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1 NOUVEAUX CAHIERS DU SOCIALISME - NO. 1 La crise et au-delà de la crise Le capitalisme semblait promis à un bel avenir au tournant des années 1990, après la dislocation de l’Union soviétique et du redéploiement politique et militaire de la « triade » dans le monde. Tout cela a été propulsé par une série de « bulles » (technologique, immobilière, financière) qui semblaient donner raison à ceux qui prédisaient la « fin de l’histoire » et la victoire définitive du capitalisme. Puis sont survenues les turbulences en Asie centrale, au Moyen-Orient et en Amérique latine. Par la suite, en accélérant les processus de « cannibalisation » intercapitalistes, les dominants ont créé d’autres fractures. Enfin, les bulles ont commencé à éclater ici et là. Sommes-nous donc, presque 20 ans après la chute du mur de Berlin, à la porte d’un autre crash? Voyons voir… Par François Cyr, Pierre Beaudet Mis en ligne le 06 septembre 2009 Essor et déclin des « trente glorieuses » En 1929, la crise du capitalisme mondial éclate aux États-Unis, ce qui précipite une grande partie du prolétariat dans la misère, mais aussi qui change d’une manière dramatique les rapports sociaux au sein du système capitaliste mondial. Après bien des convulsions se met en place, sous le Président Roosevelt, le New Deal, qui peut être interprétable comme un changement fondamental des rapports entre les dominants, au profit d’une nouvelle alliance. Les élites réussissent, avec l’appui d’une partie des dominés, à restabiliser le système sur la base d’un certain partage des ressources, tout en préservant l’essentiel, soit la liberté d’exploitation du travail par le capital. C’est cette organisation du monde qui domine de la fin de la deuxième guerre mondiale jusque dans les années 1970. Profitant de la guerre froide et de la division du monde en deux blocs, l’impérialisme améri- cain étend son influence sur le reste du monde, au détriment des an- ciennes puissances coloniales qui voient leurs colonies « s’échapper » et devenir des États indépendants (le « tiers-monde » prend forme). Pendant trois décennies, ce « modèle » fonctionne assez bien pour re- produire les conditions permettant l’accumulation du capital. Les luttes sociales sont relativement confinées à la négociation des termes de l’exploitation, bien qu’éclatent ici et là des mouvements insurrection- nels. C’est le cas dans certains pays du « tiers-monde », comme à Cuba ou au Vietnam, où se développent de grandes confrontations avec l’impérialisme américain. Parallèlement, l’URSS tente également de

La crise et au-delà de la crise, NOUVEAUX CAHIERS DU SOCIALISME n°1,2009

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NOUVEAUX CAHIERS DU SOCIALISME - NO. 1La crise et au-del de lacriseLe capitalisme semblait promis un bel avenir au tournant des annes 1990, aprs la dislocation de lUnion sovitique et du redploiement politique et militaire de la triade dans le monde. Tout cela a t propuls par une srie de bulles (technologique, immobilire, financire) qui semblaient donner raison ceux qui prdisaient la fin de lhistoire et la victoire dfinitive du capitalisme. Puis sont survenues les turbulences en Asie centrale, au Moyen-Orient et en Amrique latine. Par la suite, en acclrant les processus de cannibalisation intercapitalistes, les dominants ont cr dautres fractures. Enfin, les bulles ont commenc clater ici et l. Sommes-nous donc, presque 20 ans aprs la chute du mur de Berlin, la porte dun autre crash? Voyons voirParFranois Cyr,Pierre BeaudetMis en ligne le06 septembre 2009Essor et dclin des trente glorieusesEn1929, la crise du capitalisme mondial clate aux tats-Unis, ce qui prcipite une grande partie du proltariat dans la misre, mais aussi qui change dune manire dramatique les rapports sociaux au sein du systme capitaliste mondial. Aprs bien des convulsions se met en place, sous le PrsidentRoosevelt,leNew Deal, qui peut tre interprtable comme un changement fondamental des rapports entre les dominants, au profit dune nouvelle alliance. Les lites russissent, avec lappui dune partie des domins, restabiliser le systme sur la base dun certain partage des ressources, tout en prservant lessentiel, soit la libert dexploitation du travail par le capital.Cest cette organisation du monde qui domine de la fin de la deuxime guerre mondiale jusque dans les annes1970. Profitant de la guerre froide et de la division du monde en deux blocs, limprialisme amricain tend son influence sur le reste du monde, au dtriment des anciennes puissances coloniales qui voient leurs colonies schapper et devenir des tats indpendants (le tiers-monde prendforme).Pendant trois dcennies, ce modle fonctionne assez bien pour reproduire les conditions permettant laccumulation du capital. Les luttes sociales sont relativement confines la ngociation des termes de lexploitation, bien quclatent ici et l des mouvements insurrectionnels. Cest le cas dans certains pays du tiers-monde, comme Cuba ou au Vietnam, o se dveloppent de grandes confrontations avec limprialisme amricain. Paralllement, lURSStente galement de consolider son espace, ce qui signifie rprimer les mouvements dissidents et utiliser son profit les luttes contre limprialisme amricain. Ces diverses contradictions dbouchent sur une priode de turbulences la fin des annes1960. Les soulvements tudiants et ouvriers dans les pays capitalistes, la victoire du peuple vietnamien et dautre part, des foyers de rsistance ici et l rodent la profitabilit et lefficacit du capitalisme keynsien et de limprialisme. Dans les annes1970surgit une crise conomique, miroir en quelque sorte de cette crise de domination. Elle est complexe et lie des phnomnes de stagnation et dinflation qui enrayent laccumulation. la fin de la dcennie, des lments dune stratgie de rorganisation capitaliste et imprialiste sont en place, impulses par ladministration Reagan aux tats-Unis et sa rvolution conservatrice. En gros, cette rvolution vise inflchir le rapport de force dangereusement modifi au profit des proltaires un peu partout dans lemonde.Une offensive sans prcdent est dclenche pour imposer une rgression sociale, tout en encerclant et en agressant militairement divers tats du tiers-monde en rbellion (comme le Nicaragua). Lide est galement de briser le bloc sovitique et non simplement de le contenir, comme cela avait t le cas auparavant. Au niveau des dominants, cest un profond ralignement. En apparence, il ramne au centre les dinosaures davant1929. En ralit, il sagit dun nouveau bloc au pouvoir qui simpose dans le sillon des politiques nolibrales via les privatisations et le dmantlement des services publics et sociaux.La fin de lhistoire et ses contradictionsEn1989, cette stratgie semble triompher dans le monde. Le bloc sovitique implose. Les tats du tiers-monde sont forcs de se soumettre aux ajustements structurels. Dans les pays capitalistes avancs, les classes populaires sont prcarises et pauprises. Un peu plus tard, limprialisme amricain procde la ringnierie du monde en commenant par le Moyen-Orient (invasion de lIrak en1991), tout en forant lEurope se subalterniser travers diverses crises comme celles des Balkans.La social-dmocratie, qui domine dans la plupart des gouvernements europens, se disloque et prend une autre orientation, social-librale, essentiellement selon les termes dfinis par le nolibralisme et limprialisme amricain. Lex-espace sovitique est rapidement aval par le capitalisme occidental, propulsant la majorit de sa population dans une rgression sociale ingale dans lhistoire contemporaine.Mais peu peu, la victoire du capitalisme thorise par le politicologue noconservateur Francis Fukuyama (La fin de lhistoire[1]) est enraye par une srie de profondes contradictions. Le basculement conomique dans le sillon des politiques nolibrales conduit des fractures sociales immenses, qui non seulement poussent une partie du proltariat vers la misre, mais qui rodent aussi les conditions de vie pour lensemble des classes populaires et dites moyennes.La nouvelle domination du secteur financier provoque des aberrations comme la cannibalisation des entreprises et lessor sans prcdent dune vaste conomie de casino base sur la spculation, voire le vol et le pillage. Paralllement, les puissances capitalistes mergentes (comme la Chine) acquirent des capacits qui leur permettent de questionner lhgmonie occidentale impose par les tats-Unis via lOMCet les traits de libre-change. lintrieur de la triade (tats-Unis, Union europenne, Japon), les contradictions se multiplient, chacun essayant de refouler la crise sur lautre, essentiellement en manipulant les taux de change.Entre-temps, clatent simultanment dans plusieurs pays des rvoltes contre la misre et la domination, notamment en Amrique du Sud. Finalement, en utilisant lopportunit offerte par les attentats du11septembre2001, limprialisme amricain se lance dans une vaste opration militaire en Asie et au Moyen-Orient. Mais lopration tourne mal. Les peuples en question rsistent dans un immense arc des crises qui se prolonge de lAsie du sud-est jusquen Afrique. Dautre part, le consensus impos par Washington clate alors que les allis europens et japonais se distancient du projet du nouveau sicle amricain. On entre alors dans la priode contemporaine, dont on peut rsumer la nature en un mot : lechaos.Contours dune crise en mutationEn dpit de lapparente restabilisation du capitalisme mondial au dbut des annes1990, les contradictions atteignent des niveaux vertigineux depuis quelques annes. Les crises financires sont symptomatiques dune conomie capitaliste profondment gangrene par une financiarisation dbride. Les outils de rgulation sont dbords, aussi bien au niveau national quau niveau international (paralysie delOMC).Sajoute la comptition croissante de la Chine et des autres pays dits mergents, qui se fait au dtriment des pays occidentaux et du Japon. Non seulement la Chine est-elle devenue latelier du monde, un processus qui jusqu un certain point sinscrit dans la ligne du nolibralisme, mais elle devient aussi une puissance financire, industrielle et technologique aux ambitions mondiales, comme on le voit en Afrique, notamment. Les optimistes parmi les conomistes occidentaux prtendent que cette irruption de la Chine va forcer un rquilibrage du capitalisme lchelle mondiale, sans prciser quelles en seraient les consquences (essentiellement ngatives) pour les tats et les socits de la triade (Amrique du Nord, Union europenne, Japon). Avec la Chine se profile au sein duBRICS une catgorie fourre-toutles autres grands tats vouloir prendre leur place dans le capitalisme mondialis, o se retrouvent des pays tels que le Brsil, la Russie, lInde et lAfrique duSud.Paralllement, la guerre sans fin senlise et senraye. Non seulement elle acclre la crise conomique tats-unienne (en amenant les dficits des niveaux sidraux), mais elle ne russit pas briser la rsistance des peuples. Encore l, quelques optimistes prdisent une sortie de guerre honorable pour Washington qui pourra redployer ses troupes, mais il est clair quil sagit dune dfaite pour limprialisme amricain, qui fait bien laffaire de la Chine, de la Russie et des autres tats mergents.Cest dans ce contexte de dsorganisation croissante du capitalisme que des mouvements sociaux, nouveaux et anciens se remettent sur un mode de mobilisation. Dans une large mesure, ce sont des mouvements ractifs qui ont au moins le mrite de jeter de gros grains de sable dans lengrenage de la domination. Ici et l toutefois, des mouvements tentent de se coaliser et de passer loffensive. Cest ce quoi on assiste dans plusieurs pays dAmrique latine.Lvolution de ces situations est cependant erratique, puisque la dfinition de projets contre-hgmoniques est encore embryonnaire. Une autre question fondamentale en suspens est celle de la nature des alliances sociales en mergence dans les mouvements de rsistance. Aux cts des classes proltariennes traditionnelles mergent de nouvelles identits, notamment autochtones, qui jusqu un certain point remettent en question les perspectives traditionnelles de transformation.On peut tout prvoir sauf lavenir (Groucho Marx)De bien des faons, la crise actuelle sapparente la crise prolonge vcue dans le monde occidental et en Asie pendant la premire moiti du vingtime sicle. On constate les mmes ingrdients de crise financire, de chaos politique, daffrontements inter-imprialistes, de mouvements anti-systmiques. Par contre, la comparaison aaussi ses limites. La crise environnementale, rsultat du dveloppement capitaliste depuis au moins200ans, nest plus latente, mais actuelle. Elle dstabilise les modles de rgulation capitaliste traditionnels, bass sur une croissance sans limites de la production matrielle et la sur-utilisation de lnergie bon march (carburants fossiles).Cette situation rend plus que problmatique une sortie de crise vers une sorte de capitalisme vert, tel quvoqu par une partie des dominants dans le monde. Cependant, la crise environnementale dstabilise galement les projets contre-hgmoniques. Ceux-ci doivent vacuer les conceptions plus ou moins romantiques dune transition populaire et dmocratique base sur une redistribution des ressources, plutt que sur la transformation des modes fondamentaux de vivre et de travailler. Cest tout un dfi quand on considre que la moiti de lhumanit vit dans la misre. Rcemment, les meutes de la faim ont fait ressortir le caractre explosif de ces contradictions.Si, une certaine poque, les mouvements sociaux ont espr le triomphe imminent et invitable du socialisme sur les dcombres dun capitalisme en crise, il nest plus possible aujourdhui de glisser dans cette pense nave. Encore l, pour revenir au pass, le capitalisme est sorti plus fort de la grande crise prcdente duXXesicle. En partie parce que les dominants ont pu le rorganiser et limposer par la force autant que par la coercition (lhgmonie selon Gramsci). En partie parce que les domin-es nont pu se coaliser et mener terme les projets contre-hgmoniques embryonnaires.Dans ce qui se dessine comme un nouveau face--face prolong, il ne faut pas carter lhypothse dune aggravation de la crise et du chaos, avec un renforcement des idologies et des projets militaristes. On le voit un peu partout, le nouvel ennemi prend la forme de limmigrant, du rfugi, du ou de la Musulman-e sous la pousse des projets de la droite et de lultra-droite qui parviennent au pouvoir dans plusieurs pays capitalistes. Par ailleurs, en dpit des checs qui se succdent, la guerre sans fin peut continuer longtemps, en partie parce quelle alimente le vaste secteur militaro-industriel, en partie parce quelle polarise et divise lopinion populaire. Il ne faut cependant pas penser que le systme capitaliste contemporain va ncessairement voluer vers le fascisme ycompris sous ses formes hystriques ( la Hitler), mme si lhypothse de Samir Amin (un capitalisme snile, moribond et pouss ses extrmes) ne doit pas tre non plus vacue[2].Reste le facteur humain, aussi imprvisible quincontrlable. Certes, comme le rappelle Marx, les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement donnes et hrites du pass[3]. Et cette histoire est une longue accumulation de processus et de forces, qui ne peut tre surmonte par simple volontarisme. Mais il faut alimenter davantage la rflexion. Quest ce qui afait que la Chine, par exemple, na pas volu vers la dislocation, la colonisation et la rgression sociale ?Pourquoi les ouvriers et les soldats rouges sovitiques ont-ils chou dans leur projet ? Quest-ce qui fait que des Autochtones mexicains ou boliviens russissent bloquer la perptuation de la colonisation orchestre par les lites ? Quest-ce qui fait que les proltaires franais refusent de capituler devant la droite et le social-libralisme?Autant de questions qui rvlent les limites dune analyse des tendances structurelles de la crise actuelle. Celle-ci nest pas programme davance, elle est la cause et en mme temps le rsultat des contradictions sociales. Elle ouvre et ferme les portes de lavenir, qui reste un chantier sur lequel les luttes sociales, les mouvements contre-hgmoniques peuvent et doivent peser.En rsum et pour ne pas conclureNous sommes dj dans une crise prolonge. Ce nest pas ncessairement la fin du capitalisme, mais la fin dune certaine forme de capitalisme qui aassur laccumulation du capital et lexploitation des domin-es pendant pratiquement un demi-sicle. Dans ce contexte, dun point de vue capitaliste, il ny apas de retour en arrire possible. Aussi et pour cela, la social-dmocratie, le versant populaire du keynsianisme, nest plus un projet crdible. Par ailleurs, la crise va saggraver en adoptant diverses formes (crise financire, crise alimentaire, crise nergtique) de plus en plus dramatiques, ycompris par des guerres.La construction dun projet contre-hgmonique, altermondialiste, doit non seulement confronter le capitalisme contemporain (le nolibralisme), mais aussi le modle original, et imaginer un autre monde. Lutopie (au sens positif du terme) est dlaborer, dans la lutte, un autre mode de vivre, de produire, de distribuer et de partager les ressources. Certes pour laborer un tel projet, il faut de nouveaux outils qui vont uvrer construire une nouvelle hgmonie, coaliser (sans niveler) les domin-es travers lensemble des socits et des nations, bref btir le socialisme duXXIesicle.

Notes[1] Francis Fukuyama,La fin de lhistoire et le dernier homm, Paris, Flammarion,1993.[2] Voir ce sujet son texte,Les nouvelles classes dominantes et la fin de la civilisation bourgeoise.[3] Karl Marx,Le18Brumaire de Louis Napolon Bonaparte, Paris, ditions sociales,1971.