ainsi que

les premiers chapitres de la biographie de Jules César – ne figure plus

dans le texte du Memmianus, le plus ancien des manuscrits de Suétone

qui nous soient parvenus, et qui a été rédigé au IXe,, à l’abbaye d’Alcuin

(Saint-Martin-de-Tours).

C’est par deux fois que Suétone, dans la Vie des douze Césars, nomme

les chrétiens : dans la Vie de Claude et dans la Vie de Néron.

Dans la Vie de Claude (XXV), Suétone écrit : Claude chassa de Rome

les Juifs qui, à l’instigation du Christ, y excitaient sans cesse des

troubles » [Judaeos, impulsore Chresto assidue tumultuantes, Roma

expulit].

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Comment expliquer par une raison valable cette mesure prise par

l’empereur Claude à l’encontre des Juifs, en l’an 802 de Rome (49 de

notre ère) ? Rome était tolérante pour les religions pacifistes (Osiris, Isis,

Adonis, Attis, Cybèle, Mithra, etc.). Si expulsion il y eut, elle ne pouvait

concerner que des Juifs anti-romains. Or nous savons que, tout au long

du 1er siècle de notre ère et jusqu’en 135, les Juifs nationalistes et

bellicistes s’insurgèrent contre Rome. Il ne faut donc pas s’étonner

d’entendre Suétone parler d’un soulèvement des Juifs de Rome au temps

de Claude ou au temps de Néron. En revanche, la mention “impulsore

chresto » est insolite. Suétone s’exprime comme si le personnage était

de notoriété publique, et comme si le soulèvement faisait suite à une

harangue que Chresto aurait prononcée. Si le texte est authentique,

Chresto n’a rien avoir avec Jésus. Mais, l’interpolation de la mention est

raisonnablement envisageable. D’autant que Cicéron, un siècle avant

notre ère, faisait déjà mention d’un hors-la-loi nommé « Chresti »,

connu à Rome pour ses vols (Epistolae ad Familiares, livre 2, lettre 8,

section 1). Un scribe d’Église a pu succomber au pieux mensonge de

transposer les agissements de ce Chresti/Chresto à une date jugée plus

avantageuse.

Dans la Vie de Néron (XVI), on peut lire :

« On imposa des bornes au luxe ; on réduisit les festins publics à

des distributions de vivres ; il fut défendu de vendre dans les

cabarets aucune denrée cuite en dehors des liqueurs et des

herbes potagères, alors qu’on y servait auparavant toutes sortes

de plats ; on livra aux supplices des chrétiens, sortes de gens

adonnés à une superstition nouvelle et malfaisantes [afflicti

suppliciis christiani, genus hominum superstitionis novile ac

malificae] ; on interdit les ébats des conducteurs de quadriges ».

Que vient faire la persécution des chrétiens entre la vente des herbes

potagères et les ébats des conducteurs de chars ? La mention de leurs

supplices dans un développement qui ne prépare pas à les y trouver est

considérée comme une intercalation étrangère à Suétone par la quasi-

totalité des exégètes indépendants.

De plus, la transformation des chrestoï (« chrétiens ») en christiani

(« disciples du Christ ») invite à la suspicion.

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La Littérature Juive

1) Philon d’Alexandrie

Selon les divers auteurs consultés, Philon le Juif vécut entre 20 avant

notre ère et 60 de notre ère (évaluation maximale). Il appartenait à une

riche famille de la colonie juive d’Alexandrie, en Egypte. Il se rendit

célèbre par ses écrits dans les domaines de la politique, de la religion et

de la philosophie.

Certes, Philon n’a pas vécu en Judée ; néanmoins on ne peut douter

que ce diplomate émérite fût au courant des grands événements qui s’y

déroulaient.

Dans sa Legatio ad Caïum (écrite vers l’an 40), Philon dénonce au

nouvel empereur les exactions et les meurtres illégaux du gouverneur

romain Ponce Pilate ; mais c’est en vain qu’on cherche, parmi ces

accusations, la moindre allusion à un personnage du nom de Jésus, dit

« le Christ », reçu en triomphe à Jérusalem, vers l’an 30, puis arrêté

quelques jours plus tard par l’occupant romain et crucifié aux yeux de

tous sur le Golgotha. Pourtant, le personnage de Jésus Christ ne pouvait

pas ne pas intéresser Philon ; non seulement parce qu’il défraya la

chronique par ses miracles, mais aussi et surtout à cause de ce que ses

disciples disaient de lui, qu’il était le « Fils de Dieu », le Logos.

En effet, d’après les écrits qui lui sont attribués (entre autres le De

opificio mundi et le De fuga), Philon identifiait le dieu de la Bible au

dieu créateur des stoïco-platoniciens. Il fut l’un des premiers à

personnaliser le Logos et à en faire l’artisan de Dieu pour la création du

monde.

Outre sa fonction cosmologique, le Logos joue chez Philon un autre

rôle. Dans le De migratione Abraham, il est décrit comme médiateur

entre Dieu et les hommes. Dans le De Somniis et le Quis rerum, Philon

attribue au Logos les théophanies de l’Ancien Testament.

Contrairement à nombre de ses coreligionnaires, Philon ne croyait pas

à un « Oint » guerrier boutant les Romains hors de Palestine. En

revanche, le De praemiis et le De exsecriationibus nous autorisent à dire

que l’idée d’un sauveur à la fois prêtre, prophète et roi pacifique était

tout à fait conforme à ses aspirations.

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Les affinités entre les idées de Philon et le dogme jésus-christien sont

évidentes. Pourtant, toute mention directe à Jésus et au christianisme est

absente des écrits de Philon.

2) Juste de Tibériade

Un autre historien juif, né en Galilée vers l’an 30 (au temps présumé

de la mort de Jésus), et qui s’appelait Juste de Tibériade, a écrit une

Histoire de la Guerre d’Indépendance des Juifs, ainsi qu’une Chronique

qui allait de Moïse jusqu’aux environs de l’an 100. Plus rien ne subsiste

de ces œuvres ; cependant, nous savons par Photius (prélat byzantin du

IXème siècle), que Juste de Tibériade n’avait pas consacré un seul mot à

Jésus Christ et aux chrétiens (Myrabiblion, codex 33) : « Il ne fait pas la

moindre mention de la naissance du Christ ni des évènements qui le

concernent, ni des miracles qu’il a accomplis ».

3) Flavius Josèphe

Sur le plan de l’Histoire générale des peuples, le seul auteur à nous

entretenir en détail du monde juif sous le Haut-Empire romain est

Josèphe Ben Matthias, autrement dit Flavius Josèphe (37 – vers 100).

Vu le naufrage de la presque totalité de la littérature historique de cette

époque, son œuvre est primordiale : sans lui, nous ne connaîtrions plus

rien du règne des Hérode et du milieu où l’Église situe la naissance du

jésus-christianisme.

Flavius Josèphe a écrit quatre livres : Guerre des Juifs, Antiquités

Judaïques, Contre Apion et une autobiographie intitulée Vita. De ces

œuvres, deux sont à consulter en priorité :

- la Guerre des Juifs (écrite entre 75 et 79) raconte les événements

qui se déroulèrent en Palestine de l’époque des Maccabées (IIe

siècle avant notre ère) à 73 de notre ère (avec, pour moment fort,

la prise de Jérusalem en 70) ;

- les Antiquités Judaïques (écrites vers 93/94) retracent l’histoire

des Juifs depuis les origines (mythiques) du monde jusqu’à la

période proprement historique, abordant même les prémices de

l’insurrection de 66.

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Avec ces deux livres, c’est donc toute l’histoire des Juifs de Palestine

qui se déroule sous nos yeux, hormis la dernière période qui va de 73 à

la « Lutte dernière » de 132 – 135, conduite par Rabbi Akiba et Simon

Bar Kochba.

Néanmoins, malgré tout l’intérêt que l’on peut porter à l’œuvre de

Flavius Josèphe, les données historiques qu’il nous propose sont à

prendre avec circonspection. En effet, il ne faut jamais oublier que tout

ce qui s’y trouve a été soumis à la censure du jésus-christianisme

triomphant, à partir du IVe siècle. Les plus anciens manuscrits de

Josèphe que nous possédions, comportant la partie afférente à l’époque

de Jésus, sont du IXe siècle. L’adaptation à l’orthodoxie du moment a

été la condition sine qua non qui a permis que l’œuvre de Josèphe passât

à la postérité.

En veut-on la preuve ? Dans les Antiquités Judaïques de Josèphe, on

trouve un passage que les historiens d’Église ont baptisé Testimonum

Flavianum (le « Témoignage de Flavius »), livre 18, chapitre IV :

« En ce même temps [c’est-à-dire, selon le contexte, au temps du

gouvernement de la Judée par Ponce Pilate] était Jésus, qui était

un homme sage, si toutefois on doit le considérer simplement

comme un homme, tant ses œuvres étaient admirables. Il

enseignait ceux qui prenaient plaisir à être instruits de la vérité,

et il fut suivi non seulement de plusieurs Juifs, mais de plusieurs

Gentils : c’était le Christ. Des principaux de notre nation l’ayant

accusé devant Pilate, il le fit crucifier. Ceux qui l’avaient aimé

durant sa vie ne l’abandonnèrent pas après sa mort. Il leur

apparut vivant et ressuscité le troisième jour, comme les saints

prophètes l’avaient prédit et qu’il ferait plusieurs autres

miracles. C’est de lui que les Chrétiens, que nous voyons encore

aujourd’hui, ont tiré leur nom1 ».

1 Ce texte est tiré d’un ouvrage regroupant trois livres de Flavius Josèphe : l’Autobiographie,

l’Histoire ancienne des Juifs et la Guerre des Juifs contre les Romains. Textes traduits sur un

original grec par Arnauld d’Andilly, adaptés en français moderne par J.A.C. Buchon (Editions

Lidis, Paris, 1982). Concernant le passage relatif sur Jésus, l’auditeur note ce qui suit : « les plus

habiles critiques regardent tout ce passage relatif à Jésus-Christ comme une interpolation faite

longtemps après. Il suffit de lire ce passage pou se convaincre qu’il n’a pu être écrit { cette

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Ce passage – ô combien important, puisqu’à l’évidence il accrédite

l’existence de Jésus dit « le Christ » - a suscité maintes remarques de la

part de la critique. En voici quelques-unes, à caractère rédhibitoire :

1° Dans son Autobiographie, Flavius Josèphe énumère le nom des

sectes du judaïsme en l’an 50 : il ne cite pas les chrétiens.

2° Toujours d’après l’Autobiographie, en l’an 56, le jeune Josèphe

décide d’embrasser le pharisianisme, auquel il restera attaché toute sa

vie. S’il était persuadé que Jésus fût le Christ, s’il a cru en ses paroles de

« vérité », à ses miracles et à sa résurrection, pourquoi ne s’est-il pas

converti au christianisme ?

3° Dans ce passage faisant de Jésus le Christ (l’auteur veut dire

« l’Oint » attendu par les Juifs du Ier siècle), Flavius se contredit lui-

même, puisque dans la Guerre de Juifs, au chapitre XXXI du livre 6, il

reconnaît explicitement que l’Oint annoncé par l’Ecriture n’est autre que

le général romain Vespasien, vainqueur des Juifs et en passe de devenir

empereur et maître du monde.

4° Les premiers apologistes du jésus-christianisme (Justin, Clément

d’Alexandrie, Tertullien, etc.) qui ont exploité jusqu’aux écritures dites

apocryphes, ont également fait appel aux écrivains profanes pour y

puiser (ou y intégrer) des citations à l’appui de leurs thèses sur Jésus

Christ. Et pourtant, tous ces scribes des trois ou quatre premiers siècles

de notre ère ignorent le fameux « Témoignage ».

D’ailleurs, l’Église elle-même – après avoir longtemps soutenu la

véridicité du texte – a désormais pris position pour une interpolation

qu’elle qualifie de « partielle1 », et dénonce tout ce qui, dans le texte, a

époque et qu’il est une de ces pieuses fabrications si fréquentes, dues tantôt { l’ignorance des

copistes, et tantôt à un zèle mal entendu.

1 Pierre Grelot, professeur { l’Institut catholique de Paris, auteur d’une Introduction aux Livres

saints (Librairie classique Eugène-Belin, 1963) ayant reçu le Nihil Obstat et l’Imprimatur en

janvier/février 1963, avoue en toutes lettres : « L’historien juif Flavius Josèphe, dans ses

Antiquités juives (publiées en 93/94), a parlé, lui aussi, de Jésus ; mais son texte fut remanié très

tôt par des copistes chrétiens ».

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trait au christianisme et au surnaturel. Certes, il y a interpolation

partielle, mais en surenchère d’une interpolation antérieure qui, elle,

était totale et qui avait pour ambition de faire témoigner un historien sur

l’existence, au temps de Pilate, d’un « homme sage » du nom de Jésus.

Le second interpolateur a poussé trop loin son zèle… Quoi qu’il en soit,

l’ampleur de l’interpolation ne détermine pas l’ampleur du délit. Qu’elle

soit partielle ou totale, l’interpolation est une fraude. L’Église reconnaît

donc implicitement la propension de ses anciens scribes à déformer

l’Histoire pour la rendre conforme au dogme.

Origène (185-254) affirme à trois reprises (Contre Celse I/47 ; II/13 et

Comment. Matthieu, X/17) que « Josèphe n’a pas cru à Jésus en tant que

Christ [Xristos] » : ceci est en contradiction flagrante avec la formule

« c’était le Christ » du Testimonium.

Il faut attendre l’illustre Eusèbe de Césarée (IVe siècle ) pour voir

apparaître le passage en sa forme actuelle et par deux fois sans variante

appréciable, dans l’Histoire Ecclésiastique (I/2, 7-8) et dans la

Démonstration Évangélique (III/5, 105-106). C’est pourquoi les

critiques soupçonnent fortement Eusèbe d’être l’auteur de ce « pieux

mensonge », comme dit l’Église.

Plus loin, au chapitre VIII du livre 20 des Antiquités Judaïques, il est

question de « Jacques, frère de Jésus, nommé le Christ ». La naïveté de

l’artifice prête à sourire ! Ces mots étaient connus d’Origène qui les cite,

mais les relie à un contexte que nous ne trouvons plus dans Josèphe. Il

disposait donc d’une édition différente de la nôtre et déjà christianisée.

Remarquons que la virgule, après « Jésus », prête à équivoque : est-ce

Jésus ou est-ce Jacques qui est nommé Christ ?

Georges Ory achève de nous convaincre : « Cette allusion furtive à un

Jésus sur lequel Josèphe ne dit rien paraît suspecte ; d’autre part, dire

que Jacques était le frère de Jésus, c’est supposer que ce dernier était un

personnage plus important que Jacques ; or, c’est le contraire que nous

constatons, si nous suivons Eusèbe. Celui-ci, dans un passage qu’il

attribuait à Josèphe (H.E., II/23,30) – et que nous ne retrouvons pas

dans nos textes actuels – présente la ruine de Jérusalem comme le

châtiment du crime commis contre Jacques, ce qui donne à celui-ci une

importance autrement grande que celle de son frère Jésus ».

Encore quelques mots sur l’œuvre de Flavius Josèphe !

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Hormis le Jésus Christ du Testimonium Flavianum, l’œuvre de

Josèphe contient quarante autres personnages porteurs du nom de

« Jésus ». Tous sont Juifs ; et certains – en tant que chefs de bandes

armées – ont joué un rôle notable à la veille de la grande guerre de 66

contre Rome. Parmi ceux-ci, deux sont à remarquer : l’un, qui était

Galiléen, vint à Jérusalem, avec 600 hommes de guerre auxquels se

joignirent 300 habitants de la ville ; l’autre rassembla les pêcheurs du lac

de Tibériade et attaqua plusieurs villes de cette contrée (Vita, p. XIII

d’Andilly). Aucun des deux ne peut être considéré comme le Jésus des

Évangiles, mais certains détails de leur biographie se trouvent

précisément attribués au Jésus Christ du Nouveau Testament. Ce qui

laisserait supposer que l’auteur - ou les auteurs – de l’histoire du Jésus

des Évangiles disposait de l’œuvre de Flavius Josèphe.

De la même manière, nous apprenons par Lactance (Institutions

Divines, V/3, 4) que vers l’an 300, un haut dignitaire de l’Empire –

probablement Sossianus Hiéroclès – aurait écrit : « Le Christ lui-même,

chassé par les Juifs, avait rassemblé une troupe de neuf cents hommes

pour se livrer au mercenariat [latrocinia fecisse] »… Vers l’an 300,

Hiéroclès consulta l’œuvre de Flavius Josèphe : à défaut du Testimonium

Flavianum, il y trouva la mention du Jésus Galiléen qui avait réuni 900

mercenaires.

Avant d’en terminer avec Josèphe, signalons une anecdote

intéressante. On sait qu’après la chute de Jérusalem, en 70, Titus fit

crucifier plusieurs centaines de prisonniers. Or, à la fin de son

Autobiographie, Josèphe rapporte un incident qui fait penser à la

crucifixion de Jésus entre les deux « larrons »… En se rendant auprès de

Titus, le traître Josèphe reconnaît parmi les captifs crucifiés trois de ses

anciens amis. À sa demande, Titus les fait détacher et soigner, mais deux

meurent, tandis que le troisième survit. L’image, interprétée, a pu retenir

l’attention des évangélistes.

Il va de soi que le silence de Flavius Josèphe, ajouté à celui de Philon

et à celui de Juste de Tibériade, ne joue pas en faveur de l’historicité de

Jésus.

4) Le Talmud et les Toledoth Yeshuh

Le Talmud est un écrit rabbinique rapportant des traditions orales

recueillies dans le monde juif entre le IIe siècle avant notre ère et le IIe

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siècle de notre ère. Sa rédaction commença vers 70, après la prise de

Jérusalem. On devrait donc trouver dans le Talmud l’histoire de Jésus

Christ… On la trouve, en effet ! Mais dans la partie rédactionnelle la

plus tardive – celle dite des Amoraïm – qui s’étale entre les années 230

et 500 de notre ère.

Le récit talmudique relatif à Jésus Christ est donc postérieur aux

Évangiles. Il s’agit d’une réplique qui tient plus du réquisitoire contre

une religion ennemie que de la relation objective de l’historien. Cette

réponse juive au Nouveau Testament chrétien n’a d’autre source que les

Évangiles auxquels elle attente en réduisant leur caractère prétendu sacré

à un contenu profane.

Il en va de même, et de manière plus accentuée, pour les autres écrits

connus sous le nom de Toledoth Yeshuh (« Histoires de Jésus »), où le

Christ est présenté comme le fils bâtard d’un soldat romain et d’une

prostituée juive. Tous ces récits sont des contre-évangiles qui n’ont

aucune valeur historique.

Plus intéressantes nous paraissent les traditions relevées dans la partie

la plus ancienne du Talmud – celle dite des Tannaïm -, rédigée entre 70

et 200 de notre ère. Ces récits figurent dans le traité Sanhédrin ; on y

évoque deux Jésus (43a ; 107b) :

- le premier était un certain « Yéshou », qui pratiquait la

sorcellerie, et qui mourut lapidé une veille de Pâque, sans

précision d’année ;

- le second Jésus fut contraint de s’enfuir en Égypte pour se

soustraire à la persécution du roi Alexandre Jannée, environ un

siècle avant notre ère.

Ces deux Jésus se distinguent du Christ, puisque l’un mourut lapidé,

tandis que l’autre, qui ne fut pas exécuté, lui est chronologiquement

antérieur.

Il faut donc se résigner à refermer les écrits rabbiniques sans y avoir

trouvé la moindre preuve de l’historicité de Jésus Christ. En outre,

soulignons que le terme « chrétien » est absent du Talmud.

À ce niveau de notre enquête, force est de constater que de tous les

écrits d’époque qui nous sont parvenus, aucun ne parle sérieusement

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d’un Jésus Nazaréen dit « le Christ », qui se serait manifesté en Palestine

et y serait mort crucifié sous Ponce Pilate, au début du Ier siècle de notre

ère. Aucun !

Soit ces écrits ont été amputés, soit ils ont été interpolés, ou bien leurs

auteurs font volontairement silence, ou encore le Jésus dont ils parlent se

distingue, sans contestation possible, du Jésus Christ des Évangiles ; ce

qui laisserait entendre que celui-ci leur était complètement inconnu.

Vrais ou Faux Vestiges ?

1) les Lieux saints

La plupart des gens qui s’intéressent au christianisme croient à

l’authenticité des lieux saints, et voient dans leur existence et leur

fréquentation une preuve de l’existence historique de Jésus Christ. Or,

faute de connaître la question, ils se trompent !

Voici, à ce sujet ce que nous livre Georges Ory1 : « le site du Golgotha

n’a pas été découvert avant l’an 326, et Eusèbe déclare que

l’emplacement du tombeau du Christ avait été oublié. Ses « inventeurs »

furent ou bien l’évêque Macaire, ou bien l’impératrice Hélène (mère de

Constantin Ier), ou bien les deux ensemble. Il s’agissait sans doute, et

avant tout, de substituer aux restes d’un temple d’Aphrodite un

splendide « saint sépulcre », ce qui fut fait. Le site actuel fut longtemps

– et reste – très discuté. Épiphane préférait à l’emplacement traditionnel

le sommet du mont des Oliviers ou la montagne de Gibéon ; la tradition

a placé le Golgotha ailleurs encore. Eusèbe le signalait au nord de la

montagne de Sion… L’intervalle de trois siècles entre la crucifixion et la

découverte de son emplacement (sans compter celle des trois croix de

bois), comme l’hésitation des savants et de certains religieux scrupuleux

devant le choix qui leur est imposé, ne sont pas faits pour garantir

l’authenticité du saint sépulcre » .

1 G. Ory, op. cit. En outre,rien ne dit que la découverte des croix par Hélène ou

Macaire ne soit pas une légende : la croix de supplice n’est apparue qu’au début du

VIIIe siècle dans la symbolique jésus-christienne.

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Précisons que la découverte « inventée » par l’impératrice-mère

englobe à la fois les trois croix (celle de Jésus et celles des deux larrons),

les clous et le titulus (c’est-à-dire le petit écriteau fixé en haut de la croix

du Christ, portant l’inscription « INRI1 ». Elle ne concerne pas la

couronne d’épines2, non plus que le roseau de la dérision, la lance,

l’éponge et autres reliques qu’on honora plus tard.

Confrontés à cette incertitude, les Pères Vincent et Abel, dans un

ouvrage sur Jérusalem, ont écrit : « l’Église n’a jamais fait de la

croyance à un sanctuaire, fut-il le plus éminent et le plus traditionnel,

comme le Saint Sépulcre par exemple, ou le Calvaire, une obligation

pour l’orthodoxie de ses enfants ». Sage décision !

2) L’Ossuaire

En octobre 2002, les médias ont fait état d’un ossuaire du Ier siècle de

notre ère, sur lequel une inscription gravée en araméen mentionne

« Jacob fils de Joseph, frère de Jésus »… Certains commentateurs se

sont aussitôt exclamés : « Enfin, la preuve que Jésus a existé ! ». Est-ce à

dire qu’avant cette découverte nous n’avions aucune preuve irréfutable

de l’existence de l’homme-dieu des Évangiles ? Les mêmes

commentateurs ne répondent pas à cette question.

Il faut le savoir : cette « découverte » n’est pas la première de ce

genre ! En juin 1996, Sciences et Vie (prenant le relais du Sunday

Times) avait annoncé la découverte de la tombe de Jésus En fait de

tombe, il s’agissait d’un coffret d’argile faisant office d’ossuaire et

portant l’inscription « Jésus fils de Joseph ». Cet ossuaire avait été

exhumé d’une nécropole située au sud de Jérusalem, et venait s’ajouter à

des centaines d’autres retrouvés depuis quelques dizaines d’années. À

l’époque, les spécialistes avaient considéré que la rencontre des deux

noms, « Joseph » et « Jésus », n’était que pure coïncidence. En effet, ces

deux noms étaient très répandus dans la Palestine du Ier siècle de notre

ère.

1 « INRI » : Jésus de Nazareth, Roi des Juifs

3 Le premier homme qui parla de la couronne fut Saint Paulin, en 409 de notre ère.

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En réalité, la prudence des journalistes et des Églises chrétiennes

venait du fait que précédemment, en 1930, des archéologues avaient

présenté un ossuaire portant la même mention : « Jésus fils de Jacob ».

Celui de 1996 faisait doublon ! C’était d’autant plus fâcheux que, selon

les dogmes du christianisme, la « Résurrection » et l’ »Ascension » de

Jésus impliquent nécessairement l’absence du cadavre.

L’ossuaire de 2002 nous est présenté, non comme celui de Jésus

Christ, mais comme celui de son frère Jacob. Là encore, le dogme est

mis à rude épreuve, puisque Marie, mère de Jésus par miracle, est

réputée vierge éternelle.

Notre suspicion s’accroît par le fait même que l’inscription porte trois

noms au lieu de deux : si la mention « fils de » est traditionnelle, la

mention « frère de » ne l’est pas. S’agissait-il, par cet ajout, d’attirer

l’attention sur la personnalité du défunt ? En ce cas, il eut fallu préciser

l’importance de l’ajout par la qualité exceptionnelle attribuée au frère du

défunt, par exemple en écrivant « Jésus dit le Christ », comme a très

bien su le faire un interpolateur de Flavius Josèphe dans la Guerre des

Juifs (voir en supra)… Autrement dit, une inscription gravée sur un

ossuaire du Ier siècle ne remonte pas forcément à cette époque.

À notre avis, l’inscription (totale ou partielle) de l’ossuaire de 2002

relève du canular pour une simple raison (qui anticipe sans gravité sur la

suite de notre étude) : au Ier siècle de notre ère – date de l’ossuaire – le

« Jésus Christ » des Évangiles n’était pas encore inventé, ou si l’on

préfère, la figure du Sauveur n’était pas encore littérairement stabilisée.

L’approche scientifique de l’ossuaire de 2002 renforce nos soupçons.

Diverses anomalies ont été repérées :

- la patine, trop homogène, est douteuse,

- une fissure mal (ou trop bien ?) venue altère la partie suspecte de

l’inscription,

- cette fissure n’est pas du tout d’origine antique ; elle a été

provoquée (intentionnellement ?) par Oded Golan, le propriétaire de

l’objet, à l’occasion de l’envoi de l’ossuaire à Toronto pour examen,

- certaines lettres présentent des formes anachroniques ou des

marques maladroites de reprise au burin ; de ce fait, le groupe « frère de

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Jésus » semble avoir été gravé à une autre époque que le groupe « Jacob

fils de Joseph », et pas avant le IIIe siècle, sinon plus tard.

Si l’on ajoute à cela que Golan l’antiquaire, se trouve dans la ligne de

mire des autorités israéliennes pour diverses malversations, on ne peut

que négliger cette prétendue preuve de l’existence de Jésus-Christ. Le

Professeur Yuval Goren de l’université de Tel-Aviv a apporté toutes les

précisions voulues sur cette affaire, dans un documentaire télévisé paru

sur Arte (télévision franco-allemande), le 1er octobre 2005.

3) Épitaphes et Catacombes

À l’époque moderne, des prospections archéologiques ont été

effectuées sur une large échelle, partout où on espérait découvrir des

traces de la chrétienté primitive : en Palestine, en Égypte et à Rome

même. Néanmoins, à ce jour, aucun monument chrétien pouvant être

daté avec certitude du Ier siècle de notre ère n’a été découvert.

Pour combler cette lacune, les guides d’antiquités chrétiennes laissent

entendre que les pierres tombales où l’on ne trouve pas l’inscription dis

manibus doivent être considérées comme des vestiges du christianisme

du Ier siècle… Il n’en est rien ! Dans les provinces occidentales de

l’empire romain, les épitaphes sur les pierres tombales commençaient

souvent par le sigle s. m. (dis manibus) ou d. m. s. (dis manibus sacrum)

signifiant la divinisation de l’âme des défunts et prouvant, en effet qu’il

s’agit là de sépultures païennes ; mais l’absence de ce sigle ne prouve

aucunement que la sépulture soit chrétienne. Les formules d.m. ou d. m.

s. n’apparurent qu’à l’époque d’Auguste, à partir de l’an 31 de notre ère,

et commencèrent par être d’un emploi assez rare. L’absence du sigle

manifeste simplement l’ancienneté de la tombe, non son caractère

chrétien.

Les plus vieilles sépultures dites « chrétiennes » se trouvent dans les

catacombes de Lucine et Domitille (IIe siècle). Elles sont plutôt

modestes, et leurs inscriptions (comme « Paix à ton âme », « À la

bienheureuse Sabine ») demeurent laconiques. On y voit des emblèmes

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– des ancres surtout – et parfois l’image d’un poisson, symbole préféré,

nous dit-on, des premiers chrétiens1.

Bien différentes sont les catacombes de Calliste (évêque de Rome au

début du IIIe siècle). Ce cimetière des chrétiens de l’époque où, d’après

la tradition, ils étaient l’objet des persécutions les plus acharnées est

plein d’images de poissons, d’agneaux, du Bon Pasteur, des sacrements

du baptême, de l’eucharistie, de la confession et de divers sujets

bibliques. On a découvert dans ces catacombes plusieurs tombeaux

d’évêques romains.

La simple comparaison des catacombes de Lucine et de Domitille avec

celle de Calliste suffit pour donner une idée de la profonde évolution de

la communauté chrétienne de Rome en un laps de temps d’un seul

siècle2. Constatons, en passant, que les répressions impériales contre les

chrétiens de cette époque ne les empêchaient nullement d’observer leurs

rites funèbres.

Parmi les monnaies trouvées dans les cryptes dite « chrétiennes », la

plus ancienne appartient à l’époque d’Antonin le Pieux, empereur

romain de 138 à 161 ; six autres sont datées de l’an 168 à l’an 185,

tandis qu’une quarantaine remontent à la fin du IIIe siècle ou au début

du IVe. Cela semble attester l’existence d’une communauté

« chrétienne » à Rome, dès le milieu du IIe siècle. Reste à savoir ce qu’il

faut véritablement entendre par « chrétiens », car Cicéron, au Ier siècle

1 1 On peut vraiment se demander en quoi l’ancre et le poisson symbolisent le jésus-

christianisme (si ce n’est par adaptation). La coutume de manger rituellement du poisson est

d’origine syro-égyptienne ; elle remonte au culte sotériologique d’Ichtys (en grec, « poisson »)

dans lequel le fidèle s’assimilait au dieu-poisson…. Il semblerait que ce fut Clément

d’Alexandrie (au IIIe siècle, seulement) qui – pour faire oublier les représentations de la

mythologie gréco-romaine – conseilla aux chrétiens d’adopter comme sceaux « une colombe

ou un poisson, un navire […], une lyre […], une ancre.

2 Dans la revue Dossiers de l’archéologie n° 18 (sept. – oct. 1976), page 33, le professeur P.A.

Février écrit : « S’il n’y a pas, au début du IIIeme siècle ou plus avant dans le temps, un art

chrétien, il existe une création artistique faite pour des chrétiens, ou reprise par eux. »…

Véritable création jésus-christienne ou récupération ?

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avant notre ère, utilisait cette appellation de « bons », pour désigner ceux

qui – selon lui – se comportaient selon la morale qu’il proposait (Des

Devoirs).

4) Les Fouilles vaticanes

Sur l’initiative de Pie XII, des fouilles ont été effectuées sous les

cryptes du Vatican en 1940 et au cours des années qui ont suivi la

guerre. Vers la fin des années 40, la presse occidentale – catholique en

premier lieu – fit grand bruit autour de ces fouilles, disant qu’elles

étaient enfin couronnées de succès, qu’on avait découvert le sépulcre de

saint Pierre et que ses restes s’y trouvaient. Une telle découverte aurait

incontestablement prouvé que saint Pierre ne relevait pas du mythe, et en

outre, qu’il avait bien vécu un certain temps à Rome en compagnie de

saint Paul, comme le veut la tradition ecclésiastique. Tout ce tapage

médiatique ne poursuivait qu’un but : renforcer l’autorité du Vatican et

du Pape en tant que « successeur direct » de ces deux « disciples de

Jésus ».

L’analyse objective des résultats des fouilles vaticanes montra qu’il

n’y avait rien de vrai dans tout cela. Et avec tant d’évidence que Pie XII

lui-même a du reconnaître en décembre 1950, dans un discours

radiodiffusé, l’impossibilité d’affirmer avec certitude que ces ossements

appartenaient à saint Pierre. En fait, on avait trouvé seulement trois

sépulcres anonymes datés du Ier siècle, et dans l’un d’eux, une tuile de

l’époque de Vespasien, empereur romain de 69 à 79 ; alors que d’après

la tradition de l’Église, l’apôtre Pierre serait mort en 66, sous Néron. On

n’a rien découvert pouvant prouver que ces tombeaux renfermaient des

restes de chrétiens, et encore moins, de l’un des apôtres Pierre et Paul.

5) Le Graffite pompéien

Pour rester objectif, il convient de signaler l’existence d’un graffite

découvert en 1862, sur un mur (paroi posta) que l’on venait de mettre à

jour. L’inscription date logiquement de l’an 79 de notre ère, c’est à dire

de l’année au cours de laquelle l’éruption du Vésuve causa la destruction

de la cité romaine et son ensevelissement sous les cendres. Les lettres,

tracées au fusain, sont difficilement lisibles. En 1864, un fac-similé a été

publié dans le Bulletino di Archeologia cristiana, accompagné d’une

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transcription proposée par J-B De Rossi. On y lit entre autres caractères

moins évidents, l’expression AUDI CHRISTIANOS (« Entends le

christien » ou « entends Christianos »).

Il faut savoir que depuis l’an 79, le Vésuve est entré une cinquantaine

de fois en éruption. Il reste donc à déterminer à quelle éruption

appartenait la couche de cendre qui a recouvert l’inscription. Entre 79 et

1862, un faussaire ou un fanatique aurait eu tout le loisir de tracer la

supplique… Le fait qu’aucun autre indice jésus-christien ait été

découvert sur le site de Pompéi entretient le doute. Robert Etienne1,

spécialiste du site, ne croit pas à une colonie de « chrétiens » à Pompéi.

Pour lui, le graffite est le fait de « visiteurs » qui pillèrent les maisons,

fin du IIe siècle ou début du IIIe. On peut tout aussi bien imaginer un

« visiteur » plus religieux, à une époque plus récente. À moins que

« Christianos » soit simplement le nom d’un Pompéien !

Conclusion

Au terme de cette enquête archéologique, force est de constater que

nous ne disposons d’aucune preuve tangible de l’historicité de Jésus

Christ au Ier siècle de notre ère :

- aucun manuscrit attesté,

- aucune inscription gravée dans la pierre ou le métal,

- aucune couronne d’épines, aucune croix, aucun clou, aucune

pointe de lance, sérieusement authentifiés,

- aucun linceul, aucun cercueil, aucun ossuaire scientifiquement

expertisés.

En définitive, aucun indice matériel d’aucune sorte !

Nous sommes confrontés à un saeculi silentium. Les plus anciens

monuments véritablement chrétiens datent de la seconde moitié du IIe

siècle de notre ère. Ils ne prouvent aucunement l’existence de Jésus

Christ ; mais signalent seulement l’existence de la croyance en le Christ.

1 R. Etienne, Pompéi (Hachette littérature, Paris, 1998).

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CHAPITRE DEUX

Les Évangiles sont-ils fiables ?

Les Textes Canoniques

Les textes canoniques sont-ils les dépositaires d’une réalité historique

ou le vil produit de l’imagination humaine ?

Le Nouveau Testament, reconnu par le concile de Trente, en 1545, se

compose :

- des Évangiles (4)

- des Actes des apôtres (1)

- des Épîtres de Paul (13)

- des Épîtres de Jacques (1), Pierre (2), Jean (3), et Jude (1)

- de l’Épître aux Hébreux (1)

- et de l’Apocalypse dite « de Jean » (1)

Le mot « évangile » (du grec eu, « bon » et aggelion, « message ») veut

dire « bonne nouvelle ». Parmi les nombreux écrits évangéliques mis en

circulation au cours des premiers siècles de notre ère, l’Église romaine en

a reconnu quatre comme étant directement inspirés par Dieu ; à ce titre,

elle les a placés dans le « Canon » des livres dits « saints ».

Les autres textes évangéliques que l’Église romaine a rejetés sont

devenus des « apocryphes » (du grec apokruphos, « tenu secret »), parce

que jugés non inspirés, non authentiques.

Sur quel(s) critère(s) établit-on la différence ?…L’abbé Berger tente de

nous donner une réponse dans son Dictionnaire de théologie, au mot

Canon : « Puisque l’Église est infaillible par la voie de ses docteurs, elle a

le droit de fixer les dogmes ». De sorte que l’authenticité des écrits saints

de l’Église romaine repose sur l’intuition (divine ?) de ses théologiens.

Les Quatre Évangiles qui sont censés raconter la vraie vie terrestre de

Jésus Christ sont les suivants : l’Évangile selon Matthieu ; l’Évangile

selon Marc ; l’Évangile selon Luc ; l’Évangile selon Jean.

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Pour la plupart des jésus-christiens, il va de soi que si l’histoire de Jésus

Christ est racontée dans les Évangiles, c’est que Jésus Christ a réellement

existé. C’est écrit, donc c’est vrai !

Toutefois, quiconque soumet sa pensée à l’exercice de la raison ne peut

voir dans cette affirmation péremptoire qu’une évidente pétition de

principe, c’est-à-dire un raisonnement vicieux qui consiste à supposer

vrai ce qui est à démontrer. En d’autres termes, si nous voulons rester

fidèles à une démarche rationnelle, nous devons procéder à l’examen

critique des Évangiles. Malheureusement pour ceux qui s’y réfèrent, nous

y distinguons plusieurs anomalies que nous allons tenter de recenser ci-

après.

Les trois premiers Évangiles - selon Matthieu, selon Marc et selon Luc

- sont dits « synoptiques » (du grec sun, « avec » et opsomai, « voir »),

parce que, mis en parallèles, ils comportent de nombreuses similitudes et

se complètent sans s’exclure. C’est du moins ce que le lecteur est

logiquement en droit d’attendre.

De fait, des points communs existent bien entre ces trois premiers

Évangiles (et même dans les quatre), ce qui, somme toute, nous paraît

être la moindre des exigences pour des textes qui sont censés raconter la

même histoire. Pourtant, l’étude comparative de ces textes révèle

certaines contradictions susceptibles de jeter le trouble dans la pensée des

plus crédules. Avec la meilleure volonté du monde, on ne peut pas faire

concorder les trois Synoptiques. En effet, leurs récits sont parfois

tellement divergents qu’on se demande à plusieurs reprises si un même

événement est rapporté deux fois en des termes différents ou s’il s’agit de

deux événements distincts, notamment en ce qui concerne le miracle de la

multiplication des pains raconté deux fois (par exemple, en Matthieu,

14/13-21 et 15/32-38).

Ceci dit, nous voici à pied d’œuvre pour une critique objective des

quatre Évangiles canoniques.

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Le Curriculum Vitae de Jésus

1) La Vierge et l’Enfant

Dans l’Évangile selon Matthieu (1/20-21), il est écrit qu’un ange du

Seigneur apparut en songe à Joseph, pour lui annoncer que Marie, sa

femme, allait être fécondée par l’Esprit Saint, et qu’elle enfanterait un fils

nommé Jésus. L’évangéliste, s’appuyant sur un passage d’Esaïe (7/14),

fait alors la remarque suivante :

« Or tout cela arriva afin que fût accompli ce que

le Seigneur a dit par le prophète, disant :Voici, la

Vierge sera enceinte et enfantera un fils, et on

appellera son nom Emmanuel ».

Deux remarques, à propos de ce texte fondamental du dogme jésus-

christien :

a) On ne voit pas le rapport entre Emmanuel, qui veut dire « le

dieu El avec nous », et Jésus qui veut dire « Yahvé sauve ».

b) Le texte hébraïque d’Esaïe ne parle pas de la grossesse d’une

« vierge ». Le mot employé, halamah, signifie « jeune femme ». Il se

pourrait donc que les évangélistes aient commis un contresens, car pour

traduire par « vierge », il aurait fallu trouver le mot hébreu béthoulah.

En réalité, la prophétie tirée du livre d’ Esaïe est une prédiction devant

se réaliser à brève échéance : huit siècles avant notre ère, Achaz, roi de

Judas, est menacé par ses ennemis. Le prophète Esaïe lui annonce que

Dieu ne l’abandonnera pas ; il lui donne un signe, comme gage de

l’intervention divine : la naissance de l’enfant Emmanuel. Et le prophète

Esaïe poursuit :

« Avant que l’enfant sache rejeter le mal et choisir le

bien [ c’est-à-dire avant qu’il ait atteint l’âge de raison],

le pays des deux rois qui te font peur sera dévasté ».

Comment voir ici une quelconque allusion au Christ, dont la prétendue

naissance est située par l’Église près d’un millénaire plus tard ?

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2) La conception

L’Évangile selon Matthieu nous rapporte que la vierge Marie se trouva

enceinte par l’opération du Saint-Esprit (1/18). À ce propos, le baron

d’Holbach1, ami de Diderot, écrivait : « En supposant cette opération

réelle, on se demande comment on a pu découvrir un fait qui était un

secret entre Marie et le Saint-Esprit ? Cette question a grandement

embarrassé nos Docteurs. Cependant, on la résout en disant que la

Vierge découvrit l’affaire à son époux qui, d’abord, n’en voulant rien

croire, résolut de se séparer de sa femme ; mais un songe vint à propos

raccommoder les affaires et suffit pour convaincre Joseph de ce que

Marie lui avait dit ». Nous sommes en face d’un miracle expliqué par un

autre miracle.

3) Les Généalogies

Dans Matthieu et Luc, les deux généalogies de Jésus mises en

parallèles, diffèrent d’abord par le nombre des générations : entre David

et Jésus, on compte vingt-cinq générations selon Matthieu, et quarante-

et-une générations selon Luc.

D’autre part, elles divergent dès le début et ne se rejoignent qu’au

niveau de Salathiel et de Zorobabel, sans qu’on nous en donne la raison.

Enfin, on peut se demander pourquoi on s’est efforcé d’établir la

généalogie de Joseph qui n’est que le père adoptif de Jésus, alors qu’en

ces mêmes Évangiles canoniques, on ne nous donne aucune généalogie

de Marie qui a porté Jésus en son sein. Dans le Protévangile de Jacques

(10/1), c’est Marie qui est « de la tribu de David ».

Notons que l’Épître aux Hébreux – canonique elle aussi – nous montre

le Fils de Dieu semblable à Melchisédec, « sans père, sans mère, sans

généalogie. Son corps est formé par Dieu sans intermédiaire humain »

(10/5-7).

1 Paul-Henri Dietrich, baron d’Holbach, Histoire critique de Jésus-Christ ou Analyse raisonnée

des Evangiles (1770).

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Remarquons encore que ce qui caractérise l’œuvre de Luc, c’est sa

tendance universaliste. Elle apparaît, dans sa généalogie de Jésus, bien

différente de celle de Matthieu : au lieu de partir d’Abraham et de passer

par David pour aboutir à Jésus, elle remonte de Jésus « qui passait pour

être le fils de Joseph » à Adam, « fils de Dieu ». C’est évidemment une

conception beaucoup plus large, qui rattache Jésus à l’humanité

entière… C’est aussi un indice (sinon une preuve) que la généalogie de

Luc, rectifiant celle de Matthieu, a été insérée plus tardivement, à

l’époque où le jésus-christianisme était devenu – ou en passe de devenir

– la religion « catholique » (universelle).

4) L’année de la Naissance

Dans Matthieu (2/1), Jésus est né « aux jours du roi Hérode ». Ce qui

veut dire que, pour le disciple Matthieu, Jésus serait né au moins quatre

ans avant sa date officielle de naissance fixée par l’Église, puisque le roi

Hérode est mort en l’an 4 avant notre ère.

Dans Luc (2/1-2), Jésus est né au temps du recensement de Cyrénius

décrété par César Auguste, c’est à dire en l’an 6 de notre ère. Donc, pour

Luc, Jésus serait né six ans après la date officielle donnée par l’Église.

De sorte qu’il y a au moins dix ans de différence entre la vérité de

Matthieu et la vérité de Luc… Mais il y a mieux : Luc se contredit lui-

même ! D’après l’Évangile selon Luc, Jésus s’est fait baptiser dans les

eaux du fleuve Jourdain « en la quinzième année de Tibère », c’est à dire

en l’an 28/29. Or, Luc ajoute qu’à cette époque, Jésus « commençait

d’avoir environ trente ans » (3/23)… Si on déduit 30 de 28 ou 29, on

obtient –2 ou –1, ce qui nous met en décalage par rapport à la date

officielle de l’Église. Certes, cette différence n’est que faiblement

pénalisante. Ce qui est plus grave, c’est que même si l’approximation de

la formule « commençait d’avoir environ trente ans » nous faisait

tomber arithmétiquement sur l’an 1 de notre ère, il nous resterait à

surmonter une énorme difficulté : comment faire concilier cette date de

l’an 1 avec l’an 6 du recensement de Cyrénius donné dans le même

Luc ? C’est insurmontable !

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Généalogies de Jésus, depuis Jessé (père du roi David)

Selon Matthieu Selon Luc

Jessé Jessé

DAVID DAVID

1 Roboam 1 Nathan 21 Salathiel

2 Abia 2 Mattatha 22 Zorobabel

3 Asa 3 Maïnan 23 Rhésa

4 Josaphat 4 Méléa 24 Johanna

5 Joram 5 Eliakim 25 Juda

6 Ozias 6 Jonan 26 Joseph

7 Joatham 7 Joseph 27 Séméi

8 Achaz 8 Juda 28 Mattathie

9 Ezéchias 9 Siméon 29 Maath

10 Manassé 10 Lévi 30 Naggé

11 Amon 11 Matthat 31 Esli

12 Josias 12 Jorim 32 Nahum

13 Jéchonias 13 Eliézer 33 Amos

14 Salathiel 14 José 34 Mattathie

15 Zorobabel 15 Er 35 Joseph

16 Abiud 16 Elmodam 36 Janna

17 Elkaim 17 Cosam 37 Melchi

18 Asor 18 Addi 38 Lévi

19 Sadok 19 Melchi 39 Matthat

20 Achim 20 Néri 40 Héli

21 Eliud

22 Eléazar

23 Matthan

24 Jacob -------------------------------------41 Joseph

JÉSUS

Ce fut un moine du VIe siècle, Denys-le-Petit, qui, sur ordre de

l’évêque de Rome, fixa la première année de l’ère chrétienne à l’an 754

de l’ère romaine (cette dernière étant calculée sur la date présumée de la

fondation de Rome)… Au VIe siècle, le nouveau calendrier était donc

établi, mais il n’était pas encore officialisé. L’occasion ne se présenta

que sous Charlemagne. En échange de son couronnement impérial, en

l’an 800, le prix que Charlemagne dut payer à l’Eglise romaine fut la

mise en place officielle de l’ère chrétienne. Ainsi, ce fut au début du IXe

siècle (par effet rétroactif) que l’Histoire se trouva soumise, dans ses

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décomptes, à l’événement douteux qu’on appelle « Nativité de Jésus-

Christ ».

5) Le jour de la Naissance

Si l’année de la naissance de Jésus ne peut être établie avec certitude,

le jour de sa naissance ne peut l’être davantage… Saint Hippolyte (170-

235), savant prêtre romain, crut pouvoir affirmer que le Christ était né le

2 avril ou encore le 2 janvier, selon qu’on traduit genesis par

« naissance » ou par « conception ». Mais ses opérations arithmétiques

s’étant révélées vaines par suite d’une année lunaire trop courte de neuf

heures, le dit Hippolyte dut recommencer ses calculs. Ayant découvert

que l’ « Arche d’Alliance » avait cinq coudées et demie au total de ses

dimensions, il considéra que le Christ, nouvelle Arche d’Alliance, était

né en l’an 5500 du monde. Il serai mort le 25 mars de l’an 29, et aurait

donc été conçu trente trois ans plus tôt (trente trois ans étant la durée de

l’année tropique), et serait né neuf mois plus tard, soit le 25 décembre.

Par ailleurs, dans le De Pascha Compustus, publié en 243 – et dont le

texte se trouve annexé aux appendices des éditions de saint Cyprien

(200-258) – l’auteur anonyme considère que le Christ, dit « Soleil de

Justice », n’a pu naître que trois jours après l’équinoxe de printemps de

l’époque, soit le 28 mars.

Les recherches durèrent encore un siècle, au cours duquel on vit se

succéder le 25 décembre, le 6 janvier, le 28 mars, le 19 avril et le 20 mai,

comme date de nativité de Jésus.

La date du 6 janvier, comme dies natalis, fut longtemps retenue par les

premiers jésus-christiens d’Egypte, et adoptée par les gnostiques

basilidiens. Cette date correspond à celle de la fête du dieu Aïon,

célébrée dans le Koreïon d’Alexandrie, dans la nuit du 5 au 6 : « la

vierge a enfanté – criaient les adorateurs de Koré -, maintenant va

croître la lumière ! ». C’était aussi le moment de la naissance d’Osiris,

de Dionysos et d’Harpocrate (le fils d’Isis).

Finalement, ce fut au IVe siècle que l’Eglise, ayant constaté l’immense

popularité du mithraïsme, jugea opportun de s’approprier cette

popularité en confondant la date de la naissance présumée de Jésus avec

celle de la « lumière nouvelle » du « Soleil Invaincu », le Sol Invictus du

culte de Mithra venu d’Orient.

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6) Joseph et Marie

Le nom de « Joseph », donné au père putatif de Jésus, est une

affirmation du seul Matthieu. Louis Crawford1 remarque que « Luc écrit

seulement que Jésus était « à ce qu’on croyait », fils de Joseph. Marc est

sagement muet et l’Évangile dit de Jean n’affirme rien à ce sujet ; si cet

évangile cite le nom de Joseph en tant que « père de Jésus (1/45 ; 7/42 ;

7/52), ce n’est pas l’apôtre Jean ni même ses rédacteurs qui le disent. Il

s’agit de la simple relation de ce qu’avaient dit d’autres : dans le premier

verset, c’est Philippe qui le dit à Nathanaël (et non Jean) ; dans le

deuxième verset cité, ce sont les Juifs qui le disent autour d’eux… Nous

pensons que les rédacteurs de cet Évangile mirent prudemment cette

déclaration dans la bouche d’autres ».

Parmi les Pères, aucun des prédécesseurs de Justin (vers 150/160) ne

mentionne Marie, mère de Jésus ; et Justin lui-même n’en parle qu’à

l’occasion de la naissance de Jésus. D’après Tertullien (155-222), la

Vierge Marie n’était pas mariée… non nupserat (Apol. 21/7-9).

L’histoire de Joseph, de Marie, des frères et sœurs ou cousins, cousines,

etc…, n’est donc qu’une amplification tardive des Évangiles

canoniques : c’est aux Apocryphes qu’ils la doivent. Quant à ceux-ci,

c’est à l’Ancien Testament qu’ils se sont abreuvés. En effet, dans la

Bible, Josué (successeur de Moïse) est le contemporain textuel de Marie,

d’Elisabeth, d’Ithamar, de Zébédée, d’Eléazar, etc… Et Josué, grand

prêtre du retour de Babylone, est le contemporain textuel de Zacharie et

de Zachée… Le Jésus évangélique sera donc narrativement le

contemporain de tous ces personnages.

7) le Recensement de Cyrénius.

8)

L’Évangile selon Luc affirme que Joseph se rendit avec Marie à

Bethléem, pour satisfaire au recensement de Cyrénius.

Si l’on en croit Flavius Josèphe (Antiquités Judaïques, 18/1), ce

dénombrement de Cyrénius a véritablement eu lieu. Il fut décidé par

Octave Auguste, au moment de la déposition d’Archélaüs, en l’an 6 de

notre ère, et se déroula la même année.

1 L. Crawford, Cahier du Cercle Ernest Renan, n° 149, 1987.

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Dans ce contexte, le voyage à Bethléem est difficilement acceptable ;

car, peut-on soutenir qu’à cette époque – contrairement à la nôtre -, on

revenait pour un recensement à sa ville d’origine ? Il nous semble plus

logique d’admettre qu’on se faisait inscrire à l’endroit où l’on se

trouvait, sans quoi se seraient produits des déplacements innombrables

qui, eussent-ils été possibles, auraient désorganisé toute la vie

économique de l’Empire… L’auteur de Luc n’introduit-il pas ce récit

pour nous apprendre que Joseph et Marie avaient quitté la ville de

Nazareth, en Galilée, où ils résidaient ? Le Messie « davidique » ne

pouvait pas naître en Galilée, région à demi païenne. C’est ce

qu’exprime nettement le selon Jean (7/52) :

« Il ne surgit pas de prophète en Galilée ».

Jésus devait naître à Bethléem tout simplement parce que David, selon

I Samuel (16/1-5), était né dans ce lieu. Matthieu n’ose pas le dire,

jugeant peut-être l’artifice trop facile. Il se rabat alors sur Michée (5/2)),

ce prophète ayant écrit bien après le règne de David (Matthieu, 2/6) :

« Et de toi, Bethléem, petite cité de Judas, sortira le dominateur

d’Israël ».

9) La Fuite en Égypte

D’après Matthieu (2/13-15), l’enfant Jésus – à peine né à Bethléem –

aurait été déplacé jusqu’en Égypte, par son père et sa mère, pour

échapper à la folie exterminatrice du roi Hérode. Mais, selon Luc (2/21-

23), le même Jésus, âgé d’une huitaine de jours, fut « consacré au

Seigneur » dans le temple de Jérusalem, la ville où régnait Hérode. Non

seulement Luc semble jeter Jésus dans la gueule du loup, mais ce récit

n’est pas compatible avec la fuite en Égypte de Matthieu, car celle-ci,

d’après le contexte, aurait duré au moins plusieurs semaines.

10) Le Massacre des Innocents

L’Évangile selon Matthieu, qui situe la nativité de Jésus « aux jours du

roi Hérode », mentionne un fait criminel qui ne paraît pas du tout

incompatible avec ce que nous savons du caractère d’Hérode et de sa

cruauté. Il s’agit, selon la formule consacrée, du « Massacre des

Innocents » (Matthieu, 2/16) :

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« Alors Hérode, voyant que les mages s’étaient joué de lui, fut

fort en colère ; et il envoya, et fit tuer tous les enfants mâles

qui étaient dans Bethléem et dans tout son territoire, depuis

l’âge de deux ans et au-dessous, selon le temps dont il s’était

enquis exactement auprès des mages ».

Comment un crime aussi odieux pourrait-il être passé sous silence par

les historiens de l’époque ? Pourtant, c’est en vain que vous consulterez

les Antiquités Judaïques, de Flavius Josèphe. Dans les livres 16 et 17,

qui rendent compte du règne d’Hérode, l’historien juif ne lui passe aucun

crime ; pour autant, on ne trouve aucune allusion à un massacre

d’enfants.

Si l’on veut pousser plus loin le raisonnement, on peut s’interroger sur

la survie de Jean le Baptiste, cousin de Jésus et son aîné de six mois

seulement… Comment échappa-t-il au massacre ? Les Quatre Évangiles

canoniques ne le disent pas. C’est dans l’Apocryphe attribué à Jacques le

Mineur (chapitre 22) que la mère de Jean, Élisabeth, s’enfuit dans les

montagnes. Pour venir en aide à la jeune fugitive, une montagne

s’entrouvrit et la reçut avec son fils dans une grotte miraculeusement

pratiquée. Une lumière surnaturelle les éclairait, et l’ange du Seigneur

était avec eux et les gardait.

11) Le Retour d’Égypte

Dans cet épisode, l’auteur de l’Évangile selon Matthieu assimile

l’histoire de Jésus avec celle de Moïse.

Comparons les deux textes :

- Exode (4/19-20) :

« Yahvé dit à Moïse, en Madian : Va, retourne en Égypte ; car ils

sont morts, tous les hommes qui en voulaient à ta vie. Moïse prit sa

femme et ses fils, les fit monter sur un âne et retourna au pays

d’Égypte ».

- Matthieu (2/19-21) :

« Hérode mort, voici que l’Ange du Seigneur apparaît en songe à

Joseph, en Égypte, et dit : Lève-toi, prends avec toi l’enfant et sa

mère, et va au pays d’Israël ; car ils sont morts, ceux qui en

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voulaient à la vie de l’enfant. Lui, se levant, prit avec lui l’enfant et

sa mère, et il entra au pays d’Israël ».

12) Nazareth et autres lieux

Pour Matthieu, Marc et Luc, l’enfance de Jésus s’est déroulée à

Nazareth, ville de Galilée. Cette affirmation pose problème, car le nom

de cette ville ne figure dans aucun texte ancien : ni l’Ancien Testament,

ni le Talmud, ni les Manuscrits de la mer Morte, ni même Flavius

Josèphe n’en parlent… Ce ne fut qu’en l’an 240 de notre ère, si l’on en

croit Eusèbe de Césarée (IVe siècle), que Jules l’Africain en fit mention

pour la première fois. Ceci dit, ce n’est que sur les manuscrits des

Évangiles canoniques, datant du IVe siècle, que nous relevons

visuellement pour la première fois le nom de « Nazareth ». En fait, la

bourgade qu’on nous présente sous ce nom n’est apparue sur les cartes

géographiques qu’au VIIIe siècle : les pèlerins devenant de plus en plus

nombreux, et voulant visiter le lieu où Jésus était censé avoir grandi, on

décida que le village arabe En-Naçira, au centre de la Galilée, serait

Nazara/Nazareth… Mais En-Naçira n’existait pas au Ier siècle de notre

ère.

De la même manière, il n’est pas un seul texte ancien qui cite

Capharnaüm, la ville de Galilée où les Synoptiques font résider Jésus

adulte.

De toute évidence, il est à remarquer que les auteurs des Évangiles

canoniques – pourtant originaires de la Palestine selon la tradition

ecclésiastique – ne connaissent pas les lieux qu’ils décrivent. Matthieu,

par exemple, parle de la « mer de Galilée » (15/29) ; Marc dit que de

« grands tourbillons » s’y élèvent (4/37). Mais, en réalité, il ne s’agit

que du petit lac de Génésareth… D’après les évangélistes, on faisait

paître en Palestine des troupeaux énormes de pourceaux : environ deux

mille têtes (Marc, 5/13 ; Matthieu, 8/30) ; mais on sait que les Juifs

considéraient ces animaux comme impurs et ne les mangeaient pas.

Pourquoi en auraient-ils élevés ?… Chez Matthieu (13/32), le sénevé,

cette petite plante annuelle, est « plus grand que les légumes et devient

un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel viennent habiter dans ses

branches ».

Le peu de connaissances sur la Palestine que possèdent les auteurs des

Évangiles leur viennent non d’observations personnelles, mais de la

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lecture de l’Ancien Testament dans lequel, du reste, ils se montrent très

versés. Pour eux, la Palestine représentait le théâtre des activités de

l’Oint de David. Celui-ci devait naître et agir en Palestine, sa biographie

étant appelée à confirmer à la lettre les prétendus oracles des prophètes

hébreux sur l’avènement du grand rédempteur.

La Vie Publique de Jésus

1) Les Apôtres

Les listes des « douze Apôtres » données par Marc, Matthieu, Luc et

Jean, ne concordent pas entre elles : Matthieu et Lebbée ne sont nommés

que dans le premier Évangile ; Thaddée ne figure que dans le second ;

Judas et Jacques n’apparaissent que dans le troisième. Le quatrième

Évangile ignore la plus grande partie de ces noms, et jusqu’à celui de

Jean à qui, pourtant, la tradition jésus-christienne attribue la

composition.

Les Évangiles nous apprennent que les deux premiers disciples

recrutés par Jésus furent Simon et André. Simon, contraction grecque de

Siméon (qui signifie « obéissant »), est identifié avec Céphas surnommé

Pierre. Puis, deux autres répondent à l’appel ; ce sont Jean et Jacques.

Jésus, dans un premier temps, va donc être suivi de quatre disciples…

Ainsi se trouve reproduit sur la Terre ce qui se passe au Ciel, où quatre

assistants obéissants entourent le trône de Dieu (Ezéchiel, 1/1-28).

Plus tard, les apôtres seront au nombre de douze, personnifiant les

douze tribus d’Israël. Pourtant, l’évêque Papias (début du IIème siècle)

n’en connaissait encore que sept !

2) Jésus et Jean le Baptiste

Les quatre Évangiles canoniques font intervenir Jean le Baptiste en

tant que précurseur de Jésus, mais l’Évangile selon Matthieu recèle une

contradiction qu’il nous faut souligner.

Dans un premier passage de Matthieu (3/1 à 3/17), il ne fait aucun

doute que pour Jean, Jésus est bien celui dont il annonce la mission :

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« Or, en ces jours-là vient Jean le Baptiseur, prêchant dans le

désert de Judée, et disant : Repentez-vous, car le royaume des

cieux s’est approché. Car c’est ici celui dont il a été parlé par

Esaïe le prophète, disant : Voix de celui qui crie dans le

désert : Préparez le chemin du Seigneur, faites droits ses

sentiers […]. Et Jésus, ayant été baptisé, remonta aussitôt de

l’eau ; et voici que les cieux lui furent ouverts, et il vit l’Esprit

de Dieu descendre comme une colombe, et venir sur lui. Et

voici une voix qui venait des cieux, disant : Celui-ci est mon

Fils bien-aimé, en qui j’ai trouvé mon plaisir ».

Outre l’invraisemblance de la scène, rappelons que lors de cet épisode,

Jean savait fort bien à qui il avait affaire, puisque les Évangiles nous

disent que Jésus et lui étaient cousins selon la chair, et que Marie (mère

de Jésus avait confié à Élisabeth (mère de Jean) le caractère divin de sa

grossesse. Pourtant, bien que persuadé de la supériorité de celui dont il

se trouvait « indigne de délacer les chaussures », il ne manifesta pas la

moindre intention de le suivre.

Plus surprenant encore : quelques pages plus loin, Matthieu nous

présente un Jean devenu suspicieux à l’encontre de Jésus (11/2-3) :

« Et Jean, ayant ouï parler dans la prison des œuvres du

Christ, envoya dire par ses disciples : Es-tu celui qui vient, ou

devons-nous en attendre un autre ? ».

Jean écrit-on, fut arrêté et jeté en prison sur ordre d’Hérode Antipas

(fils d’Hérode le Grand), le tétrarque qui administrait la Pérée et la

Galilée1. Jean lui reprochait d’avoir épousé Hérodiade, la femme de son

frère. C’est pour complaire à celle-ci qu’Hérode fait arrêter Jean. Mais il

le tient en haute estime et le consulte fréquemment. Lors d’une fête,

Salomé, fille d’Hérodiade, danse avec tant de charme que le tétrarque,

transporté, promet de lui accorder ce qu’elle désire. Sur le conseil de sa

mère, Salomé demande la tête de Jean le Baptiste. Hérode se résigne à

regret ; sur son ordre, un soldat décapite Jean dans sa prison. Le

bourreau « apporta sa tête sur un plat et la donna à la jeune fille, et la

jeune fille la donna à sa mère » (Marc, 6/14-29 ; Matthieu, 14/1-12). 1 F. Josèphe, Antiquités Judaïques (18/VII).

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Ce récit n’est qu’un pastiche de l’Ancien Testament ; il est dénué de

toute valeur historique. Jean y est considéré comme une remanifestation

du prophète Elie. Hérode Antipas double le rôle du roi Achab : il agit

sous la mauvaise inspiration de sa femme Hérodiade, qui a pour

prototype Jézabel. Salomé fait pendant à Esther qui, à la fin d’un

banquet, demande au roi Assuérus la mort d’Aman. Dans cette sorte de

parabole déguisée, Hérodiade et Salomé personnifient la cruauté des

Juifs contre les prédicateurs ou les adeptes du jésus-christianisme

naissant.

3) Miracles et paraboles

Comme pour tous les prophètes bibliques, il est écrit que Jésus

accomplissait des miracles. C’était le signe indispensable de leur mission

divine. En relatant des faits surnaturels analogues à ceux qu’on lisait

dans l’histoire des prophètes et des héros d’Israël, les évangélistes néo-

testamentaires se sont conformés à la tradition de l’Ancien Testament.

Ils rapportent les miracles les plus extraordinaires avec une naïveté

déconcertante, au point que les premiers adeptes ont accepté tous ces

récits sans aucune protestation.

Il serait trop fastidieux de rapporter et de commenter tous les miracles

que relatent les Évangiles. Henri Roger1, qui s’est attelé à cette tâche, a

su démontrer que tous ont un sens caché. Par exemple, parmi les faits

surnaturels attribués à Jésus par les évangélistes, il en est un

particulièrement intéressant (Matthieu, 17/1-13 ; Marc, 9/2-8 ; Luc,

9/28-36). Jésus emmène ses trois disciples, Pierre, Jacques et Jean, sur

une haute montagne. En leur présence, il est transfiguré : sa face

rayonne, ses vêtements deviennent d’une blancheur éclatante. Élie et

Moïse apparaissent et conversent avec lui. Puis, une voix sort de la nuée,

disant, comme au moment du baptême :

« Celui-ci est mon fils bien-aimé. Écoutez-le ! »

Les disciples, épouvantés, tombent face contre terre. Mais Jésus les

rassure ; et quand ils lèvent les yeux, la vision a disparu.

1 H. Roger, Les Religions révélées : le christianisme (les œuvres représentatives, Paris, 1934).

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On a longuement discuté pour savoir si les disciples avaient été

témoins d’un miracle ou s’ils avaient eu une vision collective,

hallucination ou songe. Or, le point essentiel n’est pas là ! Acceptons le

fait tel qu’il est conté, pour en découvrir le symbole ; et remarquons que

c’est la reproduction d’une anecdote vécue par Moïse dans l’Ancien

Testament. En ce texte, le prophète monte sur une montagne,

accompagné de trois confidents : Aaron, Nadab et Abihu. Ils entendent

la voix de Dieu qui parle au sein de la nuée. La figure de Moïse brille de

l’éclat radieux que les anciens Juifs attribuaient aux individus inspirés. À

l’évidence, le récit de l’Ancien Testament est le prototype du récit

évangélique. Mais celui-ci comporte un double enseignement… On avait

annoncé qu’Elie reviendrait au moment de la prédication messianique.

Cette croyance était tellement enracinée qu’à la mort de Jésus, quand on

l’entendit s’écrier « Eli, Eli ! », d’aucuns crurent – nous dit-on – qu’il

appelait le prophète Élie. On ajoutait qu’il serait accompagné de Moïse.

La prédiction se trouve ainsi réalisée. Mais ce qu’il faut surtout

comprendre, c’est qu’en venant s’incliner devant Jésus, Moïse et Élie

accomplissent un acte d’une haute valeur symbolique. Ce sont les deux

représentants de l’ancienne Loi qui rendent hommage au fondateur de la

Loi nouvelle.

Les paraboles aussi recèlent un sens caché. Aux premiers siècles de

notre ère, leur usage était très répandu en Orient. Pour s’en convaincre, il

suffit de lire le Talmud. Cependant, si nous en croyons les évangélistes,

les disciples de Jésus ne laissèrent pas d’être surpris de l’abus qu’en

faisait leur maître. C’est que, sans doute, il est des paraboles dont le sens

est évident ; mais d’autres ont une signification qui peut facilement

échapper.

Par exemple, tout le monde admire la parabole de l’ « enfant

prodigue » que son père accueille à bras ouverts, et pour qui il fait tuer le

veau gras (Luc, 15/11-32). Beaucoup de lecteurs y voient un exemple

imagé de la mansuétude divine…Le sens est tout autre. Le fils aîné

personnifie le Juif, fidèle à Dieu, mais dur et arrogant ; le fils cadet est le

païen qui, après avoir reconnu ses erreurs, vient vers Dieu ; et, détail

important pour les jésus-christiens, aussitôt Dieu s’avance vers lui…

Autre exemple, la parabole du « bon samaritain » (Luc, 10/25-27) a pour

but de mettre en opposition l’égoïsme du prêtre et du lévite, qui ne

daignent pas s’arrêter pour secourir le blessé, et la bonté du Samaritain,

qui personnifie le peuple des gentils, des non-juifs.

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4) L’entrée à Jérusalem

Les textes canoniques nous rapportent le récit de la préparation de la

pâque juive qui commence par l’entrée solennelle de Jésus à Jérusalem,

reçu en tant que dynaste davidien au milieu d’une foule enthousiaste et

chantant le Psaume 118 :

« Hosanna au fils de David ! Béni soit celui qui vient au

nom du Seigneur ! »

Cette manifestation grandiose n’est pas conciliable avec les récits

rapportés par Jean (11/57 et 18/2) qui nous signalent que Jésus,

recherché par la police à cette même date, se cache chez des amis, sans

doute à Béthanie. Or, c’est cette version seule qui permet d’expliquer la

trahison de Judas et son remords suicidaire. Il est évident, en effet, que

Jésus n’avait pas à être recherché, du moment qu’il était présent au

milieu de la foule qui l’acclamait (Matthieu, 21/9 ; Marc, 11/15-19 :

Luc, 21/37-38). Le selon Luc précise même que Jésus partageait son

temps entre le Temple (le jour) et le mont des Oliviers (la nuit). « Et tout

le peuple, dès le point du jour, venait à lui dans le Temple, pour

l’entendre ».

5) Les Marchands du Temple

La scène qui, après son entrée triomphale à Jérusalem, montre Jésus

chassant les marchands du Temple, prouve que le héros des Évangiles

agissait au vu et au su de tout le monde. Mais les quatre récits sont

anachroniques les uns par rapport aux autres : Matthieu et Luc placent le

récit le jour même de l’entrée à Jérusalem, Marc le lendemain, tandis

que Jean le place plus tôt.

En outre, on peut se demander comment un seul homme, non armé, a

bien pu venir à bout d’un groupe de marchands défendant leur gagne-

pain. Cette observation avait déjà fortement intrigué Voltaire en son

temps (Examen important de Milord Bolingbroke, ch. X, 1767) : « Ce

serait un fort grand miracle que trente ou quarante marchands se

laissassent fesser par un seul homme, et perdissent leur argent sans rien

dire. Il n’y a rien dans Don Quichotte qui approche cette extravagance ».

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6) Matthieu, Faux Témoin

Dans le récit attribué à l’apôtre Matthieu, le narrateur qui se présente

sous ce nom commence son Évangile par la naissance de Jésus à

Bethléem. Il relate ensuite l’arrivée des Mages en Palestine, la fuite de la

Sainte Famille en Égypte, le retour d’Egypte, l’installation à Nazareth, le

prêche de Jean le Baptiste dans le désert de Judée, l’arrivée de Jésus au

Jourdain, la tentation subie dans le désert, l’installation de Jésus à

Capharnaüm, sa mission en Galilée pour annoncer le Royaume de Dieu,

le recrutement des premiers « apôtres » sur le bord du lac de Tibériade,

les guérisons miraculeuses de malades (lépreux, démoniaques, etc…), le

sermon sur la Montagne, l’apaisement de la tempête sur le lac, et enfin…

son propre recrutement.

Comment Matthieu a-t-il pu affirmer toutes les péripéties qui ont

précédé sa rencontre avec Jésus, puisqu’il n’en fut pas le témoin ? Se

serait-il contenté du ouï-dire ? … Quelle valeur d’authenticité contient le

témoignage de Matthieu ?

Des Oliviers au Prétoire

1) L’Arrestation

Un historien du nom de John Robertson1 a remarqué que, dans les

Synoptiques, le récit de certains épisodes relatant l’arrestation de Jésus

ne devient logique que si ces épisodes sont considérés comme des scènes

d’un drame rituel.

Par exemple, dans l’Évangile selon Marc (14/32 et suivants), on

montre Jésus s’approchant trois fois pour réveiller trois apôtres

endormis, Pierre, Jacques et Jean. Tout se passe sans témoin ! Pourtant,

Marc décrit cet épisode d’une façon détaillée. En tant que scène d’un

mystère, c’est acceptable ; en qualité de fait réel, c’est hors de sens !

Le récit évangélique nous transporte ensuite à l’assemblée nocturne du

Sanhédrin ou Jésus est interrogé. Pourquoi cette séance de nuit ? Parce

1 J. Robertson, Les Mythes évangéliques (début XX e siècle).

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que la représentation rituelle exigeait la continuité chronologique de

l’action. Mais une telle relation des évènements, dès qu’on veut la faire

passer pour un compte-rendu, semble tirée par les cheveux. C’est

pourquoi, dans l’Évangile selon Luc, l’interrogatoire a lieu pendant le

jour ; donc, de façon plus vraisemblable.

2) Le Jeune Homme nu

L’auteur de l’Évangile selon Marc rapporte une étrange anecdote

(14/51) liée à l’arrestation de Jésus :

« Un jeune homme le suivait [suivait Jésus], n’ayant pour tout

vêtement qu’un drap, et on le saisit ; mais lui, lâchant le drap,

s’enfuit tout nu ».

L’exégète catholique, Claude Tresmontant (Commentaire sur

l’Apocalypse, p.78) s’est efforcé de donner une explication à cette

péripétie : « Il se pourrait bien qu’il s’agisse de Jean surnommé Marc,

revêtu de la tunique de lin des kohanim (prêtres). Il ne veut se nommer

ou être nommé dans la traduction grecque de son livret. La question

ouverte est toujours de savoir si Jean surnommé Marc et le Jean du

quatrième évangile sont deux ou un seul ».

Claude Tresmontant, qui, pourtant, cite souvent Amos, semble ici ne

pas se remémorer l’oracle biblique de ce prophète (2/16) :

« Le plus brave d’entre les vaillants

s’enfuira tout nu ce jour-là »

L’épisode burlesque de l’Évangile selon Marc n’est là que pour donner

raison aux prétendus oracles messianiques de l’Ancien Testament.

D’ailleurs, si Jésus a bien été condamné par les Romains pour tentative

de sédition (Luc 23/2), comment se fait-il que Pilate n’ait fait arrêter

aucun de ses complices, en commençant par celui qui utilisa une arme

pour défendre son maître (Matthieu, 26/57), ou par Pierre, le chef des

disciples de Jésus (cf. Les Actes des apôtres), ou encore par Jacques –

prétendu « frère du Seigneur » - qui, selon la tradition ecclésiastique,

aurait pris la tête d’une primitive église de Jérusalem ?

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3) Judas

Les Évangiles nous racontent que Judas l’Iscariote – le disciple traître

à Jésus – va trouver les grands prêtres juifs et promet de leur livrer son

maître… Il y a de quoi s’interroger sur l’utilité d’une telle trahison. En

effet, les Juifs de Jérusalem connaissaient suffisamment Jésus pour se

passer de l’intermédiaire d’un indicateur (voir en supra, l’Entrée à

Jérusalem). D’autre part, les Épîtres pauliniennes disent bien que Jésus

fut trahi, mais elles ne mentionnent pas Judas ; et quand elles parlent de

la « résurrection » du Christ, elles affirment que Jésus est apparu aux

« Douze » (I Corinthiens, 15/1-8) et non à onze apôtres seulement.

Des quatre Évangiles, celui de Matthieu (27/3-5) est le seul à relater la

pendaison de Judas. Quant aux Actes (1/15-20), ils racontent aussi la

mort de Judas, mais d’une façon fort différente : Judas ne s’est pas

pendu ; il est tombé la tête la première, « et a éclaté par le milieu, et

toutes ses entrailles se sont répandues »… Pourquoi Matthieu parle-t-il

de pendaison et non de chute en avant ? N’est-ce pas pour faire

correspondre son récit avec celui du deuxième livre de Samuel (17/23)

où l’on voit Akhitophel se pendre parce qu’Absalon n’avait pas suivi son

conseil ? Akhitophel se pendit par dépit, Judas par remord : autre

pastiche de l’Ancien Testament !

4) Les Coupables

Dans chacun des trois Synoptiques, la Passion de Jésus est annoncée à

trois reprises (Matthieu, 16/21 ; 17/22-23 : 20/18 ; Marc, 8/31, 9/31,

10/33 ; Luc, 9/22, 17/25, 18/32). Le selon Marc étant le plus ancien des

Quatre Évangiles (vide infra, ch. 3), c’est chez lui qu’il apparaît le plus

clairement que les passages faisant intervenir les Juifs sont des

interpolations.

1ère

annonce (8/31) :

« Il faut que le fils de l’homme souffre beaucoup, et qu’il soit

rejeté des anciens et des principaux sacrificateurs et des

scribes, et qu’il soit mis à mort »…

Dans cette première annonce, la chronologie des faits voudrait que « et

qu’il soit rejeté des anciens […] et des scribes » soit insérée avant

« souffre beaucoup ».

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La deuxième annonce – vraisemblablement la dernière à avoir été

produite – ne présente pas d’intérêt.

3ème

annonce (10/33) :

« Et le fils de l’homme sera livré aux principaux sacrificateurs

et aux scribes ; et ils le condamneront à mort, et le livreront

aux nations »…

Dans cette troisième annonce de la Passion, la mention « aux

principaux sacrificateurs […], et le livreront » est interpolée entre « sera

livré » et « aux nations ».

À l’évidence, l’auteur de Marc cherche à minimiser la responsabilité

des autorités romaines au détriment de celle des Juifs de la Synagogue.

Cette remarque nous place dans un contexte historique où l’Église

romaine n’a pas intérêt à provoquer l’Empire, c’est-à-dire à partir du

moment où elle cherche à se concilier les empereurs (fin IIe siècle ou

IIIe siècle).

5) Barabbas

À l’unanimité, les quatre Évangiles canoniques retracent le célèbre

épisode dans lequel Ponce Pilate, à l’occasion d’une certaine fête juive,

propose au peuple de Jérusalem de faire un choix entre la libération de

Jésus et celle du « brigand » Barabbas.

Dans le selon Luc (23/16 à 25), il apparaît clairement que ce récit a été

ajouté au texte initial :

23/16 L’AYANT DONC CHATIÉ, JE LE RELÂCHERAI.

17 Or il était obligé de leur relâcher quelqu’un à la fête

18 Et toute la multitude s’écria ensemble, disant :

Ote celui-ci, et relâche-nous Barabbas.

19 (qui avait été jeté en prison pour une sédition qui

avait eu lieu dans la ville, et pour meurtre.)

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20 Pilate donc s’adressa de nouveau à eux, désirant

Relâcher Jésus.

21 Mais ils s’écriaient, disant : Crucifie, crucifie-le !

22a Et il leur dit pour la troisième fois : Mais quel mal

celui-ci a-t-il fait ? Je n’ai rien trouvé en lui qui

soit digne de mort.

22b L’AYANT DONC CHATIÉ, JE LE RELÂCHERAI.

23 Mais ils insistaient à grands cris, demandant

Qu’il fût crucifié. Et leurs cris et ceux des

Principaux sacrificateurs eurent le dessus.

24 Et Pilate prononça que ce qu’ils demandaient

fût fait.

25 Et il relâcha celui qui, pour sédition et pour

meurtre, avait été jeté en prison, lequel ils demandaient.

25b Et il livra Jésus à leur volonté.

Les passages interpolés sont écrits en italique. Les phrases utilisées

pour la reprise du texte primitif sont écrites en MAJUSCULES.

C’est donc avec discernement que Georges Ory a pu écrire (Bulletin

n°130 du Cercle Ernest Renan, décembre 1966) : « On constate que

l’interpolation avec reprise sur les mêmes mots des versets 16 et 22b est

évidente ; le verset 17 est une glose explicative reconnue comme telle

dans l’édition de l’École Biblique de Jérusalem. Le verset 19 est

également une glose nécessaire destinée à éclairer un peu cet inconnu

qui était brutalement introduit dans le texte ».

D’après les spécialistes, il semblerait que les Évangiles attribués à Luc

et à Jean aient été « harmonisés » par rapport à ceux selon Marc et selon

Matthieu. Toutefois, Marc et Matthieu sont eux-mêmes divergents.

Matthieu (27/17) fait dire à Ponce Pilate : « Lequel voulez-vous que je

vous relâche, Barabbas, ou Jésus qui est appelé Christ ? ».

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Dans Marc (15/9), Pilate dit : « Voulez-vous que je vous relâche le roi

des Juifs ? ».

Lequel de Marc ou de Matthieu, est à l’origine du récit ?

Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins que l’attitude de Ponce

Pilate cherchant à se concilier les Juifs n’est pas en rapport avec

l’autoritarisme et la brutalité auxquels ce fonctionnaire romain était

habitué (cf Flavius Josèphe, A.J., 18 IV et V). Nous verrons en annexe

que le récit sur Barabbas a été inventé et interpolé par nécessité

dogmatique.

6) La Pâque juive

Nous lisons dans Jean (18/25) que, s’étant saisi de Jésus, les soldats, le

chiliarque et les huissiers des Juifs « menèrent donc Jésus de chez

Caïphe au prétoire (or c’était le matin) ; et eux-mêmes [les seuls

huissiers des Juifs], ils n’entrèrent pas au prétoire, afin qu’ils ne fussent

pas souillés ; mais qu’ils pussent manger la pâque »… Il est clair que,

d’après Jean, la pâque juive n’avait pas encore eu lieu au moment où

Jésus fut livré à Pilate ; alors que selon les Synoptiques, ce fut au cours

du repas pascal que Judas fut désigné comme traître : la pâque était donc

consommée que Jésus n’était pas encore livré !

D’après Lactance (Institutions divines, IIIe siècle), les Juifs attendaient

leur « Oint » dans la nuit de Pâque. C’est probablement cette croyance

qui a incité les jésus-christiens à placer la « résurrection » du Christ à ce

moment précis.

7) La Dérision

Comme l’Ancien Testament ne suffisait point à meubler la Vie et la

Passion de Jésus-Christ, on eut recours aux textes profanes. Intéressons-

nous à Philon le Juif, qui dans l’un de ses textes, nous a décrit les aléas

d’un certain Carabas.

L’énigme « Carabas » nous reporte à Alexandrie, en juillet - août de

l’an 38 de notre ère, date du deuil prescrit dans tout l’empire romain à

l’occasion de la mort de Drusilla, sœur de Caligula (le successeur de

Tibère décédé le 16 mars 37)… « Carabas » est le nom donné au

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principal personnage de l’affaire du gymnase décrite par Philon dans son

In Flaccum.

Situons l’événement dans le contexte général de l’Empire. Avant la

prise de fonction de L. Avilius Flaccus à Alexandrie (nommé en 32 par

Tibère), un préfet voulut interdire aux Juifs d’Égypte l’observation du

sabbat. En 34, un édit de Flaccus interdit aux Juifs de posséder des

armes (papyrus Boissier, de Paris, 2376 bis ; papyrus de Londres, 227),

ce qui est corroboré par une phrase de Flavius Josèphe (A.J., 19/IV) :

« Les Juifs coururent à leurs armes »1.

En 37, Caïus Caligula succéda à Tibère. À cette occasion, le nouvel

empereur fit libérer Agrippa Ier, petit-fils d’Hérode le Grand et ancien

gouverneur de Tibériade sous l’autorité d’Antipas. Cet Agrippa avait été

emprisonné par Tibère pour avoir trop louangé le futur Caïus. Après sa

libération, Agrippa reçut d’abord la tétrarchie d’Hérode Philippe (mort

en 34), puis en 40, la tétrarchie d’Hérode Antipas.

Lors de l’avènement de Caïus Caligula (en 37), les Juifs d’Alexandrie,

soucieux de démontrer leur loyalisme envers Rome, remirent à Flaccus

une lettre de félicitations ; mais le préfet d’Egypte (par soupçon

d’hypocrisie) confisqua le document et ne le fit pas parvenir à son

destinataire. Alors, pressentant que Flaccus était défavorable aux Juifs

d’Alexandrie, une partie de la population en profita pour les attaquer (In

Flaccum, 5-6). Ce fut alors qu’intervint l’affaire dite « du gymnase », au

cours de l’été 38… Voici donc ce qu’on peut lire dans le In Flaccum

attribué à Philon d’Alexandrie (36-39) :

« Il y avait un dénommé Carabas atteint de folie2, non pas de folie

sauvage et bestiale […], mais de folie bénigne et plus douce.

1 Or, le texte de Philon dément que les Juifs aient possédé des armes (In Flaccum, 86-91) ; ce

qui tend à prouver une fraude chez Philon. D’autant qu’aucun codex philonien n’est recensé

avant le Xème siècle.

2 Jésus lui aussi, dans les Evangiles, est pris pour un fou (cf. Marc, 3/21) : « À cette nouvelle, les

siens [c’est { dire sa mère et ses frères et sœurs] sortir se saisir de lui ; car ils disaient : Il est hors

de lui ! ».

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« Ils poussèrent ensemble ce malheureux jusqu’au gymnase,

l’installèrent dans le haut, bien en vue de tous. Ils lui placèrent une

feuille de papyrus sur la tête en guise de diadème ; puis ils lui

recouvrirent le reste du corps d’un tapis en guise de chlamyde ; et

enfin, en guise de sceptre, quelqu’un voyant un fragment de

papyrus du pays délaissé en chemin, le lui tendit.

« Puis, quand, comme dans les mimes de théâtre, on lui eut fait

endosser les marques de la royauté et les ornements qui sont ceux

d’un roi, des jeunes gens portant – pareils à des lanciers – des

bâtons sur l’épaule, se placèrent des deux côtés, mimant des

gardes du corps. Puis d’autres s’avancèrent, certains, comme en

saluant, d’autres comme bénéficiant d’arrêts de justice, d’autres

comme solliciteurs au sujet des affaires publiques.

« Puis, de la foule disposée alentour, en cercle, retentit un cri

cocasse le surnom de Marin (ainsi dit-on que se nomme le

« Seigneur » chez les Syriens), car ils savaient qu’Agrippa était de

race syrienne et qu’il avait une grande partie de la Syrie pour

royaume.

Cette mascarade a été rapportée par Justin Martyr dans son Apologie.

C’est la représentation d’un roi de carnaval comme survivance du culte

de Saturne. De son côté, Dion Chrysostome rapporte que, dans la fête

des Sacées, à Babylone, un esclave était promu roi ; il jouissait de

bénéfices, mais cinq jours après, il était pendu, flagellé et crucifié.

Dans le In Flaccum, nous découvrons donc la première partie de cette

coutume ; mais la scène finale de la crucifixion a-t-elle eu lieu ? A-t-elle

été supprimée par quelque censeur du Haut Moyen-Age ?… « C’est, a-t-

on dit, - écrit Claude Raveneau (Cahier du Cercle Ernest Renan n° 161,

1989) -, pour signer les prétentions d’Agrippa Ier, ce petit roitelet venant

de Syrie [via Rome] et qui avait débarqué à Alexandrie quelques mois

auparavant qu’eut lieu cette comédie. Mais cette explication n’est peut-

être qu’un prétexte ; en tout cas elle paraît bien superficielle ».

Le Père Jean Daniélou lui-même nous dit que cette « scène de dérision

rappelle étrangement celle dont le Christ fut l’objet dans le prétoire ».

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Cette opinion est partagée par Bernard Dubourg1 : « La foule,

nombreuse, et la victime, unique ; tous contre un, contre le bouc

émissaire ; un carnaval ; la pseudo-couronne royale ; la fausse

chlamyde ; le faux sceptre ; les faux insignes du faux monarque ; les

moqueries de pseudo courtisans : point n’est besoin d’insister – tout cela

redouble à l’évidence les actes et les ustensiles essentiels de la Passion

du Christ telle qu’elle se déroule dans les Évangiles. À la simple et naïve

lecture de ce passage de l’In Flaccum, on saisit illico que le fou Carabas

et Jésus ne font qu’un »2.

De la Crucifixion à l’Ascension

1) La Crucifixion

C’est dans la partie du récit évangélique qui s’articule autour de la

crucifixion de Jésus Christ que l’exégète averti peut recenser le plus

grand nombre de contradictions. Plus personne n’ignore l’événement.

Quant aux détails, c’est autre chose ! On les trouve dans les Quatre

Évangiles. André Brisset, par un travail de mise en parallèles, nous les a

rapportés dans un tableau paru dans le Cahier du Cercle Ernest Renan n°

174, de 1991 (La crucifixion du Jésus évangélique). L’examen de ce

tableau3 montre que, si l’on ne tenait compte que des seules

circonstances où les quatre canoniques sont d’accord, la crucifixion

tiendrait en trois lignes : Jésus a été mis à mort au Golgotha, ainsi que

deux brigands. Au-dessus de sa croix est placé un écriteau mentionnant

sa qualité de « roi des Juifs ». On partage ses vêtements avant qu’il ne

meure. C’est tout !

Mais, pour employer le langage des théologiens, peut-être se pourrait-

il qu’en se cantonnant à la « tradition synoptique, on obtienne davantage

de cohérence ? Que non ! Les passages où les Synoptiques sont

d’accord avec le quatrième Évangile sont au nombre de trois : le port de

la croix de Jésus par Simon de Cyrène, l’obscurité de la sixième à la

1 B. Dubourg, L’invention de Jésus (Gallimard, Paris, 1987)

2 Se reporter aussi à J. G. Frazer, Le Bouc Emissaire (Geuthner, Paris, 1925).

3 Nous avons reproduit ce tableau dans notre précédent ouvrage, Jésus, anatomie

d’un mythe, (Éd. À L’Orient, Paris , 2000).

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neuvième heure, la déchirure du rideau du Temple après la mort du

supplicié. Mais, dans quinze circonstances, les Synoptiques sont en

désaccord ou opposent le silence aux affirmations des uns ou des autres.

D’après l’Église, la crucifixion de Jésus-Christ aurait été décrite à

l’avance dans le Psaume 22 :

« une bande de scélérats rôdent autour de moi.

Ils ont percé mes mains et mes pieds ».

Le Quatrième Évangile, décrivant la Passion de Jésus-Christ, prend

bien soin de préciser que tout ceci s’est réalisé « afin que l’Écriture

s’accomplisse ». De quelle Écriture parle-t-il ? De la version grecque des

Septante ; car dans le texte hébreu, les mains et les pieds du juste n’ont

pas été percés. Littéralement, ils ont été « saisis » par ses ennemis, ce

qui est fort différent ! Quant au juste en question, il n’est que la

personnification du peuple d’Israël, pris dans son ensemble ; il s’agit

donc d’un personnage fictif, supra-individuel.

L’Église, qui tient à la crucifixion, a longtemps prétendu que le verset

10 du Psaume 96 l’annonçait de manière incontestable :

« Dicite in gentibus quia dominus regnavit a ligno » [Dites

parmi les nations que le Seigneur a établi son règne par le

bois].

Or, il faut savoir que la phrase entière ne se trouve dans aucun des

manuscrits de la Bible, tant hébreux que syriaques ou grecs. Les derniers

mots, « par le bois » (du latin a ligno), apparaissent nettement comme

une innovation qu’on ne trouve que dans la Vulgate… Les Juifs

accusèrent les jésus-christiens de les avoir ajoutés. Ceux-ci rétorquèrent,

sous la plume de saint Justin (IIe siècle ?) que les Juifs les avaient

retranchés, comme trop favorables au christianisme. L’opinion, placée

sous le patronage de saint Justin, fut admise par saint Augustin lui-même

(354-430) ; et la controverse dura pendant des siècles… Pourtant, saint

Augustin1 devait savoir à quoi s’en tenir sur l’authenticité du texte, lui

1 Saint Augustin, Espit. Fundam… Au sujet de l’accusation de falsification portée contre les

Juifs, que l’on trouve dans Justin, on peut penser qu’il s’agit d’une réponse antidatée (donc,

d’une interpolation) pour donner plus de poids { une prise de position dénués d’argument : on

devance l’attaque de l’adversaire en faisant intervenir un personnage antérieur { l’attaque.

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qui a écrit : Non crederem Evangelio, nisi Ecclesia me compellent (« Je

ne croirais pas l’Évangile, si je n’y étais contraint par l’autorité de

l’Église »). Cette mentalité semble bien en rapport avec la phrase du

pape Léon X, rapportée par Pic de la Mirandole : Quantum nobis

notrisque que ca de Christo fabula profuerit, satis est omnibus seculis

notum (« On sait, de temps immémoriaux, combien cette fable du Christ

nous a été profitable »).

La fragilité de la position de l’Église obligea celle-ci à capituler :

aujourd’hui, les Bibles jésus-christiennes n’affirment plus que c’est

« par le bois » que le Seigneur a établi son règne.

2) L’Heure de la Mort

Dans les Évangiles, Jésus se préoccupe à chaque instant de l’heure de

sa mort. L’exégèse conservatrice constate le fait sans l’expliquer.

Pourtant, pour Jean Kléber Watson1, cet aspect de la question présente

un intérêt tout à fait particulier :

“ Il faut pour résoudre l’énigme, penser à la précision horaire

déterminée par le Soleil et les axes cosmiques. Si Jésus ne peut mourir

n’importe quand, c’est que l’astre non plus ne se trouve pas sur la croix

cosmique et au point vernal à un moment quelconque. L’inquiétude du

Seigneur de mourir à son heure traduit un mythe où le dieu était assimilé

au Soleil placé sur la croix céleste. Ce mythe dépendait sans doute des

rites effectués à des temps rigoureusement calculés […]

“La rapidité de la mort du Christ surprend Pilate (Marc, 15/44). Les

crucifiés, en effet, ne mouraient qu’au bout de deux ou trois jours. Il y là

une anomalie signalée maintes fois et à laquelle on peut donner une

explication quelconque, par exemple une défaillance cardiaque.

Cependant le texte considère le fait comme normal, et la mort a eu lieu

quand la nuit tombe. La réponse est simple : le Soleil Christ meurt en

passant sous l’horizon. Jésus devait donc mourir à ce moment-là […]

“À l’origine, la Passion du dieu se déroulait facilement entre le

lever et le coucher du Soleil, puisqu’il s’agissait du Soleil lui-même.

Quand le dieu Soleil fut humanisé, historicisé et impliqué dans une

affaire politico-religieuse, on a peu à peu accumulé les faits sans voir

1 J.-K.Watson, Le Christianisme avant Jésus Christ (ouvrage en souscription, 1988).

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qu’ils exigeaient un cadre de plus en plus large. Son exiguïté est une

preuve supplémentaire du caractère fictif des récits.

Peut-être faut-il voir dans tout cela une récupération jésus-christienne

du culte de Sol Invictus, auquel l’empereur Constantin Ier (IVe siècle)

était particulièrement attaché.

3) La Résurrection

Le récit de la « résurrection » de Jésus-Christ fut facilement accepté

par les jésus-christiens du paganisme, puisque la plupart des

mythologues en rapportent d’analogues. Il suffit de citer, parmi les dieux

ou les héros ressuscités, Tammouz, Mardouk, Mithra, Attis, Osiris,

Adonis, Dionysos Zagreus, Orphée…

Cependant, dès que le jésus-christianisme se répandit, des objections

furent faites. Le philosophe romain Celse a formulé quelques critiques

auxquelles Origène a répondu sans convaincre : « Si Jésus voulait faire

paraître avec évidence sa vertu divine – écrivait Celse -, il fallait qu’il se

montrât à ses propres ennemis, au juge qui l’avait condamné, et

généralement, à tout le monde ».

Or, la résurrection de Jésus s’est produite en cachette. Il y a là, un

élément du récit qui choque la raison : le supplice avait été public, la

réparation devait se produire aux yeux de tous ! Mais personne n’a été

témoin de ce miracle.

Au début du jésus-christianisme, on pensait que si Jésus était mort un

vendredi, il aurait dû sortir du tombeau le lundi, puisque suivant le récit

de Jonas, il devait rester trois jours et trois nuits sous la terre. Mais, le

jour du Soleil étant devenu le jour du Seigneur, il fut nécessaire que

Jésus ressuscitât le dimanche, avant le soleil levant. Le symbolisme était

alors idéal, et la paganisation était complète.

4) Le Troisième Jour

Dans l’Ancien Testament, le livre de l’Exode (19/16) nous parle d’une

entrevue réunissant Yahvé et Moïse sur le mont Sinaï :

« Or, le troisième jour, dès le matin, il y eut des coups de

tonnerre, des éclairs, une lourde nuée sur la montagne et un

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son de cor [sic] très fort ; et tout le peuple qui était dans le

camp trembla ».

L’auteur de Matthieu (27/63 et 28/2-4) trouva sans doute ce texte très

opportun pour être adapté dans le cadre de la résurrection de Jésus-

Christ :

« … ce séducteur, pendant qu’il était encore en vie, disait :

Après trois jours, je ressuscite […]. Et voici, il se fit un grand

tremblement de terre ; car un ange du Seigneur, descendant du

ciel vint et roula la pierre [du tombeau], et s’assit sur elle. Et

son aspect était comme un éclair […]. Et de la frayeur qu’ils

eurent, les gardes tremblèrent et devinrent comme morts ».

5) La Descente aux Enfers

Après sa résurrection, Jésus-Christ descendit aux Enfers… Les

Évangiles ne parlent pas de cet événement. Cependant, on en trouve la

mention dans une épître canonique attribuée à Pierre (I Pierre, 3/19 et

4/6)) :

« Christ […] ayant été mis à mort en chair, mais vivifié par

l’esprit, par lequel aussi étant allé, il a prêché aux esprits qui

sont en prison, qui ont été autrefois incrédules […].

L’Évangile a été aussi annoncé aux morts,

afin que jugés comme hommes quant à la chair, ils vivent selon

Dieu quant à l’esprit ».

Cette résurrection de l’esprit de Jésus ne concorde pas avec la

résurrection corporelle dont parle Luc (24/39). Dans son Évangile,

l’auteur de Luc fait dire à Jésus :

« Touchez-moi et voyez, car un esprit n’a ni chair, ni os,

comme vous voyez que j’en ai ! ».

6) L’Ascension

L’Église catholique enseigne que l’ « ascension » de Jésus-Christ

s’est produite quarante jours après sa « résurrection ». Mais, les

Évangiles ne parlent pas de cet événement. Les phrases que l’on trouve

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dans la plupart des manuscrits sont des interpolations. Elles sont

d’ailleurs fort courtes. Luc (24/51) se contente de dire : « Au moment où

il les bénissait, il disparut devant eux »… Marc, (16/9) est nettement

plus explicite : « Le Seigneur, après leur avoir parlé, fut enlevé au Ciel

et s’assit à la droite de dieu ». Hélas, ce passage manque dans les

anciens manuscrits. Eusèbe, au IVe siècle, avouait que cette allégation

ne se trouve pas dans les copies exactes. Elle est d’ailleurs en désaccord

avec la phrase terminale de Matthieu (28/20) : « Moi, je suis toujours

avec vous, jusqu’à la consommation des siècles ».

Sur la Véracité des Evangiles

La critique textuelle des quatre Évangiles canoniques nous autorise à

conclure en une production littéraire pour le moins fantaisiste. Les textes

ne revêtent, en aucune manière, le caractère d’authenticité et de raison

que nous sommes en droit d’attendre d’une écriture d’inspiration divine.

Faut-il pour autant crier à la mystification ?

En l’absence de témoignages archéologiques irréfutables, la prétendue

historicité de Jésus Christ – dont le christianisme se réclame pour

justifier son existence et ses prétentions – repose uniquement sur le

Nouveau Testament, et en particulier, sur les quatre Évangiles

canoniques intitulé « selon Marc », « selon Luc », « selon Matthieu », et

« selon Jean ». Ces Évangiles, censés rapporter dans les détails les

principaux événements de la vie de Jésus, représentent donc un enjeu de

première importance, tant pour les tenants de l’historicité du Christ que

pour ceux qui la nient. La plus grande objectivité est donc de rigueur

quand on aborde la question de la datation des Évangiles.

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CHAPITRE TROIS

De quand datent les Évangiles ?

Les Données de la Tradition

La tradition ecclésiastique affirme que les quatre Évangiles canoniques

nous sont parvenus dans l’état textuel où ils furent écrits par les disciples

du Christ, sans modification aucune. Ils seraient tous les quatre du Ier

siècle de notre ère.

1) Marc

Dans son Histoire Ecclésiastique (fin du IIIe siècle/début du IVe),

Eusèbe, évêque de Césarée, écrit (livre II, chapitre 15, paragraphes 1 et

2) :

Les auditeurs de Pierre [l’apôtre] supplièrent Marc,

dont l’Evangile nous est parvenu et qui était le

compagnon de Pierre, de leur laisser un monument

écrit de l’enseignement qui leur avait été transmis

oralement : ils ne cessèrent pas leurs demandes

avant d’avoir contraint Marc, et ainsi ils furent la

cause de la mise par écrit de l’Evangile appelé

« selon Marc » […]. L’évêque d’Hiérapolis nommé

Papias confirme le fait de son témoignage.

D’après le contexte historique du livre d’Eusèbe, dans lequel ce

passage est inséré, on peut en déduire que Marc aurait écrit son Évangile

au temps de l’empereur Claude, qui régna de 41 à 54 de notre ère.

2) Luc

C’est en III/4, 6 et 7 que l’Histoire Ecclésiastique mentionne

l’Évangile selon Luc :

Quant à Luc, il vécut longtemps avec Paul et il fut en

relation étroite avec les autres apôtres […].

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L’Évangile qu’il affirme avoir composé d’après les

traditions de ceux qui avaient été dès le

commencement les témoins oculaires et les ministres

de la parole [logos], traditions qu’il a suivies

soigneusement depuis le début […]. On dit que Paul

a coutume de rappeler l’Évangile selon Luc, toutes

les fois qu’il écrit, comme s’il parlait d’un Évangile

qui lui est propre.

D’après le contexte, Luc aurait écrit soit à la fin du règne de Claude,

soit au début de celui de Néron (54-68), mais après Marc.

3) Matthieu et Jean

C’est seulement en III/24, 6, au temps de l’empereur Domitien (81-

96), que l’Histoire Ecclésiastique fait intervenir Matthieu et Jean :

Matthieu, en effet, prêcha d’abord aux Hébreux.

Comme il devait aussi aller vers d’autres, il confia à

l’écriture, dans sa langue maternelle, son Évangile,

suppléant ainsi, pour ceux dont il s’éloignait, au

manque de sa présence par le moyen de l’écriture.

Alors que déjà Marc et Luc avaient publié leurs

Évangiles, Jean dit-on, avait employé, pendant tout

le temps, la prédication morale. Finalement, il en

vint aussi à écrire.

De tous ces textes qu’on trouve dans Eusèbe, on peut inférer que les

quatre Évangiles canoniques furent écrits entre l’an 41 (début du règne

de Claude) et l’an 96 (fin du règne de Domitien).

Pierre Geoltrain1 (ancien directeur d’études à la section des sciences

religieuses de l’Ecole publique des hautes études) établit la chronologie

suivante :

1° Marc, entre 65 et 70.

2° Matthieu, Luc , Actes des Apôtres, vers 80.

3° Jean, Epîtres de Jean, entre 80 et 90.

1 P. Geoltrain, introduction Aux origines du christianisme (Ed. Gallimard, « folio historique »,

Paris, 2000).

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4° Apocalypse de Jean, vers 95.

Disons-le tout net ! Il n’est pas possible à l’exégèse rationnelle de

partager ce point de vue.

Le Témoignage de Papias

Concernant Marc et Matthieu, l’Histoire Ecclésiastique (III/39, 15-16)

nous apporte des précisions par l’intermédiaire de Papias, évêque de

Hiérapolis (Asie Mineure). Ce Papias, qui, dit-on, se manifesta au temps

où Evariste était évêque de Rome (98-105), aurait composé cinq livres –

aujourd’hui disparus – portant le titre d’Interprétation des Prédictions

du Seigneur. Eusèbe rapporte le passage suivant de Papias :

« Et voici ce que disait [Jean] le presbytre : « Marc

qui était l’interprète [ou le traducteur] de Pierre, a

écrit avec exactitude, mais pourtant sans ordre, tout

ce dont il se souvenait de ce qui avait été dit ou fait

par le Seigneur ». Car, il n’avait ni entendu ni

accompagné le Seigneur, mais Pierre, plus tard,

comme je l’ai dit. Celui-ci donnait ses

enseignements selon les besoins, mais sans

présenter de manière organisée les paroles [logia]

du Seigneur. De la sorte, Marc n’a pas commis

d’erreur en écrivant certaines choses comme il s’est

souvenu. Il n’a eu en effet qu’un seul dessein, celui

de ne rien laisser de côté de ce qu’il avait entendu et

de ne rien dire de faux dans ce qu’il rapportait […].

Matthieu, quant à lui, réunit en langue hébraïque

les oracles [logia] du Seigneur, et chacun les

interpréta comme il en était capable ».

Papias1, selon Eusèbe, écrivait aux alentours de l’an 100. Son

informateur, Jean le presbytre, était censé avoir connu Marc, l’interprète

de l’apôtre Pierre. Mais l’écrit que Jean le presbytre attribue à Marc

n’est pas le selon Marc canonique, car celui-ci n’est pas « sans ordre » ;

1 Les exégètes modernes ne partagent pas l’avis d’Eusèbe ; ils situent Papias entre 120 et 180

de notre ère. À vrai dire, on ne peut rien affirmer.

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il respecte un ordre chronologique évident. En outre, l’agencement du

texte a été réfléchi : Prosper Alfaric (op. cit.) fait remarquer l’attrait du

rédacteur de Marc pour les « triades », les « scènes tripartites ». L’écrit

dont parle Jean le presbytre, rapportant en vrac les « paroles du

Seigneur » (apparemment, ce Seigneur ne portait pas encore le nom de

Jésus), ne peut être considéré que comme un recueil de logia ou, au

mieux, comme un proto-évangile qui, par le fait même, ne devait rien à

l’inspiration divine.

De même, le Matthieu connu de Papias ne peut être l’Evangile selon

Matthieu que nous connaissons. À la lettre, il s’agit d’un simple recueil

d’ « oracles » probablement inspirés de l’Ancien Testament.

Concernant Luc et Jean, comme Papias n’en parle pas, il est permis de

penser que ces Evangiles n’existaient pas encore à son époque.

Le témoignage de Papias contredit les trois passages de l’Histoire

Ecclésiastique que nous avons cités, concernant Marc (II/15, 1-2), Luc

(III/4, 6-7), Matthieu et Jean (III/24, 6). Comment est-ce possible ? Il

faut savoir que l’Histoire Ecclésiastique a subi les outrages des Nicéens

du Ve siècle, qui considéraient Eusèbe comme un hérétique. C’est ainsi

qu’on relève une trace insolite concernant Luc, en (III/4, 6-7) : le

troisième évangéliste y est qualifié d’associé de Paul, ayant vécu

« longtemps avec Paul » ; or, avant et après ce passage, Eusèbe nous fait

connaître l’avenir des « compagnons » de Paul – Timothée et Tite en

(III/4,5), puis Crescent, Clément et Denys en (III/4, 8-11) – ; mais il ne

dit pas un mot de Luc. Il y a fort à penser que le passage III/4, 6-7 est

une pièce post-nicéenne.

Les Manuscrits

Concernant les Évangiles canoniques eux-mêmes, reste-t-il quelque

vestige matériel ?

Les plus anciens textes complets du Nouveau Testament que nous

possédions sont le codex Sinaïticus et le codex Vaticanus, tous deux du

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IVe siècle de notre ère1. Mais il existe des textes parcellaires plus

anciens.

Les plus vieux fragments de manuscrits des Évangiles canoniques (ou

supposés tels) sont :

- le 7Q5 (5° fragment de la 7° grotte de Qumrân), reproduisant le

passage 6/52-53 du selon Marc.

- Le P 64, support du selon Matthieu en ses passages 26/7-8, 10,

14-15, 22-23, 31-33.

- Le P 52, qui permet d’identifier les passages 18/31-33, 37-38 du

selon Jean.

C’est sans hésiter que les exégètes confessionnellement engagés,

datent ces vestiges à l’avantage de la tradition ecclésiastique, c’est-à-

dire dès la seconde moitié du Ier siècle de notre ère. Face à cette

datation, la critique indépendante émet de sérieuses réserves et se montre

moins péremptoire.

Il se trouve qu’il est impossible de dater avec précision les trois

fragments de manuscrits sus-cités.

En l’occurrence, la méthode de datation au carbone 14 n’est pas valide

pour trois raisons :

1) les vestiges sont de dimensions trop réduites pour être soumis à

l’épreuve (respectivement 3,9 x 2,7 cm / 4,1 x 1,3 cm / 9 x 6,2

cm),

2) le carbone 14 ne permet de dater que le support, non le texte,

3) la marge d’erreur de cette méthode est trop importante au regard

de la précision recherchée : près d’un siècle d’approximation.

D’autre part, l’expertise paléographique, basée sur la comparaison des

styles d’écriture, n’est pas plus efficace. Par exemple, on sait que

l’écriture du 7 Q 5 appartient au style qualifié de Zierstill (ou « style

décoratif »), et que ce style commence à apparaître vers l’an 50 de notre

1 Le Codex Sinaïticus – le plus ancien des deux – a été découvert en 1859 par Tischendorf, au

Sinaï. Il est aujourd’hui { Londres. Il contient l’Ancien et le Nouveau Testament, l’Epître dite de

Barnabé et le Pasteur d’Hermas. Il date assurément du IVè siècle.

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ère. Mais cela ne veut pas dire que 7 Q 5 date de l’an 50. Comme l’a

souligné E.G. Turner1, certains traits du Zierstill restèrent en usage

jusqu’en 217 de notre ère.

L’argument massue des exégètes d’Église consiste à dire qu’il est

généralement admis que les grottes de Qumrân ont été obturées et

abandonnées en l’an 68 de notre ère, avant l’arrivée des légions

romaines ; il s’en suivrait que tout ce qui a été trouvé dans les grottes est

antérieur à l’an 68, et que le texte évangélique duquel provient 7 Q 5

aurait été copié vers l’an 50.

Ce raisonnement est valable, mais le présupposé est faux ! Rien ne

permet d’affirmer que le dépôt des manuscrits dans les grottes date de

l’an 68. Le consensus n’est pas général. Contrairement à ce qu’a écrit

Millar Burrows2, il n’y a pas d’ »évidence archéologique ».

L’an 68 n’est pas une date butoir, car les fouilles entreprises sur le site

de Qumrân ont permis de découvrir treize monnaies juives datant du

règne de Bar Kochba, c’est-à-dire entre 132 et 135 de notre ère.

Ces témoignages nous confortent dans l’idée que les grottes des

falaises de la mer Morte ne sont pas restées isolées du monde jusqu’en

1947. Des dépôts de manuscrits ont pu avoir lieu à tous moments de

l’Histoire. On comprend donc que, si nos fragments évangéliques

peuvent être considérés comme des curiosités de musée, ils ne peuvent

aucunement servir de pièces à conviction dans le dossier qui nous

intéresse ici.

Pour autant, faut-il renoncer à dater la parution des Évangiles

canoniques sur la scène historique ?

Le Terminus ad quem (sous réserve)

Il existe deux expressions latines qui permettent de borner un laps de

temps – le plus court possible – au cours duquel s’est produit un fait

certain dont la date exacte est ignorée. Ces deux locutions sont terminus

a quo (« limite [la plus ancienne] à partir de laquelle ») et terminus ad

1 E.G. Turner, Greek Manuscripts of the Ancient World (Londres, 1987). 2 M. Burrows, Les Manuscrits de la Mer Morte (New York, 1955 ; R. Laffont, Paris, 1957).

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quem (« limite [la plus récente] jusqu’à laquelle »). Dans l’intervalle

compris entre ces deux limites se trouve la date recherchée. Par cette

astuce, nous allons pouvoir déterminer une séquence de temps

relativement réduite au cours de laquelle se situe la date de la première

rédaction des Évangiles canoniques… Je précise la première rédaction,

car nos Ėvangiles (comme la quasi-totalité des écrits canoniques) sont le

résultat d’un long travail de fabrication, au fur et à mesure de

l’avancement des dogmes, au cours des IIe, IIIe et IVe siècles. Il n’est

même pas sûr qu’au Ve siècle ils étaient achevés dans l’état où ils se

montrent aujourd’hui, car le codex Borgianus, qui date du VIe siècle,

diffère du Sinaïticus et du Vaticanus1.

En 1750, l’archéologue italien Locovico Antonio Muratori publiait ses

Antiquités italiennes. Dans le troisième volume, Muratori présentait un

fragment de document qu’il avait découvert quelques temps plus tôt,

dans la bibliothèque ambrosienne de Milan. Ce fragment, sans nom

d’auteur, est écrit en latin ; mais il reproduit probablement un original

grec, car le texte est rempli de barbarismes qui doivent être mis sur le

compte du copiste. À la manière dont le mot Urbs est utilisé pour

désigner Rome (lignes 38-39), on en déduit que l’écrit a été composé

soit à Rome, soit à une distance peu éloignée.

L’importance de ce document anonyme vient de ce qu’il fait le relevé

des ouvrages « reçus » dans l’Église de Rome à une date ancienne. Le

texte, amputé de son début, ne comporte pas les noms de Marc et de

Matthieu, mais Luc y est mentionné comme troisième évangile, et Jean

comme quatrième. Divers écrits font suite, dont les Actes des Apôtres et

le Pasteur d’Hermas. À propos du Pasteur, il est écrit : « Il vient d’être

rédigé tout récemment par Hermas, alors que Pie, son frère, occupait

l’épiscopat de la ville de Rome ». Or, s’il faut en croire Eusèbe de

Césarée (Histoire ecclésiastique, IV/11, 6-7), Pie fut élu quatre ans après

la première année du règne d’Antonin le Pieux (empereur de 138 à 161),

soit en l’an 141. Si l’expression « tout récemment » a un sens, nous

pouvons dire que le document de Muratori a été écrit peu de temps

après l’an 141. Mais le texte nomme aussi les « cataphrygiens » (ligne

1 Comme l’a fait remarquer Maurice Goguel, Jésus de Nazareth, mythe ou histoire ? (1925), « On

a longtemps copié et transmis les Évangiles sans se croire tenu d’en respecter scrupuleusement

le texte ; on y faisait les retouches qui paraissaient utiles pour les rendre plus clairs ou pour les

mieux adapter au rôle qu’ils avaient à remplir.

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84), c’est à dire les montanistes ; il les tient pour des hérétiques, car il les

associe à Valentin et à Basilide. Or, les montanistes n’ayant été

condamnés par Rome qu’aux environs de l’an 195, le Document de

Muratori ne peut être antérieur à cette date. On peut, en toute

vraisemblance, le placer aux environs de l’an 200. Il nous donne donc le

canon du Nouveau Testament en vigueur dans l’Église romaine aux

environs de l’an 200 de notre ère, canon dans lequel figurent les quatre

Ėvangiles.

D’autre part, la chronologie traditionnelle fixe entre 190 et 200 la

publication par l’évêque Irénée de son Traité Contre les Hérésies. Il y

désigne par leurs noms les quatre évangélistes du Nouveau Testament, et

leur attribue la rédaction de « l’évangile quadriforme rempli par un seul

esprit ». Sur le témoignage d’Irénée, les années 190 de notre ère

supportent donc le terminus ad quem, c’est à dire, la date la plus tardive

(la plus proche de nous) pour l’édition princeps des Quatre Évangiles

canoniques. Admettons ! Mais retenons aussi que cette conclusion

repose sur l’acceptation de l’authenticité du texte d’Irénée et sur la

chronologie contestable de la tradition ecclésiastique.

Qu’en est-il du terminus a quo, la date la plus ancienne avant laquelle

on peut assurer que les dits Évangiles n’étaient pas encore composés ?

Les Pré-Évangiles

La critique indépendante a établi depuis longtemps1 que les quatre

Évangiles canoniques sont des œuvres complexes qui n’ont pas été

rédigées d’un seul jet et de manière définitive. Ils doivent le degré de

précision de leurs textes à des écrits antérieurs : les pré-évangiles et les

proto-évangiles.

Avec les pré-évangiles, nous ne sommes pas du tout dans la littérature

jésus-christienne. Nous sommes dans un monde où la figure du Sauveur

a peine à se dessiner. Les pré-évangiles les plus connus sont les Odes de

Salomon, la Didakhè, l’Épître de Barnabé et le Pasteur d’Hermas.

1 Entre autres auteurs anciens, lire Voltaire (Dictionnaire philosophique et Examen de milord

Bolingbroke).

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1° Les Odes de Salomon

Entre la fin du Ier siècle et le courant du IIIe siècle (les auteurs

s’interrogent encore !), un « pré-chrétien » vivant en Syrie, écrivit les

Odes de Salomon. Les 41 hymnes du recueil (Les Odes sont numérotées

de 1 à 42, mais la deuxième est perdue) sont écrites en syriaques. Elles

nous apprennent que le Fils du Très-Haut « fut désigné avant la

fondation du monde » (ode 41), qu’il est « Verbe », « Lumière », et qu’il

a des ennemis. Ces réprouvés essaient de le faire périr, mais en vain : le

Fils refoule les eaux qui menacent de l’engloutir (ode 28). Ces

« insensés qui s’attaquent au Seigneur » ne sont ni les Pharisiens ni les

Romains. Les Odes ignorent les noms de Jésus, de Marie, des Apôtres,

de Pilate et des Hérodiens. On n’y parle pas du drame du Calvaire, non

plus que de la Rédemption. Toutefois, on y trouve des éléments qui

participent à la trame évangélique : naissance virginale (ode 19),

persécution (ode 31), pendaison du Juste sur la route (ode 42), partage

des vêtements (ode 31), voyage aux Enfers (ode 42). Cependant, les

explications relatives aux origines de ces archétypes ne nous autorisent

pas à parler de christianisme :

- Le Fils du Très-Haut est un dieu préexistant qui a pris l’aspect

humain (ode 7) ; il a été conçu par l’Esprit « mêlant le lait du

Père au sein de la Vierge » (ode19).

- Les « sévices » reproduisent le thème des ennemis d’Israël ; ils se

rapportaient primitivement à Yahvé (ode 31).

- La pendaison du Juste provient de Jérémie (2/15) : « Ceux qui

passaient par le chemin ont sifflé et secoué la tête » Cet emprunt

signale l’ignorance du Calvaire et nous situe en plein mythe.

- Le partage des dépouilles est pris au Psaume 22/19.

- Le voyage aux Enfers (katabase) est un lieu commun qu’on

trouvait déjà dans la mythologie sumérienne, près de deux mille

ans avant notre ère.

Certes, dans l’ode 27, l’extension des mains est mise en relation avec

le bois : « J’étendis les mains et sanctifiai mon Seigneur. Car mes mains

tendues, voilà son signe. Mon extension qui est le bois dressé ». Mais

nous ne sommes pas à l’abri d’une interpolation jésus-christienne. De

même, l’ode 42 nous dit : « J’ai étendu les mains et me suis approché de

mon Seigneur ; son signe, ce sont mes mains tendues. Mes mains levées

sont le bois dressé, érigé sur la route du juste ». On est en droit de

douter de la symbolique du « bois dressé », car l’ode 28 proclame : « Ils

m’ont encerclé comme des chiens furieux, les insensé qui s’attaquent au

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Seigneur […]. Moi, de ma droite, je retins les eaux (…). Je ne péris

point car je n’étais pas leur frère ; ma naissance n’était pas la leur. Ils

cherchèrent ma perte, mais ne réussirent pas »… Une mort sur le bois

dressé serait de trop. En réalité, l’auteur des Odes considère le Soleil

comme la manifestation de Dieu : « Le Seigneur comme le soleil sur la

face de la terre, illumina mes yeux » (ode 11). « Trésor de la lumière est

le soleil » (ode 16). C’est vers le Soleil que le fidèle étend ses bras ; le

Soleil qui meurt dans la mer pour renaître à l’orient. Il est probable que

la première forme du baptême chrétien se résumait à l’immersion du

candidat ; d’où la proclamation (ode42) : « Je suis ressuscité ! ». Ce qui

importe au croyant, c’est la résurrection du dieu ; en liant son destin au

sien par des rites appropriés, il est sûr de son salut. Dans l’ode 7, le

Seigneur s’est fait semblable à l’homme, car il doit ressembler à ceux

qu’il veut sauver (magie sympathique).

2° La Didakhè

La Didakhè – ré-intitulée plus tard Doctrine des Douze Apôtres – est

un recueil de préceptes destinés aux « églises ». Rédigée en grec, elle

comporte seize chapitres. Elle s’adresse aux milieux ruraux de Syrie et

de Palestine organisés en communautés, au début du IIe siècle de notre

ère.

La Didakhè ne dit absolument rien sur la nature humaine du Christ.

Jésus est cité dans cet écrit, non comme le Fils unique de Dieu, mais

comme l’un de ses fils, à l’instar de David. On peut même se demander

si le nom de « Jésus » y est primitif ou s’il est venu se substituer à

« Fils », à « Christ », à « Messie », à « Ange », à « Éon », etc. Non

seulement la Didakhè ne fait aucune allusion à l’avènement de Jésus sur

la Terre, mais son dernier chapitre exhorte les croyants à se préparer à

l’arrivée du « Christ » à la fin des temps, non pour la seconde fois, mais

pour la première. Ceci indique qu’au temps de la Didakhè, les fidèles

voyaient dans Jésus, non pas un personnage ayant existé dans le passé,

mais un sauveur à venir. Le conseil évangélique de présenter la joue

gauche à celui qui vous frappe sur la joue droite y est énoncé sans y être

lié au nom de Jésus. Certes, on y parle de l’eucharistie, mais celle-ci

demeure sans rapport avec une communion dans la chair et le sang du

Christ. C’est ce qu’affirme à bon droit Jean Réville1 : « Il n’y a dans

1 J. Réville, Les Origines de l’eucharistie (1908).

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l’eucharistie de la Didakhè aucun souvenir de l’institution par Jésus,

aucune trace d’une commémoration de la mort de Jésus, aucune allusion

à la chair ou au corps et au sang de Jésus. Voilà un ensemble de

constatations fort importantes et qui ne sont pas sujettes à discussion ».

Même l’attribution de l’ « Instruction » aux Apôtres des Évangiles est

fictive. Les apôtres qu’on y trouve ne sont pas les « Douze », mais de

soi-disant prophètes itinérants et anonymes dont l’auteur enjoint de se

méfier, car certains sont des « trafiquants du Christ » (12, 5).

Quelques passages ont pu faire croire que l’auteur connaissait les

Évangiles canoniques, mais le texte du Pater allégué en ce sens n’est pas

identique à celui du selon Matthieu (6/9-13) ; et le fragment publié en

1884 ignore le Sermon sur la Montagne. D’ailleurs, notait R.H. Charles,

ce sermon se trouve partiellement dans un recueil du judaïsme

apocalyptique, Les Testaments des Douze Patriarches. Pour Stanislas

Giet1, la Didakhè a été amplifiée successivement des chapitres 6-14 et

15-16.

Remarquons enfin que la Didakhè ne condamne pas nettement le

judaïsme. Son auteur cherche à se désolidariser des dogmes officiels de

cette religion ; mais, ce faisant, il ne cesse de se considérer comme un

représentant du « vrai Israël ». Il croit en la Bible.

3° L’Épître de Barnabé

L’Épître est sans nom d’auteur, ni destinataire. C’est la tradition

ecclésiastique qui l’attribue à Barnabé, compagnon de Paul. Mais

l’auteur de l’Épître n’a rien à voir avec le Barnabé des Actes des

Apôtres. Pierre Prigent, exégète chrétien, sait le reconnaître : « Il faut

avouer qu’on imagine mal les positions de notre auteur face au judaïsme

sous la plume de l’homme qui, à Antioche, s’est laissé entraîner par les

envoyés jérusalémites à refuser tout contact avec les pagano-chétiens

(Galates, 2/11 s.). De plus, le compagnon de Paul peut difficilement

avoir vécu assez longtemps pour être regardé comme l’auteur d’un écrit

qui provient sans doute du IIè siècle […]. Si donc, l’épître prétend être

l’œuvre d’un certain Barnabé, il serait plus sage, pour éviter toute

confusion, de parler d’un Pseudo-Barnabé ».

1 S. Giet, L’énigme de la Didhakè (Ed. Ophrys, Paris, 1970).

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Le Pseudo-Barnabé est un « didascale » (1/8 ; 4/9). Il s’adresse à un

milieu grécisant. Son écrit est un traité artificiellement présenté comme

une lettre qui présente des stades successifs de rédaction. Son rôle est de

transmettre un enseignement qu’il prétend avoir lui-même reçu (1/5 ;

4/9). Son autorité est seulement doctrinale, non hiérarchique ; il doit

persuader et non imposer (21/7-8). On situe généralement l’Épître vers

l’an 120.

Que dit l’auteur ?

Le monde actuel est sous l’empire du Mal (2/1) : « donc, puisque les

jours sont mauvais et que l’adversaire exerce le pouvoir, nous devons

prendre garde à nous-mêmes et rechercher les volontés du Seigneur ». Il

croit à la fin du monde (4/1) : « Haïssons l’erreur du siècle présent afin

d’être aimés dans le siècle à venir ». Il croit au jugement dernier (4/12) :

« Le Seigneur jugera le monde avec impartialité ». Le Pseudo-Barnabé

connaît le Christ ; mais il n’arrive pas à se décider : tantôt il affirme que

le Christ est Dieu, tantôt il le subordonne à Dieu. Il évoque bien la mort

terrestre, mais il ignore une importante partie de l’Évangile : il ne parle

ni de la naissance de Jésus (dont il ne connaît pas le nom), ni de son

enseignement, ni de ses miracles, ni de la scène eucharistique, ni du

procès, ni des Romains. Le seul « Jésus » qui s’y trouve est le Josué de

l’Ancien Testament, le conquérant de la terre promise. Il connaît

l’existence d’apôtres, mais il ne sait aucunement les nommer.

Prosper Alfaric1 constate que la doctrine esquissée dans l’Épître ne

présente « pas le plus petit essai de définition sur la nature du Fils de

Dieu et des rapports qui l’unissent au Père et à l’Esprit Saint, sur la vie

future et la résurrection des corps. Pas la moindre allusion au repas du

Seigneur, au pain et à la coupe eucharistique qui font communier au

corps et au sang du Christ. L’auteur laisse dans l’ombre tout ce qui lui

paraît étranger à la Bible [à l’Ancien Testament] ». C’est un fait que

toute la documentation du Pseudo-Barnabé repose sur une base

scripturaire principalement tirée des Septante et qu’il exploite au moyen

d’une exégèse à la manière philonienne2. Chez lui, il n’est nullement

1 Prosper Alfaric, Les Origines sociales du christianisme (Public. de l’Union Rationaliste, Paris,

1959).

2 Philon d’Alexandrie, De opificio mundi.

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question du Christ rédempteur, ayant effacé les péchés des humains par

sa mort sur la croix. Tout ce qui, dans l’Épître, se rapporte (et ce, de

manière isolée) à l’incarnation de Jésus et au dogme trinitariste relève

assurément d’une interpolation. Pour le Pseudo-Barnabé, il n’y a qu’une

façon d’être sauvé (2/10) : « porter une attention sans défaut à notre

salut, de peur que le Mauvais ne puisse ménager en nous une faille pour

y glisser l’erreur ». Cette constante vigilance qui conduit au salut

consiste en une vie menée selon les commandements de la bonne voie, et

en un refus absolu des œuvres de la voie mauvaise (18/1-2).

Le Pseudo-Barnabé manifeste surtout contre la circoncision de la chair

(9/4) : « La circoncision en laquelle ils [les Juifs] mettaient leur

confiance, elle a été rejetée. Car il [Dieu] avait dit que la circoncision ne

devait pas être charnelle ; mais ils transgressèrent ce commandement,

trompés qu’ils étaient par un mauvais ange ». Le Pseudo-Barnabé

s’oppose à toute construction de temple (2/4) : « Car il [Dieu] nous a

montré, par tous les prophètes, qu’il n’a besoin ni des sacrifices, ni des

holocaustes, ni des offrandes ». Au contraire (4/11) : « Devenons des

spirituels, devenons pour Dieu un temple parfait ». À l’évidence,

l’Épître combat les Juifs, mais tout en s’appropriant leurs écritures. Ce

que le Pseudo-Barnabé leur reproche, c’est de s’en être tenu à la lettre.

Lui, il interprète l’Ancien Testament au moyen d’allégories qui tendent à

démontrer que la véritable religion est une gnose (6/10) : le bon Seigneur

« a déposé en nous la sagesse et l’intelligence de ses secrets ». Pour le

Pseudo-Barnabé (10/11) : le juste marche en ce monde tout en attendant

le « saint éon ».

4° Le Pasteur d’Hermas

À ce qu’il dit de lui-même, Hermas serait un ancien esclave désormais

émancipé (I/1). On croit comprendre qu’il est d’origine juive. Il vit à

Rome à une époque qui, d’après le contexte, ne peut être que le IIe siècle

de notre ère. Est-il le frère de Pie (évêque de Rome de 141 à 155)

comme le dit le Canon de Muratori ? Ce n’est pas sûr ! À le lire, Hermas

appartient à une « Église », mais il ne fait pas partie d’une éventuelle

hiérarchie ecclésiastique. Il prétend être en relation avec des personnages

célestes qui lui révèlent des vérités sous forme de visions, de préceptes

et de paraboles expliquées. On peut donc dire qu’il joue le rôle de

prophète, de messager du Ciel parmi les hommes.

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Ce qui est absolument sûr, c’est que le texte du Pasteur n’est pas une

œuvre originale, et qu’il n’a pas été publié en une seule fois. Robert

Joly1 fait remarquer que « des papyrus retrouvés en Égypte – et parmi

eux le Michigan Codex – ne contenaient pas les quatre premières

Visions, mais seulement le Pasteur proprement dit, c’est à dire les

Préceptes et les Paraboles avec l’Apocalypse – préface ». Néanmoins,

Robert Joly rejette l’hypothèse d’une pluralité d’auteurs : « On peut

croire, écrit-il que le Pasteur a dû suivre d’assez près les Visions et que

le titre global « Le Pasteur » est d’Hermas lui-même ». Mais Robert Joly

n’ajoute aucun argument à cette « croyance ». Au contraire, il concède

qu’ « Hermas, assez souvent, christianise des matériaux antérieurs ».

L’Allemand Spitta2 a proposé de voir dans le Pasteur, un écrit juif,

christianisé plus tard par des procédés arbitraires. G. Schläger3 a

conforté cette thèse. Quoiqu’il en soit, l’auteur a nécessairement lu des

apocalypses juives ; et il imite dans plusieurs détails le Quatrième livre

d’Esdras. En 27/4-6, il copie textuellement le passage (1/5) de la

Didakhè.

Le texte actuel du Pasteur d’Hermas se divise en trois parties. La

première partie contient quatre Visions et une Révélation ; la deuxième

partie expose douze Préceptes ou Mandements ; la troisième partie

rapporte dix Paraboles ou Similitudes. Les quatre premières Visions sont

étroitement liées, mais la cinquième vision ou Révélation est fort

différente des précédentes : elle semble constituer une introduction aux

Préceptes et aux Paraboles. D’autre part, le nom d’Hermas, si fréquent

dans les Visions, n’apparaît plus du tout après. Dans les Visions, ce sont

« Rhodè » et « l’Église » qui apparaissent à Hermas ; dans la suite,

l’auteur évoque « le Pasteur ».

Dans la « Révélation » qui introduit les deux dernières parties, le

Pasteur n’est pas Jésus-Christ, mais « l’ange de pénitence » (25/7),

envoyé par « le plus vénérable des anges » : l’archange Michel. Hermas

le voit comme « un homme d’apparence glorieuse, en costume de

berger, enveloppé d’une peau de chèvre blanche, une besace sur les

1 R. Joly, Introduction au Pasteur (Ed. du Cerf, Paris, 1997.)

2 Fr. Spitta, Zur Geschiste und Libertur des Urchristentums, II (1896).

3 G. Schläger, Der Hirt des Hermas (1927).

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épaules et un bâton à la main » (25/1) ; ce qui n’est pas s’en rappeler la

figure de Jean Baptiste, dit « le Précurseur ». Hermas lui ayant « été

confié » (25/3), il lui ordonne « d’écrire d’abord les Préceptes et les

Similitudes » (25/5). Hermas l’appelle « Seigneur » (38/3) ; mais celui-ci

appelle Dieu « Seigneur » (37/1).

Le premier précepte consiste à croire « qu’il n’y a qu’un seul Dieu,

celui qui a tout créé et organisé, qui a tout fait passer du néant à l’être,

qui contient tout et seul n’est pas contenu ». Il faut croire en lui et le

craindre (26/1-2). Certes, Dieu est « celui qui a créé toutes choses »

(58/2) ; mais ces choses, il les a créées par l’intermédiaire de son

« Esprit Saint préexistant, qui a créé toutes choses » (59/5). Or, « cet

Esprit est le Fils de Dieu » (78/1). L’Esprit Saint et le Fils ne font qu’un.

Cette égalité est rappelée en (89/2) : « le Fils de Dieu est né avant la

création tout entière, si bien qu’il a été le conseiller de son Père pour la

création ».

Hermas ignore le mot « christ ». Il ignore aussi le nom de Jésus. Il ne

sait rien de Marie et de Joseph. Les quarante « apôtres » sont « les

docteurs qui ont proclamé la doctrine du Fils de Dieu » (92/4).. Le seul

sauveur des hommes qu’il connaisse, c’est l’Esprit Saint. En (59/5-6),

nous lisons :

« L’Esprit Saint préexistant, qui a créé toutes choses, Dieu l’a

fait habiter dans la chair qu’il avait choisie. Cette chair donc,

dans laquelle l’Esprit Saint prit demeure, servit fort bien l’Esprit,

en marchant dans la voie de la sainteté et de la pureté, sans

souiller l’esprit en aucune façon. Elle s’était conduite dignement,

saintement ; elle avait pris sa part des labeurs de l’Esprit et avait

collaboré avec lui en toute chose ; elle avait vécu de fermeté et

de courage : c’est pourquoi Dieu la choisit comme associée de

l’Esprit Saint. Car la conduite de cette chair avait plu à Dieu :

elle ne s’était pas souillée sur terre pendant qu’elle possédait

l’Esprit Saint. »

Il s’ensuit que, contrairement aux Évangiles, le Sauveur ne fut pas

conçu du Saint-Esprit (doctrine de l’incarnationisme), mais qu’il était le

Saint-Esprit lui-même, animant un corps humain (doctrine de

l’adoptiamisme). Le divin Esprit vécut dans un homme par coexistence.

L’œuvre rédemptrice de ce Sauveur fut de « laver les péchés du peuple

au prix de grandes peines ». Sans doute ! Mais comment ? Hermas ne le

dit pas. Il ignore la Passion des Évangiles. Son modèle est le « serviteur

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souffrant » d’Esaïe (52/13 - 53/12). En suivant cet exemple, tout homme

qui a reçu le sceau de l’eau, c’est à dire le baptême (98/3-4), peut

recevoir en lui l’Esprit Saint : « Sois patient […] et tu réaliseras toute

justice. Si tu es patient, l’Esprit Saint qui habite en toi sera pur de n’être

pas obscurci par un autre esprit mauvais » (33/1-2). Car, pour entrer dans

le royaume de Dieu, il faut être revêtu d’un esprit saint (90/2).

Le Fragment de Muratori, qui donne le Canon de l’Église des

premiers temps nous dit que le Pasteur d’Hermas est considéré comme

un livre édifiant que l’on peut lire en son particulier, mais dont on ne

doit pas donner lecture aux réunions publiques. On date

traditionnellement le Pasteur vers 140/150.

Comme l’a écrit P.-L. Couchoud1 : « Si Jésus était un personnage

historique, à mesure qu’on s’approche de lui, les traits vivants devraient

se multiplier, et, au contraire, à mesure qu’on s’éloigne de lui, les traits

devraient devenir plus rares et plus troubles. Or, c’est justement le

contraire que nous constatons. Les traits les plus nombreux, nous les

avons dans les livres les plus récents, et dans les livres les plus anciens,

nous n’avons pas de traits historiques du tout ».

Justin et les Évangiles

Justin connaissait-il les Évangiles canoniques ? Le Première Apologie

et le Dialogue avec Tryphon, dont on dit qu’ils furent écrits entre 150 et

165, sont émaillés de sentences attribuées à Jésus-Christ. Elles sont, à

peu de chose près, celles que l’on trouve principalement en Matthieu et,

dans un moindre degré, en Luc. Forte de ce constat, l’exégèse

conservatrice répète à l’envi la leçon : « Justin cite les Évangiles ; c’est

donc qu’ils étaient connus de son temps ! »… Certes, les Évangiles sont

indéniablement cités. Mais Justin est-il véritablement l’auteur de ces

citations ? S’il l’était, c’est à dire s’il connaissait le contenu des

Évangiles canoniques, on ne comprendrait pas qu’en divers endroits il

s’en écarte. C’est pourtant le cas !

1° D’après I Apologie(67), c’est le dimanche qui a suivi sa mort

que Jésus, apparaissant à ses apôtres et à ses disciples, leur enseigna la

doctrine qu’expose Justin ; ce qui revient à dire que Justin suit une 1 Han Ryner et P.-L. Couchoud, La vérité sur Jésus, controverse (l ‘Idée libre).

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tradition selon laquelle le Christ ne révéla son enseignement qu’après la

résurrection, et non avant sa mort comme les Canoniques le rapportent.

2° Dans Dialogue (49), Justin ignore la mort de Jean Baptiste.

Bien plus, les Apologies ne connaissent même pas son existence.

3° En Dialogue (72), le Christ descend vers « les morts qui

dorment dans la terre du tombeau », pour « leur annoncer la bonne

nouvelle de leur salut »… Si Justin cherche une justification dans

Jérémie, c’est que la tradition qu’il défend ne se lisait pas dans les

Évangiles.

4° En Dialogue (78), Justin fait naître Jésus dans une « grotte ».

Dans les textes canoniques, il n’est pas question de grotte.

5° En dialogue (88), il apparaît que Jésus était charpentier ; il

fabriquait « des charrues et des jougs ». Ce détail, inconnu des

Canoniques, se retrouve dans l’Évangile apocryphe de Thomas » (13).

6° En Dialogue (100), c’est Marie, mère de Jésus, qui descend de

David. Non Joseph ! Un telle lignée contredit les Canoniques, mais

s’accorde avec le Proto-Évangile de Jacques (10).

Pourtant, il est vrai que, dans les textes qui nous sont parvenus, Justin

essaie à plusieurs reprises de justifier sa connaissance jésus-christienne

en évoquant les « Mémorables des Apôtres ». De quoi s’agit-il ?

Les Mémorables

Dans la Grande Apologie, la référence aux Mémorables se trouve en

trois passages : 33, 66, 67. La Petite Apologie ne cite pas les

Mémorables ; elle aurait pu le faire quand elle dit que « le Christ s’est

fait homme ». L’interpolateur a négligé la Petite Apologie. Dans le

Dialogue avec Tryphon, l’expression « Mémorables des Apôtres » figure

onze fois : 100, 101, 102, 103, 104, 105 (deux fois), 106 (trois fois) et

107.

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1) Dans la Grande Apologie

C’est dans la Grande Apologie, lors d’un propos relatif au sacrement

de l’eucharistie, que nous trouvons l’explication suivante (66) :

Les apôtres nous ont transmis, dans les mémorables

qu’ils nous ont laissés et que l’on appelle évangiles,

que Jésus avait ordonné de faire ce qu’il fit lui-même.

Si l’on s’en tient à ce passage, on ne peut qu’être persuadé que les

Mémorables sont les quatre Évangiles, dans un texte proche de celui des

canoniques. Mais pourquoi préciser « que l’on appelle évangiles » ?

Dans la suite du texte, la Grande Apologie décrit les assemblées des

jésus-christiens (67) :

On y lit les mémorables des apôtres

et les écrits des prophètes.

Ces assemblées sont décrites longuement dans le chapitre (67). Or,

elles ont déjà été décrites d’une manière différente et beaucoup plus

brièvement au chapitre (65). D’où cette pertinente remarque d’André

Brisset1 :« On imagine mal un même auteur décrivant deux fois la même

cérémonie [et à intervalle si bref !]. Des oublis qui portent sur les deux

tiers de l’emploi du temps d’une réunion sont impensables, même pour

un simple fidèle. On imagine donc très bien un deuxième auteur voulant

réparer ce qu’il considérait être des oublis du premier ».

On doit donc considérer le chapitre (67) comme une interpolation. Le

texte présente les réunions des chrétiens comme se déroulant dans des

édifices assez vastes, que l’on appelle aujourd’hui des églises. Or Brisset

a relevé que c’est seulement à partir de 235 que les jésus-christiens

obtinrent des Empereurs l’autorisation de posséder des immeubles pour

s’y réunir ; auparavant, ils se réunissaient dans la maison de l’un deux. Il

en résulte que l’interpolation que représente le chapitre (67) tout entier,

n’a pu être faite qu’après 235, c’est à dire près d’un siècle après la date à

laquelle la Grande Apologie est censée avoir été écrite.

1 A. Brisset, Cahier du Cercle Ernest Renan n° 50 / avril 1966.

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En (66/3), l’auteur cite ce qu’il prétend être un extrait des

Mémorables : celui qui est relatif à l’institution de l’eucharistie, au cours

de la Cène. Il s’agit manifestement d’une référence à l’Évangile selon

Luc (22/19-20) :

Apologie

Luc

Il prit du pain, et, ayant rendu

grâces, il leur dit : Faites ceci en

mémoire de moi, ceci est mon

corps. Il prit de même le calice, et

ayant rendu grâces il leur dit : Ceci

est mon sang. Et il [le] leur donna

à eux seuls.

Et ayant pris du pain, ayant

rendu grâces, il le rompit et [le]

leur donna, disant : Ceci est mon

corps qui est donné pour vous.

Faites ceci en mémoire de moi. Et

la coupe, de même, après le repas,

disant : Cette coupe [est] la

nouvelle alliance dans mon sang

qui est répandu pour vous.

Malgré leurs différences, ces textes convergent sur un point essentiel,

la formule d’institution du sacrement : « Faites ceci en mémoire de

moi ». Cette formule est propre à Luc, mais elle répond à une évolution

tardive de la conception eucharistique. Elle est inconnue des rédacteurs

de Marc et de Matthieu. En Luc (chronologiquement postérieur à Marc

et antérieur à Matthieu, elle constitue à n’en point douter une

interpolation.

Le paragraphe (66/3) contient même un élément qui est ignoré de Luc

lui-même : « Et il le leur donna à eux seuls ». Cette formule est une

addition qui ne peut dater que du temps où la communion par le vin fut

réservée aux prêtres.

De toute façon, la référence aux Mémorables des Apôtres et la citation

de Luc qui figurent en (66), se rattachent à la version longue du

sacrement de l’eucharistie : celle de (67) qui commence par les mots

« après cela ». Ce passage doit donc être également considéré comme

une interpolation.

Reste la troisième référence aux Mémorables des Apôtres dans la

grande Apologie, celle qu’on lit en (33/5) :

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En ce temps-là, l’ange de Dieu, envoyé à la Vierge,

lui annonça la bonne nouvelle en ces termes : « Voici,

tu deviendras enceinte par le Saint-Esprit et tu

enfanteras un fils, et ce fils sera appelé le Fils du

Très-Haut, et tu lui donneras le nom de Jésus, car il

sauvera son peuple de ses péchés ». C’est là ce que

nous avons appris de ceux dont les mémorables nous

ont tout transmis au sujet de notre Seigneur Jésus-

Christ, et nous le croyons parce que, comme nous

l’avons dit, l’esprit prophétique annonça sa future

naissance par la bouche d’Isaïe, dont nous avons

parlé.

Dans ce passage, on retrouve deux phrases textuellement tirées, l’une

de Luc (1/31), l’autre de Matthieu (1/21), où chacune se rencontre à titre

exclusif.

- Luc (1/31) : « Voici, tu deviendras enceinte par le Saint-Esprit et

tu enfanteras un fils, et ce fils sera appelé le Fils du Très-Haut ».

- Matthieu (1/21) : « … et tu lui donneras le nom de Jésus, car il

sauvera son peuple de ses péchés ».

L’auteur de I Apologie (33/2) paraît avoir amalgamé les textes des

deux Évangiles : il commence par citer le texte de Luc (annonce de

l’Ange à Marie) et il termine par l’explication que Matthieu donne du

nom de Jésus, selon sa signification en hébreu (« Yahvé sauveur »). Or,

parmi les documents qui nous sont parvenus, il semble bien qu’il n’y en

ait aucun où les deux citations de la naissance virginale de Jésus se

trouvent ainsi amalgamées. Il paraît donc probable que les Mémorables

visés par l’auteur, en cette circonstance, soient les Évangiles selon Luc et

selon Matthieu… Pourquoi l’auteur répugne-t-il à le dire ouvertement ?

On sait que la « guerre des substances » - l’un des conflits internes les

plus importants qu’ait eu à résoudre l’Église – est apparue à la suite d’un

désaccord portant sur la valeur dogmatique d’une seule lettre

(homoousios, « consubstanciel », ou homoiousios,, « semblable »). Une

telle intransigeance laisse supputer que Justin n’aurait pu utiliser le mot

« Mémorables » au lieu d’ »Évangiles » par simple négligence. La seule

explication est que l’auteur, qui n’est pas Justin, savait qu’à l’époque de

Justin (vers 150/160) les textes, constitutifs des Évangiles canoniques

n’étaient pas encore écrits.

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La Grande Apologie contient un autre élément qui implique une

intervention ultérieure à la rédaction du texte primitif. À savoir, la

phrase « Vous trouverez en nous les amis et les alliés les plus zélés de la

paix » (I Apologie, 12) semble viser la critique du philosophe romain

Celse rapportée par Origène (Contre Celse, VIII/73), comme quoi « les

Chrétiens […] sont rebelles à la moindre concession pour le bien de la

paix »… On peut faire la même remarque concernant II Apologie (9) :

« On objectera peut-être, avec les prétendus philosophes […], que nous

voulons amener les hommes à la vertu par la crainte, et non par l’amour

du bien ». C’est un reproche de Celse rapporté par Origène (Contre

Celse, III/16) ; or, Celse, selon la tradition, écrivait aux environs de l’an

180, c’est-à-dire à l’époque d’Irénée, non de Justin.

Le faussaire de Justin a lu Irénée. Une accumulation d’indices nous

autorise à en envisager la possibilité, bien qu’on ne pourra jamais le

prouver.

En I Apologie (32), nous lisons :

Un autre prophète, Isaïe, annonce la même chose

en d’autres termes : Une étoile se lèvera de Jacob,

une fleur poussera sur la tige de Jessé ; et les

nations espéreront en son bras.

Le prophète Esaïe n’a jamais écrit une telle phrase considérée dans son

ensemble. Or, il est à remarquer que ce curieux conglomérat (Nombres,

24/17 ; Esaïe, 11/1 et 11/10), qui semble provenir d’un florilège non

identifié, se retrouve tel quel chez Irénée (Démonstration de la

prédication apostolique, 57-59).

2° Dans le Dialogue

L’étude scrupuleuse du Dialogue avec Tryphon nous conduit, elle

aussi, vers un démarquage d’Irénée.

Il y a d’abord le fait qu’Irénée se présente en innovateur quand il

expose sous son nom, des idées défendues par Justin ; Justin étant

antérieur à Irénée, le fait est insolite :

- En Dialogue (4), à propos de la métempsychose, Justin fait

remarquer à Tryphon que si les âmes ne savent pas pourquoi elles sont

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emprisonnées dans un corps d’animal, ni quel péché elles ont commis,

« elles ne tirent aucun profit de leur punition », et même « qu’elles ne

sont pas punies si elles ne comprennent pas la punition »… Irénée lui

aussi, va combattre la métempsychose par l’argument de l’inconscience

que nous avons d’une éventuelle vie antérieure (Contre les hérésies,

II/33 ; L’Ame, 31).

- En Dialogue (19), Justin fait remarquer que si la circoncision

« était nécessaire, Dieu n’aurait pas fait Adam incirconcis ». On retrouve

la même argumentation chez Irénée (Contre les hérésies, IV/16,2).

- En Dialogue (100), Justin fait le parallèle des deux Èves et des

deux Adams. Cette mise en parallèle se retrouve chez Irénée (Contre les

hérésies, III/22,4).

D’autre part, dans le Dialogue avec Tryphon comme dans la Grande

Apologie, des maladresses sont communes à Justin et Irénée.

- En I Apologie (48), un verset est attribué à Esaïe : « Il a été

enlevé du milieu des hommes ». Dans le Dialogue, Justin cite deux fois

ce même verset comme étant d’Esaïe (97 et 118) ; mais cette phrase ne

se trouve aucunement en Esaïe… Or, Irénée fait la même erreur (Dém.

Prédication apost., 72).

- En Dialogue (65), nous lisons : « Dieu dit qu’il donnera sa gloire

à celui qu’il a établi lumière des nations, et à nul autre ». Ici, l’omission

du Saint-Esprit est surprenante… De même en Irénée (Contre les

hérésies, III/4,2).

- En Dialogue (72), Justin s’appuie sur une citation (descente du

Christ aux enfers, pour annoncer aux morts la bonne nouvelle) qu’il

attribue à Jérémie. Or, Jérémie ne présente aucune trace de ce passage…

Irénée commet la même erreur (Contre les hérésies, IV/22,1).

Peut-on sérieusement envisager que saint Irénée, qui, à le lire,

disposait des Quatre Canoniques, ait utilisé les pseudo citations bibliques

de Justin sans avoir, au préalable, vérifié leur authenticité ? Ça n’a pas

de sens ! En revanche, l’anomalie s’explique sans difficultés, quand on

admet l’utilisation d’Irénée, par un compilateur ultérieur, pour

l’élaboration d’un texte justinien fictif. Mais ceci implique que ni Irénée,

ni le compilateur, ne disposaient des Quatre Canoniques.

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Le Terminus a quo (sous réserve)

Autre coïncidence troublante : Justin prétend avoir « composé un livre

sur toutes les hérésies » (I Apo., 26). Ce livre, qu’on n’a jamais retrouvé,

est peut-être celui qui est répertorié par Eusèbe de Césarée (H. E.,

IV/18,4), sous le titre de Réfutation (« écrit adressé aux Grecs »). Or, le

titre original du livre attribué à saint Irénée, Contre les Hérésies, était :

Exposé et réfutation de la gnose faussement ainsi nommée. Ce livre est

sujet à caution. En effet, le texte original est perdu. C’est par une

traduction latine du Ve siècle que sa plus grande partie nous est

restituée ; mais sans qu’on soit en capacité d’évaluer son authenticité.

On mesure ainsi l’ampleur de l’imbroglio auquel l’exégèse indépendante

se trouve confrontée.

Toutes ces bizarreries sont, nous semble-t-il, à prendre en compte par

la critique moderne, en vue d’une nouvelle appréciation des œuvres

justiniennes et irénéennes. Mais Irénée n’est pas le seul à se retrouver

dans les textes justiniens. On y voit aussi Tatien, le Pseudo-Barnabé,

Tertullien (155-220), Clément d’Alexandrie (160-220), Origène (185-

253) et Cyprien de Carthage (210-258). La logique veut que, si toutes

ces influences se retrouvent en Justin, c’est que le compilateur leur est

postérieur, et que l’œuvre justinienne est une œuvre composite.

Où le compilateur de Justin est-il allé chercher l’expression

« mémorables des apôtres » ? Chez Eusèbe de Césarée (IVe siècle)…

Dans l’Histoire Ecclésiastique (III/24,5), on peut lire à propos des

disciples et apôtres du Sauveur : « Et pourtant, parmi eux tous, seuls

Matthieu et Jean nous ont laissé des mémoires des entretiens du

Seigneur ». Selon le sens du mot, ces « entretiens », que des « apôtres »

ont consignés dans des « Mémorables », ne pouvaient être que des

paroles, des logia, des « maximes brèves et concises » (I Apologie, 14),

non des récits structurés d’une « vie » de Jésus-Christ.

Nous sommes parvenus à établir le terminus a quo des Évangiles

canoniques. Ils n’existaient pas à l’époque à laquelle la tradition situe

Justin. La conclusion immédiate est qu’ils furent rédigés et publiés entre

160 et 190 de notre ère… sous réserve que la chronologie ecclésiastique,

qui situe Montan vers 170/180, saint Irénée vers 180/190 et le Canon de

Muratori vers 190/200 soit valide. Ce qui n’est pas assuré.

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Chapitre Quatre

Quel ordre de parution ?

Marc avant Luc et Matthieu

Dans son Introduction à une édition du Nouveau Testament (Éd. de la

Société biblique de Paris, 1928), Maurice Goguel a apporté la

démonstration de l’antériorité de l’Évangile selon Marc sur les deux

autres synoptiques, et son utilisation par Luc et Matthieu.

Son étude porte sur l’ordonnance générale des textes (analogie du plan

et de la disposition).

« La priorité de Marc est établie d’une manière qui nous

paraît péremptoire par l’examen du plan et de la disposition

des trois synoptiques. À part un seul morceau, court et peu

important (Marc, 8/22-26 : Jésus guérit un aveugle à

Bethsaïda)1, tous les écrits de Marc se retrouvent chez

Matthieu et chez Luc, et, le plus souvent, dans le même ordre.

Les rares transpositions que l’on peut observer ne témoignent

jamais d’un accord entre Matthieu et Luc, en sorte que le rejet

de l’hypothèse de la priorité de Marc obligerait à recourir à

des suppositions beaucoup trop compliquées pour être

vraisemblables.

Un certain nombre de faits paraissent, au premier abord,

contredire la conclusion à laquelle nous avons abouti. Ce sont

les cas – au nombre d’une centaine, répartis dans une

cinquantaine de péricopes2 – où l’on trouve un accord de

Matthieu et de Luc contre Marc. Un examen détaillé révèle

que, la plupart du temps, cet accord ne porte que sur des

nuances de style ou des détails tout à fait secondaires ; le plus

1 Il existe un autre court passage de Marc (4/26-29, Parabole du grain qui pousse sans qu’on y

mette la main) absent de Luc et de Matthieu.

2 Mot provenant du grec, en usage dans les ouvrages relatifs à la Bible, et qui signifie

littéralement « section » ou plus simplement « passage ».

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souvent, il se combine avec des différence importantes (par

exemple, Marc 4/3 [parabole du semeur] ; Luc 8/5 ; Matthieu

13/3b… Marc 10/47 [guérison d’aveugle près de Jéricho] ;

Luc 18/36-38 ; Matthieu 20/30b).

D’autres fois, il y a correction ou explication simultanée

par Matthieu et par Luc d’une expression obscure ou

incorrecte de Marc (par exemple, Marc 1/10 [baptême de

Jésus par Jean] ; Luc 3/21b-22 ; Matthieu 3/16… Marc 2/23

[un jour de sabbat, les disciples arrachent des épis] ; Luc 6/1 ;

Matthieu 12/1… Marc 4/11 [pourquoi Jésus parle en

paraboles] ; Luc 8/10 ; Matthieu 13/11… etc.).

D’une manière générale, la priorité de l’Évangile de Marc

peut et doit être admise, avec cette réserve toutefois que cette

priorité ne vaut que pour l’Évangile pris dans son ensemble,

et non pas nécessairement pour chaque détail particulier. Il

convient, en effet, de ne pas perdre de vue que l’Évangile de

Marc a pu subir des retouches plus ou moins importantes, de

la part des copistes ou des rédacteurs, postérieurement à son

utilisation par Matthieu et par Luc ».

Vers le milieu du XXe siècle, Mgr. Bruno de Solages, recteur de

l’Institut catholique de Toulouse, s’est demandé s’il n’était pas possible

d’appliquer au problème de la chronologie des Évangiles synoptiques les

méthodes mathématiques, plus précisément celles de l’ « analyse

combinatoire ». Il a publié le résultat de ses recherches dans un livre

intitulé Synopse grecque des Évangiles. Méthode nouvelle pour résoudre

le problème synoptique (Éd. E. J. Brill, Leyde, Pays-Bas, 1959). Il serait

fastidieux d’exposer ici la double démonstration de Mgr de Solages1. Ce

qu’il faut retenir, c’est que la première méthode (comparaison des mots

communs) comme la seconde (ordre comparé des passages de triple

tradition marcienne) conduisent à la conclusion de la dépendance de Luc

et de Matthieu par rapport à Marc. Il est intéressant de souligner que la

seconde méthode mise en œuvre par Mgr de Solages est la

démonstration mathématique et graphique de l’argument que Maurice

Goguel considérait comme le plus probant : l’analogie du plan et la

disposition.

1 Voir Étienne Weill-Raynal, La Chronologie des Évangiles (Ed. de l’Union Rationaliste, Paris,

1968).

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Les conclusions de Maurice Goguel et de Bruno de Solages ont été

clairement résumées par Georges Ory1 :

De nous trois synoptiques, Marc serait le plus ancien parce

que c’est lui qui présente l’ordre des évènements le plus

original ; lorsque Matthieu s’en sépare, Luc le suit, et quand

Luc l’abandonne, Matthieu lui reste attaché. Luc et Matthieu

ne sont jamais d’accord contre Marc […]. Matthieu et Luc

sont donc l’Évangile de Marc corrigé et considérablement

augmenté.

Luc avant Matthieu

En ce qui concerne le rapport entre Luc et Matthieu, indépendamment

de Marc, l’examen des textes a permis à l’abbé Joseph Turme21

de

démontrer l’antériorité de Luc sur Matthieu.

D’après les exemples les plus caractéristiques exposés par Turmel :

Matthieu épouse le texte de Luc ; Matthieu éclaire le texte de Luc ;

Matthieu corrige le texte de Luc ; Matthieu surcharge le texte de Luc ;

Matthieu extrait des morceaux du texte de Luc et les rapièce.

Au point où nous en sommes, on peut dire que les trois Évangiles dits

« synoptiques » ont été composés dans l’ordre suivant : 1) Marc ; 2)

Luc ; 3) Matthieu.

Jean entre Luc et Matthieu

La position relative de l’Évangile selon Jean est plus difficile à

déterminer, du fait qu’il n’est pas synoptique. L’abbé Turmel assure que

l’analyse des textes conduit à penser que « Jean connaît Marc et Luc »,

1 Georges Ory, op. cit.

2 J. Turmel, sous le pseudonyme de Henri Delafosse : article paru en 1924, dans la Revue de

l’Histoire des Religions (tome XC).

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mais que « l’Évangile de Matthieu n’existait pas encore quand Jean a

écrit »1.

En même temps, dans son étude sur Le Quatrième Évangile, Joseph

Turmel montre que, si le texte recrépi est postérieur aux trois

Synoptiques (pour le moins, à Marc et à Luc), il n’en est pas de même de

l’édifice lui-même. Dans un article suggestif paru en 1925, sur les

rapports entre le Quatrième Évangile avec des documents mandéens qui

venaient d’être découverts, Rudolf Bultman2 écrit : « Il faut envisager la

possibilité que le christianisme johannique représente un type plus

ancien que le christianisme synoptique ». C’est aussi l’impression qui se

dégage de l’étude que Maurice Goguel3 a consacré à l’Évangile selon

Jean.

Nous nous bornerons ici à deux présomptions.

On admet assez volontiers, depuis Alfred Loisy, que l’Évangile

johannique est fondé sur un rituel pascal, les Synoptiques sur un autre.

Le premier suppose la Pâque chrétienne célébrée le 14 nisan, c’est à dire

le même jour que la pâque juive. Les autres supposent la Pâque

chrétienne détachée de la pâque juive et attachée au dimanche. Jean est

fondé sur la Pâque primitive. Les Synoptiques font état de la réforme

pascale. Il y a présomption que le livret du rituel ancien soit lui-même

plus ancien que les livrets du rituel récent.

D’autre part, Jean diffère des Synoptiques en ce qu’il ne contient ni le

baptême de Jésus, ni l’institution de l’eucharistie4. Il est facile de

comprendre que pour faire instituer par Jésus les deux grands rites

chrétiens, on ait ajouté ces deux récits à un thème primitif qui ne les

1 J. Turmel, Le Quatrième Evangile (Ed. Rieder, Paris 1925).

2 R. Bultmann, L’histoire de la tradition synoptique (1925)

3 M. Goguel, Introduction au Nouveau Testament, t. II (1925). 4 Le passage de Jean (6/51c-58), qui fait allusion à la Cène, est une interpolation avec reprise :

les mots « celui qui mangera de ce pain, vivra éternellement » (51) sont repris en (58), à la fin de

l’enclave.

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comportait pas. Il serait difficile, au contraire, de supposer qu’on les

aurait retranchés, s’ils avaient fait partie du thème primitif. Là encore, la

présomption d’antériorité est en faveur de l’Évangile de Jean.

À notre avis, ces remarques n’impliquent pas nécessairement la

priorité chronologique de Jean, mais simplement une divergence de

tradition se traduisant par l’opposition entre les Églises d’Asie – dont

Polycarpe et Polycrate furent les illustres représentants - et l’Église de

Rome soutenue par celle d’Alexandrie1.

Concernant les quatre Évangiles canoniques, on peut donc dire que

l’ordre chronologique de rédaction est le suivant :

1- Marc

2- Luc

3- Jean

4- Matthieu

D’autre part, l’ordre de publication des quatre Canoniques n’exclut pas

des remaniements ultérieurs se traduisant parfois par des emprunts

mutuels. Par exemple, Marc (1/22) suppose que ses lecteurs connaissent

un grand discours, mais le sermon sur la montagne, de Matthieu (5/1 à

7/29) lui est postérieur ; l’incarcération de Jean le baptiste est indiquée

chez Matthieu (4/12), alors que Marc suppose le fait connu de ses

lecteurs. De son côté, Luc abrège des passages circonstanciés qu’on

trouve chez Marc et Matthieu. Dans Jean (18/39s), l’épisode de Jésus et

de Barabbas est incompréhensible sans le secours de Matthieu (27/15s).

Mais toutes ces considérations portant sur la chronologie des Évangiles

me paraissent secondaires en regard du grand point qui reste à élucider :

le fond hérétique des quatre Canoniques.

1 Ce ne fut qu’en 325, au concile de Nicée, que fut obtenu le consensus qui fixe les Pâques

jésus-christiennes au premier dimanche après la première pleine Lune qui suit l’équinoxe de

printemps.

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Chapitre Cinq

L’hérésie a-t-elle précédé l’orthodoxie ?

Les Évangiles face aux Hérésies

Dans le troisième livre de son Adversus Haereses (III/11,7), saint

Irénée donne la liste des grandes hérésies qu’il a déjà combattues et

contre lesquelles il va d’ailleurs poursuivre la lutte. Ces hérésies sont au

nombre de quatre ; à savoir l’hérésie ébionite, l’hérésie de Marcion,

l’hérésie de Cérinthe et l’hérésie des Valentiniens.

À ces erreurs, Irénée oppose les quatre Évangiles. Pourquoi quatre ?

Parce qu’il y a quatre points cardinaux – répond Irénée -, quatre vents

principaux ; parce qu’il faut quatre colonnes pour supporter un édifice ;

parce que, dans la vision d’Ézéchiel, le char du Verbe est traîné par

quatre chérubins qui ont quatre faces !

Mais une fois débarrassé de ces considérations puériles, Irénée en

arrive à la vraie raison :

« La doctrine des évangiles [sur l’existence d’un seul Dieu,

dont Jésus-Christ est le fils] est si ferme que les hérétiques

eux-mêmes leur rendent témoignage et que chaque hérésie

met sa doctrine sous leur patronage. Les ébionites, en effet,

qui ne se servent que de l’évangile de Matthieu, sont

convaincus par Matthieu de leur erreur sur le Seigneur.

Marcion qui mutile l’évangile de Luc, est convaincu du

crime de blasphème par les textes qu’il conserve. Ceux qui

séparent Jésus du Christ [Cérinthe, selon I/26,1], et qui

donnent la préférence à l’évangile de Marc, peuvent être

redressés par cet évangile s’ils le lisent avec l’amour de la

vérité. Ceux qui suivent Valentin se servent avec assurance

de l’évangile de Jean, et cet évangile même dévoile leur

erreur. Donc, puisque ceux qui nous contredisent nous

rendent témoignage et se servent de ces évangiles, la

démonstration que nous établissons contre eux est solide et

vraie ».

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Dans ce passage, il apparaît clairement que saint Irénée cherche à

établir la primauté des Évangiles canoniques et à proclamer leur autorité

doctrinale. Par-delà son éloquence de polémiste, Irénée veut dire ceci :

« vous vénérez les uns tel évangile, les autres tel autre. L’Église les

vénère tous les quatre, et elle vous combat par ces quatre évangiles ». En

particulier, il dit à Marcion : « Saint Paul est votre apôtre ; il est le nôtre

aussi : ses lettres sont notre trésor aussi bien que le vôtre, et c’est avec

ses lettres que nous vous combattons ».

Irénée trouve les arguments qu’il peut ; mais, en fait, ce sont les

prétendus hérétiques qui ont amené l’Église à réunir en un seul faisceau

les quatre Évangiles. Elle les a « canonisés » après en avoir modifié les

textes selon sa convenance, selon ses propres dogmes. En d’autres

termes, le canon du Nouveau Testament – dont les Évangiles et les

Épîtres pauliniennes constituent la partie essentielle – n’est qu’une

réplique aux entreprises de ceux que l’Église appelle les « hérétiques »,

alors même qu’elle leur est postérieure.

En clair : l’Évangile selon Matthieu serait une réponse à l’Évangile des

Ebionites ; le selon Luc serait un démarquage de l’Évangile de Marcion

et des docètes ; le selon Marc aurait copié l’Évangile de Cérinthe et des

adoptianistes ; le selon Jean aurait modifié l’Évangile de Valentin.

Que nous apporte la critique interne des quatre Évangiles canoniques ?

Marc

1) Le contenu

Nous avons vu que – d’un avis quasi unanime – l’Évangile selon Marc

était considéré comme le plus ancien des quatre Canoniques. Il est aussi

le plus court. Entre autres éléments manquants, Marc ignore la

généalogie de Jésus, sa naissance et son enfance . Jésus se manifeste sur

Terre en l’état d’homme adulte.

Pour Edmond Reuss1, l’Évangile de Marc, tel que Luc le possédait, ne

contenait pas la Passion de Jésus. Le pasteur Etienne Trocmé2 a

1 E. Reuss, Les Prophètes.

2 E. Trocmé, La Formation de l’Evangile selon Luc (1963).

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développé ce point de vue en établissant que les treize premiers chapitres

de Marc ont paru avant les trois derniers (qui traitent de la Passion et de

la Résurrection de Jésus Christ) et, qu’ils ont été rattachés aux premiers

pour donner à l’ensemble les conditions du genre littéraire que nous

connaissons sous le nom d’évangile ; à savoir : le salut des hommes par

le sacrifice du Fils de Dieu fait homme.

À notre sens, le Proto-Marc est encore plus court : l’Ascension de

Jésus se rattachait directement à la Transfiguration sur la montagne. Ce

qui fait que, tout ce qui se lit après 9/8, concernant l’arrivée en Judée, la

Passion, la Mort et la Résurrection de Jésus, est dû à une intervention

ultérieure.

Le contenu de cette seconde partie est simple à analyser. Évacuons

rapidement cette question.

Le Christ doit mourir pour nos péchés. Par l’intermédiaire de Marc

(8/31), qui sert de jointure, Jésus enseigne lui-même qu’il doit « souffrir

beaucoup, être rejeté par les anciens, les premiers prêtres et les scribes,

être tué et après trois jours ressusciter ». Les souffrances, la mort et la

résurrection du Christ sont fondées principalement sur le chapitre 53

d’Esaïe et sur le Psaume 22 Le livre de Zacharie, les Psaumes 16, 41, 42

et 118 ont ajouté quelques traits importants :

- Le passage où on voit le Christ acclamé dans Jérusalem –

« Dites à la fille de Sion : Voici ton roi qui vient à toi, doux, monté sur

un âne, sur un ânon, fils d’un baudet » - est une adaptation de Zacharie

(9/9).

- L’acclamation « Hosanna ! Béni soit celui qui vient au nom du

Maître ! » se rapporte à Psaumes (118/26).

- L’anecdote des marchands chassés du Temple correspond à

Zacharie (14/21).

- Mais déjà, « la pierre est rejetée par les bâtisseurs » (Psaumes,

118/22).

- Trahi par Judas, Jésus peut dire : « Celui qui a mangé le pain

avec moi a levé le talon contre moi » (Psaumes, 61/9).

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- Le passage où tous l’abandonnent au moment où il va être frappé

s’inspire de Zacharie (13/7) : « Je frapperai le berger et les moutons

seront dispersés ».

- L’angoisse à Gethsémani vient de Psaumes (42/6) : « Mon âme

est triste à mourir ».

- Le voici tel que le montre Esaïe (53): « Homme chargé de coups,

méprisé et compté pour rien… blessé pour nos péchés, broyé pour nos

crimes… Tout maltraité qu’il est, il n’ouvre pas la bouche ». Sa mort a

un mystérieux rapport avec celle de l’agneau pascal, car « comme un

agneau il est mené à la tuerie ». Il est compté parmi les criminels. On

relâche des malfaiteurs au prix de sa mort [dans la Septante].

- Le Psaume 22 décrit son supplice. Il crie « Mon Dieu, mon Dieu,

pourquoi m’as-tu abandonné ? ». On se partage ses vêtements et on jette

sur eux le sort. On lui perce les mains et les pieds.

- Mort, on lui donne le sépulcre d’un riche (Esaïe, 53/9).

- On le pleure (Zacharie, 12/10) : « Ils regarderont vers moi, celui

qu’ils auront percé, et ils se lamenteront sur lui, comme on se lamente

sur un fils unique ».

- Après trois jours, selon le signe de Jonas, il ressuscite (Jonas,

2/1) ; car « Tu n’abandonneras pas mon âme au schéol, tu ne

permettras pas que ton saint voie la corruption » (Psaumes,

16/10).

La deuxième partie de l’Évangile selon Marc n’est que la mise en

narration touchante d’une matière fournie par l’Ancien Testament, selon

la version grecque.

Passons maintenant à l’analyse de la première partie.

La reconstitution d’un évangile perdu – l’Évangelion publié par

Marcion (voir en infra) fait apparaître une phrase qui n’est peut-être pas

originaire du texte marcionite, mais qui appartient au même courant de

pensée anti-judaïste. Cette phrase est une parole attribuée à Jésus. Elle

tient logiquement sa place dans un texte qui cherche à discréditer la

vieille loi mosaïque :

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Je ne suis pas venu accomplir la loi, mais

l’abolir ; car on ne met pas du vin nouveau dans

de vieilles outres.

Dans le Marc canonique, il n’est plus question d’abolir la loi de

Moïse. La parabole du vin nouveau y est noyée dans un contexte qui ne

veut plus rien dire ; elle sert de réponse à la question (2/18) :

Pourquoi les disciples de Jean et ceux des

pharisiens jeûnent-ils, mais tes disciples [ceux de

Jésus] ne jeûnent pas ?

Ce à quoi Marc répond (2/22) :

Personne ne met du vin nouveau dans de vieilles

outres ; autrement le vin rompt les outres, et le vin

se répand, et les outres sont perdues ; mais le vin

nouveau doit être mis dans des outres neuves.

Cette réponse est incohérente dans la bouche de quelqu’un qui se

réclame du « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (12/26), et qui

évoque le Deutéronome et le Lévitique (12/30 et 31).

L’auteur de Luc – qui vient après Marc – s’est rendu compte de

l’ineptie. Il s’est trouvé dans l’obligation d’amender le texte en ces

termes (5/37-39) :

Personne ne met du vin nouveau dans de vieilles

outres ; autrement le vin nouveau rompt les

outres ; et il se répandra, et les outres seront

perdues ; mais le vin nouveau doit être mis dans

des outres neuves, et tous les deux se conservent.

Et il n’y a personne qui ait bu du vieux, qui veuille

aussitôt du nouveau ; car il dit : Le vieux est

meilleur.

Reste à savoir si 2/22 appartenait au texte initial, à ce point interpolé

que le verset se trouve isolé d’un contexte aujourd’hui disparu, ou s’il a

été ajouté. La réponse procède de la logique : il ne servait à rien

d’intégrer cette phrase hostile au judaïsme. Le Proto-Marc était anti-

judaïque. Préalablement à sa canonisation, il fut judaïsé.

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Allons plus loin !

L’incarcération de Jean le baptiseur est indiquée chez Matthieu (4/12),

alors que Marc suppose le fait connu (1/14). Ce n’est qu’en 6/16-29

qu’il s’explique sur ce fait. Mais, là encore, Marc mélange tout. En 6/17-

19, nous lisons :

Car Hérode lui-même avait envoyé prendre Jean,

et l’avait fait lier dans une prison, à cause

d’Hérodiade, la femme de Philippe son frère ; car

il l’avait épousée. Car Jean disait à Hérode : il ne

t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère. Et

Hérodiade lui en voulait, et aurait désiré le faire

mourir.

D’abord, les mots « car il l’avait épousée » rompent le rythme de

l’écriture.

Ensuite, c’est à la fille d’hérodiade – non à Hérodiade elle-même – que

le roi Hérode propose « la moitié » de son royaume (6/23). C’est la fille

d’Hérodiade que le roi Hérode veut épouser. Hérodiade est d’accord ;

mais Jean le « juste » dénonce l’inceste et s’oppose à ce mariage. C’est

pourquoi Hérodiade demande sa tête.

La méconnaissance de l’anecdote prouve que tout ce qui, dans Marc,

se rapporte à Jean le baptiseur, a été interpolé par souci de judaïsation.

Insistons encore !

L’auteur de Marc commence par dire que ce qu’il rapporte, c’est « la

bonne nouvelle de Jésus Christ » (1/1). Puis, sans plus de forme, sans

faire intervenir la moindre source historique, l’auteur ouvre son recueil

de citations bibliques sur un texte de Malachie (3/1) qu’il attribue par

erreur à Esaïe, et qu’il déforme à toute fin utile (1/2) :

Voici, moi j’envoie mon messager devant ta face,

lequel préparera ton [au lieu de mon] chemin.

Aussitôt après, vient une autre citation (1/3) :

Une voix crie dans le désert : Préparez le chemin

du Seigneur, faites droits ses sentiers.

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Or, la traduction correcte d’Esaïe (40/3) est :

Une voix crie : Dans le désert, préparez le chemin

du Seigneur, faites droit ses sentiers.

Ces deux textes fautifs sont destinés à préparer la venue de Jean le

baptiseur, personnage inconnu du Proto-Marc.

Autre remarque : le passage relatif à la tentation dans le désert (1/12-

13) est caricatural. Il n’appartient pas au texte initial. La tentation dans le

désert est extraite d’un récit qu’un pseudo-Marc abrège.

Le Marc originel devait commencer comme suit :

Commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ, Fils

de Dieu : Jésus vint en Galilée prêchant la bonne nouvelle

du royaume de Dieu, et disant : Le temps est accompli et

[celui] du royaume de Dieu s’est approché : repentez-vous

et croyez à la bonne nouvelle !

Et ils [les gens de Galilée] s’étonnaient de sa doctrine ; car il

les enseignait comme ayant autorité, et non pas comme les

scribes.

La suite nous montre Jésus alternant miracles et paraboles sur le

royaume de Dieu. Mais Marc insiste sur la doctrine du salut bien plus

que sur les miracles qui ne servent qu’à prouver l’origine divine de Jésus

Christ.

Le recrutement des apôtres Simon et André, Jacques et Jean (1/16-20)

est superfétatoire ; car le vrai recrutement se situe en 3/13-19 :

Et il monte sur une montagne, et il appelle ceux qu’il

voulait ; et ils vinrent à lui ; et il surnomma Simon, Pierre ;

et Jacques le fils de Zébédée et Jean le frère de Jacques, et

il les surnomma Boanergès, ce qui est : « fils de tonnerre ;

et André, et Philipe, et Barthélemy, et Matthieu, et

Thomas, et Jacques le fils d’Alphée, et Thaddée, et Simon

le Cananéen, et Judas Iscariote.

Il est à remarquer que les mots « Qui aussi le livra » font référence à la

Passion de Jésus. Or, celle-ci ne figurait pas dans le Proto-Marc. On

peut raisonnablement penser que Judas et les neuf derniers nommés ont

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été ajoutés aux trois premiers pour atteindre le nombre de douze

apôtres : nombre égal aux douze tribus d’Israël… Nous sommes toujours

en face du même processus de judaïsation.

Et, de fait, ce sont bien Pierre, Jacques et Jean qui sont choisis par

Jésus pour assister à sa Transfiguration.

C’est d’ailleurs par cette Transfiguration, suivie de l’Ascension, que

devait se terminer l’Evangile primitif de Marc. Car 9/7-8 se rattache

parfaitement à 16/15-20 :

Et il vint une nué qui les couvrit, et il vint de la nuée une

voix : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le. Et

aussitôt, ayant regardé de tous côtés, ils ne virent plus

personne, sinon Jésus seul avec eux […]. Et il leur dit :

« Allez dans tout le monde, et prêchez la bonne nouvelle à

toute la création […]. Le Seigneur donc, après leur avoir

parlé, fut élevé en haut dans le ciel…

On peut donc dire que, dégagé de ses nombreuses interpolations

judaïsantes, le Proto-Marc s’étendait de 1/1 à 9/8 ; texte auquel il faut

ajouter la finale 16/15-20 (sans les additions qu’on y trouve). Bien

évidemment, il convient de retrancher le passage 8/31 à 9/1, où Jésus

prédit sa Passion pour la première fois !

2) L’auteur

Au plan doctrinal, nous avons remarqué que l’auteur de l’Évangile

selon Marc ignore toute naissance de Jésus, qu’elle soit naturelle ou

miraculeuse. Marc fait apparaître Jésus tout d’un coup, à l’âge de trente

ans. Lors du baptême dans le fleuve Jourdain, il fait descendre sur lui

(sous la forme d’une colombe) l’Esprit Saint, comme s’il ignorait que

Jésus avait une origine divine. L’Évangile selon Marc laisse ainsi

transparaître l’influence de la doctrine adoptianiste qui fait résider

temporairement le Christ (éon surhumain) dans le corps humain de

Jésus. C’est ici, précisément ce qu’enseignait Cérinthe, d’après saint

Irénée (Contre les Hérésies, III/11, 1) qui le signale dans la première

moitié du IIe siècle de notre ère :

“Cérinthe, originaire d’Égypte, enseignait que le monde avait été

créé “non par le Dieu suprême, mais par une puissance bien au-

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dessous de ce “Dieu […]. Il affirmait que Jésus n’avait pas été

conçu par une vierge (cela “lui semblait inimaginable), q’il était

bien le fils de Marie et de Joseph, et “qu’il avait surpassé tous les

hommes par son équité, son bon sens et sa “sagesse. Pendant le

baptême de Jésus, le Christ, l’envoyé du Principe “initial, descendit

sur lui sous l’aspect d’une colombe ; après quoi il “annonça le Père

inconnu et réalisa des miracles. Séparé ensuite du “Christ, Jésus

endura le supplice, mourut et ressuscita. Le Christ, lui, Être

“spirituel, n’a pas souffert.

Toutefois, nous avons vue que tout ce qui, dans Marc, se rapporte à

Jean – surtout à son baptême – est l’œuvre d’une main ultérieure à celle

du rédacteur primitif : le Proto-Marc n’était pas adoptianiste, mais

docétiste ; il est plus proche de Marcion que de Cérinthe. L’adoptianiste

est une étape vers l’humanisation du Christ.

Luc

À propos de l’Évangelion de Marcion, Etienne Weill-Raynal1

rappelle

que « Tous les manuscrits qui le contenaient ont disparu, par pertes ou

par destructions qu’aurait ordonnées l’Eglise catholique. Mais comme

Marcion avait fondé des églises et que son hérésie s’est maintenue

longtemps, les écrivains orthodoxes l’ont réfuté dans des dissertation, où

ils ont procédé par allusions à l’Évangelion ou par citations complètes,

notamment Tertullien, en latin, et Épiphane, en grec. Le grand érudit

Adolf Harnack, protestant libéral, et ses élèves, ont rassemblé toutes les

allusions ou citations qu’ils ont pu découvrir. Sur la base du texte grec

de l’Évangile canonique de Luc, Harnack a reconstitué partiellement

l’Évangelion, en annexe de son ouvrage sur Marcion (1921). Cette

reconstitution est accompagnée de copieuses notes, indiquant, verset par

verset, la source du texte et les incertitudes qui subsistent ».

L’Évangelion marcionite commençait en ces termes :

La quinzième année du règne de Tibère César, aux temps de

Pilate, Christ descendit du ciel à Capharnaüm, ville de

Galilée, et il enseignait dans la synagogue.

1 E. Weill-Raynal, op. cit.

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Ce bref préambule fait commencer ex abrupto le récit de la carrière

terrestre du Christ : c’est un être céleste qui se manifeste aux hommes

sous une forme humaine à l’état d’adulte, sans naissance ni généalogie,

n’ayant qu’une apparence de chair sans être de chair. Le Christ de

Marcion est celui du docétisme1 .

Le passage correspondant de l’Évangile selon Luc se trouve au début

du chapitre 3, versets 1 et 2 :

La quinzième année du règne de Tibère César, lorsque

Ponce Pilate était gouverneur de la Judée, Hérode, tétrarque

de la Galilée, Philippe, son frère, tétrarque de l’Iturée et du

territoire de Trachonitide, Lysias, tétrarque de l’Abilène,

sous le pontificat d’Anne et de Caïphe, la parole de Dieu fut

adressée à Jean2, fils de Zacharie, dans le désert.

Les Pères de l’Église – Irénée, Tertullien, Épiphane – ont dénoncé

Marcion comme ayant altéré l’Évangile selon Luc (surtout par des

suppressions) ; tandis que, dans ses Antithèses, Marcion attaquait le

selon Luc comme ayant été « interpolé par les défenseurs du judaïsme,

pour y incorporer la Loi et les Prophètes3 ».

Est-ce l’Évangelion de Marcion qui a supprimé les chapitres 1 et 2 de

Luc, ou est-ce le rédacteur de Luc qui a ajouté ces chapitres à

l’Évangelion marcionite ?

La parenté entre l’Évangelion et le selon Luc est évidente. Elle se

manifeste par le nombre impressionnant des textes communs aux deux

ouvrages : sur les 949 versets de l’actuel selon Luc, 398 se retrouvent

dans l’Évangelion, soit 42 %. Le transfert de l’un à l’autre n’est pas

contestable. Toutefois, des modifications apparaissent. Pour preuve

l’exemple suivant :

1 du verbe grec doceo : “sembler », « paraître ».

2 Est-ce à dire que le Logos s’installa dans le corps de Jean ?

3 Tertullien, Contre Marcion (IV/4).

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Luc (11/13)

Citation de l’Évangelion

Jésus dit « Si donc vous qui

êtes mauvais savez donner de

bonnes choses…, combien plus

le Père céleste donnera-t-il

d’esprit saint à ceux qui l’en

prient ».

Jésus dit « Si donc vous qui

êtes mauvais savez donner de

bonnes choses à vos enfants,

combien plus le Père céleste

donnera-t-il d’esprit saint [on ne

sait plus à qui] ».

Pour l’exégèse conservatrice, le selon Luc étant considéré comme

datant du Ier siècle, et l’Évangelion du IIe siècle, c’est évidemment

Marcion qui a copié Luc, le plus souvent en l’épurant.

L’exégèse indépendante n’est pas de cet avis.

Entre les deux guerres mondiales, Paul-Louis Couchoud s’est penché

sur la littérature primitive du christianisme1. Pour lui, c’est l’auteur de

l’Évangile selon Luc qui a utilisé l’Évangelion. Sa conviction se fonde

sur l’examen critique des textes, d’où il tire une cinquantaine

d’exemples en faveur du caractère primitif de Marcion. Citons-en deux.

1 P.-L. Couchod : Le Mystère de Jésus (Ed. Rieder, 1924) ; Premiers écrits du christianisme – avec

Stahl et Van Eysinga (Éd. Rieder, 1930).

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L’Évangelion raconte que Jésus-Christ se manifesta d’abord à

Capharnaüm, en Galilée. « Il enseignait dans la synagogue, et tous

s’étonnaient de son enseignement ». Dans cette ville, il guérit un possédé

et alla ensuite à Nazareth où « il enseigna comme à Capharnaüm ». Se

heurtant à la méfiance des habitants de cette seconde ville, Jésus

déclara : « Sans doute vous allez m’appliquer le dicton “Médecin,

guéris-toi toi-même“ » (allusion à la guérison du possédé de

Capharnaüm). L’hostilité devint si forte qu’il dut s’enfuir.

Voici, en comparaison, ce qu’on trouve dans le selon Luc (4/23). Jésus,

prêchant à Nazareth, dit : « Sans doute vous allez m’appliquer le dicton

“Médecin, guéris-toi toi-même“. Tout ce que tu nous as dit s’être passé à

Capharnaüm, fais-le dans ta patrie »… Mais, dans cet Évangile, Jésus a

visité Capharnaüm après Nazareth. Dans cet ordre, le dicton ne se

comprend plus. La cohérence échappe au texte de Luc.

Contre Couchoud, Alfred Loisy a objecté que Jésus avait déjà

« enseigné dans les synagogues [de Galilée] » et qu’il « avait été glorifié

par tous » (Luc, 4/14 et 15) ; il ne serait donc pas impossible qu’il soit

allé à Capharnaüm avant de se rendre à Nazareth… Mais Luc (4/14 et

15) ne mentionne aucun miracle : ni à Capharnaüm, ni dans les autres

villes de Galilée. Si Jésus en avait accompli un – le premier de sa

carrière -, Luc n’aurait pu faire autrement que de le signaler ; c’eût été

une remarquable occasion de glorifier son auteur. L’objection de Loisy

est donc sans valeur.

Second exemple. Dans Marcion, Jésus dit : « Il est plus facile que le

ciel et la terre passent qu’un seul trait de mes paroles ne tombe ! »

Dans Luc (16/17), un mot est différent : « qu’un seul trait de la Loi ne

tombe ! ».

Or, la leçon de Marcion a un parallèle dans l’Évangile même, où Jésus

redit (Luc, 21/33) : « Le ciel et la terre passent, mais mes paroles ne

passent pas »… Au contraire, la leçon de Luc est en contradiction avec

l’attitude générale de l’Évangile à l’égard de la Loi juive. Elle est donc

manifestement une correction destinée à introduire une déclaration en

faveur de la Loi, dans un texte qui ne la comportait pas.

Ces deux exemples donnent raison aux Antithèses marcionites :

l’auteur de Luc a incorporé la Loi et les Prophètes dans un Évangelion

qui, primitivement, enseignait une doctrine étrangère au judaïsme

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biblique ; d’où l’étonnement des gens des synagogues… Luc a écrit son

évangile en ayant l’Évangelion de Marcion sous les yeux ! Mais Luc,

primitivement docétiste (comme Marc), a subi un remaniement

adoptianiste. Ce que nous démontrent les interventions successives et

complémentaires de MM. Henri Roger1 et André Brisset

2.

L’Évangile de l’Enfance

On appelle « évangile de l’Enfance » la première partie de l’Évangile

selon Luc. Cet évangile de l’Enfance présente un aspect rédactionnel

dont l’insolite n’a pas échappé à Henri Roger.

« L’évangéliste commence par narrer l’histoire du prêtre Zacharie et

de sa femme Élisabeth, de la famille d’Aaron, tous deux avancé en âge

et sans enfant (Luc, 1/5-22). Gabriel, l’ange de Yahvé, annonce à

Zacharie qu’il aura prochainement un fils. Zacharie, conformément à ce

qu’on lit fréquemment dans la Bible, demande un signe garantissant

l’authenticité de cet événement qui ne laisse pas de le surprendre.

L’ange, pour punir son incrédulité, lui répond qu’il sera privé de la

parole jusqu’à la naissance de ce fils, qui sera nazir devant Yahvé.

Élisabeth, malgré son grand âge, devient enceinte. Tout cela est bien

dans la tradition juive : les héros, les prophètes ont des parents qui ont

dépassé l’âge de la conception : une grâce particulière de Dieu permet la

grossesse tardive. Au sixième mois de sa gestation, Élisabeth reçoit la

visite de l’ange Gabriel qui lui dit : Salut, pleine de grâce, tu es bénie

parmi les femmes et béni le fruit de ton sein. À ces mots, l’enfant

tressaille d’allégresse dans le ventre maternel3. Après le départ de

l’ange, Élisabeth, remplie d’esprit saint, entonne le cantique bien connu

dans la liturgie chrétienne sous le nom de Magnificat. Mais ce cantique

est attribué maintenant à Marie. Car une adjonction est faite qui coupe le

texte. L’ange Gabriel, envoyé par Dieu vers Élisabeth, change de route

et arrive à Nazareth chez la Vierge Marie (Luc, 1/26-28). Mais l’écriture

a laissé les premiers mots de la phrase qui débute comme dans le texte

1 H. Roger, Les Religions révélées : le christianisme (Paris, 1934).

2 A. Brisset, Cahier du Cercle Ernest Renan, n° 153/1988.

3 C’est nous qui le soulignons.

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primitif : « Au sixième mois… ». Cette indication ne signifie plus rien.

Elle nous apprend seulement que Jean était de six mois plus âgé que

Jésus. L’ange annonce à Marie qu’elle va devenir enceinte, ce qui n’a

rien d’extraordinaire puisqu’elle est fiancée à Joseph. Mais Gabriel

ajoute que l’Esprit Saint viendra sur elle, que sa parente Élisabeth est

enceinte de six mois. Alors Marie alla rendre visite à Élisabeth. Quand

Élisabeth entendit le salut de Marie, l’enfant tressaillit dans son sein

(Luc, 1/41). Le mouvement de l’enfant, qui se produisait primitivement à

l’arrivée de l’ange, est reporté à la visite de Marie. Il est destiné à nous

faire comprendre que Jean salue respectueusement la mère de celui qui

sera son supérieur. Après quoi, Luc attribue à Élisabeth, s’adressant à

Marie, les paroles que l’ange lui avait adressées : Tu es bénie parmi les

femmes et béni le fruit de ton sein (Luc, 1/43). Puis vient le Magnificat.

Il est classique d’en mettre les paroles dans la bouche de Marie. Mais le

texte porte simplement le pronom : Elle ; et, d’après les phrases

précédentes, ce pronom se rapporte à Élisabeth. C’était

vraisemblablement le sens primitif ; plus tard, on remplaça le pronom

par le nom de la vierge. La première attribution est plus probable, car,

ainsi que le fait remarquer A. Loisy, ce cantique est calqué sur le

cantique d’Anne (I Samuel, 2/1-10), mère de Samuel. Or Jean, en

consacrant Jésus, jouera dans l’Évangile un rôle analogue à celui de

Samuel consacrant David. Luc revient ensuite à Jean dont il relate la

naissance (1/57-80), ajoutant que Zacharie retrouva la parole et loua le

Seigneur. Puis il reprend l’histoire de Jésus (2/1-24), nous conte le

recensement destiné à conduire la sainte famille à Bethléem,

l’accouchement dans la crèche, l’arrivée des bergers, la présentation au

temple. Il conserve ensuite un texte ancien où le vieillard Syméon et la

prophétesse Anna annoncent les hauts faits que Jésus va accomplir

(2/25-38) ».

Au sens de nombreux exégètes indépendants, il ne fait aucun doute

que dans l’évangile de l’Enfance, le personnage de Jésus a été substitué

à celui de Jean le baptiste. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’appartenait pas au

texte premier de l’Évangile selon Luc

André Brisset a su tirer parti de ce constat :

« Nous savons, d’après les Évangiles, que Jean a baptisé de nombreux

Juifs dans les eaux du Jourdain pour la rémission de leurs péchés. Nous

savons également qu’il a baptisé Jésus, tout au moins par les Évangiles

de Matthieu, Marc et Luc ; Jean, le dernier des canoniques (selon

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l’Église) se contentant de lui assigner le rôle de témoin dans la descente

de l’Esprit de Dieu sur Jésus.

« Les critiques rationalistes ont remarqué depuis longtemps l’anomalie

de l’événement, si l’on s’en réfère aux dogmes du christianisme actuel.

Un homme ne pouvait baptiser un Dieu ; pas plus que l’Esprit du Père ne

pouvait descendre sur le Fils (étant entendu qu’il était déjà descendu

dans le ventre de Marie pour concevoir Jésus). Le baptême de Jésus par

Jean est incompatible avec les dogmes actuels du christianisme […].

« Il est, par contre, compréhensible si Jésus est à l’origine un homme

comme tout le monde. Le pseudo-Luc le suggère quand il écrit (3/21) :

« Tout le peuple se faisant baptiser, Jésus se fit aussi baptiser ». Mais

pour lui seulement, le ciel s’ouvrit ; et l’Esprit-Saint descendit sur lui

sous la forme d’une colombe. Et une voix qui venait du ciel se fit

entendre : « Tu es mon Fils bien-aimé, aujourd’hui je t’ai engendré »

(citation de Psaumes, 2/7). Les traductions actuelles, faites à partir du

Vaticanus ou de la Vulgate latine, mentionnent « en toi, j’ai mis toute

mon affection » à la place de « je t’ai engendré », ce qui est tout

différent ; mais les plus vieux récits connus du baptême, notamment

ceux de Justin (dans son Dialogue avec Tryphon ) et de Clément

d’Alexandrie sont nets : Jésus a été engendré comme Fils de Dieu lors de

son baptême. Le fait est d’importance : s’il a été « engendré » Fils de

Dieu le jour de son Baptême, Jésus ne l’était pas avant ; et l’on

comprend pourquoi les Évangiles des pseudo Marc, Luc et Jean ne

s’intéressent ni à l’enfance, ni à la naissance de Jésus (les passages de

Luc les relatant ont été visiblement ajoutés) […]. L’Esprit-Saint, ayant

habité Jésus du baptême à la crucifixion, a fait de l’homme un élu ou fils

adoptif de Dieu ».

La conclusion s’impose : Luc, comme Marc, était originairement

docétiste, puis il est devenu adoptianiste avant d’être incarnationiste.

Le cas du selon Jean réclame un traitement spécial, car son texte a

visiblement subi une interpolation.

Jean

Les divergences entre le Quatrième Évangile et les trois Synoptiques

portent principalement sur quatre points :

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- Sur le théâtre de la prédication de Jésus : les Synoptiques situent

cette prédication en Galilée ; le selon Jean la situe en Judée, et avec un

itinéraire beaucoup plus compliqué.

- Sur la durée du ministère de Jésus : le selon Jean mentionne trois

fois la Pâque juive, au lieu d’une seule fois dans les Synoptiques.

- Sur le jour de la mort de Jésus : le 14 du mois de nisan, au soir,

dans le selon Jean ; le 15 du mois de nisan, jour de la célébration de la

Pâque juive dans les Synoptiques.

- Sur l’âge même de Jésus à sa mort : une trentaine d’années dans

les Synoptiques ; une cinquantaine d’années d’après l’Évangile

johannique.

Mais ce qui distingue le plus Jean des Synoptiques, c’est le fond

gnostique qui y est toujours perceptible.

Interrogé par les sacrificateurs et les lévites sur les raisons qui le

poussent à baptiser ses semblables, Jean le baptiste répond (1/26-28) :

Moi, je baptise d’eau ; mais au milieu de

vous il y en a un que vous ne connaissez pas,

celui qui vient après moi, duquel moi je ne

suis pas digne de délier la courroie de la

sandale. Ces choses arrivèrent à Béthanie, au-

delà du Jourdain, où Jean baptisait.

Vient ensuite la scène de la descente de l’Esprit sur Jésus, qui est

décrite de (1/29) à (1/34), et qui commence par :

Le lendemain, il vit Jésus venant à lui, et il

dit : Voilà l’agneau de Dieu qui ôte le péché

du monde.

Or, en (1/35-36), la même scène se répète :

Le lendemain encore, Jean se tint là [où il

baptisait], et deux de ses disciples ; et

regardant Jésus qui marchait, il dit : Voilà

l’agneau de Dieu.

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Cette reprise a toute chance de signaler une interpolation. La suite du

texte va nous montrer que la doctrine de Jean était primitivement proche

du docétisme : c’est un dieu sous l’apparence humaine de Jésus qui se

manifeste aux humains. On ne sait quand il est apparu (peut-être sous la

forme d’un bébé, dans la maison de Joseph et de Marie). Mais Marie ne

l’a pas procréé. De surcroît, ce dieu est hostile au Yahvé de la Bible.

C’est ce que fait ressortir l’analyse de l’abbé Turmel (voir Annexe 1).

Pour parler de la gnose johannique, nous aurons recours à G.-A. Van

der Berg van Eysinga1 :

« Cet écrit est, lui aussi, un ouvrage composite rédigé à l’aide de

sources. Dès le Prologue, l’unité est rompue par deux passages (1/6-8 ;

1/15) qui forment peut-être le début originel d’un évangile auquel

l’auteur a mêlé des considérations sur le Logos […]. En s’aidant de la

tradition synoptique, l’évangéliste a adapté un document gnostique aux

besoins de l’Église catholique alors en formation. Plus tard, l’Église elle-

même alla plus loin et plaça le livre conciliant de Jean sur le même plan

que les synoptiques […].

« Son livre a cependant une certaine unité de style, de langue et de

fond : il tient compte de ce qu’il a dit précédemment, et on ne saurait

nier qu’il ait suivi un plan. Jean veut peindre Jésus avant que son heure

soit venue et lorsqu’elle est venue, mais il se contente d’une esquisse : le

tout est recouvert d’un voile mystique. Le quatrième évangile est appelé

parfois l’évangile spirituel, l’évangile tendre […].

« Il est difficile d’analyser le quatrième, aussi bien sous l’aspect

topographique que chronologique. Les diverses fêtes qui y sont

mentionnées n’obligent pas à étendre au-delà d’une année l’activité

qu’elles encadrent, et la première Pâque correspond à la dernière des

synoptiques ; il en est de même de la seconde (6/4) et de la troisième

(12/1). Dans ses répétitions incessantes, l’auteur utilise la tradition

synoptique : Jésus se rend de Galilée à Jérusalem en vue d’une fête

(2/13 ; 4/45 ; 5/1 ; 7/2 ; 10/22…). Il se peut néanmoins que Loisy2 ait

raison de soutenir que l’œuvre terrestre du Christ a duré trois ans et

demi, « chiffre emprunté à la tradition apocalyptique… le christ entrant

dans son éternité au terme de sa septième semaine d’années, en son

1 Van den Berg van Eysinga, La Littérature chrétienne primitive (Éd. Rieder, Paris, 1926).

2 A. Loisy, Les livres du Nouveau Testament (Paris, 1922).

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année jubilaire, après avoir enseigné pendant une demi semaine » (cf.

2/20 et 8/57). Le point de vue de la Loi est ici complètement dépassé : le

Christ apparaît vis-à-vis de Moïse comme la miséricorde et la vérité vis-

à-vis de la Loi (1/17) ; ni à Jérusalem, ni au Garizim, Dieu ne sera

longtemps adoré (4/21).

« D’après une tradition attestée par Irénée et Jérôme, c’est l’apôtre

Jean qui aurait écrit le quatrième évangile contre les hérétiques

Cérinthiens, Ébionites et Docètes. L’ouvrage aurait donc eu une

tendance anti-gnostique ; mais dès 1849 Hilgenfeld s’est efforcé de

démontrer que des idées gnostiques y ont pénétré : la connaissance vient

d’en-haut par la lumière de l’Esprit ; il faut « naître d’en-haut » (3/3) ;

Jésus est l’envoyé du Père qui communique les « choses célestes »

(3/12) ; ce n’est pas la lettre de l’Écriture – Ancien Testament et récit

évangélique –, mais l’esprit qui a de l’importance, car le contenu de

l’évangile n’est qu’une allégorie, une image du Christ. Ainsi, la

signification véritable de la distribution de la manne au désert est que le

Christ, être métaphysique, descendra du ciel ; le miracle de Cana nous

enseigne que Jésus, à son heure à lui, apporte la véritable religion ; sa

mère et ses frères sont « le judaïsme d’où le christianisme est issu »,

« l’aveugle-né figure l’humanité ignorante et Lazare, l’humanité livrée à

la mort »1. Jean ne nie pas les faits au sens littéral, mais leur signification

allégorique lui paraît bien plus importante : l’histoire, chez lui, est au

service d’une conception.

« Il convient de remarquer l’emploi de vocables gnostiques : Père,

Logos, Commencement, Vie, Vérité, Miséricorde, Fils unique, Paraclet,

Plérome ; le dualisme johannique de l’esprit et de la matière ; la tentative

d’expliquer l’origine des choses (Prologue) […]. Sans qu’il s’agisse ici

nettement de la doctrine des éons, le Logos et le Paraclet font penser au

monde gnostique des esprits.

« Dans le quatrième évangile, le christianisme n’est point issu du

judaïsme, mais bien quelque chose de nouveau, né du monde supérieur,

né de Dieu. Point n’est besoin que la mère de Jésus, entendez Israël, lui

dicte une ligne de conduite (2/4) car, en sa qualité de Logos incarné, il

tient tout du Père (3/11-13) ; le véritable Israélite est celui qui confesse

Jésus lequel a seul la clé de l’Ancien Testament (3/14 ; 6/31s, 49 ;

19/36). Le Temple est représenté comme type de la demeure du Père de

Jésus, non de celle de Yahvé (2/16) ; ce Père est le seul vrai Dieu (17/3 ;

1/17s ; 4/22-24), et le démiurge apparaît comme père du diable ainsi que

1 A. Loisy, op. cit.

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des Juifs (8/44), en sorte que, frères du diable, les Juifs ne “sauraient

avoir le sens de la vérité. C’est ainsi que l’on voit la source gnostique

“se manifester plus nettement que l’esprit catholique ne le tolère.

« L’auteur s’efforce de réunir en la personne de Jésus l’élément

humain et l’élément divin, comme l’ont essayé Cérinthe et Basilide. Son

Jésus n’est pas humain au sens ordinaire du mot, et nous ne trouvons ici

ni la tentation, ni Gethsémani : il ne prie pas, mais parle à Dieu (17/1 ;

18/1), et sans éprouver les besoins des sens, a toujours conscience de son

origine divine. Ce n’est point pour soulager les hommes, mais bien pour

leur révéler sa propre grandeur qu’il accomplit des miracles ; la foi doit

être indépendante de ces miracles (2/23-25). « Le mysticisme de

l’évangile… est apparenté à la mystique, à la gnose païenne1 » […]. Le

Christ est la source de la vie éternelle qui, déjà, commence sur la terre ;

de même il juge les hommes en ce monde : l’évangéliste spiritualise son

retour dans ce sens que l’esprit du Christ continuera d’agir sur les siens.

« À côté de ces traces gnostiques, abondent des représentations juives

(5/27-29 ; 6/39s, 44, 54…), démontrant que la source gnostique a été

transposée dans un sens catholique, en sorte que l’évangile représente un

gnosticisme mitigé.

« La tradition qui attribue ce livre, ainsi que l’apocalypse canonique, à

l’apôtre Jean est dénuée de valeur historique : il existe d’ailleurs entre

ces deux écrits des différences de langue, de style et de point de vue à

l’égard d’Israël qui doivent absolument faire rejeter cette double

attribution[…].

« L’hypothèse faisant d’un certain presbytre Jean, cité par Papias,

l’auteur du quatrième évangile est dénuée de fondement ; car autrement

Papias, si prodigue de détails sur ce presbytre, n’aurait certainement pas

omis une indication si importante.

« Souvent l’auteur restitue aux noms grecs leur équivalent hébraïque

qu’il emprunte aux synoptiques ou à leur source ; connaissant

imparfaitement la situation de la Palestine et sa topographie, il

n’appartient pas à ce pays […].

« Au début, l’ouvrage rencontra de la résistance parce que, tout en

étant de forme modérée, il provenait du milieu gnostique ; une fois

accepté, l’opinion se retourna et l’évangile devint une arme contre les

Gnostiques qui, entre temps, étaient devenus hérétiques. Le quatrième

évangile fut alors jugé supérieur aux Synoptiques et considéré comme

écrit contre les Gnostiques ».

1. idem

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Ainsi, nous trouvons dans l’Évangile selon Jean deux christologies

inconciliables : le premier Christ est le Fils unique, venu de Dieu le Père

(1/14 ; 3/17-18 ;8/42, 54 ; 9/37), mais pas du dieu des Juifs qui est « le

diable » et « le père du mensonge » (8/44) ; l’autre Christ enseigne que

« le salut vient des Juifs » (4/22), et son aspect humain est beaucoup

plus prononcé. Cette constatation nous conduit à penser que, là encore,

le docétisme a précédé la doctrine judaïsante. Le selon Jean met en

lumière, mieux qu’aucun autre Évangile les variations et les

contradictions des croyances.

Dans leur première rédaction, Marc, Luc et Jean étaient docétistes ;

puis Luc a été adoptianiste. Peut-être Jean l’est-il devenu aussi car on y

trouve un passage insolite qui pourrait être un vestige de cette doctrine.

En effet, dans l’épisode du Golgotha (19/25-27), Daniel Massé1 a trouvé

l’argument d’une distinction entre un homme de chair et l’éon qui

l’habite :

« Certes, le récit « canonisé » cherche bien, dans la forme,

littéralement à ne montrer sur la croix que Jésus-Christ, être unique,

homme-dieu. Pas d’Aeon, de Verbe, de Jésus-Esprit distinct du Crucifié

Jésus-Chair. Mais si l’on veut bien ne pas se fier aux apparences, on

retrouve dans le fond, dans ce qui est la substance intime du morceau,

révélant à l’analyse son origine gnostique, la distinction frappante entre

le Dieu-Esprit et le Messie-homme crucifié. Il n’y a qu’à lire :

Près de la croix de Jésus se tenaient sa

mère et la sœur de sa mère, Marie,

femme de Cléopas et Marie-Madeleine.

Jésus, voyant sa mère, et, près d’elle, le

disciple qu’il aimait, dit à sa mère :

« Femme, vois le fils de toi ! ». Puis il dit

au disciple : « Vois la mère de toi ! ». À

1 D. Massé, L’Énigme de Jésus-Christ (Éd. du Sphinx, Paris, 1926). D’après cet auteur, le Christ

crucifié par Ponce Pilate était un personnage historique : non Jésus, mais Juda Bar Juda dit

« Iôannès » (Jean), le fils de celui que Flavius Josèphe appelle Juda de Gamala. Nous ne

partageons pas ce point de vue historiciste ; ce qui n’enlève rien { la validité de la présente

analyse du selon Jean, mettant en évidence une strate adoptianiste.

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109

partir de ce moment, le disciple la prit

chez lui.

« Raisonnons sur ce texte. Il en vaut la peine. Il est un remarquable

exemple de la manière dont s’y prennent les scribes pour fabriquer les

Évangiles, en se servant d’écrits antérieurs, décrétés ensuite hérétiques.

« Jésus-Christ est sur la croix. Le scribe veut donner l’idée au lecteur

que c’est l’homme, le fils premier-né de Joseph ; il escamote l’Aeon,

Fils de dieu, distinct du Christ. Par l’insistance avec laquelle le scribe

répète « sa mère », le lecteur ne peut, même s’il se méfie, prendre ce

Jésus pour le métaphysique Esprit des gnostiques. Voilà pour

l’apparence littérale. Venons au fond.

« Au pied de la croix, la première phrase place les trois Marie

évangéliques […]. Remarquons que le scribe n’ajoute pas aux trois

Marie qui se trouvent au pied de la Croix le disciple que Jésus aimait ; il

n’y est donc pas, sans quoi le scribe l’aurait dit d’emblée. Jésus aperçoit

alors sa mère ; et c’est par un détour que le scribe fait apparaître, auprès

d’elle, le disciple. Nous avons tous compris qu’il s’agit de Jean […].

« Où est Jean dans cette scène ? Pas au pied de la croix, mais tout de

même près de sa mère. En fait donc, il est sur la croix ; et son corps

supporte le Jésus, pur Esprit. Le scribe le sait si bien que c’est pourquoi

il ne l’a pas placé et signalé, en commençant son récit, au pied de la

Croix où Marie se trouve ; et si le Iôannès est auprès d’elle, c’est qu’il

est un peu au-dessus, voilà tout, sur la croix. Le Verbe Jésus qui, en tant

qu’Esprit, ne peut être crucifié, va s’envoler, retourner au ciel, vers son

Père. Alors, il restitue à « sa mère » l’enveloppe de chair qui le logea :

« Femme, vois le fils de toi ! » […]. Et c’est le pseudo Jean, un inconnu

– plusieurs sûrement – qui ajoute, pour achever de nous dérouter, qu’à

partir de ce moment, il (le disciple bien-aimé) prit « sa mère » chez lui.

Sa mère, en effet ; la sienne, mais pas celle de Jésus qui a parlé dans

cette scène. Et c’est cette certitude qui reste, précise de l’analyse du texte

au fond, malgré l’amphibologie de la lettre,et qui ne permet pas de croire

à la possibilité du fait qu’annonce le scribe, Jean emmenant sa mère chez

lui, puisque le vrai crucifié de chair, qui va mourir sur la croix, c’est lui

Jean-Iôannès, tandis que l’Aeon immortel, le Jésus, Fils unique de Dieu,

va retourner vers son Père ».

Concernant l’aspect adoptianiste du texte, cette démonstration est

d’une rigueur difficilement contestable. Elle nous convainc. La seule

erreur de Daniel Massé est la suivante. Il croit que dans le vocable Jésus

Christ, le mot « Christ » est la traduction de l’hébreu Mashiah (l’Oint).

Nous savons qu’il n’en est rien, puisque « Christ » vient du grec krêstos,

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« bon ». Croyant que le Christ est l’Oint humain attendu par les Juifs, il

en déduit que le nom de « Jésus » désigne l’Éon divin. Or, c’est à une

inversion des rôles que croyaient les adoptianistes : le Christ divin est

venu habiter le corps d’un Jésus humain. De même, pour les docétistes,

c’est le Christ divin qui, sous l’apparence d’un homme, s’est manifesté

parmi les hommes.

Matthieu

Que pouvons-nous dire de la doctrine de Matthieu ?

Si l’on en croit saint Irénée, le rédacteur de Matthieu aurait contredit

l’évangile des ébionites, c’est à dire la version évangélique d’une secte

dite « judéo-chrétienne » qui considérait Jésus, non comme un dieu,

mais comme un être humain né d’un homme et d’une femme, et qui

aurait reçu le don de prophétie. C’est pourquoi l’Évangile selon

Matthieu commence par le récit d’une relation entre le Saint-Esprit et

une femme vierge. De cette relation naît un dieu qui a véritablement un

corps de chair (1/18-24). Or ce passage (1/18-24) n’est pas une addition :

la nativité fait bien partie de la rédaction constitutive. Matthieu est

incarnationiste : Dieu, en tant que Père, a ensemencé le ventre de

Marie ; il s‘y est confectionné un corps humain et est venu au monde en

tant que Fils. C’est ce que l’Église appelle « le mystère de

l’incarnation ».

C’est de l’époque de l’Évangile selon Matthieu que date la teneur

primitive du premier article du Synode des Apôtres :

Je crois en Dieu le Père tout-puissant

et en Jésus-Christ son fils unique, qui

est né du Saint-Esprit et de la Vierge

Marie.

Dans le premier chapitre, Matthieu décrit la naissance de Jésus en

présentant d’abord la généalogie de celui-ci. Selon les calculs de

l’évangéliste, quatorze générations se sont succédées depuis Abraham

jusqu’à David, autant depuis David jusqu’à la captivité babylonienne et

autant depuis cette dernière jusqu’au fils de Joseph. Ces calculs

poursuivent un but bien déterminé ; celui de démontrer, en accord avec

le Psaume 2, dit « de David », que Jésus était bien le descendant de

l’ « Oint » de la montagne de Sion.

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L’inconsistance totale de cette généalogie est évidente. Même en

omettant le fait qu’elle contredit celle, non moins gratuite, donnée par

Luc1, elle ne tient pas debout au point de vue de la logique la plus

élémentaire. D’autre part, on ne saurait dire qu’elle atteste la

descendance de Jésus en ligne directe de David, puisque c’est Joseph,

époux de Marie, qui avait pour ancêtre le roi David ; alors que d’après

les données de la nativité matthéenne, jésus est né non de Joseph, mais

de la vierge Marie, grâce à l’intervention du Saint-Esprit. L’auteur de

Matthieu a tenté l’impossible : faire remonter la généalogie de Jésus

Christ, par la ligne masculine jusqu’à David, et en même temps, lui

attribuer une origine divine « immaculée ». Le premier chapitre de

Matthieu représente donc une tentative de concilier deux versions

inconciliables de l’origine du Christ : celle de l’Ancien Testament selon

laquelle Jésus Christ serait un « fils d’homme », à savoir le Mashiah –

l’ « Oint » de David – et la version païenne affirmant la nature divine du

sauveur de l’humanité.

De ce temps, date l’effort de l’Église de traduire l’hébreu mashiah (qui

veut dire « oint », « celui qui a reçu l’onction sacrée ») par le grec

krêstos et le latin christus. En français, Mashiah aurait ainsi donné, à la

fois, « Messie » et « Christ »… Ce qui, en linguistique, est loin d’être

évident !

Tout ceci procède de la volonté de judaïser le mythe païen. Mais

comprenons bien que « judaïsation », dans notre contexte, n’est pas

synonyme de « retour au judaïsme ». L’expression signifie simplement

l’adaptation d’une doctrine non juive aux données de l’Écriture juive

dans sa version grécisée.

1 Partant de l{, il va de soi que l’adjonction { Luc de la nativité de Jésus représente une

« incarnationisation » de cet Évangile précédemment adoptianiste.

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Chapitre Six

Les Actes des Apôtres

Pierre

Au début des Actes des Apôtres, l’auteur présente son écrit comme un

deuxième récit « à Théophile », comme une suite de l’Évangile selon

Luc. Il prétend rapporter les premières activités des disciples de Jésus

Christ, après que celui-ci fût « élevé au ciel ». En fait, le livre est

presque entièrement consacré à Pierre, le chef des douze apôtres, et à

Paul l’Apôtre des gentils.

De (1/6) à (2/43), l’auteur des Actes nous décrit les apôtres attendant à

Jérusalem « la promesse du Père » qui doit les baptiser de l’Esprit Saint.

Alors se produit le miracle des « langues de feu », le jour de la

Pentecôte : remplis de l’Esprit Saint, les apôtres se mettent à parler

d’autres langues que la leur, se faisant ainsi comprendre de tous les

étrangers séjournant à Jérusalem.

Dès lors, les disciples s’organisent. L’un d’eux, nommé Pierre, devient

le porte-parole de l’assemblée jérusalémite des adeptes de Jésus (qui ne

s’appellent pas « chrétiens »). Les Actes recensent quatre discours de

l’apôtre, qui se situent clairement dans la tradition biblique, sans

manquer pour autant de démarquer le groupe jésus-christien des partis

pharisiens et sadducéens.

Ce que Pierre prêche aux Israélites, c’est :

1° La repentance d’avoir condamné l’homme Jésus, alors qu’il était

« approuvé » par Dieu (2/22-24).

2° La conversion en la foi que Dieu a ressuscité Jésus le Nazaréen

d’entre les morts, qu’il l’a fait « Seigneur » et « Christ », et qu’il l’a

placé à sa droite dans le ciel (2/34-36).

3° La certitude qu’à elle seule, cette foi suffit à effacer les péchés

individuels des convertis (3/19), et à leur assurer le salut lors de « la

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grande et éclatante journée du Seigneur », c’est à dire au jour de la fin du

monde, quand « le Soleil sera changé en ténèbres et la Lune en sang »

(2/20).

Près de Pierre, deux de ses collègues – Jacques et Jean – jouent parfois

un rôle actif, mais qui reste toujours subordonné à celui du chef du

collège apostolique. Les neuf autres apôtres ne sont que de vagues

figurants. C’est toujours Pierre qui, dans les premiers chapitres, jusqu’à

(12/23), occupe l’avant-scène.

En (3/6-8), Pierre guérit un boiteux. Il en prend occasion pour prêcher

la résurrection des morts, mais se voit traîné pour ce motif devant le

sanhédrin (4/1-21). À ce sujet, on peut souligner l’erreur qui situe Anne

comme grand-prêtre au temps de Ponce Pilate (Actes, 4/6). Cette erreur

paraît provenir de l’Évangile selon Luc (3/2) ; ce qui permet de placer la

rédaction définitive des Actes après celle du selon Luc.

Plus loin (5/5-10), un mot de Pierre terrasse les disciples Ananias et

Sapphira, qui ont voulu frauder le Saint-Esprit. Plus loin (5/15), les

malades se mettent à son ombre pour obtenir leur guérison. En (5/34-

39), le discours de Gamaliel, pharisien notoire et docteur de la loi,

présente un évident anachronisme : « Car, avant ces jours-ci, Theudas se

leva […]. Après lui s’éleva Judas le Galiléen, aux jours du

recensement ». L’auteur des Actes, peu versé en chronologie, situe la

révolte de Theudas avant celle de Judas (qui eut lieu « aux jours du

recensement » de Cyrénius, vers 6/7 de notre ère alors que Flavius

Josèphe – témoin de l’événement – décrit le soulèvement de Theudas

« durant le gouvernement de Cuspius Fadus », aux environs de 45 de

notre ère (Antiquités Judaïques, 20/II).

Ensuite, Pierre gagne la Samarie, où il accomplit sa première mission

apostolique hors de Judée (8/15). Il y confond Simon le magicien (8/20-

24). Il se rend ensuite à Lydde, où il guérit un paralytique (9/32-34), à

Joppé, où il ressuscite une morte (9/40-42), à Césarée, où un païen, le

centurion Corneille, de la cohorte appelée « Italique » est converti et

baptisé par lui (10/48). Mais c’est une erreur de placer à Césarée, entre

l’an 30 et l’an 40 (Actes, 10/1), une légion « Italica » qui n’existait pas à

cette époque : elle fut créée en l’an 66, et ne quitta pas l’Europe.

En (12/3), Pierre est mis en prison. En (12/7-10), il est

miraculeusement libéré par un ange.

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À l’évidence, dans la partie des Actes consacrée à Pierre, tout est

prétexte à l’apologie du jésus-christianisme, par le recours permanent au

mysticisme et au merveilleux. Cette partie se termine lorsque, prenant

congé de quelques-uns des disciples assemblés dans la maison de Marie,

mère de Jean surnommé Marc, « il [Pierre] s’en alla en un autre lieu »

(12/17). D’après le contexte, l’anecdote se situerait vers 43/44 de notre

ère.

Simon Pierre est-il un personnage historique ? Jean Kléber Watson1

pense qu’en tant qu’adversaire de Paul, il « fut un personnage réel, mais

il ne fut pas disciple de jésus ». En effet, les Épîtres pauliniennes2

laissent entendre « qu’il n’eut du Maître qu’une expérience intime,

semblable à celle de Paul ». Peut-être était-il l’un de ces « trafiquants du

Christ » que dénonce la Didakhè (voir supra). Prosper Alfaric3 voit en

lui un avatar du dieu Esmoun (même racine, smn). Or, c’est une

évidence que, dans les Homélies clémentines, Pierre n’est que la réplique

de Simon le Mage ; aussi Amable Audin4 pense avec vraisemblance

qu’un « Simon primitif » s’est scindé en deux : le mage et l’apôtre. Cette

hypothèse se trouve corroborée par l’Évangile de Pierre, apocryphe qui

marque une transition entre un credo ancien et les récits canoniques. Le

fragment retrouvé en 1886 raconte la Passion évangélique, mais avec

une intention différente. Par exemple, les soldats romains n’y insultent

pas le « roi des Juifs » mais s’en prennent au « Fils de Dieu ». Jésus y

souffre en qualité d’être divin, non d’agitateur. Selon Watson, ce détail

« révèle un état plus ancien de la foi »… Il en va de même de la

Prédication aux enfers suivie de l’ascension immédiate vers les cieux…

En outre, le cri de Jésus expirant – « Ma Puissance, tu m’as

abandonné ! » - appartient à la gnose simonienne. Il se pourrait donc que

le merveilleux attribué à Pierre, dans les Actes des Apôtres, soit lui aussi

1 J. K. Watson, Le Christianisme avant Jésus-Christ, 1988.

2 Gal., 1/10-12 ; 2/4-14 ; I Cor., 1/12 ; 2/12 ; 3/10, 22 ; II Cor., 11/5, 12-15, 18-23 ; 12/11.

3 P. Alfaric, op. cit.

4 Amable Audin, Les empreintes de St-Pierre (Revue de l’Histoire des Religions, mars-juin 1928,

p. 187.

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le démarquage d’une tradition simonienne antérieure au Nouveau

Testament1.

Nous en sommes d’autant plus convaincus quand nous constatons la

superposition de certains faits racontés au sujet de Pierre, dans les Actes

des Apôtres, et certains faits racontés au sujet de Jésus dans l’Évangile

selon Marc.

Actes

Marc

Pierre à Lydda (9/33-35)

Pierre trouva un homme du nom

d’Ainéas, couché depuis huit ans

sur un grabat, paralytique. Pierre lui

dit : « Ainéas, Jésus le Christ te

guérit ! Lève-toi et étends ta couche

toi-même ! ». Aussitôt il se leva.

Tous les habitants de Lydda et du

Saron le virent ; ils se convertirent

au Maître.

Miracle de Pierre (9/36-42)

À Joppé, il y avait une femme

disciple du nom de Tabitha ce qui,

traduit, veut dire « Gazelle ».

Jésus à Capharnaüm ‘2/3-4, 11-12)

On vint apporter à Jésus un

paralytique porté à quatre […]. Et

Jésus… dit au paralytique : « Je te

dis, lève-toi, enlève ton grabat et va

chez toi ! » Il se leva et aussitôt,

enlevant le grabat, sortit au vu de

tous, si bien que tout le monde était

hors de soi et glorifiait Dieu en

disant : Nous n’avons jamais rien

vu de pareil !

Miracle de Jésus (5/21-24, 38-43)

Jésus était près de la mer. Il arrive

un des chefs de synagogue du nom

1 Ce qui est sûr, c’est que le surnom de Petros/Petrus (« Tu es Pierre ») est une invention

ecclésiastique inspirée par Zacharie, 3/9 : « Voici une pierre que j’ai placée devant Josué

[=Jésus] ». Le passage de Matthieu, 16/18-19 n’a pas son parallèle en Marc et Luc : « Aussi bien,

écrit Watson, la pseudo-intronisation de Pierre est une interpolation à reprise sur les mots

« dans les cieux » (èn toïs ouranoïs) que l’on trouve dans le texte grec, { la fin des versets 18 et

19 ». Par ailleurs, la tradition faisant de saint Pierre le concierge du Paradis est décalquée sur

Janus, dieu des Portes du Ciel dans Ovide (Fastes, I).

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Elle faisait en abondance bonnes

œuvres et aumônes. Il arriva en ces

jours que tombée malade elle

mourut. Pour la laver on la mit dans

une chambre haute. Lydda étant

près de Joppé, les disciples

apprenant que Pierre y était, lui

envoyèrent deux hommes pour le

supplier : Hâte-toi de venir jusqu’à

nous ! Pierre se levant alla avec

eux. Arrivé, on le fit monter à la

chambre haute et il fut en présence

de toutes les veuves qui pleuraient

et montraient robes et manteaux,

tout ce que faisait, quand elle était

au milieu d’elles, la Gazelle. Les

chassant toutes, Pierre agenouillé

pria et se tournant vers le corps dit :

Tabitha, lève-toi ! Elle ouvrit ses

yeux et voyant Pierre se mit assise.

En lui donnant la main il la mit

debout. Et appelant les saintes et les

veuves, il la présenta vivante. Ce

fut connu dans tout Joppé et

beaucoup crurent au Maître.

de Jaïr, qui, le voyant, tombe à ses

pieds et le supplie avec beaucoup

de paroles, en disant : « Ma jeune

fille est à l’extrémité. Ah ! viens lui

imposer les mains pour qu’elle soit

sauvée et qu’elle vive ! ». Jésus

s’en alla avec lui […]. On arrive

chez le chef de synagogue. Il voit

un vacarme, des gens qui pleurent

et font force hurlements. Il entre et

leur dit : Pourquoi faites-vous du

vacarme et pleurez-vous ? L’enfant

n’est pas morte, elle dort ! On se

moquait de lui. Lui, les ayant tous

chassés… entre où était l’enfant.

Prenant la main de l’enfant, il lui

dit : Talitha koum, ce qui signifie :

jeune fille, je te dis, lève-toi !

Aussitôt la jeune fille se leva et

marchait (elle avait douze ans). On

fut aussitôt perdu de stupeur… Il

dit de lui donner à manger.

Dans le premier exemple, les deux grabataires pourraient bien avoir le

même grabat.

Le deuxième exemple est encore plus significatif. Comparons Tabitha

koum et Talitha koum : on a l’impression que ces deux expressions

proviennent de deux versions parallèles d’un même fait merveilleux qui

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avait beaucoup volé sur les lèvres jésus-christiennes1. C’est à Pierre qu’il

se rapportait d’abord. Tabitha s’est altéré en Talitha. Mais Pierre attribue

sa puissance à une entité qui l’habite : Jésus le Christ… Le Marc

judaïsant humanise cette entité en la séparant de Pierre. Ceci dit, il y a

probabilité que la partie qui, dans les Actes des Apôtres, se rapporte à

Pierre, provienne des « dits et faits » du « Seigneur » transmis à Marc par

Pierre, selon Papias (dans l’Histoire Écclésiastique, III/39, 15-16)2.

Dans un troisième exemple, c’est le procès d’Étienne devant le

Sanhédrin qui paraît avoir été transposé en procès de Jésus devant les

mêmes juges.

Actes

Marc

Faux témoins contre Étienne (6/13-

14)

Nous l’avons entendu dire que ce

Jésus le Nazaréen détruira ce lieu-ci

[le Temple de Jérusalem].

Étienne (6/55-56), rempli d’esprit

saint, regardant le ciel vit la gloire

de Dieu et Jésus debout à la droite

de Dieu et dit : Voici que je vois les

cieux ouverts et le Fils de l’homme

debout à la droite de Dieu ! Criant à

tue-tête, ils se bouchèrent les

oreilles et se jetèrent tous ensemble

sur lui.

Faux témoins contre Jésus (14/57-

58),

Nous l’avons entendu dire : Je

détruirai ce Temple fait de main

d’homme.

Jésus (14/62-64), [moins

naturellement], dit au grand-prêtre :

Je le suis [le Christ Fils de Dieu].

Et vous verrez le Fils de l’homme

assis à la droite de la Puissance et

venant avec les nuées du ciel !

Alors le grand-prêtre déchira ses

habits… Et tous le condamnèrent

[Jésus] déclarant qu’il avait mérité

la mort.

1 De même l’histoire du centurion, dans Luc (7/2-10) et dans Matthieu (8/15-13), semble être une

transposition de l’histoire du centurion dans les Actes (10).

2 Même probabilité pour Marc.

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118

Un autre évangéliste (Luc, 23/46 et 34) mettra dans la bouche de Jésus

sur la croix les deux paroles qui sont rapportées d’Étienne mourant

(Actes, 7/59-60) : « Maître, reçois mon esprit ! », « Maître, ne leur

compte pas ce péché ! ».

Mais où alla Pierre après avoir quitté ses amis ?

Les Actes ne précisent pas si l’apôtre Pierre se dirigea directement vers

Rome. D’autant qu’ils le font réapparaître à Jérusalem en l’an 51, quand

Paul et Barnabas viennent y participer au grand débat sur la circoncision

des gentils (15/1-21).

D’autre part, l’épître paulinienne aux Galates (11/14) nous montre

Pierre/Céphas faisant de la propagande à Antioche, en l’an 54. Dans I

Corinthiens (9/5), en l’an 58, Pierre/Céphas fait encore des tournées en

Asie mineure (accompagné d’une femme).

Enfin, d’après le dernier chapitre des Actes, il est compris que Paul

serait arrivé à Rome en 61. Ce chapitre 28 (surtout les versets 14 à 19) ne

se comprendrait pas si Pierre était déjà à Rome quand Paul y arriva et

qu’il y trouva un petit courant chrétien préalablement établi… Pourquoi,

dans ce passage, les Actes ne parlent-ils pas de Pierre à la tête des frères

qui accueillirent Paul si, comme l’affirme saint Jérôme (Hommes

illustres), Pierre était à Rome depuis la deuxième année du règne de

l’empereur Claude (en 42), y occupant la chaire pontificale jusqu’à la

quatorzième et dernière année de Néron (en 68) ?

La venue de Pierre à Rome a été niée dès 1520, par Ulrichus Velenus1.

D’après l’Allemand Christian Baur (Das christentum der 3 ersten), la

fable du séjour de Pierre à Rome aurait son origine dans l’invention des

Homélies clémentines, selon lesquelles (II/17) Pierre serait monté à la

capitale de l’Empire pour y suivre Simon le magicien, qu’il avait pourtant

déjà confondu à Césarée 2. Cette littérature clémentine a été déclarée

apocryphe par l’Église , car on y découvre que Simon le magicien n’est

1 Velenus est l’auteur de l’Épître dédicatoire, dans sa Demonstratio contra romani papae

primatus figmentum. Cette opinion fut développée par Spanheim (De ficta profectione Petri in

urbem Roman deque non una traditionis origine, La Haye, 1703, tome 2). 2 Quant à eux, les Actes (8/5) donnent « une ville de Samarie », sans préciser laquelle.

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119

autre que Paul. Pourtant, à l’origine, il se pourrait bien que Pierre ait été

lui-même, le double géminé de Simon le magicien, le Simon primitif

ayant été scindé en deux : le mage et l’apôtre1.

Tout cela laisse perplexe, quant à l’historicité de Simon/Pierre/Céphas !

Nous allons voir, dans la suite des Actes, que Paul, une fois converti,

apparaît comme un efficace auxiliaire des apôtres (bien qu’il ne semble

pas qu’ils l’aient considéré comme un des leurs). Appelé par le « Christ

ressuscité » à porter la vraie foi aux nations, il s’acquitte de sa tâche en

plein accord avec Pierre et ses compagnons : ce qui contredit quelque peu

l’ambiance tendue des Épîtres pauliniennes (voir infra).

La partie du livre des Actes des Apôtres se rapportant à Pierre est là

pour établir que le christianisme n’est pas l’antithèse du judaïsme, mais

son aboutissement normal, et que sa vraie métropole est Jérusalem, non

Antioche (comme il est dit en 11/26).

Paul

Du chapitre 7 (verset 57) au chapitre 8 (verset 3), les Actes des Apôtres

nous racontent l’irruption de Saul – le futur Paul – dans l’histoire du

jésus-christianisme.

En 7/58, l’auteur écrit que ceux qui lapidèrent Étienne (premier martyr),

pour être plus à l’aise dans leurs mouvements, déposèrent leurs vêtements

aux pieds d’un jeune homme appelé Saul. Quelques lignes plus loin (8/1),

il est précisé que le jeune Saul, bien que n’ayant pas participé activement

à la lapidation, était consentant ; autrement dit, l’auteur tient à souligner

que la passivité de Saul, qui n’était pas suffisamment âgé pour jeter les

pierres du supplice, n’enlevait rien à sa responsabilité. Trois lignes

encore, puis survient un aveu brutal (8/2-3) :

Des hommes pieux emportèrent Étienne pour

l’ensevelir […]. Or Saul ravageait

l’assemblée, entrant dans les maisons ; et

traînant hommes et femmes, il les livrait en

prison. 1 Amable Audin, op. cit..

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120

Ce Saul, chef de milice, est-il bien le même personnage que celui dont

on nous disait, quelques lignes plus haut, qu’il n’était qu’un jeune homme

à qui les lapideurs d’Étienne firent tenir le rôle de gardien de leurs

vêtements ?

Le théologien protestant allemand H. H. Wendt a découvert dans ce

passage un cas patent d’interpolation. Le récit primitif s’articulait comme

suit :

Ils [les gens de Jérusalem hostiles à Étienne]

bouchèrent leurs oreilles, et d’un commun

accord se précipitèrent sur lui ; et l’ayant

poussé hors de la ville, ils le lapidaient (7/57-

58a)…

Et des hommes pieux emportèrent Étienne

pour l’ensevelir, et menèrent un grand deuil

sur lui (8/2).

Entre la phrase de la lapidation et celle de l’ensevelissement, un

faussaire a ajouté le passage suivant :

Et les témoins déposèrent leurs vêtements

aux pieds d’un jeune homme appelé Saul. Et

ils lapidaient Étienne, qui priait [ …] ; et

Saul consentait à sa mort (7/58b – 8/1a).

L’interpolation est détectable, car, comme l’observe Alfred Loisy, « le

pauvre Étienne semble avoir été lapidé deux fois ». La manœuvre

consiste à introduire un Saul « jeune homme » dans le récit, car, à travers

tous les textes qui se rapportent à Paul, il apparaît de manière flagrante

que celui-ci n’a pas connu Jésus de son vivant.

D’abord témoin passif de la lapidation d’Étienne, Saul est donc devenu

persécuteur actif. Les Actes confirment (9/1-2) :

Or Saul, respirant encore menace et meurtre

contre les disciples du Seigneur [Jésus

Christ], alla au souverain sacrificateur et lui

demanda pour Damas des lettres adressées

aux synagogues, en sorte que, s’il en trouvait

quelques-uns qui fussent de la voie [du

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121

Seigneur Jésus Christ], il les amenât,

hommes et femmes, liés à Jérusalem.

Vient ensuite le célèbre épisode de la conversion de Saul (9/3-7) :

Et, comme il était en chemin, il arriva qu’il

approcha de Damas ; et tout à coup une

lumière brilla du ciel comme un éclair autour

de lui. Et étant tombé par terre, il entendit

une voix qui lui disait : Saul ! Saul !

Pourquoi me persécutes-tu ? Et il dit : Qui

es-tu, Seigneur ? Et il répondit : Je suis Jésus

que tu persécutes. Mais lève-toi et entre dans

la ville ; et il te sera dit ce que tu dois faire !

Et les hommes qui faisaient route avec lui,

s’arrêtèrent tout interdits, entendant bien la

voix, mais ne voyant personne.

Que penser de cette anecdote ?

Elle suscite quatre remarques, désastreuses quant à l’authenticité des

faits :

1° À propos de l’expédition punitive de Saul à Damas (9/1-2), il

faudrait, pour y voir un fait véridique, admettre au préalable que le

Sanhédrin de Jérusalem avait juridiction sur les Juifs de Damas ; ce qui

est irrecevable, puisque Damas était soumise aux rois nabatéens (II

Corinthiens, 11/32).

2° Comment expliquer que ce même Sanhédrin ait pu persécuter les

Juifs de Damas adeptes de Jésus Christ, tout en épargnant ceux de

Jérusalem ? Car incontestablement, on peut observer (Actes, 15/1-5)

pharisiens et jésus-christiens délibérer ensemble, et librement, sur la

circoncision des gentils convertis.

3° En (9/7), on nous dit que les hommes qui faisaient route avec Paul

entendirent des voix, mais ne virent personne. Alors qu’en (22/9), Paul

raconte le contraire : « Ceux qui étaient avec moi virent la lumière […],

mais n’entendirent pas la voix de celui qui me parlait ». Une telle

contradiction dans la même œuvre, portant sur la description d’un

miracle, rend le dit miracle plus que douteux. Notons que l’anecdote de la

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122

conversion de Saul se situe dans un second cas d’interpolation, découvert

par Wendt, entre (8/4) et (11/19).

4° Le chapitre 8 est introduit par l’annonce d’une « grande

persécution » contre les fidèles de Jésus-Christ (8/1-3). Puis, en (8/4), il

est dit :

Ceux donc qui avaient été dispersés

allaient çà et là annonçant la parole.

On peut être étonné par le fait que, d’après (8/1), cette dispersion ne

concerne pas les apôtres qui restent à Jérusalem comme si, eux n’avaient

rien à craindre. D’ailleurs, on les retrouve quelques lignes plus bas (8/14),

saints et saufs, comme si de rien n’était !

Mais ce qui frappe le plus, c’est que pour savoir ce qu’il est advenu des

fidèles dispersés, il faut attendre (11/19) !

Ceux donc qui avaient été dispersés

[…] passèrent jusqu’en Phénicie, et à

chypre et à Antioche, n’annonçant la

parole à personne, si ce n’est à des Juifs

seulement.

À l’évidence, nous avons affaire à une interpolation avec reprise. Tout

le texte compris entre (8/4) et (11/19) a été intercalé.

Cette interpolation (que nous ne pouvons reproduire ici, à cause de sa

longueur) a pour but de concilier Juifs et goïm dans leurs rapports avec la

Loi de Moïse, en particulier avec la circoncision. On en profita pour

situer à cette époque la conversion fictive de Simon le Mage. On peut

même conjecturer que le don apostolique du Saint Esprit a été ajouté au

baptême selon Jésus. Le premier interpolateur ne connaissait ou

n’admettait que le baptême ; un second faussaire – vraisemblablement

montaniste – est intervenu pour adapter le texte à un nouveau dogme.

Poursuivons !

Devenu aveugle, Saul est conduit à Damas, dans « la maison de

Judas », où un « disciple » [de Jésus Christ] nommé Ananias lui imposa

la main « pour qu’il recouvrât la vue » et qu’il soit « rempli de l’Esprit-

Saint » (9/8 – 18).

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123

Ayant été baptisé, « il fut quelques jours avec les disciples qui étaient à

Damas ; et aussitôt il prêcha Jésus dans les synagogues, disant que lui est

le Fils de Dieu […], démontrant que celui-ci [Jésus] était le Christ »

(9/19-22).

Saul poursuit alors sa mission chrétienne à Jérusalem, à Césarée, à

Tarse. Dans cette ville, Saul est pris en charge par Barnabas qui le mène à

Antioche où, pour la première fois disent les Actes (11/26), les disciples

[de Jésus Christ ? ] « furent nommés chrétiens ».

Puis viennent les quatre voyages.

Cette fois, la cohérence est au rendez-vous : l’itinéraire des voyages de

Saul (qui ne tardera pas à devenir Paul) n’est pas invraisemblable, le

kilométrage ne dépasse pas les possibilités de l’époque et les indications

de lieux sont presque toujours vérifiées. D’autre part, le synchronisme

n’est plus pris en défaut.

Néanmoins, une autre anomalie se présente à nous : le passage où Saul

devient Paul. L’opération de fusion, faisant des deux hommes un seul et

même personnage, ne se fit pas sans difficultés. L’identification intervient

lors du passage des Actes (13/6-12) où Saul est censé convertir le

proconsul romain Sergius Paulus :

Et ayant traversé toute l’île [de Chypre]

jusqu’à Paphos, ils trouvèrent un certain

homme, un magicien, faux prophète juif,

nommé Bar Jésus, qui était avec le proconsul

Serge Paul, homme intelligent. Celui-ci,

ayant fait appeler Barnabas et Saul, demanda

à entendre la parole de Dieu. Mais Elymas, le

magicien (car c’est ainsi que son nom

s’interprète), leur résistait, cherchant à

détourner le proconsul de la foi. Et Saul qui

est aussi appelé Paul, étant rempli de

l’Esprit Saint, fixant ses yeux sur lui, dit : Ô

homme, plein de toute fraude et de toute

méchanceté, fils du diable, ennemi de toute

justice, ne cesseras-tu pas de pervertir les

voies droites du Seigneur ? Et maintenant

voici, la main du Seigneur est sur toi, et tu

seras aveugle, sans voir le soleil pour un

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124

temps. Et à l’instant une obscurité et des

ténèbres tombèrent sur lui ; et se tournant de

tous côtés, il cherchait quelqu’un qui le

conduisit par la main. Alors le proconsul,

voyant ce qui était arrivé, crut, étant saisi par

la doctrine du Seigneur.

Hormis le fait que la punition infligée à Elymas ressemble étrangement

à celle de Saul sur le chemin de Damas (transposition des faits et

renversement des rôles par scribe interposé ?), on en arrive à l’inévitable

question : y a-t-il un rapport entre le surnom donné à Saul et le nom de

Sergius Paulus ?

On sent bien dans ce passage, que l’auteur a cherché à souder en un

même corpus, deux textes distincts mettant en scène deux personnages

étrangers l’un à l’autre. Jusqu’à ce passage, Paul, nom de substitution de

Saul, est ignoré du lecteur. Il faut attendre l’apparition de Sergius Paulus

pour qu’on nous avoue, quelques lignes plus loin, que Saul (sans tréma

sur le u) était aussi appelé Paul. Antoine Guérin (C.C.E.R. n° 100/1977)

fait pertinemment remarquer le subterfuge : « C’est ce simple membre de

phrase, perdu dans un contexte qui ne comportait jusque là nulle mention

de Paul, qui a permis à la critique d’accepter les yeux fermés la fusion de

Saul et de Paul. C’est cette indication unique et furtive, qu’aucun texte ne

garantit, qui a créé ou confirmé la légende d’un Paul nommé Saul. Le

nom de Saul est ignoré non seulement des Épîtres pauliniennes, mais

aussi des Épîtres pastorales, et même des Apocryphes, ce qui montre

bien son caractère tardif. Paul n’a jamais dit qu’il portait le nom de Saul,

et personne ne l’a appelé ainsi ».

On ne peut imaginer, en effet, que Paul se soit tu sur son nom de

circoncision, voire même qu’il y ait renoncé, si – comme indiqué en Actes

(9/4-5) – Jésus s’était manifesté à lui en l’appelant « Saul ». D’ailleurs,

dans ses Épîtres, Paul ne parle à aucun moment de cet événement capital

que représente sa rencontre avec Jésus sur le chemin de Damas. En II

Corinthiens (12/2-4), il nous confie sobrement son expérience de

ravissement « jusqu’au troisième ciel », « dans le paradis », où il a

« entendu des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à l’homme

d’exprimer » ; rien de commun avec le phénomène lumineux décrit dans

les Actes où l’auteur, lui, ne se prive pas de nous relater le dialogue entre

Saul et Jésus.

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125

En raison de toutes les anomalies ci-dessus répertoriées, l’authenticité

des Actes des Apôtres est fortement sujette à caution. Comme l’affirme

Alfred Loisy, le « travestissement perpétuel » du texte en fait un

« document détestable », un « livre frelaté » qui ne peut être utilisé en

référence qu’avec la plus grande circonspection. D’après Georges Ory

(C.C.E.R. n° 137/1984), « les Actes se sont inspirés du roman juif Joseph

et Aseneth » ou ont puisé aux mêmes sources (voir le compte-rendu de

Ménard sur les rapprochements entre les deux textes effectués par

Burchard, dans la Revue de l’Histoire des Religions, oct. 1972, p. 202-

203).

Le Programme de Paul

Lisons la dernière page des Actes (28/17-20).

Paul vient d’arriver à Rome. Son premier soin est de se mettre en

rapport avec ses compatriotes. Il convoque donc les principaux membres

de la colonie juive et il leur expose sa situation. Il avoue avoir été arrêté

par les Romains à l’instigation des Juifs de Jérusalem qui le détestent.

Mais il affirme énergiquement n’avoir rien fait pour mériter la haine à

laquelle il est en butte. Et il ajoute : « C’est à cause de l’espérance

d’Israël que je porte cette chaîne ». Ces paroles sont destinées à fournir la

preuve de la loyauté de Paul, et elles la fournissent en mettant sous les

yeux des auditeurs l’emploi que l’apôtre a fait de son temps. Leur sens est

celui-ci : « Je vous ai dit que les Juifs de Jérusalem n’ont eu aucune

raison de me dénoncer aux Romains. Je vous dois naturellement une

preuve de mon assertion, et la meilleure preuve consiste à vous montrer

ce que j’ai fait. Sachez que, partout où je suis allé, j’ai prêché l’espérance

d’Israël. Je suis l’avocat de cette espérance. J’en suis aussi le martyr, car

c’est à cause de l’espérance d’Israël que je porte cette chaîne ».

Qu’est- ce donc que l’espérance d’Israël dont Paul se fait gloire d’être

le prédicateur, comptant bien ainsi acquérir un titre à la sympathie et à la

reconnaissance de ses compatriotes ? Ce qui est sûr avant tout examen,

c’est que sous la forme où il la présente, elle ne contient aucun élément

spécifiquement jésus-christien. Peut-être en serions-nous réduits à cette

réponse purement négative, si nous n’avions à notre disposition que

l’entretien avec la colonie juive de Rome. Mais lisons le plaidoyer

prononcé par Paul, à Césarée, devant Agrippa II (26/4-7) :

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126

Maintenant, c’est à cause de l’espérance

dans la promesse faite à nos pères que

je suis en jugement. Nos douze tribus

qui, sans relâche, servent Dieu nuit et

jour, espèrent obtenir cette promesse.

C’est à cause de cette espérance, ô roi,

que je suis accusé par les Juifs.

Ici Paul, qui se présente déjà comme l’apôtre et le martyre de

l’espérance d’Israël, nous donne sur elle une précision que nous ne

possédions pas encore. Il nous apprend que l’espérance d’Israël repose

sur une promesse faite par Dieu aux ancêtres du peuple juif, et que les

douze tribus servent Dieu pour obtenir par leur ferveur religieuse

l’accomplissement de cette promesse.

Dieu a promis aux patriarches un bienfait, et la postérité des patriarches

attend la réalisation du bienfait.

L’exégèse traditionnelle situe la rédaction des Actes des Apôtres entre

60 et 90 de notre ère. Mais la critique indépendante la juge plus récente :

après l’an 120. Van den Bergh van Eysinga (Premiers écrits du

christianisme, 1930) pense même qu’elle est postérieure à l’an 150 de

notre ère.

Dans ces conditions, il devient difficile d’accorder quelque crédit au

Paul des Actes.

La Biographie officielle de Paul

Malgré toutes ces difficultés, la tradition ecclésiastique a tiré des Actes

des Apôtres une biographie officielle de Paul, donnée par saint Jérôme

(342-420).

Dans son De viris illustribus (M.L.XXIII, 615-646), Jérôme écrit :

« L’apôtre Paul, appelé auparavant Saul, doit être compté hors du nombre

des douze apôtres. Il était de la tribu de Benjamin, et de la cité de Giscala,

en Judée. Quand celle-ci fut prise par les Romains, il émigra avec ses

parents à Tarse, en Cilicie, puis fut envoyé par eux à Jérusalem, pour y

étudier la Loi. Et il y fut instruit par Gamaliel, homme très savant, dont

Luc fait mémoire ».

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127

Cette biographie semble confirmée par Photius, savant exégète du IX è

siècle, qui fut patriarche de Constantinople (Ad amphilocium, CXVI) :

« Paul […], de par ses ancêtres selon la chair, avait pour patrie Giscala

(c’est encore actuellement une bourgade de Judée, mais autrefois ce fut

une petite ville) […]. Lors de la conquête romaine, ses parents, ainsi que

la plupart des autres habitants, furent emmenés en captivité à Tarse ».

À bien y regarder, Photius ne dit pas que Paul est né à Giscala. Il dit

seulement que Giscala était la ville native des parents de Paul, mais que

ceux-ci furent déportés à Tarse. Or, la tournure de la phrase laisse

entendre que la naissance de Paul est postérieure à cet événement. Selon

Photius, ce serait à Tarse – non à Giscala – que Paul aurait vu le jour.

D’où vient cette dissonance ?

Le rapport de Photius a l’avantage sur celui de Jérôme de s’accorder

avec les Actes qui donnent la parole à Paul lui-même, au sujet de ses

origines. En (21/39) : « Je suis Juif, de Tarse, citoyen d’une ville de la

Cilicie qui n’est pas sans renom ». Puis, en (22/3) : « Je suis Juif, né à

Tarse de Cilicie ».

Pourquoi saint Jérôme – qui écrivait avant Photius – évoque-t-il Giscala

comme patrie de Paul ? N’avait-il pas lu les Actes ?

La confrontation de ces deux biographies incompatibles soulève deux

difficultés, l’une mineure, l’autre majeure.

1° Saint Jérôme (contredit insidieusement par Photius) prétend que Paul

naquit à Giscala (Haute Galilée) ; mais, peu après lui, saint Épiphane

(438-495) soutenait ouvertement que Paul était né à Tarse de Cilicie (en

Turquie).

Paul est-il né à Tarse ou à Giscala ?

- s’il est né à Tarse, vers l’an 10 (date déduite des Actes), comment

a-t-il pu devenir citoyen romain, sachant que Tarse ne devint

colonie romaine qu’au cours du IIè siècle ?

- s’il fut citoyen romain, comment a-t-il pu, à plusieurs reprises,

être battu de verges par les Juifs dans un territoire occupé

militairement par Rome (cf. II Corinthiens, 11/25) ?

En général, les manuels catholiques d’Écriture sainte affirment sans

expliquer. Au sujet du cosmopolitisme de Paul, on peut lire ces mots du

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128

Père Renié1 : « Juif de race et d’éducation, Grec par le lieu de sa

naissance et son parler, citoyen romain, il était le point de contact des

trois mondes »… Ce à quoi le prêtre défroqué Georges Las Vergnas

rétorque : « ce n’était pas un homme mais un carrefour. Encore un peu, il

serait une synthèse, voire un symbole ».

2° Quand, pour la première fois, les Romains firent irruption en

Palestine, en 63 avant notre ère, ils n’exercèrent aucune violence envers

les gens de cette contrée. Seuls, les partisans d’Aristobule II, retranchés

dans le temple de Jérusalem, furent l’objet de leur hostilité. En aucun cas

ils n’inquiétèrent les habitants de Giscala. En revanche, la seule occasion

au cours de laquelle les Romains s’emparèrent de Giscala et déportèrent

des prisonniers, nous est racontée par Flavius Josèphe (Guerre des Juifs,

4/VIII-IX). Cet événement se situe lors de la conquête de la Galilée par

Vespasien et Titus, en 68 de notre ère… À supposer – comme nous le

laissent penser Jérôme et Photius – que Paul était encore un enfant quand

Titus s’empara de Giscala, on peut logiquement en déduire que son

floruit, vers l’âge de quarante ans, se situe pour le moins entre 90 et 100

de notre ère. Si sa mission avait débordé au-delà de la cinquantaine, il

faudrait la situer dans les premières décennies du IIè siècle. Dès lors, on

comprend pourquoi saint Épiphane voulut faire oublier Giscala, et

pourquoi les Actes n’en parlent plus.

Les Actes nous rapportent que Saul fut élevé à Jérusalem, « aux pieds

de Gamaliel », qu’il y passa son adolescence, et qu’à l’âge adulte, il fut

employé comme homme de main par les autorités religieuses… Dans ces

conditions, comment se fait-il que Saul n’ai pas été reconnu par ses

anciens compagnons, lors de son arrestation quelques années plus tard, au

point qu’il fut obligé de se présenter publiquement à eux (22/1-6) ?

Que le Paul de Giscala ait été envoyé à Jérusalem pour y étudier la Loi,

cela ne se peut pas ! La guerre civile y débuta en 66 de notre ère ; en 68,

les Romains en firent le siège ; en 70, Jérusalem n’existait plus. S’il

étudia auprès de Gamaliel, il ne peut s’agir que du deuxième porteur du

nom, celui qui tenait une école religieuse à Jabné et qui fut à l’origine de

la « Malédiction contre les Minim (les hérétiques) », vers 95/100.

1 Père Renié, Manuel d’Écriture Sainte, t. IV, p. 17 (Éd. Vitte, Lyon, 1938).

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129

Quels qu’aient été le lieu et la date de naissance de Paul, il est tout de

même surprenant qu’au milieu du IIe siècle de notre ère, ni l’évêque

Papias de Hiérapolis, ni l’apologiste Justin de Flavia Neapolis

(actuellement Naplouse) n’aient écrit le moindre mot sur Paul. Ils

semblent avoir ignoré jusqu’à son nom. D’ailleurs, c’est explicitement

aux douze apôtres – et non à Paul – que Justin Martyr attribue

l’évangélisation des gentils (I Apologie, 39 et 45 ; Dialogue, 42 et 53).

Mieux encore ! Arrivé à Athènes vers 65/66, Plutarque aurait dû avoir

quelque écho de l’échec des prédications de l’apôtre Paul si celui-ci,

quelques dix ans auparavant, avait réellement tenu devant l’Aréopage, le

discours que lui prêtent les Actes (17/16-33). Dans son voyage à

Alexandrie, il aurait pu savoir quelque chose de la communauté

d’Apollos, rival de Paul. Envoyé à Corinthe, auprès du proconsul romain,

il aurait dû être informé du groupe fondé par Paul, si les deux Épîtres aux

Corinthiens s’adressaient à une communauté existante. Enfin, enseignant

à Rome vers la fin du règne de Vespasien (78/79), il aurait dû y

remarquer le successeur de Pierre et de Paul à la tête de l’Église. Rien de

tout cela na appelé l’attention de cet homme curieux de tout. Plutarque,

qui connaît assez bien les Juifs et leurs doctrines, ne parle ni de Paul, ni

du jésus-christianisme.

Il apparaît clairement que l’historien rationaliste ne peut accepter tel

quel ce « livre frelaté ». D’autant que, depuis le monumental

commentaire d’Alfred Loisy1, publié en 1920, nous savons que livre des

Actes est de deux auteurs dont le second a corrigé et complété le premier.

Derrière Loisy, tous les critiques doués de tact littéraire ont perçu une

différence de style entre les deux grandes parties des Actes. Voici, en

termes clairs et concis, ce qu’en disent Paul-Louis Couchoud et Robert

Stahl2.

« Oui, il y a bien, dans le livre des Actes, deux mains à l’œuvre, deux

tissus cousus l’un à l’autre, deux rédactions juxtaposées.

1 A. Loisy, Les Actes des Apôtres (Nourry, Paris, 1920. L’auteur a donné une petite édition (Les

Actes des Apôtres, Rieder, Paris, 1925) où les deux rédactions sont distinguées par la

typographie.

2 P.-L. Couchoud et R. Stahl, Premiers écrits du christianisme (Éd. Rieder, Paris, 1930).

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« Le premier auteur, premier en date, second dans l’ordre du livre, est

celui qui a raconté les voyages de Paul. Son récit ferme et précis qui sent

la mer et l’embrun montre une exacte connaissance du levant grec.

« L’autre, second en date, premier dans le livre, a décrit en style

biblique de convention et ordonné autour de Pierre le tableau, plus

édifiant que vrai, des origines de l’Église. Il a surchargé aussi l’histoire de

Paul de retouches hagiographiques ».

Dualité des Auteurs

Il faut rappeler que l’archétype perdu du livre des Actes est représenté

par trois recensions :

1) L’alexandrine – dite « orientale » - qui a pour chef de file le

Codex Vaticanus B (à corriger à l’occasion par le Sinaïticus N), le

Codex Alexandrinus À et le Codex Ephraemi C. Elle est, en

général, la meilleure, bien qu’elle ne soit pas exempte de légers

abrègements et de quelques paraphrases.

2) La syro-latine – dite « occidentale » - qui a pour chef de file le

Codex Bezae D (à compléter par le Codex Psi du mont Athos), les

versions latines et syriaques. Elle est en grande partie paraphrasée,

mais repose quelquefois sur le meilleur texte.

3) L’antiochienne, qui est représentée par quatre manuscrits

principaux : H, L, P et S. Le manuscrit S (du mont Athos) paraît en

être le chef de file. Elle est plus récente et plus retravaillée que les

deux autres ; mais elle a pour base un texte ancien qui peut, par

endroit, conserver une bonne leçon.

La meilleure édition est celle de James Hardy Ropes (The Beginnings of

Christianity, vol. III - The text of Acts - , London, 1926), où le texte de B

et celui de D sont donnés intégralement, en regard l’un de l’autre ; chacun

avec son apparat critique.

S’appuyant sur cet ouvrage de référence, Couchoud et Stahl se sont

efforcés de découvrir de petits signes précis qui puissent servir à la

discrimination des intervenants dans la rédaction des Actes. Puis, ayant

étendu aussi loin que possible les constatations de cet ordre, ils ont réussi

à localiser les coutures entre les deux tissus, et à montrer quelles

particularités elles présentent. Enfin, les deux chercheurs ont pu

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caractériser la physionomie, l’horizon et le dessein de chacun des deux

auteurs.

Les deux premiers tests portent sur les formes grammaticales de deux

noms propres, ceux des villes de Jérusalem et de Lystre en Lycaonie.

1) Hiérosolymes, Iérousalem

Selon Couchoud et Stahl :

« Le narrateur de l’odyssée de Paul emploie la forme grécisée, plurielle,

déclinable Hiérosolymes – c

Iepoōó√uµa, c

Iepoōo√úµwy – où, par

étymologie populaire, c Iepou - est interprété par le grec iepos, « sacré »,

et ōa√nµ par ˝∑ó√uµa, montagne de Lycie. Cette forme bâtarde,

complaisante à l’oreille grecque (à la façon dont Saint-Boingt pour

Sembench, l’est à l’oreille française), est celle qu’emploient

communément les écrivains grecs : Strabon et Josèphe, aussi bien que

l’auteur de Tobie ou celui des Maccabées.

« Au contraire, le scrupuleux pasticheur de la Bible, par usage

ecclésiastique et goût archaïsant, emploie la forme indéclinable, calquée

sur l’hébreu, Iérousalem - c’est la forme constante de la traduction des

Septante. Il y pointe une habitude liturgique et une petite affection

d’initiés, comme ˝quand on dit en français Nébucadnetsar au lieu de

l’usuel Nabuchodonosor ».

Ce test est précieux, car il est d’une large application. Le nom de

Jérusalem revient 60 fois dans les Actes. La forme Hiérosolymes apparaît

21 fois ; la forme Iérousalem apparaît 34 fois ; 5 cas sont douteux : dans

2, Hiérosolymes paraît être la bonne leçon, dans les 3 autres Iérousalem.

Nous appellerons H l’auteur de la forme grécisée, et J, l’auteur de la

forme hébraïque.

2) Lystre, Lystres

Le cas de Jérusalem n’est pas unique. Une autre ville présente deux

formes grammaticales dont chacune est adoptée par un de nos auteurs :

c’est Lystre en Lycaonie.

« L’auteur H met le nom au féminin singulier Lystre, ce qui paraît avoir

été la forme usuelle. Par contre J met le nom au neutre pluriel, Lystres,

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forme assimilée à des noms géographiques de ce type (peut-être par

influence du latin, Lustra, senti comme pluriel de lustrum). C’est la forme

ecclésiastique ; elle est employée par l’auteur de II Timothée (3/11).

« Lystre apparaît trois fois dans le livre des Actes, Lystres deux fois.

Lystre est mentionnée par H dans l’itinéraire précis de Paul (14/6 ; 14/21 ;

16/1). Lystres est employée par J qui embellit cet itinéraire d’épisodes

fabuleux ou didactiques (14/8 ; 16/2). Les deux interpolations révélées

par la forme Lystres sont maladroitement accrochées au texte courant.

Dans les deux cas Lystres suit, à la distance de quelques mots, Lystre. Un

unique auteur ne sauterait pas ainsi d’une déclinaison à l’autre dans deux

phrases consécutives ».

Couchoud et Stahl signalent d’autres divergences itératives entre les

deux auteurs :

- H appartient au groupe religieux de ceux qui « adorent » (sédestai)

Dieu… J appartient au groupe de ceux qui « craignent » (phodeisthai)

Dieu… La nuance est importante : adorer s’applique au culte rendu à

n’importe quelle divinité, par exemple à Artémis Éphésienne (14/27) ;

craindre est spécialement appliqué à Yahvé.

- Pour désigner la prédication chrétienne, H et J disent « la parole »

(logos). Mais quand ils veulent spécifier davantage, H dit « la parole du

Seigneur » (kyrios), tandis que J dit « la parole de Dieu » (théos).

- H et J emploient tous deux le mot « apôtre », mais en deux sens

différents. Dans H, l’apôtre « c’est le missionnaire inspiré et autonome,

délégué de Dieu pour l’évangélisation des homme. C’est un fondateur de

communautés. Il est supérieur au prophète, au docteur, aux autres

inspirés ». C’est le sens primitif et courant du mot, qu’on retrouve dans la

Didakhè (11/4-6), dans le Pasteur d’Hermas (Sim., IX) et dans les

Homélies clémentines (11/35)… J, au contraire, donne au mot « apôtre »

un sens restreint qui a fini par prévaloir. « Il l’applique exclusivement au

collège des Douze qui, dans l’évangile, entourent Jésus, et qui n’ont

jamais été missionnaires que par fiction. Il y a douze Apôtres, pas un de

plus. Toute autorité vient d’eux ».

- Chaque auteur a une conception différente de l’ esprit » : l’une

« psychologique, mystique » ; l’autre « animiste, populaire ». Pour H,

l’esprit est intérieur à l’homme ; avec l’âme et le corps, c’est un élément

du composé humain ; c’est « la faculté divine de l’homme »… Pour J,

l’Esprit est « saint » (pour le distinguer des esprits mauvais) et extérieur à

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l’homme. « C’est un être céleste, brûlant, pesant, issu de Dieu. Il n’a rien

de commun avec aucune vertu humaine […]. L’Esprit Saint est celui qui

s’est emparé des prophètes de l’Ancien Testament et a parlé par leur

bouche. Puis il a rendu mère la vierge Marie et oint Jésus. Enfin, il est

tombé sur les Douze Apôtres, à la Pentecôte ».

- H est plus narrateur que théologien. La résurrection des morts et le

jugement dernier ne sont pas dans sa doctrine. « Le jugement, selon lui,

n’est pas à attendre. Il est immédiatement prononcé par celui même à qui

la parole [l’enseignement de l’apôtre] est proposée et qui l’accepte ou la

rejette. Et la vie éternelle s’ensuit »…J croit à la résurrection des morts,

au jugement final. Inspiré par le stoïcisme ancien, il croit à la

« restauration » qui implique la rénovation cosmique. Enfin, il croit au

règne terrestre de l’Oint et aux mille ans de liesse, pour les élus, dans la

Palestine régénérée.

Identification des Auteurs

Pour Couchoud et Stahl, les deux auteurs des Actes des Apôtres sont en

contraste par la personnalité, les sentiments, les dogmes et le dessein.

1) Le premier auteur (H)

« Le premier auteur est un homme de plein air. Il a une connaissance

remarquable, qui semble directe des choses de la Méditerranée,

particulièrement des itinéraires marins […] ; on pense à quelque patron

de navire, à un capitaine au long cours. Paul est son héros […]. L’esprit

de la narration est antijuif.

2) Le second auteur (J)

« Le second auteur apparaît comme un homme de bibliothèque et d’air

confiné, plus façonné par le papyrus que par la vie, copieur de Bible,

dénicheur et rapiéceur de livres, savant et crédule à la fois […]. Aucun

rabbin juif ne lui en remontrerait. Il sait la Septante sur le bout du calame

[…]. Les histoires de la Bible grecque – le deuxième livre des

Maccabées en particulier – lui fournissent des modèles de narration

grave, sans sècheresse, édifiante, sans fadeur. Il a butiné aussi le reste de

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la littérature juive. Il a lu la vie de Moïse, telle que Philon et Josèphe l’ont

romancée. De l’emprisonnement de Joseph dans les Testaments des

douze patriarches, il a fait l’emprisonnement de Paul et de Silas à

Philippes. Il fait crever Judas par le milieu, à la façon de Nadad, dans

l’histoire d’Ahikar. L’archéologie juive de Flavius Josèphe est son

arsenal. Il y va quérir des détails topiques sur Jérusalem et des précisions

historiques parfois malheureuses. [Mais] sa culture n’est pas toute juive.

Il a pratiqué les poètes grecs [et] la rhétorique stoïcienne. Il veut bien

tourner le dos aux Juifs, mais après les avoir entièrement dépouillés […].

La continuité est établie entre l’ancienne et la nouvelle foi. Les chrétiens

sont le véritable Israël. Et les Juifs sont laissés à la porte de leur propre

religion.

3) Conjecture

Après qu’ils nous aient familiarisés avec les traits personnels des deux

auteurs des Actes, Couchoud et Stahl tentent de les identifier, mais sans

affirmation :

« Nous connaissons un capitaine de navire (nauclerus), génie religieux

de premier rang, qui a voulu couper le christianisme du judaïsme, qui

s’est fait le grand disciple de Paul et le premier éditeur des épîtres de

Paul. C’est Marcion. Ne répond-il pas au signalement du premier

auteur ?…

« Nous connaissons d’autre part un fonctionnaire de la communauté de

Rome, férue de Bible, homme pratique, secrétaire habile, qui, d’après

Hermas, avait pour charge ordinaire d’écrire aux autres communautés.

C’est Clément […]. Le second auteur des Actes des Apôtres paraît être

aussi le correcteur des épîtres pauliniennes, l’auteur ou le correcteur des

épîtres pastorales, le second rédacteur du Quatrième évangile. Tout ce

grand travail de refonte, d’adaptation, d’atténuation, appliqué à plusieurs

livres […], ne pourrait-il être l’œuvre opportune du sage secrétaire ? ».

Ces deux hypothèses sont séduisantes. Elles ont été reprises par Prosper

Alfaric1 et quelques autres critiques indépendants. Cependant, elles ne

cessent de laisser subsister un doute : la tradition ecclésiastique situe

Marcion et Clément aux environs de 140/150 de notre ère ; c’est à dire

immédiatement avant Justin. Or, nous avons vu que l’époque de Justin ne

1 P. Alfaric, op. cit.

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connaissait pas les Évangiles. Encore moins les Actes. Pour un

complément d’enquête, il y a urgence à ce que nous consultions les écrits

attribués à Paul, à savoir les Epîtres pauliniennes.

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Chapitre Sept

Les Épîtres Pauliniennes

Les Deux Éditions

En 1921, Adolf von Harnack1, théologien protestant publiait un livre

intitulé Marcion, l’évangile du Dieu étranger. Dans ce livre, Harnack

livrait sa reconstitution de l’Apostolikon, c’est à dire, l’édition marcionite

des Épîtres de Paul.

Cette édition établie par Marcion, comprenait 10 épîtres, placées dans

l’ordre suivant : 1- Galates ; 2 - I Corinthiens ; 3 – II Corinthiens ; 4 –

Romains ; 5 – I Thessaloniciens ; 6 – II Thessaloniciens ; 7 – Laodicéens

(changée plus tard en Éphésiens ; 8 – Colossiens ; 9 –Philipiens ; 10 –

Philémon.

Comme on le voit, les trois Épîtres « pastorales » (I et II Timothée, Tite)

ne figuraient pas dans l’édition marcionite. Or, cette édition, dite « courte,

a disparu. Seule l’édition catholique dite « longue », a été conservée.

Mais l’Apostolikon transmis par Marcion a été lu et cité par plusieurs

auteurs anciens qui le combattaient du point de vue doctrinal. Tertullien

en a eu sous les yeux une traduction latine très littérale, dont il a copié

une grande partie dans son Contre Marcion. L’auteur anonyme des

Dialogues d’Adamantios, et Épiphane de Salamine, dans son Panarion

(en 377), donnent de nombreuses citations du grec. D’après ces trois

sources, et en utilisant aussi quelques allusions trouvées dans Irénée,

Origène, Éphrem et Chrysostome, l’équipe d’Harnack a réussi à rétablir –

soit en entier, soit en partie – les dix épîtres de l’Apostolikon (environ 450

versets).

Grâce à cette restauration, il nous est permis de comparer Apostolikon

(l’édition courte, marcionite) à l’édition longue (catholique). Non

1 A. von Harnack, Marcion. Das Evangelium vom fremden Gott (1921), Beilage III ; 2è éd.

augmentée 1924)... Attention ! La traduction publiée par les Éditions du Cerf (Paris), en 2005, ne

comprend pas la reconstitution de l’Apostolikon.

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seulement il comprend trois épîtres de moins (les « pastorales ») mais,

dans les épîtres qu’il donne, son texte est plus court. Devant ce fait, une

question se pose : est-ce Marcion qui a fait des coupures dans le texte

long, ou est-ce le texte long qui a fait des additions à l’Apostolikon ? En

d’autres termes : quelle est, de ces deux éditions, la plus proche du texte

primitif ?

Harnack, en toute sincérité, a suivi les écrivains ecclésiastiques qui

accusaient Marcion d’avoir « taillé », « supprimé », « découpé »,

« épongé » les écrits pauliniens. Il les a suivi sans soumettre leurs

affirmations à un examen sévère. Il s’est fié à eux. S’il avait pris garde

qu’Irénée, Tertullien, Épiphane ne pouvaient sans hérésie penser

autrement qu’ils n’ont fait, et que leur opinion était déterminée par leur

foi, s’il ne s’était laisser influencer par ces grands noms de l’Église, sans

doute aurait-il jugé utile de reprendre la question et de la traiter par une

méthode purement critique.

Par exemple, Le texte actuel de Galates (1/1) est :

Paul, apôtre, non de la part des hommes,

ni par l’homme, mais par Jésus Christ et

Dieu le Père qui l’a ressuscité d’entre les

morts.

Harnack écrit :

« En 1/1 de la lettre aux Galates, Marcion a supprimé les mots ‘’ et

Dieu le Père ‘’ après ‘’de Jésus Christ ‘’. Ainsi, il aboutit à dire que Jésus

Christ s’est lui-même ressuscité des morts ».

La critique d’Harnack vient de ce qu’il croit que la personne de Jésus se

distingue de celle du Père. Pour lui, la phrase initiale était :

Paul, apôtre, non de la part des hommes,

ni par l’homme, mais par Jésus Christ

ressuscité d’entre les morts.

À notre sens – en accord avec la théologie attribuée à Marcion –

nous pensons que la phrase initiale se composait ainsi :

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Paul, apôtre, non de la part des hommes,

ni par l’homme, mais par Christ qui se

réveilla [égheirantos auton] des morts.

Marcion n’aurait jamais appelé son dieu « Jésus » (de l’hébreu

Yehoshua, « Yahvé sauve »), alors qu’il dénonçait Yahvé comme un dieu

mauvais. Le Dieu de Marcion était le dieu « bon « (Krêstos), à la fois

Père et Fils.

Les Trois Pastorales

Un premier point en faveur de l’Apostolikon provient des trois épîtres

que l’édition longue a en plus. Il apparaît immédiatement qu’elles sont

écrites dans un style « lent, monotone, pesant, diffus, décousu, en

certaines parties terne et incolore1 », en contraste complet avec les dix

premières épîtres. Elles s’en écartent également par la grammaire, par les

particularités de la langue et surtout par le vocabulaire. En outre, elles

supposent une organisation ecclésiastique plus développée. Enfin, l’une

d’elles (I Tim., 6/20) promulgue la condamnation des Antithèses de

Marcion. Postérieures à Marcion, elles constituent une addition manifeste

à l’édition courte… L’édition longue est donc, au moins, surchargée de

ces trois pièces rapportées.

Les Dix Pauliniennes

Quant aux dix autres épîtres, la mise en parallèles du texte de

l’Apostolikon et du texte catholique ne permet pas toujours de discerner

l’originel du remaniement. Il y a plusieurs cas où on hésite, car les

arguments s’y retournent comme dans un sablier. Il faut donc chercher les

endroits où la fraude est incontestable.

Paul-Louis Couchoud2 a mis en évidence quatre cas décisifs : Romains

(1/17) ; Romains (3/21) ; Galates (3/10-26) ; Galates (4/24). Quand on y

1 E, Jacquier Histoire des livres du Nouveau Testament, I (Paris, 1903).

2 P. L. Couchoud, La Première édition de saint Paul dans Premiers Écrits du christianisme (Éd.

Rieder, Paris, 1928).

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enlève tout ce qui touche à la judaïsation des textes, on obtient des

« lignes fortes et nues, bien liées et bien sonnantes : voici, en exemple, le

troisième cas (Galates, 3/10-26), le plus rapide à exposer.

Laissons P.-L. Couchoud s’exprimer !

« L’Apostolikon donne cette suite d’idées :

Tous ceux qui sont sous la Loi sont sous une

malédiction… Le Christ nous racheta de la

malédiction de la Loi… Nous reçûmes donc la

bénédiction de l’esprit, par la foi, car tous, vous êtes

fils de Dieu par la foi.

« La pensée est claire. Le Christ, pendu au bois et devenu objet maudit,

prit sur lui l’antique malédiction. Aussitôt nous arriva une bénédiction qui

ne s’applique pas à la chair mais à l’esprit, car elle consiste à devenir

spirituellement fils de Dieu. L’Apostolikon ne contenait pas d’autre idée.

Il ne parlait aucunement de la bénédiction donnée à Abraham. Nous

avons sur ce point l’attestation expresse de Tertulien (Contre Marcion,

V/3) et d’Origène (dans Jérôme, Comm. In Gal., au passage).

« L’édition longue introduit avant ce passage la bénédiction donnée

àAbraham (3/6-9). Puis elle atténue, à la première ligne « Tout ceux qui

sont sous la Loi » en « Tous ceux qui en sont aux œuvres de la Loi ». Puis

elle dissocie « la bénédiction » et « de l’esprit ». La bénédiction est celle

qui a été donnée à Abraham ; l’esprit est le Saint-Esprit dont la descente

est racontée au livre des Actes des Apôtres. Enfin le thème de la

bénédiction à Abraham est développé en onze versets, avant la

conclusion :

Touts ceux qui en sont aux œuvres de la Loi sont sous une

malédiction…

Le Christ nous racheta de la malédiction de la Loi…

Afin qu’aux gentils la bénédiction d’Abraham vînt en le Christ

Jésus

Afin que nous reçussions la promesse de l’esprit.

… (onze versets sur la bénédiction donnée à Abraham)…

Car tous, vous êtes fils de Dieu par la foi en le Christ Jésus

« Là encore, il est visible que le texte long est une amplification. La

bénédiction donnée à Abraham et la promesse du Saint Esprit sont des

éléments étrangers. Le texte court se suffit à lui-même. L’autre est un

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texte rallongé. On va facilement du premier au second, mais non du

second au premier ».

Reprenons la main !

Les quatre exemples trouvés par Couchoud suffisent à montrer que

l’édition courte est plus ancienne que l’édition longue. L’Apostolikon

édité par Marcion est plus près de l’original que les textes de l’édition

catholique. Les Épîtres pauliniennes que nous lisons aujourd’hui, ne sont

pas autre chose qu’une seconde édition de Marcion, revue, augmentée et

conformée à l’orthodoxie ecclésiastique.

Quelle orthodoxie ? Quel enseignement les Épîtres pauliniennes sont-

elles censées transmettre ? Les recherches de Joseph Turmel, synthétisées

ci-dessous, vont nous aider à y voir clair.

Les Privilèges du Peuple élu

Penchons nous sur les textes des deux Épîtres considérées par l’Église

comme des fleurons d’authenticité : Romains et Galates. La doctrine de

base est celle d’un yahviste en rupture avec le judaïsme orthodoxe : il

croit à Yahvé, le Dieu de la Genèse ; mais il refuse de considérer la

circoncision comme condition sine qua none de salut. Pour lui, la foi

l’emporte sur la loi… Mais quelle foi ? Quelle loi ? Quel salut ?

Dans Romain 9/4, l’auteur signale divers privilèges réservés au peuple

élu de Yahvé, parmi lesquels il suffit de citer la « filiation » et les

« promesses ». Aux Israélites appartient la filiation ; à eux aussi

appartiennent les « promesses »…

1) la Filiation

La filiation – il s’agit évidemment de la filiation divine – est

mentionnée souvent dans l’Ancien Testament.

Certaines fois, elle est attribuée collectivement au peuple d’Israël.

C’est dans ce sens que Osée (11/1) fait dire à Dieu : « J’ai appelé mon

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Fils hors d’Égypte »1 ; la même idée est d’ailleurs contenue dans divers

textes qui, sans utiliser le mot « fils », enseignent que Dieu a aimé Israël

et l’a destiné à être son peuple.

D’autres fois, la filiation est attribuée au roi d’Israël. Tel est le sens du

verset du Psaume 2 : « Tu es mon fils : je t’ai engendré aujourd’hui ».

Dieu, qui prononce lui-même ces paroles, vient de dire qu’il a établi son

roi sur Sion, qu’il l’a oint2 .

Ailleurs, c’est chaque Israélite, individuellement , qui est déclaré fils de

Dieu. Ceci paraît dans Deutéronome 14/1 : « Vous êtes les fils de Yahvé

votre dieu ».

L’auteur se préoccupe surtout de cette dernière filiation ; mais sans

exclure la première, attendu que les deux sont inséparables. Dans sa

pensée, chaque Israélite est fils de Dieu, et le peuple d’Israël pris

globalement, est aussi fils de Dieu.

2) La Promesse

Dans l’Epître aux Galates, l’auteur parle de « la promesse » (3/17, 18 et

29), mais aussi des « promesses » (3/16). Pourquoi ces deux

appellations ? Il n’y a eu qu’une promesse, en ce sens que Dieu s’est

engagé à faire un don à Abraham. Mais Dieu a renouvelé cet engagement

à diverses reprises et en a donné plusieurs formules que l’on peut voir

dans la Genèse. Les deux expressions sont donc toutes deux légitimes ;

toutes deux, elles ont leur raison d’être. Quand l’auteur parle de la

promesse au singulier, il a en vue le don que Dieu a pris l’engagement de

faire à Abraham et à sa postérité. Quand il parle des promesses, il se

réfère aux multiples formules de la promesse que la Genèse nous

présente. Il serait facile de les apporter. Mais serait-on sûr que ces

explications correspondissent à la pensée de l’auteur ? Rien ne voudrait

un commentaire donné par l’auteur lui-même. Or, ce commentaire existe.

Il nous est fourni par Romains 4/3, où nous lisons : « Ce n’est pas par la

1 Voir aussi Exode, 4/22.

2 Ce psaume a été écrit après les victoires des Maccabées ; le fils de Dieu qu’il a en vue est

probablement Hyrcan Ier (mort en 104 av. notre ère).

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loi qu’a été faite à Abraham et à sa postérité la promesse d’être héritier du

monde, mais par la justice de la foi ». La promesse a pour objet l’héritage

du monde. Abraham a été institué par un décret divin « héritier du

monde ». Sa postérité a reçu la même investiture. Elle aussi est « héritière

du monde » ou, ce qui revient au même, l’empire du monde lui appartient

par droit de dévolution.

Les promesses que Jésus Christ est venu réaliser, ce sont les promesses

relatives à l’empire du monde, promesses qui ont toutes le même objet et

qui, en réalité, n’en font qu’une, mais qui pourtant sont multiples, puisque

la même promesse a été formulée plusieurs fois (Genèse, 12/7 ; 13/15 ;

15/18 ; 22/18).

Dans les deux Épîtres – Galates et Romains – l’objet de l’espérance

d’Israël est la possession d’un royaume terrestre ; et le Christ – identifié à

l’Oint du Psaume 2 – est le représentant d’Abraham : c’est là qu’est son

titre de noblesse, et non dans une prétendue descendance de David. Et ce

représentant d’Abraham a pour mission de réaliser la promesse dont le

grand patriarche fut jadis gratifié. Le programme – dont il doit assurer

l’exécution, mais qui émane de Dieu – est d’ordre politique ; il consiste

dans la fondation d’un royaume terrestre.

Ce thème est celui qu’exposent les livres de l’apocalyptique (juive ?),

postérieurs à la chute de Jérusalem, en 70. Les plus connus sont

l’Apocalypse de Baruch et le Quatrième Livre d’Esdras. Mais nos deux

Épîtres, elles, ne sont pas d’une orthodoxie irréprochable.

Certes, le Christ est venu pour procurer à la postérité d’Abraham

l’empire du monde. Toutefois, il ne procure pas ce bienfait seulement aux

Juifs à qui la promesse a été faite ; il l’accorde aussi aux païens étrangers

à la promesse. En effet, dans l’Épître aux Romains (10/1), l’auteur

souhaite que les Juifs soient « sauvés ». Mais, un peu plus loin, il ajoute

(10/12) : « il n’y a pas de différence entre le Juif et le Grec ». Puis

(10/13), « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé1 ». Les

bénéficiaires de la promesse faite à Abraham ne sont plus les Juifs seuls,

mais tous ceux qui y croient. Cette nouveauté est exprimée sans ambages

en Romains (4/13), où nous lisons : « Ce n’est pas par la loi [de Moïse]

qu’a été faite à Abraham et à sa postérité la promesse d’être héritier du

1 Même message en Romains (10/9).

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monde, mais par la justice de la foi ». La preuve du bien-fondé de ce

sentiment, Paul la demande à la chronologie. Il note en effet, (Romains,

4/10), que le patriarche Abraham n’était pas encore circoncis quand il

obtint l’amitié de Dieu. Puisqu’Abraham n’était pas encore circoncis, la

circoncision n’a donc eu aucune part à la promesse dont il a été gratifié.

Pour Abraham, la foi était tout, la circoncision n’était rien. La postérité

d’Abraham ne peut évidemment être sous un régime autre que celui

auquel Abraham, lui-même, a été soumis. Pour la postérité d’Abraham

aussi, la foi est tout, la circoncision n’est rien.

Qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce qui résulte de ce constat ? Le texte de

Romains (4/11) nous éclaire. Après qu’on ait appris qu’Abraham avait

reçu la circoncision comme sceau de sa justice – justice qu’il avait

obtenue par la foi quand il était incirconcis -, Paul ajoute qu’il reçut ce

signe afin qu’il fût, d’une part « le père de tous ceux qui croient sans être

circoncis, en sorte que leur foi leur soit imputée à justice », et d’autre part

« le père des circoncis qui n’ont pas seulement la circoncision, mais qui,

de plus, suivent les traces de la foi qu’avait notre père Abraham étant

encore incirconcis ». En d’autres termes : ceux-là ont Abraham pour père

et sont ses enfants ceux qui, bien qu’incirconcis, ont la foi ; et ceux qui

sont circoncis n’ont Abraham pour père, et ne sont ses enfants, que si à la

circoncision ils joignent la foi. Plus clairement encore : on n’est pas

enfant d’Abraham parce qu’on est sorti de la semence d’Abraham ; on

n’est pas Israël parce qu’on est issu d’Israël. On est Israël quand on a la

foi en le Dieu d’Israël, en sa promesse et en son Oint sauveur. Ceci est

explicite en Romains (3/21) ; « Maintenant, sans la Loi, la justice de Dieu

a été manifestée, attestée par la Loi et les Prophètes : la justice de Dieu

par la foi à Jésus Christ pour tous ceux qui croient ». L’auteur de ce texte

est yahviste, mais il n’est pas judaïste de stricte orthodoxie nationaliste.

On peut penser qu’il vit dans la Diaspora et s’y sent bien.

Dans l’Épître aux Galates, nous retrouvons le même cas de figure.

L’auteur yahviste se trouve confronté aux tenants du judaïsme

nationaliste. Entre les deux parties, il y a accord sur trois points et conflit

sur un quatrième : 1° on est d’accord à croire qu’une promesse a été faite

à Abraham ; 2° on est d’accord sur l’objet de cette promesse ; 3° on

s’accorde à admettre que seuls les fils d’Abraham participeront à sa

promesse. Le conflit porte sur les conditions requises pour être fils

d’Abraham.

Sur ce point de rupture, les intégristes disent : « On n’est fils

d’Abraham que par l’observation de la loi, notamment par la

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144

circoncision ; d’où il suit que ceux-là seuls participeront à la promesse

faite à Abraham qui observent la loi, et avant tout, qui sont circoncis ». –

« Non, réplique l’auteur de Galates 3/9 ! On n’est fils d’Abraham que

lorsqu’on a la foi qu’a eue Abraham ; et ceux-là seuls qui croient,

participeront à la bénédiction d’Abraham le croyant ». Ce point étant seul

en litige, l’auteur de Galates ne s’occupe guère que de lui ; et pour

l’établir, il a recours à une laborieuse argumentation dont la pensée est

celle-ci : « La promesse ayant été faite avec cette clause qu’elle serait

obtenue par la foi, la loi survenue quatre cent trente ans plus tard ne peut

pas annuler la disposition primitive, car si elle l’annulait, elle abolirait la

promesse elle-même. Si en effet, l’héritage vient par le moyen de la loi, il

ne vient plus par le moyen institué au moment où la promesse fut faite,

attendu que Dieu fit don à Abraham avec cette clause qu’on l’obtiendrait

par la foi ».

2) La Rédemption

La promesse faite à Abraham ainsi qu’à sa postérité, et dont le bénéfice

a ensuite été étendu par miséricorde aux païens, c’est la possession de

l’empire du monde. Pourquoi donc certains textes parlent-ils de salut ?

Pourquoi, par exemple, l’auteur de Romains (1/16) dit-il que l’évangile

qu’il prêche est une opération puissante de Dieu « pour le salut » de

quiconque croit ? Pourquoi, dans 10/1, Paul désire-t-il que les Juifs soient

« sauvés » ? Et pourquoi ajoute-t-il un peu plus loin (10/13) :

« Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé » ? Existe-t-il

donc un lien entre l’empire du monde et le salut ?

Ce lien existe. Et les prophètes de l’Ancien Testament le font connaître

au lecteur qui les consulte. Écoutons ce que dit Esaïe (66/14-15) :

Yahvé manifestera sa puissance à ses

serviteurs, mais il montrera sa colère à ses

ennemis. Voici que Yahvé arrive dans un

feu ; ses chars sont comme un tourbillon. Il

transformera sa colère en un brasier et ses

menaces en flammes de feu.

Et Sophonie (1/15) :

Ce jour est un jour de colère, un jour de

détresse et d’angoisse, un jour de ravage et

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145

de destruction, un jour de ténèbres et

d’obscurité

Les Prophètes Amos (5/18), Jérémie (30/7), Joël (2/11), si nous les

interrogions, nous tiendraient le même langage. Quant aux apocalypses,

la plupart disent que le Seigneur fera un jour un immense carnage de ses

ennemis.

Élevé à leur école, l’auteur qui croit à la promesse compte-t-il sur ce

carnage ? Attend-il le grand soir ? Croit-il que l’Oint1, chargé par Dieu de

l’exécution de ses hautes œuvres, va descendre du Ciel où il est

maintenant, pour tailler en pièces les infidèles ? Il ne le dit pas ! En

revanche, Romains contient un texte (4/25 à 8/39) qui a trait à la mort

rédemptrice du Christ. Ce texte constitue le message principal de

l’actuelle Épître aux Romains.

Que dit-il ? Que nous étions pécheurs, ennemis de Dieu, et que le

Christ, par sa mort, nous a réconciliés avec Dieu. Que Dieu nous aimait,

même quand nous étions pécheurs, qu’il a donné son Fils pour nous

obtenir la vie éternelle, et que cette vie éternelle, il ne peut manquer de

nous la procurer après tout ce qu’il a fait pour nous. Que dit-il encore ?

Que le chrétien participe à la mort du Christ, mais qu’il participe aussi à

sa résurrection. Il est mort avec le Christ en ce sens que son corps de

péché a été détruit. Il est ressuscité avec le Christ en ce sens qu’il doit

mener une vie nouvelle et ne pas laisser les passions agir dans ses

membres pour produire des fruits de mort.

Quel rapport ce Christ rédempteur a-t-il avec l’Oint exterminateur des

apocalypses ? Aucun ! L’un est mystique, l’autre est matérialiste. L’un

croit au Ciel, l’autre laisse le Ciel en dehors de son horizon et ne s’occupe

que de la Terre.

La Révélation du Mystère

1 Dans les Épîtres pauliniennes, l’Oint est appelé Christos. Or, Christos n’est pas la traduction

grecque de l’hébreu mashiah qui, en français, veut dire « oint ». En grec, le verbe « oindre »

s’écrit khriô, non khristô.

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146

Le texte 16/25-26 de l’Épître aux Romains mentionne « le mystère tu

pendant les temps éternels, mais dévoilé maintenant par les Écritures

prophétiques selon l’ordre du Dieu éternel, notifié à toutes les nations

pour qu’elles adhèrent à la foi ».

Le « mystère » dont il est question ici désigne l’apparition du Fils de

Dieu, sa venue sur la Terre, son séjour au milieu des hommes suivi de son

retour au Ciel après l’accomplissement de l’œuvre du salut. Ce mystère

était « tu », c’est à dire qu’aucune communication n’avait été adressée

aux hommes à son sujet. Par qui le mystère avait-il été « tu » ? Par celui

qui seul pouvait le manifester, c’est à dire par Dieu lui-même.

Puis, après l’avoir tu pendant « les temps éternels », Dieu s’est décidé à

le révéler. Le mystère est donc « dévoilé maintenant ». Comment a-t-il

été dévoilé ? Par la venue du Christ qui s’est fait connaître aux hommes,

qui leur a fait connaître son Père, qui leur a procuré le salut, qui ensuite

est remonté au Ciel. Jusqu’à maintenant le mystère était tu ; mais

« maintenant », il est dévoilé.

Que viennent faire ici les « Écritures prophétiques » ? Elles ont

« notifié » le mystère chrétien. Comment l’ont-elles notifié ? Elles ont

prophétisé les principaux événements de la vie de Jésus, notamment sa

passion et sa résurrection. En les prophétisant, elles ont prouvé que la

carrière de Jésus s’était déroulée conformément aux décrets de la

Providence. Du même coup, elles ont démontré que Jésus était investi

d’une mission divine. Et c’est ainsi qu’elles ont « notifié » le mystère

chrétien.

Donc, l’Ancien Testament a prophétisé le mystère chrétien, et l’ayant

prophétisé, il l’a « notifié ». Mais ici surgit une question formidable. Si le

mystère a été prophétisé par l’Ancien Testament, comment a-t-il été

« tu » jusqu’à « maintenant » ? Et comment expliquer qu’il est

« dévoilé » seulement « maintenant » ? Du point de vue de la logique,

aucune conciliation n’est possible entre le mystère « notifié » « par les

Écritures prophétiques » et le mystère « dévoilé maintenant » après avoir

été « tu durant les temps éternels ». Le mystère notifié, c’est à dire

prophétisé – car tel est le sens du mot – par l’Ancien Testament, n’a pas

été dévoilé « maintenant », c’est-à-dire par Paul, immédiatement après

l’époque de Jésus Christ. Le mystère dévoilé « maintenant » n’a pas été

prophétisé par les livres de l’Ancien Testament. Les deux pensées se

contredisent et le texte dans lequel elles sont juxtaposées est incohérent.

De cette incohérence, il s’agit de trouver l’explication.

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147

Deux hypothèses sont possibles : la négligence et la retouche.

La négligence est le fait d’un seul homme. Mais ici, nous ne sommes

pas en présence d’une argumentation laborieuse au cours de laquelle

l’auteur aurait perdu son chemin et aurait été réduit à divaguer. Nous

avons devant nous deux assertions très nettes qui s’excluent. La

négligence ne saurait être rendue responsable de cet accident. On ne peut

l’imputer qu’à une retouche : le texte 16/25-26 de l’Épître aux Romains

est le fait de deux auteurs. L’un d’eux a formulé dans cet endroit sa

théorie de la promulgation du mystère chrétien. L’autre, venu plus tard, a

fait prévaloir la théorie des prophéties de l’Ancien Testament annonçant

la venue de l’Oint de Yahvé.

Outre Romains (16/25-26), la Première Épître aux Corinthiens (2/7)

confirme : « Nous prêchons la sagesse de Dieu, qui était un mystère,

c’est-à-dire une chose cachée, que Dieu avait destinée avant les siècles

pour notre gloire ».

L’Épître aux Éphésiens (3/3) nous apprend que le « mystère » a été

connu de Paul par « révélation ».

L’Épître aux Colossiens (1/26) parle encore du « mystère qui avait été

caché depuis les siècles et les générations »… En 2/2, Colossiens évoque

à nouveau le « mystère de Dieu ».

D’autre part, le bénéficiaire de cette « révélation » est Paul lui-même. Il

l’indique formellement dans l’Épître aux Galates (1/11-12) : « Je vous

déclare donc, mes frères, que la bonne nouvelle que j’ai annoncée ne

vient point de l’homme [kata anthropon1] ; car je ne l’ai reçue ni apprise

d’un homme, mais par une révélation de Jésus2 Christ ». Cette déclaration

est limpide. Mais comme elle ne s’accorde pas avec l’exégèse

ecclésiastique – attachée à une instruction de Paul par les disciples de

Jésus -, on s’est efforcé de la brouiller. La Bible de Jérusalem s’y

emploie : au lieu de lire « ne vient point de l’homme », nous lisons

1 Le grec kata, suivi de l’accusatif, signifie fondamentalement « en descendant de », « en

suivant » ; ce mot marque la provenance.

2 C’est nous qui soulignons cet ajout jésus-christien.

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« n’est pas à mesure humaine1 ». Or, la « mesure » qui ne concernerait

pas l’homme ne peut s’appliquer à une « bonne nouvelle » qui, au

contraire, regarde, au premier chef, l’humanité. La traduction qu’on

trouve dans la Bible de Jérusalem est un non-sens.

En somme, l’apôtre Paul - le mystique, non le nationaliste juif – quel

que soit le personnage qui se cache derrière cette appellation) est le seul

récepteur d’une révélation divine portant sur une vérité cachée aux

humains depuis toujours.

Quelle est cette vérité qui fait l’objet de la « bonne nouvelle »

paulinienne ?

Par la Genèse (3/1-7), l’apôtre sait que le premier homme, Adam, père

de l’humanité, a désobéi à Dieu. À cause de cette désobéissance, « le

péché est entré dans le monde, écrit-il, et par le péché la mort ». À cause

d’Adam, « la mort a passé à tous les hommes », car tous les hommes

étaient contenus en Adam (Rom., 5/12).

Enlisés dans une chair corrompue, les hommes ne sauraient par eux-

mêmes retrouver l’immortalité ; leur destin est d’être condamnés avec le

monde (Rom., 6/17 ; Gal., 3/13 ; I Cor., 11/32 ; II Cor., 5/21).

Dieu décide d’intervenir (Rom., 8/3) : il envoie son Fils « en apparence

de chair de péché ». Car « il y a un seul Dieu, le Père, duquel sont toutes

choses […], et un seul Seigneur [le Fils/Logos], par lequel sont toutes

choses (Rom., 8/6) . Par le sacrifice du Fils, les humains sont sauvés. Le

fils nous a « réconcilié » avec le Père. Désormais, ayant retrouvé notre

immortalité, nous pourrons nous glorifier avec Dieu (Rom., 5/10-11). Si

Adam, « le premier homme » était « de la terre », le second Adam, qui est

le Seigneur (le Fils), est du ciel. La chair du second Adam est céleste.

C’est elle que nous porterons quand nous aurons gagné l’immortalité. Et

comme nous avons porté l’image de celui qui est poussière, nous

porterons aussi l’image du céleste (car la chair et le sang de l’humanité

vulgaire sont corruptibles et ne peuvent posséder le « royaume de Dieu »,

I Cor., 15/45-50).

Toutefois, le fidèle n’obtiendra la félicité éternelle qu’à la condition de

renoncer définitivement à la « chair » qui est « puissance du péché », et 1 La Sainte Bible, tomme III, p. 3 646 (Club Français du Livre éd., Paris, 1961.

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de « ne pas se conformer à cet aïon ». Transformé par le renouvellement

de son entendement, il pourra « discerner quelle est la volonté de Dieu,

bonne et agréable et parfaite » (Rom., 12/2-3).

L’Épître aux Romains (5/19-21) conclut : « Car comme par la

désobéissance d’un seul homme plusieurs ont été constitués pécheurs,

ainsi aussi par l’obéissance d’un seul, plusieurs seront constitués justes

[…] ; afin que, comme le péché a régné par la mort, ainsi aussi la justice

régnât pour la vie éternelle ».

Une fois reconstituée, la pensée de l’apôtre mystique ne laisse de nous

surprendre. Ce que nous trouvons ici, c’est la doctrine patrologique du

Verbe offert en victime expiatoire pour notre réconciliation avec Dieu

(voir infra, ch. quinze). Pour tout dire, c’est la théologie de saint Irénée

que nous avons sous les yeux !

La Théologie d’Irénée

Pour Irénée, le premier péché a été une désobéissance ; cette

désobéissance a amené la mort physique qui atteint tous les hommes par

suite de leur solidarité en Adam (Contre les Hérésies, V/1,3). Cependant,

l’homme demeure libre de choisir entre le bien et le mal, le salut et la

perdition. Le bien (bonum) consiste à obéir à Dieu, à croire en lui et à

garder son commandement (IV/39, 1) ; le mal est donc constitué par la

désobéissance. C’est le tentateur qui a fait tomber nos premiers parents

dans la désobéissance ; la désobéissance étant suivie de mort, ils sont

devenus les débiteurs de la mort (V/53, 1-2).

Irénée considère la création du monde comme l’acte libre d’un seul

créateur parfaitement sage et bon. Le Logos ou Verbe a révélé Dieu dès

l’origine, lors de la création du monde, mais aussi par les théophanies

dont parle l’Ancien Testament (IV/6,6). Les passages où le saint Esprit

est mentionné ne le distinguent pas toujours très nettement du Verbe. Il

semble identifié avec la Sagesse (IV/20, 1-3).

Irénée part du principe que ce qui est parfait existe par soi-même. La

notion de création implique un élément d’imperfection. C’est pourquoi le

monde, quoi qu’étant le meilleur des mondes possibles, aura une fin.

Mais l’homme créé par Dieu fait exception. Si l’homme n’est pas parfait

dès son origine, ce n’est pas par suite de l’impuissance ou de l’incapacité

du Créateur, c’est à cause de son caractère d’être créé (IV/38,2). Mais

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l’homme créé par Dieu avait en sa nature le moyen de tendre vers la

perfection, de se mettre en marche vers le but assigné de Dieu :

l’immortalité en son sein.

L’homme naturel ou psychique se compose de deux éléments, l’âme et

le corps, égaux en dignité parce qu’ils sont également créés de Dieu

(II/29,3). Mais l’homme parfait (perfectus homo) possède quelque chose

de plus, l’Esprit de Dieu que reçoit l’âme (V/9,1). Irénée distingue entre

le souffle de vie (affatus vitae) et l’Esprit (Spiritus) (V/12,2). L’Esprit

vivifie à jamais et donne la vie spirituelle. Ainsi, l’homme est un corps

pourvu d’une âme, laquelle reçoit sa vie du souffle divin ; en participant à

l’Esprit, l’homme reçoit la vie éternelle et devient capable de perfection.

On en arrive donc à cette conclusion (bien que celle-ci semble éludée par

Irénée) que l’homme créé par Dieu avait en lui l’Esprit, et qu’il l’a perdu

à cause de sa désobéissance. Une série de textes militent en faveur de

cette manière de voir (IV/28,3 ; IV/29, 1-2 ; V/29,2). Le mal et la mort

viendraient de l’abandon d’une partie du patrimoine humain. Le péché

aurait dévêtu l’homme d’une partie de ses dons naturels ; il a affaibli sa

nature, mais elle n’est pas corrompue jusqu’au fond. L’homme peut

encore être sauvé. C’est pour notre salut que le Verbe s’est incarné en

Christ. Tous les passages qui traitent ce sujet le montrent avec évidence.

Le plus important est (III/18,7). Le verbe a annoncé sa venue par le

moyen des prophètes (IV/20,4). C’est là le centre de la christologie

d’Irénée : il a besoin d’un être qui, en tant qu’homme, souffre comme les

hommes et compatisse à leurs douleurs (quomodo homo compassus est

nobis) ; d’un être qui, étant dieu, ait pitié, pardonne et guérisse (tanquam

Deus misereatur nostri). C’est ce qu’on lit en (V/17, 3). De même (III/18,

7), il faut que l’ennemi de l’homme soit vaincu par l’homme, et que le

salut de l’homme soit garanti par Dieu.

Pourquoi le Fil de Dieu est-il devenu homme ? Afin que nous

devenions fils de Dieu !

Cette assertion exige une démonstration. Irénée nous la donne par

l’intermédiaire de deux notions : la ressemblance et la récapitulation.

1° La Ressemblance

On sait comment Irénée a exploité le texte de Genèse (1/26) : « Faisons

l’homme à notre image, selon notre ressemblance ». Il a statué une

différence profonde entre l’ « image » de Dieu et la « ressemblance ». La

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première a été conservée après l’expulsion d’Eden, tandis que l’homme a

été dépouillé de la seconde par sa désobéissance. Cette distinction a sa

répercussion sur l’idée que se fait Irénée de l’œuvre du Christ et de

l’action du saint Esprit chez le fidèle. L’homme, gardant l’image, n’avait

à reconquérir que la ressemblance (III/18, 1 ; V/6, 1 ; V/16, 2).

L’homme psychique possède encore l’image de Dieu, car elle était

imprimée en son corps. Le souffle de Dieu a animé l’homme et en a fait

un animal raisonnable (V/1, 3) ; mais il n’a plus la ressemblance. En quoi

consistait-elle donc ? Dans la liberté ou libre arbitre que Dieu a donné à

tous également (V/27, 1). L’homme a été créé raisonnable, et par cela

même, créé à la ressemblance de Dieu (IV/3, 2). Car, pour que la liberté

puisse choisir le bien au lieu du mal, il faut qu’elle soit éclairée par

l’intelligence1. Remarquons-le, nous somme ici en pleine spéculation

stoïcienne !

L’homme psychique continue d’être à l’image divine, mais la

ressemblance n’est plus qu’un souvenir. Cet homme n’a plus la liberté, ou

il ne lui en reste que des débris ; celle-ci a besoin d’être restaurée,

régénérée. C’est ici qu’intervient le Verbe. Celui-ci s’incarne pour

effacer, par son obéissance, notre désobéissance ; il nous rend la liberté

détruite et rétablit ainsi la ressemblance avec Dieu. Dès lors, la mort

n’existe plus pour ceux qui utilisent leur entendement dans le sens du

dessein de Dieu. Cette doctrine n’appartient pas en propre à Irénée. Il l’a

trouvée chez Tatien (vers 100/110-vers 180).

2° La Récapitulation

L’idée de la « récapitulation », en revanche, est originale. Elle

n’appartient qu’à Irénée1… et à Paul. Elle se résume ainsi : en Christ

(Logos/Verbe incarné) se reproduit l’histoire d’Adam ; mais une histoire

en quelque sorte retournée, inversée :

- Adam est né de la terre vierge et de la Parole de Dieu // Christ naît

d’une femme vierge et de la Parole de Dieu (III/21, 10).

1 Irénée nous laisse dans l’ignorance quant { savoir pourquoi le premier homme qui, pourtant,

possédait l’intelligence, a choisi le mal. C’est une contradiction de son système. Pour la

surmonter, il dit que cette science n’appartient qu’{ Dieu et { son Verbe.

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- Adam tombe dans le péché, séduit par la gourmandise, tandis qu’il

n’avait nul besoin de nourriture // Christ résiste au démon qui le presse de

manger tandis qu’il souffre de la faim (V/21, 2).

- Adam a été séduit dans un jardin ; il a été amené au péché à

l’occasion de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ; il a désobéi

touchant le bois d’un arbre // Christ nous a rachetés dans un jardin ; il a

réparé le péché commis sur la croix ; il a obéi sur le bois. L’arbre de la

croix efface l’œuvre funeste de l’arbre de la science (V/16, 3 ; V/17, 3 et

4 ; V/19, 1).

- Adam a péché le sixième jour de la création // Christ a souffert la

croix le sixième jour de la semaine ; il est devenu une source de vie à

l’anniversaire du jour où Adam se précipitait dans la mort avec toute sa

race (V/23, 2).

La venue du Christ répète la création d’Adam. Avec lui commence une

humanité nouvelle, parallèle à la première, également créée de Dieu,

d’aussi noble origine. C’est un recommencement de l’histoire du monde.

Christ apparaît dans les conditions primitivement faites à Adam. La

première création a été un faux départ : elle donne lieu à une nouvelle

création qui reproduit exactement les phases de la première et réalise le

dessein de Dieu.

N’est-ce pas là tout ce que dit Paul le mystique ?

La Mission du Fils, selon Paul

Voyons maintenant comment Dieu a procédé pour arracher les hommes

à leur malheur et leur offrir le salut.

En I Corinthiens (2/6-8), on apprend que « les archontes de cet aïon1 »

(les chefs planétaires qui règnent entre deux conflagrations cosmiques)

ont « crucifié le Seigneur de gloire » faute de le connaître ; c’est-à-dire

1 Le mot aïon, en grec, veut dire « période cosmique entre deux conflagrations ». Il appartenait

au vocabulaire du stoïcisme avant d’être utilisé par les gnostiques. Les exégètes modernes le

francisent en « éon » ; il serait plus clair de le traduire par « ère » ou par « âge ».

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qu’ils ne l’ont pas reconnu sous son apparence d’homme. L’erreur des

chefs de cet âge permet au Fils de vaincre la mort.

Dans l’Epître aux Romains, Dieu a envoyé son Fils sur la terre. Il l’a

envoyé avec un corps qui avait la ressemblance de la chair du péché

(8/3). Or, le péché était l’obstacle qui nous séparait de Dieu. Ce péché

ayant été condamné à mort ou, si l’on veut, tué, nous avons été

réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils (6/10).

Ceci, c’est le principe. Mais, pour que nous participions réellement à

ce bienfait de la réconciliation, il faut préalablement que le péché ait été

tué en chacun de nous. C’est ce qui a lieu quand nous sommes baptisés

(6/3-11) . Nous sommes alors greffés sur le Christ, greffés sur sa

ressemblance de mort. Notre vieil homme est crucifié avec le Christ, en

sorte que notre corps de péché est détruit (6/6). Et comme nous ne faisons

qu’un avec notre corps de péché, il s’ensuit (7/4) que nous sommes mis à

mort par le corps du Christ sur lequel nous sommes greffés. Mais comme

nous participons à la mort du Christ, nous participons aussi à sa

résurrection. Dans le chrétien, « le corps est mort à cause du péché, mais

l’esprit est vie » (8/10). Le chrétien n’est plus dans la chair (7/5 : « quand

nous étions dans la chair » ; donc nous n’y somme plus) ; mort qu’il était,

il est devenu vivant (6/13). Il vit pour Dieu d’une vie qui doit être

éternelle (6/23).

Donc, la libération du chrétien est le résultat de son union avec le

Christ. Union intime, semblable à celle que produit l’opération de la

greffe. Le chrétien est affranchi du joug qui pesait sur lui, parce qu’il

participe à la résurrection du Christ après avoir participé à sa mort, parce

qu’il est ressuscité comme le Christ, après avoir subi la mort comme le

Christ.

Comme le Christ ? Est-ce possible ? Et a-t-on le droit d’employer cette

formule qui, si elle était exacte, entraînerait une conséquence assez

grave ?

Rassurons-nous. En employant la formule « comme le Christ », nous ne

faisons que nous conformer aux intentions de l’auteur qui nous dit que

notre corps de péché a été détruit et que nous ne sommes plus dans la

chair. Il connaissait la valeur des mots. Ce n’est pas par inadvertance

qu’il a parlé itérativement de la destruction de notre corps, de notre chair,

comme d’un fait qui s’accomplit dans l’immersion du baptême ! Il a vu la

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conséquence qu’on tirerait de son langage, et il a voulu qu’on la tirât.

Tirons-la !

Le chrétien participe à la mort du Christ. Il meurt tout comme le Christ

est mort sur la croix. Mais le chrétien ne meurt pas réellement ; il reste

plein de vie et la mort qu’il subit est une pure fiction. Le Christ lui aussi,

n’est mort que fictivement. Au moment où il paraissait rendre l’âme, il

n’a pas cessé de vivre, et la mort ne l’a pas atteint.

Voilà la déduction à laquelle nous avons été amenés par les textes

pauliniens qui parlent de notre mort avec le Christ. Cette déduction ne

manque pas de rigueur. Mais nous avons mieux qu’elle. Nous avons le

texte 6/5, où l’auteur lui-même, nous avertit que la mort du Christ n’a pas

été une mort véritable, mais une « ressemblance de mort », quelque chose

qui avait les apparences extérieures de la mort sans en avoir la réalité.

L’auteur confirme notre déduction. Il ajoute même une explication. Il

nous dit comment il s’est fait que la mort du Christ a été purement

apparente. Il nous le dit dans 8/3. Le Christ n’avait pas cette chair

pécheresse que nous avons. Il n’en avait que l’apparence, quelque chose

qui ressemblait à cette chair (en homoïômati sarkos hamartias). Il lui était

donc impossible de mourir réellement, puisqu’il n’avait pas ce qui est

nécessaire pour cela. Il n’a subi qu’un fantôme de mort parce que son

corps n’était qu’un fantôme.

Docétisme et Antinomisme

Nous voici en face du Christ fantôme. Autant dire que nous sommes

chez les docètes, dont le représentant le plus connu est Marcion du Pont-

Euxin. Notre dissertation a donc toutes chances d’être un produit de

l’école marcionite.

Dégagée des réticences dans lesquelles elle est ici enveloppée, la

théodicée marcionite est succinctement1 la suivante :

1 Dans la seconde partie du présent ouvrage, nous aurons l’occasion de faire plus amplement

connaissance avec Marcion du Pont et son « hérésie » gnostique.

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Il y a deux dieux : l’un qui a créé le monde, qui a créé l’homme et qui a

toujours été connu ; l’autre qui est étranger au monde, et que personne ne

connaissait jusqu’à ce que le Christ fût venu le révéler.

Le dieu créateur est cruel. À l’origine, il a fait retomber sur tous les

enfants d’Adam la faute de leur père ; plus tard il a imposé la loi

mosaïque pour multiplier les péchés ; il s’ingénie à rendre les hommes

malheureux : malheureux sur cette Terre où il les accable de peines de

toutes sortes ; malheureux dans l’autre monde où il les punira pour les

péchés qu’il leur a fait commettre sur cette Terre.

L’autre dieu est le Dieu « bon » (chrêstos), ainsi appelé parce que la

bonté fait partie de son essence. Le Dieu bon a eu pitié des hommes qui

pourtant ne lui étaient rien, et il a décidé de les arracher à l’emprise du

dieu cruel qui les torturait. Pour réaliser son dessein, il vint lui-même sur

la Terre, caché sous un manteau éthéré qui avait les apparences d’un

corps humain. Ce fantôme de corps s’intitula « Fils » de Dieu et révéla

aux hommes le Dieu bon qu’il appela son « Père ».

Le dieu mauvais, prenant le Fils pour un simple mortel délégué par le

Dieu bon, le fit crucifier. Il ne crucifia rien du tout. Mais son intention fut

réputée pour le fait. Il croyait crucifier une chaire pécheresse. La chair

pécheresse, la chair de péché fut censée avoir été crucifiée, avoir été tuée,

au moins chez les chrétiens qui, par le baptême, sont greffés sur le Christ.

Ayant ainsi été mis à mort par le dieu créateur, les chrétiens n’existent

plus pour lui, ne sont plus sous son empire. Ils appartiennent au Dieu bon

qui accueillera leur âme méritante au Royaume céleste.

La Double Transaction

Les partisans des apocalypses, eux, ne croyaient pas au salut des âmes

dans le Ciel. Ils croyaient qu’au moment de la mort, les âmes des défunts

se dégagent des corps et vont résider en un lieu secret où elles attendent

la génération du monde et la résurrection des corps. Lors de cette

résurrection, les âmes réintègrent les corps : les hommes revivent afin

d’être jugés par Dieu. Au terme de ce jugement, les méchants sont jetés

en un lieu infernal où ils subissent un tourment éternel ; les bons, revêtus

de leur corps incorruptible, jouissent des bienfaits du monde idéal que

Dieu leur a préparé, en lieu et place de l’ancien monde (cf. IV Esdras,

VII/70-115).

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L’auteur de l’Épître aux Romains - telle que nous la lisons aujourd’hui -

veut concilier le Royaume céleste des marcionites et le royaume terrestre

des apocalypses. Dans ce but, il a recours à une double transaction :

- Le royaume terrestre ne sera pas éternel, mais temporel ; il ne

durera que mille ans.

- Au terme de ce millénaire, les bons seront élevés – non seulement

l’âme, mais corps et âme – jusqu’au Royaume céleste.

Par cette nouvelle théodicée, l’auteur de l’actuel Romains espère

atteindre l’objectif qu’il s’est fixé : valoriser la Bible dans le monde

gréco-romain et donner à Yahvé la suprématie divine du Zeus suprême.

Pour cela, il a procédé à un audacieux syncrétisme en identifiant le Bon

(Khrêstos) des docètes à l’Oint (Khriô) des apocalypses. Il a fait de ce

personnage, un dieu incarné : le Jésus Christ des Évangiles.

La tradition ecclésiastique nous dit que Paul écrivit son Épître aux

Romains en l’an 56. Cette date doit être sérieusement révisée.

Le chapitre 11 de l’Épître aux Romains nous donne quelques

indications sur l’époque à laquelle la partie judaïsante du message

paulinien fut écrite. Lisons ce chapitre :

(11/1) Dieu n’a pas rejeté son peuple… (11/5) Il y a un

reste par l’élection de la grâce… (11/11) Les Israélites

sont tombés, mais pas de manière à succomber ; grâce à

leur chute, le salut est parvenu aux païens. (11/12) Leur

chute a été la richesse du monde, et leur

amoindrissement la richesse des païens… (11/15) Leur

rejet a été la réconciliation du monde… (11/21) Si Dieu

n’a pas épargné des branches qui l’étaient par nature, il

ne t’épargnera pas toi non plus. (11/22) Vois donc la

bonté de Dieu et sa sévérité ; sévérité pour ceux qui

sont tombés… (11/26) Tout Israël sera sauvé…

Que désignent ce « reste », cette « chute », cet « amoindrissement », ces

« branches arrachées au tronc » et cette « sévérité de Dieu » ? Les

prétendues explications des commentateurs de l’exégèse confessionnelle

n’expliquent rien et brouillent tout.

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Pour comprendre quelque chose à ce tableau, il faut traduire : « Le

peuple juif a été terriblement éprouvé ; c’est par milliers et milliers que

ses fils ont été massacrés. Il est bien réduit ; mais un reste survit. Dieu,

qui a été sévère pour lui, veut le conserver. Le peuple juif renaîtra, car

(11/28) il est toujours aimé à cause de ses pères, et (11/29) les dons de

Dieu sont sans repentir ». L’auteur a sous les yeux d’immenses ruines ;

soit celles qu’a amenées la catastrophe de 70, soit celles qui ont suivi la

révolte de Bar Kochba (132-135). Il voit ces ruines. Mais il a foi dans les

promesses divines. Il croit que le peuple israélite renaîtra, qu’il se

donnera au Christ (entendons à l’Oint) et que, devenu christien (partisan

de l’Oint), il sera récompensé.

Le Millénaire du Royaume

Un autre indice de datation nous vient de ce que la promesse de

l’héritage est un thème qui se trouve clairement exprimé par saint Irénée,

et que celui-ci en parle comme s’il était le premier à faire cette révélation.

Dans les derniers chapitres de son ouvrage Contre les hérésies, Irénée

dénonce en termes indignés la doctrine selon laquelle les âmes justes se

rendent au ciel immédiatement après la mort (V/31, 1) : « Ce sont des

hérétiques […] ; ils prétendent que, dès qu’ils seront morts, ils iront par-

dessus les cieux […] jusqu’au Père ».

Pourquoi cette doctrine est-elle une hérésie ?

Nous constatons que dans ce passage, Irénée fait intervenir la notion de

résurrection et se lance dans des considérations qui reviennent à dire que,

si les âmes vont immédiatement au Ciel, la résurrection des corps n’a pas

de raison d’être, puisque sans elle, les âmes jouissent immédiatement du

bonheur… Mais on ne tarde pas à s’apercevoir que ce qui préoccupe

particulièrement Irénée, c’est le dogme du « royaume », le dogme de

«l’héritage de la terre ».

Pour Irénée, le grand crime de la croyance à l’entrée immédiate des

âmes au Ciel est de supprimer le dogme capital du royaume terrestre. Que

les fidèles soient admis ultérieurement au Ciel, soit ! Mais, pour Irénée,

ils doivent d’abord recueillir « l’héritage de la terre » que Dieu leur a

promis (V/31, 1) : « Or, il y a une promesse d’héritage que Dieu a faite

aux patriarches et dans lequel [héritage] les justes doivent régner ».

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Voici en substance, l’argumentation d’Irénée.

Dans la Genèse, Dieu a promis itérativement l’héritage de la terre, c’est

à dire la possession de la terre de Chanaan. Dieu l’a promise à Abraham

et à sa postérité qui pour Irénée est l’Église. Or, Abraham n’a point joui

de cet héritage magnifique. Et, pour l’heure, les fidèles de l’Église qui

constituent la postérité d’Abraham n’en jouissent pas encore. Mais ils en

jouiront dans le temps à venir de la résurrection des justes. En héritage,

ils recevront alors l’ancienne terre de Chanaan que constituait, au temps

d’Irénée, le pays de la Palestine.

Pour en convaincre ses lecteurs, Irénée fait état de nombreux oracles :

paroles du Christ promettant à ses disciples des récompenses terrestres

(V/33, 1-2) ; paroles de l’apôtre Jean rapportées par les Anciens, aux

termes desquelles les vignes du royaume auront chacune dix mille

branches, dont chacune aura dix mille grappes, ayant chacune dix mille

grains, dont chacun fournira vingt-cinq mesures de vin (V/32, 3) ; tableau

féerique, tracé par les Prophètes, du spectacle que la Terre présentera un

jour (V/33, 3-4 et 34, 1-4).

En 35, 1-2, pour devancer la critique, Irénée ajoute même : « Qu’on

n’essaie pas de tourner ces oracles en allégories. Ce n’est pas possible

[…]. Cela ne peut pas s’entendre des régions élevées au-dessus du ciel

[…]. Cela ne convient qu’à l’époque du royaume, quand le Christ aura

renouvelé la Terre et que Jérusalem sera rebâtie ».

Dans tous les textes que nous venons de voir, Irénée ne dépasse pas la

croyance qui place le royaume terrestre du Christ dans les conditions

d’une vie charnelle.

Lié par la lettre de l’oracle qu’on retrouve dans l’Évangile selon Marc

(10/28-31), qui parle d’un « centuple » reçu « dans ce monde », Irénée

précise sa pensée en expliquant que le royaume arrivera le jour du sabbat.

Or, à l’époque d’Irénée, la durée du monde était fixée à six millénaires

symbolisés par les six jours de la Création (Genèse) ; le sabbat qui faisait

suite aux six jours, symbolisait le septième millénaire.

Voici donc Irénée qui se prononce maintenant pour une résurrection des

corps à la fin du monde (V/33, 2) : « Quel est le centuple qui doit être

reçu dans ce temps ? […]. Il s’agit de l’ère du royaume, c’est à dire du

septième jour qui a été sanctifié, dans lequel Dieu s’est reposé de toutes

ses œuvres et qui est le véritable sabbat des justes, sabbat pendant lequel

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les justes se reposeront […], ayant devant eux une table servie par Dieu et

garnie de tous les aliments ». Puis (V/35,1) : « tout cela aura lieu, sans

contredit, à l’époque de la résurrection des justes ».

Irénée croit donc que le millénaire du royaume fera suite aux

millénaires de la durée du monde ; il place l’ère du royaume en dehors du

monde actuel. Il croit d’ailleurs que les conditions de vie seront les

mêmes que celles d’aujourd’hui, puisqu’il nous présente les justes assis à

une table servie par Dieu et chargée d’aliments.

Ainsi, les fidèles vivront les mille ans du sabbat sur Terre, avec le

Seigneur, c’est à dire le Christ ; et, en cette auguste compagnie, ils se

prépareront à aller au Ciel (V/33, 1-3). Irénée précise que dans le repas

qui précéda sa passion, le Seigneur a promis de boire du jus de la vigne

avec ses disciples. Partant de là, on peut dire que d’un même coup, Irénée

nous enseigne et l’héritage de la Terre (puisque le vin ne peut être bu que

sur la Terre) et la résurrection des corps (puisque la chair seule – non

l’âme – peut boire du vin).

Que conclure de tout ceci ?

Il semble bien que la plus ancienne strate des Épîtres pauliniennes soit

docétiste ; mais la forme de docétisme qu’on y trouve est antérieure à

celle Marcion, car la mission du Fils n’est pas encore historisée : elle a eu

lieu dans un passé indéfini.

La seconde strate est une « judaïsation » jésus-christienne. Elle est due

à Irénée ou à quelqu’un de ses disciples.

Concernant l’œuvre d’Irénée, il est bon de se rappeler que les livres

d’Irénée qui nous sont parvenus sont presque complètement rédigés en

latin ; or, Irénée écrivait en grec. L’œuvre latine est-elle véritablement de

ce personnage que la tradition situe vers 180 de notre ère ? On ne peut

l’affirmer.

Nous n’avons guère fait mieux que de poser les données du problème.

D’autres viendront qui, nous l’espérons, démêleront cet écheveau.

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Chapitre Huit

L’Apocalypse de Jean

Deux Textes amalgamés et interpolés

La critique interne de l’Apocalypse johannique permet de distinguer

deux textes qui, originellement, étaient séparés, et qui, ici, se trouvent

amalgamés. L’un s’emboîte dans l’autre, formant ainsi un agencement en

trois parties :

1° de 1/1 à 3/22, l’introduction et le développement de la Lettre aux

sept églises d’Asie ;

2° de 4/1 à 22/15, la partie véritablement eschatologique ;

3° de 22/16 à 22/19, la fin de la Lettre aux sept églises.

À ces deux textes – la Lettre aux sept églises et le récit eschatologique –

s’ajoutent, çà et là, des gloses jésus-christiennes. Examinons rapidement

le premier texte.

La lettre aux Sept Églises d’Asie

Disons d’abord que le mot « apocalypse » vient du grec apokalupsis,

qui veut dire « révélation ». Quant au mot « église », il vient du grec

ekklesia, qui veut dire « assemblée ». L’utilisation du mot « église » ne

doit donc pas nous conduire à penser que les destinataires de la Lettre

sont obligatoirement des jésus-christiens.

La lettre à l’église de Smyrne dénonce (2/8) des gens « qui se disent

juifs, qui ne le sont pas, mais qui sont une synagogue de Satan ». La lettre

à l’église de Philadelphie nous apprend (3/9) qu’il y a aussi dans cette

ville une « synagogue de Satan » et que cette synagogue est constituée

par les gens « qui se disent juifs mais qui ne le sont pas et qui mentent ».

Dans la pensée de l’auteur, les « synagogues de Satan » sont de fausses

synagogues en face desquelles se dressent les synagogues de Dieu. À

Smyrne et à Philadelphie, il a deux synagogues, la synagogue de Dieu et

la synagogue de Satan ; la seconde n’est qu’une caricature de la première.

Qu’est-ce qui, dans la pensée de l’auteur, les différencie l’une de l’autre ?

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L’abbé Joseph Turmel1 avance deux hypothèses :

« On peut supposer que l’auteur est un chrétien qui, appuyé sur l’Épître

aux Romains (2/28-29), dit aux Juifs : Les vrais Juifs c’est nous parce

que nous avons la vraie circoncision, celle du cœur. Mais on peut

supposer aussi que l’auteur est un Juif qui dit aux chrétiens : Vous

prétendez être Juifs : vous mentez ; nous seuls sommes Juifs parce que

nous seuls observons la Loi ».

Ces deux hypothèses doivent tenir compte du fait que Joseph Turmel

estimait que la part non-juive des Épîtres pauliniennes étaient d’origine

marcionite, donc postérieure à l’an 135.

Une autre hypothèse est possible : l’auteur de la Lettre aux sept églises

d’Asie est un Juif nationaliste qui dénonce les Juifs pro-romains dont le

centre religieux est en Palestine et qui forment des assemblées

disséminées dans l’Empire. La rupture entre les deux factions remonte à

la guerre de 66-70. Elle fut officialisée par l’invention de la Birkat ha-

minim sans le Shemone esré . Les pharisiens-tannaïtes – considérés

comme orthodoxes – y prononcent une malédiction contre les Juifs « de

la mauvaise espèce » (minim). De nos jours, il est dit que les minim

étaient les judéo-chrétiens et que l’insertion date du concile de Jabné vers

90/100. Mais dans le Talmud, le min est le plus souvent un Juif qui se

déclare partisan de l’insurrection contre Rome. Dans les années 120/130,

le rabbinisme se scinda en deux grandes écoles exégétiques, celle de

rabbi-Akiba, à Benei Brak, et celle du rabbin Ismaël, en Galilée. Leurs

principes herméneutiques différaient radicalement. Pour Akiba, chaque

mot avait une intentionnalité propre. Pour Ismaël, au contraire, la Bible

emploie un langage humain, et il ne faut pas pressurer les expressions à

l’excès. On peut donc conjecturer que la Birkat ha-minim est antérieure à

135, date de la défaite des Juifs nationalistes et de la mort de rabbi Akiba.

De notre point de vue, c’est aux synagogues du rabbinisme pro-romain

que s’en prend l’auteur de la Lettre aux sept églises d’Asie. Ce sont les

Juifs pro-romains qui forment la synagogue de Satan.

1 J. Turmel, l’Apocalypse (Éd. Rieder, Paris, 1938). Réédition en 2003, par la Libre Pensée

Rennaise.

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Le Récit Eschatologique

Le récit eschatologique s’étend de 4/1 à 22/15. Voici ce qu’on peut en

dire. L’auteur croit à la Promesse de Yahvé ; mais – contre toute attente –

il constate que c’est aux Romains et non aux Juifs, que semble avoir été

donnée la domination universelle. Pourtant, la parole de Dieu ne peut être

mise en doute. C’est alors qu’il imagine que le triomphe de Rome doit

servir à préparer celui d’Israël. Dieu s’est servi des Romains pour

conquérir et unifier un monde qui, espère-t-il, tombera ensuite aux mains

des Juifs. L’auteur de ce texte a retenu la leçon du passé. Il ne croit plus

que les Juifs, à eux seuls, puissent battre l’armée romaine ; l’expérience

l’a dissuadé d’un affrontement direct. Convaincu d’une intervention

divine, il prétend révéler comment, au terme d’un drame cosmique,

s’effectuera la substitution des Juifs aux Romains en tant que

dominateurs universels. La mise en scène que le pseudo-visionnaire nous

propose est nettement inspirée par l’Ancien Testament.

Chapitre quatre. On nous décrit d’abord le trône de Dieu, entouré de

l’arc-en-ciel, symbole de l’Alliance (Genèse, 9/11-17 ; Ézéchiel, 1/28), de

vingt-quatre vieillards qui s’apparentent aux patriarches bibliques, de sept

lampes de feu qui représentent les sept planètes, et enfin de quatre

animaux symbolisant les quatre points cardinaux, comme nous le savons

déjà par Ézéchiel (1/4-21 ; 10/14-17).

Chapitre cinq. À la droite du trône se trouve un livre scellé de sept

sceaux : c’est le livre des destinées du monde. Mais personne n’est digne

de l’ouvrir, si ce n’est le personnage qualifié de « lion de la tribu de

Juda ». (Genèse, 49/9) et de « racine de David » (Esaïe, 11/1). Pour

l’instant, notre personnage est encore au Ciel et il nous apparaît sous la

forme de l’Agneau : un agneau qui a sept cornes et sept yeux, c’est à dire

« les sept esprits de Dieu envoyés sur toute la terre ». Il représente l’Élu

de Dieu dans Esaïe (53/7), digne d’ouvrir le livre, car il a été immolé

pour Dieu.

Chapitre six. L’Agneau, maître des destinées, ouvre successivement les

sceaux du livre et libère ainsi toutes sortes de calamités qui fondent sur

l’humanité. Les quatre premiers sceaux font apparaître les fameux

cavaliers : le premier, sur un cheval blanc, possède un arc et asservit les

vaincus ; le second, sur un cheval roux, porte une grande épée ; le

troisième, sur un cheval noir, a une balance dans sa main ; le quatrième,

sur son cheval blême, est « la Mort » en personne. La mission des quatre

cavaliers est précisément définie : à chacun est donné le pouvoir, sur le

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quart de la Terre, de semer la désolation « par le glaive, par la famine, par

la mortalité et par les bêtes féroces ».

L’auteur consacre le bris du cinquième sceau à un intermède : il nous

montre les âmes de tous ceux qui ont été tués à cause de leur fidélité à la

parole de Dieu, de toutes les victimes juives.

Le sixième sceau provoque un tremblement de terre. Puis, le Soleil

s’obscurcit, la Lune se teinte de sang et les étoiles tombent sur la Terre

« comme des figues ». L’humanité doit se réfugier dans des cavernes.

Mais ce tableau prometteur n’est qu’un prologue à l’action véritable qui

va commencer avec le grand jour de la colère de l’Agneau.

Chapitre sept. Avec le sens de la dramaturgie qui le caractérise, le

pseudo-visionnaire fait une pause. Quatre anges retiennent les vents de la

Terre ; car avant de déchaîner les grandes calamités, il faut d’abord

marquer tous les Juifs du signe qui leur permettra d’échapper au

massacre. Car il est écrit (Jérémie, 5/18) : « Même en ces jours-là […], je

ne ferai pas de vous une extermination ». Tous les Juifs sont donc

marqués d’un signe au front. Il s’agit manifestement d’une imitation

d’Ézéchiel (9/4). Mais Ézéchiel précisait quel était ce signe : c’était une

croix… L’interpolateur jésus-christien va-t-il en profiter pour nous parler

de la croix du Golgotha ? Non ! Le récit se poursuit en nous disant

simplement que 144 000 Juifs (12 000 par tribu) sont « marqués du

sceau ». Ainsi ils échappent au massacre, de même que l’extermination

des premiers-nés d’Égypte a épargné les demeures juives dont la porte

était marquée du sang d’un agneau (Exode, 12/13). Notre auteur connaît

ses classiques, mais il paraît ignorer le drame du Calvaire.

Chapitre huit, neuf, et dix. Une fois les Juifs marqués au front,

l’Agneau céleste brise le septième sceau. Il se fait un silence théâtral

d’une demi-heure. Puis, sept anges sonnent de la trompette. Ils déchaînent

ainsi sur le monde une effrayante série de calamités. Une partie de

l’humanité est détruite.

Chapitre onze. L’avènement du royaume de Dieu est imminent : « Le

temps de ta colère est arrivé, le temps de juger les morts et donner la

récompense aux prophètes, tes serviteurs ». Ce temps doit voir d’abord la

chute brutale de l’empire romain, puis l’extermination de « ceux qui ont

corrompu la Terre », c’est à dire de tous les non-juifs. Nous voici donc

bien renseignés sur le sort que le céleste Agneau réserve à tous ceux qui

ne sont pas marqués du signe de l’Alliance. Ce n’est pas exactement la

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fin du monde qui est prévue, puisque les Juifs doivent survivre, mais c’est

la fin du monde païen.

Ce que sera l’institution du royaume réservé aux Juifs, nous le saurons

plus tard, car l’auteur va maintenant interrompre son récit et laisser les

événements en suspens pour nous raconter le combat du Dragon contre la

femme et le fils de la femme.

Chapitre douze. À l’origine, le Dragon est dans le ciel : c’est une

constellation dont la « tête » menace une autre constellation, celle de la

Vierge. On nous présente la constellation de la Vierge comme « une

femme revêtue du Soleil, ayant la Lune sous ses pieds, et sur la tête une

couronne de douze étoiles ». Cette Vierge céleste est enceinte (on ne sait

comment) et présente les angoisses de l’enfantement. Le Dragon, dont la

queue entraîne le tiers des étoiles du ciel, la fait choir sur la Terre dans

l’intention de dévorer son fils. La Vierge enfante donc sur la Terre ; mais

son fils, qui est destiné à gouverner les nations, est aussitôt enlevé au Ciel

vers le trône de Dieu. Nous sommes donc en présence du « fils

d’homme » de Daniel (7/13-14). Il ne redescendra du Ciel que pour

triompher de l’empire romain. En attendant, un grand combat se livre

dans le ciel : le Dragon est vaincu. Il tombe à son tour sur la Terre où il

devient le serpent de la Genèse, le serpent « appelé diable et Satan, qui

séduit tout l’univers ». Fin de la digression.

En réalité, la femme céleste est la nation juive. Elle porte une couronne

de douze étoiles qui sont les douze tribus. C’est pour elle que le Soleil et

la Lune ont été créés (cf. le songe de Joseph, Genèse, 37/9). Le Dragon

aux têtes multiples joue le rôle du Satan de Job. Il est le « diable »,

l’ « ennemi » par excellence, c’est à dire le monde de culture gréco-

romaine qui réunit tant les païens que les Juifs pro-romains. Enfin, par la

séduction qu’il exerce, il rappelle le serpent de la Genèse qui trompa Ève.

Chapitre treize. Le pseudo-visionnaire voit monter de la mer une Bête

ayant sept têtes et dix cornes. C’est l’empire romain caractérisé par ses

sept premiers empereurs depuis Jules César. Mais c’est aussi l’empereur

Néron ; car « son nombre est six cent soixante six », ce qui, en

numérologie hébraïque, correspond à César Néron écrit en hébreu. La

variante 616, mentionnée par Irénée, répond à la forme latine Nero, sans

le n final … Quant aux dix cornes, il pourrait s’agir des rois asservis, dont

la couronne et le pouvoir dépendaient du bon vouloir de Rome.

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Chapitres quatorze, quinze et seize. L’auteur nous fait retrouver

l’Agneau. Celui-ci, debout sur la colline de Sion (le roi-oint du Psaume

2), rassemble ses fidèles toujours au nombre de 144 000. Un ange

annonce la chute de Rome : « Elle est tombée, elle est tombée, cette

grande Babylone qui a abreuvé toutes les nations du vin de la colère de sa

prostitution ». L’idée de comparer Rome à Babylone, qui avait autrefois

asservi les Juifs, vient naturellement à un lecteur de Jérémie. La chute de

Rome doit, pense l’auteur, renouveler le miracle de la chute de Babylone.

Les phases de la lutte sont imprécises. L’auteur se garde bien d’en

donner les détails. Certes, il admet quelques victimes du côté des Juifs,

mais le triomphe est assuré. Car voici que paraît sur une nuée le « Fils de

l’homme ». Il a sur sa tête une couronne d’or et, dans sa main, une faux,

car « le temps de moissonner est venu, la moisson de la Terre est mûre ».

Sept anges versent sur la Terre les sept coupes de la colère de Dieu et font

pleuvoir de nouvelles calamités. Tout se passe très vite, et à la septième

coupe, un ange dit : « C’est fait ! ». Se succèdent tonnerre, éclairs,

tremblement de terre, pluie de grêle, montagnes qui s’écroulent.

Chapitres dix-sept et dix-huit. Tout est consommé. Mais l’auteur veut

repaître ses lecteurs de ce spectacle de désolation. Deux chapitres y sont

consacrés.

Chapitre dix-neuf. La chute de Rome est loin de tout achever : si Dieu a

décidé de la détruire, c’ est pour donner à son Envoyé la puissance sur

toutes les nations, pour substituer les Juifs aux Romains. L’Envoyé du

Ciel paraît, monté sur un cheval blanc ; ses yeux lancent des éclairs, sa

tête est couronnée de multiples diadèmes, mais il est vêtu d’une tunique

de sang. Une armée céleste le suit, montée sur des chevaux blancs. De sa

bouche sort une épée à deux tranchants, dont il frappera les nations. Il

triomphe sans peine. La Bête est précipitée dans l’étang de feu, et tous les

hommes – sauf les Juifs – sont exterminés par l’épée ! « Et les oiseaux du

ciel se rassasient de leur chair ».

Chapitre vingt. L’Envoyé victorieux enchaîne la Bête « pour mille ans »

et établit son règne pour la même durée. Après les mille ans de règne, la

Bête sera délivrée, les démons assiègeront la Cité bien-aimée, et le feu du

Ciel viendra tout détruire. Cette fois, ce sera « la seconde mort », la fin du

cycle cosmique.

Chapitre vingt-et-un. Un nouveau ciel et une nouvelle Terre

apparaissent. Alors, nous assistons aux « noces de l’Agneau ». La

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nouvelle Jérusalem descend du Ciel « parée comme une épouse ornée

pour son mari » (21/2). La Ville est toute d’or, ses fondements sont de

pierres précieuses. Il n’y a point de temple dan la Ville, car Dieu et

l’Agneau sont le Temple (21/22). Plus rien de souillé ne doit entrer dans

la cité (21/27) ; toutefois, on ne manquera pas d’y apporter les richesses

de toutes les nations (21/26), ainsi que l’avait annoncé Esaïe (60/11).

Il est évident que l’auteur envisage le règne de Dieu et de son Oint sous

une forme très matérielle : ce royaume-là est bien de ce monde ! C’est le

Royaume de Dieu sur la Terre… Encore a-t-on fait disparaître du texte

les « plaisirs charnels » que, selon Eusèbe de Césarée (Hist. Ecc., III, 28 ;

2), un prêtre romain « qui vivait sous l’épiscopat de Zéphirin » (199-

217), un certain Gaius, aurait lu dans un spécimen des plus anciens.

L’Auteur

L’Apocalypse dite « de Jean » n’est pas de l’apôtre Jean. L’attribution à

ce personnage est inacceptable pour deux raisons :

1° Si l’œuvre avait été écrite par l’apôtre Jean, la violence qui s’en

dégage serait une injure à la morale jésus-christienne, et ferait rétrograder

le disciple « bien aimé » plus bas que Judas.

2° Si l’œuvre émanait de l’apôtre Jean ou de tout autre disciple de

Jésus, on ne saurait expliquer pourquoi l’auteur n’a pas jugé opportun de

retracer en quelques mots l’existence terrestre du dieu-fait-homme, sous

Tibère. Il se borne à annoncer la venue prochaine de l’Oint, sans la

moindre allusion à une première parousie.

L’œuvre est écrite en grec. Mais, comme l’a bien vu Paul-Louis

Couchoud, « l’auteur n’a pas le grec pour langue maternelle, il le parle en

étranger ». Sa langue maternelle est, soit l’hébreu, soit l’araméen. Que

l’auteur se nomme Jean, c’est possible mais non attesté. Joseph Turmel

pense même que l’Apocalypse a été écrite en hébreu, puis « presque

immédiatement traduite en grec par un Juif de la dispersion désireux de

faire pénétrer ce livre chez ceux de ses coreligionnaires qui ne

connaissent que le grec ». Nous partageons l’opinion de Joseph Turmel.

Mais l’Apocalypse qui nous est parvenue étant une œuvre composite,

nous estimons que les textes réunis proviennent de plusieurs auteurs juifs.

Le compilateur s’est servi d’écrits anciens qu’il a adaptés au contexte de

son époque.

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La Date

Quand le compilateur a-t-il publié l’Apocalypse ? La tradition

ecclésiastique fait dire par saint Irénée (Contre les Hérésies, V/30, 3) que

l’œuvre vit le jour « vers la fin du règne de Domitien », c’est à dire vers

95 de notre ère. La critique interne contredit cette datation.

Revenons au texte.

En 11/1-6, le pseudo-visionnaire évoque l’occupation de la « cité

sainte » par les non-juifs pendant « quarante-deux mois » et justifie

« deux témoins » qui disposent d’une puissance surhumaine. Toutefois,

ces deux prophètes ne sont pas indestructibles, car « la Bête qui monte de

l’abîme leur fera la guerre, et les vaincra, et les mettra à mort ».

En 13/1-10, une Bête [la même qu’en 11/1-6] monte de la mer.

Soutenue par le Dragon, elle a « le pouvoir d’agir pendant quarante-deux

mois » au cours desquels « il lui fut donné de faire la guerre aux saints et

de les vaincre ».

Qu’est-ce à dire ?

La « cité sainte » est Jérusalem. La « Bête » est l’empire romain qui se

singularise par sa puissance militaire (13/2). Mais la « Bête » peut aussi

désigner un empereur. Les « saints » ne sont pas les jésus-christiens, car

ceux-ci n’ont jamais entrepris de guerre contre Rome. Les « saints » sont

les Juifs nationalistes. L’Apocalypse – déduction faite des insertions

jésus-christiennes – est un livre juif qui a pour origine un soulèvement

juif écrasé par l’armée romaine. Or, il y eut trois grands soulèvements

armés des Juifs contre Rome : en 66-70, en 115-117, en 132-135.

Laquelle de ces trois guerres a été l’occasion de l’Apocalypse ?

Voici, telle quelle, la lumineuse réponse de Joseph Turmel1.

« Écartons d’abord la guerre de Trajan, 115-117. Elle eut pour théâtre la

Mésopotamie, la Cyrénaïque et l’Égypte, mais elle ne sévit pas dans la

Palestine. Or l’Apocalypse nous montre (11/2) la ville sainte, c’est à dire

Jérusalem, foulée aux pieds par les nations pendant quarante-deux mois.

Elle n’a pas pu être écrite en 117. Nous ne disposons pour elle que de 1 J. Turmel, l’Apocalypse (op. cit.).

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deux dates, celle de 70 et celle de 135. Pour laquelle des deux devons-

nous nous prononcer ? La légende du retour de Néron a son mot à dire ici

[…].

« Maintenant ouvrons Tacite. Voici ce qu’on lit dans les Histoires, II, 8

(traduction de Burnouf) : Vers la même époque la Grèce et l’Asie furent

épouvantés de la fausse nouvelle que Néron allait arriver. Les récits

contradictoires qu’on faisait de sa mort avaient donné lieu au mensonge

et à la crédulité de le supposer vivant. Il s’éleva plusieurs imposteurs

dont je raconterai dans le cours de cet ouvrage les tentatives et la

catastrophe. Celui-ci était un esclave du Pont, ou, selon d’autres, un

affranchi d’Italie habile à chanter et à jouer de la lyre, talent qui, joint à

la ressemblance des traits, favorisait le succès de sa fraude… Les

événement dont nous entretient Tacite se déroulèrent dans les dernières

semaines de l’an 68.

« Consultons Suétone. Voici ce qu’il dit (Néron, 57, traduction de

Baudement) : Vingt ans après [la mort de Néron], pendant ma jeunesse,

un aventurier se vantant d’être Néron, se fit , chez les Parthes, à la faveur

de ce nom qui leur était cher, un parti puissant, et il ne nous fut rendu

qu’avec beaucoup de peine.

« Le contemporain de Suétone, le rhéteur Dion Chrysostome, nous dit

que beaucoup de gens se représentent encore Néron comme vivant (Oral.

21/10) : hon ghé kai nun eti pantes épithumousi dzén, hoi de pleistoi kai

oiontai. Les livres Sibyllins (4/117-124 ; 137-139 ; 5/145 ,363 ; 8/71)

disent que Néron est chez les Parthes et qu’il va bientôt revenir. Lactance

(De morte persecutorum, 2) nous apprend que, de son temps, plusieurs

pensaient que Néron était encore en vie et qu’il reviendrait pour préparer

les voies à l’Antéchrist. Au dire de Sulpice Sévère (Dialogus, 2/14), saint

Martin de Tours croyait au retour prochain de Néron que devait suivre

l’Antéchrist. Sulpice sévère, parlant en son propre nom, exprime le même

sentiment (Historia sacra, II/29) ; il applique ˝même à Néron le texte de

l’Apocalypse 13/3 : « et plaga mortis ejus curata est ». Enfin Augustin

(De civitate Dei, 20/19), parlant de Néron, dit : « Unde nonnulli ipsum

resurrecturum et futurum Antichristum suspicantur. Alii vero nec occisum

putant sed subtraetum potius… et vivum occultari… donec suo tempore

reveletur et restituatur in regnum ». Augustin d’ailleurs rejette cette

opinion ; il se borne à constater qu’elle a encore des partisans.

« Le fait est acquis. La mort de Néron, qui n’avait eu qu’un très petit

nombre de témoins et dont les circonstances étaient restées mystérieuses,

n’a pas trouvé créance dans les masses populaires.

« On a pensé que le monstre, blessé très gravement mais non mort,

avait échappé par la fuite à ses ennemis, qu’il avait trouvé un refuge dans

l’Orient, qu’il allait revenir et se venger. Cette légende, déjà formée à la

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fin de l’année 68, s’est maintenue pendant longtemps sous des formes

diverses puisque, à l’époque de saint Augustin, elle avait encore des

adhérents. Si maintenant on approche de la croyance populaire les textes

de l’Apocalypse (13/3 ; 16/10 ; 17/1-16), ils s’éclairent immédiatement.

La Bête blessée à mort mais dont la blessure est guérie, c’est Néron qui,

malgré le poignard enfoncé dans sa gorge, est censé avoir échappé à la

mort. La Bête qui a été, qui n’est plus, qui doit reparaître, c’est encore

Néron qui a été empereur, qui ne l’est plus et qui va reprendre les rênes

de l’Empire. Les capitaines qui feront escorte à la Bête (17/12), ce sont

les généraux parthes qui s’apprêtent à appuyer les revendications de

Néron. L’armée parthe, dans sa marche sur Rome, rencontrera

l’Euphrate ; c’est donc pour lui permettre de passer que l’ange prévoyant

dessèche le lit du grand fleuve (16/12). Enfin, la Bête qui doit réduire

Rome en cendres, c’est encore Néron qui déjà en 64 a mis le feu à la ville

impériale et qui a songé en 68 à renouveler son premier exploit (Suétone,

Néron, 16).

« Eclairés par la légende populaire, les textes de l’Apocalypse

deviennent intelligibles. Privés de cette lumière, il ne sont plus qu’un

grimoire informe. Comment hésiterions-nous à conclure que notre

Voyant partage la croyance commune et qu’il s’attend à voir bientôt

Néron, suivi par les Parthes, marcher sur Rome pour l’anéantir ? […].

« L’Apocalypse annonce que Néron va revenir prochainement pour

détruire Rome, qu’il va revenir à la tête de troupes dont le pays est situé

au-delà de l’Euphrate. L’Apocalypse connaît la légende du retour de

Néron parvenue à son second stade, c’est-à-dire sous la forme que la

croyance populaire revêtit à partir de 88. L’Apocalypse a été écrite après

88. Et puisque à cette date, nous ne disposons plus que de la guerre

d’Adrien, nous devons conclure que la guerre qui a inspiré l’Apocalypse

est celle d’Adrien (132-135).

« Ce résultat important est fortement motivé. Néanmoins, comme une

illusion est toujours possible, avant de l’accepter franchement et sans

hésitation, on voudrait le voir confirmé. Nous y sommes arrivés en

prenant pour guide la légende du retour de Néron. Voyons s’il n’existe

pas une autre voie pour nous y conduire.

« Au chapitre 11/2-7, le Voyant prédit que la ville sainte sera foulée aux

pieds par les nations pendant quanrante-deux mois. Alors Dieu enverra

ses « deux témoins ». Ces personnages auront le pouvoir de prophétiser.

Du feu sortira de leur bouche et dévorera tous ceux qui voudront leur

faire du mal. Ce qui n’empêchera tout de même pas la Bête venue de

l’abîme de leur faire la guerre, de les vaincre et de les tuer. Quel sont ces

deux témoins qui prophétiseront pendant que la ville sainte, c’est à dire

Jérusalem, sera foulée aux pieds par les nations, dont la bouche vomira

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du feu, qui extermineront leurs ennemis et que la Bête finira néanmoins

par mettre à mort ? […].

« Pour nous qui avons assigné à l’Apocalypse la date de 132-135,

voyons ce qu’était la Judée à cette époque. Les légions romaines y étaient

entrées en 132 pour dompter une nouvelle révolte des Juifs. Deux de leurs

généraux s’usèrent à cette tâche pénible. Enfin, après de durs et sanglants

combats, elles noyèrent dans le sang la révolte. On dit que près de 600

000 Juifs furent tués, sans parler de ceux qui moururent de maladie ou de

faim. Qui avait levé l’étendard de la rébellion ? Deux hommes :

Barkochba et Rabbi Aquiba. Le premier se présentait comme l’Oint

annoncé par les prophètes et promettait aux Juifs de restaurer le royaume

d’Israël. Le second couvrait l’Oint de son patronage qui était puissant ;

car il « était depuis des années la première autorité des Juifs ; on le

comparait à Esdras et même à Moïse » (Ernest Renan l’Église chrétienne,

p. 199). Sans Rabbi Aquiba, l’entreprise du nouveau Oint aurait échoué.

Elle réussit parce que le grand docteur persuada à ses coreligionnaires

que Bar Kochba était « l’étoile de Jacob » annoncée par Moïse dans le

livre des Nombre (24/17). Bar Kochba et Rabbi Aquiba furent donc les

instigateurs de la révolte de 132. On peut même dire qu’ils restaurèrent

le royaume d’Israël, car ils chassèrent les Romains de Jérusalem et

frappèrent des monnaies portant l’effigie du temple surmonté d’une

étoile1. À l’exemple de Dieu son maître, dont les Psaumes (18/9) disent

que sa bouche lance le feu, l’oint Barkochba lançait lui aussi le feu par sa

bouche. Saint Jérôme, de qui nous tenons ce renseignement, explique2

que ce charlatan se mettait dans la bouche une étoupe enflammée. Mais

les Juifs, qui avaient dans leur oint une foi absolue, ne doutèrent pas du

prodige.

« Le royaume institué en 132 disparut au bout de trois ans et demi. Ses

deux fondateurs furent tués. Puis la postérité lui garda le souvenir de

l’oint, perdit de vue son patron. Rabbi Aquiba tomba dans l’oubli. Déjà

même de son temps, à l’étranger, on le laissait dans l’ombre. Justin ne

mentionne que Barkochba (I Apol., 31/6) ; et le Quatrième Évangile

(5/43) donne lieu à la même observation3. Mais dans la Judée, les choses

1 Voir Schürer, Geschichfe des Iüdischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi (I, 679-70), qui corrige les

erreurs de Renan, L’Église chrétienne (p. 193 – 213 et 541 – 553).

2 Apologia adversus Rufinum (3/31).

3 H. Delafosse, Le Quatrième Évangile, (p.41).

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durent se passer autrement. L’Oint et son protecteur, qui vivaient

ensemble, qui travaillaient ensemble, partageaient nécessairement la

même gloire ; les prodiges accomplis par l’un étaient légitimés par

l’autre et rehaussaient son prestige. Tous deux furent couramment

appelés les témoins de Dieu ; tous deux furent censés vomir le feu par la

bouche et anéantir leurs ennemis ; tous deux passèrent pour invincibles

jusqu’au jour où tous deux tombèrent sous le sabre des soldats romains.

« J’ai parlé du royaume juif de 132 et de ses fondateurs avec les termes

dont se sert l’oracle des deux témoins. Comment aurais-je pu faire

autrement ? L’oracle des deux témoins, qui devient intelligible quand on

l’encadre dans la révolte de 132-135 est dénué de sens dès qu’on le place

ailleurs. Seuls les événements de 132-135 l’éclairent. Pourquoi, sinon

parce que ce sont eux qui l’ont inspiré ? Disons donc sans hésiter que la

prophétie des deux témoins ˝emprunte ses éléments à la révolte de 132.

« Examinons maintenant les détails de la rédaction. Le texte nous dit

(6) que les deux témoins ont le pouvoir de fermer le ciel pendant les jours

de leur prophétie ; qu’ils ont aussi le pouvoir de changer les eaux en sang

et de frapper la terre de toutes les plaies imaginables. Lisons que les trois

années 132-135 furent marquées par une grande sécheresse, qu’il y eut

aussi à cette époque divers fléaux comme la famine et la peste ; et enfin

que l’eau des torrents et des citernes fut rougie par le sang des victimes

de la guerre. L’auteur s’empare des phénomènes naturels et de ceux qui

sont la suite inévitable des massacres, et il les tourne à la gloire des deux

fondateurs du royaume. C’est pour le même motif qu’il applique (4) à ces

deux personnages les oracles de Zacharie (4/3 et 12) où il est question de

deux oliviers et de deux chandeliers qui se tiennent devant le Seigneur.

On ne voit guère comment ces oracles auraient été appliqués à des

apôtres chrétiens. Au contraire, on comprend sans peine leur application à

des défenseurs des institutions juives.

« Le compilateur de l’Apocalypse est un Juif nationaliste qui n’a pas

forcément vécu les événements de 132-135. Mais, le souvenir de cette

catastrophe nationale est encore vivace dans les mémoires de son

entourage. Il se situe postérieurement à 135, mais dans un laps de temps

qui ne dépasse pas un siècle à partir de cette date. Il n’a pas renoncé à

l’héritage de la Promesse, et attend l’ultime intervention divine. Pour

encourager ses coreligionnaires, il recueille un certain nombre de textes

relatifs, soit à 132-135, soit à 66-70, et les compile en une œuvre unitaire

où la fiction se mêle à la réalité1 ».

1 Il se peut que le passage relatif au retour de Néron date, pour partie, de 68/69 ; car les sept

têtes de la Bête sont les sept premiers empereurs, de Jules César (45-44 avant notre ère) à Galba

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Les Insertions jésus-christiennes

L’Apocalypse est une œuvre juive compilée après la défaite de 135.

Mais ce livre nous est parvenu dans une édition jésus-christienne

caractérisée par de multiples retouches qu’il convient de mettre en

évidence. L’addition la plus évidente est la clausule qui dit : « leur

Seigneur aussi a été crucifié » (11/8) ; ce pour trois motifs.

Premièrement, l’inscription est sans rapport avec le contexte.

Deuxièmement, son contenu est contraire à la notion de triomphalisme

qui domine la partie eschatologique dans laquelle elle se trouve.

Troisièmement, l’emploi du mot « Seigneur », pour désigner le Christ, est

un néologisme évident : en effet, en (7/14) c’est un terme de politesse

adressé à l’un des vieillards ; en (17/14) il concerne l’Agneau ; en (19/16)

il désigne le Logos. Le mot « Seigneur » ne s’applique à Jésus-Christ

qu’en des passages dont on ne défend plus le caractère originel.

D’autres insertions jésus-christiennes figurent en lettres italiques dans

les passages suivants :

1/1 - Révélation de Jésus Christ que Dieu lui a donnée […] à son

serviteur Jean.

1/2 - Lequel a rendu témoignage à la parole de Dieu et au

témoignage de Jésus Christ.

1/5 - Et de la part de Jésus Christ, le témoin fidèle, le premier-né

des morts et le chef des rois de la terre.

1/6 - À celui qui nous aime… (jusqu’à 1/8, inclusivement).

1/9 - qui ai part… et à la persévérance en Jésus. J’étais dans l’île

appelée Patmos à cause de la parole de Dieu et du

témoignage de Jésus.

(68-69 de notre ère). Un premier auteur, qui écrivait sous Galba, laissa supposer qu’il

prophétisait sous Néron (54-68). Notre compilateur a adapté ce passage à la forme que la

légende avait prise { son époque, sans se soucier d’augmenter le nombre des empereurs.

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1/11 - Envoie-le aux sept églises (le terme « églises » est substitué

ici et dans les deux chapitres suivants au terme

« synagogues »1).

2/18 - Voici ce que dit le Fils de dieu, celui qui a les yeux comme

une flamme.

3/5 - Je n’effacerai pas son nom du livre de vie et je confesserai

son nom devant mon Père et devant ses anges.

3/14 - Voici ce que dit l’Amen, le témoin fidèle et véritable, le

principe de la création de Dieu.

3/21 - Je le ferai asseoir avec moi sur mon trône comme moi j’ai

vaincu et me suis assis avec mon Père sur son trône.

11/8 - Leurs cadavres seront sur la place de la grande ville… Là

même où leur Seigneur a été crucifié.

12/17 - Il s’en alla faire la guerre à ceux qui gardent les

commandements de Dieu et qui ont le témoignage de Jésus.

14/4 - Ce sont ceux qui ne se sont pas souillés avec des femmes,

car ils sont vierges.

14/12 - C’est ici la persévérance des saints qui gardent les

commandements de Dieu et la foi de Jésus.

17/6 - Je vis cette femme ivre du sang des saints et du sang des

martyrs de Jésus.

18/20 - Et vous, les saints, les apôtres, les prophètes.

19/10 - Je suis ton compagnon de service et celui de tes frères qui

ont le témoignage de Jésus. Adore Dieu, car le témoignage

de Jésus est l’esprit de la prophétie.

1 Dans la mythologie juive de l’époque, les phénomènes atmosphériques eux-mêmes étaient

gouvernés par des anges (voir J. Turmel, Histoire des dogmes, 4/57) ; on ne doit pas s’étonner de

voir des anges { la tête des synagogues. Grâce { l’édition jésus-christienne de l’Apocalypse, les

églises héritèrent du bienfait des synagogues et furent présidées par les anges.

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19/13 - Il avait un vêtement teint de sang et son nom est le Verbe de

Dieu.

20/4 - Et je vis les âmes de ceux qui avaient été décapités à cause

du témoignage de Jésus, à cause de la parole de Dieu.

21/6 - Je suis l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier.

21/22 à 22/5 - Je ne vis point de temple en elle, car le Seigneur Dieu

tout-puissant est son temple et l’agneau. La ville n’a pas besoin du

Soleil et de la Lune pour l’éclairer ; car la gloire de Dieu l’éclaire, et

l’agneau est son flambeau… Et il me montra un fleuve d’eau de la

vie brillant comme le cristal, sortant du trône de Dieu et de

l’agneau…Le trône de Dieu et de l’agneau est dans la ville. Et les

serviteurs de lui [autou] adoreront lui [autô]. Ils verront la face de

lui, et le nom de lui est sur leurs fronts. Il n’y a plus de nuit et ils

n’ont pas besoin de la lumière d’un flambeau et de la lumière du

Soleil, parce que le Seigneur Dieu les éclaire.

22/13 - Je suis l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier.

22/16 - Moi, Jésus, j’ai envoyé mon ange pour vous attester ces

choses dans les églises. Je suis le rejeton et la postérité de

David.

22/20 - Viens, Seigneur Jésus !

22/21 – Que la grâce du Seigneur Jésus soit avec vous tous !

À côté des textes qui affirment leur origine chrétienne, il en est d’autres

qui la dissimulent. À ce second groupe appartiennent les versets 11/10,

13/13, 16/13, 19/20, 20/10, 21/14. Ces versets parlent des deux

« témoins » en termes hostiles. L’auteur qui tient ce langage est un

ennemi des deux prophètes. Ce n’est plus le rédacteur juif qui tient la

plume, c’est l’éditeur jésus-christien.

Un fait apparaît clairement. Dans l’Apocalypse, l’Oint n’est pas le Jésus

Christ des Évangiles. Il paraît sous quatre formes différentes : le prêtre

(1/13-16), l’enfant (12/5), le cavalier (19/11-16) et l’Agneau. Cette figure

de l’Agneau domine les autres de beaucoup. Il n’est pas Dieu, mais il

bénéficie de la puissance divine (5/6). Il trône dans l’empyrée, au milieu

des éclairs et du tonnerre (4/3 ; 5). C’est là, dans le Ciel, qu’il a été enlevé

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dès sa naissance, sous l’aspect d’un bébé ; tandis que sa mère, la nation

juive, se sauvait au désert (12/1-6). C’est au Ciel, également, que

l’Agneau a été immolé, c’es à dire égorgé (13/8)… Mais alors, si

l’Agneau de l’Apocalypse a été égorgé dans le Ciel, il n’a pas été cloué à

la croix du Golgotha au début de notre ère.

Cette conclusion se pressent dès le prologue. L’auteur annonce des

choses qui doivent arriver « bientôt » (1/1). À la synagogue de Thyatire,

le « fils de l’homme » (2/18) fait dire : « ce que vous avez, tenez-le ferme

jusqu’à ce que je vienne » (2/25). À celle de Philadelphie, il promet : « Je

viens bientôt ; tiens ferme ce que tu as [la foi en la « Promesse], afin que

personne ne prenne ta couronne » (3/11). À celle de Laodicée, il

annonce : « voici, je me tiens à la porte et je frappe » (3/20)… Nulle part

il ne dit : je suis déjà venu, et on m’a vu mourir sur la croix au temps de

Pilate !

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Chapitre Neuf

Justin Faussaire

Les Trois Livres et le Rescrit

La tradition ecclésiastique nous présente Justin de Neapolis comme un

apologiste et un martyr chrétien, né vers 100/110 et mort vers 165.

D’après Eusèbe de Césarée (Histoire Ecclésiastique, IV/18, 2à9), Justin

serait l’auteur d’au moins neuf ouvrages « qui attestent un esprit cultivé

et passionné pour les choses divines ». Cependant, le célèbre exégète

catholique Aimé Puech1 déclare : « Il est à peu près certain qu’à part les

Apologies et le Dialogue, dont l’authenticité est au-dessus de tout

soupçon, tous les autres écrits qui nous sont parvenus sous son nom lui

ont été attribués faussement, non pas tant cependant – du moins la chose

est probable – par des falsifications voulues qu’à la suite d’erreurs ».

Ainsi, sur neuf écrits attribués à Justin, trois seulement seraient de sa

main. Ils ont pour titres la Première Apologie (vers 150), le Dialogue

avec le Juif Tryphon (vers 155), la Seconde Apologie (vers 163).

1) La Grande Apologie

L’œuvre est adressée à l’empereur Antonin le Pieux (138-161), à ses

fils Verisimmus (futur Marc Aurèle) et Lucius, et au Sénat romain. Cette

dédicace déjà, est suspecte. Car Antonin écarta Lucius Verus du pouvoir

et ne reconnut comme successeur que le seul Marc Aurèle. Ce ne fut qu’à

son avènement que Marc Aurèle associa son frère adoptif à son règne.

Joindre Lucius Verus à la dédicace est une erreur de protocole qui ne

s’explique pas. En outre, dans le cours de l’ouvrage, Justin semble

oublier que celui-ci est dédié à l’Empereur et aux seuls représentants du

pouvoir : c’est constamment le monde romain tout entier qu’il considère

comme son lecteur. D’autre part, Van Eysinga2 estime que certaines

expressions utilisées par Justin auraient été réputées crimes de lèse-

majesté si l’œuvre avait été véritablement envoyée a ses destinataires. Par

1 A. Puech, Les Apologistes grecs du IIè siècle de notre ère (Hachette, Paris, 1912).

2 G.-A. Van den Berg Van Eysinga, La Littérature chrétienne primitive (Éd. Rieder, Paris, 1926) .

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exemple, en (12/4), nous lisons : « Il semble en vérité que vous craigniez

de voir tout le monde vertueux et de n’avoir plus sur qui sévir ». Ces

observations laissent entendre que la dédicace n’est qu’un leurre destiné à

situer Justin à une époque qui n’est pas la sienne.

Justin termine sa dédicace en se présentant (I Apol., 1) comme « fils de

Priscos, fils de Baccheios, de Flavia Neapolis [actuelle Naplouse], en

Syrie de Palestine ». Un peu plus loin (25), Justin revendique son

appartenance à un important groupe de transfuges du paganisme vers la

religion chrétienne : « nous qui adorions autrefois Dionysos… ». Dans

l’hellénisme antique, Dionysos était le dieu de la vigne et du vin. Les

Romains l’appelèrent Bacchus. En rapprochant le nom de ce dieu du nom

du grand-père de Justin, « Baccheios », on ne peut que constater la

cohérence du texte. Mais, ayant admis cet état-civil, le lecteur n’est pas

peu surpris quand, passant de la Première Apologie au Dialogue, il fait

connaissance avec un autre Justin. En un passage de (2) à (8), il n’est plus

question d’une conversion collective de païens, mais de la conversion

individuelle d’un étudiant en philosophie.

Revenons à la Première Apologie. Justin y est d’une crédulité

déconcertante. Voici ce qu’il trouve à dire pour convaincre l’Empereur de

l’immortalité de l’âme (18) : « la nécromancie, l’inspection du cadavre

d’un enfant innocent, l’évocation des âmes humaines, les pratiques de

ceux qui, d’après la magie, envoient des songes ou de ceux qui les

assistent, les opérations de ceux qui possèdent cette science, doivent être

pour vous une preuve que les âmes conservent le sentiment après la

mort ». Outre la faiblesse de l’argument, il faut bien voir que ce ne sont

pas là des pratiques enseignées par les prophètes. Il serait contraire à leur

réputation que les chrétiens aient prêté quelque crédit à ces superstitions.

En revanche, pour les stoïciens, la prénotion du divin en l’homme

s’explique – entre autres causes – par les prédictions concernant l’avenir.

D’autre part, on sait que les magiciens et astrologues de Chaldée, les

Chaldaei, étaient nombreux dans la Rome impériale du IIè siècle.

L’argumentaire païen sur l’immortalité de l’âme ne se justifie pas dans

une apologie chrétienne.

Le dessein de l’auteur est de démontrer l’iniquité des persécutions

contre les « chrétiens », véritables représentants d’une vie et d’une

doctrine imprégnées de sagesse. Mais ces chrétiens ne sont pas

nécessairement les jésus-christiens. Qui sont-ils ? En (4), l’auteur écrit :

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« À ne considérer que ce nom qui nous accuse, nous sommes les

meilleurs des hommes ». Dans la traduction dont nous nous servons1, le

commentateur écrit ici : « Jeu de mot intraduisible sur le nom de

chrétiens » (note de bas de page n°9, p. 23). La mauvaise foi est

évidente ! Le jeu de mot se fait entre khrestoï (les «bons ») et arestoï (les

« meilleurs »)2. Justin lui-même confirme ce rapprochement quelques

lignes plus bas : « Nous sommes accusés d’être chrétiens. Est-il juste de

haïr ce qui est excellent ? ». Ce que le commentateur moderne ne veut

pas, c’est que le lecteur s’éloigne de l’interprétation traditionnelle faisant

des chrétiens les fidèles de Jésus Christ ; car, à ce que dit la tradition, le

« Christ » serait l’Oint, non le Bon !

Mais en (7), l’auteur nous éclaire définitivement :

« Voici un fait général que nous reconnaissons : de même que chez les

Grecs, tout le monde appelle communément philosophes ceux qui

exposent les doctrines qui leur plaisent, quelque contradictoires qu’elles

puissent être, ainsi, chez les barbares, ceux qui sont ou passent pour

sages, on reçu une dénomination commune : on les appelle tous

chrétiens ».

Celui qui a écrit ces lignes n’est certainement pas le même que celui qui

un peu plus bas (12), écrit :

« Tout cela a été prédit par notre maître, le fils et envoyé de Dieu, père

et maître de toutes choses, Jésus Christ, de qui nous tenons notre nom de

chrétien ».

Il se différencie également de celui qui, en Dialogue (63), écrit :

« Le Christ, verbe de Dieu, parle comme à sa fille à l’Église qui est

constituée de par son nom et participe à son nom (car tous nous nous

appelons chrétiens) ».

Est-ce le même Justin qui a écrit ce qui suit ?

1Justin Martyr, Œuvres complètes (Éd. Migne, Paris, 1994).

2 Le même jeu de mots se trouve chez Théophile d’Antioche (vers 180), dans son livre À

Autolycos

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Quant à vous, quand vous

entendez dire que nous attendons

un royaume, vous supposez à la

légère qu’il s’agit d’un royaume

humain.. Mais c’est du royaume

de Dieu que nous parlons.

(I Apologie, 11)

Pour moi, et les chrétiens

d’orthodocie intégrale, tant

qu’ils sont, nous savons qu’une

résurrection de la chair arrivera

pendant mille ans dans

Jérusalem rebâtie, décorée et

agrandie, comme les prophètes

Ezéchiel, Isaïe et les autres

l’affirment.

(Dialogue, 80)

Remarquons enfin que l’auteur connaît la doctrine trinitaire

(13 ;60 ;61) ; ce qui ne correspond pas au dogme de l’époque de Justin et

suggère une date postérieure au IIe siècle.

2) La Petite Apologie

Le Manuscrit 450 de la Bibliothèque Nationale de Paris contient les deux

Apologies justiniennes ; mais il présente la Petite avant la Grande, et sans

suscription particulière. Faut-il considérer cet ordre comme une anomalie ? À

voir !

Dans son Histoire Ecclésiastique (IV/16, 1), Eusèbe de Césarée décrit la

Petite Apologie comme un second livre en faveur des doctrines chrétiennes,

« présenté par Justin aux empereurs que nous avons cités plus haut » : c’est

une référence évidente à la grande Apologie, considérée comme le premier

livre dédicacé à Antonin le Pieux et à ses fils… Pourtant, quelques pages plus

loin (IV/17, 1), Eusèbe écrit : « Avant son propre combat, dans sa première

Apologie, Justin fait mention d’autres martyrs antérieurs à lui » : cette fois, de

manière incontestable, c’est la Petite Apologie qui est tenue pour

« première ».

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La Petite Apologie constitue-t-elle vraiment une œuvre autonome ou faisait-

elle initialement partie intégrante de la Grande Apologie qui, dans ce dernier

cas, serait la seule et unique Apologie de Justin ?

Il se trouve qu’en II Apologie (4), nous lisons : « Dieu aime ceux qui

cherchent à imiter ses perfections, comme nous l’avons dit antérieurement ».

Or, la formule de renvoi antérieur concerne I Apologie (10), mots pour mots.

En II Apologie (8), nous lisons encore : « Ceux qui suivent les principes

moraux déterminés par la raison, sont voués à la haine et à la mort : tel

Héraclite, comme nous l’avons dit plus haut ». Le passage auquel nous

reporte la formule « plus haut », se trouve en I Apologie (46) : « Ceux qui ont

vécu selon la raison sont chrétiens, eussent-ils passé pour athées, comme chez

les Grecs, Socrate, Héraclite et leurs semblables »… En toute logique, un

auteur ne fait pas de renvoi et n’utilise pas la formule « plus haut », sans

prendre soin de mentionner l’œuvre à laquelle appartient l’objet du renvoi,

sauf s’il s’agit du même écrit. Par exemple, en I Apologie (67), la formule

« comme nous l’avons déjà dit » renvoie à I Apologie (65). Il semble donc

qu’il fut un temps où une partie, au moins, de la Petite Apologie appartenait à

la Grande.

3) Le Rescrit d’Hadrien

Le Rescrit d’Hadrien, annexé en guise d’épilogue à la Première Apologie

est clair quant au fond. L’empeur Hadrien a reçu une lettre de Serenius

Gravianus l’informant que, suite à une requête des habitants de sa province,

Minucius Fundanus, consul d’Asie, a engagé des poursuites contre les

« chrétiens ». Suite à cette lettre, l’Empereur écrit à son consul pour lui faire

remarquer qu’il serait injuste de condamner les chrétiens en ne se fondant que

sur la seule mauvaise réputation qu’ils ont en Asie. Les accusateurs doivent

prouver que les chrétiens ont commis une faute contre les lois de l’Empire.

Alors, ils seront punis selon la gravité du délit. En revanche, si l’accusation

n’est que pure calomnie, il faut condamner les calomniateurs.

Le Rescrit est moins clair quant à sa date. L’empereur Hadrien (117-137)

s’adresse à Minucius Fundanus, consul d’Asie en 107 (sous Trajan) : « J’ai

reçu une lettre de Serenius Gravianus, votre prédécesseur ». Ce Gravianus,

prédécesseur de Fundanus, aurait donc été consul d’Asie antérieurement à

107. Ce n’est pas le cas ! Des documents historiques, dont l’authenticité n’est

pas douteuse, rapportent que Gravianus fut proconsul d’Asie en 123-124… La

seule manière de donner une logique au Rescrit consiste à inverser les rôles

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des deux personnages que cite l’Empereur : Hadrien a reçu une lettre de

Fundanus, ancien gouverneur d’une province d’Asie où il réside encore. Cette

lettre informe l’Empereur que suite à une requête de ses administrés,

Gravianus, gouverneur en titre de la province, poursuit les chrétiens sans

preuve concrète. Le Rescrit d’Hadrien, teinté d’une certaine remontrance,

s’adresse à Gravianus, non à Fundanus. S’il était authentique, on pourrait lui

attribuer une date entre 123 et 124. Mais, la malencontreuse distribution des

rôles autorise à dénoncer un faux en écriture. D’autant que le contenu rappelle

étrangement l’échange épistolaire entre Pline le Jeune et Trajan, à propos de

la conduite à tenir envers les chrétiens de Bithynie ( voir supra) Or, la

Bithynie a vu le séjour d’un apologiste chrétien du IIIè siècle : Lactance,

auteur des Institutions divines.

Y aurait-il un rapport entre 1° les Lettres échangées entre Pline le Jeune et

Trajan, 2° le Rescrit d’Hadrien, 3° l’apologiste Lactance ?

Lactance est né en Afrique vers 260, sous le règne de Gallien (253-268). Il a

connu cette période d’anarchie militaire au cours de laquelle – en un quart de

siècle (260-285) – se sont succédés une dizaine d’empereurs. Un redressement

durable s’est opéré avec Dioclétien (284-305) qui, en 293, établit le régime de

la tétrarchie, c’est-à- dire un système collégial de gouvernement, associant

deux « Auguste » et deux « Césars ».

Le système tétrarchique fonctionna de 293 à 312 de notre ère. De 313 à 324,

une guerre civile opposa les tétrarques et se termina par l’accession au trône

impérial de Constantin Ier le Grand.

La tradition ecclésiastique appelle « ère des martyrs » la période de la

tétrarchie qui s’étend de 303 à 311. L’Église post-constantinienne prétend que

les martyrs « chrétiens » étaient les fidèles de Jésus Christ. Cette assertion qui

a traversé les siècles, paraît troublée par le fait que Lactance (260-325) –

chrétien s’il en fut – ait été appelé dans le même temps à la chaire officielle de

rhétorique de Nicomédie (Bithynie) par Dioclétien lui-même. Apparemment,

les chrétiens étaient bien intégrés à l’Empire.

À lire Lactance, on peut se demander s’il ne fut pas, non du côté des

persécutés, mais du côté des persécuteurs :

« Il s’est trouvé des hommes assez téméraires – le peuple les appelle des

philosophes – pour chercher à pénétrer les choses que Dieu a voulu laisser

tout à fait secrètes et cachées, et pour s’enquérir de la nature des choses

célestes et terrestres […] ; ils discutent pourtant de la structure de tout cela,

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tant et si bien qu’ils veulent faire passer leurs théories pour démontrées et

admises […]. Pour ce qui est de troubler la vérité, ils sont dangereux et

insupportables ».

À l’évidence, c’est aux gnostiques que Lactance fait allusion. Il les désigne

sous le nom de « philosophes » ; or nous savons, pour avoir lu Justin, que « de

même que chez les Grecs, tout le monde appelle communément philosophes,

ceux qui exposent les doctrines qui leur plaisent, quelque contradictoires

qu’elles puissent être, ainsi, chez les barbares, ceux qui sont ou passent pour

sages ont reçu une dénomination commune : on les appelle tous chrétiens » (I

Apol., 7). D’autre part (I Apol., 26), Justin nous dit : « Marcion du Pont, qui

enseigne encore aujourd’hui, professe la croyance à un dieu supérieur au

Créateur. Avec l’aide des démons, il sema le blasphème à travers le monde, fit

nier le Dieu créateur de l’univers, et inspira à ses adeptes la prétention qu’un

autre Dieu supérieur a fait des ouvrages plus merveilleux. Tous les sectateurs

de cette école, comme nous l’avons dit, sont appelés chrétiens, de la même

manière que, malgré la différence des doctrines, le nom de philosophes est

donné à tous ceux qui font profession de philosophie ».

Pour Justin – qui se dit « chrétien d’orthodoxie intégrale » (Dialogue, 80) – ,

les marcionites, bien qu’hérétiques, sont des « philosophes » et des

« chrétiens ». Pour Lactance – qui est, lui aussi, chrétien de l’orthodoxie –,

des « philosophes », décrits comme les auteurs de systèmes théologiques

complexes, troublent la vérité au point d’être « dangereux et insupportables ».

Mais « dangereux et insupportables » pour qui et pourquoi ? Pour les

chrétiens orthodoxes comme Lactance, amalgamés sous la même appellation,

et à cause de l’insoumission des chrétiens hérétiques à l’ordre établi.

Dans son livre sur Les Gnostiques1, Jacques Lacarrière écrit que leurs

certitudes philosophiques se traduisirent par une doctrine radicalement

opposée à celles qui avaient cours jusqu’alors. Il ajoute : « Dans la vie

quotidienne, ce refus des systèmes […] les conduisit à vivre en marge de toute

société constituée, à prôner le refus de toute compromission avec des

institutions fallacieuses, à refuser la procréation, le mariage, la famille,

l’obéissance à tous les pouvoirs temporels ».

1 J. Lacarrière, Les Gnostiques (Albin Michel, Paris, 1994).

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Les martyrs de l’ère des tétrarques étaient, certes, des chrétiens ; mais il

semble bien que la persécution fut dirigée contre les gnostiques, même si

quelques chrétiens « orthodoxes » en furent victimes.

On sait que Lactance imputa à Sossianus Hiéroklès, gouverneur de Bithynie,

une responsabilité directe dans le déclenchement de la persécution. Celui-ci

serait l’auteur d’un opuscule intitulé Philalethès (« l’Ami de la vérité »), dont

l’argumentation, inspirée de Celse et de Porphyre, allait à l’encontre de la

religion dualiste. Hiéroklès tentait d’y concilier le polythéisme de la vieille

religion gréco-romaine avec le monothéisme philosophique. Ce haut

fonctionnaire était l’un des conseillers les plus écoutés de Dioclétien. Ce fut

par son entreprise que la personne des empereurs et les institutions de la

tétrarchie furent soudainement sacralisées.

Dioclétien prit le titre de Jovius, fils du dieu Jupiter. À Maximien, le second

Auguste, il attribua le nom d’Herculius, fils du demi-dieu Hercule. Ce culte

obligatoire se matérialisa par une étiquette pompeuse : l’empereur porte

diadème ; on baise respectueusement son manteau. Manifester ce respect aux

personnes sacrées des empereurs, c’était – écrit Lucien Jerphagnon1 – « faire

hommage de sa loyauté aux dieux et à l’Empire […]. Accomplir ces

formalités avec réticences rend suspect ; s’y refuser rend coupable, et d’une

vraie trahison ». Dès lors, on comprend l’incompatibilité du culte impérial

avec la religion philosophique des chrétiens gnostiques.

Toujours selon Lactance, un philosophe de premier plan, dans l’entourage

impérial, aurait participé au lancement de la persécution. Ce personnage, que

Lactance ne nomme pas, aurait écrit trois livres contre les « chrétiens ». Ce ne

pouvait être que le néo-platonicien Porphyre, disciple de Plotin et comme son

maître, hostile aux gnostiques.

Autant dire maintenant que les Rescrits impériaux – celui de Trajan à Pline

et celui d’Hadrien à Fundanus - , calqués sur le même modèle, ne sont ni de

Trajan, ni d’Hadrien. Une requête de Lactance à Dioclétien, en faveur des

chrétiens monothéistes, pourrait être à l’origine de toute cette littérature de

propagande. Quelques indices, trouvés çà et là dans l’œuvre dite justinienne,

s’ajoutant aux observations précédentes, nous incitent à le penser.

1 L. Jerphagnon, Essai sur le pouvoir dans la Rome impériale (Éd. Taillandier, Paris).

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La Première Apologie de Justin commence par une dédicace aux autorités

impériales. Suit immédiatement une exorde dans laquelle (en 2), l’auteur

qualifie le destinataire d’ « ami de la vérité ». Cette expression est à

rapprocher du Philalethès de S. Hiéroklès, maître à penser de Dioclétien.

Dans le Rescrit dit d’Hadrien, l’Empereur s’écrie « par Hercule ». Une telle

expression sied bien à Dioclétien « fils de Jupiter » ou à Maximien, « fils

d’Hercule ».

Dans les Actes du Martyre (2), lors de sa comparution devant le préfet de

Rome, Justin s’entend dire : « D’abord soumets-toi aux dieux et obéis aux

Empereurs ». D’une part, obéir « aux Empereurs », non « à l’Empereur »,

s’impose en régime tétrarchique. D’autre part, en 301, dans le texte de l’édit

du Maximum, à caractère commercial, Dioclétien invoque les « dieux

immortels », expression qui semble faire partie du protocole tétrarchique.

Enfin, il convient de mentionner Ulpien, conseiller de l’empereur Alexandre

Sévère et préfet du prétoire de 222 à 228. Or, selon Lactance, Ulpien avait

réuni dans le septième livre de officio proconsularis tous les rescrits

impériaux qu’il avait pu trouver. Ce livre, malheureusement perdu, contenait

les réponses des empereurs aux questions posées par les représentants

provinciaux, c’est-à-dire, les directives impériales et les précédents qui

réglaient l’emploi par les proconsuls et les gouverneurs, de leur pouvoir

discrétionnaires. Lactance avait donc entre ses mains, la meilleure des sources

pour libeller à sa guise et selon ses vues toutes pièces historisant les

persécutions chrétiennes.

4) Le Dialogue avec Tryphon

D’après une allusion qu’on trouve en (141), le Dialogue avec le Juif

Tryphon était originellement dédié à Marcus Pompeius ; mais cette dédicace

est perdue. Pour notre part, nous ignorons qui était le « très cher Marcus

Pompeius ».

Une partie du livre, qui va de (2) à (8a), est immergée dans l’autre partie.

Elle décrit la conversion au christianisme de Justin, alors qu’il était étudiant

en philosophie :

« Désireux au commencement de fréquenter quelque philosophe, je me

confiai à un stoïcien […]. Je le quittai pour me rendre auprès d’un autre. On

l’appelait un péripatéticien […]. Je l’abandonnai […]. Je m’adressai donc à un

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pythagoricien célèbre […]. Dans mon embarras, j’eus l’idée d’aller trouver les

platoniciens ».

On peut raisonnablement s’interroger sur la véracité de ce témoignage. La

trajectoire de Justin fait trop penser à celle de Flavius Josèphe qui, dans son

Autobiographie, nous dit : « Lorsque j’eus treize ans, je désirai apprendre les

diverses opinions des Pharisiens, des Sadducéens et des Esséniens, qui

forment trois sectes parmi nous, afin que les connaissant toutes je pusse

m’attacher à celle qui me paraîtrait la meilleure »1.

La méthode sélective de Justin s’accorde également avec celle de Tatien

(100/110-v. 180) qui, dit-on, fut son disciple. Avant de se convertir, Tatien

avait mené la vie de sophiste ambulant : « J’ai parcouru beaucoup de pays »,

dit-il lui-même dans son Discours aux Grecs (XXXV), « j’ai enseigné vos

doctrines ». Mais au bout du compte, Tatien condamne la philosophie. Elle

n’a rien produit d’éminent. Elle n’est qu’un tissu de contradictions et de

sottises, et n’a jamais convaincu ni corrigé personne (I)

Revenons à la conversion de Justin. La philosophie platonicienne conviant à

la méditation, le jeune homme se retira en un lieu de silence et de solitude

« qui n’était pas éloigné de la mer ». Là se fit sa décisive rencontre avec un

« vénérable vieillard ». Or, dans le Parménide (127 b) de Platon, il est

également question d’un vieillard détenteur de sagesse. Dans le De opificio

mundi, Philon d’Alexandrie assure tenir d’un « ancien » la conviction que le

créateur du monde est « bon ». Plus tard, saint Cyprien (210-258) se convertit

au christianisme sous l’influence du vieux prêtre Caecilius. La sagesse

n’appartiendrait-elle qu’aux anciens ?

Quoi qu’il en soit, le providentiel mentor montra à Justin que le Beau et le

Bien ne peuvent être contemplés que si Dieu se révèle à l’homme dans les

oracles des prophètes juifs : « Seuls, ils ont vu et annoncé aux hommes la

vérité […]. Leurs écrits subsistent encore ; ceux qui les lisent peuvent, s’ils

ont foi en eux, en tirer grand profit, tant sur les principes que sur la fin »

(Dial., 7). Après le départ du vieillard, « un feu subitement s’alluma dans mon

âme, et je fus pris d’amour pour les prophètes », nous dit Justin (8).

1 Pour être sincère, il faut bien dire que le témoignage « autobiographique » de Fl. Josèphe n’est pas

plus assuré que celui de Justin.

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On ne peut s’empêcher de comparer cette anecdote avec celle que nous

rapporte Tatien à propos de lui-même (XXIX) : « Pendant que je méditais,

cherchant le bien, il m’arriva de rencontrer des écrits barbares, plus anciens

que les doctrines des Grecs ; d’inspiration trop manifestement divine pour

être comparés à leurs erreurs ; et il m’arriva de croire en eux à cause de la

simplicité du style, du naturel des narrateurs, de l’intelligence claire qu’ils

donnent de la création du monde, de la prédiction de l’avenir, de l’excellence

des préceptes, de la soumission de toutes choses à un seul monarque. Mon

âme se mit ainsi à l’école de Dieu ».

Quel que soit l’auteur originel du Dialogue avec Tryphon et quelle que soit

la date de sa rédaction primitive, il est prouvé que le texte a été falsifié. De

nombreuses interpolations sont citées dan la Préface de la traduction de

Pontigny et Archambault (1909). Toutefois, celle qui est relative à la mort de

Jean le Baptiste n’est pas mentionnée. La voici :

En (49/4), l’auteur écrit :

Et ce même prophète Jean, votre roi Hérode l’avait enfermé

en prison. Et comme on célébrait le jour de son anniversaire,

comme sa nièce dansait de façon à lui plaire, il lui dit de

demander ce qu’elle voulait. Et la mère de la jeune fille lui

suggéra de demander la tête de Jean qui était dans sa prison.

Et comme elle en avait fait la demande, il envoya quelqu’un

et commanda d’apporter la tête de Jean sur un plat.

Ce récit s’accorde avec ceux de Marc et de Matthieu.

L’examen du contexte est intéressant. À Tryphon qui nie que le Christ des

Jésus-christiens soit le vrai Oint, puisqu’Élie n’est pas venu, Justin répond

(49/3) :

Dès sa première manifestation [celle de Jésus], il y eut un

héraut précurseur : l’Esprit de Dieu. Il avait été déjà en Élie.

Il fut aussi en Jean, prophète au sein de votre race, après qui

on n’a plus vu chez vous [les Juifs] aucun prophète.

Puis Justin enchaîne, en (49/4), avec le baptême de pénitence de Jean, puis

son emprisonnement et sa mort (voir supra).

Viennent à nouveau le rapport entre Élie et Jean :

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187

C’est pourquoi notre Christ a dit un jour sur la Terre, à

ceux qui affirmaient qu’Élie devait venir avant lui : Élie

viendra pour tout rétablir, mais je vous dis qu’Élie est déjà

venu et ils ne l’ont pas reconnu [sous les traits de Jean].

Tryphon répond alors :

Ce que tu me dis là est paradoxal que l’Esprit de Dieu qui

fut en Élie fut aussi en Jean.

À qui répond Tryphon ? Est-ce bien à ce qu’a dit Justin en (49/4), comme

l’agencement du texte le laisse présumer ? Non ! Il répond à (49/3), là où

Justin dit que l’Esprit de Dieu se manifesta en jean comme il s’était manifesté

en Élie. Il s’en suit que (49/4) a toute chance d’avoir été ajouté

frauduleusement au texte antérieur. Le fraudeur a voulu insérer les précisions

évangéliques de Marc et de Matthieu dans un texte qui ne les connaissait pas.

Mais il y a mieux : (49/3) est lui-même un ajout !

En (49/1-2), Tryphon fait remarquer que la venue du Christ doit être

précédée du retour d’Élie, car « Élie doit l’oindre quand il viendra ». Ce à quoi

Justin oppose la prédiction de Malachie (4/5) :

Voici, je vous envoie Élie, le prophète, avant

que vienne le grand et terrible jour de

l’Éternel .

Pour Justin, le « grand et terrible jour » est celui de la seconde parousie du

Christ, lors du Jugement dernier. Pour Justin, la manifestation d’Élie n’était

donc pas nécessaire à la première parousie, c’est-à-dire à la venue de Jésus

Christ rapportée par les Évangiles.

Dans le contexte tendancieux du Dialogue, l’argument de Justin est

imparable et définitif. Tryphon ne peut répondre que « - Parfaitement ! »… On

ne comprend donc pas qu’ayant mâté son antagoniste, Justin enchaîne

maladroitement sur la venue de Jean le précurseur, lors de la première

parousie. C’est un ajout qui, logiquement, aurait dû permettre à Tryphon de

reprendre l’avantage. Cette excroissance ne peut provenir que d’un

remaniement ultérieur du texte justinien, rendu nécessaire pour cause

d’évolution du récit évangélique.

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188

Il est un autre endroit du Dialogue, au chapitre 88, où le nom de Jean est

mentionné ; c’est celui où Jésus procède au rite juif de l’ablution. Voici le

texte :

« Alors Jésus vint au fleuve du Jourdain [où Jean baptisait]1 ; tandis qu’il

descendait dans l’eau, du feu même s’alluma dans le Jourdain, et pendant qu’il

remontait de l’eau, l’Esprit Saint comme une colombe voltigea sur lui ; ce sont

les apôtres de ce Christ lui-même qui l’ont écrit...2 ».

Le texte se poursuit par des considérations portant sur la nécessité de ce

« baptême », à cause des hommes. Puis vient la mention de Jean :

« Jean se tenait au Jourdain annonçant le baptême de pénitence, vêtu

seulement d’une ceinture de peau et d’un vêtement de poils de chameau, ne

mangeant rien que des sauterelles et du miel sauvage. Les hommes croyaient

qu’il était le Christ. Mais il leur cria lui-même : Je ne suis pas le Christ »…

Ensuite, le texte revient à Jésus qu’on croyait « fils de Joseph le

charpentier ». Puis, d’un seul coup, on revient à la scène du Jourdain :

« À ce moment donc, l’Esprit Saint [et cela à cause des hommes, comme j’ai

déjà dit,] voltigea au-dessus de lui sous la forme d’une colombe ; et en même

temps vint des cieux une voix ; cette voix avait déjà parlé par David qui,

comme au nom du Christ, avait révélé ce qui devait lui être dit de la part de son

Père : Tu es mon fils, je t’ai engendré aujourd’hui. Le Père déclarait qu’il était

engendré pour les hommes au moment où on devait commencer à le

connaître ».

Il est évident que nous avons sous les yeux une interpolation avec reprise

ayant pour objet d’introduire Jean dans le geste de Jésus. L’artifice est

d’autant plus flagrant que le texte qui ne fait jouer aucun rôle à Jean, ne se

justifie pas. Jean est là sans être là ; il ne sert à rien. Autant dire que Jésus est

seul. Il a, seul, entendu la voix du Père qui (en raison de l’utilisation de la

seconde personne du singulier) ne s’adresse qu’à lui.

1 Nous avons mis en italiques et entre crochets ce qui nous paraît être un ajout sans portée sur le texte.

2 À ce propos, le commentateur moderne notre que le texte de Justin pourrait dépendre des Extraits de

Théodote, disciple du gnostique Valentin.

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Si Jean le Baptiste avait réellement existé, comment expliquer que Justin,

dans ses Apologies, où il devait immanquablement en faire état, ignore Jean

(comme il ignore Paul). Il ne le cite pas, ne lui fait pas annoncer puis baptiser

Jésus. Si Jean le Baptiste était un personnage réel, si ce que disent de lui les

Évangiles était vrai et se trouvait dans les Évangiles du temps de Justin, il y a

dans les Apologies un passage où il est impossible que Justin n’en parle pas.

C’est celui qui est relatif aux « prophètes qui ont annoncé Jésus, notre Christ,

et qui se succédèrent de génération en génération » (I Apol., 31). Bref, au

temps de Justin, Jean le Baptiste n’était pas encore inventé.

La Date du Dialogue

Les commentateurs modernes (op. cit.) ont grande difficulté à dater le

Dialogue. Ils le situent entre 150 et 155, mais ils ne disposent d’aucun indice

probant. Voyons ce que nous pouvons en dire.

En Dialogue (35), Justin digresse sur les faux chrétiens : « Il y a donc et il y

a eu, amis, beaucoup d’hommes qui ont enseigné des discours et des pratiques

impies et blasphématoires […], et nous les nommons d’après le surnom de

celui qui a produit chaque doctrine et chaque système […]. Parmi eux les uns

s’appellent Marcionites [les disciples de Marcion], d’autres Valentiniens,

d’autres Basilidiens, d’autres Saturniliens ».

Or, en Dialogue (1), Tryphon le Juif, interlocuteur de Justin, lui dit : « Je

m’appelle Tryphon, je suis hébreu de la circoncision ; j’ai fui la guerre actuelle

et je passe la plus grande partie de mon temps en Hellade et à Corinthe ». La

guerre dont il est question ici est évidemment la « Lutte dernière » que les

Juifs, sous la conduite du faux Oint, Bar Kochba, entreprirent contre Rome,

entre 132 et 135. Donc, quelle que soit la date à laquelle le Dialogue a été

écrit, il rapporte des faits se situant entre 132 et 135. Or, à cette époque,

Marcion – dont Dialogue (35) dit qu’il avait inventé un système et qu’il avait

des disciples -, ce Marcion n’avait pas encore fait parler de lui et n’avait pas

développé de doctrine. La tradition ecclésiastique, à l’aide des écrits d’Irénée

et de Tertullien, affirme qu’il fut membre de l’Église de Rome de 138 à 144.

Ce ne fut qu’à partir de cette dernière date, celle de son excommunication,

qu’il commença à enseigner sa doctrine. Saint Irénée atteste (Contre les

hérésies, III/4, 3) que « Marcion atteignit son apogée sous l’épiscopat

d’Anicet » (évêque de Rome de 156 à 166). On peut difficilement imaginer

que Marcion ait pu avoir des disciples avant 145/150. Si le Dialogue ment sur

Marcion, pourquoi ne mentirait-il pas sur tout le reste ? Son attribution à un

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Justin ayant fleuri sous Hadrien devient douteuse. Certes, le Dialogue a été

écrit après 144. Mais quand ?

Quelques indices sont à prendre en compte.

En Dialogue (115), la référence à l’ »extase » pourrait signaler l’influence

montaniste, mouvement postérieur à Justin (Montan se manifesta vers

165/170), ou celle des néoplatonistes (à partir de 190/200).

En Dialogue (128), nous lisons « : « Il en est qui disent que la puissance du

Verbe est indivisible et inséparable du Père, comme la lumière du Soleil sur la

Terre ne saurait être divisée ni séparée du Soleil qui est dans le ciel ». Cette

remarque vise, soit Athénagore d’Athènes (vers 170), qui, par rapport à Dieu,

comparait le Logos à un rayon de Soleil, soit l’hérésiarque Sabellius et les

modalistes, pour qui les trois personnes de la Trinité ne sont que les modalités

de manifestations d’un même et unique sujet divin. Sabellius a été condamné

par Rome vers 220.

Justin réplique que cette puissance, qu’on appelle le Verbe (le Logos), est

« numériquement quelque chose de distinct » du dieu suprême. Ce dogme nous

propulse vers saint Augustin, au début du Ve siècle.

Conclusion de la Première Partie

À la question « les Évangiles sont-ils fiables sur le plan historique ? », la

réponse est sans ambages : « Non ! ». Les Évangiles – et autres textes du

Nouveau testament -sont des livres d’histoires inventées par des hommes peu

soucieux de vérité, non des livres d’Histoire. Ces histoires ont été écrites pour

susciter et maintenir la foi, à l’aide du merveilleux dont beaucoup d’hommes

ont besoin pour faire face à la réalité du quotidien. Déduire l’existence de Jésus

Christ du seul fait de sa présence dans le Nouveau Testament, serait une

pétition de principe, c’est à dire un raisonnement vicié qui consiste à prendre

pour vrai ce qui est précisément à démontrer.

Cette opinion rejoint celle que nous confie Celse (en 178 ?) par la voix du

Contra Celsum (II/27) d’Origène : « Quelques fidèles […] ont remanié le texte

original de l’Évangile trois ou quatre fois pour pouvoir opposer des négations

aux critiques ».

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On retrouve la même assertion, vers 270, chez Porphyre (Contre les

chrétiens, fragment n°15 de l’édition de Von Harnack) : « Les évangélistes

sont les inventeurs, non les historiens des choses qu’ils racontent de Jésus ».

Même son de cloche, au IVè siècle, chez Fauste de Milève, évêque

manichéen mort vers 390, auteur d’un traité en trente-trois livres, les

Controverses (perdues), que son ancien disciple Augustin commenta après sa

mort dans son Contra Faustum, en 398. L’auteur souligne que les Évangiles

n’ont été composés ni par Jésus, ni par ses apôtres Matthieu et Jean, ni par

leurs disciples Marc et Luc, mais par des écrivains tardifs qui ont usurpé les

noms des apôtres et de leurs disciples pour accréditer leurs récits « incohérents

et contradictoires ». Il déclare que cela est de notoriété publique.

Il en va de même pour les Actes des Apôtres et les Épîtres pauliniennes.

L’invalidité de ces écrits s’ajoute à l’absence de preuves matérielles.

Néanmoins, ce faisceau convergent n’implique pas nécessairement

l’inexistence de Jésus Christ ; car la religion jésus-christienne, elle, existe ! Il

reste à expliquer comment, dans le cas où le personnage du dieu-fait-homme

serait fictif, comment un tel monument a pu être construit.

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192

Annexe 1

Le quatrième Évangile, Analyse de l’abbé Turmel

1 - Le Christ johannique renie Marie

Le Christ johannique inaugure sa vie publique en assistant aux noces de

Cana (2/1-12). Au cours du repas, Marie qui, elle aussi, est présente, l'avertit

que le vin manque. Et Jésus lui répond: « Qu’ y a-t-il entre moi et toi, femme ?

». De tout temps cette réponse étrange a troublé la foi des croyants. On s'est

demandé comment un Dieu incarné avait pu parler ainsi à celle à qui il devait

sa nature humaine [...]. Relisons le célèbre texte. Nous y remarquons trois

choses : la pensée qui y est exprimée, le tour donné à cette pensée, l'absence

du mot « mère» à la place duquel se présente le mot « femme ».

La pensée fondamentale est que le Christ n'est rien pour Marie, que Marie

n'est rien pour le Christ. Le tour interrogatif donné à la phrase est le procédé

auquel on recourt quand on porte un défi ; il a ici le sens d'une provocation; et,

par conséquent, au lieu d'atténuer la pensée, il l'accentue. Dégagée de

l'interrogation qui l'enveloppe, la réplique signifie : « Je ne te dois rien », ou «

il n'y a rien de commun entre nous ». Avec l'interrogation, le sens est :

« Prouve donc, si tu le peux, que je te dois quelque chose, qu'il y a quelque

chose en commun entre nous ! ». Et, pour compléter le défi, Marie est

apostrophée du nom de « femme» qui signifie ici : « On te regarde comme ma

mère, mais tu sais bien que tu ne l'es pas ». J'ai dit que ce mot complète le

défi. C'est lui, en effet, qui clôt la réplique. En la terminant, il la motive; et le

sens de la phrase est celui-ci : « Tu passes pour être ma mère, et mon historien

lui-même te donne ce nom pour se conformer à l'opinion commune (<< la mère

de Jésus était là ») ; mais, en réalité, tu n'es pas ma mère ; je ne te dois rien ».

2 - Le Christ johannique révèle Dieu aux hommes

Le Christ johannique est venu « rendre témoignage à la vérité » (18/37),

faire « connaître la vérité » (8/32). La vérité qu'il révèle « affranchit » les

hommes (8/32), les fait « passer de la mort à la vie » (5/24), les préserve à

tout jamais de la mort (8/51). Et cette vérité se résume dans la connaissance

de celui qui est « le seul vrai Dieu », puisque la connaissance de Dieu procure

et garantit la vie éternelle (17/3 ; 5/24). Le Christ johannique est venu révéler

Dieu, le « vrai Dieu », aux hommes qui, avant lui, ne le connaissaient pas. Car

le vrai Dieu est inconnu à tous les hommes jusqu'au jour où le Fils l'a révélé:

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« Personne n'a jamais vu Dieu ; le Fils unique qui est sur le sein du Père l'a

fait connaître » (1/18; 6/46).

Les Juifs eux-mêmes ne font pas exception à la loi générale. Le Christ

johannique leur dit qu'ils ne connaissaient pas Dieu ; « Celui qui m'a envoyé,

vous ne le connaissez pas. Moi, je le connais » (7/29). « Vous ne connaissez ni

moi ni mon Père. Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père »

(8/19). « C'est mon Père qui me glorifie, celui dont vous dites qu'il est votre

Dieu et que vous ne connaissez pas » (8/54-55) « Ils [les Juifs] feront toutes

ces choses à cause de mon nom, parce qu'ils ne connaissent pas celui qui m 'a

envoyé » (15/21).

3 - Le Christ johannique rejette l'Ancien Testament

L’auteur n'a cure de la Loi de Moïse et des prophètes. Ou, s'il y fait allusion,

c'est pour les repousser avec mépris. Au cours de ses discussions avec les

Juifs (par Évangile interposé), il arrive parfois que l’auteur allègue en sa

faveur les textes bibliques du Deutéronome et des Psaumes; mais il les cite

comme nous citons les livres de l'Iliade ou de l'Énéide, dont nous exploitons

les maximes sans nous croire tenus à leur égard au moindre sentiment

religieux. En dehors du point de vue littéraire, il fait fi des Psaumes et de

Moïse. Et puisque les Psaumes et la législation mosaïque constituent la partie

essentielle de l'Ancien Testament, il fait fi de l'Ancien Testament. L'Ancien

Testament est plein des oracles que Dieu rend par la bouche des prophètes,

des théophanies accordées aux patriarches et à Moïse. Oracles et théophanies

sont non avenues pour le Christ [Jésus] johannique. Ceci nous donne la clef

de 5/36-37 : « Le Père qui m'a envoyé a rendu témoignage de moi. Vous

n'avez jamais entendu sa voix, vous n'avez point vu sa face » ... Non avenue est

également l'ascension au Ciel du prophète Elie, en dépit de II Rois, 2/1 et 11,

car nous lisons (Jean, 3/13) : « Personne n'est monté au ciel, si ce n'est celui

qui est descendu du ciel ». En fait, tout se résume en l'allégorie du bon pasteur

(10/8) : « Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des

brigands ». Parlant de Jésus, l’auteur dit « tous » ; il n'excepte personne, ni les

patriarches, ni les prophètes, ni Moïse.

4 - Le dieu johannique combat le prince de ce monde

Après avoir condamné Moïse, les patriarches et les prophètes, le Jésus

johannique porte son coup plus haut : il s'attaque au « prince de ce monde »,

au « Diable ». TI est venu sur Terre pour révéler Dieu - « le seul vrai Dieu » -

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aux hommes qui ne le connaissaient pas. Mais il est venu aussi pour livrer un

combat au Diable.

Avant même que ce combat soit terminé, nous sommes renseignés sur son

issue. Le Diable va faire mettre à mort le Fils de Dieu qui accepte son sort;

mais le Diable lui-même va être chassé (14/30) : «Le prince de ce monde

vient ; il ne peut rien sur moi, mais il va tout de même me mettre à mort afin

que le monde sache que j'aime le Père et que j'agis selon ce que le Père a

ordonné ».

Ce qu'est le Diable par rapport au monde, le Jésus johannique nous

l'apprend en deux mots quand il l'appelle « le prince de ce monde ». Le monde

est un royaume; il en est le roi. Maître du Monde, le Diable est la source d'où

découle toute autorité politique. À Pilate, qui se vante de pouvoir à son gré le

mettre à mort ou le délivrer, le Jésus johannique répond (19/11) : « Tu

n'aurais sur moi aucun pouvoir s'il ne t'avait été donné d'en haut ». Puis il

ajoute: « C'est pourquoi celui qui me livre à toi commet un grand péché ».

Cette réponse contient deux assertions :

1° Pilate tient son autorité « d'en haut », c'est-à-dire d'un être supérieur

aux hommes, d'un être dont il est le lieutenant et à qui il doit obéissance.

2° C'est cet être supérieur, cet être « d'en haut » qui a livré le Christ à

Pilate son lieutenant ; et « c'est pourquoi » la responsabilité de Pilate dans la

mort du Christ est mitigée. Le grand coupable, c'est l'être « d'en haut », qui a

mis Pilate - son mandataire - dans une situation inextricable. Cet être « d'en

haut », qui s'est acharné contre le Christ au point de le livrer à Pilate, c' est l' «

Ennemi », Satan, le Diable, le Mauvais, le « prince » obscure qui tient le

Monde en son pouvoir.

Le Fils de Dieu, qui est venu combattre le Diable, doit nécessairement lui

arracher l'empire du Monde. C'est ce programme qu'il formule en 12/31 : « Le

prince de ce monde va être chassé dehors ». Et c'est encore cette pensée qui

est au fond des textes suivants: « Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde

pour qu'il juge le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui » (3/17) ;

« Je suis venu non pour juger le monde mais pour sauver le monde» (12/47).

Le Christ johannique sauvera le monde en l'affranchissant du joug du Diable;

il réalisera cet affranchissement en jetant le Diable « dehors ».

Toutefois, ce résultat ne doit être obtenu que dans l'avenir. Au moment où le

Christ est sur Terre, le monde contaminé par son maître est mauvais. Celui qui

est venu pour vaincre le Diable doit commencer par vaincre le monde; d'où la

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parole (16/33) : « Vous aurez des tribulations dans le monde ;mais ayez

confiance, j'ai vaincu le monde ». Le triomphe du Christ sur le Monde est

progressif Il consiste à refouler peu à peu le Diable, de manière à restreindre

le domaine de son empire. Et ce refoulement s'accomplit par la création des

enfants de Dieu.

5 - Les enfants de Dieu ne sont pas nécessairement les Juifs.

Les enfants de Dieu, au moins pendant les jours de la vie terrestre du Christ,

ne forment qu'un très petit troupeau. Quelle est la condition des autres

hommes, c'est-à-dire de l'immense majorité, de l'universalité presque entière

du genre humain? Le Christ johannique nous l'apprend par ces paroles (8/23-

24) : « Vous êtes d'en bas, moi je suis d'en haut. Vous êtes de ce monde, moi je

ne suis pas de ce monde [...]. Je dis ce que j'ai vu chez mon Père ; et vous,

vous faites ce que vous avez vu chez votre père. Si Dieu était votre Père, vous

m'aimeriez [...] ; vous êtes du Diable et vous voulez accomplir les désirs de

votre père ».

Pour l’auteur, les Juifs sont « du diable» ; le Diable est leur « père» ; ils sont

ses enfants ... D'où leur vient cette tare effroyable ? De ce qu'ils sont « d'en

bas », de ce qu'ils sont « du monde ». S'ils étaient « d'en haut », s'ils « n'étaient

pas du monde », ils seraient les enfants de Dieu ; mais étant d'en bas et du

monde, ils sont nécessairement les enfants du Diable.

Par déduction, on comprend que, dans la mesure où le monde est la

propriété du Diable, les enfants de Dieu ne sont pas du monde. On en trouve

confirmation en 15/19 et 17/14, 16 : « Si vous étiez du monde, le monde

aimerait ce qui est à lui ; mais parce que vous n'êtes pas du monde [...], à

cause de cela le monde vous hait ».

Reste à savoir pourquoi on est enfant de Dieu.

D'après les textes, ceux-là sont les enfants de Dieu qui ont reçu la Lumière

venue dans le monde (1/9-13), c'est-à-dire qui ont cru au Fils de Dieu, et qui,

pour ce motif, ont la vie éternelle (6/27a, 29, 35-40). D'autre part, on doit

croire au Fils à cause des miracles qu'il fait (5/36; 10/25,37-38; 14/11). Et

pourtant, viennent au Fils et croient en lui ceux-là seuls que le Père a attirés

(6/44) et a donnés lui-même au Fils (6/37; 10/29; 17/6). Ne cherchons pas

comment cette attraction du Père se concilie avec l'obligation qu'ont les

hommes de croire aux miracles ; supposons, au contraire, le problème résolu

(si notre auteur s'y embrouille, les théologiens s'y sont jusqu'à nos jours

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embrouillés autant que lui) et considérons les enfants de Dieu. Eux, ils ne sont

pas « du monde » (15/19; 17/14); ils ont reçu la naissance« d'en haut» dont

parle Jésus dans son entretien avec Nicodème (3/3,7) ; ils sont« de Dieu»

(8/47).

Pour recevoir ces privilèges, les enfants de Dieu ont dû préalablement croire

au Fils ; et, pour croire au Fils, ils ont dû être attirés par le Père. Comment

auraient-ils été attirés par le Père et comment, une fois attirés, auraient-ils cru,

s'ils n'avaient déjà existé ? Ils existaient donc ! La naissance d'en haut qui les

a faits enfants de Dieu, n'est venue qu'en second lieu. Avant de l'obtenir, ils

avaient reçu une première naissance qui avait fait d'eux des hommes. D'abord

hommes, ensuite enfants de Dieu : voilà la succession.

6 - Le Dieu johannique s’oppose au dieu biblique

Reconnaissons que la première naissance est d'en bas. Et - selon l’auteur -,

comme ce qui est d'en bas vient du Diable, résignons-nous à reconnaître que

la première naissance vient du Diable.

Les Juifs, à qui le Christ johannique reproche d'être les enfants du Diable, le

sont à cause de leur condition humaine. L'homme, par la constitution même

de sa nature, a le Diable pour père.

Dès lors, qu'est-ce qui manque au « Diable » johannique, au « prince de ce

monde », au « Mauvais » du Quatrième Évangile pour être l'auteur du genre

humain? Qu'est-ce qui le sépare du créateur biblique de l'Univers, de l'auteur

de l'œuvre des six jours de la Genèse ? Nous assistons à un duel entre le dieu

de la Création - qui est aussi le Dieu de Moïse - et un autre dieu, le Bon,

représenté par le Christ johannique.

7 - Le Christ johannique rejette la résurrection de la chair

Le Christ johannique révèle Dieu aux hommes, le « seul vrai Dieu » ; parce

que la connaissance de Dieu (la gnose) est, pour ceux qui la possèdent, un

principe de vie éternelle. Le Christ johannique refoule le dieu de la Création,

parce que cet être pervers fait peser sur les hommes la loi cruelle de la mort

suivie de la condamnation à l'hadès, à l'enfer. En somme, le but dernier de la

venue du Christ est d'arracher les hommes à la mort, de leur procurer la vie

éternelle. Telle est la doctrine qui se dégage des textes suivants: « Dieu a

tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque

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croit en lui ne périsse point, mais ait la vie éternelle ». (3/16) ; « Voici le pain

qui descend du ciel, afin que celui qui en mange ne meurt pas [...] ; Celui qui

mange ce pain vivra éternellement » (6/29-58).

D'après quelle règle ce bienfait de la vie éternelle est-il dispensé ? Le

possède-t-on dès maintenant ? Ou n'avons-nous actuellement que le gage de

ce bien dont la possession est ajournée à une date ultérieure ? On ne peut rien

tirer du texte 17/3, où nous lisons : « La vie éternelle est qu'ils te

connaissent ». Mais le texte suivant est décisif: « Celui qui […] croit à celui

qui m'a envoyé a la vie éternelle [...], il est passé de la mort à la vie » (5/24)

… La mort est l'état de l'âme qui ignore Dieu, le Dieu dont le Christ est

venu révéler l'existence. Cette mort cesse et fait place à la vie dès que l'âme

acquiert la connaissance de Dieu, ou, ce qui revient au même, la foi au Fils.

Puisque la résurrection est le passage de la mort à la vie, le chrétien

johanniste est, dès maintenant, ressuscité. La résurrection est un fait accompli

en lui; mais cette résurrection est d'ordre spirituel. L'auteur du Quatrième

Évangile rejette le dogme juif de la résurrection des corps ; il lui substitue la

résurrection des âmes qui a son principe dans la connaissance de Dieu.

8 - Le Christ johannique est un être spirituel

Pendant la fête des Tabernacles, les Juifs essaient d'arrêter Jésus pour le

faire mourir.

Mais, dit l'évangéliste (7/30), « Personne ne mit la main sur lui, parce que

son heure n'était pas venue ». À quelques jours d'intervalle, une seconde

tentative d'arrestation échoue également (7/44). Deux autres fois (8/59 et

10/31), Jésus échappe, sans qu'on sache comment, au supplice de la

lapidation. Quelques jours avant la pâque, de nouvelles mesures prises pour

l'arrêter n'ont aucune suite (11/57 et 12/36) ... Le Christ johannique n'est pas

soumis aux lois ordinaires de la localisation.

La loi de la souffrance ne semble pas non plus l'atteindre. Quelques heures

avant l'agonie du Calvaire, il en parle avec des accents lyriques (17/1) : «

Père, l'heure est venue; glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie » ... Du

haut de la croix (19/27), il dicte avec calme ses dernières instructions à son

disciple bien-aimé et à Marie qu'il évite d'appeler sa mère. Ajoutons que notre

régime physiologique lui est étranger. Aux disciples qui l'invitent à manger, il

répond (4/32,34) : « J'ai une nourriture à manger que vous ne connaissez pas

[...]. Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m 'a envoyé et

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198

d'accomplir son œuvre ». Il meurt, mais seulement parce qu'il le veut et quand

il le veut; personne ne lui enlève la vie (10/18). Le prince de ce monde lui-

même n'a aucune prise sur lui (14/30). Il meurt uniquement pour obéir à

l'ordre de son Père (14/31). Il ne rend l'esprit qu'après avoir constaté que sa

mission est accomplie (19/28, 30).

Le Christ johannique n'a que les apparences du corps humain. Et l'on

comprend maintenant pourquoi il dit à Marie : « Qu y a-t-il entre moi et toi,

femme ? » ; pourquoi il dit aux Juifs: « Vous êtes d'en bas, moi je suis d'en

haut ; vous êtes de ce monde, moi je ne suis pas de ce monde ! » ; pourquoi

l'auteur de l'Évangile (7/42) combat discrètement et la croyance commune à

l'origine davidique du Christ et la croyance à la légende de Bethléem ;

pourquoi il ne mentionne pas la conception virginale. Le Christ johannique ne

doit rien à David, ne doit rien à Marie. Il est venu directement du Ciel dans la

Galilée, sans passer par Bethléem, sans passer par Nazareth.

9) Conclusion

L’abbé Turmel pense que, dans sa version primitive, le Quatrième Évangile

était destiné à exposer, en la mettant dans la bouche de Jésus, la doctrine de

Marcion. Pour ma part, je me rallie à l’opinion d’Irénée qui y voit l’influence

du gnostique Valentin. L’auteur – quel qu’il soit – y expose sa doctrine avec

une grande élévation, mais avec un égal souci de ménager les préjugés

courants. Grâce aux formules ambiguës qu'il employait, grâce à ses réticences,

le Christ johannique restait dans un clair-obscur. Il disait aux fidèles : « Les

docteurs juifs vous ont tracé de ma personne un portrait grossier autant

qu'inexact ». Et il ébauchait, sur son origine, sur sa nature intime, des

explications qui piquaient la curiosité sans la satisfaire, et qui demandaient

elles-mêmes à être complétées en temps opportun par des explications écrites

ou orales.

Dans le passage 5/43, le Christ johannique reproche aux Juifs de ne pas le

recevoir, lui qui vient au nom du Père. Puis il ajoute : « Si un autre vient en

son propre nom, vous le recevrez ».

Les apologistes et les critiques qui s'obstinent à dater le Selon Jean aux

environs de l'an 100, avouent ici franchement leur embarras et se confessent

incapables d'identifier l' « autre » à qui les Juifs doivent faire bon accueil ...

Voici le sens de l'oracle : « Vous refusez de me recevoir, moi qui suis venu au

nom de mon Père [en l'an 29] ; mais, dans cent trois ans, vous recevrez le

charlatan Bar Kokhba qui s'arrogera une mission céleste ». Le Christ

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johannique décrit ce qui se passa de l'an 132 à l'an 135, quand les Juifs,

conduits par Bar Kokhba, se soulevèrent contre Rome .... Le passage 5/43

constitue la preuve que le selon Jean gnostique ne fut écrit qu’après l’an 132

de l’ère chrétienne.

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200

LÀ CONTROVERSE DES ORIGINES

TABLE DES MATIÈRES

Critique du Nouveau Testament

Première Partie

Préambule Le « jésus-christianisme » est la religion de

Jésus Christ, le dieu fait homme pour le

salut du genre humain. Mais le personnage

de Jésus Christ relève-t-il de la réalité

historique ? ................................................................. p. 3

Chapitre Un Quelles preuves matérielles ? ................................. p. 5

Y a-t-il des preuves matérielles, des

témoignages authentiques du passage de

Jésus-Christ parmi les hommes ? Bien que

de doctes personnages, soutenus par les

médias, nous l’affirment péremptoirement,

l’archéologie conclut par la négative : nous

ne disposons d’aucun indice tangible relatif

à l’historicité de Jésus Christ au Ier siècle

de notre ère.

Chapitre Deux Les Évangiles sont-ils fiables ? ............................... p. 31

La critique interne des textes nous permet

de conclure que leur teneur est fantaisiste.

Les Évangiles constituent un acte de foi,

non un rapport historique. Présumer

l’existence humaine de Jésus Christ du seul

fait de sa présence dans les Évangiles serait

une pétition de principe. Trop de

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201

contradictions, trop d’anachronismes, trop

d’anomalies émaillent les textes. Ils ne sont

que le produit de l’imagination humaine.

Chapitre Trois De quand datent les Évangiles ? ............................ p. 61

Les Évangiles canoniques sont le résultat

d’une littérature « pré-évangélique » dans

laquelle le personnage de Jésus Christ n’est

pas encore abouti, sa mission pas encore

fixée. Or, cette littérature (Odes de

Salomon, Didakhè, Épître de Barnabé,

Pasteur d’Hermas) date du IIè siècle de

notre ère. Mieux ! L’un des premiers

apologistes du « jésus-christianisme »

aurait été un certain Justin qui écrivait à

Rome vers 150 de notre ère (selon la

tradition ecclésiastique ; plus tard pour la

critique indépendante). Or, l’analyse des

textes justiniens prouve que l’auteur ne

connaissait pas les Évangiles canoniques. Il

faut attendre saint Irénée, vers 180 (selon la

trad. ecclés.), pour entendre parler de ces

quatre textes.

Chapitre Quatre Quel ordre de parution ? ....................................... p. 84

À l’évidence, les Évangiles canoniques ne

datent pas du Ier siècle de notre ère. Ils

n’ont pas été écrits par des témoins d’une

prétendue vie publique de Jésus Christ.

Leur valeur historique est nulle.

Cependant, leur élaboration peut éclairer

l’histoire du christianisme. Dans quel ordre

chronologique ont-ils été écrits ? En ce qui

concerne les trois Synoptiques, Matthieu

s’inspire de Luc, et Luc s’inspire de Marc

qui, dans ces conditions, serait le plus

ancien des trois. Quant à l’Évangile selon

Jean, il se situe entre Luc et Matthieu.

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Chapitre Cinq L’hérésie a-t-elle précédé l’orthodoxie ? ................ p. 89

Dans le troisième livre de son traité Contre

les Hérésies, saint Irénée donne la liste des

grandes hérésies qu’il a déjà combattues et

contre lesquelles il va d’ailleurs poursuivre

la lutte. Ces hérésies sont au nombre de

quatre : celle des ébionites, celle de

Marcion, celle de Cérinthe et celle de

Valentin. À ces erreurs, Irénée oppose les

quatre Évangiles. Le saint trouve les

arguments qu’il peut ; mais, en fait, ce sont

les prétendus hérétiques qui ont amené les

soi-disant orthodoxes à réunir en un seul

faisceau les quatre Évangiles. Il les ont

« canonisés » après en avoir modifié les

textes selon leur convenance.

Chapitre Six Les Actes des Apôtres ............................................... p. 112

Les Actes des Apôtres – autres textes

canoniques – sont encore plus tardifs que

les Évangiles. Pierre, Paul et les autres

« apôtres » sont des inventions. Le texte

primitif devait probablement s’intituler

« Les Actes de l’Apôtre Paul ». Sa teneur

gnostique désigne son rédacteur : Marcion.

Le texte est truffé d’interpolations jésus-

christiennes qui le discréditent. La critique

indépendante le considère comme un

« livre frelaté ».

Chapitre Sept Les Épîtres Pauliniennes ......................................... p. 136

Comme les Actes des Apôtres, les Lettres

attribuées à Paul (hormis les trois

« pastorales », ultérieures) ont un fond

gnostique, dualiste et anti judaïque. Ce

fond rédactionnel est de Marcion. Après

lui, les Épîtres ont été « judaïsées » par un

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203

faussaire dont la doctrine ressemble

étrangement à celle qui a fait la renommée

de saint Irénée.

Chapitre Huit L’Apocalypse de Jean .............................................. p. 160

La critique interne du livre permet de

mettre en évidence la nature composite de

l’Apocalypse. Ce long cri de haine contre

l’empire romain n’est pas jésus-christien,

car On y parle d’une guerre des « saints »

contre les légions romaines. Le compilateur

est un Juif nationaliste qui croit encore à la

Promesse divine, malgré la défaite de 135.

L’intervention du tout-puissant est

imminente : il va réduire Rome en cendres

et donner aux Juifs la domination du

monde. Les insertions jésus-christiennes y

sont aisément détectables.

Chapitre Neuf Justin Faussaire ....................................................... p. 176

La tradition ecclésiastique nous présente

Justin de Néapolis comme un des premiers

apologistes chrétiens, mais la littérature

justinienne présente au moins deux strates

rédactionnelles : la première présente les

premiers « chrétiens » comme des

philosophes stoïco-platoniciens influencés

par la Bible ; la seconde, plus récente, est

résolument d’inspiration jésus-christienne.

La primauté du stoïco-platonisme indique

clairement qu’on s’engage dans une

impasse quand on veut prouver qu’une

religion universaliste a été construite en

quelques années par un groupuscule de

Juifs illettrés dont le chef, pris à tort pour

un agitateur politique, aurait péri sur la

croix.

Annexe 1 - Le quatrième Évangile - Analyse de l’abbé Turmel p. 192

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204

Deuxième partie

Chapitre Dix La Philosophie Gréco-Romaine .............................. p. 3

Les linéaments du jésus-christianisme se

situent dans la mouvance d’un

« christianisme » gréco-romain qui trouve

lui-même son origine dans la philosophie

hellénistique. Ce sont les Grecs antiques

(Pythagore, Socrate, Platon et les stoïciens)

qui ont inventé le salut de l’âme par

l’observation d’une morale du « bien ». Les

philosophes de l’empire romain (Cicéron,

Sénèque, Épictète) ont pris le relais, alliant

platonisme et stoïcisme. Au-dessus des

dieux de la mythologie populaire, ils

plaçaient un dieu suprême dont la qualité

première était d’avoir créé le monde parce

que cela était bien (cf. Timée, 30 a).

Chapitre Onze Histoire du Stoïcisme ............................................... p. 17

La philosophie stoïcienne est un système

philosophique qui comprend une physique,

une logique et une éthique. Mais elle

implique, en premier lieu, une

métaphysique. C’est pourquoi il faut la

considérer comme une religion. Elle fut,

dans l’Empire, la plus importante religion

philosophique des deux premiers siècles de

notre ère. Ses principaux représentants

furent Sénèque et Épictète. Tous deux

enseignaient la recherche de la vertu par

l’imitation des dieux bienfaisants. À la

morale stoïcienne, Épictète associa la

conception platonicienne d’un dieu

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205

créateur transcendant : avec Épictète, on

peut parler de stoïco-platonisme.

Chapitre Douze Épictète, Philosophe Chrétien ................................. p. 24

Comme Socrate avant lui, Épictète n’a rien

écrit ; mais son disciple Arrien nous a

transmis ses paroles par l’intermédiaire de

ce qu’il appelle Les Entretiens. Derrière un

polythéisme de façade, Épictète y enseigne

un monothéisme primordial. Le Dieu

d’Épictète est un dieu personnel et

transcendant au monde qu’il a créé ; sa

vertu principale est la bonté. Il appartient

aux fidèles d’imiter cette bonté pour

espérer obtenir le salut de l’âme dans le

sein du dieu bon.

Chapitre Treize Les Fidèles de Chrestos ............................................ p. 32

Dans sa Grande Apologie, Justin donne

deux origines contradictoires du mot

« chrétien » : l’une viendrait de

l’appellation « Jésus Christ », l’autre

viendrait du grec chrêstos, qui veut dire

« bon », « bienfaisant ». La première

définition est douteuse ; la seconde est

correcte et vérifiable dans n’importe quel

dictionnaire grec/français. Les « chrétiens »

seraient donc les vertueux qui cherchent à

imiter la bonté du Dieu d’Épictète pour

assurer le salut de leur âme. Les sépultures

des catacombes romaines de Lucine et de

Domitille témoignent de cette croyance.

Or, elles ne datent que de la seconde partie

du IIè siècle de notre ère. Le chrestianisme

primitif, dans sa première phase, ne doit

rien au judaïsme !

Chapitre Quatorze Le Logos Créateur ................................................ p. 39

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206

Par l’intermédiaire des textes

patrologiques, l’Église rapporte que, dans

la seconde moitié du IIe siècle, un grand

débat eut lieu par rapport au processus de

la création du monde. Il en ressort que,

Dieu étant transcendant et immuable, c’est

par son Logos (à la fois sa « Raison » et sa

« Parole ») expulsé dans le vide primordial,

qu’il a pu réaliser son dessein. Pour

certains stoïco-platoniciens (Tatien), le

Logos a sorti la création de lui-même : il

n’y a donc pas de discontinuité entre la

création et Dieu. Pour d’autres (Théophile

d’Antioche), le Logos a créé le monde ex

nihilo.

Dans le même temps, la Bible hébraïque,

traduite en grec par les Septante,

connaissait une importante diffusion du fait

de la Diaspora juive conséquente aux deux

déportations, celle de 70 et celle de 135.

Or, les spéculations sur le Logos

conduisirent certains chrétiens hellénistes à

recevoir la Bible des Septante comme

l’expression de la sagesse divine. En effet,

dans la Genèse, Yahvé crée le monde par la

parole : « Dieu dit… et cela fut » ; « et

Dieu vit que cela était bon ! »…

Cependant, insistons sur le fait que, dans

leur grande majorité, ces helléno-biblistes

ne se convertirent pas au judaïsme qui

venait, par deux fois, de s’insurger contre

Rome, et qui avait été battu. Les helléno-

biblistes créèrent une nouvelle religion et

un nouvel Israël. Il faut clairement les

distinguer des judéo-hellénistes qui, tel

Philon d’Alexandrie, cherchaient à

concilier la philosophie gréco-romaine à

leur judaïsme d’origine. Les helléno-

biblistes étaient des chrétiens au sens

stoïco-platonicien du terme.

Chapitre Quinze Les Missions du Christ ............................................ p.47

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207

Les premiers helléno-biblistes ne croyaient

pas encore que le salut de l’humanité

passait par le sacrifice expiatoire d’un dieu-

fait-homme. D’abord ils transférèrent

l’appellation de « Christ » au Logos, car,

pour eux, le dieu suprême était au-delà de

tout qualificatif. Le Logos – Christ et Fils

de Dieu – était donc l’agent actif de Dieu le

Père. Il avait créé le monde. Dans sa

seconde fonction, le Logos était médiateur

entre le dieu suprême et les hommes. C’est

lui qui s’était montré à Adam et aux

Patriarches. Il devint docteur en sagesse

quand il se manifesta à Moïse pour lui

dicter le Décalogue (les dix

commandements de l’Exode). D’ailleurs,

l’empereur Constantin, instruit par le

chrétien Lactance, au début du IVe siècle,

se déclara champion du Christ et

continuateur de Moïse. Ce ne fut qu’après

le règne de Constantin que le Christ se vit

attribuer officiellement son rôle de victime

expiatoire. À dire vrai, l’idée était apparue

dès la fin du IIIe siècle, à Alexandrie. Mais

le règne de Constantin avait différé son

avènement.

Chapitre Seize La Part de l’Ombre .................................................. p. 58

Née de l’exemple des religions de salut

orientales, l’idée d’un Christ incarné, ayant

souffert parmi les hommes, a animé la foi

des Pères du IIIe siècle finissant. En cela,

ils se basaient sur le passage du « serviteur

souffrant » qu’on trouve dans le livre

biblique d’Esaïe, ainsi que sur d’autres

passages bibliques qu’ils avaient réunis en

un recueil d’ « oracles ». On confectionna

aussi un recueil de sentences christiques,

que des disciples imaginaires étaient censés

avoir transmis aux générations ultérieures.

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208

Ce recueil de préceptes était appelé

Mémorables des Apôtres.

L’idée du jésus-christianisme a germé vers

la fin du IIIe siècle, mais elle n’a fleuri que

dans le courant du IVe siècle. Le premier

Évangile jésus-christien fit son apparition

vers 350. De fait, les plus anciens

manuscrits du Nouveau Testament datent

du IVe siècle. Or, on y enseigne que Jésus

Christ se manifesta au tout début du Ier

siècle de notre ère. Un tel décalage obligea

les jésus-christiens à inventer une tradition

ecclésiastique – d’abord apostolique, puis

patrologique – destinée à combler le hiatus.

Elle peaufina également son martyrologe.

Chapitre Dix-Sept Le Sauveur gnostique avant Jésus

Christ ......................................................................... p. 65

Toute thèse a son antithèse. Des chrétiens

non-biblistes s’offusquèrent de ce que les

helléno-biblistes aient identifié le Yahvé de

la Genèse au Chrêstos, stoïco-platonicien.

Parmi eux, un certain Marcion imagina un

récit dans lequel Chrêstos, le dieu suprême,

se dédouble en Père et Fils. Le Père

représente Dieu dans sa transcendance et

son éternelle immobilité. Le Fils n’est autre

que Dieu s’abaissant à prendre l’apparence

d’un corps humain, pour délivrer les

humains de la tyrannie d’un dieu inférieur

qui n’est autre que Yahvé… La tyrannie

étant que la loi de Moïse avait été imposée

aux hommes afin que le péché abondât et

que les âmes ne puissent s’élever jusqu’au

royaume céleste du dieu suprême. C’est lui,

Marcion, qui imagina la crucifixion, ou

plus précisément, un simulacre de

crucifixion, puisque le corps de Chrêstos

était éthéré et ne souffrait pas. Ce fut à

l’aide de ce subterfuge que le Fils

marcionite racheta les hommes au

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tyrannique Yahvé, lequel fut bien obligé de

reconnaître la supériorité de Chrêstos…

Marcion intitula son récit Evangelion, ce

qui, en grec, veut dire « Bonne Nouvelle ».

Ainsi ce fut Marcion qui vers la fin du IIIe

siècle, publia le premier Évangile, ainsi que

l’Apostolikon (c’est à dire la collection des

dix Épîtres qu’il attribua à Paul, et les

Actes de l’Apôtre. Les Antithèses, hostiles

au Dieu de la Bible et à la loi mosaïque,

constituent le quatrième volet de la

tétralogie marcionite. Ce quatrième texte

était destiné à introduire les trois autres.

Chapitre Dix- Huit Du Logos à la Sainte trinité ............................... p. 83

Les partisans du Logos considéré comme le

Fils premier-né de Dieu le Père, se

heurtaient à deux difficultés : le dithéisme

(co-existence de deux dieux) et la non

éternité du second dieu engendré par le

premier. Tandis que l’Église d’Alexandrie

s’efforçait de démontrer que le Logos

existait déjà quand il était dans le Père et

que, de ce fait, il était lui aussi éternel,

l’Église de Rome, tout en combattant

l’anti-biblisme et le docétisme de Marcion,

lui emprunta l’idée que le Père et le Fils ne

faisaient qu’un. Ce fut, entre l’Église

d’Orient et l’Église d’Occident, le début

d’une longue lutte qui vit l’évolution de la

dogmatique christologique aboutir à cette

logomachie qui consiste à justifier l’unité

numérique du Père, du Fils et du Saint-

Esprit tout en maintenant une spécificité

pour chacun d’eux. Ce jongleur de mots fut

saint Augustin, qui sévit vers la fin du IVe

siècle et au début du Ve.

Chapitre Dix- Neuf L’histoire Ecclésiastique .................................... p. 94

L’histoire réelle de ce qu’il est convenu

d’appeler le christianisme n’est pas facile à

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reconstituer, tant les écrits qui s’y

rapportent sont assujettis à suspicion. La

principale source dont nous disposons

actuellement est l’Histoire Ecclésiastique

rédigée en grec par Eusèbe de Césarée, au

début du IVe siècle.

Le texte fut traduit en latin, modifié et

complété par Rufin d’Aquilée, au début du

Ve siècle. On y trouve la succession des

évêques aux principaux sièges de la

chrétienté (Rome, Alexandrie, Antioche),

ainsi que le recensement de presque tous

les auteurs qui ont écrit pour la défense de

la foi, les noms des martyrs et les récits de

leurs souffrances au cours des

persécutions ; mais rien qui puisse nous

expliquer sans tergiverser l’enchaînement

des causes et des effets. Tout y est

approximatif ; en particulier, il n’y a pas

une seule date dans toute l’œuvre

d’Eusèbe, revue et corrigée par Rufin. À

dire vrai, la tradition ecclésiastique est faite

d’assertions tendancieuses, d’interpolations

textuelles, de récupérations historiques et

de distorsions chronologiques.

Chapitre Vingt La christianisation de l’Histoire ...................... p. 111

Les successeurs de l’empereur Constantin

soutinrent l’Église jésus-christienne et

firent du jésus-christianisme la religion de

l’Empire. Avec la complicité du Pouvoir,

l’Église de Rome mit tout en œuvre pour

éradiquer les religions concurrentes. Les

temples et les statues furent détruits, les

textes anti-chrétiens furent éliminés. Les

VIe, VIIe et VIIIe siècles furent une longue

période de censure. Le tout fut assorti de

multiples massacres. En outre, l’évolution

des dogmes exigea une perpétuelle

actualisation des textes ecclésiastiques.

Enfin, l’intolérance envers le paganisme fut

doublée d’une indignité entre jésus-

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christiens. À savoir, la Papauté, instituée au

Ve siècle, fut l’enjeu de luttes implacables

mettant en évidence les basses manœuvres,

les crimes, les convoitises matérielles et les

orgies de tout ce joli monde.

Chapitre Vingt et Un La Construction du Mythe ............................. p. 125

Le jésus-christianisme, fondé sur une

déviation du chrestianisme stoïco-

platonicien et sur une interprétation

tendancieuse de la Bible, s’accapara

certaines spécificités des dieux païens que

l’intolérance de ses partisans avait jetés

dans l’oubli. En particulier, le mazdéisme

et le mithriacisme participèrent largement à

ce syncrétisme. Par exemple, c’est Mithra

qui, le premier, naquit le 25 décembre dans

une grotte.

Conclusion finale ..................................................... p. 149

Au terme de cette enquête, l’objectivité

nous oblige à conclure à deux insanités : la

mystification évangélique et l’imposture

ecclésiastique. Jésus Christ n’a jamais

existé ! Il n’est qu’un personnage fictif,

composite, hors de la réalité, fabriqué par

touches successives. Quant à ses prétendus

ministres humains, on peut se demander

pendant combien de temps encore ils

continueront à soutenir l’insoutenable

mensonge.

Annexe 2 - L’Ascension d’Ésaïe ................................................ p. 150

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212

Annexe 3 - II Henoch ................................................................... p. 154

Annexe 4 - Barabbas ................................................................... p. 156